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...... . .. ________ _ IV VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE Dans une « Note complémentaire » de son mémoire sur Coleridge et Schelling, rédigé en 1909, publié en 1971 seulement, Gabriel Marcel s'interrogeait sur les relations de Schelling et de Plotin 1 . Prenant le contre-pied d'Eduard von Hartmann 2 , qui tenait les frappantes simi- litudes pour des co!ncidences, il déclarait que la parenté ne pouvait venir du hasard et sans hésiter il estimait « difficile de ne pas considérer que Schelling a lu Plotin et tres completement >>. C'était la une conclu- sion impétueuse. Mais la meme opinion a été reprise avec vigueur il y a quelques années par Harald Holz dans sa these Spehilation tmd Faktizitat 3 et par Werner Beierwaltes dans Plato11ismus und Idealisn111s 4 L'un et l'autre soulignent l'influence de Plotin au détriment de celle de Jakob Boehme - Beierwaltes corrigeant d'ailleurs heureusement certaines affirmations péremptoires et téméraires de Holz. Le ploti- nisme et Schelling est done a l'ordre du jour de la Schelling-RenaissatJCe. En fait le nom de Plotin n'a pas attendu Eduard von Hartmann pour etre associé a Schelling. Le pamphlet de Franz Berg intitulé Sexltls ( 1804) oppose a Plotin-Schelling les sarcasmes de Sextus-Berg. Le rapprochement a du piquer Schelling, dont le second mouvement, 1. Coleridge el Schelling, Paris, Aubier, 1971, p. 2.66-2.67. 2.. Scbellings philosophiubes Syslem, Leipzig, Hermann Haucke, 1897, p. vur, Bonn, Bouvier-Grundmann, 1970. 4· Frankfurt/Main, Kl ostermann, 1972. Cf. du meme auteur Absolute Identitat. Neu- platonische Implikationcn in Schellings Bruno, Philosophmh es ]ahrbuch, So (1973, 2.), p. 2.42.-2.66 .

l'Absolu Et La Philosophie

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    IV

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE

    Dans une Note complmentaire de son mmoire sur Coleridge et Schelling, rdig en 1909, publi en 1971 seulement, Gabriel Marcel s'interrogeait sur les relations de Schelling et de Plotin1. Prenant le contre-pied d'Eduard von Hartmann2, qui tenait les frappantes simi-litudes pour des co!ncidences, il dclarait que la parent ne pouvait venir du hasard et sans hsiter il estimait difficile de ne pas considrer que Schelling a lu Plotin et tres completement >>. C'tait la une conclu-sion imptueuse. Mais la meme opinion a t reprise avec vigueur il y a quelques annes par Harald Holz dans sa these Spehilation tmd Faktizitat3 et par Werner Beierwaltes dans Plato11ismus und Idealisn111s4 L'un et l'autre soulignent l'influence de Plotin au dtriment de celle de Jakob Boehme - Beierwaltes corrigeant d'ailleurs heureusement certaines affirmations premptoires et tmraires de Holz. Le ploti-nisme et Schelling est done a l'ordre du jour de la Schelling-RenaissatJCe.

    En fait le nom de Plotin n'a pas attendu Eduard von Hartmann pour etre associ a Schelling. Le pamphlet de Franz Berg intitul Sexltls ( 1804) oppose a Plotin-Schelling les sarcasmes de Sextus-Berg. Le rapprochement a du piquer Schelling, dont le second mouvement,

    1. Coleridge el Schelling, Paris, Aubier, 1971, p. 2.66-2.67. 2.. Scbellings philosophiubes Syslem, Leipzig, Hermann Haucke, 1897, p. vur, 4 3 Bonn, Bouvier-Grundmann, 1970. 4 Frankfurt/Main, Klostermann, 1972. Cf. du meme auteur Absolute Identitat. Neu-

    platonische Implikationcn in Schellings Bruno, Philosophmhes ]ahrbuch, So (1973, 2.), p. 2.42.-2.66 .

  • 6o CONFRONTA TIONS

    le bon, est d'apprendre de l'ennerni. Le 7 avril I 804 il demande a l'ami Windischmann les Ennades, dans l'dition de Marsile Ficin ou une autre dition, quoiqu'il n'y en ait pour ainsi dire pas d'autre 5. Nous ne savons pas si Windischmann possdait l'exemplaire ni s'ill'a pret. Il a rendu compte du Sext11s dans 1' Allgemeine Literatllr-Zeittmg, sans mentionner le rapport Schelling-Plotin. Toutefois il a expdi a Wrzburg des extraits plotiniens : le 5 septembre 1 So 5 Schelling le remercie chaleureusement pour les magnifiques passages de Plotin, qu'il se permet de garder encare quelque temps . Il continue : Si quelqu'un, qui en fut capable, avait le temps et l'envie d'diter les reuvres de cet homme divin ! 6 Ce sera Friedrich Creuzer, diteur aussi de Proclus ( ddicac a Schelling), et par la prcurseur de Vctor Cousin. Or prdsment Creuzer publie cette anne-la dans le pre-mier cahier des Studien, qu'il dite avec Karl Daub, une traduction annote de textes de Plotin, sous le titre Von der Natur, von der Betrachtung und von dem Einen 7 Elle n'a pas chapp a Schelling qui en cite un fragment dans son crit contre Fichte8 A la meme poque Goethe dcouvrait a son tour Plotin, il en traduisait un court extrait9, et surtout il s'en inspirait dans le couplet fameux de la prface de la Farbenlehre : Wiire nicht das Auge sonnenhaft... , cit du reste par Schelling10. Mais poursuivons la lecture de la lettre a Windisch-mann. Schelling prie son correspondant de lui faire parvenir ventuel-lement d'autres passages sur la matiere, le temps, l'espace, la mort et la finitud e 11 Puis dans la seconde quinzaine de mars 1 8o6 il as su re son

    ~. Plitt, Aus Schelli11gs Lebm II 15; Horst Fuhrmans, Scbelli11g. Briife tmd Dokumenle III, Bouvier-Grundmann, 197~, p. 73-74 (v. la note p. 74).

    6. Plitt II 72; Fuhrmans lii 253 (p. 241-252, les theses ct les extraits communiqus par Windischmann).

    1 Studien, par Carl Daub et Friedrich Creuzer, Frankfurt-Ileidclberg, J. C. B. Mohr, 1805 : Plotinos von der Natur, von der Betrachtung und von dcm Eincn ,par Creuzer, p. 23-103 (textc : p. 30-5 5).

    8. Scbelli11gs lP"erke, d. Cotta, VII 78. 9 Cf. Briifu.echsel zwiuhm Goetbe 1111d Zelltr, I799-I8J2, d. par Ludwig Geiger, t. I :

    1799-I8r8, Leipzig, Reclam, 1902, p. 144-14~. 148 (Goethe, 1er septembre et 12 octo-bre 1805; Zelter, 5 septembre). Pour tout ce qui regarde l'influence du platonisme et du no-platonisme sur Goethe, Fichte, Novalis, Creuzer et surtout Schelling nous renvoyons a u livre prcis et document de Beierwaltes.

    1 o. W IX 221 (Erlanger Vortrage). 11. Cf. n. 6.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 61

    ami qu'il recevra tres bientt le Plotin par la malle-poste >>12 S'agit-il de l'anthologie ou des Ennades elles-memes? Le 17 avrille Plotin en question n' est pas encare part. Schelling l'a recommand >>a Caroline -ce serait done plutt les extraits que ]'original -, en esprant que le preteur pourra patienter encare quinze jours13 Il s'agit done a ces dates d'un contact pisodique.

    Nanmoins, avec une documentation vraisemblablement de seconde main, Schelling a contribu a ce renouveau plotinien que l'rudition allait consacrer. C'est alui que pense Creuzer en prsentant sa traduction : La comparaison tres obvie de propositions ploti-niennes avec maintes ides de la plus rcente philosophie reste a la charge du lecteur savant 14 Mais d'autres avaient fray la voie, le Jeune Romantisme avait serv d'initiateur. Jacobi avait fait incidem-ment allusion a Plotin15, mais c'est en lisant l'ennuyeux Tiedemann, Geist der spekt~!ativen Phi/osophie, ou Harald Holz a trouv plus de choses qu'il n'y en a, que Novalis en dcembre 1798 a dcouvert son cher Plotin et la ressemblance effrayante avec Fichte et Kant , la ressemblance idaliste 16 Un philosophe n pour moi >>, dclare-t-il a Frdric Schlegel, plus selon mon creur que les deux autres, on dit que ce n'est pas nouveau et que Maimon dans sa biographie a remarqu cette merveilleuse correspondance 17 Mais en gnral on ne s'en est pas avis, et il reste chez Plotin encare beaucoup d'inuti-

    12. Plitt li 82; Fuhrmans III 322 (p. 310, le 1er mars 1806 Windischmann a rclam son Plotin).

    13 Plitt II 84; Fuhrmans III 326. 14. O p. cit., p. 59 Plus tard Creuzer a dit le Liber de Pukhritudi11e (I Ieidelberg, Mohr-

    Zimmer, 1814, p. x1v, mention de Schelling), puis Plo1i11i Opera Omnia, 3 vol. in-4, Oxford, Imprimerie de l'Universit, 1835. L'dition en deux parties et plusieurs fascicules de Proclus s'intitule : I11itia Phi/osophiae ac Tbeologiae ex p/alollicis jo11libus dutta, sivt Procli Diarhchi el 0/ympiorhri i.1 Pla/OII Alcibiadem Comme11tarii; ejusdem Procli Institutionem Tbeologicam, cdidit Fridericus Creuzer, Frankfurt/Main, Broenner, 1820. La ddicace (p. v) est adresse a Joanni Francisco Boissonade et Friderico Guilielmo Josepho Schelling , Platonicorum Monumentorum Philosopbiaeque lnterpretibus Primariis . Cousin, de son ct, a publi Proclus d'abord en six volumes (18zo-1827), puis dans une bien meilleure dition en un seul volume (1864).

    15. Jacobi, WerkeiV /2, p. 8 (anncxe I des Lettres mr la rhrtri11e de Spinoza). 16. Fritdritb Schlege/ 1111d NoJ)(Jiii, d. par Max Preitz, 1957, p. 144 (10-11 dcem-

    bre 1798). 17 !bid. et Novalis Schriftm (Kluckhohn-Samuel), t. IV, 269. En fait, Plotin n'apparait

    pas dans l'autobiographie de Salomen Maimon (v. ibid., t. IV, 846).

  • 6z CONFRONTATIONS

    lis . Dans ses Fragmettts, Novalis souligne plusieurs fois l'analogie avec Fichte. Cet loge est caractristique :

    Plotin a foul le prernier, incit pc;ut-etre par Platon, le sanctuaire avec un esprit authentique - et apres lui personne ne s'est encore avanc aussi loin que lui - Dans maints crits anciens bat une pul-

    rsation mystrieuse et se marque l'aire de contact avec le monde invi-sible - un devenir vivant 18

    De meme que Tieck fut le hraut de Jakob Boehme dans le cercle d'Ina, de meme Hardenberg y est apparu comme le prophete de Plotin. Il a t entendu, puisque F. Schlegel mentionne le premier thologien et que Steffens crivant a August Wilhelm en r 8o3 assure tudier avec zele Jordanus Brunus, Platon et surtout Plotin 19

    Schelling l'avait presque devane. Avec ses antennes il ne pouvait etre en reste sur ses compagnons, d'autant que la philosophie abso-lue qu'il enseigne ou expose a partir de 1 8or se nourrit sciemment et explicitement des apports de la tradition2o. Toutefois, les traces for-melles de Plotin sont tres clairsemes, et postrieures en somme au moment du plus troit contact. La belle citation sur le mutisme de la nature21 est une simple illustration. La doctrine du Mal comme Bien dgrad, s'loignant et se perdant dans la matiere, allgue par les Recbercbes sur la libert bumaine, est qualifie de subtile mais insuffi-sante>}. Elle est paraphrase brillamment dans un indit des Welta/ter22 Enfin Plotin reparait, nous l'avons dit, avec 1' ceil solaire des Lerons d'Erlangen de r8zr 23. On peut ajouter une rfrence a l'manatisme dans un passage des Aphorismes de r 8o624

    18. Ibid., t. lii (Das philosopbiiche Werk II), 469. Cf. J l. J. Miihl, Novalis und Plotin (]abrbucb des Freim Deutscbm Horhstifts, 1963, p. 1 39-206).

