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Avant-propos Lapproche psychopathologique chez les enfants issus des « nouvelles familles » Children in new families: psychopathological approach Mots clés : Pédopsychiatrie ; Familles ; Postmodernité ; Trouble des conduites Keywords: Child psychiatry; Families; Postmodernity; Conducts disorders Au cours de ce colloque, les questions relatives à la psycho- pathologie chez les enfants concernés par « les nouvelles cliniques », ont été abordées de façon très intéressante par plu- sieurs intervenants : je reviendrai brièvement sur quelques points. On la vu, un large accord se manifeste pour reconnaître la fréquence croissante dune clinique dominée par les troubles des conduites, lhyperkinésie, les troubles du comportement alimentaires, les phénomènes daddiction cest-à-dire des manifestations agies auxquelles me semblent se relier souvent dautres composantes. Du point de vue nosographique, il est donc légitime de prendre en compte la place tenue par ces manifestations ; cest pourquoi, lors dune récente révision de la Classification française des troubles mentaux de lenfant et de ladolescent (CFTMEA, R-2000) [1], notre groupe de travail a introduit une nouvelle catégorie intitulée « les troubles des conduites et des comportements », mais il a été clairement précisé que cette saisie syndromique devait être complétée par une évaluation psychopathologique qui, seule, permet le classement en pre- nant en compte les composantes dynamiques et structurales. Dans ces conditions, on découvre que les enfants concernés par ces « nouvelles cliniques » entrent dans des cadres diversifiés : la plupart des consultants sont classés parmi les pathologies limites ou narcissiques mais une proportion non négligeable trouve place également dans dautres catégories troubles névrotiques, psychoses, troubles réactionnels et même variations de la normale. Si lon se tourne maintenant vers les repères dordre étiopa- thogénique,linfluence des conditions sociofamiliales faites à lenfant apparaît incontestable, mais ces composantes doivent être resituées dans les interrelations circulaires quelles pren- nent, tout au long de lhistoire, avec des paramètres dordre neurobiologique qui participent nécessairement à lorganisation de la vie mentale. Par conséquent, la confrontation entre les différents modèles dont nous disposons aujourdhui représente, ici comme ailleurs, une exigence incontournable. De plus, selon moi, la prise en compte sous une perspective ouverte de données issues des neurosciences ou des sciences cognitives ne fait nullement obstacle au maintien dune approche psychopathologique ; cependant, ces principes ne sont pas tou- jours observés et lon voit régulièrement resurgir des explica- tions étiologicocliniques simplifiées dordre organogénétique, psychogénétique et sociogénétique. Un exemple démonstratif en a été récemment donné par lexpertise Inserm sur « le trouble des conduites » [2] ; ici, lattribution aux comportements déviants dune héritabilité génétique dominante les relie étroitement à des dysfonctionne- ments cognitifs qui apportent une explication à la fois néces- saire et suffisante. Dans ces conditions, les composantes psy- chosociales mises en valeur, aujourdhui, par létude des « nouvelles cliniques », peuvent encore être prises en compte mais seulement au titre dun facteur favorisant qui donne http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ Neuropsychiatrie de lenfance et de ladolescence 55 (2007) 301303 0222-9617/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2007.07.006

L'approche psychopathologique chez les enfants issus des « nouvelles familles »

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Page 1: L'approche psychopathologique chez les enfants issus des « nouvelles familles »

http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 301–303

Avant-propos

0222-9617/$ - see front matterdoi:10.1016/j.neurenf.2007.07.0

L’approche psychopathologique

chez les enfants issus des « nouvelles familles »

Children in new families: psychopathological approach

Mots clés : Pédopsychiatrie ; Familles ; Postmodernité ; Trouble des conduites

Keywords: Child psychiatry; Families; Postmodernity; Conducts disorders

Au cours de ce colloque, les questions relatives à la psycho-pathologie chez les enfants concernés par « les nouvellescliniques », ont été abordées de façon très intéressante par plu-sieurs intervenants : je reviendrai brièvement sur quelquespoints.

On l’a vu, un large accord se manifeste pour reconnaître lafréquence croissante d’une clinique dominée par les troublesdes conduites, l’hyperkinésie, les troubles du comportementalimentaires, les phénomènes d’addiction — c’est-à-dire desmanifestations agies auxquelles me semblent se relier souventd’autres composantes.

Du point de vue nosographique, il est donc légitime deprendre en compte la place tenue par ces manifestations ;c’est pourquoi, lors d’une récente révision de la Classificationfrançaise des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent(CFTMEA, R-2000) [1], notre groupe de travail a introduitune nouvelle catégorie intitulée « les troubles des conduites etdes comportements », mais il a été clairement précisé que cettesaisie syndromique devait être complétée par une évaluationpsychopathologique qui, seule, permet le classement en pre-nant en compte les composantes dynamiques et structurales.Dans ces conditions, on découvre que les enfants concernéspar ces « nouvelles cliniques » entrent dans des cadresdiversifiés : la plupart des consultants sont classés parmi lespathologies limites ou narcissiques mais une proportion nonnégligeable trouve place également dans d’autres catégories

© 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.06

— troubles névrotiques, psychoses, troubles réactionnels etmême variations de la normale.

