La Vie Devant Soi

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Romain Gary (mile Ajar) La vie devant soi Mercure de France Mercure de France, 1975. N en Russie en 1914, venu en France l'ge de quatorze ans, Romain Gary a fait ses tudes secondaires Nice et son droit Paris. Engag dans l'aviation en 1938, il est instructeur de tir cole de l'air de Salon. En juin 1940, il rejoint la France libre. Capitaine l'escadrille Lorraine, il prend part la bataille d'Angleterre et aux campagnes d'Afrique, dAbyssinie, de Libye et de Normandie de 1940 1944. Il sera fait commandeur de la Lgion d'honneur et Compagnon de la Libration. Il entre au ministre des Affaires trangres en 1945 comme secrtaire et conseiller d'ambassade Sofia, Berne, puis la Direction d'Europe au Quai d'Orsay. Porteparole l'O.N.U. de 1952 1956, il est ensuite nomm charg d'affaires en Bolivie et consul gnral Los Angeles. Quittant la carrire diplomatique en 1961, il parcourt le monde pendant dix ans pour les publications amricaines et tourne comme auteur-ralisateur deux films, Les oiseaux vont mourir au Prou (1968) et Kill (1972). Il a t mari la comdienne Jean Seberg de 1962 1970. Ds l'adolescence, la littrature va toujours tenir la premire place dans la vie de Romain Gary. Pendant la guerre, entre deux missions, il crivait ducation europenne qui fut traduit en vingt-sept langues et obtint le prix des Critiques en 1945

Les racines du ciel reoit le prix Goncourt en 1956. Son oeuvre compte une trentaine de romans, essais et souvenirs. Romain Gary s'est donn la mort le 2 dcembre 1980. Quelques mois plus tard, on a rvl que Gary tait aussi l'auteur des quatre romans signs mile Ajar. Ils ont dit : " Tu es devenu fou cause de Celui que tu aimes. " J'ai dit : " La saveur de la vie n'est que pour les fous. " Yfi'i, Raoudh al rayhn.

La premire chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixime pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle tait galement juive. Sa sant n'tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi ds le dbut que c'tait une femme qui aurait mrit un ascenseur. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premire fois. Avant, on n'a pas de mmoire et on vit dans l'ignorance. J'ai cess d'ignorer l'ge de trois ou quatre ans et parfois a me manque.

Il y avait beaucoup d'autres Juifs, Arabes et Noirs Belleville, mais Madame Rosa tait oblige de grimper les six tages seule. Elle disait qu'un jour elle allait mourir dans l'escalier, et tous les mmes se mettaient pleurer parce que c'est ce qu'on fait toujours quand quelqu'un meurt. On tait tantt six ou sept tantt mme plus l-dedans. Au dbut, je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat la fin du mois. Quand je l'ai appris, j'avais dj six ou sept ans et a m'a fait un coup de savoir que j'tais pay. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur toute une nuit et c'tait mon premier grand chagrin. Madame Rosa a bien vu que j'tais triste et elle m'a expliqu que la famille a ne veut rien dire et qu'il y en a mme qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachs des arbres et que chaque anne il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privs de l'affection des siens. Elle m'a pris sur ses genoux et elle m'a jur que j'tais ce qu'elle avait de plus cher au monde mais j'ai tout de suite pens au mandat et je suis parti en pleurant. Je suis descendu au caf de Monsieur Driss en bas et je m'assis en face de Monsieur Hamil qui tait marchand de tapis ambulant en France et qui a tout vu. Monsieur Hamil a de beaux yeux qui font du bien autour de lui. Il tait dj trs vieux quand je l'ai connu et depuis il n'a fait que vieillir. - Monsieur Hamil, pourquoi vous avez toujours le sourire ? 10

- Je remercie ainsi Dieu chaque jour pour ma bonne mmoire, mon petit Momo. Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. - Il y a soixante ans, quand j'tais jeune, j'ai rencontr une jeune femme qui m'a aim et que j'ai aime aussi. a a dur huit mois, aprs, elle a chang de maison, et je m'en souviens encore, soixante ans aprs. Je lui disais : je ne t'oublierai pas. Les annes passaient, je ne l'oubliais pas. J'avais parfois peur car j'avais encore beaucoup de vie devant moi et quelle parole pouvais-je donner moi-meme, moi, pauvre homme, alors que c'est Dieu qui tient la gomme effacer? Mais maintenant, je suis tranquille. Je ne vais pas oublier Djamila. Il me reste trs peu de temps, je vais mourir avant. J'ai pens Madame Rosa, j'ai hsit un peu et puis j'ai demand : - Monsieur Hamil, est-ce qu'on peut vivre sans amour? Il n'a pas rpondu. Il but un peu de th de menthe qui est bon pour la sant. Monsieur Hamil portait toujours une jellaba grise, depuis quelque temps, pour ne pas tre surpris en veston s'il tait appel. Il m'a regard et a observ le silence. Il devait penser que j'tais encore interdit aux mineurs et qu'il y avait des choses que je ne devais pas savoir. En ce moment je devais avoir sept ans ou peut-tre huit, je ne peux pas vous dire juste parce que je n'ai pas t dat, 11

comme vous allez voir quand on se connaitra mieux, si vous trouvez que a vaut la peine. - Monsieur Hamil, pourquoi ne me rpondez vous pas? - Tu es bien jeune et quand on est trs jeune, il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir. - Monsieur Hamil, est-ce qu'on peut vivre sans amour ? - Oui, dit-il, et il baissa la tte comme s'il avait honte. Je me suis mis pleurer. Pendant longtemps, je n'ai pas su que j'tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris l'cole. Mais je ne me battais jamais, a fait toujours mal quand on frappe quelqu'un. Madame Rosa tait ne en Pologne comme Juive mais elle s'tait dfendue au Maroc et en Algrie pendant plusieurs annes et elle savait l'arabe comme vous et moi. Elle savait aussi le juif pour les mmes raisons et on se parlait souvent dans cette langue. La plupart des autres locataires de l'immeuble taient des Noirs. Il y a trois foyers noirs rue Bisson et deux autres o ils vivent par tribus, comme ils font a en Afrique. Il y a surtout les Sarakoli, qui sont les plus nombreux et les Toucouleurs, qui sont pas mal non plus. Il y a beaucoup d'autres tribus rue Bisson mais je n'ai pas le temps de vous les nommer toutes. Le reste de la rue et du boulevard de Belleville est surtout juif et arabe. a continue 12

comme a jusqu' la Goutte d'Or et aprs c'est les quartiers franais qui commencent. Au dbut je ne savais pas que je n'avais pas de mre et je ne savais mme pas qu'il en fallait une. Madame Rosa vitait d'en parler pour ne pas me donner des ides. Je ne sais pas pourquoi je suis n et qu'est-ce qui s'est pass exactement. Mon copain le Mahoute qui a plusieurs annes de plus que moi m'a dit que c'est les conditions d'hygine qui font a. Lui tait n la Casbah Alger et il tait venu en France seulement aprs. Il n'y avait pas encore d'hygine la Casbah et il tait n parce qu'il n'y avait ni bidet ni eau potable ni rien. Le Mahoute a appris tout cela plus tard, quand son pre a cherch se justifier et lui a jur qu'il n'y avait aucune mauvaise volont chez personne. Le Mahoute m'a dit que les femmes qui se dfendent ont maintenant une pilule pour l'hygine mais qu'il tait n trop tt. Il y avait chez nous pas mal de mres qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'tait toujours pour les autres. Nous tions presque tous des enfants de putes chez Madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se dfendre l-bas, elles venaient voir leurs mmes avant et aprs. C'est comme a que j'ai commenc avoir des ennuis avec ma mre. Il me semblait que tout le monde en avait une sauf moi. J'ai commenc avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir. Il y avait sur le trottoir d'en face un mme qui 13

avait un ballon et qui m'avait dit que sa mre venait toujours quand il avait mal au ventre. J'ai eu mal au ventre mais a n'a rien donn et ensuite j'ai eu des convulsions, pour rien aussi. J'ai mme chi partout dans l'appartement pour plus de remarque. Rien. Ma mre n'est pas venue et Madame Rosa m'a trait de cul d'Arabe pour la premire fois, car elle n'tait pas franaise. Je lui hurlais que je voulais voir ma mre et pendant des semaines j'ai continu chier partout pour me venger. Madame Rosa a fini par me dire que si je continuais c'tait l'Assistance publique et l j'ai eu peur, parce que l'Assistance publique c'est la premire chose qu'on apprend aux enfants. J'ai continu chier pour le principe mais ce n'tait pas une vie. On tait alors sept enfants de putes en pension chez Madame Rosa et ils se sont tous mis chier qui mieux mieux car il n'y a rien de plus conformiste que les mmes et il y avait tant de caca partout que je passais inaperu l dedans. Madame Rosa tait dj vieille et fatigue mme sans a et elle le prenait trs mal parce qu'elle avait dj t perscute comme Juive. Elle grimpait ses six tages plusieurs fois par jour avec ses quatre-vingt-quinze kilos et ses deux pauvres jambes et quand elle entrait et qu'elle sentait le caca, elle se laissait tomber avec ses paquets dans son fauteuil et elle se mettait pleurer car il faut la comprendre. Les Franais sont cinquante millions d'habitants et elle disait

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que s'ils avaient tous fait comme nous mme les Allemands n'auraient pas rsist, ils auraient foutu le camp. Madame Rosa avait bien connu l'Allemagne pendant la guerre mais elle en tait revenue. Elle entrait, elle sentait le caca, et elle se mettait gueuler " C'est Auschwitz! C'est Auschwitz! ", car elle avait t dporte Auschwitz pour les Juifs. Mais elle tait toujours trs correcte sur le plan raciste. Par exemple il y avait chez nous un petit Mose qu'elle traitait de sale bicot mais jamais moi. Je ne me rendais pas compte l'poque que malgr son poids elle avait de la dlicatesse. J'ai finalement laiss tomber, parce que a ne donnait rien et ma mre ne venait pas mais j'ai continu avoir des crampes et des convulsions pendant longtemps et mme maintenant a me fait parfois mal au ventre. Aprs j'ai essay de me faire remarquer autrement. J'ai commenc chaparder dans les magasins, une tomate ou un melon l'talage. J'attendais toujours que quelqu'un regarde pour que a se voie. Lorsque le patron sortait et me donnait une claque je me mettais hurler, mais il y avait quand mme quelqu'un qui s'intressait moi. Une fois, j'tais devant une picerie et j'ai vol un oeuf l'talage. La patronne tait une femme et elle m'a vu. Je prfrais voler l o il y avait une femme car la seule chose que j'tais sr, c'est que ma mre tait une femme, on ne peut pas autrement. J'ai pris un oeuf et je l'ai mis dans ma 15

poche. La patronne est venue et j'attendais qu'elle me donne une gifle pour tre bien remarqu. Mais elle s'est accroupie ct de moi et elle m'a caress la tte. Elle m'a mme dit - Qu'est-ce que tu es mignon, toi! J'ai d'abord pens qu'elle voulait ravoir son oeuf par les sentiments et je l'ai bien gard dans ma main, au fond de ma poche. Elle n'avait qu' me donner une claque pour me punir, c'est ce qu'une mre doit faire quand elle vous remarque. Mais elle s'est leve, elle est alle au comptoir et elle m'a donn encore un oeuf. Et puis elle m'a embrass. J'ai eu un moment d'espoir que je ne peux pas vous dcrire parce que ce n'est pas possible. Je suis rest toute la matine devant le magasin attendre. Je ne sais pas ce que j'attendais. Parfois la bonne femme me souriait et je restais l avec mon oeuf la main. J'avais six ans ou dans les environs et je croyais que c'tait pour la vie, alors que c'tait seulement un oeuf. Je suis rentr chez moi et j'ai eu mal au ventre toute la journe. Madame Rosa tait la police pour un faux tmoignage que Madame Lola lui avait demand. Madame Lola tait une travestie de quatrime tage qui travaillait au Bois de Boulogne et qui avait t champion de boxe au Sngal avant de traverser et elle avait assomm un client au Bois qui tait mal tomb comme sadique, parce qu'il ne pouvait pas savoir. Madame Rosa tait alle tmoigner qu'elle avait t au cinma avec Madame Lola ce soir-l et qu'aprs elles ont 16

regard la tlvision ensemble. Je vous parlerai encore plus de Madame Lola, c'tait vraiment une personne qui n'tait pas comme tout le monde car il y en a. Je l'aimais bien pour a.