    19. Briefe vottttnd a11 Augiiii Wi/helm Sch/egel, d. par Josef Korncr, 1930, p. 179. Pour une plus ample information, on se reportera au livre document de Franz Koch, Goethe tmd Plotin, Leipzig, J.]. Weber, 1925, en particulier p. 28-29, a K. P. Ilasse, Von P/otin zu Goetbe. Die Entwick/ung des neuplatonischen Einbeitsgedankms zur ll?eltanscbatiJIIIg der Neuzeil, Leipzig, Haessel, 1909 (un chapitre sur Schelling), et a mon ouvrage Schelling. Une phi/o-sophie en devenir, Paris, Vrin, 1970, t. 1, p. 306-307, 459-461.

    20. W IV 400-401. 21. W VII 78. 22. II?'VII 355 Cf. Ennladui 8 8 et Die Weltalltr. Urfamttwn(d. M. Schrotcr), p. 259. 23. Cf. n. 10. 24. W VII 191-193.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 63

    Mais c'est la ou Plotin n'est pas nomm que son empreinte est plus visible, jointe a celle de Giordano Bruno dans le dialogue Bruno, ou pure dans le Cours de Wrzburg et les Apboris!lles qui en sont issus. L'affinit n'est pas le fruit du hasard, meme si la divination a dpass la rencontre effective. Le no-platonisme n'tait pas ignor de la culture du xvrne siecle. Celle-ci est d'une extraordinaire rceptivit, a laquelle 1' troitesse de l' Aujklamng fait parfois cran dans l'historio-graphie. La gnrosit de Leibniz, la nouvelle comprhension du spinozisme ont redonn crdit aux Scb1varmer, c'est-a-dire aux mys-tiques de tous ordres. La mdiation de Giordano Bruno, exhum par Jacobi25, a ranim l'attention de Schelling pour le no-platonisme, auquel son platonisme prcoce le prdisposait.

    Aussi l'loignement ultrieur a l'gard de sa propre philosophie de l'Identit - devenue la philosophie ngative - l'a-t-il entrain a prendre ses distances vis-a-vis de Plotin, qu'il rejette vers le gnosticisme. Le dclin de l'inspiration plotinienne tourne en nette critique dans la philosophie tardive. Les deux colonnes de la philosophie positive sont le paganisme - la mythologie - et le christianisme; le no-platonisme, comme sous un autre aspect le judaisme, gene Schelling_ paree qu'il est en porte a faux. Illui reproche, au dbut de la Phi/o- J sopbie ratiomul/e26 et allusivement dans la philosophie des M ysteres >}27, son caractere hybride. Le no-platonisme a sub la contagian du chris-tianisme, sans se convertir a la Rvlation. Il est rest prisonnier du paganisme, il n'a pas dgag son autonomie philosophique par la ngativit de la pense; il a amalgam la raison et les mythes. Hsitant entre deux eres, il a t une philosophie extatique pour une mytho-logie extatique.

    Cette critique arpente un long chemin personnel. En effet a l'loi-gnement du plotinisme correspond le dtachement de l'intuition intellectuelle, rebaptise ex tase dans les Lerons d' Erlangen28 Or l'intui-tion intellectuelle est un fil conducteur de l'itinraire de Schelling, en

    2j. Werke IY/2, Beylage 1, p. 5-46. Cf. W III 226-227 {Brtmo) . 26. W XI 258, cf. 33 27. 11? XIII 459 28. W IX 229.

  • 64 CONFRONTATIONS -

    meme temps qu'un critere d'valuation de son plotinisme. La vision spirituelle de Plotin n' est pas non plus une donne dfinitive. La confrontation risquerait de dcevoir s'il ne s'agissait d'un grand pro-bleme philosophique, qui ne s'enlise pas dans les alas et les embarras d'une comparaison historique.

    Nous conduirons cette recherche du point de vue de Schelling. Cela s'impose, puisque l'intuition intellectuelle se regle au moins implicitement sur la vision des penseurs grecs. On prend acte, sans assez s'en tonner, du fait que l'interdit profr sur l'intuition intel-lectuelle a t de tres courte dure pour ses disciples. Presque aussitt Reinhold a repris l'expression, mais sans enfreindre le prsuppos kantien de la connaissance finie29 C'est Fichte qui, non sans hsitation, passe outre : l'autoposition du Moi, le Je suis >>, est une intuition intellectuelle, est l'intuition intellectuelle30 Sur ce point seulement, mais ce point est vital, signal pour ainsi dire a la sauvette dans le Compte rendli d' Ensideme, Fichte entre en contradiction formelle avec Kant31 Il s'efforcera longuement de montrer, dans la Seconde intro-ductioll a la doc/rIJe de la SCence ( I 797), que la COntradiction n'est qu'appa-rente et que Kant n'a proscrit le terme d'intuition intellectuelle que dans un sens prcis, diffrent de celui de Fichte32. Il avait t devane dans cette voie par son jeune mule Schelling, auquel on donnerait sans hsiter le titre de premier thoricien de l'intuition intellectuelle si l'on tait sur qu'il n'a pas bnfici (lors d'une visite de Fichte a Tbingen, ou grace aux comptes rendus d'anciens tudiants du Stift) de l'enseignement oral sotrique du titan d'Ina. Deux crits du gnie prcoce, Du Moi et les Lettres philosophiqHes s11r le dogmatisme et le criticisme, contiennent une premiere thorisation. L'intuition intellec-tuelle est l'autoconnaissance du Moi absolu, jeme connais comme Moi

    29. Kar! Leonhard Reinhold, Beylrage zur Bmchligung biJheriger Miuverlliindniue der Phi/osophen, 1, Band. Das Fundament der Elementarphilosophie, Jena, Joh. Michael Mauke, 1790; III, Neue Darstellung der Hauptmomente der Elementarphilosophie, p. 24~, 249-25 I ( XXXIX, XLIII-XLIV), 290; VI. Erorterungen ber der Vcrsuch einer neuen Theorie des Vorstellungsvermogens, p. 39~-400.

    30. Fichte, Siimlliche Werke (l. H. Fichte) I 1 16 22 (Recension d'Ensideme). 31. Cf. !'anide de F. O'Farrell, Gngorianum6o/4, 1979, Intellectual intuition in Kant's

    theory, p. 72~-746. 32. SW I 1 469-478.

    ~

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 65

    absolu par intuition intellectuelle33, 1' intuition intellectuelle atteint l'absolu, le Moi absolu. Elle est, comme l'inconditionn lui-meme, inconcevable et inaccessible a la conscience d'objet. Quiconque veut l'assimiler a l'intuition sensible se fourvoie. C'est ce qui justifie la prohibition kantienne, la recherche de Kant est strictement voue a la synthese et au Moi fini, une intuition intellectuelle n'y a pas sa place34

    Si l'intuition intellectuelle est exclue de la critique de la connais-sance, si elle n'affieure pas a la conscience objectivante, qu'est-elle et de quel droit l'affirmer? L'inconditionn en nous ne peut etre que suggr, conjur. Il est le surgissement de la libert qui explose dans le ]e suis ,un clair instantan35 C'est un branlement profond, une transe qui s'empare de tout l'etre. Mais je ne saisis la libert, l'absoluit, que dans une sorte d'arrachement. L'invocation de Platon et de Jacobi36 indique dans quelle direction contemplative va cet acte d'auto-nomie absolue. L'intuition intellectuelle n'est pas la conscience de soi. La conscience de soi prsuppose le danger de perdre le Moi 37 Elle reprsente un effort contraint du Moi fini pour se maintenir dans le flot des phnomenes. Elle est une suite d'oprations ncessaires (Fichte les reconstitue), et non l'expression de la libert sans rivages qui est le propre du Moi absolu . La conscience de soi - le Moi adja-cent aux phnomenes - sert en somme a inhiber le dfil acclr des objets, le kalidoscope des images.

    Dans quelle mesure ces notations frmissantes, qui ne laissent pas d'etre nigmatiques, concordent avec la doctrine de Fichte ou en diver-gent, ce n'est pas le lieu d'en dcider38 Mais l'intuition intellectuelle est prsente chez Spinoza, e' est-a-dire la Substance infinie lu tait

    33 IP" 1 9~ 126 167-168. 34 Ibid. 181-182. 35 Ibid. t68. 36. Ibid. 216. Cf. 186. 37 !bid. 180. 38. Parmi les dernii:res publications sur ce sujct, l'!Ude d'Ingtraud Gorland, Die

    Enlwickllmg dtr Frhphilosopbie Scbtlhitgs in der Arminandtrstlzung mil Ficble, Frankfurt, Klostermann, 1973 (Philosophische Abhandlungen 44) se recommandait par sa sobrit, avant d'crre en quelque sorte limine par les remarquables mises au poinr de Reinhard Lauth, Die &lsltbung IJOII Schtlhitgs Idmliliilspbilosopbie in dtr Allltilumdtrselzsmg mil Fhlts IP"iswuchaftslehrt, IJ9J-T8or, Freiburg-Mnchen, K. Alber, 1975

    X. TILLmrn: - 3

  • -66 CONFRONTATIONS

    prsente grace a l'intuition intellectuelle39 L'intuition intellectuelle ( intellektuale) est assimile a 1' amor intellect11alis Dei, a la connaissance du troisieme genre40 La rfrence dja mentionne a Platon et a son parent spirituel Jacobi est un corollaire. Comme la spinoziste, la contemplation platonicienne vise un pur etre originaire, absolu, immuable. Il est sous-jacent a toute pense et connaissance, pure ter-nit incontamine. Nous aspirons a lui comme a un ineffable. A l'in-suffisance de la description, au morcellement du langage - le lan-gage est fragment - supple dans une certaine mesure une intui-tion auto-acquise , l'acquisition de 1' intellectuel en nous . Mais cette supplance est inconstante, intermittente. Car si l'intuition intel-lectuelle est le milieu mystique dans lequel tu vis et tu te meus, tu penses et tu connais , ce milieu suprasensible est troubl >> par le monde sensible, par l'interception des objets; nous vivons dans la foi et non dans la vision41 - foi qu'il faut prendre dans l'tendue de sa signification jacobienne et fichtenne, affecte d'une vidence congnitale.

    Comment ne pas apercevoir dans l'intuition acquise l'envers positif de la conscience de soi s'accrochant a son identit, se retenant a soi comme a un point fixe dans le (( flot des phnomenes ou du changement? L'effort infini est a la fois la dperdition, la dispersion de l'intuition suprasensible, et sa monnaie, son succdan. Mais Schelling n'explicite pas la forme acquise de l'intuition intellectuelle, ni commentl'intuition intellectuelle, quoique incompatible avec l'intui-tion sensible, coincide avec elle dans l'effort de reprsentation de l'infini. C'est que le point de vue fichten - intuition intellectuelle interne a l'intuition sensible - est venu se greffer sur la vision pure, de meme que l'habitus du philosophe conscient de soi dans son acti-vit intellectuelle. Surtout, en dpit ou a cause de la tonitruante pro-clamation du Moi, l'goit du Moi absolu est affirme sans plus, a travers son corrlat l'absoluit de l'Ego. Le Moi est cons:u comme libert infinie, inconditionne, un inconcevable, un pur inobjectivable,

    38. lf::7 1 194 40. Ibid. 317. 41. Ibid. 216.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 67

    tandis que le Moi fini, grev par les objets, et riv a la conscience, mrite a peine d'etre h1oi. Nous n'avons en somme pour le Moi absolu que cette dtermination ngative : la dissolution de tout objet42 Le Moi absolu ne souffre ni objet, ni conscience, ni unit de la conscience, ni personnalit; et Dieu est le Moi infini, absolu, qui anantit tout objet. Le but est done l'anantissement de la personnalit, le but thortico-pratique est la destruction de toute objectivit afin que regne la spontanit sans entraves, la libert sans partage dans le dsert des choses43 Mais alors comment l'effort infini serait-il, sinon par dfaut, reprsentation de l'intellectuel? La tache du Moi fini, tant que s'interposent les objets qui le rendent fini, est irralisable, et cette impossibilit, stele kantienne plus ou moins gare, garantit la survie, l'immortalit. Toutefois l'instance persiste : pourquoi le Moi absolu, infini, est-il Moi, quel reproche exactement est adress a Spinoza ? L'intuition de Spinoza est authentique et irrprochable, son erreur rside dans l'interprtation, il aplac 1' Absolu hors du Moi44 Or seul le Moi est donn a l'intuition intellectuelle, et a la seule intuition intel-lectuelle est donn le Moi (ce qui est donn seulement par l'intuition intellectuelle, le pur Moi >>)45 Il eut fallu prouver a Spinoza que la forme originaire inconditionne, immuable, de tout etre n'est pen-sable que dans un Moi 46 Comment le prouver, si l'intuition intel-lectuelle est a elle-meme sa propre preuve? L'erreur de Spinoza ne laisse pas d'etre trange et, s'il y a erreur, comment a-t-il pula com-mettre ? Il y a un diallele a dire que seulle Moi peut etre donn par l'intuition intellectuelle puisque seule l'intuition intellectuelle donne le Moi. Il reste a expliquer l'vidence vertigineuse du Moi dans un sentiment d'exaltation et de perte de soi. Manifestement Schelling part d'une intuition selon lui premiere, originaire -le J e suis -, qu'il sous-tend et amalgame a l'intuition extatique. Mais n'est-ce pas une position arbitraire ? Car l'intuition auto-acquise se situe dans le fil de

