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Version préprint - pour citer cet article : A.S Brun-Wauthier, E. Vergès, G. Vial, « L’éthique scientifique comme outil de régulation : enjeux et dérives du contrôle des protocoles de recherche dans une perspective comparatiste », in, Droit, sciences et techniques, quelles responsabilités ?, Lexisnexis, coll. Colloques et débats, 2011, p. 61-83 L’éthique scientifique comme outil de régulation : Enjeux et dérives du contrôle des protocoles de recherche dans une perspective comparatiste Anne-Sophie Brun-Wauthier, Maître de conférences à l’Université de Grenoble Etienne Vergès, Professeur à l’Université de Grenoble, Membre de l’Institut universitaire de France Géraldine Vial, Maître de conférences à l’Université de Grenoble 1 Les valeurs portées par l’éthique de la recherche témoignent d’une volonté de promouvoir une science responsable. La régulation éthique de l’activité scientifique se présente comme une normativité particulière et complexe qui entretient des relations étroites avec le droit. Nées après la seconde guerre mondiale, les normes éthiques n’ont cessé de se multiplier dans les disciplines les plus variées (recherche clinique, expérimentation animale, sciences comportementales, sciences sociales) tant dans les secteurs privé que public. Certaines normes ont été conçues par des chercheurs 2 , d’autres ont une origine institutionnelle 3 . Cette régulation a pris la forme de chartes d’éthique, de codes de bonnes pratiques ou encore de lignes directrices (guidelines) mais, également, d’avis rendus par des instances éthiques d’origines diverses 4 . L’effet normatif de ces textes et leur portée contraignante sont variables. De fait, l’éthique scientifique s’est, tout d’abord, traduite par une réflexion morale des chercheurs sur leur 1 Tous les auteurs sont membres du Groupe « Droit et Science », GRDS - CRJ (EA, 1965). 2 Tel est le cas de la règle des trois « R » de Russel et Burch, Russel, WMS & Burch, RL 1959. The Principles of Human Experimental Technique, 238 p., London, Methuen. – Cf. également sur ce thème, G. Vial et E. Vergès, La régulation des recherches précliniques : une analyse humaniste de la protection des animaux d’expérimentation par le droit et l’éthique : Rev. semestrielle de droit animalier 2009-1, p. 185. 3 C’est ainsi que la Commission européenne a adopté une recommandation relative à la « charte européenne du chercheur », http://ec.europa.eu/eracareers/pdf/eur_21620_en-fr.pdf. 4 Cf. sur ce phénomène normatif, E. Vergès, Éthique et déontologie de la recherche scientifique, un système normatif communautaire, in Qu’en est-il du droit de la recherche ?, LGDJ, 2009, p. 131.

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Version préprint - pour citer cet article : A.S Brun-Wauthier, E. Vergès, G. Vial, « L’éthique scientifique comme outil de régulation : enjeux et dérives du contrôle des protocoles de recherche dans une perspective comparatiste », in, Droit, sciences et techniques, quelles responsabilités ?, Lexisnexis, coll. Colloques et débats, 2011, p. 61-83

L’éthique scientifique comme outil de régulation : Enjeux et dérives du contrôle des protocoles de recherche dans une perspective comparatiste

Anne-Sophie Brun-Wauthier, Maître de conférences à l’Université de

Grenoble

Etienne Vergès, Professeur à l’Université de Grenoble, Membre de l’Institut universitaire de France

Géraldine Vial, Maître de conférences à l’Université de Grenoble1

Les valeurs portées par l’éthique de la recherche témoignent d’une volonté de promouvoir une science responsable. La régulation éthique de l’activité scientifique se présente comme une normativité particulière et complexe qui entretient des relations étroites avec le droit. Nées après la seconde guerre mondiale, les normes éthiques n’ont cessé de se multiplier dans les disciplines les plus variées (recherche clinique, expérimentation animale, sciences comportementales, sciences sociales) tant dans les secteurs privé que public. Certaines normes ont été conçues par des chercheurs2, d’autres ont une origine institutionnelle3. Cette régulation a pris la forme de chartes d’éthique, de codes de bonnes pratiques ou encore de lignes directrices (guidelines) mais, également, d’avis rendus par des instances éthiques d’origines diverses4. L’effet normatif de ces textes et leur portée contraignante sont variables. De fait, l’éthique scientifique s’est, tout d’abord, traduite par une réflexion morale des chercheurs sur leur

1 Tous les auteurs sont membres du Groupe « Droit et Science », GRDS - CRJ (EA,

1965). 2 Tel est le cas de la règle des trois « R » de Russel et Burch, Russel, WMS & Burch,

RL 1959. The Principles of Human Experimental Technique, 238 p., London, Methuen. – Cf. également sur ce thème, G. Vial et E. Vergès, La régulation des recherches précliniques : une analyse humaniste de la protection des animaux d’expérimentation par le droit et l’éthique : Rev. semestrielle de droit animalier 2009-1, p. 185.

3 C’est ainsi que la Commission européenne a adopté une recommandation relative à la « charte européenne du chercheur », http://ec.europa.eu/eracareers/pdf/eur_21620_en-fr.pdf.

4 Cf. sur ce phénomène normatif, E. Vergès, Éthique et déontologie de la recherche scientifique, un système normatif communautaire, in Qu’en est-il du droit de la recherche ?, LGDJ, 2009, p. 131.

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activité5, puis s’est transformée progressivement en un système normatif global, caractérisé par la conjonction de règles impératives, de sanctions et de comités d’éthique chargés de les mettre en œuvre.

Ce système normatif s’est développé parallèlement au système juridique. Il a été imposé par les agences de moyens, les éditeurs, les institutions académiques, les sociétés savantes. Mais la régulation éthique s’est également immiscée dans le système juridique. Des ministères ont imposé des réglementations éthiques dédiées à l’activité scientifique. Le législateur s’est intéressé à la recherche biomédicale. L’éthique scientifique est devenue source de règles juridiques.

Au cœur du système normatif global se trouve le contrôle a priori des protocoles de recherche par des comités d’éthique. Ce contrôle constitue la pierre angulaire d’une éthique contraignante, qui s’impose comme un outil très puissant de régulation des activités scientifiques. La présente étude a pour objet d’analyser la manière dont ce contrôle s’est développé dans les pays anglo-américains et s’est étendu à l’ensemble des recherches dès lors qu’elles impliquent des sujets humains. Cette « extension du domaine de l’éthique »6 a rencontré une vive contestation au sein de la communauté scientifique. Cette contestation est portée par des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) qui refusent d’être soumis à des normes élaborées pour encadrer la recherche clinique. En France, jusqu’à une époque récente, le contrôle des protocoles était cantonné au domaine biomédical. Il connaît actuellement une importante évolution, caractérisée par l’apparition de comités d’éthique dans les organismes de recherche, les universités, voire les laboratoires. En outre, la proposition de loi dite « Jardé » pourrait conduire à une généralisation du contrôle éthique à toutes les recherches impliquant la personne humaine. L’expansion du contrôle des protocoles de recherche (I) et la controverse qu’il a suscitée (II), permettent de porter un regard critique sur le droit français en cours d’élaboration (III). Cette étude permettra également d’alimenter le débat sur les fonctions de l’éthique scientifique : source de réflexion pour les chercheurs ou mécanisme de régulation et de contrainte institutionnelle.

I. – L’expansion du contrôle éthique dans les pays anglo-américains

Dans les États anglo-américains, toute recherche impliquant la personne humaine doit, préalablement à sa mise en œuvre, recueillir l’avis favorable d’un comité d’éthique appelé Institutional Review Board aux États-Unis (IRB), Research Ethics Committees au Royaume-Uni (RECs), Research Ethics Board au Canada (REB) ou comités d’éthique de la recherche (CER) au Québec. La règle vaut pour toutes les disciplines scientifiques. Ce contrôle éthique est né aux États-Unis et s’est développé dans le monde anglo-américain (A). Il sert aujourd’hui de modèle dans l’étude des aspects actuels du contrôle exercé par les comités d’éthique (B).

A. – La naissance du contrôle éthique 7

Les origines du contrôle éthique de la recherche. L’histoire moderne de la régulation éthique de la recherche prend sa source dans le Code de Nuremberg, qui énonce que l’expérience doit être réalisée pour le bien de la société (art. 2), avec le consentement volontaire de la personne qui s’y prête (art. 1). Le code exige également

5 Cf. par ex., s’agissant des principes de Merton, J.-Y. Goffi, Science et éthique, in

Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, M. Canto-Sperber (ss dir.), Paris, PUF, p. 1362-1365.

6 D. Fassin, Extension du domaine de l’éthique : Mouvements 2008-3, n° 55-56, p. 124-127.

7 V. F. Bonnet et B. Robert, La régulation éthique de la recherche aux États-Unis : histoire, état des lieux et enjeux : Genèses 2009-2, n° 75, p. 87-108.

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la capacité de consentir, l’absence de coercition, ainsi que la compréhension des risques encourus et des bénéfices attendus par la société. D’autres articles requièrent des risques minimisés et proportionnés aux bénéfices attendus et des investigateurs qualifiés8. La volonté de contrôler la validité éthique des protocoles de recherche est donc née à la suite de la découverte des actes de barbarie conduits par les médecins nazis dans les camps de concentration mais cette volonté était, à l’origine, limitée au champ de la science médicale.

Le contrôle éthique aux États-Unis. La régulation éthique a, ensuite, connu un développement particulier aux États-Unis, qui a abouti à l’exigence d’un contrôle a priori des protocoles de recherche, applicable à toutes les disciplines scientifiques. L’histoire de la régulation éthique prend une coloration particulière aux États-Unis en raison de scandales ayant émaillé les années 1960 et 1970. Les deux premiers concernent la recherche biomédicale (affaire Tuskegee du nom de l’institut promoteur d’une recherche portant sur les effets de la syphilis non traitée, alors même que les antibiotiques existaient, étude menée sur une cohorte de métayers noirs pauvres ; affaire Willowbrook du nom de l’école publique accueillant les enfants handicapés mentaux qui se sont vus inoculer le virus de l’hépatite afin d’étudier la progression de la maladie en l’absence de traitement). D’autres expériences contestées concernent les sciences sociales et ont révélé que ces dernières pouvaient, également, se révéler dangereuses pour leurs sujets (affaire Milgram sur l’obéissance à l’autorité ; affaire Humphreys sur les relations homosexuelles anonymes dans les toilettes publiques ; affaire Zimbardo consacrée aux relations carcérales entre gardiens et prisonniers)9. Ces expériences ont déclenché une moral panic10 relayée par les médias, laquelle a donné naissance à une période d’introspection intense sur ce que doit être une recherche éthique et responsable. Ce mouvement de réflexion a conduit, d’une part, à la refondation de codes professionnels11 et, d’autre part, à l’institutionnalisation du contrôle éthique de la recherche. Dans un objectif de protection de la personne, le gouvernement fédéral a élaboré un droit commun de la régulation éthique de la recherche (une common rule) dont la pierre d’angle est le contrôle réalisé a priori par un comité d’éthique appelé IRB.