Les gosses sont tous trs contagieux. Quand il y en a un, c'est tout de suite les autres. On tait alors sept chez Madame Rosa, dont deux la journe, que Monsieur Moussa l'boueur bien connu dposait au moment des ordures six heures du matin, en absence de sa femme qui tait morte de quelque chose. Il les reprenait dans l'aprs-midi pour s'en occuper. Il y avait Mose qui avait encore moins d'ge que moi, Banania qui se marrait tout le temps parce qu'il tait n de bonne humeur, Michel qui avait eu des parents vietnamiens et que Madame Rosa n'allait pas garder un jour de plus depuis un an qu'on ne la payait pas. Cette Juive tait une brave femme mais elle avait des limites. Ce qui se passait souvent, c'est que les femmes qui se dfendaient allaient loin o c'tait trs bien pay et il y avait beaucoup de demande et elles confiaient leur gosse Madame Rosa pour ne plus revenir. Elles partaient et plouff. Tout a,

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c'est des histoires de mmes qui n'avaient pas pu se faire avorter temps et qui n'taient pas ncessaires. Madame Rosa les plaait parfois dans des familles qui se sentaient seules et qui taient dans le besoin, mais c'tait difficile car il y a des lois. Quand une femme est oblige de se dfendre, elle n'a pas le droit d'avoir la puissance paternelle, c'est la prostitution qui veut a. Alors elle a peur d'tre dchue et elle cache son mme pour ne pas le voir confi. Elle le met en garderie chez des personnes qu'elle connat et o il y a la discrtion assure. Je ne peux pas vous dire tous les enfants de putes que j'ai vus passer chez Madame Rosa, mais il y en avait peu comme moi qui taient l titre dfinitif. Les plus longs aprs moi, c'taient Mose, Banania et le Vietnamien, qui a t finalement pris par un restaurant rue Monsieur le Prince et que je ne reconnatrais plus si je le rencontrais maintenant, tellement c'est loin. Quand j'ai commenc rclamer ma mre, Madame Rosa m'a trait de petit prtentieux et que tous les Arabes taient comme a, on leur donne la main, ils veulent tout le bras. Madame Rosa n'tait pas comme a elle-mme, elle le disait seulement cause des prjugs et je savais bien que j'tais son prfr. Quand je me mettais gueuler, les autres se mettaient gueuler aussi et Madame Rosa s'est trouve avec sept gosses qui rclamaient leur mre avec des hurlements qui mieux mieux et elle a fait une vritable crise

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d'hystrie collective. Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait dj pas et elle avait des larmes qui coulaient d'ingratitude. Elle s'est cach le visage dans les mains et a continu pleurer mais cet ge est sans piti. Il y avait mme du pltre qui tombait du mur. Pas parce que Madame Rosa pleurait, c'tait seulement des dgts matriels. Madame Rosa avait des cheveux gris qui tombaient eux aussi parce qu'ils n'y tenaient plus tellement. Elle avait trs peur de devenir chauve, c'est une chose terrible pour une femme qui n'a plus grand-chose d'autre. Elle avait plus de fesses et de seins que n'importe qui et quand elle se regardait dans le miroir elle se faisait de grands sourires, comme si elle cherchait se plaire. Dimanche elle s'habillait des pieds la tte, mettait sa perruque rousse et allait s'asseoir dans le square Beaulieu et restait l pendant plusieurs heures avec lgance. Elle se maquillait plusieurs fois par jour mais qu'est-ce que vous voulez y faire. Avec la perruque et le maquillage a se voyait moins et elle mettait toujours des fleurs dans l'appartement pour que ce soit plus joli autour d'elle. Quand elle s'est calme, Madame Rosa m'a tran au petit endroit et m'a trait de meneur et elle m'a dit que les meneurs taient toujours punis de prison. Elle m'a expliqu que ma mre voyait tout ce que je faisais et que si je voulais la retrouver un jour, je devais avoir une vie propre

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et honnte, sans dlinquance juvnile. Le petit endroit tait encore plus petit que a et Madame Rosa n'y tenait pas tout entire, cause de son tendue et c'tait mme curieux combien il y enavait pour une personne si seule. Je crois qu'elle devait se sentir encore plus seule, l-dedans. Lorsque les mandats cessaient d'arriver pour l'un d'entre nous, Madame Rosa ne jetait pas le coupable dehors. C'tait le cas du petit Banania, son pre tait inconnu et on ne pouvait rien lui reprocher; sa mre envoyait un peu d'argent tous les six mois et encore. Madame Rosa engueulait Banania mais celui-ci s'en foutait parce qu'il n'avait que trois ans et des sourires. Je pense que Madame Rosa aurait peut-tre donn Banania l'Assistance mais pas son sourire et comme on ne pouvait pas l'un sans l'autre, elle tait oblige de les garder tous les deux. C'est moi qui tais charg de conduire Banania dans les foyers africains de la rue Bisson pour qu'il voie du noir, Madame Rosa y tenait beaucoup. - Il faut qu'il voie du noir, sans a, plus tard, il va pas s'associer. Je prenais donc Banania et je le conduisais ct. Il tait trs bien reu car ce sont des personnes dont les familles sont restes en Afrique et un enfant, a fait toujours penser un autre. Madame Rosa ne savait pas du tout si Banania qui s'appelait Tour tait un Malien ou un Sngalais ou un Guinen ou autre chose, sa mre se dfendait rue Saint-Denis avant de partir 21

en maison Abidjan et ce sont des choses qu'on ne peut pas savoir dans le mtier. Mose tait aussi trs irrgulier mais l Madame Rosa tait coince parce que l'Assistance publique ils pouvaient pas se faire a entre Juifs. Pour moi, le mandat de trois cents francs arrivait chaque dbut de mois et j'tais inattaquable. Je crois que Mose avait une mre et qu'elle avait honte, ses parents ne savaient rien et elle tait d'une bonne famille et puis Mose tait blond avec des yeux bleus et sans le nez signalitique et c'taient des aveux spontans, il n'y avait qu' le regarder. Mes trois cents francs par mois rubis sur ongle infligeaient Madame Rosa du respect mon gard. J'allais sur mes dix ans, j'avais mme des troubles de prcocit parce que les Arabes bandent toujours les premiers. Je savais donc que je reprsentais pour Madame Rosa quelque chose de solide et qu'elle y regarderait deux fois avant de faire sortir le loup des bois. C'est ce qui s'est pass dans le petit endroit quand j'avais six ans. Vous me direz que je mlange les annes, mais ce n'est pas vrai, et je vous expliquerai quand a me viendra comment j'ai brusquement pris un coup de vieux. - coute, Momo, tu es l'an, tu dois donner l'exemple, alors ne nous fais plus le bordel ici avec ta maman. Vos mamans, vous avez la chance de ne pas les connatre, parce qu' votre ge, il y a encore la sensibilit, et c'est des 22

putains comme c'est pas permis, on croit mme rver, des fois. Tu sais ce que c'est, une putain ? - C'est des personnes qui se dfendent avec leur cul. - Je me demande o tu as appris des horreurs pareilles, mais il y a beaucoup de vrit dans ce que tu dis. - Vous aussi, vous vous tes dfendue avec votre cul, Madame Rosa, quand vous tiez jeune et belle ? Elle a souri, a lui faisait plaisir d'entendre qu'elle avait t jeune et belle. - Tu es un bon petit, Momo, mais tiens-to tranquille. Aidemoi. Je suis vieille et malade. Depuis que je suis sortie d'Auschwitz, je n'ai eu que des ennuis. Elle tait si triste qu'on ne voyait mme pas qu'elle tait moche. Je lui ai mis les bras autour du cou et je l'ai embrasse. On disait dans la rue que c'tait une femme sans cur et c'est vrai qu'il n'y avait personne pour s'en occuper. Elle avait tenu le coup sans cur pendant soixante cinq ans et il y avait des moments o il fallait lui pardonner. Elle pleurait tellement que j'ai eu envie de pisser. - Excusez-moi, Madame Rosa, j'ai envie de pisser. Aprs, je lui ai dit - Madame Rosa, bon, pour ma mre je sais 23

bien que c'est pas possible, mais est-ce qu'on pourrait pas avoir un chien la place? - Quoi? Quoi? Tu crois qu'il y a de la place pour un chien ldedans? Et avec quoi je vais le nourrir? Qui est-ce qui va lui envoyer des mandats ? Mais elle n'a rien dit quand j'ai vol un petit caniche gris tout fris au chenil rue Calefeutre et que je l'ai amen la maison. Je suis entr dans le chenil, j'ai demand si je pouvais caresser le caniche et la propritaire m'a donn le chien quand je l'ai regarde comme je sais le faire. Je l'ai pris,, je l'ai caress et puis j'ai foutu le camp comme une flche. S'il y a une chose que je sais faire, c'est courir. On ne peut pas sans a, dans la vie.

Je me suis fait un vrai malheur avec ce chien. Je me suis mis l'aimer comme c'est pas permis. Les autres aussi, sauf peut-tre Banania, qui s'en foutait compltement, il tait dj heureux comme a, sans raison, j'ai encore jamais vu un Noir heureux avec raison. Je tenais toujours le chien dans mes bras et je n'arrivais pas lui trouver un nom. Chaque fois que je pensais Tarzan ou Zorro je sentais qu'il y avait quelque part un nom qui n'avait encore personne et qui attendait. Finalement j'ai choisi Super mais sous toutes rserves, avec possibilit de changer si je trouvais quelque chose de plus beau. J'avais en moi des excs accumuls et j'ai tout donn Super. Je sais pas ce que j'aurais fait sans lui, c'tait vraiment urgent, j'aurais fini en tle, probablement. Quand je le promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'tais tout ce qu'il avait au monde. Je l'aimais tellement que je l'ai mme donn. J'avais dj neuf ans ou autour et 25

on pense dj, cet ge, sauf peut-tre quand on est heureux. Il faut dire aussi sans vouloir vexer personne que chez Madame Rosa, c'tait triste, mme quand on a l'habitude. Alors lorsque Super a commenc grandir pour moi au point de vue sentimental, j'ai voulu lui faire une vie, c'est ce que j'aurais fait pour moi-mme, si c'tait possible. Je vous ferai remarquer que ce n'tait pas n'importe qui non plus, mais un caniche. Il y a une dame qui a dit oh le beau petit chien et qui m'a demand s'il tait moi et vendre. J'tais mal fringu, j'ai une tte pas de chez nous et elle voyait bien que c'tait un chien d'une autre espce. Je lui ai vendu Super pour cinq cents francs et il faisait vraiment une affaire. J'ai demand cinq cents francs la bonne femme parce que je voulais tre sr qu'elle avait les moyens. Je suis bien tomb, elle avait mme une voiture avec chauffeur et elle a tout de suite mis Super dedans, au cas o j'aurais des parents qui allaient gueuler. Alors maintenant je vais vous dire, parce que vous n'allez pas me croire. J'ai pris les cinq cents francs et je les ai foutus dans une bouche d'gout. Aprs je me suis assis sur un trottoir et j'ai chial comme un veau avec les poings dans les yeux mais j'tais heureux. Chez Madame Rosa il y avait pas la scurit et on ne tenait tous qu' un fil, avec la vieille malade, sans argent et avec l'Assistance publique sur nos ttes et c'tait pas une vie pour un chien. 26