    42.. Ibid. 2.02 207-208 215. 43 [bid. 200-201. 44 lb id. 1 94 4 5. lb id. 126 202. 46. !bid. 118 194

  • 68 CONFRONTA TIONS

    l'effort sur soi, de la libre reprise sur la contrainte et la ncessit des actes de la conscience de soi. Le saisissement par l' Absolu tant tnl(/atis tnlllandis de meme nature que l'hbtude devant les objets47, l'auto-intuition, ce mrsun1 de la libert, est et doit etre seconde par rapport a lu. Schelling poursuit done, daos son zele a rejoindre Fichte par des voies qui ne sont pas les memes, deux lignes de vise, qui tantt s'cartent et tantt chevauchent. C'est pourquoi Spinoza est en butte a des reproches contraires : ou bien il a lev le Non-Moi (l'objet) a l'identit, au pur etre (le monde n'est plus monde )48, il s'est tromp au dpart, mais rachet a l'arrive. Ou bien il a dfigur a l'arrive une intuition authentigue, il a forg la chimere et le cercle carr d'un Objet absolu49 Dans les deux cas l'exprience intuitive est sauve, c'est le systeme qui est fautif, et l'erreur n'tait pas invincible, sinon l'intuition authentique serait compromise.

    Toutefois Schelling ne pourra pas se soustraire longtemps a l'instance de l'ambiguit. Pendant toute sa carriere il a maintenu l'intuition intellectuelle - le nom ou la chose -, mais ill'a soumise a rvision et a critique. Des l'ouvrage suivant, les Lettres mr le dogtna-tistne et le criticisme, il apporte des claircissements. L'intuition elle-meme est problmatise. La huitieme Lettre offre une vritable exgese de l'intuition intellectuelle, bien avant les explications autorises de Fichte. On serait surpris d'une telle vigueur hermneutique, de la part d'un crivain si jeune, si elle ne renvoyait l'cho de discussions entre Stiftler; et justement la huitieme Lettre fait suite a une rencontre avec Holderlin60 Sans nul doute, l'intuition intellectuelle, dcrite par Rous-seau, Jacobi, K. Ph. Moritz, Heinse, Jean Paul et tant d'autres, sans parler de sa place chez les Peres souabes , tait un lment de la vie et de la pense des jeunes gens de Tbingen; elle apparait dans les notes de Holderlin, elle jalonne les Fragments thologiques de Hegel. La prcoce maitrise de Schelling dans le maniement de la notion n'est done pas tout a fait insolite.

    4 7. Fichte, S w r I 531 ( Vtm~fh titJtr flt/1411 Darstellung). 48. w 1 171. 49 w 1 193-194 202.

    ~o. Plitt I 71.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 69

    Vom Ich revendiquait l'intuition intellectuelle pour le Moi exclu-sivement. L' erreur de Spinoza tait attribue a l'interprtation, l'on n'en donnait que la cause formelle. Mais comment cette erreur a-t-elle t possible, si l'intuition tait impeccable? Il a manqu a Spinoza la reprise criticiste de l'intuition, la proclamation libertaire, saisissante, empoignante 51, du Moi. Mais l'affirmation criticiste est elle-meme une intuition, est l'intuition. Il faut done bon gr mal gr revoir la nature de l'intuition et porter jusqu'a elle la division, la source de l'erreur. Il doit y avoir quelque chose daos l'intuition spino-ziste qui !'incline a s'garer. C'est la un trait nouveau chez Schelling, il change d'attitude; non plus seulement Spinoza, mais l'intuition dont il tait le praticien accompli sont mis en srieuse discussion. Son pur clat de vision se brouille. Certes l'admiration persiste dans la page clebre, apprcie de Schopenhauer, qui thmatise la mystrieuse facult 52 La sduction de l'ternit, a laquelle Spinoza s'est aban-donn, est l'attirance de la mort. Comme le regard s'enlise dans les choses, ainsi !'esprit dans le gouffre insondable. Le rveil a lieu par la rflexion, autrement dit la conscience de soi53 ; ce n'est plus l'intui-tion implicite et sous-jacente, c'est la conscience thtique. Par la Schelling rintegre dans le dveloppement le Moi fini : de l'arrache-ment a l'intuition intellectuelle, propre au spinozisme et a ses succ-dans, nait le criticisme, philosophie de la libert et de l'activit. Pour-tant le charme de l'intuition n'est pas rompu, il suscite l'invocation inattendue a Descartes et a SpinozaM. L'illusion spinoziste, done, est cette fois invincible, l'intuition tant donne65, et l'ambiguit a disparu, au prix du sacrifice nostalgique de la mystrieuse facult. Car anticiper l'ternit, devancer le sjour intellectuel, c'est porter un coup fatal a l'action, a l'thique de la libert. L'intuition extatique, simultanment jouissance de soi et batitude panthistique - merveilleusement confondues chez Rousseau dont le sentiment de l'existence se perd

    ~ 1. W I 168. ~2. !bid. 318. 53 !bid. 324-p~. S4 !bid. 323. 5S ! bid. 317

  • -70 CONFRONTA TIONS

    dans l'exclamation enivre : O Grand Etre 1 - est momentanment dsaffecte : le sursaut nergique de la conscience et de la libert est une reprise rflexive. A ce point Fichte va intervenir et rcuprer l'intuition pour le criticisme exclusivement, non saos une sourde rprimande a son cadet56 Du reste une oscillation demeure chez Schelling, car si l'intuition est l'apanage du dogmatisme et le prncipe de tous les fanatismes57, elle figure nanmoins l'idal inaccessible vers lequel 1' effort criticiste heurte a chaque avance temporelle des (( bar-rieres infranchissables. Les exposs des premiere et dixieme Lettres, stris de contrastes, sont loquents a cet gard.

    Nous avons fait allusion a des rfrences et a des rminiscences latentes de l'intuition intellectuelle. Il faudrait tout un ouvrage pour dnombrer les expriences varies, esthtiques ou mystiques, qui a cette poque ont cristallis daos le vocable d'intuition intellectuelle. Schelling voque une gamme d' expriences mdianes , d' actions empiriques 58 autour de l'intuition. L'intuition suprasensible peut done se rverbrer sur le sensible, les objets : la rigueur, pas toujours implacable, de Vom Ich s'est assouplie. La description s'inspire d'ail-leurs ouvertement, a la fois du Jacobi extasi par la vie et 1' exis-tence et du Jacobi mlancolique happ des sa tendre jeunesse par l'tourdissement de l'ternit saos fin59, ou la transition de l'intuition intellectuelle a la mort, theme mystique galement, se trouvait prindique.

    Le talent combinatoire de Schelling se donne ici libre cours. L'intuition intellectuelle est recueillement, daos la tradition platoni-cienne, et sentiment d'ternit a la Spinoza60 Elle atteint un tre indes-tructible, tandis que le reste est apparmce, phnomene, auquel nous transfrons l'etre a partir de son site immuable. Ainsi une exprience chappe aux conditions empiriques gnrales. Que cette exprience intuitive soit produite par la libert, ce n'est pas seulement un rappel

    ~6. SW 1 1 417-449 4~1-518. 51 w 1 326. 58. Ibid. 318. 59 Werke lVfz 67-73 (Beylage III), cf. IV/1 48. 6o. W 1 317 319.

    VJSJON PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 71

    du Je suis fichten arretant le flot des reprsentations, ou un sou-venir de Jacobi pouvant reproduire a volont ses visions vertigi-neuses, c'est l'ide implicite que seule la libert accede a la libert : la libert est engendre par la libert. Nanmoins l'auteur des Lettres dserte ce point de vue pour suivre la pente du ravissement, de l'extase. L'intuition- meme sensible, nous l'avons dit - conduit a une sorte de torpeur, d'hbtude. La rflexion vigilante contrecarre le sortilege intuitif. Dans Vom Ich la conscience rflexive parait au ph-nomnisme objectif, mais au mieux comme une sous-traitance de l'intuition gologique. Maintenant elle fait piece a l'insidieuse magie de l'intuition, l'effort est positif, une nergtique de la volont. D'un ouvrage a l'autre le gain est le suivant: rapprochement des deux types d'intuition, insertion de la rflexion et de la conscience thtique de soi au Moi. Mais l'intuition intellectuelle est dtache du criticisme, et a la limite elle ne releve plus de la philosophie. Du reste ce qui est en litige est plutt l'usage de l'intuition que l'intuition elle-meme.

    Ces remarquables lucidations laissent irrsolu le probleme d'une philosophie qui trouve sa source et sa justification dans des expriences exceptionnelles. Porphyre a t tmoin d'extases de Plotin a quatre reprises61 ; elles ont t certainement plus frquentes, et le biographe note aussi l'tat quasi permanent d'absorption et de distraction , dont les extases taient les moments intenses. La puissance de cette exprience fait comprendre qu'on lu subordonne le reste. Cette acm mystique de la philosophie tracasse Emile Brhier62 : il se demande si l'on peut fonder la rationalit philosophique sur des expriences exceptionnelles et passageres. I1 se rpond a lui-meme, fort justement, que pour exceptionnelles qu'elles soient ces expriences manifestent quelque chose de fondamental, prcisment. La connaissance intime du prncipe est communion avec le prncipe. Elle ne peut etre que l'extase 63. (Le mot n'a qu'une fois chez Plotin le sens que nous lui

    61. Vie de Plolin, XXIII 131. 62. La philorophie de Plolin, Paris, Boivin, 1928, p. 163-169. 63. !bid. p. 166.

  • 72 CONFRONT ATIONS

    donnons, cet emploi n'en est pas moins lgitime)64 Sa forme rare, exceptionnelle, momentane ne l'empche pas d'etre l'tat normal et ncessaire de l'ame et de l'intelligence . L'extase proprement dite (( nous rvele a nous-memes >>, elle esta la fois l'achevement et le sti-mulant de la vie spirituelle. Brhier conclut que l'interprtation reli-gieuse du rationalisme mene a la transformation du rationalisme. Le vritable probleme est alors la communication, la dmonstration. L'Un est au-dela de la procession des hypostases. La va negativa, la thologie apophatique, a magistralement balis le chemin de l'ineffable. Ce n'est pas, sauf occasionnellement, la voie plotinienne, qui est celle de l'union transformante. La dialectique unitive, escorte d'images, transcende les dbris du langage descriptif. Or l'idalisme allemand naissant, particulierement Fichte ( dont on a relev la paren t avec Plotin des les dbuts) et Schelling, affronte une difficult analogue, puisqu'il part d'un inconcevable et d'un indicible, de l'inconditionn, atteint par l'intuition intellectuelle.