8 Des recommandations similaires ont été faites par l’association médicale mondiale

dans la déclaration d’Helsinki en 1964, déclaration régulièrement amendée à l’occasion des congrès de l’association.

9 Toutes ces expériences ont été relatées en détail à plusieurs reprises. V. par ex. F. Bonnet et B. Robert, art. préc. – K.-D. Haggerty, Ethics creep : governing social science in the name of ethics : Qualitative sociology 2004, vol. 27, n° 4.

10 L’expression est de W.-C. van den Hoonaard, Is research-ethics review a moral panic ? : Canadian review of sociology and anthropology févr. 2001, 38 : « a moral panic is indicated by hostility and sudden eruption of measured concern shared by a significant segment of the population, with disproportional claims about the potential harm moral deviants are able to wrought… Moral panic involves exaggeration of harm and risk, orchestration of the panic by elites of powerful special-interest groups, the construction of imaginary deviants, and reliance on diagnostic instruments ».

11 1971 : adoption de codes de déontologie par l’American Sociological Association et par l’American Anthropological Association. Sur la réflexion éthique menée par les anthropologues dès les années 1960, ayant conduit à la rédaction du code et les problèmes éthiques rencontrés par les anthropologues au cours de leurs recherches, V. D. Cefaï, Codifier l'engagement ethnographique ? Remarques sur le consentement éclairé, les codes d'éthique et les comités d'éthique : laviedesidées.fr, 18 mars 2009.

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L’élaboration de la common rule a été progressive. Les premiers IRB ont été mis en place en 196612, à l’initiative du National Health Service (NHS), c’est-à-dire par l’administration en charge de la santé publique, dépendant du Department of health, education and welfare13. La décentralisation des IRB dans les universités et hôpitaux universitaires ayant entraîné des divergences d’interprétation, en 1974, le NHS a précisé les règles du contrôle éthique a priori dans le titre 45, partie 46 du Code of Federal Regulations (CFR), couramment désigné sous l’idiome « 45CFR46 », qui est toujours en vigueur14. Ce texte pose la règle de principe, inchangée depuis lors, de la nécessité pour toute recherche financée par des fonds fédéraux émanant du Department of Health and Human Services d’obtenir, préalablement à sa mise en œuvre, l’aval d’un IRB. Dès son origine, l’institutionnalisation du contrôle éthique ne se limitait donc pas aux sciences médicales. Les questions éthiques ont été prises en charge par le gouvernement fédéral relativement aux recherches qu’il finançait ; or, le gouvernement fédéral ne soutient pas seulement les recherches biomédicales mais, également, les recherches en sciences sociales. La même année fut publiée la loi nationale sur la recherche qui a mis en place une commission (National Commission for the Protection of Human Subjects of Research), dont l’objectif était de suivre la mise en œuvre des IRB, de rendre des avis concernant la recherche sur les populations les plus vulnérables (enfants ou détenus par exemple) et d’identifier les principes éthiques communs à l’ensemble de la recherche sur les sujets humains. En 1979, la Commission publia le très célèbre rapport Belmont dans lequel figurent les trois principes éthiques sur lesquels toute recherche impliquant des sujets humains doit se fonder : respect de la personne (de sa dignité, de son autonomie et protection spéciale pour les personnes plus vulnérables) ; bienfaisance (qui impose de minimiser les risques et de maximiser les bénéfices attendus) ; justice (qui impose de ne pas abuser de populations plus fragiles ou vulnérables dans la sélection des sujets). Le rapport Belmont décrit, en outre, de quelle manière ces principes doivent être mis en œuvre dans la conduite de la recherche : le principe de respect de la personne induit ainsi de recueillir son consentement éclairé, tandis que le principe de bienfaisance requiert une réflexion sur l’équilibre entre les bénéfices et les risques de la recherche. Sur la base de ce rapport, le NHS envisagea d’accroître le contrôle des recherches impliquant la personne humaine. Un premier mouvement de contestation des chercheurs en sciences sociales vit alors le jour et fit échouer le projet. Dès cette époque, la question de l’adaptation des contraintes éthiques à la spécificité des SHS fit son apparition.

Durant les années 1980 et 1990, la régulation éthique prend de l’ampleur aux États-Unis. En 1981, de nouvelles règles sont adoptées à la fois par le DHHS et par la FDA (Food and Drug Administration)15. En 1991, les seize autres agences fédérales qui conduisent, financent ou régulent des recherches impliquant des sujets humains adoptent la Federal Policy for the protection of human subjects, celle que l’on aura, depuis lors, coutume d’appeler la common rule.

La common rule s’articule ainsi autour du financement de la recherche : l’aval d’un IRB est nécessaire chaque fois que la recherche est financée par des fonds fédéraux. Des pans entiers de la recherche académique se sont alors trouvés soumis à l’examen préalable des protocoles, du simple fait qu’ils étaient subventionnés par les agences de moyens fédérales. De surcroît, la plupart des universités a étendu le contrôle des IRB à l’ensemble des recherches impliquant la personne humaine, indépendamment de leur mode de financement16.

12 Par comparaison, c’est seulement en 1988 que le droit français a doté

l’expérimentation sur l’homme d’un cadre juridique (loi Huriet-Serusclat, V. infra). 13 Équivalent du ministère de la Santé et des Affaires sociales. 14 How to Interpret the Federal Policy for the Protection of Human Subjects or

Common Rule, Part. A, 2/2/99 ; http://www.usaid.gov/pop_health/resource/phncomrule2.htm.

15 21CFR50 et 21CFR56. 16 V. infra.

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La contagion à l’ensemble des pays anglo-américains. La contagion éthique gagna, ensuite, l’ensemble du monde anglo-américain. Au Canada, le contrôle éthique a priori fut imposé par le Tri-Council Policy Statement : Ethical Conduct for Research Involving Humans, rédigé en 1998 par un ensemble d’organismes qui financent la recherche dans toutes les disciplines scientifiques17. La même année, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec adoptait un Plan d'action ministériel en éthique de la recherche et en intégrité scientifique (PAM)18. Comme aux États-Unis, les universités ont étendu le contrôle à tous les protocoles de recherche, même s’ils ne sont pas financés sur fonds publics. Au Royaume-Uni, le contrôle éthique a priori a été introduit en 1991 par le service national de la santé. Parallèlement, des universités britanniques ont mis en place des mécanismes d’examen des protocoles de recherche, manifestant ainsi une volonté politique de suivre l’exemple américain19. C’est seulement depuis 2005 que l’Economic and Social Research council’s (ESRC) et le Research Ethics Framework (REF) ont imposé la mise en place d’ethics committees20 pour approuver tous les projets de recherche en SHS. Cette extension du contrôle éthique, qualifiée par certains de « réglementation rampante »21, a également été analysée comme un phénomène d’isomorphisme dans lequel les acteurs de la recherche en compétition accroissent leur contrôle éthique pour acquérir une plus grande légitimité. Le modèle américain s’impose alors comme un prototype qui mérite d’être répliqué22.

B. – Les aspects actuels du contrôle éthique

La composition des IRB. Il y aurait 5 564 IRB aux États-Unis, au minimum un par université (ou par hôpital universitaire), mais les plus grands ont plusieurs comités, l’un d’entre eux pouvant être spécialement dédié à l’examen des protocoles de recherche en SHS. Chaque IRB est composé d’au moins cinq membres, dont un scientifique et un non scientifique, une personne appartenant à l’institution (université ou hôpital universitaire) et un membre extérieur. Les membres de l’IRB sont désignés par le président de l’université23.

17 http://www.pre.ethics.gc.ca/francais/policystatement/policystatement.cfm. Ce

document de référence a été élaboré conjointement par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Conseil de recherches médicales (CRM) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG). V. K.-D. Haggerty, Ethics creep : governing social science in the name of ethics, art. préc.

18 V. S. Audy, Le Plan d'action ministérielle en éthique de la recherche et en intégrité scientifique : une entreprise insensée ?, http://ethique.msss.gouv.qc.ca/site/fr_pam.phtml.

19 R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! ». Résister au défi des réglementations éthiques dans les sciences humaines et sociales : Mouvements 2008-3, n° 55-56, p. 142-154.

20 V. R. Dingwall, Confronting the anti-democrats : the unethical nature of ethical regulation in social science : Medical Sociology online 2006, 1, p. 51-58. – S. Richardson et M. McMullan, Research Ethics in the UK : What Can Sociology Learn from Health ? : Sociology 2007, 41, 1115. – V. aussi, sur la présence de comités d’éthique en Australie, M. Fitzgerald, Punctuated equilibrium, moral panics and the ethics review process : Journal of academic ethics 2005, 2.

21 K. Haggerty, Ethics creep : governing social science research in the name of ethics, art. préc.

22 V. R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! »…, art. préc. 23 « Tout IRB doit comprendre au moins cinq membres, venus d’horizons différents,

afin de promouvoir un examen complet et adapté des activités de recherche conduites couramment dans l’institution de recherche. L’IRB devra avoir les qualités requises en termes d’expérience, d’expertise et de diversité (rapport hommes femmes, diversité raciale et culturelle, appréciation des enjeux des

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Selon des récits d’expériences24, certains comités se réunissent tous les mois et contrôlent près de deux cents projets par an. La plupart d’entre eux ne suscite aucune difficulté, de sorte que la réponse intervient dans les deux semaines suivant la demande ; trente à quarante des protocoles soumis nécessitent un examen plus approfondi et requièrent au moins six semaines de délai. Au Canada, les délais les plus longs peuvent aller de quatre mois à un an25.