Quand je suis rentr la maison et que je lui ai dit que j'ai vendu Super pour cinq cents francs et que j'ai foutu l'argent dans une bouche d'gout, Madame Rosa a eu une peur bleue, elle m'a regard et elle a couru s'enfermer double cl dans sa piaule. Aprs a, elle s'enfermait toujours a cl pour dormir, des fois que je lui couperais la gorge encore une fois. Les autres mmes ont fait un raffut terrible quand ils ont su, parce qu'ils n'aimaient pas vraiment Super, c'tait seulement pour jouer. On tait alors un tas, sept ou huit. Il y avait Salima, que sa mre avait russi sauver quand les voisins l'ont dnonce comme pute sur trottoir et qu'elle a eu une descente de l'Assistance sociale pour indignit. Elle a interrompu le client et elle a pu faire sortir Salima qui tait la cuisine par la fentre au rez-de-chausse et l'a cache pendant toute la nuit dans une poubelle. Elle est arrive chez Madame Rosa le matin avec la mme qui sentait l'ordure dans un tat d'hystrie. Il y avait aussi de passage Antoine qui tait un vrai Franais et le seul d'origine et on le regardait tous attentivement pour voir comment c'est fait. Mais il n'avait que deux ans, alors on voyait pas grand-chose. Et puis je ne me souviens plus qui, a changeait tout le temps avec les mres qui venaient reprendre leurs mmes. Madame Rosa disait que les femmes qui se dfendent n'ont pas assez de soutien moral car souvent les proxyntes ne font plus leur mtier

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comme il faut. Elles ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre. Elles revenaient souvent quand elles avaient un moment ou qu'elles avaient une maladie et partaient la campagne avec leur mioche pour en profiter. J'ai jamais compris pourquoi on ne permet pas aux putes catalogues d'lever leur enfant, les autres ne se gnent pas. Madame Rosa pensait que c'est cause de l'importance du cul en France, qu'ils n'ont pas ailleurs, a prend ici des proportions qu 1on peut pas imaginer, quand on ne l'a pas vu. Madame Rosa disait que le cul c'est ce qu'ils ont de plus important en France avec Louis XIV et c'est pourquoi les prostitues, comme on les appelle, sont perscutes car les honntes femmes veulent l'avoir uniquement pour elles. Moi j'ai vu chez nous des mres pleurer, on les avait dnonces la police comme quoi elles avaient un mme dans le mtier qu'elles faisaient et elles mouraient de peur. Madame Rosa les rassurait, elle leur expliquait qu'elle avait un commissaire de police qui tait lui-mme un enfant de pute et qui la protgeait et qu'elle avait un Juif qui lui faisait des faux papiers que personne ne pouvait dire, tellement ils taient authentiques. J'ai jamais vu ce Juif car Madame Rosa le cachait. Ils s'taient connus dans le foyer juif en Allemagne o ils n'ont pas t extermins par erreur et ils avaient jur qu'on les y reprendrait plus. Le Juif tait quelque part dans un quartier franais et il se faisait des faux papiers comme un fou. C'est

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par ses soins que Madame Rosa avait des docurnents qui prouvaient qu'elle tait quelqu'un d'autre, comme tout le monde. Elle disait qu'avec a, mme les Israliens auraient rien pu prouver contre elle. Bien sr, elle n'tait jamais tout fait tranquille l-dessus car pour a il faut tre mort. Dans la vie c'est toujours la panique. Je vous disais donc que les mmes ont gueul pendant des heures quand j'ai donn Super pour assurer son avenir qui n'existait pas chez nous, sauf Banania, qui tait trs content, comme toujours. Moi je vous dis que ce salaud-l n'tait pas de ce monde, il avait dj quatre ans et il tait encore content. La premire chose que Madame Rosa a fait le lendemain, c'tait de me traner chez le docteur Katz pour voir si je n'tais pas drang. Madame Rosa voulait me faire faire une prise de sang et chercher si je n'tais pas syphilitique comme Arabe, mais le docteur Katz s'est foutu tellement en colre que sa barbe tremblait, parce que j'ai oubli de vous dire qu'il avait une barbe. Il a engueul Madame Rosa quelque chose de maison et lui a cri que c'taient des rumeurs d'Orlans. Les rumeurs d'Orlans, c'tait quand les Juifs dans le prt--porter ne droguaient pas les femmes blanches pour les envoyer dans les bordels et tout le monde leur en voulait, ils font toujours parler d'eux pour rien. Madame Rosa tait encore toute remue. - Comment a s'est pass, exactement? 29

- Il a pris cinq cents francs et il les a jets dans une bouche d'gout. - C'est sa premire crise de violence ? Madame Rosa me regardait sans rpondre et j'tais bien triste. J'ai jamais aim faire de la peine aux gens, je suis philosophe. Il y avait derrire le docteur Katz un bateau voiles sur une chemine avec des ailes toutes blanches et comme j'tais malheureux, je voulais m'en aller ailleurs, trs loin, loin de moi, et je me suis mis le faire voler, je montai bord et traversai les ocans d'une main sre. C'est l je crois bord du voilier du docteur Katz que je suis parti loin pour la premire fois. Jusque-l je ne peux pas vraiment dire que j'tais un enfant. Encore maintenant, quand je veux, je peux monter bord du voilier du docteur Katz et partir loin seul bord. Je n'en ai jamais parl personne et je faisais toujours semblant que j'tais l. - Docteur, je vous prie d'examiner bien cet enfant. Vous m'avez dfendu les motions, cause de mon coeur, et il a vendu ce qu'il avait de plus cher au monde et il a jet cinq cents francs dans l'gout. Mme Auschwitz, on ne faisait pas a. Le docteur Katz tait bien connu de tous les Juifs et Arabes autour de la rue Bisson pour sa charit chrtienne et il soignait tout le monde du matin au soir et mme plus tard. J'ai gard de lui un trs bon souvenir, c'tait le seul endroit o j'entendais parler de moi et o on m'examinait 30

comme si c'tait quelque chose d'important. Je venais souvent tout seul, pas parce que j'tais malade, mais pour m'asseoir dans sa salle d'attente. Je restais l un bon moment. Il voyait bien que j'tais l pour rien et que j'occupais une chaise alors qu'il y avait tant de misre dans le monde, mais il me souriait toujours trs gentiment et n'tait pas fch. Je pensais souvent en le regardant que si j'avais un pre, ce serait le docteur Katz que j'aurais choisi. - Il aimait ce chien comme ce n'est pas permis, il le tenait dans ses bras mme pour dormir et qu'est-ce qu'il fait ? Il le vend et il jette l'argent. Cet enfant n'est pas comme tout le monde, docteur. J'ai peur d'un cas de folie brusque dans sa famille. - Je peux vous assurer qu'il ne se passera rien, absolument rien, Madame Rosa. Je me suis mis pleurer. Je savais bien qu'il ne se passerait rien mais c'tait la premire fois que j'entendais a ouvertement. - Il n'y a pas lieu de pleurer, mon petit Mohammed. Mais tu peux pleurer si a te fait du bien. Est-ce qu'il pleure beaucoup? - Jamais, dit Madame Rosa. Jamais il ne pleure, cet enfant-l, et pourtant Dieu sait que je souffre. - Eh bien, vous voyez que a va dj mieux, dit le docteur. Il pleure. Il se dveloppe normalement. Vous avez bien fait de me l'amener, Madame Rosa, je vais vous prescrire des tran31

quillisants. C'est seulement de l'anxit, chez VOUS. - Lorsqu'on s'occupe des enfants, il faut beaucoup d'anxit, docteur, sans a ils deviennent des voyous. En partant, on a march dans la rue la main dans la main, Madame Rosa aime se faire voir en compagnie. Elle s'habille toujours longtemps pour sortir parce qu'elle a t une femme et a lui est rest encore un peu. Elle se maquille beaucoup mais a sert plus rien de vouloir se cacher son ge. Elle a une tte comme une vieille grenouille juive avec des lunettes et de l'asthme. Pour monter l'escalier avec les provisions, elle s'arrte tout le temps et elle dit qu'un jour elle va tomber morte au milieu, comme si c'tait tellement important de finir tous les six tages.

A la maison, nous avons trouv Monsieur N'Da Amde, le maquereau qu'on appelle aussi proxynte. Si vous connaissez le coin, vous savez que c'est toujours plein d'autochtones qui nous viennent tous dAfrique, comme ce nom l'indique. ils ont plusieurs foyers qu'on appelle taudis o ils n'ont pas les produits de premire ncessit, comme l'hygine et le chauffage par la Ville de Paris, qui ne va pas jusque-l. Il y a des foyers noirs o ils sont cent vingt avec huit par chambre et un seul W.C. en bas, alors ils se rpandent partout car ce sont des choses qu'on ne peut pas faire attendre. Avant moi, il y avait des bidonvilles mais la France les a fait dmolir pour que a ne se voie pas. Madame Rosa racontait qu' Aubervilliers il y avait un foyer o on asphyxiait les Sngalais avec des poles charbon en les mettant dans une chambre avec les fentres fermes et le lendemain ils taient morts. Ils taient touffs par des mauvaises influences qui

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sortaient du pole pendant qu'ils dormaient du sommeil du juste. J'allais souvent les voir ct rue Bisson et j'tais toujours bien reu. Ils taient la plupart du temps musulmans comme moi mais ce n'tait pas une raison. Je pense que a leur faisait plaisir de voir un mme de neuf ans qui n'avait encore aucune ide en tte. Les vieux ont toujours des ides en tte. Par exemple, ce n'est pas vrai que les Noirs sont tous pareils. Madame Sambor, qui leur faisait la popote, ne ressemblait pas du tout Monsieur Dia, lorsqu'on s'est habitu l'obscurit. Monsieur Dia n'tait pas drle. Il avait les yeux comme si c'tait pour faire peur. Il lisait tout le temps. Il avait aussi un rasoir long comme a qui ne se repliait pas quand on appuyait sur un truc. Il s'en servait pour se raser mais tu parles. Ils taient cinquante dans le foyer et les autres lui obissaient. Quand il ne lisait pas il faisait des exercices par terre pour tre le plus fort. Il tait trs costaud mais n'en avait jamais assez. Je ne comprenais pas pourquoi un monsieur qui tait dj tellement trapu faisait des efforts pareils pour s'augmenter. Je ne lui ai rien demand mais je pense qu'il ne se sentait pas assez costaud pour tout ce qu'il voulait faire. Moi aussi j'ai parfois envie de crever, tellement j'ai envie d'tre fort. Il y a des moments o je rve d'tre un flic et ne plus avoir peur de rien et de personne. Je passais mon temps rder autour du commissariat de la rue Deudon mais sans espoir, je savais bien qu'

