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1 Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ? Hiroyuki DOI béatrice daillant vasselin mai 2014

Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

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Mémoire Béatrice Daillant Vasselin Mastère Innovation By Design à l'ENSCI - Les Ateliers http://www.ensci.com/formation-continue/innovation-by-design/diplomes/these/article/19778/

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Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

Hiroyuki DOI

béatrice daillant vasselin

mai 2014

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REMERCIEMENTS

Je remercie l’ENSCI de m’avoir accueilli, cette école est une source

de motivation à elle seule.

Je remercie chacun des membres de l’équipe pédagogique du Mastère

Innovation by Design pour leur aide précieuse, Sylvie, Katie, Muriel

et particulièrement Olivier pour son point de vue propice à la prise

de hauteur.

Je remercie la Doc et en particulier Françoise pour sa faculté

(doublée de gentillesse) à proposer des références appropriées.

Je remercie chacun de ceux avec qui j’ai échangé et qui m’ont aidé à

construire mon raisonnement en acceptant de partager leur

expérience.

Je remercie tous ceux qui un jour m’ont dit « tiens, j’ai pensé à

toi, tu devrais lire cet article / rencontrer cette personne » ils

m’ont ouvert des pistes que j’ai eu plaisir à explorer.

Je remercie mes proches petits et grands pour leurs encouragements

sans faille et leur enthousiasme.

Je remercie les Drôles de Dames, et Charly, pour les moments

partagés, les week-end studieux, les ballades au grand air, les

dégustations de vins et autres mets fins, toujours le lieu de

discussions enrichissantes et de conseils bienveillants.

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SOMMAIRE

Introduction p4 I La petite série, un terrain pour l’innovation par le design p7 Ia Liens avec les matières et les savoir-faire, opportunités p7 Ib Liens avec la personnalisation, la technologie et les territoires, opportunités p11 II Les dispositifs de création de valeur, une source d’inspiration p16 II.a Exploration de dispositifs existant ailleurs en Europe p16 II.b Exploration de dispositifs issus de la société de la multitude p19 II.c Exploration de dispositifs émergents p24 III La construction par le design d’un dispositif de production de petites séries. p29 IIIa Motivation et légitimité du designer p29 IIIb Exemples de dispositifs issus d’une approche design p31 IIIc Exemples de modes de construction d’un dispositif par le design p37 IIId Proposition d’un dispositif hybride de création d’objets hybrides p39 Conclusion p42

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Introduction Contexte et Problématique Dans un article posté en juillet 2012, Véronique Routin commente l’intervention de Marc Giget dans le cadre des rencontres de Cap Digital [ROUTIN, 2012] : « depuis 2009, en 3 ans, près de 900 usines ont fermés leurs portes, soit plus de 100 000 emplois supprimés. En 10 ans, 800 000 emplois dans l’industrie en France ont disparu, … ». En pleine crise industrielle, nombreux sont les territoires dont l’activité économique est menacée. Il en découle des conséquences que nul ne voudrait voir irréversibles. Les savoirs faire ne sont plus perpétués, les outils de production sont sous utilisés, les matières, autrefois emblématiques de ces régions, ne sont plus exploitées. Ces territoires n’attirent ni ne retiennent les compétences. La dynamique de l’emploi local est rompue. Les entreprises confrontées à cette réalité cherchent des solutions. Dans le même espace-temps, la révolution numérique ouvre des

perspectives qui semblent inépuisables. Les espaces de collaboration

s’ouvrent, les acteurs redéfinissent leur rôle, les pratiques sont

renouvelées et la création de valeur est réinventée. Dans l’âge de

la Multitude [COLIN ET VERDIER, 2013], la révolution numérique est

décrite par Colin et Verdier comme une cascade de transformations

dont le point d’encrage est technologique. La première

transformation est liée aux échanges sociaux puis se propage à

l’économie. Les nouvelles figures de la multitude décrites par Chris

Anderson [CHRIS ANDERSON, 2012] mettent en œuvre une révolution

numérico-socio-économique qui pourrait bien atteindre le monde

industriel.

La simultanéité d’un monde industriel qui s’essouffle et d’une

société de la collaboration qui se développe, nous interpelle.

Dans le contexte de la crise industrielle, le design et ses multiples facettes peut-il réinventer les conditions de la production locale ? Cette question en appelle bien d’autres : Qu’entend-on par conditions de production ? Les matières ? Les savoir-faire ? Les modes de production ? La relation entre les parties prenantes ? Les dispositifs qui mettent en jeu ces "paramètres" ? Ces paramètres ne peuvent-ils être questionnés ? Comment pourrions-nous leur donner un nouveau souffle ? Qu’entend-on par société de la multitude ? De quoi et de qui est-elle composée ? Quelles sont les caractéristiques des dispositifs qui la composent ? Comment pourrions-nous capter cette énergie et la ramener dans nos territoires ? Quelle est la légitimité du design à proposer des outils et des dispositifs innovants pour créer de la valeur ? Quelles seraient les caractéristiques propres de ces dispositifs de production ?