La mission des IRB. Les IRB ont pour mission de contrôler le caractère éthique de la recherche ainsi que des méthodes utilisées. Le comité doit s’assurer de la protection des droits et du bien-être de la personne qui prête son concours à la recherche. À ce titre, le comité contrôle le recueil du consentement éclairé et prête une attention toute particulière lorsque sont en cause des sujets vulnérables, tels les femmes enceintes, les enfants, les détenus ou encore les personnes atteintes d’une altération de leurs facultés mentales. Il appartient également aux membres du comité de se faire une idée du rapport bénéfices/risques de la recherche. À cette fin, le comité requiert la production d’un certain nombre de documents : protocole de recherche, information écrite délivrée aux sujets, formulaire de consentement éclairé, document relatif à la rémunération des sujets, curriculum vitæ de l’investigateur et, plus généralement, tout document utile.

Pour l’exercice de leur mission, les IRB appliquent les consignes données par un organisme fédéral (Office for Human Research Protection, OHRP) qui dépend du DHHS26. L’ IRB guidebook constitue un guide et non, à proprement parler, un recueil de règles. Ainsi, il ne permet pas d’affirmer que tel ou tel protocole doit être approuvé. En revanche, il souligne les points auxquels les membres des comités doivent porter une attention particulière et fait état des méthodes acceptables. L’application au niveau local de ces lignes directrices présente l’avantage de la souplesse et l’inconvénient de la diversité selon les campus, voire, selon certains, de l’arbitraire. Le comité peut émettre un avis favorable ou requérir des modifications dont l’accomplissement conditionnera l’avis favorable. Si l’avis est défavorable, aucun recours n’est prévu.

Le champ d’intervention des IRB. De manière générale, le champ d’intervention des comités d’éthique a été étendu bien au-delà des prescriptions originelles.

La plupart des IRB américains et des REB canadiens ont ainsi en commun d’appréhender de manière très large la notion de chercheur – qui inclut les étudiants de troisième cycle, les professeurs retraités s’ils veulent maintenir leur éméritat et les professeurs invités – ainsi que celle de recherche, caractérisée même lorsqu’un étudiant interroge un proche dans le cadre d’un exercice,27.

La plupart des comités d’éthique ont, surtout, vu leur champ d’intervention élargi à l’ensemble des recherches impliquant des sujets humains, quelle que soit la source de leur financement et ce, alors même que les règles fédérales n’imposent l’accord d’un comité qu’aux recherches subventionnées par des fonds fédéraux. Statistiquement, les recherches non financées sur fonds publics sont nombreuses ; l’Université de Chicago a ainsi estimé que près de 80 % des protocoles examinés par son IRB pour les sciences sociales concernaient des recherches financées sur fonds privés28. On comprend qu’il ne

différentes communautés) de façon à ce que ses conseils et avis en matière de protection des droits des sujets humains soient respectés » (45CFR46).

24 Cité par P. Cohen, As ethics panels expand grip, no field is off limits: New-York Times 28 févr. 2007.

25 V. S. Audy, Le Plan d'action ministérielle en éthique de la recherche et en intégrité scientifique : une entreprise insensée ?, op. cit.

26 Accessibles sur www.hhs.gov. 27 K.-D. Haggerty, art. préc. 28 R.-A. Shweder, Protecting Human Subjects and Preserving Academic Freedom,

Prospects at the University of Chicago, http://www.medanthro.net/academic/docs/ShwederIRBcriticalreview.pdf. Depuis quelques années, l’Université de Chicago a rejoint les quelques autres universités, Harvard, Princeton ou encore Berkeley, qui ont fait le choix de ne plus soumettre les

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soit guère admissible de faire varier les droits des sujets de recherche en fonction du financement de celle-ci ; les principes du rapport Belmont s’appliquent ainsi à toutes les recherches, sans considération du versement de fonds fédéraux. Chaque université est, par conséquent, légalement tenue de fournir l’assurance que toutes les recherches menées en son sein impliquant des personnes humaines sont conduites dans le respect de l’éthique. Cette assurance peut se traduire, concrètement, par la soumission de la recherche à un IRB mais aucune règle fédérale ne l’impose. En pratique, la plupart des universités ont choisi la solution de la facilité en étendant la mission des IRB à l’ensemble des recherches impliquant des sujets humains. La certification systématique délivrée par l’IRB prémunit plus efficacement l’université contre d’éventuels recours judiciaires29.

Certaines recherches sont clairement exemptées de contrôle éthique par la réglementation fédérale. Tel est le cas des recherches « impliquant l’utilisation de questionnaires, d’entretiens ou d’observation de comportements dans les lieux publics, sauf si : (i) l’information recueillie est enregistrée de telle façon que les sujets humains peuvent être identifiés, directement ou à travers des indices ; et (ii) la divulgation des réponses du sujet humain à l’extérieur du champ de la recherche peut entraîner des risques de type pénal ou civil pour le sujet ou nuire à son statut financier, à son employabilité ou à sa réputation »30. Le texte fédéral prévoit que ces recherches sont exemptées de tout contrôle ou qu’elles font l’objet d’un traitement accéléré. C’est sans doute le flou de la formule qui a permis à la plupart des IRB de décider que le projet de recherche doit leur être soumis afin qu’ils contrôlent eux-mêmes si la recherche doit être exemptée in concreto31. En pratique, le contrôle est réalisé en comité réduit (un membre du comité avec l’aide d’un autre) mais il reste que les IRB ont imposé que l’exemption soit approuvée par eux, à l’encontre de l’intention des rédacteurs du texte.

Plus grave, alors que des recherches à propos desquelles le contrôle éthique a priori ne présentait guère de sens en ont été formellement exemptées, la majorité des IRB a malgré tout souhaité continuer à en contrôler les protocoles. Ainsi en est-il des recherches en histoire orale. L’association des historiens américains a, en effet, obtenu de l’OHRP (federal Office for Human Research Protection), en 2003, que les projets de recherche en histoire orale ne soient pas présentés devant ces comités. Quelques années après, l’association a réalisé une enquête, dont il résulte que plus de 95 % des sites internet des campus font mention d’une procédure accélérée, au lieu et place d’une exemption pure et simple32.

Les sanctions encourues. Le processus normatif induit par le contrôle éthique des protocoles doit son efficacité aux sanctions qui sont mises en œuvre par les institutions ou par la communauté scientifique.

Le premier type de sanctions repose sur le levier du financement de la recherche. Aux États-Unis, c’est la sanction financière qui a permis d’imposer le contrôle éthique a priori des protocoles de recherche. Ainsi, l’accord d’un IRB conditionne l’obtention de

protocoles aux IRB lorsque les recherches ne sont pas financées par des fonds fédéraux.

29 Sur l’extension du système des IRB aux recherches non financées par des fonds fédéraux, V. J.-J. Thompson et a., AAUP : Research on Human Subjects : academic Freedom and the Institutional Review Board, www.aaup.org.

30 45CFR46. 31 J. Katz, Ethical escape routes for underground ethnographers, Annual HRPP

Conference (Human Research Protection Programs) 2006, American Ethnologist 2006, 33, p. 499-506.

32 R. Townsend, Oral history and Review boards : little gain more pain, AHA 2006, www.historians.org. Le problème viendrait du fait que l’histoire orale a été incluse dans les règles fédérales imposant le passage devant les IRB ; or beaucoup considèrent qu’elles sont inviolables et que cet accord ne saurait leur porter atteinte. D’autant que la portée de cet accord a été minorée par les interprétations divergentes faites par les membres mêmes de l’office fédéral.

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fonds publics pour la recherche. Le Canada a adopté la même solution dans l’énoncé des politiques des trois conseils sur l’éthique de la recherche avec des êtres humains33. Cette sanction est radicale puisqu’elle conditionne le déroulement des projets de recherche publique au respect des règles éthiques et à l’obtention d’un avis favorable d’un comité. Toutefois, aux États-Unis, l’obligation de soumission à un IRB a été étendue bien au-delà des recherches subventionnées par des fonds fédéraux. Cette extension s’explique notamment par le fait que la communauté scientifique a développé d’autres sanctions applicables à l’ensemble des recherches publiques et privées.

Ces sanctions portent sur les publications. En effet, la publication des résultats de recherche impliquant des sujets humains est soumise, dans un nombre croissant de cas, à l’aval d’un comité d’éthique. À l’origine, c’est l’International Committee of Medical Journal Editors, également appelé groupe de Vancouver, qui a mis en place cette règle dans son document de référence : Uniform Requirements for Manuscripts Submitted to Biomedical Journals34. Ces règles sont aujourd’hui appliquées par les principaux éditeurs scientifiques dans le domaine médical. Les Uniform requirements contiennent des dispositions précises concernant la recherche sur les sujets humains. Les scientifiques qui soumettent un article doivent ainsi garantir que les standards éthiques internationaux ont été respectés (déclaration d’Helsinki) et que le projet a été approuvé par un comité d’éthique national ou institutionnel. Cette pratique éditoriale s’est progressivement étendue au-delà du domaine médical. À titre d’exemple, l’éditeur international PLOS35, qui couvre un large champ disciplinaire, prévoit des règles identiques pour toutes ses publications. La revue PLOS One prévoit ainsi dans sa politique éditoriale36 que toutes les recherches impliquant des human participants doivent avoir été approuvées par un IRB ou un comité équivalent. L’éditeur demande aux auteurs les références de ce comité ainsi qu’un modèle de formulaire de consentement éclairé.

Il convient toutefois de remarquer que cette exigence de certification éthique n’a pas été généralisée. Elle concerne principalement le domaine médical et paramédical (psychologie expérimentale ou comportementale par exemple). Des contacts auprès de chercheurs en sociologie nous ont permis de constater que cette discipline échappe globalement à toute exigence éthique dans la phase de publication. Cela ne signifie pas pour autant que ces scientifiques échappent aux sanctions. En effet, plusieurs témoignages montrent qu’aux États-Unis, le manquement aux normes éthiques ou aux procédures mises en place pour garantir leur respect peut avoir des conséquences importantes sur la carrière ou l’activité d’un chercheur.