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neuf ans c'est pas possible, j'tais encore trop minoritaire. Je rvais d'tre flic parce qu'ils ont la force de scurit. Je croyais que c'tait ce qu'il y a de plus fort, je ne savais pas que les commissaires de police existaient, je pensais que a s'arrtait l. C'est seulement plus tard que j'ai appris qu'il y avait beaucoup mieux, mais j'ai jamais pu m'lever jusqu'au Prfet de Police, a dpassait mon imagination. Je devais avoir quoi huit, neuf ou dix ans et j'avais trs peur de me trouver avec personne au monde. Plus Madame Rosa avait du mal monter les six tages et plus elle s'asseyait aprs, et plus je me sentais moins et j'avais peur. Il y avait aussi cette question de ma date qui me turlupinait pas mal, surtout lorsqu'on m'a renvoy de l'cole en disant que j'tais trop jeune pour mon ge. De toute faon, a n'avait pas d'importance, le certificat qui prouvait que j'tais n et que j'tais en rgle tait faux. Comme je vous ai dit, Madame Rosa en avait plusieurs la maison et elle pouvait mme prouver qu'elle n'a jamais t juive depuis plusieurs gnrations, si la police faisait des perquisitions pour la trouver. Elle s'tait protge de tous les cts depuis qu'elle avait t saisie l'improviste par la police franaise qui fournissait les Allemands et place dans un Vlodrome pour Juifs. Aprs on l'a transporte dans un foyer juif en Allemagne o on les brlait. Elle avait tout le temps peur,

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mais pas comme tout le monde, elle avait encore plus peur que a. Une nuit j'ai entendu qu'elle gueulait dans son rve, a m'a rveill et j'ai vu qu'elle se levait. Il y avait deux chambres et elle gardait une pour elle toute seule, sauf quand il y avait la cohue et alors Mose et moi, on dormait avec elle. C'tait le cas cette nuit-l, mais Mose n'tait pas avec nous, il avait une famille juive sans enfants qui s'intressait lui et l'avait pris chez eux en observation, pour voir s'il tait bon adopter. Il revenait claqu la maison, tellement il faisait des efforts pour leur plaire. Ils avaient une picerie kasher, rue Tienn. Quand Madame Rosa a hurl, a m'a rveill. Elle a allum et j'ai ouvert un oeil. Elle avait la tte qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl qui tait cache sous l'armoire. Quand elle se penche, elle a un cul encore plus grand que d'habitude. Elle est alle dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie parce qu'elle avait tellement peur que je n'osais pas rester seul. Madame Rosa descendait l'escalier tantt dans la lumire tantt dans le noir, la minuterie chez nous est trs courte pour des raisons conomiques, le grant est un salaud. Un moment, quand le noir est tomb, c'est moi qui l'ai allume comme un con et Madame Rosa, qui tait un tage plus bas, a pouss un cri, elle a cru qu'il y 36

avait l une prsence humaine. Elle a regard vers le haut et puis vers le bas et puis elle a recommenc descendre et moi aussi, mais je touchais plus la minuterie, on se faisait peur tous les deux avec a. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'tait terrible de voir cette juive qui descendait les tages avec des ruses de Sioux comme si c'tait plein d'ennemis et encore pire. Quand elle est arrive au rez-de-chausse, Madame Rosa n'est pas sortie dans la rue, elle a tourn gauche, vers l'escalier de la cave o il n'y a pas de lumire et o c'est le noir mme en t. Madame Rosa nous interdisait d'aller dans cet endroit parce que c'est toujours l qu'on trangle les enfants. Quand Madame Rosa a pris cet escalier, j'ai cru vraiment que c'tait la fin des haricots elle tait devenue macaque et j'ai voulu courir rveiller le docteur Katz. Mais j'avais prsent tellement peur que je prfrais encore rester l et ne pas bouger, j'tais sr que si je bougeais, a allait hurler et sauter sur moi de tous les cts, avec des monstres qui allaient enfin sortir d'un seul coup au lieu de rester cachs, comme ils le faisaient depuis que j'tais n. C'est alors que j'ai vu un peu de lumire. a venait de la cave et a m'a un peu rassur. Les

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monstres font rarement de la lumire, c'est toujours le noir qui leur fait le plus de bien. Je suis descendu dans le couloir qui sentait la pisse et mme mieux parce qu'il n'y avait qu'un W.C. pour cent dans le foyer noir ct et ils faisaient a o ils pouvaient. La cave tait divise en plusieurs et une des portes tait ouverte. C'est l que Madame Rosa tait entre et c'est de l que sortait la lumire. J'ai regard. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compltement enfonce, crasseux et boiteux, et Madame Rosa tait assise dedans. Les murs, c'tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer. Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui brlait. Il y avait ma grande surprise un lit dans un tat bon jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un rchaud, des bidons et des botes carton pleines de sardines. J'tais tellement tonn que je n'avais plus peur, sauf que j'avais le cul nu et que je commenais me sentir froid. Madame Rosa est reste un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et mme vainqueur. C'tait comme si elle avait fait quelque chose de trs astucieux et de trs fort. Puis elle s'est leve. Il y avait un balai dans un 'coin et elle a commenc balayer la cave. C'tait pas une chose faire, a faisait de la poussire et la poussire 38

pour son asthme, il n'y avait rien de pire. Elle a commenc tout de suite avoir du mal respirer et siffler des bronches, mais elle a continu balayer et il n'y avait personne pour lui dire sauf moi, tout le monde s'en foutait. Bien sr, on la payait pour s'occuper de moi et la seule chose qu'on avait ensemble, c'est qu'on avait rien et personne, mais il y avait rien de plus mauvais pour son asthme que la poussire. Aprs, elle a pos le balai et elle a essay d'teindre la bougie en soufflant dessus, mais elle avait pas assez de souffle, malgr ses dimensions. Elle a mouill ses doigts avec la langue et elle a teint la bougie comme a. J'ai tout de suite fil, je savais qu'elle avait fini et qu'elle allait remonter. Bon, je n'y comprenais rien, mais a faisait seulement une chose de plus. Je ne savais pas du tout pourquoi elle avait la satisfaction de descendre six tages et des poussires au milieu de la nuit pour s'asseoir dans sa cave avec un air malin. Quand elle a remont, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux. On a dormi ct du sommeil du juste. Moi j'ai beaucoup rflchi l-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit a. Je crois que c'est les injustes qui dorment le mieux, parce qu'ils s'en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l'oeil et se font du mauvais sang pour tout. Autrement il seraient pas justes. Monsieur Hamil a toujours des expressions qu'il va cher-

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cher, comme " croyez-en ma vieille exprience " ou " comme j'ai eu l'honneur de vous dire " et des tas d'autres qui me plaisent bien, elles me font penser lui. C'tait un homme comme on ne peut pas faire mieux. Il m'apprenait crire " la langue de mes anctres ", et il disait toujours " anctres ", parce que mes parents, il voulait mme pas m'en parler. Il me faisait lire le Koran, car Madame Rosa disait que c'tait bon pour les Arabes. Quand je lui ai demand comment elle savait que je m'appelais Mohammed et que j'tais un bon musulman, alors que je n'avais ni pre ni mre et qu'il n'y avait aucun document qui me prouvait, elle tait embte et elle me disait qu'un jour quand je serais grand et solide elle m'expliquerait ces choses-l, mais elle ne voulait pas me causer un choc terrible alors que j'tais encore sensible. Elle disait toujours que la premire chose mnager chez les enfants, c'est la sensibilit. Pourtant, a m'tait gal de savoir que ma mre se dfendait et si je la connaissais, je l'aurais aime, je me serais occup d'elle et j'aurais t pour elle un bon proxynte, comme Monsieur N'Da Amde, dont j'aurai l'honneur. J'tais trs content d'avoir Madame Rosa mais si je pouvais avoir quelqu'un de mieux et de plus moi, j'allais pas dire non, merde. Je pouvais m'occuper de Madame Rosa aussi, mme si j'avais une vraie mre m'occuper. Monsieur N'Da a plusieurs femmes qui il donne sa protection.

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Si Madame Rosa savait que j'tais Mohammed et musulman, c'est que j'avais des origines et jc n'tais pas sans rien. Je voulais savoir o elle tait et pourquoi elle ne venait pas me voir. Mais alors Madame Rosa se mettait pleurer et elle disait que je n'avais pas de gratitude, que je ne sentais rien pour elle et que je voulais quelqu'un d'autre. Je laissais tomber. Bon, je savais que lorsqu'une femme se dfend dans la vie, il y a toujours un mystre quand elle a un mme qu'elle a pas pu arrter temps par l'hygine et a fait ce qu'on appelle en franais des enfants de pute, mais c'tait marrant que Madame Rosa tait sre et certaine que j'tais Mohammed et musulman. Elle avait quand mme pas invent a pour me faire plaisir. J'en parlai une fois Monsieur Hamil pendant qu'il me racontait la vie de Sidi Abderrahmn, qui est le patron d'Alger. Monsieur Hamil nous vient d'Alger o il a t il y a trente ans en plerinage La Mecque. Sidi Abderrahmn d'Alger est donc son saint prfr parce que la chemise est toujours plus proche du corps, comme il dit. Mais il a aussi un tapis qui montre son autre compatriote, Sidi Ouali Dada, qui est toujours assis sur son tapis de prire qui est tir par les poissons. a peut paratre pas srieux, des poissons qui tirent un tapis travers les airs, mais c'est la religion qui veut a. - Monsieur Hamil, comment a se fait que je

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suis connu comme Mohammed et musulman, alors que j'ai rien qui me prouve? Monsieur Hamil lve toujours une main quand il veut dire que la volont de Dieu soit faite. - Madame Rosa t'a reu quand tu tais tout petit et elle ne tient pas un registre de naissance. Elle a reu et vu partir beaucoup d'enfants depuis, mon petit Mohammed. Elle a le secret professionnel, car il y a des dames qui exigent la discrtion. Elle t'a not comme Mohammed, donc musulman, et puis l'auteur de tes jours n'a plus donn signe de vie. Le seul signe de vie qu'il a donn, c'est toi, mon petit Mohammed. Et tu es un bel enfant. Il faut penser que ton pre a t tu pendant la guerre d'Algrie, c'est une belle et grande chose. C'est un hros de l'indpendance. - Monsieur Hamil, moi j'aurais prfr avoir un pre que ne pas avoir un hros. Il aurait mieux fait d'tre un bon proxynte et s'occuper de ma mre. - Tu ne dois pas dire des choses pareilles, mon petit Mohammed, il faut penser aussi aux Yougoslaves et aux Corses, on nous met toujours tout sur le dos. C'est difficile d'lever un enfant dans ce quartier. Mais j'avais bien l'impression que Monsieur Hamil savait quelque chose qu'il ne me disait pas. C'tait un trs brave homme et s'il n'avait pas t toute sa vie marchand de tapis ambulant, il aurait t quelqu'un de trs bien et peut-tre mme aurait-il t lui-mme assis sur un tapis 42

volant tir par les Poissons, comme l'autre saint du Maghreb, Sidi Ouali Dada. - Et pourquoi on m'a renvoy de l'cole, Monsieur Hamil? Madame Rosa m'a dit que c'tait parce que j'tais trop jeune pour mon ge, puis que j'tais trop vieux pour mon ge et puis que j'avais pas l'ge que j'aurais d avoir et elle m'a tran chez le docteur Katz qui lui a dit que je serais peut-tre trs diffrent, comme un grand pote ? Monsieur Hamil paraissait tout triste. C'est ses yeux qui faisaient a. C'est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes. - Tu es un enfant trs sensible, mon petit Mohammed. a te rend un peu diffrent des autres... Il sourit. - La sensibilit, ce n'est pas ce qui tue les gens aujourd'hui. On parlait arabe et a ne se dit pas aussi bien en franais. - Est-ce que mon pre tait un grand bandit, Monsieur Hamil, et tout le monde en a peur, mme pour en parler? - Non, non, vraiment pas, Mohammed. Je n'ai jamais rien entendu de tel. - Et qu'est-ce que vous avez entendu, Monsieur Hamil ? Il baissait les yeux et soupirait. - Rien. - Rien? 43

- Rien. C'tait toujours la mme chose, avec moi. Rien. La leon tait termine et Monsieur Hamil s'est mis me parler de Nice, qui est mon rcit prfr. Quand il parle des clowns qui dansent dans les rues et des gants joyeux qui sont assis sur les chars, je me sens chez moi. J'aime aussi les forts de mimosas qu'ils ont l-bas et les palmiers et il y a des oiseaux tout blancs qui battent des ailes comme pour applaudir tellement ils sont heureux. Un jour, j'avais dcid Mose et un autre mec qui s'appelait autrement de partir Nice pied et de vivre l-bas dans la fort de mimosas du produit de nos chasses. Nous sommes partis un matin et nous sommes alls jusqu' la place Pigalle mais l on a eu peur parce qu'on tait loin de chez nous et on est revenu. Madame Rosa a cru devenir folle mais elle dit toujours a pour s'exprimer.