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En quoi l’approche design pourrait aboutir à des dispositifs "innovants" ? Sur quelle facette le designer s’appuierait-il ? Quelles seraient les spécificités d’une "construction" par et avec des designers ? Comment ferait-il intervenir les ressources locales dans le processus de construction d’un dispositif ? La petite série nous semble un terrain adapté à ce questionnement. Ce choix repose tout d’abord sur les liens « a priori » entre petite série d’une part, savoir-faire traditionnels, matières nobles et production locale, d’autre part. Ces liens « a priori » en font un terrain pour l’innovation par le design car ils ne demandent qu’à être questionnés et pourquoi pas réinventés. Le designer pourrait bousculer l’ordre établi en hybridant savoirs faires manuels et numériques, matières naturelles et technologiques, productions artisanales et techniques émergentes, en conciliant tradition et modernité. Cette problématique pourrait également être abordée sous l’angle de la relation entre les parties prenantes. La petite série est de ce point de vue un terrain de jeu pour le designer. Ne pourrait-il pas remettre en cause l’articulation « maître d’ouvrage / maître d’œuvre » ? La nature des établissements qui fabriquent des petites séries mérite tout autant l’intérêt du designer. Prenant encore une fois le contre-pied de l’existant, le designer ne pourrait-il imaginer un statut original ? Enfin, ce qui caractérise la petite série, c’est le nombre d’objets produits. Choisir la petite série permettrait d’explorer les paramètres en jeu dans un « espace » situé entre la production quasi unitaire (l’artisanat) et la production de masse (industrielle). La petite série pourrait être vue comme le point d’articulation entre ces 2 « mondes ». Je m’intéresserai donc plus particulièrement à la légitimité du design à imaginer d’autres formes de production des petites séries comme moyen de revitaliser un territoire. Démarche Pour traiter cette problématique j’ai procédé par itérations. J’ai commencé par des entretiens avec les acteurs de la petite série (voir liste en fin de mémoire). J’ai également exploré des sites web en lien avec la production de petite série et la production artisanale. J’ai très rapidement noué des liens avec des acteurs de la région Franche-Comté et me suis imprégnée des besoins des artisans. Puis, j’ai complété ces éléments par de la bibliographie sur les dispositifs existants ailleurs en Europe et sur la société de la multitude. J’ai ensuite formulé des pistes sur lesquelles j’ai échangé avec la Région Franche-Comté. J’ai affiné ces pistes grâce à d’autres entretiens et par la lecture de mémoires et autre workshop de l’ENSCI. J’ai également enrichi ma bibliographie par une analyse de ma problématique à travers un prisme historique. Enfin j’ai pu faire une proposition de dispositif.

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Dans ce mémoire, j’explorerai la petite série à travers des entretiens avec quelques un de ses acteurs. L’objectif est de dégager les paramètres en jeu et leur articulation pour créer de la valeur. Il est aussi d’identifier la culture et les besoins de ce secteur. Ensuite, j’explorerai des dispositifs de création existants ailleurs en Europe, des dispositifs de la société de la multitude et des dispositifs émergents. L’objectif est d’analyser les pratiques et de faire émerger les « qualités » communes de ces dispositifs. Après avoir cherché à décrire les motivations des designers pour cette problématique et leur légitimité à la traiter, je prendrai des exemples de dispositifs de création issus de la démarche design. Je décrirai leur fonctionnement, les besoins auxquels ils répondent et les qualités des acteurs de ces dispositifs. Enfin je proposerai un dispositif, issu de la reconstruction d’un nouvel écosystème, répondant aux besoins des acteurs de la petite série et adossé à une culture commune qui définirait les conditions de la réussite de ce dispositif de création de valeur.

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I La petite série, un terrain pour l’innovation par le design Le mot de petite série vient du fait que le nombre d’unités produites est « petit ». La petite série se situe entre la production de quelques unités et la production à des centaines de milliers d’exemplaires. Cette qualification par le nombre d’unités produites intermédiaire n’est pas sans conséquence. Joan Woodward, sociologue britannique a mis en évidence la relation entre le type de production et les propriétés des structures de production en terme d’organisation du travail [Woodward, 1965] : « Une production en grande série convient à une structure hiérarchisée avec un fort taux d’encadrement, des productions du type unitaire engendrent des structures plus souples ». Les propriétés des structures de productions de petites séries ne sont-elles pas un axe à explorer et une voie d’amélioration ? Cependant cette définition par le nombre d’unités est simple mais ne peut être qu’un point de départ, elle ne permet pas de caractériser la petite série. Mais alors par quoi la petite série est-elle définit ?