Par exemple, le travail de Humphreys sur les rencontres homosexuelles dans les toilettes publiques fit l’objet de nombreuses attaques. Dans le cadre de sa recherche de doctorat, il procédait à des filatures pour suivre les homosexuels qu’il observait. Il se faisait ensuite passer pour un employé des services de santé pour interroger ces personnes sur leur vie personnelle. À la suite du scandale provoqué par sa recherche, Humphreys eut une carrière complexe. Son doctorat lui fut refusé37 pour des raisons éthiques. Il publia tout de même sa thèse dans un ouvrage désormais classique, Tearoom

33 « Les Organismes ne subventionneront (ou n’accepteront de continuer à

subventionner) que les chercheurs et les établissements capables de garantir que les projets de recherche qu’ils réalisent avec des sujets humains sont conformes aux exigences de cette politique », p. 1, http://www.pre.ethics.gc.ca/francais/policystatement/policystatement.cfm.

34 International Committee of Medical Journal Editors, Uniform Requirements for Manuscripts Submitted to Biomedical Journals : Writing and Editing for Biomedical Publication (mise à jour avr. 2010) II F : http://www.icmje.org.

35 Public Library of science, http://www.plos.org. 36 Plos One Editorial and Publishing Policies,

http://www.plosone.org/static/policies.action. 37 Ou retiré selon les sources.

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Trade, traduit en français sous le titre Le commerce des pissotières38. Humphreys occupa également plusieurs postes de professeur de sociologie. Les expériences de Milgram sur la soumission à l’autorité lui ont également valu quelques difficultés. Il fut exclu de l'American Psychological Association en 1962 en raison des problèmes éthiques posés par sa recherche. Certains auteurs affirment également qu’il ne fut pas titularisé dans son université d’origine, Harvard39, pour les mêmes raisons. Toutefois, il occupa un poste de professeur dans plusieurs autres universités.

Les problèmes éthiques soulevés par certains protocoles de recherche ont ainsi donné lieu à des sanctions insidieuses. En refusant d’accorder un titre, de recruter un chercheur, en l’excluant d’une société savante, la communauté scientifique écarte l’un des siens sans autre forme de procès. Dans les exemples cités, les chercheurs ont pu poursuivre leur activité de recherche. Ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, des témoignages font mention de sanctions les plus variées au sein des institutions académiques : lettres de réprimande, obligations de formation à l’éthique, voire interdiction de recherche. Ces sanctions ne sont pas explicitement prévues dans des textes. L’interdiction de recherche semble faire figure d’exemple topique, mais l’unique cas cité est celui de B. McCauley, une historienne qui n’avait pas répondu à la demande d’information du comité d’éthique, estimant que la recherche qu’elle entendait mener était exemptée d’un tel contrôle. L’IRB lui intima « l’ordre de cesser toute recherche » ; l’interdiction fût levée quelques mois plus tard, à l’issue d’une négociation entre les avocats de l’historienne et la direction des affaires juridiques de l’Université de New York40. Ce cas est maintes fois relaté dans les articles dénonçant les excès des IRB, sans que l’on sache précisément en quoi cette interdiction de recherche a consisté. Il n’en demeure pas moins que le recours aux juristes dans cette affaire montre que les sanctions adoptées par la communauté scientifique peuvent avoir une incidence considérable sur l’activité ou la carrière des chercheurs. C’est pour cette raison que le contrôle éthique fait l’objet d’une vive contestation.

II. – La contestation du contrôle éthique

Dès les premières années d’installation des IRB aux États-Unis, un mouvement de contestation du contrôle éthique s’est élevé, particulièrement dans les communautés des SHS. Aujourd’hui, cette contestation s’est étendue et intensifiée. On la retrouve tant aux États-Unis41, qu’au Canada42 ou en Grande-Bretagne43. Elle donne lieu à une

38 Le commerce des pissotières : pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique

des années 1960, éd. La Découverte, 2007. 39 F. Bonnet et B. Robert, La régulation éthique de la recherche aux États-Unis :

histoire, état des lieux et enjeux : Genèses 2009-2, n° 75, p. 87-108. 40 B. McCauley, An IRB at work : a personal experience, 2006, www.historians.org. 41 V. notamment l’étude d’ensemble très complète de F. Bonnet et B. Robert, La

régulation éthique de la recherche aux États-Unis : histoire, état des lieux et enjeux, art. préc. Pour un aperçu des débats en cours aux États-Unis et pour un bilan des contraintes nouvelles qui s’imposent désormais aux chercheurs en sciences sociales, se reporter aux publications de l’American Historical Association’s Institutional Review (http://instiutionalreviewblog.blogspot.com) ou aux travaux menés au sein de l’université de New York par le University Commitee on Activities involving Human Subjects – UCAIHS (http://www.nyu.edu/ucaihs) (http://www.institutionalreviewblog.com).

42 Cf. notamment P. Trudel (ss dir.), La malréglementation – Une éthique de la recherche est-elle possible et à quelles conditions ? », Presses de l’Université de Montréal, 2010.

43 R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! ». art. préc. – S. Richardson et M. McMullan, art. préc.

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véritable réflexion académique, comme le montre le colloque organisé à l’Université de Montréal en 2009, intitulé L’éthique de la recherche est-elle dans une impasse ?44. Les arguments de la controverse sont nombreux. Ils concernent, tout d’abord, les modalités du contrôle éthique (A). Les auteurs dénoncent, ensuite, les effets inopérants, voire néfastes du contrôle (B). Enfin, les plus radicaux critiquent la légitimité même de ce contrôle, qui contredirait les droits et libertés des chercheurs (C).

A. – La contestation des modalités du contrôle éthique

La dérive bureaucratique. Les scientifiques qui contestent le contrôle des protocoles ne sont pas des adversaires de l’éthique de la recherche. Tous ou presque partagent l’idée selon laquelle les chercheurs sont « tenus de répondre de leur conduite et [de] se conform[er] aux exigences disciplinaires les plus élevées »45. Le respect de principes éthiques et la nécessité de protéger les personnes qui se prêtent à des recherches scientifiques font ainsi consensus. En revanche, le phénomène de malréglementation est dénoncé avec vigueur46. Les auteurs évoquent à ce titre une dérive bureaucratique du processus de contrôle : l’institutionnalisation de l’éthique se serait accompagnée d’un accroissement progressif des règles, des formulaires et des comités d’éthique chargés d’accorder ces autorisations, de sorte que, même les rapports officiels ont fini par parler d’« obésité »47. Les contraintes éthiques ne seraient pas proportionnées au risque encouru et le coût engendré par la mise en œuvre des contrôles amputerait lourdement le budget dévolu à l’activité de recherche48. Le respect de l’éthique aurait dû engendrer un débat entre les chercheurs, mais il semble s’être mué en un mécanisme « autoritaire, bureaucratique, marqué au coin de la procédure »49. Un auteur dénonce ainsi le « monstre bureaucratique » qui tente de réglementer de l’extérieur les activités de recherche, provoquant incidemment une déresponsabilisation des chercheurs50. Cette institutionnalisation de l’éthique engendre une multiplication de règles et de procédures qui conduisent à éloigner les chercheurs de toute réflexion éthique sur leur activité, en leur imposant de remplir des dossiers pointilleux contenant des items toujours plus nombreux et précis. Cette bureaucratisation a transformé la discussion d’éthique en un processus de certification qui vise à garantir, de façon très administrative, la qualité éthique des projets de recherche. L’éthique scientifique se réduit, en définitive, à l’obtention d’un avis favorable d’un comité d’éthique, sorte d’autorisation administrative de chercher51.

Le formulaire de consentement éclairé généralisé. Au cœur de la critique, se trouve le formulaire de consentement éclairé. Ce document est communiqué aux sujets de la recherche et doit permettre de les informer de la nature de la recherche, des risques liés à celle-ci et de recueillir le consentement de ces sujets à la lumière de l’éclairage fourni par le questionnaire. À l’origine, ce formulaire a été institué pour les recherches cliniques, afin que les sujets d’une expérimentation humaine ne s’engagent pas sans

44 http://www.ethique-recherche.org/. 45 P. Trudel, Introduction in La malréglementation, op. cit. p. 11. 46 L’auteur définit ainsi le concept : « Il y a malréglementation lorsque s’appuyant sur

des principes admis de tous, l’on multiplie les contraintes sans justifications sérieuses et ce, sans pour autant accroître les protections qui sont recherchées pour ceux que l’on veut protéger », ibid.

47 Par ex. au Canada, S. Audy, Le Plan d’action ministériel en éthique de la recherche et en intégrité scientifique : une entreprise insensée ?, op. cit., p. 190.

48 K. Benyekhlef, préface in La malréglementation, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 7 et 8.

49 P. Trudel, op. cit., p. 12. 50 G. Bourgeault, À la recherche d’un contrôle illusoire, in La malréglementation, préc.

p. 25. 51 Cf. également G. Bourgeault, Éthique de la recherche, censure bureaucratique ? :

L’autre forum mai 2007, p. 30.

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connaître et accepter les risques liés au protocole. Il a été étendu progressivement à toutes les disciplines. Par exemple, au Canada, le recueil par écrit du « consentement libre et éclairé » du sujet est imposé par principe à toutes les recherches, tant par les textes nationaux52 que par des normes universitaires53. Ces dernières posent des exigences plus précises et contraignantes que les textes juridiques. Ainsi, au Québec, alors que l’article 21 du Code civil n’impose le consentement des personnes soumises à une expérimentation que si celle-ci « comporte un risque sérieux pour sa santé », l’Université de Montréal a généralisé cette exigence à l’ensemble des recherches impliquant la personne humaine. Le formulaire de consentement éclairé est alors nécessaire pour de simples entretiens, voire pour des sondages54. Certains scientifiques ayant réalisé des enquêtes à partir d’entretiens expliquent que le formulaire, après avoir été rapidement signé sans être lu par les sujets, a « pris le chemin du bac à recyclage »55.