Donc, comme j'ai eu l'honneur, quand je suis rentr avec Madame Rosa, aprs cette visite chez le docteur Katz, nous avons trouv la maison Monsieur N'Da Amde, qui est l'homme le mieux habill que vous pouvez imaginer. C'est le plus grand proxynte et maquereau de tous les Noirs de Paris et il vient voir Madame Rosa pour qu'elle lui crive des lettres sa famille. Il ne veut dire personne d'autre qu'il ne sait pas crire. Il portait un costume en soie rose qu'on pouvait toucher et un chapeau rose avec une chemise rose. La cravate tait rose aussi et cette tenue le rendait remarquable. Il nous venait du Niger qui est un des nombreux pays qu'ils ont en Afrique et il s'tait fait lui-mme. Il le rptait tout le temps. " Je me suis fait moi-mme ", avec son costume et ses bagues diamantaires aux doigts. Il en avait une chaque doigt et quand il a t tu dans la Seine, on lui a coup les doigts pour avoir les bagues parce que c'tait un rgle45

ment de comptes. Je vous dis a tout de suite pour vous pargner les motions plus tard. Il avait de son vivant les meilleurs vingt-cinq mtres de trottoir Pigalle et il se faisait les ongles chez les manicures qui taient roses aussi. Il avait aussi un gilet que j'ai oubli. Il touchait tout le temps sa moustache du bout d'un doigt, trs doucement, comme pour tre gentil avec elle. Il apportait toujours un petit cadeau manger Madame Rosa qui prfrait le parfum parce qu'elle avait peur de grossir encore plus. Je ne l'ai jamais vue sentir mauvais jusqu' beaucoup plus tard. Le parfum tait donc ce qui allait le mieux Madame Rosa comme cadeau et elle en avait des flacons et des flacons, mais je n'ai jamais compris pourquoi elle s'en mettait surtout derrire les oreilles, comme le persil chez les veaux. Ce Noir dont je vous parle, Monsieur N'Da Amde, tait en ralit analphabte car il tait devenu quelqu'un trop tt pour aller l'cole. Je ne vais pas refaire ici l'histoire mais les Noirs ont beaucoup souffert et il faut les comprendre quand on peut. C'est pourquoi Monsieur N'Da Amde se faisait crire des lettres par Madame Rosa qu'il envoyait ses parents au Niger dont il connaissait le nom. Le racisme a t terrible pour eux l-bas, jusqu' ce qu'il y a eu la rvolution et qu'ils ont eu un rgime et ont cess de souffrir. Moi je n'ai pas eu me plaindre du racisme, alors je ne vois pas ce que je peux attendre. Enfin, les Noirs doivent bien avoir d'autres dfauts.

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Monsieur N'Da Amde s'asseyait sur le lit o on dormait quand on n'tait pas plus de trois ou quatre, on allait dormir avec Madame Rosa, quand il y avait plus. Ou alors, il mettait un pied sur le lit et restait debout pour expliquer Madame Rosa ce qu'elle devait dire par crit ses parents. Quand il parlait, Monsieur N'Da Amde faisait des gestes et s'mouvait et finissait mme par se fcher srieusement et par se mettre en colre, pas du tout parce qu'il tait furieux mais parce qu'il voulait dire ses parents beaucoup plus de choses qu'il ne pouvait s'offrir avec ses moyens de bas tage. a commenait toujours par cher et vnr pre et puis il se foutait en rogne car il tait plein de choses merveilleuses qui n'avaient pas d'expression et qui restaient dans son cur. Il n'avait pas les moyens, alors qu'il lui fallait de l'or et des diamants chaque mot. Madame Rosa lui crivait des lettres dans lesquelles il faisait des tudes d'autodidacte pour devenir entrepreneur de travaux publics, construire des barrages et tre un bienfaiteur pour son pays. Quand elle lui lisait a, il avait un immense plaisir. Madame Rosa lui faisait construire aussi des ponts et des routes et tout ce qu'il faut. Elle aimait quand Monsieur N'Da Amde tait heureux en coutant toutes les choses qu'il faisait dans ses lettres et il mettait toujours de l'argent dans l'enveloppe pour que ce soit plus vrai. Il tait enchant, avec son costume rose des Champs-lyses et peut-

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tre mme davantage et Madame Rosa disait aprs que quand il coutait, il avait des yeux de vrai croyant et que les Noirs d'Afrique, car il y en a ailleurs, sont encore ce qu'il y a de mieux dans le genre. Les vrais croyants sont des personnes qui croient en Dieu, comme Monsieur Hamil, qui me parlait de Dieu tout le temps et il m'expliquait que ce sont des choses qu'il faut apprendre quand on est jeune et qu'on est capable d'apprendre n'importe quoi. Monsieur N'Da Amde avait un diamant dans sa cravate qui tincelait. Madame Rosa disait que c'tait un vrai diamant et pas un faux comme on pourrait le croire, car on ne se mfie jamais assez. Le grand-pre maternel de Madame Rosa tait dans les diamants et elle en avait hrit des connaissances. Le diamant tait au-dessous du visage de Monsieur N'Da Amde, qui brillait aussi, mais pas pour les mmes raisons. Madame Rosa ne se souvenait jamais ce qu'elle avait mis la dernire fois dans la lettre ses parents en Afrique, mais a n'avait pas d'importance, elle disait que plus on a rien et plus on veut croire. D'ailleurs Monsieur N'Da Amde ne cherchait pas la petite bte et a lui tait gal, partir du moment que ses parents taient heureux. Parfois, il oubliait mme ses parents et il se disait tout ce qu'il tait dj et tout ce qu'il allait tre encore davantage. Je n'avais encore jamais vu quelqu'un qui pouvait parler ainsi de lui-mme comme si c'tait possible. Il hurlait que tout le monde le

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respectait et qu'il tait le roi. Oui, il gueulait, " je suis le roi! " et Madame Rosa mettait a par crit, avec les ponts et les barrages et tout. Aprs, elle me disait que Monsieur N'Da Amde tait compltement michougu, ce qui veut dire fou en juif, mais que c'tait un fou dangereux et qu'il fallait donc le laisser faire pour ne pas avoir d'ennuis. Il parat qu'il avait dj tu des hommes mais que c'taient des Noirs entre eux et qui n'avaient pas d'identit, parce qu'ils ne sont pas franais comme les Noirs amricains et que la police ne s'occupe que de ceux qui ont une existence. Un jour, il allait se cogner aux Algriens ou aux Corses et elle allait tre oblige d'crire ses parents une lettre qui ne fait plaisir personne. Il ne faut pas croire que les proxyntes n'ont pas de problmes comme tout le monde. Monsieur N'Da Amde venait toujours avec deux gardes du corps car il tait peu sr et il fallait le protger. Ces gardes du corps, on leur aurait vite donn le bon Dieu sans confession, tellement ils avaient des sales ttes et faisaient peur. Il y avait un qui tait boxeur et qui avait pris tant de coups sur la gueule que tout avait perdu sa place et il avait un oeil qui n'tait pas la hauteur, un nez crasant et des sourcils arrachs par des interruptions du combat de l'arbitre l'arcade sourcilire, et un autre oeil qui n'tait pas tellement chez lui non plus, comme si le coup qu'on avait donn l'un avait fait sortir l'autre. Mais il avait du poing et a ne s'arrtait pas l, il

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avait aussi des bras qu'on ne rencontre pas ailleurs. Madame Rosa m'avait dit que quand on rve beaucoup on grandit plus vite, et les poings de ce Monsieur Boro avaient d rver toute leur vie, tellement ils taient normes. L'autre garde du corps avait une tte encore intacte mais c'tait dommage. Moi j'aime pas les gens qui ont des visages o a change tout le temps et fuit de tous les cts et qui n'ont jamais la mme gueule deux fois de suite. Un faux jeton, on appelle a, et bien sr, il devait avoir ses raisons, qui nen a pas, et tout le monde a envie de se cacher, mais celui-l je vous jure avait l'air tellement falsifi qu'on avait les cheveux qui se dressaient sur la tte rien qu' penser ce qu'il devait cacher. Vous voyez ce que je veux dire? Par-dessus le march, il me souriait tout le temps et c'est pas vrai que les Noirs mangent des enfants dans leur pain, c'est des rumeurs d'Orlans, tout a, mais j'avais toujours l'impression que je lui donnais de l'apptit et ils ont quand mme t cannibaux en Afrique, on peut pas leur enlever a. Quand je passais ct de lui, il me saisissait, il me prenait sur ses genoux et il me disait qu'il avait un petit garon qui avait mon ge et qu'il lui avait mme offert une panoplie de cow-boy dont j'ai toujours eu envie. Une vraie ordure, quoi. Peut-tre qu'il y avait du bon en lui, comme dans tout le monde quand on fait des recherches, mais il me foutait les chocottes, avec ses yeux qui n'avaient pas de sens

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unique deux fois de suite. Il devait le savoir, parce qu'il m'avait mme apport une fois des pistaches, tellement il mentait bien. Les pistaches, a ne veut rien dire du tout, c'est un franc tout compris. S'il se croyait faire un ami avec a, il se trompait, croyez-moi. Je raconte ce dtail parce que c'est dans ces circonstances indpendantes de ma volont que j'ai fait une nouvelle crise de violence. Monsieur N'Da Amde venait toujours se faire dicter le dimanche. Ce jour-l les femmes ne se dfendent pas, c'est la trve des confiseurs, et il y en avait toujours une ou deux la maison qui venaient chercher leur mme pour l'emmener respirer dans un jardin public ou l'inviter djeuner. Je peux vous dire que les femmes qui se dfendent sont parfois les meilleures mres du monde, parce que a les change des clients et puis un morne, a leur donne un avenir. Il y en a qui vous laissent tomber, bien sr, et on n'en entend plus parler mais a ne veut pas dire qu'elles ne sont pas mortes et n'ont pas d'excuses. Elles ramenaient parfois leurs mmes seulement le lendemain midi, pour les garder le plus longtemps possible, avant de reprendre le travail. Ce jour-l, il n'y avait donc la maison que les mmes qui taient les permanents, et a faisait surtout moi et Banania, qui ne payait plus depuis un an mais qui s'en foutait compltement et faisait comme chez lui. Il y avait aussi Mose mais il tait dj en instance dans une famille