    Les descriptions existentielles de l'intuition que nous trouvons daos Vom Ich et dans les Lettres sont d'autant plus prcieuses qu'elles ne seront pas reprises. En effet les destins ultrieurs de l'intuition intel-lectuelle daos la philosophie schellingienne lui font perdre apparem-ment sa qualit d'exprience vive pour une fonction thorique instru-mentale. Les premiers crits ont un autre accent. A travers l'incan-tation des vocables et des anaphores (le pur, l'absolu, l'intellectuel...) l'intuition accuse le frmissement de la libert singuliere, elle rige l'identit absolue, l'etre imprenable; et, corrlativement, elle anantit toute objectivit et, a la limite, la conscience. Ces deux aspects, nous l'avons signal, ne sont pas bien relis ni mis en phase. Daos les Lettres la contemplation conduit a la mort, et la libert criticiste n'est plus associe a l'intuition. La critique de l'intuition intellectuelle n'envi-

    64. Cf. Maurice de Gandillac, La sagesse de Plotin, Paris, Ilachette, 1952, p. 175 "Excr-:-cxcnc; veut dire dplacement (Enn. 5 37; 6 3 21) ct n'a qu'une fois le sens technique (Enn. 6 9 1 r). L'auteur parle tres justement d'une extase sans tnebre ( ibid.); plus haut: plutt mystrieuse identification a la Lumiere pure que saisie cognitive de ce qui est pro-prement "inobjectivable" , clat rayonnant (p. 155). Il souligne que l'.X

  • 74 CONFRONTATIONS

    avec la distinction d'une extase salutaire et d'une extase funeste : extase, vox anceps69 L'attaque de la Prface de la Phnof!Jnologie de /'esprit contre l'intuition au coup de pistolet a dsar~onn Schel-ling. Peut-etre avait-il tort de se sentir directement vis, d'autant que l'intuition rationnelle de l'Identit a transgress quivalemment dans le savoir hglien. Toujours est-il que l'intuition intellectuelle est dsormais un fer brUlant. Attribue au thosophisme de Boehme et au savoir nescient de Jacobi, elle n'est que la fruste bauche de la connaissance potentielle labore par Schelling70 Plotin et les no-platoniciens encourent un certain dcri. 11 semble meme que Plotin ait expriment la mauvaise extase et qu'il ait dform l'enseigne-ment des Mysteres (ou le P. Ren Arnou voit, a travers les nuits ini-tiatiques, la figure des degrs de la contemplation unifiante)71 Plotin ou le paganisme qui ne veut pas trpasser ... Ce n'est pas a dire que l'intuition ait disparu de la nouvelle philosophie de Schelling. Un ceil exerc l'aper~oit sans peine, meme quand elle n'est pas thmatise. La fameuse Mit-Jvissenschaft de la cration - avec sa variante orthogra-phique Mitt-Jvissmschaft (science moyenne, science centrale)72 - est l'hritiere de la connaissance absolue, ou l'homme tait MitJvisser des AJ/73 L'anamnese est le retour a la source et au centre des choses. Le langage de !'origine, interprt laborieusement et gnialement dans les tl7eltalter, fait vibrer encore la voix silencieuse de la Nature74 Le dsert inicial, 1' extase et la sagesse nesciente des Lerons d' Erlangen puisent a la meme nappe intuitive et mystique. La derniere philo-sophie recueille maint vestige cristallis de l'intuition intellectuelle : la pense en clair du Crateur, sa contraction et son souffie qu'il retient 75, l'intuition adamique, l'initiation aux M ysteres. Mais la trace la plus nette est encore vivante. Elle se trouve a la charniere des deux philosophies positive et ngative, dans la transition de celle-ci a

    69. Ibid. 230. 70. [bid. 184-190. 71. Op. til., p. 274. 72. W VIII 2oo; Urfammgtn 4, II2 (Mitt-wissenschaft). 73 Cf. VI 140 (das AIJ weiss in mir) et VIII 185 (Mitwisser Gottes). 74 Cf. w n 378. 75 WXIII 252.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 75

    celle-la. Schelling l'appelle l'extase ou l'abime de la raison76 La raison devant l'Etre immmorial et ncessaire qui est son indevan~able absolu est saisie de stupeur, transie d'extase, il faut une autre philoso-phie pour l'arracher a ce vertige, a l'ensorcellement de l'absolu. Dans une prsentation moins dramatique77, la philosophie rationnelle connait aussi ce moment hypernotique de contact subjugu avcc l'Etre. La rminiscence aristotlicienne est avre, mais surimprime a une marque schellingienne. La prcession de l'etre se manifeste a une intuition ontologique dont le revers pourrait etre suggr par le mot moderne ngintuition 78.

    Jusque-la les ultimes pripties de l'intuition intellectuelle. Mais nous l'avons laisse au seuil d'une courte priode de latence, qui coincide avec le dclin du Moi absolu. Une virtualit de Vofll Ich prend le pas sur tout le reste, a savoir l'insertion de la Nature et du Moi fini dans la ralisation de 1' Absolu. L'infini se reprsente dans le fini par la vie incessante et jaillissante des formes. Les Abhandl11ngen (1796-1797), pleines de rsonances goethennes (l'hymne de Tobler) et herderiennes, supposent l'intuition intellectuelle de la Nature, sous-jacente a la future philosophie de la Nature. La rupture du sensible et de l'intellectuel, amortie des les Lettres, est apparemment colmate. Les deux intuitions se synthtisent dans la notion d' intuition produc-tive >>, issue de l'imagination. Ainsi s'effectue une inflexion dcisive de l'intuition intellectuelle, qui perd justement sa rigueur intellectuelle. La distinction de la raison et de l'imagination cratrice s'attnue, et l'imagination apparait, avec la caution de Kant et de Fichte, comme la grande et merveilleuse facult idaliste, dralisante et cratrice. La Critique du jugement, vante par Fichte et Schelling, a fray la voie. De sorte que la mystrieuse facult qui nous arrache au temps, qui nous fait flotter entre ciel et terre, serait en effet l'imagination, laquelle nous entraine sur les ailes du reve aux confins de l'extase. Elle serait le fil conducteur des tats intermdiaires localiss au-dessous de

    6. lb id. 163. 77 117 XI 558 (Philotophie ralionnel/e). 78. Maurice Merleau-Ponty, Le 11isible el J'i11visiblt, Paris, Gallimard, 1964, p. 118.

  • --

    L

    76 CONFRONTATIONS

    l'intuition pure du Moi -le talisman de l'alliance du sensible et de l'intellectuel, de l'extrieur et de l'intrieur, chere aux mtaphysidens poetes, Holderlin et Novalis. Si ces derniers, et plus encore Frdric Schlegel, se servent aussi de l'intuition intellectuelle, c'est qu'ils y rattachent le don potique par excellence, l'imagination. Schelling, de meme, dans les Lettres, n'a humili la contemplation que pour exalter l'imagination. Il suivait en cela l'exemple de Fichte.

    Car Fichte, de son cot, avait remis la haute main sur la thorie de l'intuition79 Loin d'en nier le caractere imaginatif, il l'applique au contraire au sentiment du sublime. Mais il sous-entend une imagina-tion pure, telle que celle des mathmaticiens. Dans son essence l'intui-tion est la pure actualit nergtique du Moi, immdiatement cons-ciente, qui se redouble en intuition philosophique, intuition rflexive, dont l'exercice malais consiste a dgager, par une srie nouvelle d'actes arbitraires, la srie ncessaire des actes du Moi80 Ce redouble-ment mesure l'cart de soi a soi, propre a la raison finie. Mais Fichte insiste sur la fonction transcendantale - intuition transcendantale est la formule de Hegel - et ill'impose a Schelling. En effet, conform-ment aux prcisions de Fichte, le Systeme de l'idalisme tramcendantal, rdig dans !'esprit de la Doctrine de la science, dissocie a nouveau l'intuition (rflexive, gologique) et l'imagination productives1.

    Cependant c'est dans le Systen1e que se prpare l'exode hors de la Doctrine de la science. Le miracle de l'Art confere une dimension nouvelle au transcendantal. L'intuition esthtique, avant tout de l'artiste gnial mais aussi de !'amateur d'art a la Wackenroder, est l'intuition intellectuelle objective82 Le monde esthtique, art et posie, tend au philosophe un miroir magique dans lequel il reconnait l'odysse de l'esprit83 En meme temps cet Art dont les tableaux et poemes percent mille fenetres sur un monde intellectuel, dtient la

    79 Dans la Se conde introduction a la dtJctrine de la scimce, Siimtliche Werke 1 1 4 ~ 1-~ 18. So. Cf. le dveloppemem du Systeme de l'idlalisme lransmuianlal, W 111 39~-397. 81. L'intuition productive ou l'imagination couvre toute la seconde poque trans-

    cendantale (jusqu'a W 111 ~o4). Pou.r la distinction, cf. ibid. 631. 82. !bid. 62~ (ct note) 627 631. 83. !bid. 627-628.

    viSION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNE 77

    clef transcendantale de la Nature, puisque le meme esprit cach pr-side aux reuvres polymorphes du Gnie naturel et a l'univers glorieux des grands artistes.

    Si bien que l'intuition intellectuelle quitte le cercle troit de la conception fichtenne, elle est libre en vue d'une philosophie de grand style, la philosophie, dont elle est l'organe. Elle est l'instrument ncessaire du savoir absolu ou rationnel, spculation, contemplation, connaissance absolue. Les Lef011s sur la mthode des tudes rmiversitaires la dfinissent en des termes qui se ressentent encore de Fichte :

    Sans intuition intellectuelle pas de philosophie ! De meme que la pure intuition de l'espace et du temps n'est pas dans la conscience commune comme telle, car elle aussi est l'intuition intellectuelle, rflchie seulement dans le sensible, en philosophie l'intuition retombe tout entiere dans la raison ... Elle ne peut etre donne. Sa condition ngative est la vue claire et intime du nant de toute connaissance finie. Chez le philosophe elle doit devenir caractere, organe immuable, entrainement (Fertigkeit) a tout voir seulement comme il se reprsente dans l'Ide s4

    L'intuition fichtenne est dispose a la vision et a la construction de la totalit. Les Lef011s de Wiirzburg corrigent l'impression d'aristocra-tisme : l'absence de l'intuition intellectuelle prouve seulement que la raison chez la plupart des individus n'est pas parvenue a la clart de la connaissance de soi : mais elle n'est rien de particulier, au contraire elle est le compltement universel 85.

    Il n'est plus question des hauts moments, dont la lumiere intacte va s'teignant sur les fragments du langage. L'intuition intellectuelle est une habitude mthodique, un habitus, dont la fonction est fonda-mentale. Voie d'acces a la philosophie absolue, elle est formellement l'identit absolue de l'Etre et du Voir86, symbolise par l'image ploti-nienne et goethenne du miroir crateur87, rpercute sur toutes les diffrences et tous les contrastes, dont la trame uniforme tisse la phi-

    84. 117 V 2 ~ ~-2 ~6. Ferligkeil se trouve dans le Sysletl/e de l'idialisme lranscendantal, p. 34 ~. 8 ~. W VI 1 H Cf. Systeme, p. 370. 86. W VII 63. 87. Auquel Franz Koch consacrc un chapitrc tres riche, Der schaffende Spiegel .

  • 78 CONFRONTATIONS

    losophie de l'identit. Le soleil voit et l'reil est un soleil en miniature : ce theme no-platonicien agr par Goethe sous-tend l'bauche de mtaphysique de la lumiere latente dans les LefotiS de Wiirzburg88 Mais toute la philosophie idaliste de Schelling suppose et fas:onne l'intui-tion intellectuelle.

    Apparemment Schelling a subi la contagian de ses amis toman-tiques et il a fragment la notion. A l'intuition intellectuelle du Moi se juxtaposent celles de la Nature, de l'Histoire, de l'Art, de la Mytho-logie ... La dispersion des objets devrait retentir sur la structure no-tique. Mais en fait l'unit formelle est sauvegarde et le lien maintenu avec l'intuition intellectuelle originaire du philosophe. Certes l'intui-tion de l'Histoire, de l'Art ou de la Mythologie n'est pas forcment l'apanage du philosophe de ces disciplines; elle est meme prleve sur le regard du grand historien (tel Johannes von Mller), du grand artiste spontan (Goethe), du peuple hellene, d'Homere et d'Hsiode, et du mythologue qui coincide avec la genese et la mtamorphose des dieux. Mais c'est le philosophe qui claircit et qui potentialise ces intuitions, convoquant ces tmoins gnriques, Johannes von Mller et Goethe, mais aussi Karl Philipp Moritz, Winckelmann ( dont les transports esthtiques sont des intuitions intellectuelles ), Raphael, Phidias ... Elles sont d'ailleurs relies organiquement, Nature et Art, Art et Mythologie, Mythologie et Nature, Nature et Histoire, Ilistoire et Mythologie89 Le savoir absolu originaire investit ces manifesta-tions de 1' Absolu, une intuition immdiate, suprasensible se charge de reconnaitre ... cette sainte unit o u Dieu est inspar de la Natureoo.