Le consentement éclairé pose plusieurs types de difficultés lorsqu’il est transposé dans des recherches autres que biomédicales. Certains chercheurs expliquent que la présentation d’un formulaire aux sujets de la recherche a pu être ressentie comme une marque de défiance ou un manque de respect vis-à-vis du sujet, bloquant parfois tout le processus de recherche56. L’exigence de formulaire engendre également des effets indésirables pour les chercheurs qui transforment l’information du sujet en une simple formalité de transmission d’un document à signer. Cette déresponsabilisation est plus grande encore lorsque des modèles de formulaires sont mis à disposition des chercheurs, éloignant un peu plus ces derniers de la nécessaire réflexion sur les aspects éthiques de leur activité57. Au-delà de l’exigence du formulaire, c’est le consentement éclairé qui pose lui-même problème dans certaines recherches. Tel est le cas lorsque ces dernières reposent sur le mécanisme de la tromperie délibérée58. Cette technique est particulièrement utilisée dans le domaine de la psychologie sociale et expérimentale. En France, l’article L. 1122-1 du Code de la santé publique prévoit que l’objectif d’une recherche en psychologie, sa méthodologie et sa durée peuvent faire l’objet d’une information préalable succincte afin de respecter le processus d’une recherche qui repose sur la tromperie. On retrouve ce type de techniques en sociologie. Par exemple, en utilisant une technique de testing, la sociologue Devah Pager a reçu le prix de l’American Sociological Association pour son étude qui visait à montrer que des personnes étaient victimes de discrimination à l’embauche en raison de leur couleur de peau ou de leur situation d’ex-détenus59. La dissimulation d’identité et la tromperie, qui

52 Politique des trois conseils, éthique de la recherche avec des êtres humains,

règle 2.1 : http://www.pre.ethics.gc.ca/francais/pdf/TCPS%20June2003_F.pdf. Cette obligation comporte des exceptions décrites à l’article 2.1 c).

53 Par ex., Guide de soumission de projets de recherche au comité plurifacultaire d’éthique de la recherche de l’Université de Montréal, p. 3 : http://www.scedu.umontreal.ca/recherche/documents/ GuidedesoumissionauCPER_professeurs_nov_2010.pdf.

54 P. Trudel, Introduction, préc., p. 17. 55 M.-C. Fortin, Perspectives d’une jeune chercheuse, in La malréglementation, préc.

p. 38. 56 Cf. par ex. R. Dingwall, qui évoque une recherche conduite dans le milieu industriel

en Asie. L’auteur affirme ainsi « une société avec un haut degré de confiance a été polluée par la méfiance de l’univers anglo-saxon », R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! »…, préc. p. 27.

57 D. Céfaï, Codifier l'engagement ethnographique? Remarques sur le consentement éclairé, les codes d'éthique et les comités d'éthique, http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090318_cefai.pdf.

58 F. Bonnet et B. Robert, La régulation éthique de la recherche aux États-Unis : histoire, état des lieux et enjeux,art. préc. , spéc. p. 97.

59 Des comédiens recrutés pour l’étude se présentaient à un entretien d’embauche avec des curriculum vitæ identiques. V. sur cette expérience, F. Bonnet et B. Robert, La

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sont des techniques scientifiques éprouvées, défient l’exigence d’une information complète destinée à recueillir le consentement éclairé d’un sujet60.

Les comités d’éthique contestés. Un autre axe de contestation concerne la méthode suivie par les comités pour apprécier la validité éthique de la recherche. La première critique porte sur la manière dont certains IRB envisagent les dangers encourus par les sujets de la recherche. De manière constante, les auteurs témoignent que des comités imaginent les pires scenari catastrophe, à tel point que les chercheurs sollicitant leur aval se demandent parfois comment de telles hypothèses ont pu être échafaudées. La deuxième critique vise le manque de transparence des IRB. Ceux-ci se fondent en effet sur des cas qui leur servent de précédents – et dont certains constitueraient des légendes urbaines – pour donner leur accord ou le refuser. Or, aucune publicité n’en est donnée. Certains auteurs en appellent alors à davantage de transparence pour une meilleure compréhension par les chercheurs et une collaboration plus fructueuse entre ces derniers et les IRB61. La troisième critique tient à la composition des IRB qui, bien souvent, ne comptent pas de chercheurs en SHS, de sorte que les membres chargés d’apprécier la validité éthique de la recherche qui leur est soumise sont ignorants des aspects éthiques propres à la discipline.

Ces critiques à l’égard des modalités du contrôle éthique sont accompagnées d’une contestation des effets de ce contrôle.

B. – La contestation des effets du contrôle éthique

Les cas absurdes. De nombreux exemples permettent de montrer que l’éthique imposée sans discernement est susceptible de créer des situations aussi absurdes que dommageables. Les comités d’éthique ont ainsi imposé à un sociologue américain, qui souhaitait réaliser une recherche sur la prise de drogue chez les adolescents, d’obtenir le consentement des parents. Un étudiant en thèse de couleur blanche projetait, quant à lui, la réalisation d’une étude dédiée à la relation entre ethnicité et ambition professionnelle sur son campus. Le comité d’éthique lui interdit d’interroger des étudiants d’origine afro-américaine, considérant que les questions posées pouvaient leur causer un trouble62. Un linguiste qui voulait entreprendre une recherche sur des populations ne connaissant pas l’écrit s’est vu imposer par un comité d’éthique d’obtenir le consentement éclairé des sujets par écrit. Un projet de recherche sur le recours à la prostitution dans la population étudiante n’a pu voir le jour, car le comité d’éthique avait interdit que les étudiants soient interrogés sur leurs pratiques sexuelles et expériences négatives en la matière63.

Dans le même esprit, Dingwall décrit une expérience personnelle intéressante, qui montre que les contraintes éthiques peuvent avoir pour effet de réduire la valeur scientifique d’une recherche et son apport en termes de connaissances. Cet universitaire

régulation éthique de la recherche aux États-Unis, art. préc., p. 97. – V. également sur la description de la méthodologie utilisée par D. Pager, l’entretien qu’elle a donné à la French-Americain fundation, http://faf.pinojar.com/sites/default/files/pagertranscript_fr_0.pdf.

60 Pour une critique très approfondie du recueil du consentement éclairé dans la recherche ethnographique, V. E. Murphy and R. Dingwall, Informed Consent, Anticipatory Regulation and Ethnographic Practice : Social Science & Medicine 20 sept. 2007, 65, 2223-223 ; http://www.sciencedirect.com/science/journal/02779536.

61 Pour une critique du fonctionnement des IRB, M. Fitzgerald, Punctuated equilibrium, moral panics and the ethics review process : Journal of academic ethics 2005, 2. – J. Katz, art. préc.

62 Exemples cités par C. Vassy et R. Keller, Faut-il contrôler les aspects éthiques de la recherche en sciences sociales, et comment ? : Mouvements 2008-3, n° 55-56, p. 128-141, spéc. p. 130.

63 Exemples cité par R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! »…, préc. p. 147 et 153.

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britannique souhaitait mener une étude sur la réutilisation par le personnel hospitalier de matériel de chirurgie et d’anesthésie à usage unique. La compréhension des motivations de ces comportements dangereux pour la santé des patients semblait indispensable afin de pouvoir les endiguer. L’étude devait être conduite dans 350 hôpitaux. Les contraintes posées par le comité d’éthique furent telles, que les chercheurs auraient dû faire signer plus de 1 600 formulaires de consentement éclairé et se soumettre à près de 300 visites médicales. La recherche ne put donc avoir lieu malgré son caractère d’intérêt public64.

La discrimination envers les chercheurs. Certains scientifiques dénoncent la « méfiance organisée » à l’égard des chercheurs comme étant à l’origine du contrôle éthique65. Ils s’étonnent d’être traités avec plus de sévérité que certains journalistes d’investigation utilisant des méthodes et visant des objectifs similaires. Cette comparaison est fréquemment établie à propos des recherches undercover. Ces recherches reposent sur le principe de la dissimulation de l’identité de l’enquêteur et de l’existence même de l’enquête. Cette technique est utilisée par certains chercheurs en sociologie, en anthropologie, en ethnographie ou en psychologie mais, également, par des journalistes. Ainsi, aux États-Unis, la journaliste Barbara Ehrenreich a mené une enquête de terrain sur les travailleurs pauvres en occupant personnellement des emplois sous-payés. Son ouvrage, Nickel and Dimed66, qui est extrait de cette enquête, constitue une référence pour les étudiants américains en sociologie67. En France, le même travail a été réalisé par la journaliste Florence Aubenas, qui a publié un ouvrage médiatisé : Le Quai de Ouistreham68. Loin de tout contrôle, la journaliste française a reçu le prix de l’Éthique 2010 décerné par un périodique69. Pour le même type de recherche, les scientifiques sont soumis, dans les États anglo-américains, au contrôle des comités d’éthique et aux formulaires de consentement éclairé. Le contrôle éthique est ainsi décrit par certains comme un frein à la réalisation des enquêtes scientifiques et au développement des connaissances70.

Le décalage entre le contrôle a priori et la réalité du terrain. Ces effets indésirables se doublent d’une relative inefficacité du processus de certification éthique. Le contrôle a priori présente, en effet, de nombreuses failles. L’examen du caractère éthique d’une recherche repose sur l’appréciation d’un protocole défini théoriquement. Il ne permet pas de résoudre les problèmes éthiques qui vont se présenter au cours de la recherche. Cefaï décrit ainsi des situations vécues qui soulèvent des problèmes éthiques imprévisibles durant l’enquête de terrain71. Par exemple, un chercheur réalisant une enquête au sein d’un service hospitalier s’est rendu compte qu’une erreur médicale avait provoqué des dommages irréversibles à un enfant prématuré. Le dilemme éthique s’est présenté à lui de savoir s’il devait dénoncer les faits qui avaient été dissimulés ou s’il devait conserver une neutralité due à sa position d’observateur.

Ce décalage entre le contrôle a priori et la réalité éthique du terrain est plus patent encore lorsque la méthodologie scientifique ne permet pas d’établir à l’avance un

64 L’auteur conclut ainsi son expérience : « Le coût de la règlementation éthique peut se

mesurer ici par le nombre de personnes qui seront malades, ou qui décéderont, parce que nous n’avons pas pu enquêter sur ces pratiques et donner des moyens d’agir », ibid., p. 152.

65 G. Bourgeault, À la recherche d’un contrôle illusoire, art. préc. p. 23. 66 http://www.barbaraehrenreich.com/nickelanddimed.htm. 67 F. Bonnet et B. Robert, La régulation éthique de la recherche aux États-Unis, art.

préc. p. 97. 68 F. Aubenas, Le Quai de Ouistreham, éd. de l’Olivier, 2010. 69

http://www.territorial.fr/PAR_TPL_IDENTIFIANT/16036/TPL_CODE/TPL_REVUE _ART_FICHE/PAG_TITLE/Florence+Aubenas,+prix+de+l%27%C9thique+2010/47-lettre-du-cadre.htm.

70 R. Dingwall, « Aux armes, citoyens ! »…, art. préc. p. 148. 71 D. Céfaï, Codifier l'engagement ethnographique?, art. préc.