Si l’on se tourne maintenant vers les repères d’ordre étiopa-thogénique, l’influence des conditions sociofamiliales faites àl’enfant apparaît incontestable, mais ces composantes doiventêtre resituées dans les interrelations circulaires qu’elles pren-nent, tout au long de l’histoire, avec des paramètres d’ordreneurobiologique qui participent nécessairement à l’organisationde la vie mentale. Par conséquent, la confrontation entre lesdifférents modèles dont nous disposons aujourd’hui représente,ici comme ailleurs, une exigence incontournable. De plus,selon moi, la prise en compte sous une perspective ouverte dedonnées issues des neurosciences ou des sciences cognitives nefait nullement obstacle au maintien d’une approchepsychopathologique ; cependant, ces principes ne sont pas tou-jours observés et l’on voit régulièrement resurgir des explica-tions étiologicocliniques simplifiées d’ordre organogénétique,psychogénétique et sociogénétique.

Un exemple démonstratif en a été récemment donné parl’expertise Inserm sur « le trouble des conduites » [2] ; ici,l’attribution aux comportements déviants d’une héritabilitégénétique dominante les relie étroitement à des dysfonctionne-ments cognitifs qui apportent une explication à la fois néces-saire et suffisante. Dans ces conditions, les composantes psy-chosociales mises en valeur, aujourd’hui, par l’étude des« nouvelles cliniques », peuvent encore être prises en comptemais seulement au titre d’un facteur favorisant qui donne

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l’occasion de s’exprimer à des pathologies déterminées généti-quement. Autrement dit, les conditions faites à l’enfant dansson milieu sociofamilial n’interviennent pas ici, à part entière,dans l’organisation du processus morbide, ni dans son évolu-tion. Il n’est plus alors utile — ni même concevable — deprocéder à une approche psychopathologique orientée versl’examen des traits et des mécanismes qui permettent la discus-sion des aspects différentiels et la reconnaissance de la singu-larité de chaque enfant ; logiquement, sous les orientations pré-sentées par les experts de l’Inserm, le recueil des seuls aspectscomportementaux suffit pour porter un diagnostic, d’où décou-lent des interventions qui sont à visée purement symptomatiqueet normative [3].

Sous un autre angle, les données émanant des études socio-logiques et anthropologiques conduites à travers les travauxconsacrés à « la postmodernité » sont assurément mieuxadaptées à la confrontation avec les concepts qu’utilisent leséquipes de pédopsychiatrie en prenant appui sur des actionsmultidimensionnelles [4]. Dans les études consacrées à la post-modernité, le clinicien découvre, en effet, des supports qu’il luiest facile d’intégrer à l’approche psychopathologique ; je cite-rai, par exemple, le déclin de la différence des sexes et desgénérations, l’effacement de l’autorité paternelle et parentale,la recherche d’un mythique bonheur interne dans le resserre-ment du lien à l’enfant. Parmi ces paramètres, beaucoup noussont déjà connus mais ils prennent aujourd’hui davantage derelief parce qu’ils font ressortir « la désinstitutionnalisation desfamilles » (M. Gauchet) par où se trouvent remises en jeu lesfonctions médiatrices et socialisantes que le cadre familial alongtemps exercées sur le plan de la transmission des valeurset des normes sociales.

À partir de la reconnaissance de ces mutations radicales,le risque se dessine d’une explication qui serait purementsociologique : or, ce n’est généralement pas le cas et l’onconstate que les auteurs qui ont le plus fait avancer lesrecherches sur la postmodernité laissent ouvertes des interro-gations auxquelles seule peut répondre l’étude clinique etpsychopathologique de l’enfant. Cela s’articule avec le cons-tat, effectué de divers côtés, que dans des contextes sociofa-miliaux comparables, le destin individuel du sujet s’inscritselon des modalités évolutives diversifiées : certains enfantsne posent pas de problème majeur, d’autres vont entrer dansdes pathologies avérées et sous des aspects diversifiés. Pourrépondre aux questions ainsi posées au clinicien dans la pra-tique usuelle, il apparaît utile de complexifier davantageencore nos modèles théoriques et nos modes d’investigation,afin de mieux relier la compréhension de l’organisationinterne de l’enfant avec la prise en compte de composantesqui sont désormais bien repérables dans le tissu sociofami-lial. À la suite de Winnicott, nous sommes certes accoutumésà articuler, de cette manière, des données issues respective-ment de l’intrapsychique et de l’intersubjectif, mais il estsouhaitable d’aller plus loin encore dans l’exploitation dessupports innovants que dégagent les récentes études sociolo-giques et anthropologiques.