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juive qui voulait seulement s'assurer qu'il n'avait rien d'hrditaire, comme j'ai eu l'honneur, parce que c'est la premire chose laquelle il faut penser avant de se mettre aimer un mme si on ne veut pas tre embt plus tard. Le docteur Katz lui avait fait un certificat mais ces gens-l voulaient bien regarder avant de plonger. Banania tait encore plus heureux que d'habitude, il venait de dcouvrir sa ququette et c'tait la premire chose qui lui arrivait. J'apprenais des trucs auxquels je ne comprenais absolument rien mais Monsieur Hamil me les avait crits de sa main et a n'avait pas d'importance. Je peux vous les rciter encore parce que a lui ferait plaisir : elli habb allah la ibri ghirhou soubhn ad dam l iazoul... a veut dire celui qui aime Dieu ne veut rien d'autre que Lui. Moi, je voulais bien plus, mais Monsieur Hamil me faisait travailler ma religion, car mme si je restais en France jusqu' ce que mort s'ensuive, comme Monsieur Hamil lui-mme, il fallait me rappeler que j'avais un pays moi et a vaut mieux que rien. Mon pays, a devait tre quelque chose comme l'Algrie ou le Maroc, mme si je ne figurais nulle part du point de vue documentaire, Madame Rosa en tait sre, elle ne m'levait pas comme Arabe pour son plaisir. Elle disait aussi que pour elle, a ne comptait pas, tout le monde tait gaux quand on est dans la merde, et si les Juifs et les Arabes se cassent la gueule, c'est parce qu'il ne faut pas croire que les Juifs et les Arabes sont diffrents

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des autres, et c'est justement la fraternit qui fait a, sauf peuttre chez les Allemands o c'est encore plus. J'ai oubli de vous dire que Madame Rosa gardait un grand portrait de Monsieur Hitler sous son lit et quand elle tait malheureuse et ne savait plus quel saint se vouer, elle sortait le portrait, le regardait et elle se sentait tout de suite mieux, a faisait quand mme un gros souci de moins. Je peux dire a la dcharge de Madame Rosa comme Juive, c'tait une sainte femme. Bien sr elle nous faisait bouffer toujours ce qui cotait le moins cher et elle me faisait chier avec le ramadan quelque chose de terrible. Vingt jours sans bouffer, vous pensez, c'tait pour elle la manne cleste et elle prenait un air triomphal quand le ramadan arrivait et que j'avais plus le droit au gefillte fisch qu'elle prparait ellemme. Elle respectait les croyances des autres, la vache, mais je l'ai vue manger du jambon. Quand je lui disais qu'elle n'avait pas le droit au jambon, elle se marrait et c'est tout. Je ne pouvais pas l'empcher de triompher quand c'tait le ramadan et j'tais oblig de voler l'talage de l'picerie, dans un quartier o j'tais pas connu comme Arabe. C'tait donc chez nous un dimanche et Madame Rosa avait pass la matine pleurer, elle avait des jours sans explication o elle 'Pleurait tout le temps. Il ne fallait pas l'embter quand elle pleurait, car c'taient ses meilleurs

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moments. Ah oui je me souviens aussi que le petit Viet avait reu le matin une fesse parce qu'il se cachait toujours sous le lit quand on sonnait la porte, il avait dj chang vingt fois de famille depuis trois ans qu'il tait sans personne et il en avait srieusement marre. Je ne sais pas ce qu'il est devenu mais un jour j'irai voir. D'ailleurs les sonnettes ne faisaient du bien personne chez nous, parce qu'on avait toujours peur d'une descente de l'Assistance publique. Madame Rosa avait tous les faux papiers qu'elle voulait, elle s'tait organise avec un ami juif qui ne s'occupait que de a pour l'avenir depuis qu'il tait revenu vivant. Je ne me souviens plus si je vous ai dit, mais elle tait aussi protge par un commissaire de police qu'elle avait lev pendant que sa mre se disait coiffeuse en province. Mais il y a toujours des jaloux et Madame Rosa avait peur d'tre dnonce. Il y avait aussi qu'elle avait t rveille une fois six heures du matin par un coup de sonnette l'aube et on l'avait. emmene dans un Vlodrome et de l dans les foyers juifs en Allemagne. C'est donc l-dessus que Monsieur N'Da Amde est arriv avec ses deux gardes du corps, pour se faire crire une lettre, dont celui qui avait tellement l'air d'un faux jeton que personne ne pouvait l'encaisser. Je ne sais pas pourquoi je l'avais pris en grippe mais je crois que c'tait parce que j'avais neuf ou dix ans et des poussires et qu'il me fallait dj quelqu'un dtester comme tout le monde.

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Monsieur N'Da Amde avait mis un pied sur le lit et il avait un gros cigare qui jetait des cendres partout sans regarder la dpense et il a tout de suite dclar ses parents qu'il allait bientt revenir au Niger pour vivre en tout bien tout honneur. Moi maintenant je pense qu'il y croyait lui-mme. J'ai souvent remarqu que les gens arrivent croire ce qu'ils disent, ils ont besoin de a pour vivre. Je ne dis pas a pour tre philosophe, je le pense vraiment. J'ai oubli de prciser que le commissaire de police qui tait un fils de pute avait tout appris et tout pardonn. Il venait mme parfois embrasser Madame Rosa, condition qu'elle ferme sa gueule. C'est ce que Monsieur Hamil exprime u quand il dit que tout est bien qui finit bien. Je raconte a pour mettre un peu de bonne humeur. Pendant que Monsieur N'Da Amde parlait, son garde du corps de gauche tait dans un fauteuil qui se tenait l en train de se polir les ongles, pendant que l'autre ne faisait pas attention. J'ai voulu sortir pour pisser mais le deuxime garde du corps, celui dont je vous parle, m'a saisi au passage et m'a install sur ses genoux. Il m'a regard, il m'a fait un sourire, il a mme mis son chapeau en arrire et il a tenu des propos pareils Tu me fais penser mon fils, mon petit Momo. Il est la mer Nice avec sa maman pour ses vacances et ils reviennent demain. Demain, C'est la fte du petit, il est n ce jour-l et il va

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avoir une bicyclette. Tu peux venir la maison quand tu veux pour jouer avec lui. Je ne sais pas du tout ce qui m'a pris mais il y avait des annes que j'avais ni mre ni pre mme sans bicyclette, et celui-l qui venait me faire chier. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Bon, inch' Allah, mais c'est pas vrai, je dis a seulement parce que je suis un bon musulman. a m'a remu et j'ai t pris de violence, quelque chose de terrible. a venait de l'intrieur et c'est l que c'est le plus mauvais. Quand a vient de l'extrieur coups de pied au cul, on peut foutre le camp. Mais de l'intrieur, c'est pas possible. Quand a me saisit, je veux sortir et ne plus revenir du tout et nulle part. C'est comme si j'avais un habitant en moi. Je suis pris de hurlements, je me jette par terre, je me cogne la tte pour sortir, mais c'est pas possible, a n'a pas de jambes, on n'a jamais de jambes l'intrieur. a me fait du bien d'en parler, tiens, c'est comme si a sortait un peu. Vous voyez ce que je veux dire? Bon quand je me suis puis et qu'ils sont tous partis. Madame Rosa m'a tout de suite tran chez le docteur Katz. Elle avait eu une peur bleue et elle lui a dit que j'avais tous les signes hrditaires et que j'tais capable de saisir un couteau et de la tuer dans son sommeil. Je ne sais pas du tout pourquoi Madame Rosa avait toujours peur d'tre tue dans son sommeil, comme si a pouvait l'empcher de dormir. Le docteur 56

Katz s'est mis en colre et il lui a cri que j'tais doux comme un agneau et qu'elle devrait avoir honte de parler comme a. Il lui a prescrit des tranquillisants qu'il avait dans son tiroir et on est rentr la main dans la main et je sentais qu'elle tait un peu embte de m'avoir accus pour rien. Mais il faut la comprendre, car la vie tait tout ce qui lui restait. Les gens tiennent la vie plus qu' n'importe quoi, c'est mme marrant quand on pense toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.

A la maison, elle s'est bourre de tranquillisants et elle a pass la soire regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn moi. C'tait une femme mieux que personne et je peux illustrer cet exemple ici mme. Si vous prenez Madame Sophie, qui tient aussi un cland pour enfants de putes, rue Surcouf, ou celle qu'on appelle la Comtesse parce que c'est une veuve Comte, Barbs, eh bien, elles prennent des fois jusqu' dix mmes la journe, et la premire chose qu'elles font, c'est de les bourrer de tranquillisants. Madame Rosa le savait de source sre par une Portugaise africaine qui se dfendait la Truanderie, et qui avait retir son fils de chez la Comtesse dans un tel tat de tranquillit qu'il ne pouvait pas tenir debout, tellement il tombait. Quand on le redressait il tombait encore et encore et on pouvait jouer comme a avec lui pendant des heures. Mais avec Madame Rosa 58

c'tait tout le contraire. Quand on devenait agit ou qu'on avait des mmes la journe qui taient srieusement perturbs, car a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, a ne lui arrivait pas la cheville. C'est moi qui tais oblig de faire rgner l'ordre et a me plaisait bien parce que a me faisait suprieur. Madame Rosa tait assise dans son fauteuil au milieu, avec une grenouille en laine sur le ventre et une bouillotte l'intrieur, la tte un peu penche, et elle nous regardait avec un bon sourire, parfois mme elle nous faisait un petit bonjour de la main, comme si on tait un train qui passait. Dans ces moments-l il n'y avait rien en tirer et c'est moi qui commandais pour empcher qu'on mette le feu aux rideaux, c'est la premire chose laquelle on met le feu quand on est jeune. La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle tait tranquillise c'tait si on sonnait la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. C'est une vieille histoire et c'tait dans tous les journaux et je ne vais pas entrer dans les dtails mais Madame Rosa n'en est jamais revenue. Elle croyait parfois que c'tait toujours valable, surtout au milieu de la nuit, c'est une personne qui vivait sur ses souvenirs. Vous pensez si c'est compltement idiot de nos jours, quand tout a est mort et enterr, mais les Juifs sont trs accrocheurs surtout quand ils ont t extermins, ce sont ceux qui reviennent le

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plus. Elle me parlait souvent des nazis et des S.S. et je regrette un peu d'tre n trop tard pour connatre les nazis et les S.S. avec armes etbagages, parce qu'au moins on savait pourquoi. Maintenant on ne sait pas. C'tait du dernier comique, cette peur que Madame Rosa avait des coups de sonnette. Le meilleur moment pour a, c'tait trs tt le matin, quand le jour est encore sur la pointe des pieds. Les Allemands se lvent tt et ils prfrent le petit matin n'importe quel autre moment de la journe. Il y avait un de nous qui se levait, qui sortait dans le couloir et appuyait sur la sonnette. Un long coup, pour que a fasse tout de suite. Ah qu'est-ce qu'on se marrait! il fallait voir a. Madame Rosa l'poque devait faire dj dans les quatre-vingt-quinze kilos et des poussires, eh bien, elle giclait de son lit comme une dingue et dgringolait la moiti d'un tage avant de s'arrter. Nous, on tait couchs et on faisait semblant de dormir. Quand elle voyait que c'taient pas les nazis, elle se mettait dans des colres terribles et nous traitait d'enfants de pute, ce qu'elle ne faisait jamais sans raison. Elle restait un moment les yeux ahuris, avec les bigoudis sur les derniers cheveux qu'elle avait encore sur la tte, elle croyait d'abord qu'elle avait rv et qu'il n'y avait pas de sonnette du tout, que a ne venait pas de l'extrieur. Mais il y avait presque toujours un de nous qui pouffait et quand elle