    Cette mention du Bmno dsigne le moment ou Schelling est le plus proche du foyer plotinien. La Nature est contemplation du Tout parfait , sereine possession et connaissance de soi, elle produit en contemplant, elle donne a voir, sans bruit, dans le silence, dans le repos du sabbat 91 La doctrine de l'intuition productive, piece maitresse de la philosophie thorique ( dans le Systen;e de philosophie

    88. WVI 195-200 229-230. Cf. VII 148 162-165 172 202. 89. Cf. W III 629. 90. W IV 307. 91. 117 I1 378.

    VISION PLOTINIENNE ET INTUITION SCHELLINGIENNF. 79

    transcendantale), allait au-devant du ile:pt 8e:wpLo:t;. Mais Bruno, les Aphorisllles, la prface a la rdition ( 1 8o6) de L' A"'e du monde et le pamphlet contre Fichte attestent la fascination du prodigieux vqyant visibfe92 appel la Nature. Le symbole dja allgu du miroir cra-teur et toutes les mtaphores lumineuses procedent de l'autocontem-plation de la Nature - son etre est un voir, son voir est un etre93 -, dans laquelle la structure du refltant-reflt a son origine94 L'reil est une escarboucle de soleil95 paree que toute vision est fulguration, effulgence, rverbration. Dans l'univers platonicien et schellingien (de l'Identit) il n'y a ren que transparence 96, les faisceaux lumi-neux se renvoient la clart. Jusqu'aux confins de la matiere jouent et chatoient des reflets, elle rayonne faiblement de 1' clat lointain de l'Un97, qui vient s'amortir sur sa surface mate. Schelling, qui n'a pas accept l'explication plotinienne du Mal par dgradation9s, a repris par contre le scintillement de la lumiere sur le monde matriel. La ralit finie jette des ombres dans la substance infinie >>, mais dans le monde reflt le nant reflete le tout, la substance infinie irradie par rfraction son essence dans le nant, comme le spectre a travers le prisme99 Tout est correspondance et tout est centre100 La connaissance est mesure a l'intensit et a l'agilit de la lumiere. Les belles cadences des discours de Bruno et d'Alexandre font cho aux grandioses images de Plotin dcrivant l'univers dans le dploiement des hypostases. Car, quelle que soit la transcendance de l'Un, il n'est pas isol de l'ensorcelante beaut de l'univers : Il y a une seule plante, un seul univers ... une fatalit de toutes choses, une vie, une mort ... 101 L'ame du Monde est partout

    92. Express ion de Mcrlcau-Ponty (o p. cit., p. 191-192). Cf. Em1. 2 9 2; 3 8 4 (le passage traduit par Crcuzer et cit par Schelling). Chez Schelling: I 440-441 446.

    93 V. n. 86. 94 i\Iarsile Ficin rcnchrit encore sur Plotin. 95 Enn. 1 6 9 (bcpOot"A.to

  • So CONFRONTATIONS

    rpandue, infiltre dans tous les pores de l'etre. L'Un donne pour ainsi dire de son surplus, de son superftu. Une vie surabondante, supereffiuente, dbordante, irrigue et inonde la totalit102. C'est pour-quoi sur tout etre et jusque sur le sommeil du vgtal s'inscrit le trait de l'esprit, se grave la signature de l'Ame103, un vestige et une ent-lchie. Il faut reculer extremement loin pour trouver l'inerte, la matiere, sur laquelle ftotte encore la lueur fugitive de 1' Absolu.

    L'intuition intellectuelle ou la vision de l'intelligence (~ -ro vo l>ljL~) se confond alors avec I'opration de la Nature artiste qui produit en contemplant, 6cx, 6wp[cx, dans une tranquille intuition de soi104 Du secret de cette opration le philosophe n'est pas exclu. Pendant un temps assez court, que Jean-Franc;ois Marquet considere comme la minute heureuse du parcours de cette reuvre en devenir, Schelling affili a Plotin, comme le sera plus tard Bergson, a jet un long regard sur le calme des dieux >>105 La philosophie n'est pas la remmoration crpusculaire que Hegel va bientt introduire, elle est une cration artistique, la prsentation d'un univers absolu ou tout n'est qu'ordre et beaut 106, dans la clart diurne de l'Ide. Plotin et le no-plato-nisme ont directement inspir la rapparition de cette figure philoso-phique dans laquelle se condense ce que Hegel encore appelait la substance de l'aurore.

    102. 1~ Vll18I 189 191 201. 103. /bid. 188 214 218. Et I 386. 104. W Il nz-313 378. 105. Paul Valry, Le &imetitre marin. 106. Baudelaire, Invita/ion au IJOyage.

    V

    LA PHILOSOPHIE DE L'ART

    I

    Au moment ou Schelling a revetu les fonctions de secrtaire gnral de l'Acadmie des Beaux-Arts rcemment fonde (1808-1821), puis de conservateur gnral - un poste taill sur mesure - des col-lections scientifiques ( 18 2 7-1 841 ), chaque fois avec un fixe plus que dcent, il a cess assez curieusement de s'intresser au probleme esth-tique, sinon aux choses de l'art. La description enthousiaste que le publiciste et polygraphe Alexandre Jung, de Konigsberg, compagnon de voyage de Rosenkranz, fait de sa visite ( t 1 8 3 8), doit son faste a l'imagination luxuriante du visiteur :

    ( Jung motile le large escalier de marbre) : Je sais tout au moins ceci : de magnifiques statues de divinits, les copies dlicieuses - ou y avait-il aussi quelques originaux ? - me renvoyaient leur srnit lysenne ou encore leur mlancolie infernale. Mais a mesure que je montais les marches c'tait de plus en plus l'Olympe.

    Et plus loin :

    Si dja la vole d'escalier et le palier m'avaient transport dans la Glyptotheque de Munich, maintenant je me croyais en pleine Pina-cotheque de la capitale royale. Les tableaux taient aligns l'un contre l'autre au mur. Ma myopie m'a fait du tort et je ne veux done me

  • 82 CONFRON'rA'fro..s

    porter garant de rien de prcis, cependant mon imagination devient le miroir tlescopique qui, a partir des tablcaux de cet espace musal splendide, rapprocha de moi tous les Ages du Monde de Schelling >>1.

    Touchant aveu ! Pourtant la description hyperbolique se poursuit de plus belle. On devine toutefois l'exagration, d'autant que la mmoire de Jung ne coincide guere avec les souvenirs de regards plus objectifs; par exemple l'tudiant russe Pierre Kirejevski, il est vrai quelques annes auparavant, a t frapp plutt par la simplicit et la modestie du mobilier2

    Quoi qu'il en soit, l'autre voyageur, Rosenkranz, pe1erin rticent de Munich, a raison sans doute de percevoir une harmonie prtablie entre Schelling et l'Athenes du Nord3 D'autres, comme les profes-seurs et publicistes frans;ais Lerminier et Saint-Marc Girardin, souli-gnent aussi l'accord entre le portrait et le cadre, la personne et l'envi-ronnement4. Mais ce n'est que l'aspect extrieur. La rflexion propre-ment dite sur l'art a disparu. Tandis que la phi1osophie de la Nature connait - dans la science rationnelle - une espece de rsurrection, la philosophie de l'Art reste pour ainsi dire ensevelie. Une allusion, d'ailleurs tres belle, a la Leukothea5, dont la mlancoligue vision traverse 1' Ex pos de 1' e111piris1J1e philosophiqlle, est une des tres rares impressions artistiques de l'reuvre tardive. La mythologie, autrefois matiere principale et chantier de tout art et de toute posie, sert main-tenant a d'autres fins, elle est le chemin douloureux de la conscience prhistorique en quete du Dieu perdu. Apparemment l'art en philo-sophie, comme dit Dieter Jahnig, est un chapitre dos. Ce fait appar-tient a la transmigration archiconnue de la derniere philosophie, qui opere une rduction factuelle a la religion. Schelling n'explore plus dans 1'art le mystere de 1' Abso1u, il s'est tourn vers une rvlation

    t. 1. S(helling i111 Spiegel uiner Zeitgmomn, d. X. Tilliette, Turin, Bottegn d'Erasmo, 1974, p. 407.

    Z. Jbid. p. 326-327. 3 Karl Rosenkranz, S(be/ltitg. Vor/esungm, Dantzig, 1843, p. xxx. 4 Eugene Lerminier, A11-dela d11 Rbi!t, Pars, 1840, t. 1, p. 64; t. 2, p. 32; M. Snint-

    .\[arc Girardin, Sotmmin de toyages et d'itudu, Pnris, 18p, t. 1, p. 83. 5 SW, X z68.

    LJ> pJJILOSOPHIE DE L' AR'r 83

    suprieure. L'art n'est plus que l'accompagnement ou le dpt d'une ~ rrnation transcendante. 0

    :Malgr tout, comme la lumiere d'astres morts, la philosophie antrieure >> continue a exercer une action, c'est-a-dire avant tout le dialogue Bmno et le discours de 1807 Sur le rapport des arts plastiques a la Nature , tant donn que la grandiose Philosophie de l'art git oublie dans les tiroirs. Schelling passe encore pour celui qui a intro-duit le sens esthtique en philosophie ! Les rythmes vibrants qui scan-dent le dialogue de 1802 exercent une fascination intacte. D'ou l'ton-nement du visiteur Alexis Ro, ami et famllltls de Lamennais et tmoin de la noble dispute des deux maitres, devant les maigres connaissances du philosophe en matiere d'rudition picturale. On constate aussi avec tonnement que le conservateur gnral a dans !'ensemble assez peu frquent les artistes contemporains. Il s'est certes intress aux col-lections d' artistes, il a rdig en 1817 de savantes remarques pour le rapport de son ami Johann Martn Wagner sur les statues d'Egine6 ; mais selon toute apparence il a tourn le dos a l'art de son temps, il avait surtout manqu le voyage italien et le commerce avec les artistes domicils a Rome. Il entretient des relations familieres avec Ferdinaod Wallraf, a Cologne, avec les freres Boissere, Sulpice en particulier, paree que ce sont des collectionneurs. Des liens plus super-ficiels l'attachent a des artistes de premiere grandeur, tels Dannecker, Cornelius, Overbeck, Koch, Schick, Carus, Stieler, Rauch, Thor-waldsen (auteur du mooument funraire de la charmante Auguste Bohmer), etc., mais saos proximit. D'autres, importants aussi, furent ignors, comme Schnorr von Carolsfeld, Schadow, Moritz, von Schwind, Steinle, Philipp Veit et en gnralles Nazarens et la colonie romaine, bien que la charmante et lance Luise Seidler fut une amie de jeunesse de Pauline Gotter. Le tumulte de l'art dvot et de sa cor-poration passera , crit-il a Wagner7 Dans la foule il critique apre-ment Klenze et les nouveaux difices de Munich. Malgr tout il a apprci le Walhalla8 Ren n'indique qu'il ait approch le cercle artis-

    6. IX 111-206. 1 Plitt, 11423 (la Glyptotheque et le Walhalla sont l'ceuvre de Leo von Klenze). 8. Ibid.lli 180 (a son frere Karl, 1843).

  • 84 CONFRONTATIONS

    tique de Munich autour d'Emilie Linder, grie de Baader et de Bren-tano. A l'occasion il rencontre des talents divers comme Ludwig Emil Grimm, Eberhard Wiichter, Ernst Forster ... mais depuis l'loigne-ment de Friedrich Tieck il n'a de relations troites qu'avec le peintre wrzbourgeois rsidant a Rome, Johann Martin Wagner, jadis recommand par Goethe. Il appelait carissimo pittore, Fra Gio-vanni >>9, le cerbere de la Villa Malta, le vieil ours mallch, qu'il rga-lait du miel de la flatterie ... Il est trange que les artistes de la nouvelle gnration, sur place ou de passage, ne se prcipitent pas chez lui. Friedrich Pecht raconte :

    J'entrai done (dans l'aula) et j'entendis le prophete, dont la laideur frappante, la courte silhouette trapue, le crane chauve, le nez retrouss et la bouche invraisemblable m'voquerent tres vivement un casse-noisettes plein de lui-meme en train de vaticiner >>10

    Le Hambourgeois Friedrich Wasmann confesse galement sa dception:

    J'ai profit aussi une fois de la chance d'entendre un cours du grand philosophe Schelling. Un thologien protestant, hambourgeois, mon ami, m'emmena dans la salle. C'tait un expos ct une argumcntation philosophiques sur l'existence de Dieu. Bien que je n'en aie jamais dout, j'eus l'impression en coutant qu'une roue de moulin ronron-nait dans ma tete u.