Ia Liens avec les matières et les savoir-faire, opportunités Quels paramètres entrent en jeu ? Dans l’imaginaire collectif la petite série semble être associée au secteur du « luxe ». Un objet, fabriqué localement en peu d’exemplaires avec des matières nobles et par des mains expertes. Cette « définition » prend en compte 3 paramètres, la matière, les savoir-faire et « l’outil » de production. Elle intègre aussi une donnée transversale à ces 3 paramètres, leur localisation. La petite série se définirait par un statut figé de ces paramètres. Ainsi, la production quasi unitaire semble s’opposer à la production de masse par les matières utilisées. Plus la quantité produite augmente plus la matière serait « bon marché » et synthétique et moins elle serait noble, naturelle et de provenance locale ? Ces 2 « échelles » s’opposeraient également par leur mode de production. Plus la quantité produite augmente plus la fabrication serait automatisée, délocalisée moins la main de l’homme interviendrait ? Enfin les savoir-faire semblent le plus souvent liés au travail de la matière quand on parle de quelques unités, ils semblent liés aux machines et aux process quand on parle de centaines de milliers ? Il en découle une autre association, celle de la petite série et de l’artisanat du fait de l’utilisation conjointe de matières naturelles et de savoir-faire manuels. Mais ces associations sont-elles fondées ? Ces paramètres (matière, savoir-faire, outils de production) ne sont-ils pas des leviers que le designer pourrait actionner pour revisiter la production locale ? Autre conséquence de ces « raccourcis » est que cet objet en petit série se doit d’être couteux ?

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Mais ne pourrions-nous imaginer « démocratiser » la petite série ? La mettre à la portée de tous en brisant ces liens imaginés ? En revanche le lien petit série savoir-faire locaux en fait un secteur de prédilection pour revitaliser un territoire. Nous illustrerons ce potentiel à partir d’exemples dans un deuxième temps. Conséquence subie ou choix délibéré ? Deux logiques semblent s’opposer, d’un côté la maitrise des coûts et la standardisation de l’autre l’expression d’un savoir-faire et la diversité. La première conduirait à la fabrication de masse, à l’automatisation et à l’utilisation de matières « calibrées ». La seconde conduirait à la fabrication unitaire, au geste sans cesse réinventé pour mettre en valeur une matière « vivante ». Non que l’artisan ne soit pas à même de répéter son geste à l’infini mais que cette répétition soit innadaptée à la matière travaillée. Choisir de fabriquer un grand nombre d’unités implique d’investir dans un outil industriel et des coûts de développement. Mais la France peut-elle encore lutter sur ce terrain ? Choisir d’exercer le métier d’artisan et de travailler des matières « vivantes » implique-t-il de fabriquer un petit nombre d’unités ? La petite série n’est-elle pas au carrefour de ces 2 logiques ? Ne devons-nous pas nous orienter vers d’autres schémas ? C’est ce que pense Olivier Mevel1 pour le secteur des objets connectés. Il appuie son raisonnement sur le livre de Chris Anderson « the long tail » [CHRIS ANDERSON, 2006]. Le même nombre d’objets peut être produit soit à partir de la production de masse de quelques « blockbuster » soit à partir de la production en faible quantité d’une multitude de produits.

[CHRIS ANDERSON, 2006] 1 Entretien de l’auteur avec Olivier Mevel (Décembre 2013)

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Alors, n’y aurait-il pas tout un écosystème à créer à partir de la petite série ? Comment s’y prendre ? Empruntons la méthodologie du design et « son » processus de « démontage ». Nous déterminerons à travers des exemples les « qualités » de la petite série (créativité, réactivité, …) sur lesquels agissent les leviers décrits plus haut. L’objectif étant d’assurer leur intégration lors du « remontage » et aboutir à un nouvel écosystème pérenne et créateur de valeur.