Par exemple, que de plus en plus souvent l’enfant soit établid’emblée dans un statut de personne et que ses capacités innéessoient mises en avant, sous les éclairages simplifiés offerts parla psychologie cognitive, risque assurément de conduire à desdéfaillances de l’étayage et du holding, par où le nouveau-né setrouve privé des appuis que nécessite son inachèvement, sanéoténie. Sur ce terrain, on oublie parfois que « le psychismede l’enfant ne saurait advenir sans se donner d’abord à penser àun autre psychisme ». Menacent alors de prendre forme desdéfaillances portant sur le parexcitation, les enveloppes psychi-ques, les capacités de contenance, d’où découlent des défautsmajeurs dans l’accès au champ transitionnel et dans la cons-truction du préconscient. Dans ce contexte, les difficultés crois-santes que les parents éprouvent à fixer des règles éducatives,font que les réponses de l’entourage n’apportent plus les expé-riences alternées de satisfaction et de manque à travers lesquel-les s’organisent des séquences maîtrisables mentalement parl’enfant, d’où découlent les introjections nécessaires au manie-ment des oppositions différenciées qui permettent le dévelop-pement de la symbolisation et du langage. Le maintien d’unlien de dépendance mutuelle devient alors la règle, il s’accom-pagne de défauts d’élaboration évidents de la position dépres-sive de M. Klein. Chez ces enfants, les aspects comportemen-taux, sans être exclusifs et sans se manifester toujours dans lespremières années de la vie, paraissent en rapport étroit avec lesinsuffisances de la mentalisation et avec la mise en place demécanismes défensifs qui visent à assurer prioritairement laliaison par l’agir à travers un contrôle étroit du lien établiavec les objets externes [5].

De façon corollaire, à l’intérieur de ces familles, l’enfantapparaît touché dans ses assises narcissiques, puis soumis àdes projets tracés, sur le modèle d’un idéal contraignant où setrouve écarté ce qui proviendrait de sa propre créativité ; un telprocessus conduit à la recherche d’objets immédiatementconsommables, qui sont exigibles selon le principe du « tout,tout de suite ». De cette manière, derrière la dominance crois-sante des comportements extériorisés, se perpétue la vainerecherche d’une confirmation par le sujet de sa propre valeur— une valeur dont il s’assure à travers le regard porté sur luipar autrui, faute de pouvoir la trouver en lui-même.

Les défaillances et les distorsions fondamentales que jeviens d’évoquer font obstacle à l’élaboration des conflitsstructurants de la phase œdipienne — conflits qui, de surcroît,se trouvent mis en défaut par diverses composantes de lapostmodernité : le déclin de la différence des sexes, la pertede la fonction tierceisante du père, sans oublier la pluralité etla précarité des supports identificatoires offerts dans certainesfamilles recomposées.

Sous ces éclairages, les études sociologiques remettent fré-quemment en question le concept de névrose infantile, entirant argument de la limitation croissante du nombre desenfants classés « troubles névrotiques » tandis que s’accroîtle groupe des « pathologies limites ». Cependant, ces faitsd’observation, pour intéressants qu’ils soient, doivent êtreinterprétés avec prudence : en effet, nous connaissons, depuislongtemps, les avatars rencontrés par certains enfants lors de

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leur confrontation au conflit œdipien, dans des contextesaujourd’hui très éloignés de celui de la bourgeoisie viennoisede la fin du XIX

e siècle ; chez ces sujets qu’on découvre prisdans des difficultés d’étayage, d’identité et d’identification,une approche psychopathologique d’orientation dynamiquepermet cependant de reconnaître que l’enfant persiste souventà s’ouvrir aux conflits de désir et d’identification, mêmequand ce mouvement reste mal assuré, même s’il prendforme à travers le déroulement à très long terme d’un proces-sus de subjectivation soumis à divers aléas ; la partie ne sejoue plus alors dans une phase circonscrite qui ouvrirait surla latence traditionnelle. Il me semble donc fondé de mainte-nir le concept central que représente la névrose infantile, maissans méconnaître, selon la formule de M. Gauchet, que désor-mais la partie se joue à travers « un interminable chemin verssoi-même » [4].

De même, dans mes études sur les pathologies limites dujeune âge, j’ai régulièrement souligné la présence d’ouverturesnévrotiques : elles ne constituent pas des supports qui seraientimmédiatement disponibles, mais l’expérience montre qu’ellesreprésentent, malgré tout, des points d’appui qu’il faut recon-

naître, soutenir, faire évoluer, selon des perspectives réintégra-tives et mutatives.

Références

Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescentR-2000, sous la direction de R. Misès et N. Quemada; CTNeRHI, ed.Paris, 2002.

Expertise collective. Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent.Paris: Inserm, ed; 2005.

Misès R. À propos de l’expertise Inserm relative au « trouble des condui-tes chez l’enfant et l’adolescent ». Lettr Psychiatr Fr 2005:149.

Misès R. L’enfant problème. Débat 2004;no 132.

Misès R. Les pathologies limites de l’enfant. Coll. Le fil rouge. Paris:PUF; 1990.

R. Misès

Professeur émérite de pédopsychiatrie, Fondation Vallée,université Paris-Sud, 7, rue Benserade, 94250 Gentilly, France

Adresse e-mail : [email protected] (R. Misès).