    Mais l'iconographie de Schelling prouve que les artistes n'ont pas mal pris une certaine arrogance. Ils ont eu leur revanche entre autres avec le superbe dessin et le buste romain de Friedrich Tieck, avec le portrait drap de J oseph Stieler et le croquis remarquable de Krger-chevaux .

    Schelling avait commenc son office de secrtaire gnral avec

    9 !bid. II 230 (2o sept. 18ro). Cf. 233 384-38 5. 10. Atumtintr Ztil, Lebenserinnerungen, 1\funich, 1894, t. 1, p. 111-1 12. u. Ein dtu!tchu Kiintlftrltbtn von ihm ulbsl geschildtrl, d. par B. Gronvald, Leipzig,

    1915, p. 162.

    LA PHILOSOPHIE DE L' ART 8~

    un zele patent. Il avait pris une part importante a la rdaction de la constitution de la nouvelle Acadmie12 Ensuite, stimul peut-etre par Caroline, il a fait plaisir au directeur Langer pere, galement a Langer fils, en publiant dans le Morgenblatt deux ou trois articles en leur faveur. Le critique d'art dguis parait quelque peu gen aux entournures, il avance sur un terrain inhabituel. Mais le feu de paille s'est vite teint, et la gratitude avec ! Langer pere se plaint bientt ( 28 fvrier 1811) aupres du roi de l'indolence de son bras droit :

    ... paree que le secrtaire gnral Schelling lui a fait comprendre clairement que les travaux de notre Acadmie ne peuvent lui inspirer de l'amour, une mentalit qu'il tale en ne frquentant pas 1' Acadmie ni les ateliers des artistes; ni moi ni les professeurs n'entendons l'art de suggrer a M. Schelling le vrai amour de l'art 13

    C'tait au roi - sic Langer - de rappeler le philosophe a ses devoirs. Schelling a-t-il en consquence re

  • IL...

    86 CONFRONTATIONS

    qu'elle a pu observer la scene glorieuse d'une (( galerie dissi-mule :

    Schelling a parl avec une dignit, une virilit et un enthousiasme tels qu'amis et ennemis taient subjugus, et qu'il n'y a eu qu'une voix unanirne ... Pendant plusieurs semaines ensuite, a la cour comme a la ville, on n'a discouru que du discours de Schelling 18

    En effet l'approbation fut considrable. Goethe dcerne son loge convoit : Le discours de Schelling m'a procur beaucoup de joie. JI plane dans la rgion ou nous aussi sjournons volontiers 17 Mais le correspondant Jacobi rpond d'un ton pinc; il exhale sa bile d'autre part dans le sein de Bouterwek18. Fries est galement dnigreur19, Knebel plutt rserv20 Le physicien Johann Wilhelm Ritter, quoique tres bien dispos envers Schelling a l'poque, ne cache pas sa dcep-tion21. Hegel se moque dans une lettre a Niethammer :

    On aura tout vu 1 La mer produit du bl, le dsert d'Arabie du vin, le Saint-Gothard des oranges - et a Munich prosperent les penta-metres et les hexametres ... et les discours esthtico-philosophiques ... 22

    Ce n'tait done pas l'unanimit. Mais Sommering, comme la plupart des auditeurs, n'est pas conome de bravos : Le discours de Schel-ling ... a t applaudi sans partage ici et il a meme rconcili avec lui plus d'un opposant. Sa diction avec distinction est en meme temps cha-leureuse et exemplaire 23 Parmi les incrdules Westenrieder se dclare convert; il crit a Moll : Munich surtout va jubiler tout haut d'un

    16. Caroline, Briife aut der Friihromantik, d. G. Waitz- E . Schmidt, Leipzig, lnsel-Ver!ag, 1913, t. 2, p. 511 (12 octobre 18o7). 17. Briife, Hamburger Ausg. , t. 3 (1805-1821), p. 62. 18. Fr. H. ]acobi't Briife an Fr. Bouterwek aut dm ]ahrm I8oo bit I8If1, d. W. Mejer,

    Gottingen, 1868, p. 124. Cf. Briifeall Goetbe, Hamb. Ausg., t. I (1764-18o8), p. 502-503. 19. E. L. T. Henke, ]akob Friedrich Friu, Leipzig, 1867, p. 119 (a Wilhelm von Beau-lieau-Marconnay, dcembre 1807). 20. A. Hegel, 27 novembre 1807 (Briife 11011 und an Hegel, d. Johannes Holfmeister, t. I, p. 202). 21. F. Baader, Briejwechu/. Werke XV 218 (18 novembre 1807) . .z.z. Briife 11011 Ulld a11 Hegel! 194-195 (novembre 18G7). 23. R. Wagner, Samue/ Thomat ~'011 Sommtrzizg; Lebtntmd Verkehr mil mizm Ztilgmoum,

    t. 2, Leipzig, 1844, p. 144 (a Heyne, automne 1807).

    LA PHILOSOPHIE DE L'ART 87

    soutien si magnifique au gout artistique 24 Enfin le jeune Friedrich Welcker, le philologue, se fait l'cho des artistes de Rome; il crit a son pere :

    Schelling a tenu a Munich un discours dont l'excellence dpasse presque ce que j'ai lu dans le genre et dans la production littraire allemande en gnral... l'ide du prncipe de l'Art ne m'a pas paru nouvelle, mais le dveloppement dans le contexte de sa philosophie tout entiere, et !'ensemble de la dissertation, m'ont sembl magistraux u.

    Aujourd'hui encore il n'y a pas meilleure introduction a la philo-sophie schellingienne de 1' Art que ce discours. Il montre un tissu o u un entrelacs de penses et d'intentions qui parviennent a la pleine matu-rit. Sur le probleme de la Nature et de 1' Art Schelling s'tait jusqu'a prsent exprim plus d'une fois, mais seulement par allusion et jamais en dtail. La compntration des deux spheres, leur dpendance mutuelle, taient partout prsupposes, mais non thmatises. D'une part la philosoph.ie de la Nature avait influ sur le concept de gnie et mis en relief les reuvres d'art comme produits du gnie; d'autre part la vision artistique se rverbrait sur l'Univers comme Beaut. Une chose du moins est vidente, c'est que Schelling dans le sillage du Roman-tisme a surmont les problemes habituels de l'esthtique, en parti-culier kantienne, d'autant que la pulchrit11do adhaerens, la beaut artis-tique, a pris le dessus. La divinisation de la Beaut dans Bruno est pense a u sens pur de Platon et de Plotin. Simultanment ses rflexions gravitent autour de la mythologie, cette plantation trange, analogon de la Nature, mais avant tout production de la Beaut cleste. La mythologie vient done sur le devant de la scene, elle est le vritable fil conducteur de la grandiose Philosopbie de l'art. Pourtant, la Nature demeure prsente, par exemple l'artiste doit a l'aide du dessin (( dvoiler l'intrieur de la Nature et, en ce qui regarde la figure humaine,

    24. K. Th. von Ileigel, Die Miinchner Akademie von 171!1 bit I909, Festrede, gehalten am 10, Marz 1909 (Munich, 1909), p . .z.z.

    25. R. Kekul, Dat Lebm Fricdrich Go/1/ieb IJ?elckers. Nach seinen eigenen Aufzeich-nungen und Briefen, Leipzig, 188o, r. 102 (a son pcre, 25 novembre 1807).

  • r

    -

    88 CONFRONTATIONS

    amener a la surface la vrit cache plus profond , la forme comme elle est dans le projet et l'ide de la Nature 26 ; l'architecture est proche parente du monde vgtal, elle est un organisme, comme inversement la fleur est une allgorie vivante. De tels germes sont adroitement la-bors et recomposs dans le Discours.

    D'un Discours de lustre et de solennit on ne peut guere attendre plus qu'un hilan, un raccourci d'ides prouves. Mais Schelling exploite l'opportunit, et d'autant plus a fond que le public ne connait pas la lourde panoplie du systeme de l'identit. Nous sommes rnieux informs. Le thoreme gnral de la philosophie parlait de diverses puissances o u dterminations de 1' Absolu; ces puissances sont aussi les formes de sa subject-objectivation ou effiguration (Ein -bildung), implantation. D'ou le paralllisme affich des sries ou des spheres. Mais dans l'excution la construction ainsi nomme exhibait toujours un schma monotone et contraignant. Mthodiquement, done, une argumentation convaincante fait dfaut. Mais pour le contenu 1' Absolu ou l'Univers est genese des ides, le ral-idalisme doctrine des ides. Les ides h:tbitent dans la Nature cre sous l'enveloppe du fini, les ides ou les Dieux peuplent le monde de l'Art. La diffrence consiste en ceci - abstraction faite des sries -que la Nature est une rvla-tion originaire, grandiose, mais muette, tandis que 1' Art est le monde des ides grand ouvert 27 Or comment dmontrer la correspondance des deux mondes ? la mythologie est le chainon intermdiaire cherch, elle est la vue symbolique de la Nature, elle est la source et la matiere de 1' Art. Il faudrait alors exposer de fac;ron consquente la co-appar-tenance d'apres le fil d' Ariane de la mythologie. Malheureusement l'histoire et la science, pour ne rien clire de la thologie (par ex. le thologoumene de la chute), interferent dans les comptes, de sorte que le systeme perd l'quilibre. Les oppositions relles caractrisent au fond la Nature et l'histoire, l'Art et la science - d'ou la position oscil-lante de la philosophie de 1' Art, des qu'elle n'est plus centrale, et d'une fac;ron gnrale les !acunes d'une philosophie qui opere continuelle-

    26. V PS 27. !bid. 631.

    LA PHILOSOPHIE DE L' AR T 89

    ment avec les contraires. La solution du probleme que pose une philo-sophie de la Nature comme physique spculative, serait possible par l'invention et la ralit d'une nouvelle mythologie , invoque aussi par Frdric Schlegel, et dans sa mouvance, d'un art nouveau, que l'inflexion romantique n'a pas encore fait naitre, en tout cas qui est encore dans les limbes. En 1 807 e' est le pass qui domine, son ombre accompagne l'chec de l'art moderne. De ces propos Schelling est videmment responsable.

    Toutefois le Discours est un morceau fastueux, justement paree qu'illaisse de cot les problemes du systeme et qu'il convoque expli-citement ou implicitement les Grands de la culture nouvelle : Win-kelmann, Moritz, Goethe, Schiller, Tieck ... et les artistes prfrs comme le Correge ... La relation de l'art plastique a la Nature ne s'exprime pas en une servile imitation (Schelling rejette la peinture hollandaise, labore comme pour l'odorat )28, mais en reproduc-tion par l'artiste de la vie cratrice de la Nature, de sa force cratrice. \\ ~ Il ne suffit pas de ne vanter que les formes avec Winkelmann. Elles 1 sont ncessaires, inamovibles, merveilleuses, sublimes : vis superba formae, avait not Goethe, et, soit dit en passant, on mesure l'injustice du reproche fait a Schelling de la beaut dbile , dans la Prface de la Pbnomnologie de J'esprit29 Mais aux formes - n'en dplaise a Henri Focillon - manque la vie, a leur cercle magique fait dfaut !'esprit, le concept. Car un esprit vit et se meut dans la Nature, une science ouvriere produit les choses, les vivants; o u bien, plus conforme a Schelling, !'esprit mdite et soupire et reve dans les choses et les cratures, la Nature est un poeme. Ide qui jadis enivrait Herder, et plus tard Novalis. Elle se grave dans le vers immortel de Nerval : 11 Un pur esprit s'accroit sous l'corce des pierres ))30 L'artiste vritable 1

    28. Ibid. p7, cf. pr. 29. Trad. Hyppolte, t. J, p. 29. Dans ce contexte la traduction babituelle de zumutm

    est obstinment errone, et un peu d'analyse nous en dlivre. En effet l'entendement n'a pas d' ordres a donner a la beaut, rien a lu prescrire, rien a lui enjoindre. Il ne la met pas au dfi, il ne lu impose pas l'impossible. Mais il a le front de faire ce qu'elle ne peut pas faire et ce que lui est capable de faire ( retenir ce qui est mort ). La haine provienr de l'envie. La beaut fragile est jalouse du pouvoir de l'intelligence.

    30. Les Chimeru, Vers dors.

  • (

    90 CONFRONT.Al'IONS

    [}ossede un esprit crateur, en commun avec la Nature laborieuse. Il valise a l'intrieur des choses avec !'esprit naturel, qui parle en

    symboles.