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protocole de recherche. Cette situation est fréquente s’agissant des enquêtes de terrain conduites en SHS. Le travail du chercheur repose avant tout sur une observation, laquelle permet, ensuite, de dégager les lignes directrices du travail scientifique72. En outre, loin de tout protocole, le chercheur peut rencontrer, au cours de l’enquête, des situations aussi variées que problématiques. Sa position éthique est plus délicate encore lorsqu’il travaille sur des pratiques illicites ou au sein de milieux sensibles73. Non seulement le contrôle exercé en amont par un comité d’éthique ne permet pas de prévoir à l’avance les problèmes éthiques que rencontrera le chercheur mais, de surcroît, les procédures de certification éthique ne sont pas de nature à aider ce dernier à résoudre la véritable question qui se pose à lui. L’exportation d’un contrôle conçu pour les recherches biomédicales vers l’ensemble des disciplines scientifiques se révèle, dès lors, inadaptée. Si le contrôle éthique apparaît comme imparfait sur de nombreux points, la critique se radicalise lorsqu’elle aboutit à remettre en cause la légitimité de ce contrôle.

C. – La remise en cause de la légitimité du contrôle : l ’atteinte aux droits et libertés des chercheurs

La revendication d’un droit d’enquêter. Comme tout processus de régulation et de contrainte, le contrôle éthique s’expose à la critique de l’atteinte à la liberté de la recherche74. Cette revendication d’une liberté de chercher s’est transformée plus récemment en un véritable droit d’enquêter75 qui devrait être érigé face aux différents droits des enquêtés (vie privée, image, honneur, intégrité physique et psychique, etc.). Ce droit à mener une enquête scientifique résulterait, comme l’expliquent ses partisans, d’un retournement de problématique76. Se fondant sur un « droit au savoir », un « droit à la vérité scientifique » ou encore un « droit à la connaissance », ce droit à l’enquête trouverait sa légitimité dans une vocation universelle, celle de la connaissance, et non dans la défense d’un intérêt catégoriel. Ce droit d’enquêter devrait, par exemple, conduire à la création d’un régime juridique spécifique en faveur des publications scientifiques, pour prémunir les chercheurs contre les risques d’action en diffamation. Dans une logique propre aux droits et libertés fondamentaux, le droit à l’enquête devrait alors se concilier avec les multiples droits dont bénéficient les sujets de l’enquête77.

72 Certains évoquent, à cet égard des « recherches exploratoires ». M. Tolich et

M. Fitzgerald, If ethics committees were designed for ethnography : Journal of empirical research on human research ethics 2006, 1, 71-78.

73 Par ex. V. Altglas, Les mots brûlent, sociologie des Nouveaux Mouvements Religieux et déontologie, http://assr.revues.org/index3264.html.

74 Par exemple, aux États-Unis, R. Shweder, Protecting Human Subjects and Preserving Academic Freedom : American Ethnologist 2006, 33/4, p. 507-518, et http://www.medanthro.net/academic/docs/ShwederIRBcriticalreview.pdf. L’auteur rappelle l’argument selon lequel le contrôle a priori de la recherche pourrait contrarier le premier amendement de la Constitution américaine (qui consacre la liberté d’expression) mais, dépassant l’argument, il plaide l’offense aux valeurs profondes qui font l’identité de l’université. Selon lui, le contrôle éthique porterait gravement atteinte à la règle de l’autonomie des enseignants et des étudiants ainsi qu’à celle de la neutralité de l’institution – toutes règles gravées dans le marbre des statuts de l’Université de Chicago dont l’auteur est membre.

75 Menaces sur le droit d'enquêter, Entretien avec Sylvain Laurens, http://www.scienceshumaines.com/menaces-sur-le-droit-d-enqueter_fr_24734.html.

76 S. Laurens et F. Neyrat, Plaidoyer en faveur d’un droit à l’enquête… plutôt que pour une éthique à éclipses, in Enquêter de quel droit ? ; menaces sur l’enquête en sciences sociales, éd. du Croquant, 2010, p. 291.

77 On peut d’ailleurs mesurer la difficulté de la conciliation en lisant les propos ci-après rapportés : « Je comprends que des enquêtés puissent se sentir blessés, atteints dans leur vie privée. Mais notre intérêt n’est pas d’exposer la vie privée des gens, c’est

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Consubstantialité de la méthode scientifique et de l’éthique. Face à une réglementation qui bloque l’accès à la connaissance scientifique et diminue la qualité des recherches, certains auteurs avancent l’idée d’une proximité, voire d’une consubstantialité entre recherche scientifique et éthique. Les méthodes utilisées par les scientifiques seraient, en elles-mêmes, porteuses d’une normativité éthique78. La rigueur scientifique, l’absence de fraude ou de tricherie conditionnent la qualité des résultats. Le chercheur qui n’observerait pas ces règles ruinerait son propre travail. C’est pourquoi, expliquent certains, « l’acte professionnel intègre nécessairement l’éthique, sous peine, s’il en va autrement, de se contredire (…), de se dénaturer ». La consubstantialité entre éthique et science devrait logiquement conduire à rendre inutile la mise en œuvre d’un contrôle extérieur.

La contestation dans les pays anglo-américains a eu d’importantes répercussions dans les communautés scientifiques françaises. Celles-ci perçoivent le contrôle éthique avec scepticisme et inquiétude79. Selon certains, l’éthique devrait être conçue plus comme le point de départ d’une réflexion sur les pratiques de recherche que comme l’instrument d’un contrôle institutionnel80. Pourtant, ce contrôle se développe actuellement sur le territoire français sous l’influence des politiques de financements publics de la recherche ainsi que des pratiques éditoriales. En outre, il est possible que la proposition de loi Jardé bouleverse la donne et impose en France un contrôle généralisé des recherches impliquant la personne humaine.

III. – La réception du contrôle éthique en France

En France, le contrôle éthique de protocoles de recherche impliquant les personnes s’est concentré sur les recherches biomédicales. À la suite de l’affaire Milhaud81, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) adopta plusieurs avis qui concernaient les essais cliniques82, la recherche sur les personnes en état végétatif chronique83 et en état de mort cérébrale84. Durant cette période, fut adoptée la loi dite « Huriet-Sérusclat »85 du 20 décembre 1988, qui instaurait un contrôle préalable des recherches biomédicales devant des comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale. Ces comités furent remplacés, à partir de 200486, par des comités de protection des personnes dont la fonction était d’examiner les protocoles de recherche

d’expliquer le fonctionnement d’un espace social. Or il n’existe aujourd’hui rien qui puisse permettre de faire valoir juridiquement ce principe, pourtant au fondement des sciences humaines et sociales », S. Laurens, Menaces sur le droit d'enquêter, art. préc.

78 P. Trudel, Introduction, préc. p. 12. 79 Comme en témoigne le récent colloque organisé à Limoges en 2009 intitulé Droit

d’enquêter. Droit des enquétés qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage Enquêter de quel droit ?, op. cit.

80 Cf. par ex. D. Fassin, Extension du domaine de l’éthique : Mouvements 2008-3, n° 55-56, p. 124-127.

81 CE, 2 juill. 1993, arrêt n° 10070, Milhaud. Un professeur de médecine effectuait des expérimentations sur des personnes en état végétatif chronique et de mort cérébrale. Il a été sanctionné par le Conseil de l’ordre des médecins.

82 CCNE, avis n° 2, 9 oct. 1984, sur les essais de nouveaux traitements chez l'homme. 83 CCNE, avis n° 7, 24 févr. 1986, sur les expérimentations sur des malades en état

végétatif chronique. 84 CCNE, avis n° 12, 7 nov. 1988, sur l'expérimentation médicale et scientifique sur des

sujets en état de mort cérébrale. 85 L. n° 88-1138, 20 déc. 1988 relative à la protection des personnes qui se prêtent à des

recherches biomédicales. 86 L. n° 2004-806, 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.

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et de rendre un avis. Ce contrôle préalable des protocoles de recherche fut cantonné aux projets de recherche clinique bien que plusieurs instances éthiques nationales aient envisagé son extension à certaines disciplines des SHS87. Depuis 1994, les spécificités des recherches en psychologie furent ainsi prises en compte dans l’encadrement législatif de la recherche biomédicale88. Malgré cette évolution législative, le champ d’application de la loi sur les recherches biomédicales a toujours été flou89.

La situation française évolue actuellement au regard de la multiplication des collaborations internationales, ainsi que des contraintes posées par certains éditeurs scientifiques. Des comités d’éthique sont progressivement installés au sein même des institutions scientifiques (A). Cette « extension du domaine de l’éthique »90 pourrait connaître de nouveaux développements avec la proposition de loi Jardé (B).

A. – Le développement des comités d’éthique à l’initiati ve de la communauté scientifique

Les comités institutionnels des opérateurs de recherche. Ce phénomène concerne tout d’abord certains opérateurs de recherche qui ont pris l’initiative de créer des comités d’éthique exerçant un contrôle a priori sur les protocoles de recherche. Historiquement, c’est l’Institut de recherche pour le développement qui a été le premier à créer un comité consultatif de déontologie et d'éthique en 200091. Ce comité a, notamment, une mission de revue des protocoles de recherche. En 2010, c’est l’Université de Provence qui a mis en place un comité d’éthique dont la compétence statutaire est « d’évaluer la conformité aux exigences éthiques des projets de recherche expérimentale impliquant des êtres humains, présentés par des chercheurs et enseignants-chercheurs de l’Université de Provence, dès lors qu’un avis de conformité est requis pour la mise en œuvre de ces projets, qui doivent ressortir des recherches non interventionnelles ». Ce comité d’éthique présente ainsi la particularité de se concentrer sur l’examen des projets de recherche qui n’entrent pas dans le champ de la législation sur les recherches biomédicales. Il s’agit ici de la première initiative française de création d’un comité universitaire sur le modèle des IRB américains.

Les comités de laboratoire. À côté de ces initiatives institutionnelles, certains laboratoires ont également créé des comités d’éthique en leur sein. Tel est le cas par exemple, du Centre de recherche et de document sur l’Océanie, unité mixte de recherche92 principalement axée sur l’anthropologie. La fonction de ce comité est d’évaluer le caractère éthique des projets de recherche. Les directives précisent ainsi qu’« une recherche ne pourra pas être encadrée par un membre du CREDO et par le CREDO dans son ensemble si l’avis du comité d’éthique n’est pas favorable ». La justification du contrôle tient ici aux particularités liées à la recherche sur les

87 CCNE, avis n° 38, 14 oct. 1993, sur l'éthique de la recherche dans les sciences du

comportement humain et, adoptant une position plus nuancée, COMETS, avis, 23 févr. 2007, éthique et sciences du comportement humain.