Le cas Petit h2 : Le site « les ailes d’Hermes » communique à propos de Petit h avec un film en 5 épisodes. Dans le premier épisode, Pascale Mussart Directeur Artistique de Petit h décrit « sa » caverne d’Ali Baba. Elle introduit le « propos de Petit h », le « mariage des savoir-faire » et « pas de matière indigne ». Les épisodes suivants illustrent ce propos. L’épisode 2 nous parle de la matière « évidemment », l’épisode 3 de comment les designers donnent une deuxième vie à des pièces cassées, rebutées pour un défaut, … Petit h met en scène un sellier maroquinier qui pour réaliser un objet doit repousser les limites de son savoir-faire. L’épisode 4 nous fait découvrir les objets nés de cette alchimie et le dernier épisode nous fait partager l’excitation des protagonistes pendant l’installation du magasin rue de Sèvres.

La démonstration est séduisante, tout y est : la matière et la matière « réhabilitée », les savoir-faire et les savoir-faire sublimés par de nouveaux défis. On aurait envie d’y croire, si ça n’est cette simplicité affichée qui ne sonne pas toujours juste. Au-delà de l’idée « porteuse », la translation de ce concept dans un monde moins « magique » pourrait être un moyen de revitaliser un territoire. N y-a-t-il pas des savoir-faire à sublimer des matières à réhabiliter ou tout simplement de nouvelles combinaisons à inventer ? Le mérite de Petit h est incontestablement d’avoir donné à ces collaborateurs l’envie de relever des défis. Un autre point est remarquable, c’est la collaboration entre les designers et les artisans. Mais comment susciter cette envie ? Comment favoriser cette collaboration ?

Entretien avec Bruno Belamich3 : Bell & Ross propose des montres inspirées du matériel de bord, principalement de l’aviation. Ces montres de grande qualité sont produites en petite quantité (environ mille pour la plus part des modèles). Pour, Bruno Belamich une série limitée engendre plus de contraintes mais, est vendue plus chère. Le produit prix unitaire fois nombre

2 http://www.esailes.hermes.com 3 Entretien de l’auteur avec Bruno Belamich, Directeur artistique de Bell & Ross (Octobre 2013)

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d’unités vendues doit être le même pour la « toute petite série » (50 ou 100 unités) et pour la production « habituelle » (environ mille). Le prix de vente plus élevé qui découle de cette équation autorise à la toute petite série des matières encore plus nobles, une forme plus complexe à réaliser, un mouvement plus sophistiqué.

Cette approche de la « toute petite série » semble plutôt traditionnelle, matières nobles, travail minutieux, coût élevé. Cependant, pour Bruno Belamich, la faible quantité produite de la petite série est une manière de réduire le risque d’invendus. En ce sens, le nombre réduit d’unités produites autorise le parti-pris, la rupture, le renouvellement des codes. La petite série n’est-elle pas alors un laboratoire d’innovation ? Ne pourrait- elle être le lieu d’un renouvellement des codes de l’artisanat, un prétexte pour combiner modernité et savoir-faire ancestraux ?

Entretien avec Lucas de Staël4 : Lucas de Staël conçoit et fabrique des lunettes « de créateur » sous 2 marques, « Undostrial » dont le nombre d’unités produites ne dépasse pas 2000 par modèle et « Lucas de Staël » dont le nombre d’unités produites ne dépassent pas 150 par modèle. Pour le designer, les 2 marques produisent de la petite série. Il présente 2 collections par an et par marque. Une collection correspond à 200 combinaisons. Chaque modèle est la combinaison d’une forme de lunette, d’un type de manchons et d’une couleur. Les lunettes sont en acier, les manchons varient en couleur et en matière (acier ou polyurétane pour les collections Undostrial, cuir ou bois pour les collections Lucas de Staël).

4 Entretien de l’auteur avec Lucas de Staël, Fondateur des Marques Undostrial et Lucas de Staël (Octobre 2013)

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Comme Bruno Belamich « réinvente » la montre avec ses cadrans carrés, Lucas de Staël « réinvente » les lunettes avec sa marque Undostrial, en pliant l’acier et en supprimant ainsi les charnières classiques. Nous verrons plus tard que pour cela il a dû produire lui-même ses créations et concevoir ses propres outils. Lucas de Staël propose également des séries limitées, des séries encore plus petites. Pour lui comme pour Bruno Belamich c’est l’occasion à partir d’une forme de décliner les couleurs, d’enrichir les matières et les finitions. Ces trois exemples démontrent le lien de la petite série avec les matières et les savoir-faire. Cependant, ce lien ne relie pas nécessairement la petite série à des matières « nobles » et à une mise en œuvre manuelle. Il consiste en la mise en scène des matières et des savoirs faires quels qu’ils soient. Et n’est-ce pas la mise en scène des matières et des savoir-faire que le designer pourrait explorer pour réinventer la production locale ?