    Pourtant apparemment l'Art traine derriere la Nature, car il ne peut a ses crations insuffier la vie. Le reve de Pygmalion ! Mais, plus profondment, la vie est devenir et passage, disparition : l'art, paree qu'il anime en surface seulement, reprsente le non-etre (du monde en effigie) - d'autant plus l'art de l'illusion, l'exactitude lche de l'art caractristique , un art obsd de fantmes. Seul le concept fait la vitalit, dtruit le temps dans le temps. Ici Schelling effieure le supreme contraste de l'ceuvre d'art, celui de la vie et de la mort, qu'il explique brillamment dans la Phi/osophie de l'art sur l'exemple de Niob, en quelque sorte une intuition intellectuelle 1ige31 Une expression frap-pante de la meme ide se trouve dans la onzieme Le~on des Etudes tmiversitaires : Comme l'art plastique tue ses ides, pour leur donner l'objectivit 32 C'est renverser la phrase bien connue du Surralisme et dire : d'un des Beaux-Arts considr comme assassinat... 1 Dans une gniale anticipation de la pense de Hegel, Schelling considere dsormais la cration comme une descente au tombeau et, dans les termes de Hamann, comme un ouvrage de la supreme exinanition.

    De tels accents, insolites dans le Royaume des Archtypes, ont l'air moins trange si l'on se rappelle Philosophie et religio11, la terre comme une grande ruine spectrale. Cependant ils amorcent discrete-ment un dveloppement, une avance vers un avenir cach. En effet : Schelling esquisse ses projets et destins futurs avec en meme temps une indication sur l'art grec et les idaux de Schiller. L'essence croit au-dessus de la forme, la grace est !'ame de la nature 33. Ce sont des mots clefs. L'essence, !'ame, v~ ~se. L'art se fait moyen a son tour, il rend l'ame visible dans le mdium de la Nature3'. L'ame, quise rverbere tristement sur la face douloureuse de

    31. V 625. 32. !bid. 319, cf. 631; VII 302 304. 33 VII 307 301 (303). Goethe est galement cit (307). 34 !bid. 316.

    LA pHILOSOPHIE DE L' ART 91

    Niobs5, Il importe peu que ce soit Guido Reni, presque un nouveau-venu dans le muse priv de Schelling, qui reprsente ce sens sublime de la cration artistique, manifester l'ame de l'Univers.

    Sur ce plan la mythologie meme est dpasse. L'art plastique aurait ncessairement et de soi-meme invent des natures divines36 Est-ce un clin d'ceil ame artistes contemporains, hritiers d'une grande tradi-tion teinte, pour qu'ils ne se laissent pas dcourager par l'absence d'une nouvelle mythologie? Nous disions qu'au fond Schelling frayait peu avec les artistes, meme si nous devons ajouter le critique Carl Friedrich von Rumohr. Il se rattachait toujours davantage aux Anciens. Mais sa visiona laiss des traces indlbiles chez les Roman-tiques, Runge, Koch, Schnorr, surtout K. D. Friedrich, Caros, Schinkel, plus que Guido Reni les vritables peintres de l'ame . Cependant son regard ne restait pas iix sur le printemps de l'art romantique, il se reportait vers l'arriere-saison a la 1in du xvre siecle >>37, daos la conviction que l'art et la science ne peuvent tous deux se mouvoir que sur leur axe et que personne ne peut aider l'artiste, pareil au Dieu crateur des Ages du f!londe, il faut qu'il s'aide lui-meme 38. Jadis il n'avait pas prn une telle sparation.

    II

    Sous les applaudissements Schelling a termin son discours. Il a par son loquence pris possession de Munich, mais aussi cong de la spculation esthtique. Comme si souvent, selon la loi de 1' auto-nomie de la progniture 39, il abandonne le produit achev. La vie supreme confine a la mort. Un ouvrage russi, un sommet, comme il y en a peu dans la cration schellingienne, est condamn a la solitude de la grandeur, tandis que des essais imparfaits rclament une suite.

    35 Ibid. 314315 321. Guido Reni: 320. 36. Ibid. p6. 37 Ibid. p6. 38. Ibid. 327 39 Expression de VI. Janklvitch.

  • 92. CONFRONTA TIONs

    L'exclusion (au sens schellingien du tiers exclu) caractrisait aussi le Sy.rteme de l'idali.rme lran.rcendantal de r 8oo et sa forme accomplie.

    Dans ce livre justement l'art est lev au-dessus de tous les objets. Sans doute plus tard aussi l'loge est considrable : l'art est non seule-ment le change et la monnaie de 1' Absolu, mais son miro ir, son calice du royaume spirituel. Maintes expressions de l'idalisme trans-cendantal ont pass dans les cours d'Ina et Wrzbourg, par exemple chaque tableau ouvre le monde intellectuel 40 Toutefois la philo-sophie a reconquis l'hgmonie, la philosophie de 1' Art est subor-donne a la philosophie absolue. Tandis que le systeme de philosophie transcendantale a l'art pour sommet: l'art est solution des dissonances et terre de la promesse. Certes il s'agit d'm1 .reul aspect de la philosophie (l'autre tant la philosophie de la Nature), mais selon l'intention la philosophie transcendantale exhibe un modele pour la philosophie traite comme systeme unitaire.

    L'piphanie de l'art, en conclusion, s'annonce dans le clebre passage de ton oraculaire :

    L'art est pour le philosophe la chose supreme paree qu'illui ouvre pour ainsi dire le Saint des Saints ou dans une union ternelle et erig-naire brule en quclque sorte en une seule flamme ce qui est spar dans la Nature et dans l'Histoire et ce qui, dans la vie et l'action, de meme que dans la pense, doit se fuir ternellement. L'ide que le philosophe se fait artificiellement de la Nature, est pour 1' Art originelle et naturelle. Ce que nous appclons Nature est un poeme qui se trouve enferm dans une merveilleuse criture chiffre. L'nigme pourtant pourrait se dvoiler, si nous y reconnaissions l'odysse de !'esprit qui, merveilleusement leurr, se cherchant lui-meme, se fuit lui-meme; car a travers le monde sensible, seulement comme le sens a travers les mots, seulement comme a travers une brume a demi diaphane s'entre-voit le pays du reve (Phantasie), objet de notre dsir. Chaque beau tableau nait pour ainsi dire en enlevant !'invisible cloison qui spare le monde rcl et le monde idal, et il est seulement la fenetre par laquelle les formes et les contres du monde imaginaire, qui ne luit que par intermittences a travers le monde rel, apparaissent en pleine lumiere. La Nature pour l'artiste n'est pas plus que pour le philosophe, c'est-a-

    40. V 369.

    ,A pJ-IILOSOPHIE DE L' ART 93

    dire seulement le monde idal apparaissant sous de constantes restric-tions, ou seulement le reflet imparfait d'un monde qui n'existe pas hors de lui, mais en lu. ))

    Et quelques lignes plus has : (( (il faut s'attendre a ce que) la philosophie; de meme que dans l'enfance de la science elle est ne et a t nourrie de la posie, et avec elle toutes les sciences qu'elle emmene vers la perfection, refluent apres leur ache-vement comme autant de fleuves singuliers dans l'universcl ocan de la posie d'ou elles taient sorties ))41

    Un tres beau morceau d'loquence, qui mriterait un long com-mentaire, car c'est une mosaique adroitement compose, un amalgame de reflets et de mirages. Si Goethe servait de critere pour la description du gnie, ce texte contient des chos et des indices non seulement de lui, mais aussi de Moritz, de Fichte (le leurre), de Wackenroder, de Tieck, des Schlegel et, assez surprenants, de Novalis (le chemin mys-trieux qui va vers l'intrieur, le monde devenu reve et le reve monde, l'criture hiroglyphique, qui est aussi chez Tieck). Mais dans le propre pass de Schelling rsonne l'accompagnement du Plus ancien programme contest, dont le but coincide exactement avec le sens de la citation; galement on pers:oit 1' cho des dclarations assez confuses au dbut et a la fin des Lettre.r sur le dogmatisme et le criticisme, ou 1' Art oscille entre l'extase et le combat42 On rejoint meme le foyer paternel, quand l'adage d'Oetinger quaerit se Natura non invenit mele ses cadences a des themes de Schiller et de Fichte dans l'odysse de l'esprit. Et qui pourrait omettre ou refouler le plus anden compagnon et guide dans le voyage a la dcouverte de 1' Antiquit, de la Posie et de 1' Art, Friedrich Holderlin, le poete sraphique, a cette poque dja marqu!

    Cependant la ferveur de l'annonciation tmoigne pour un bran-lement tout rcent. Sauf erreur, le finale du Sy.rteme de l'idali.rme trans-cendantal recueille le souvenir d'un vnement encare proche, a

    41. III618. Le Saint des Saints >> fait pcnser a 1' Aubadc de l'artiste de Goethe. 41 l 184-18j .

  • 94 CONFRONTAl'IONS

    savoir la rencontre des premiers Romantiques a Dresde pendant l't 1798. Un heureux hasard a runi la Fichte ct Schelling, les freres Schlegel, Tieck et Novalis, Gries, Caroline et Rache! (Levin), Amalia Tieck et Dorothea Stock... La plupart passaient leurs matines en causeries et en conversations dans la fameuse galerie ou Winkelmann avait eu son illumination, ou Dostoievski se tiendrait fascin. Ce fut l'heure natale du premier Romantisme ingal. Elle a ciment le groupe, et elle a produit au moins trois crits magnifiques : Les ta-bleaux d' August Wilhelm Schlegel et Caroline, le Dialogue sur la Posie (avec le Discours sur la Mythologie) de Frdric Schlegel -l'un et l'autre parus dans 1' Athna11111 -, enfin dans notre hypothese le dernier chapitre de l'Idalisme transcendantal.

    Pour rsumer l'essentiel : l'art remplit a l'gard de la philosophie une triple tache. Il est son vrai et ternel document 43, c'est-a-dire dans le langage du Schelling tardif, son attestation : tmoignage et lettre de crance, source de connaissance et objet d'investigation. Il est deuxiemement organon, non pas canon, et cela signifie une double dtermination : outil, instrument, voix-organisme, vivant miroir de son concept. Troisiemement il est la clef de voute du dme tout entier 44, peut-tre seulement dans un avenir lointain, quand toutes les sciences reflueront dans 1' ocan de la posie; pour le moment il est dja le reprsentant, l'hypotypose (exhibition, exposition) du suprme et de l'absolu pour le philosophe transcendantal en sa labo-rieuse dmarche.

    Ce n'est done pas miracle que le miracle de l'Art exerce sur Schel-ling un charme durable. Quelques annes se passent, au cours des-quelles, mditant parfois sur sa vocation dfinitive, il consacre du temps a la posie. Il est en froid avec Frdric Schlegel, mais il profite de l'rudite socit d' August Wilhelm, dont la femme Caroline lisse d'une main tendre les aretes du granit . Surtout il vit a l'ombre de Goethe, dans le respect et la rvrence; mais S chiller est un peu

    43 Ili 627. 44 lbid. 349 (organon universel et clef de volite).

    LA PHILOSOPHIE DE L' ART 95

    contrari. C'est a cette poque a peine coule que pense Schelling, lorsque dans le manuscrit de la Philosophie de l'art il se voue a l'tude des reuvres potiques antiques et modernes >> et au commerce avec les artistes en exercice ... , avec ceux qui outre l'heureuse pratique de l'art lui ont aussi appliqu la rflexion philosophique 45 Dans ces conditions il tait prvisible que la philosophie d'une certaine fa

  • ....

    96 CONFRONTA 1"IONs

    l'art jusqu'a ses premieres sources mystrieuses, c'est pourquoi elle peut tout au moins, puisqu'elles sont taries pour la production, les dcacheter pour la rAexion. Car par la seule philosophie on parvient au suprme62

    Mais par une espece de compensation l'art et la posie, mis quelque peu en retrait, rpandent leur faveur sur les crits imminents : sur les perles des Aphorismes, l'crit sur la libert, les captivantes versions des Ages d11 monde, Clara surtout, le dialogue du deuil discret et du clair-obscur, cher a Gabriel Maree!. Ces deux derniers ouvrages n'ont pas t termins, ni publis, ou il avait expriment la douleur et la joie de l'artiste, la lutte et l'excitation d'une tension entre vision et lan-gage. Le voyant s'est remtamorphos en penseur. Walter Schulz estime que Schelling a rsist encare une fois a la sduction et a l'aveu-glement, avantageant l'difice imposant de la derniere philosophie, d'autres pensent autrement. En tout cas il ne fait pas de doute qu'il a chang la grele mlodie de son premier crit contre le poeme sym-phonique de la maturit, pour m'inspirer d'une image du jeune Manfred Schroter destin a devenir le patriarche des tudes schellin-giennes. Peut-tre Schelling n'tait-il pas le philosophe au milieu des artistes, que d'aucuns imaginent; mais il mrite d'tre salu comme un vritable artiste parmi les philosophes.