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comprenait qu'elle avait t victime, elle dchainait sa colre ou alors elle se mettait pleurer. Moi je crois que les Juifs sont des gens comme les autres mais il ne faut pas leur en vouloir. Souvent on n'avait mme pas se lever pour appuyer sur la sonnette parce que Madame Rosa faisait a toute seule. Elle se rveillait brusquement d'un seul coup, se dressait sur son derrire qui tait encore plus grand que je peux vous dire, elle coutait, puis elle sautait du lit, mettait son chle mauve qu'elle aimait et courait dehors. Elle ne regardait mme pas s'il y avait quelqu'un, parce que a continuait sonner chez elle l'intrieur, c'est l que c'est le plus mauvais. Parfois elle dgringolait seulement quelques marches ou un tage et parfois elle descendait jusqu' la cave, comme la premire fois que j'ai eu l'honneur. Au dbut, j'ai mme cru qu'elle avait cach un trsor dans la cave et que c'tait la peur des voleurs qui la rveillait. J'ai toujours rv d'avoir un trsor cach quelque part o il serait bien l'abri de tout et que je pourrais dcouvrir chaque fois que j'avais besoin. Je pense que le trsor, c'est ce qu'il y a de mieux dans le genre, lorsque c'est bien vous et en toute scurit. J'avais repr l'endroit o Madame Rosa cachait la cl de la cave et une fois, j'y suis all pour voir. J'ai rien trouv. Des meubles, un pot de chambre, des sardines, des bougies, enfin des tas de trucs comme pour loger quelqu'un. J'avais allum une bougie et j'ai bien regard,

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mais il n'y avait que des murs avec des pierres qui montraient les dents. C'est l que j'ai entendu un bruit et j'ai saut en l'air mais c'tait seulement Madame Rosa. Elle tait debout l'entre et elle me regardait. C'tait pas mchant, au contraire, elle avait plutt l'air coupable, comme si c'tait elle qui avait s'excuser. - Il faut pas en parler personne, Momo. Donne-moi a. Elle a tendu la main et elle m'a pris la cl. - Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici ? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit ? C'est quoi? Elle a arrang un peu ses lunettes et elle a souri. - C'est ma rsidence secondaire, Momo. Allez, viens. Elle a souffl la bougie et puis elle m'a pris par la main et on est remont. Aprs, elle s'est assise la main sur le coeur dans son fauteuil, car elle ne pouvait plus faire les six tages sans tre morte. - Jure-moi de ne jamais en parler personne, Momo. - Je vous le jure, Madame Rosa. - Kharem ? a veut dire c'est jur chez eux. - Kharem. Alors elle a murmur en regardant au-dessus de moi, comme si elle voyait trs loin en arrire et en avant : - C'est mon trou juif, Momo. 62

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Ah bon alors a va. Tu comprends? Non, mais a fait rien, j'ai l'habitude. C'est l que je viens me cacher quand j'ai peur.

- Peur de quoi, Madame Rosa? - C'est pas ncessaire d'avoir des raisons pour avoir peur, Momo. a, j'ai jamais oubli, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.

J'allais souvent m'asseoir dans la salle d'attente du docteur Katz, puisque Madame Rosa rptait que c'tait un homme qui faisait du bien, mais j'ai rien senti. Peut-tre que je ne restais pas assez longtemps. Je sais qu'il y a beaucoup de gens qui font du bien dans le monde, mais ils font pas a tout le temps et il faut tomber au bon moment. Il y a pas de miracle. Au dbut le docteur Katz sortait et me demandait si j'tais malade mais aprs il s'est habitu et me laissait tranquille. D'ailleurs, les dentistes aussi ont des salles d'attente, mais ils soignent seulement les dents. Madame Rosa disait que le docteur Katz tait pour la mdecine gnrale et c'est vrai qu'il y avait de tout chez lui, des Juifs, bien sr, comme partout, des NordAfricains pour ne pas dire des Arabes, des Noirs et toutes sortes de maladies. Il y avait srement beaucoup de maladies vnriennes chez lui, cause des travailleurs immigrs qui attrapent a avant de venir en

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France pour bnficier de la scurit sociale. Les maladies vnriennes ne sont pas contagieuses en public et le docteur Katz les acceptait mais on n'avait pas le droit d'amener la diphtrie, la fivre scarlatine, la rougeole et d'autres saloperies qu'il faut garder chez soi. Seulement, les parents ne savaient pas toujours de quoi il se retournait et j'ai attrap l une ou deux fois des grippes et une coqueluche qui ne m'taient pas destines. Je revenais quand mme. J'aimais bien tre assis dans une salle d'attente et attendre quelque chose, et quand la porte du cabinet s'ouvrait et le docteur Katz entrait, tout de blanc vtu, et venait me caresser les cheveux, je me sentais mieux et c'est pour a qu'il y a la mdecine. Madame Rosa se tourmentait beaucoup pour ma sant, elle disait que j'tais atteint de troubles de prcocit et j'avais dj ce qu'elle appelait l'ennemi du genre humain qui se mettait grandir plusieurs fois par jour. Son plus grand souci aprs la prcocit, c'tait les oncles ou les tantes, quand les vrais parents mouraient dans un accident d'automobile et les autres ne voulaient pas vraiment s'en occuper mais ne voulaient pas non plus les donner l'Assistance, a aurait fait croire qu'ils n'avaient pas de cur dans le quartier. C'est alors qu'ils venaient chez nous, surtout si l'enfant tait constern. Madame Rosa appelait un enfant constern quand il tait frapp de consternation, comme ce mot l'indi-

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que. a veut dire qu'il ne voulait vraiment rien savoir pour vivre et devenait antique. C'est la pire chose qui peut arriver un mme, en dehors du reste. Quand on lui amenait un nouveau pour quelques jours ou la petite semaine, Madame Rosa l'examinait sous tous rapports, mais surtout pour voir s'il n'tait pas constern. Elle lui faisait des grimaces pour l'effrayer ou bien elle mettait un gant o chaque doigt tait un polichinelle ce qui fait toujours rire les mmes qui ne sont pas consterns mais les autres, c'est comme s'ils taient pas de ce monde et c'est pour a qu'on les appelle antiques. Madame Rosa ne pouvait pas les accepter, c'est un travail de tous les instants et elle n'avait pas de main-d'oeuvre. Une fois, une Marocaine qui se dfendait en maison la Goutte d'Or lui avait laiss un mme constern et puis elle tait morte sans laisser d'adresse. Madame Rosa a d le donner un organisme avec des faux-papiers pour prouver qu'il existait et elle en a t malade, car il n'y a rien de plus triste qu'un organisme. Mme avec les mmes en bonne sant, il y avait des risques. Vous ne pouvez pas forcer les parents inconnus reprendre un gosse quand il n'y a pas de preuves lgales contre eux. Les mres dnatures, il n'y a pas de pires. Madame Rosa disait que la loi est mieux faite chez les animaux et que chez nous, c'est mme dangereux d'adopter un mme. Si la vraie mre veut venir l'emmerder

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aprs parce qu'il est heureux, elle a le droit pour elle. C'est pourquoi les faux-papiers sont les meilleurs au monde et s'il y a une salope qui s'aperoit deux ans aprs que son mme est heureux chez les autres et qu'elle veut le rcuprer pour le pertuber, si on lui a fait des fauxpapiers en rgle elle ne le retrouvera jamais, et a lui donne une chance courir. Madame Rosa disait que chez les animaux c'est beaucoup mieux que chez nous, parce qu'ils ont la loi de la nature, surtout les lionnes. Elle tait pleine d'loges pour les lionnes. Lorsque j'tais couch, avant de m'endormir, je faisais parfois sonner la porte, j'allais ouvrir et il y avait l une lionne qui voulait entrer pour dfendre ses petits. Madame Rosa disait que les lionnes sont clbres pour a et elles se feraient tuer plutt que de reculer. C'est la loi de la jungle et si la lionne ne dfendait pas ses petits, personne ne lui ferait confiance. Je faisais venir ma lionne presque toutes les nuits. Elle entrait, sautait sur le lit et elle nous lchait la figure, car les autres aussi en avaient besoin et c'tait moi Fain, je devais m'occuper d'eux. Seulement, les lions ont mauvaise rputation parce qu'il faut bien qu'ils se nourrissent comme tout le monde, et quand j'annonais aux autres que ma lionne allait entrer, a commenait gueuler l-dedans et mme Banania s'y mettait et pourtant Dieu sait qu'il se foutait de tout, celui-l, cause de sa bonne humeur pro-

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verbiale. J'aimais bien Banania, qui a t pris par une famille de Franais qui avaient de la place et un jour j'irai le voir. Finalement Madame Rosa a appris que je faisais venir une lionne pendant qu'elle dormait. Elle savait que c'tait pas vrai et que je rvais seulement des lois de la nature mais elle avait un systme de plus en plus nerveux et l'ide qu'il y avait des btes sauvages dans l'appartement lui donnait des terreurs nocturnes. Elle se rveillait en hurlant parce que chez moi c'tait un rve mais chez elle a devenait un cauchemar et elle disait toujours que les cauchemars, c'est ce que les rves deviennent toujours en vieillissant. On se faisait deux lionnes compltement diffrentes, tous les deux, mais qu'est-ce que vous voulez. Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rver en gnral. Je ne vois pas quoi a sert de rver en arrire et son ge elle ne pouvait plus rver en avant. Peut-tre qu'elle rvait de sa jeunesse, quand elle tait belle et n'avait pas encore de sant. Je ne sais pas ce que faisaient ses parents mais c'tait en Pologne. Elle avait commenc se dfendre l-bas et puis Paris rue de Fourcy, rue Blondel, rue des Cygnes et un peu partout, et puis elle avait fait le Maroc et l'Algrie. Elle parlait trs bien l'arabe, sans prjugs. Elle avait mme fait la Lgion trangre Sidi Bel Abbs mais les choses se sont gtes quand elle est revenue en France car elle avait voulu connatre l'amour et le type lui a pris toutes ses conomies et l'a dnonce la police franaise comme Juive. L, elle s'arrtait tou- jours lorsqu'elle en parlait, elle disait " C'est fini, ce temps-l ", elle souriait, et c'tait pour elle un bon moment passer. 69

Quand elle est revenue d'Allemagne, elle s'est dfendue encore pendant quelques annes mais aprs cinquante ans, elle avait commenc grossir et n'tait plus assez apptissante. Elle savait que les femmes qui se dfendent ont beaucoup de difficults garder leurs enfants parce que la loi l'interdit pour des raisons morales, et elle a eu l'ide d'ouvrir une pension sans famille pour des mmes qui sont ns de travers. On appelle a un cland dans notre langage. Elle a eu la chance d'lever comme a un commissaire de police qui tait un enfant de pute et qui la protgeait, mais elle avait maintenant soixante cinq ans et il fallait s'y attendre. C'est surtout le cancer qui lui faisait peur, a ne pardonne pas. Je voyais bien qu'elle se dtriorait et parfois on se regardait en silence et on avait peur ensemble parce qu'on n'avait que a au monde. C'est pourquoi tout ce qu'il lui fallait dns son tat c'tait une lionne en libert dans l'appartement. Bon je me suis arrang, je restais les yeux ouverts dans le noir, la lionne venait, se couchait ct de moi et me lchait la figure sans rien dire personne. Quand Madame Rosa se rveillait de peur, entrait et faisait rgner la lumire, elle voyait qu'on tait couch en paix. Mais elle regardait sous les lits et c'tait mme drle, lorsqu'on pense que les lions taient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu' Paris il n'y en a pour ainsi dire pas, car les