88 C. santé publ., art. L. 1122-1. 89 V. encore récemment, un appel aux autorités du CNRS pour libéraliser les études non

invasives sur l’être humain, http://appel-experimentation.risc.cnrs.fr/. – V. également l’avis précité du COMETS qui souligne « À l’exception de certaines catégories de recherches participant directement de l’expérimentation biomédicale (les recherches en neurosciences, notamment), les recherches sur le comportement humain sont généralement considérées comme devant échapper au dispositif de la loi Huriet ».

90 D. Fassin, Extension du domaine de l’éthique, art. préc. 91 http://www.ird.fr. 92 CREDO, UMR 6574 CNRS-EHESS-Université de Provence, http://www.pacific-

credo.fr/index.php/fr/home.

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populations autochtones et au nécessaire respect de leurs cultures93. Dans d’autres laboratoires, l’objectif poursuivi consiste à répondre aux exigences des éditeurs scientifiques. C’est le cas du laboratoire de psychologie et neurocognition (LPNC), unité mixte de recherche94 qui a créé un comité d’éthique dont la fonction est de rendre des avis sur les projets de recherche portés par des membres du laboratoire.

Le phénomène de création de comités d’éthique locaux ou institutionnels est donc émergent en France. Les motivations peuvent être très différentes : prendre en compte la spécificité des recherches sur des populations sensibles, répondre à une contrainte éditoriale, parfois même, anticiper l’entrée en vigueur d’une législation susceptible de transformer profondément le paysage du contrôle éthique en France.

B. – La généralisation potentielle du contrôle éthique p ar le législateur

La proposition de loi Jardé : trois catégories de recherches impliquant la personne humaine. La proposition de loi Jardé95, relative aux recherches impliquant la personne humaine, vise à élargir le champ d’application de la réglementation des recherches biomédicales96. Après un double examen à l’Assemblée nationale et au Sénat, le processus législatif a été interrompu en décembre 2010 par le gouvernement qui n’a pas convoqué la commission mixte paritaire. Les dispositions de cette proposition ont alors été intégrées par le Sénat aux articles 24 octies et suivants du projet de loi relatif la bioéthique97. En deuxième lecture du projet de loi, l’Assemblée nationale a supprimé ces dispositions au motif qu’elles devaient faire l’objet d’un texte législatif spécifique98. Réintroduits par le Sénat, les articles en question ont été finalement supprimés par la commission mixte paritaire chargée d’examiner le projet de loi relatif à la bioéthique. Le processus législatif concernant la recherche impliquant les personnes humaines est donc une nouvelle fois suspendu, en attendant la reprise des débats sur la proposition de loi Jardé.

Cette proposition de loi réunit sous le vocable générique de « recherches impliquant la personne » tout un ensemble de recherches mal défini pour en déterminer le régime légal. Il est ainsi proposé de créer une catégorie unique de « recherches impliquant la personne », reposant sur un « socle commun »99. Ce cadre devrait contenir trois nouvelles catégories de recherches, dotées chacune d’un régime spécifique. Ces

93 La page internet du comité indique ainsi « Une anthropologie qui ne tient pas compte

des aspirations indigènes et de leurs situations complexes au sein des États-Nations n’est pas concevable. Le comité d’éthique participe à cette prise de conscience au cours de la planification d’un projet de recherche ».

94 LPNC-UMR 5105 CNRS-Université Pierre Mendès France – Université de Savoie, http://webu2.upmf-grenoble.fr/LPNC/. – Cf. également le code et la commission d’éthique mise en place par l’Unité de Recherche en sciences Cognitives et Affectives (URECA – EA 1059), http://ureca.recherche.univ-lille3.fr/index.php.

95 Proposition de loi n° 3064 relative aux recherches impliquant la personne humaine, enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 20 décembre 2010, disponible sur le site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion3064.asp. Sur ce texte, V. notamment : S. Lavric, Recherches sur la personne : adoption d'une proposition de loi : D. 2009, p. 119. – A. Laude, La réforme de la loi sur les recherches biomédicales : D. 2009, p. 1150.

96 C. santé publ., art. L. 1121-1 et s. 97 Projet de loi relatif à la bioéthique, texte n° 389 (Sénat),

http://www.senat.fr/leg/pjl10-389.html. 98 Cf. Rapport 3403, J. Léonetti, http://www.assemblee-

nationale.fr/13/rapports/r3403.asp 99 Proposition de loi Jardé, préc., exposé des motifs, http://www.assemblee-

nationale.fr/13/propositions/pion1372.asp.

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catégories seraient définies en fonction du degré d’intervention de la recherche sur la personne et des risques encourus par les participants.

La première catégorie serait celle des « recherches interventionnelles », entendues des recherches « comportant une intervention sur la personne non justifiée par sa prise en charge habituelle »100. Elle remplacerait l’actuelle catégorie des recherches biomédicales, plus communément appelées « recherches cliniques ». Viendrait ensuite celle des « recherches interventionnelles, qui ne portent pas sur des médicaments et ne comportent que des risques et des contraintes minimes, dont la liste est fixée par arrêté du ministre chargé de la santé, après avis du directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé », que l’on pourrait rapprocher de l’ancienne catégorie des « recherches visant à évaluer les soins courants » créée par la loi du 9 août 2004101. Enfin, les « recherches non interventionnelles » ou observationnelles, qui n’étaient jusqu’à présent visées que de manière incidente102, deviendraient la troisième catégorie de recherches, définies à l’article L. 1121-1 nouveau du Code de la santé publique. Ces recherches, qui n’avaient pas été appréhendées par la loi Huriet-Sérusclat103, devraient dorénavant inclure « les recherches dans lesquelles tous les actes sont pratiqués et les produits utilisés de manière habituelle, sans procédure supplémentaire ou inhabituelle de diagnostic, de traitement ou de surveillance ». On peut dès lors s’interroger sur la signification de cette formule, aux contours particulièrement flous.

Le domaine incertain des recherches non interventionnelles. Ces recherches sortent actuellement du cadre législatif104. Elles ne sont donc pas soumises au contrôle préalable des comités de protection des personnes (CPP). À la lecture des différents rapports parlementaires105, il semblerait que la définition proposée vise les recherches pour lesquelles la stratégie médicale n'est pas fixée à l'avance par un protocole et relève de la pratique courante. Cette catégorie comprendrait ainsi les recherches dans lesquelles un scientifique ne fait qu’observer une population, un phénomène, sans intervenir sur le cours naturel des choses106. Ces recherches observationnelles concerneraient principalement les études épidémiologiques. Les travaux parlementaires ne font jamais allusion à des recherches en sciences sociales impliquant la personne humaine. Il semble ainsi que le législateur n’ait ni souhaité, ni même imaginé, que toutes les recherches en SHS puissent être référencées comme des « recherches non interventionnelles ». Pourtant, le député à l’origine du texte insiste, dans l’exposé des motifs, sur l’objectif de « donner un cadre unique à toute recherche sur l’être humain »107. Cette formule devrait logiquement manifester l’intention d’inclure les recherches en SHS dans le domaine de la loi. Dans un avis rendu en 1993, le CCNE préconisait déjà que les protocoles de recherche dans les sciences du comportement

100 C. santé publ., art. L. 1121-1 nouveau 101 L. n° 2004-806, 9 août 2004 relative à la politique de santé publique. V. notamment

sur ce point : A.-S. Ginon, La recherche sur les soins courants : une qualification hybride : RD sanit. soc. 2006, p. 1029 et s.

102 C. santé publ., art. L. 1121-1 actuel. 103 L. n° 88-1138, 20 déc. 1988 relative à la protection des personnes qui se prêtent à

des recherches biomédicales, préc. 104 Cf. C. santé publ., art. L. 1121-1, qui les exclut. 105 O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la

personne humaine, n° 1377, 13 janv. 2009. – O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la personne humaine, n° 2444, 7 avr. 2010. M.-Th. Hermange, Rapport n° 97 (2010-2011), fait au nom de la Commission des affaires sociales, déposé le 10 novembre 2010 (http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/recherches_sur_la_personne.asp).

106 O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la personne humaine, n° 1377, 13 janv. 2009, préc.

107 Proposition de loi Jardé, préc., exposé des motifs.

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fassent l’objet d’un contrôle préalable108. Et, dès 1994, le législateur a introduit la psychologie dans le champ d’application de la loi sur les recherches biomédicales109. Force est donc de constater que les sciences sociales ont été prises en compte depuis plusieurs années, tant par les instances éthiques nationales, que par le législateur. Il est alors difficile de comprendre que les travaux parlementaires sur la proposition de loi Jardé n’y fassent pas allusion, sauf à ce que députés et sénateurs n’ait pas envisagé de recherche scientifique autre que biomédicale.

Plus fondamentalement, la notion de « recherche » n’a pas été davantage précisée par le législateur. Doit-elle s’entendre, comme l’estiment les IRB américains ou les CER canadiens, d’une simple question posée par un étudiant de troisième cycle à ses proches dans le cadre d’un exercice ? Rien ne permet d’y répondre. La distinction entre les différentes formes de recherches impliquant la personne humaine – protocoles expérimentaux, entretiens, sondages, enquêtes de terrain – n’a fait l’objet d’aucune réflexion, ni d’aucun débat. Ces méthodologies scientifiques constituent pourtant des interventions très différentes sur la personne.

La notion de chercheur a également été ignorée dans la proposition de loi. Le régime juridique contraignant doit-il s’appliquer à des chercheurs titulaires, associés, des doctorants, des étudiants en master ? Les parlementaires ont ainsi introduit la possibilité de confier la direction de recherches non interventionnelles à une « personne qualifiée »110, mais l’expression demeure mystérieuse puisque des étudiants en quatrième année d’études effectuent déjà ce type de recherche.

L’ambition de la proposition de loi est ambiguë. Animé d’une volonté d’encadrer toutes les recherches impliquant la personne, mais ignorant totalement les SHS, le législateur cultive le doute sur le champ d’application de la loi, comme en témoignent les initiatives dans certaines universités de sciences sociales qui tentent d’anticiper son entrée en vigueur en créant des comités d’éthique ad hoc111.