    52. Ibid. 361 364. Pour un approfondissement de l'esrhtique schellingienne on ren-verra non a l'ouvrage prim de Gibelin, mais aux rudes de Dierer Jahnig (Die Kunl in dtr Phifoophit, 2 vol., Pfullingen, 1966, 1969) er de Luigi Pareyson (Convmazioni di Elltlita, \filan, 1966; L' E11e1ira di Schelling, Turin, 1964). Sans oublier la prcieuse di-rion du DiuOHf'l procure par Lucia Sziborsky (R. l\feiner, Ilambourg, 1983) avec l'lnrroducrion, p. vu-xxxvm.

    VI

    HEGEL ET SCHELLING A INA

    La brouille de Schelling avec Hegel s'est produite sans bruit, sans clats de voix. Il n'y a pas eu de duel pistolaire, ni de dclaration d'hostilits, comme dans la querelle avec Fichte. La derniere lettre de Schelling, au ton pinc, et qui se fit attendre (elle est du 2 novem-bre 1 8o7), est un remerciement pour l'envoi de la Phnomnologie. Jusqu'ici il n'a trouv le temps delire que la prface. Il poursuit:

    Dans la mesure ou tu fais toi-meme allusion a la partie polmique, je devrais, tout en gardant de justes proportions a l'opinion que j'ai de moi-meme, avoir de moi une trop petite ide, pour m'appliquer cette polmique. Elle ne saurait done concerner encore, ainsi que tu me le dis dans ta lettre, que l'usage abusif et les perroquets, bien que dans le texte meme cette distinction ne soit pas faite. Tu imagines aisment combien je serais heureux de me dbarrasser d'eux. Ce en quoi nos convictions ou nos points de vue pourraient diverger rellement, on le trouverait et on en dciderait brievement et clairement entre nous sans qu'il soit besoin de rconciliation; car tout est conciliable certaine-ment, a une exception pres. J'avoue, en effet, que je ne saisis pas en quel sens tu opposes le concept a l'intuition. Par concept tu ne peux tout de memc pas vouloir dire autre chosc que ce que toi et moi nous avons appel Ide, dont la nature est prcisment d'avoir deux faces, l'une le concept, et l'autre l'intuition 1

    Il termine par un Rcris-moi bientt . Mais ce bientt n'a pas eu de suite. Hegel n'a pas ragi, Schelling n'a pas insist. Leur amiti

    1. Pl irr, Am Scbel/ing Lebm, 11 124 (Briife VOII und an Hegel, I 194). X. TILLIETTE - l

  • VIII

    LE PROBLEME DE LA MTAPHYSIQUE

    Pendant des dcennies, surtout de son vivant, Schelling a pass pour un roseau instable, pour une girouette tourne a tous les vents. Aujourd'hui on affirmerait plutt sa constance, sa stabilit1. L'un et l'autre jugement sont exagrs. Peut-etre n'y en a-t-il pas de meilleure preuve que son attitude a l'gard de la mtaphysique, dont il s'est occup en permanence, quoique sporadiquement, si l'on peut risquer ce paradoxe. A vec ce fil conducteur on peut pratiquer une coupe horizontale du dveloppement, pour prendre la terminologie d'Eduard von Hartmann2

    Dans sa mince dissertation, crite sous l'inspiration de Dilthey, Manfred Schrter3 a jadis indiqu que l'impulsion mtaphysique tra-vaille en secret meme les arides thoremes de l'crit de prmices, mince galement. De la possibilit de la philosophie en gnral (1794). En plein formalisme de l'expos, il entend ou il croit entendre le

    1. Cf. Walter Schulz, Die Vol/endung du deul!chen Idea/ism111 in der Spiilphilosophie Scbellings, Stuttgart, \VI. Kohlhammer, 19~ ~ (par ex. p. 1 35); Harald Holz, Speleu/alion und Faletiziliil. Zum Freiheitsbegriff des mittleren und spaten Schelling, Bonn, Bouvier, 1970; Klaus Hemmerle, Gol/ und das Denlem nacb Schellings Spatpbilosophie, Freiburg, Herder, 1968. Dja le cours de Heidegger de l't 1936, en plein rcnversement de tendance, sou-lignait la fermet de la pense de Schelling (Schellings Abhandlung ber das Wmn der mtn-scb/icben Freiheiii809, d. par Hildegard Feick, Tbingen, Max Niemeyer, 1971).

    2. Schellings philosophiscbes Syslem, Leipzig, Hermann Haacke, 1897, p. v. 3 Der Ausgangspunkl der Metapbysile Scbel/ings tiiiiJ.'ic/ee/1 ausseiner erslm pbi/osophiscben Abha~tdltmg, Uber die Mi:iglichkeit einer Form der Philosophic berhaupt , Diss. Jena, 1908.

  • 144 ACHEVEMENTS

    timbre de la voix d'or de l'Absolu. En tout cas cette impression est confirme par le livre suivant, beaucoup plus gnral. Du lvfoi comme pritlcipe de la philosophie. Dans les paragraphes emphatiques, dsor-clonns, clate un lan mtaphysique authentique; a vrai dire il s'agit d'une mtaphysique comme rclamation de la libert. Si bien que la question mtaphysique se double de la question hermneutique. Dans les explications qui viennent on entreprend de traiter les dbuts de Schelling, jusqu'a la modification publiquement intervenue avec 1' Ex pos de moti systeme ( 1 8o1 ), comme un tout, done de montrer sa rectitude et son accord avec soi-meme. Le jeune Schelling est plus circonspect que ne l'a fait la lgende; il ne se laisse pas entrainer dans le tourbillon des mpressions et des opnons. Cela ne veut pas dire qu'l est toujours au clair sur so-meme; au contrare c'est un temps de recherche et d'orientation. En partculier sa postion au centre du triangle Spinoza (Jacobi)-Kant-Fichte est malaise a saisir, d'autant que l'attitude vis-a-vis de Fichte oscille entre le rapprochement et l'loignement et que meme un malentendu clandestin - ou faut-il dire manifeste? - est en train de s'insinuer. C'est prcisment a cause du caractere opaque de sa relation a Fichte4 que l'intention de Schelling garde quelque chose d'impntrable. C'est pourquoi les critiques, en gnral, tranchent le na:ud gordien au lieu de le dnouer. Nan-moins cela ne change rien au fait que Schelling a toujours voulu prserver son autonomie. Il s'ensuit que la discussion constante, tatonnante, avec Fichte n'a guere influenc l'attitude envers la mta-physique.

    Quoi qu'il en soit, il reste trange que les successeurs immdiats de Kant, ses admirateurs et ses pairs, a savoir Fichte et Schelling, aient si facilement survol les rsultats de la triple Critique: l'obstacle critique a t pour ainsi dire pouss de cot. Nous sommes habitus a considrer l'a:uvre de Kant comme une profonde csure dans l'his-toire de la philosophie, non sans raison, si l'on fait abstraction des

    4 Remarqu par F. Medicus, X. Lon, M. Gueroult. V. le jugement dtaill et pon-dr de Reinhard Lauth, Die EntJtehung von Sthe/lingJ ldentiliillphi/oophie in der Auuinan-tlerutzung mil Fithln Wiuenuhajlllehre, Freiburg/Mnchen, Alber, 1975.

    LE PROBLEME DE LA MTAPHYSIQUE 145

    grands postkantiens. Mais le D opo Kant" exhibe tout d'abord, au-dela de l'instance critique ct sous le nom de scicnce, une refloraison de l'exigence mtaphysique. Il est redevable a Jacobi, le dcouvreur de saint Spinoza oubli, du maintien du te/os supreme. Mais c'est surtout a Kant lui-meme que !'avenir de la mtaphysique est attribu, a partir de lui qu'une renaissance est escompte. Le titre de Max Wundt, Kant mtaphysicien , n' est pas usurp. Le Moise de notre nation , comme H olderlin l'a appel6, avat apen;:u une terre promise mta-physque.

    La tache critique proprement dite n'est pas pour autant amoindrie. Le nant des songe-creux de la mtaphysique antrieure (l'ontologe de Christian Wolff) est dfinitivement dmontr?. Mais la destruction prpare une fonclation. Kant a tout balay , dclare Schelling avec ardeur dans une lettre a Hegel, pour qu'on puisse rebatir un difice beaucoup plus beau - la mtaphore de l'difice caractrse l'entre-prise de Fichte8 . Selon ce dernier Kant tait en possession du mer-veilleux systeme de l'esprit humain, mais il a t empech par l'age ou par la crainte de prendre les mesures de sa dcouverte - une tache rserve a Fichte lui-meme9 Par consquent les pigones qui restreignent le kantisme a un systeme de la moralit, sont dans leur tort et infideles a u maitre. De la l'impitoyable polmique que Schelling mene contre eux dans les clebres Lettres sur le dogmatisme el le cri ti-cisme. Certes il met l'accent aussi sur la moralit, mais 1' Ethique a la Spinoza signifie bien plutt un systeme de la libert et de l'action (illimite). La libert comme contenu de la mtaphysique, ce serait la clef pour comprendre la pense en fusion du jeune Schelling, et en meme temps sa relation ambivalente a Fichte et a Spinoza. Disciple de Kant encore, en somme. Mais ce n'est pas pour retrer ce qu'on a

    5 Valerio Verra, Dopo Ka11t. Il criticismo ncll'cta preromantica, Turin, Edizioni di Filosofia, 1957.

    6. A son frere, 1er janvier 1799 (Ho/tlerli11. Werke 1111d Briife, d. Friedricb Beissner und Jochen Schmidt, t. 2, Frankfurt/M., lnsel-Verlag, 1969, p. 889).

    7 Plitt 1 73 (6 janvier 1795). 8. Ober den Begriff der Wimnuhaflllehrt odtr dtr JOgtnallllltll Phi/oophie, 1794 ( Werke,

    d. Medicus, I 182; ed. l. H. Fichte, 1 )3). 9 !bid. 158-159 (30-31).

  • 148 ACHEVEMENTs

    auto-attestation de la libert, entre Fichte dans le sillage de Spinoza et Spinoza a la lumiere de Fichte18. La question philosophique est apprhende radicalement. L'abandon de l'Absolu, la sortie hors de 1' Absolu, est 1' origine de tout philosopher, soit dogmatique, soit critique (c'est-a-dire partant du Moi). Le besoin de la philosophie coincide done avec la perte de 1' Absolu et l'acquisition de la cons-cience de soi, car l'Absolu et le Moi sont maintenant des grandeurs opposes. Par suite la philosophie est entierement pratique, elle nait d'un choix, et l'instance pratique est commune aux principaux sys-temes19. Ce n'est pas en vertu d'une obligation, c'est librement que je dois dcider. Pourquoi le faire a faveur du criticisme ? La sduction du spinozisme a flchi a peine, Spinoza vivait et respirait daos son systeme; mais le pril de l'intuition intellectuelle contemplative, a savoir le pril de l'annihilation du Moi, est reconnu et pass au crible. Certes le criticisme aussi est en danger de perdre le moi, pour peu qu'il reve de la concorde parfaite et du but inaccessible; mais en s'assignant des limites, il s'interdit la dmesure, il maintient l'effort pratique infini20 Ainsi est conjur !'esprit de Kant et de Fichte, tandis que leurs ouvrages, la Critique et la Doctrine de la science, telles quelles, servent de fondement thorique gnral a la philosophie - une interprtation lourde de consquences, qui aboutira un jour a la rupture avec Fichte.

    Il est vident que le criticisme ne remporte peut-etre qu'une victoire a la Pyrrhus, tant donn qu'il doit continuellement s'affirmer contre l'apparence du dogmatisme. Sa libert s'puise daos l'acti-visme de l'auto-affirmation. Le systeme du savoir est plus tentateur, mais au fond systeme de l'action et systeme du savoir se valent, comme Holderlin le pressentait21. Le diffrend du dogmatisme et du criticisme ne sera abol que par une runion qui est l'aspiration vri-table; mais pour le moment l'unilatr