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animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature. C'est l que j'ai compris pour la premire fois qu'elle tait un peu drange. Elle avait eu beaucoup de malheurs et maintenant il fallait payer, parce qu'on paie pour tout dans la vie. Elle rn'a mme tran chez le docteur Katz et lui a dit que je faisais rder des btes sauvages en libert dans l'appartement et que c'tait srement un signe. Je comprenais bien qu'il y avait entre elle et le docteur Katz quelque chose dont il ne fallait pas parler devant moi, mais je ne savais pas du tout ce que a pouvait tre et pourquoi Madame Rosa avait peur. - Docteur, il va faire des violences, a, j'en suis sre. - Ne dites pas de btises, Madame Rosa. Vous n'avez rien craindre. Notre petit Momo est un tendre. Ce n'est pas une maladie et croyez-en un vieux mdecin, les choses les plus difficiles gurir, ce ne sont pas les maladies. - Alors pourquoi il a tout le temps des lions dans la tte ? - D'abord, ce n'est pas un lion, c'est une lionne. Le docteur Katz souriait et me donnait un bonbon la menthe. - C'est une lionne. Et qu'est-ce qu'elles font, les lionnes ? Elles dfendent leur petit... Madame Rosa soupirait. - Vous savez bien pourquoi j'ai peur, docteur. 71

Le docteur Katz s'est fch tout rouge. - Taisez-vous, Madame Rosa. Vous tes compltement inculte. Vous ne comprenez rien ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d'un autre ge. Je vous l'ai rpt mille fois et je vous prie de vous taire. Il a voulu dire encore quelque chose mais l, il m'a regard et puis il s'est lev et m'a fait sortir. J'ai d couter contre la porte. - Docteur, j'ai tellement peur qu'il soit hrditaire! - Allons, Madame Rosa, a suffit. D'abord, vous ne savez mme pas qui tait son pre, avec le mtier que cette pauvre femme faisait. Et de toute faon, je vous ai expliqu que a ne veut rien dire. Il y a mille autres facteurs qui sont en jeu. Mais il est vident que c'est un enfant trs sensible et qu'il a besoin d'affection. - Je ne peux quand mme pas lui lcher la figure tous les soirs, docteur. O est-ce qu'il va chercher des ides comme a? Et pourquoi ils n'ont pas voulu le garder l'cole? - Parce que vous lui avez fait un extrait de naissance qui ne tenait aucun compte de son ge rel. Vous l'aimez bien. ce petit. - J'ai seulement peur qu'on me le prenne. Remarquez, on ne peut rien prouver, pour lui. Je note a sur un bout de papier ou je le garde dans ma tte, parce que les filles ont toujours peur que a se sache. Les prostitues qui ont des mauvaises moeurs n'ont pas le droit l'ducation de 72

leurs enfants, cause de la dchance paternelle. On peut les tenir et les faire chanter avec a pendant des annes, elles acceptent tout plutt que de perdre leur mme. Il y a des proxyntes qui sont des vrais maquereaux parce que personne ne veut plus faire son travail. - Vous tes une brave femme, Madame Rosa. je vais vous prescrire des tranquillisants. Je n'avais rien appris du tout. J'tais encore plus sr qu'avant que la Juive me faisait des cachotteries mais je tenais pas tellement savoir. Plus on connat et moins c'est bon. Mon copain le Mahoute qui tait aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystre tait normal, cause de la loi des grands nombres. Il disait qu'une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu'elle dcide de le garder, est toujours menace d'enqute administrative et il n'y a rien de pire, a ne pardonne pas. C'est toujours la mre qui est en butte dans notre cas, parce que le pre est protg par la loi des grands nombres. Madame Rosa avait au fond d'une valise un bout de papier qui me dsignait comme Mohammed et trois kilos de pommes de terre, une livre de carottes, cent grammes de beurre, un fisch, trois cents francs, lever dans la religion musulmane. Il y avait une date mais c'tait seulement le jour o elle m'avait pris en dpt et a ne disait pas quand j'tais n. C'est moi qui m'occupais des autres mmes, 73

surtout pour les torcher, car Madame Rosa avait du mal se pencher, cause de son poids. Elle n'avait pas de taille et les fesses chez elle allaient directement aux paules, sans s'arrter. Quand elle marchait, c'tait un dmnagement. Tous les samedis aprs-midi, elle mettait sa robe bleue avec un renard et des boucles d'oreilles, elle se maquillait plus rouge que d'habitude et allait s'asseoir dans un caf franais, la Coupole Montparnasse, o elle mangeait un gteau. J'ai jamais torch les mmes aprs quatre ans parce que j'avais ma dignit et il y en avait qui faisaient exprs de chier. Mais je connais bien ces cons-l et je leur ai appris jouer comme a, je veux dire, se torcher les uns les autres, je leur ai expliqu que c'tait plus marrant que rester chacun chez soi. a a trs bien march et Madame Rosa m'a flicit et m'a dit que je commenais me dfendre. Je jouais pas avec les autres mmes, ils taient trop petits pour moi, sauf pour comparer nos ququettes et Madame Rosa tait furieuse parce qu'elle avait horreur des ququettes cause de tout ce qu'elle avait dj vu dans la vie. Elle continuait aussi avoir peur des lions la nuit et c'est quand mme pas croyable, lorsqu'on pense toutes les autres raisons justes qu'on a d'avoir peur, de s'attaquei aux lions. Madame Rosa avait des ennuis de coeur et c'est moi qui faisais le march cause de l'escalier. Les tages taient pour elle ce qu'il y avait de

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pire. Elle sifflait de plus en plus en respirant et j'avais de l'asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu'il n'y a rien de plus contagieux que la psychologie. C'est un truc quon connat pas encore. Chaque matin, j'tais de voir que Madame Rosa se rveillait car J avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle.

Le plus grand ami que j'avais l'poque tait un parapluie nomm Arthur que j'ai habill des pieds la tte. Je lui avais fait une tte avec un chiffon vert que j'ai roul en boule autour du manche et un visage sympa, avec un sourire et des yeux ronds, avec le rouge lvres de Madame Rosa. C'tait pas tellement pour avoir quelqu'un aimer mais pour faire le clown car j'avais pas d'argent de poche et j'allais parfois dans les quartiers franais l o il y en a. J'avais un pardessus trop grand qui m'arrivait aux talons et je mettais un chapeau melon, je me barbouillais le visage de couleurs et avec mon parapluie Arthur, on tait marrants tous les deux. Je faisais le rigolo sur le trottoir et je russissais ramasser jusqu' vingt francs par jour, mais il fallait faire gaffe parce que la police a toujours un oeil pour les mineurs en libert. Arthur tait habill comme unijambiste avec un soulier de basket bleu et blanc, un pantalon, un veston carreaux 76

sur un cintre que je lui avais attach avec des ficelles et je lui avais cousu un chapeau rond sur la tte. J'avais demand Monsieur N'Da Am- ,de de me prter des vtements pour mon parapluie et vous savez ce qu'il a fait ? Il m'a emmen avec lui au Pull d'Or, boulevard de Belleville o c'est le plus chic et il m'a laiss choisir ce que je voulais. Je ne sais pas s'ils sont tous comme lui en Afrique, mais si oui, ils doivent manquer de rien. Quand je faisais mon numro sur le trottoir, je me dandinais, je dansais avec Arthur et je ramassais du pognon. Il y avait des gens qui devenaient furieux et qui disaient que c'tait pas permis de traiter un enfant de la sorte. Je ne sais pas du tout qui me traitait, mais il y en avait aussi qui avaient de la peine. C'est mme curieux, alors que c'tait pour rire. Arthur se cassait de temps en temps. J'ai clou le cintre et a lui a fait des paules et il est rest avec une jambe de pantalon vide, comme c'est normal chez un parapluie. Monsieur Hamil n'tait pas content, il disait quArthur ressemblait un ftiche et que c'est contre notre religion. Moi je suis pas croyant mais c'est vrai que lorsque vous avez un truc un peu bizarre et qui ressemble rien, vous avez l'espoir qu'il peut quelque chose. Je dormais avec Arthur serr dans mes bras et le matin, je regardais si Madame Rosa respirait encore. Je n'ai jamais t dans une glise parce que c'est contre la vraie religion et la dernire chose

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que je voulais c'tait de me mler de a. Mais je sais que les chrtiens ont pay les yeux de la tte pour avoir un Christ et chez nous il est interdit de reprsenter la figure humaine pour ne pas offenser Dieu, ce qui se comprend trs bien, car il n'y a pas de quoi se vanter. J'ai donc effac le visage d'Arthur, j'ai simplement laiss une boule verte comme de peur et j'tais en rgle avec ma religion. Une fois, alors que j'avais la police au cul parce que j'avais caus un attroupement en faisant le comique, j'ai laiss tomber Arthur et il s'est dispers dans tous les sens, chapeau, cintre, veston, soulier et tout. J'ai pu le ramasser mais il tait nu comme Dieu l'a fait. Eh bien, ce qu'il y a de curieux, c'est que Madame Rosa n'avait rien dit quand Arthur tait habill et que je dormais avec lui, mais quand il a t dfroqu et que j'ai voulu le prendre avec moi sous la couverture, elle a gueul, en disant qu'on n'a pas ide de dormir avec un parapluie dans son lit. Allez-y comprendre. J'avais mis des sous de ct et j'ai rquip Arthur aux Puces o ils ont des choses pas mal. Mais la chance a commenc nous quitter. Jusque-l mes mandats arrivaient irrgulirement et il y avait des mois de sauts mais ils venaient quand mme. Ils se sont arrts d'un seul coup. Deux mois, trois, rien. Quatre. J'ai dit Madame Rosa et je le pensais tellement que j'avais mme la voix qui tremblait : - Madame Rosa, faut pas avoir peur. Vous

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pouvez compter sur moi. Je vais pas vous plaquer simplement parce que vous recevez plus d'argent. . Puis j'ai pris Arthur, je suis sorti et je me suis assis sur le trottoir pour ne pas pleurer devant -'tout le monde. Il faut dire qu'on tait dans une sale situation. ,Madame Rosa allait bientt tre atteinte par la mite d'ge et elle le savait ellemme. L'escalier avec ses six tages tait devenu pour elle l'ennemi public numro un. Un jour, il allait la tuer, ,elle en tait sre. Moi je savais que c'tait plus la peine de la tuer, il y avait qu' la voir. Elle avait les seins, le ventre et les fesses qui ne faisaient plus de distinction, comme chez un tonneau. On avait de moins en moins de mmes en pension parce que les filles ne faisaient plus confiance Madame Rosa, cause de son tat. Elles voyaient bien qu'elle ne pouvait plus s'occuper de personne et elles prfraient payer plus cher et aller chez Madame Sophie ou la mre Acha, rue d'Alger. Elles gagnaient beaucoup d'argent et c'tait la facilit. Les putes que Madame Rosa ,connaissait personnellement avaient disparu cause du changement de gnration. Comme elle vivait du bouche-oreille et qu'elle n'tait plus recommande sur les trottoirs, sa rputation se perdait. Quand elle avait encore ses jambes, elle allait sur le tas ou dans les cafs Pigalle et aux Halles o les filles se dfendaient et elle se faisait un peu de publicit, en vantant la qualit de

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l'accueil, la cuisine culinaire et tout. Maintenant, elle ne pouvait plus. Ses copi