Si leur domaine demeure incertain, les recherches non interventionnelles devraient, en revanche, bénéficier d’un régime juridique clairement défini.

Le régime des recherches non interventionnelles. La proposition de loi Jardé préconise d’appliquer aux recherches non interventionnelles les dispositions réservées jusqu’à présent aux seules recherches interventionnelles.

Tout d’abord, l’usage des recommandations de bonnes pratiques serait étendu aux recherches non interventionnelles112. Ces recommandations, destinées, selon les propos du député Jardé113, à être un outil précieux pour tous les chercheurs et une garantie de qualité pour les participants aux différentes recherches, devraient être fixées par voie réglementaire et publiées par l’AFSSAPS. Serait ensuite créé un répertoire national des recherches présentant un risque négligeable et des recherches non interventionnelles114,

108 CCNE, avis n° 38, 14 oct. 1993. Cet avis semblait même préconiser, in fine, un tel

contrôle pour toutes les recherches en SHS. 109 C. santé publ., art. L. 1122-1, al. 3 actuel, inséré par L. n° 94-630, 25 juill. 1994,

art. 6. 110 C. santé publ., art. L. 1121-3, al. 3 nouveau. 111 Cf. supra sur ces comités. 112 C. santé publ., art. L. 1121-3, al. 7 nouveau. 113 O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la

personne humaine, n° 1377, 13 janv. 2009, préc. 114 C. santé publ., art. L. 1121-15 nouveau.

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à l’image de celui existant aujourd’hui pour les recherches biomédicales115. Il s’agirait ici de donner une visibilité à ces catégories de recherches116.

La proposition de loi emporterait, enfin, des conséquences bien plus complexes s’agissant du contrôle des protocoles. L’ensemble des recherches impliquant la personne humaine devrait être désormais soumis à l’avis d’un comité de protection des personnes (CPP)117, alors qu’actuellement ce contrôle ne concerne que les recherches biomédicales. Les recherches non interventionnelles ne pourraient donc débuter qu’après avoir reçu un avis favorable d’un CPP, lequel devrait, en cas de « doute sérieux » sur la qualification de la recherche, saisir l’AFSSAPS. En cas d’avis défavorable du CPP, un recours serait ouvert devant la Commission nationale des recherches impliquant la personne humaine pour obtenir l’examen du projet par un second comité118. Cette nouvelle procédure a, tout d’abord, pour ambition de combler le vide juridique subsistant pour les recherches non interventionnelles, ensuite, de « placer les CPP au centre du dispositif de toutes les recherches sur la personne » et, enfin, de « faciliter les publications des chercheurs français dans les grandes revues internationales, celles-ci exigeant un avis éthique pour toute recherche sur l’homme »119. Ce dernier point est important car il est présenté de façon simpliste. Si les éditeurs de revues médicales soumettent effectivement la publication d’un article à l’obtention d’un avis favorable d’un comité d’éthique, cette exigence n’est pas généralisée120. Nombre de disciplines scientifiques qui pratiquent la recherche sur la personne échappent à cette contrainte éditoriale. La philosophie de la proposition de loi est donc largement imprégnée d’une culture biomédicale, qui n’est pas exportable sans adaptation aux autres champs scientifiques.

L’examen préalable des projets de recherche n’est pas critiquable par principe. En revanche, il mérite d’être mis en adéquation avec la diversité des méthodologies de recherche. À cet égard, la proposition de soumettre tous les projets de recherche à un CPP laisse perplexe au regard des expériences étrangères précédemment relatées. Alors que la composition des IRB américains, sous domination médicale, a été contestée, la proposition de loi ne modifie pas la composition actuelle des CPP, caractérisée par une mixité entre des personnels médicaux et des représentants de la société civile121. La nouvelle Commission nationale des recherches impliquant la personne humaine devrait, quant à elle, être « constituée à parité, sur le modèle des comités de protection des personnes »122. Si la composition de ces deux collèges apparaît certainement légitime

115 L’AFSSAPS tient à jour un site internet intitulé Répertoire des essais cliniques de

médicaments. Ce répertoire est accessible à tous. Il précise le titre de l’essai, le nom du promoteur et les traitements étudiés. Il permet donc l’accès à la liste des différents essais cliniques menés en France (https://icrepec.afssaps.fr/Public/index.php).

116 O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la personne humaine, n° 1377, 13 janv. 2009, préc.

117 C. santé publ., art. L. 1121-4 nouveau. 118 C. santé publ., art. L. 1123-6 et L. 1123-9 nouveau. 119 Proposition de loi Jardé, préc., exposé des motifs. 120 Cf. infra sur les sanctions scientifiques du non-respect des règles éthiques. 121 Les CPP sont, en effet, actuellement constitués par deux collèges principaux, le

premier composé de sept membres appartenant au monde médical, quatre médecins qualifiés en matière de recherche (dont un méthodologiste au moins), un médecin généraliste, un pharmacien et un infirmier ; le second comprenant sept membres appartenant à la « société civile », dont un qualifié en matière d'éthique, un qualifié dans le domaine social, un psychologue, deux juristes et deux représentants d'associations agréées de malades ou d'usagers du système de santé (C. santé publ., art. R. 1123-4).

122 O. Jardé, Rapport sur la proposition de loi relative aux recherches impliquant la personne humaine, n° 2444, préc.

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pour l’étude de protocoles de recherche biomédicale, il n’en va pas de même pour celle de projets de recherche en SHS. Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas représentés dans ces comités. La proposition est, du reste, en contradiction avec l’avis rendu par le CCNE en 1993, lequel affirmait : « il paraît exclu que les CCPPRB dans leur composition actuelle puissent examiner les protocoles de recherche en sciences humaines. Ils n'ont pas été conçus pour cela »123. Le CCNE préconisait alors la création, par le législateur, de comités spécifiques dont la composition garantirait la compétence scientifique de leurs membres « pour examiner des protocoles de recherche sur l'être humain dans les sciences humaines autres que bio-médicales »124. Il apparaît donc clairement que, dès 1993, la plus haute instance éthique française avait envisagé la création de comités spécifiques pour examiner les projets de recherche en sciences sociales et que ses préconisations ont été ignorées par un législateur mal informé.

La solution adoptée à l’égard du consentement des sujets de la recherche est également éloignée des réalités du terrain scientifique. Sur le principe, la proposition de loi préconise de renforcer l'information des personnes qui se prêtent à la recherche. L’investigateur devrait ainsi informer systématiquement les sujets d’un ensemble d’éléments liés à la recherche (objectif, méthodologie, durée, bénéfice attendu, etc.). Pourtant, on a pu voir que cette information n’était réalisable que pour les projets qui peuvent être construits sous la forme d’un protocole. De même, l’obligation d’informer le sujet de la recherche des bénéfices attendus correspond à des projets de recherche appliquée – comme c’est le cas pour la recherche clinique – mais nullement aux projets de recherche fondamentale. Enfin, la spécificité des recherches undercover ou fondées sur la tromperie est ignorée par la proposition de loi.

S’agissant du consentement éclairé, la solution retenue est originale. Si les recherches interventionnelles donnent lieu au recueil par écrit du consentement libre et éclairé, les recherches non interventionnelles ne sont pas soumises à cette formalité. En revanche, le sujet peut s’opposer à participer à la recherche125. S’agissant, enfin, des recherches interventionnelles à risque négligeable, le consentement devrait être recueilli par tout moyen. Là encore, cette disposition peut surprendre. En limitant ainsi l’exigence d’un consentement éclairé aux deux catégories de recherches interventionnelles, le législateur semble sous-entendre que les recherches non interventionnelles ne comporteraient aucun risque pour la personne qui y participe, libérant ainsi le chercheur de la formalité du consentement. Si, à l’évidence, les recherches interventionnelles paraissent plus dangereuses pour le participant, car elles peuvent présenter un risque pour l’intégrité corporelle ou la santé physique de la personne, les recherches non interventionnelles ne sont pas, pour autant, inoffensives. Elles peuvent provoquer des dommages psychiques, des atteintes à la vie privée, à l’honneur, ou simplement révéler une image négative du sujet. Cette mesure du consentement par rapport au risque suscité par l’intervention semble inopportune en ce qu’elle conduit à réduire la protection du participant à une recherche non interventionnelle. Là encore, les termes de la proposition de loi laissent penser que sa conception ne fut envisagée que dans la seule optique des recherches biomédicales et non dans celle, plus générale, des « recherches impliquant la personne humaine ». Plus encore, le législateur n’a pas eu conscience de la diversité des situations en pratique. Le recueil d’un consentement éclairé est simple à réaliser s’agissant d’enquêtes basées sur des entretiens. Il ne doit pas nécessairement être écrit. À l’inverse, lorsque les recherches portent sur des masses importantes de sujets, comme c’est le cas des sondages, le recueil du consentement peut être considéré comme implicite, dès lors que la personne répond au sondage. Mais si la recherche porte sur des questions sensibles (vie privée, pratiques illicites) ou qu’elle implique des personnes vulnérables (mineurs, détenus, etc.), une formalité spécifique de recueil par écrit du

123 CCNE, avis n° 38, 14 oct. 1993. 124 Le CCNE cite à titre d’exemple les disciplines concernées : anthropologie,

ethnologie, psychologie(s), sociologie, linguistique, histoire, sciences de l'éducation, etc.

125 C. santé publ., art. L. 1122-1-1 nouveau.

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consentement éclairé peut se révéler nécessaire. Enfin, le respect de la spécificité de certaines recherches dissimulées doit être assuré. Le chercheur devrait, dans ce cas, être dispensé de recueillir le consentement des sujets de la recherche, tout en garantissant leur anonymat. La collecte du consentement est donc une question complexe qui ne se mesure pas simplement au risque lié à l’intervention sur le sujet. Le législateur a négligé cette complexité.

Initiée par un médecin, cette réforme législative en cours ignore une grande partie de la diversité et de la complexité des recherches sur la personne humaine. Sans égard pour les débats provoqués par l’expansion du contrôle éthique des protocoles de recherche et par les dérives administratives de ce contrôle dans les pays anglo-américains, le législateur français est en passe de reproduire des erreurs aujourd’hui bien identifiées, voire de les aggraver. Cette régulation normative a pour effet d’exclure le débat éthique du contrôle des protocoles de recherche. La réforme législative à venir donne le sentiment que le fossé entre la réflexion éthique et la régulation normative de la recherche se creuse.