Ib Liens avec la personnalisation, la technologie et les territoires, opportunités Cette piste est déjà « tracée » par Lucas de Staël dans le sens où ses lunettes allient matières industrielles et matières travaillées de manière artisanales. Il ouvre la voie vers des objets hybrides alliant des savoirs faire voir même des modes de fabrication qui a priori, semblaient incompatibles. Cette voie en ouvre une autre, celle de la petite série diversifiée. En effet, la coexistence au sein d’un même objet d’une partie « fixe » issue d’un procédé industriel et d’une partie « variable » issue d’une fabrication artisanale permet la diversification des propositions puisque la partie variable peut être déclinée « à l’infini ». En ce sens, la frontière entre petite série et personnalisation est ténue, elle mérite d’être regardée. Petite série, personnalisation et objets ouverts : Si ni Bruno Belamich, ni Lucas de Staël ne propose de fabrication à la demande (le client choisit la matière, la couleur, … et une seule unité est produite) tous les deux proposent une forme poussée de personnalisation. Certains modèles de Bell&Ross produits à moins de 50 exemplaires sont destinés à une cible identifiée à l’avance (exemple : la série limitée « Patrouille de France ») et possèdent tous les codes correspondants à cette cible de clients. Par une approche différente, Undostrial propose 200 combinaisons par collection en associant des pièces détachées interchangeables. La personnalisation est ici indirecte mais réelle, chaque modèle est produit en nombre limité et il existe une multitude de modèles destinés à une multitude de clients. Faire de la petite série, c’est, pour le créateur, jouer avec les matières. Faire de la personnalisation, n’est-ce pas permettre au « client » de s’emparer de l’objet en lui proposant une infinité de variantes ? Cette hypothèse peut être illustrée par un autre exemple, Le designer Jérôme Coste innove en personnalisant un objet qui jusque-

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là ne l’était qu’après son achat, le casque de moto. Atelier Ruby propose différents degrés de personnalisation : des collections, des séries limitées en collaboration avec des « artistes mythiques » ou des artistes inconnus et des commandes spéciales (via l’utilisation d’un configurateur). Jérôme Coste fait rimer petite série et personnalisation mais pas seulement. Avec atelier Ruby, il déplace la frontière qui sépare fabrication et « tunning ». Le client participe à la conception de son casque, à sa « décoration » tout en ayant l’assurance d’une réalisation de qualité. Ici le client s’empare de l’objet avant qu’il ne soit fini. Pour Jean Louis-Fréchin [CORP & STUDIO LO, 2009], ces objets ouverts, modifiables sont issus d’une nouvelle forme de l’industrie, plus proche de l’artisanat, avec des moyens technologiques énormes. Nous verrons dans la deuxième partie en quoi consiste cette nouvelle forme de l’industrie annoncée par Jean-Louis Fréchin. En attendant, intéressons-nous à une autre « idée reçue » à propos de la petite série. Le rapport de la petite série à la technologie Un autre point semble distinguer production artisanale et production industrielle, la technologie. Elle semble pour l’instant quasi absente des objets artisanaux alors qu’elle a envahi les objets industriels qui nous entourent. Quelle en est la raison ? Est-elle fondée ? De quelle technologie parle-t-on ? Pour commencer, regardons du côté des matières. Il semble effectivement que la petite série telle qu’elle est proposée par Petit h utilise des matières telles que le cuir, le verre, l’argent. Ces matières peuvent difficilement être qualifiées de technologiques. En revanche les lunettes des 2 marques de Lucas de Staël bousculent ce constat, elles sont en acier inoxydable chirurgical. Le designer détourne les matières, il exploite leurs propriétés sans se soucier du secteur d’activité dont elles proviennent. Non content d’introduire des matières « technologiques » dans la lunetterie, il leur associe des astuces technologiques. Par exemple, le modèle SUPREMATIC de la marque Undostrial est réalisé dans un acier particulièrement souple chaque branche possède un aimant à son extrémité afin de maintenir celles-ci en position repliée. Ici l’innovation est fonctionnelle. Lucas de Staël nous ouvre le champ des possibles, ils nous montrent qu’on peut mélanger les matières nobles et les matières « technologiques », qu’astuce et savoir-faire manuels vont de pair. Mais quelles sont les conditions de ces mariages réussis ? L’électronique, chasse gardée des grands industriels, est un autre domaine ou la technologie ne rime pas de prime abord avec petite série. Pour Olivier Mével [GUILLAUD, 2013] la raison est que « le niveau de financement à l’entrée y a toujours été élevé notamment du fait des investissements nécessaires et des volumes à produire ». Pourtant il semble que la France ait les compétences nécessaires en plasturgie et en petite électronique pour faire de la petite série. Que manque-t-il alors ? Nous verrons dans la deuxième partie comment aujourd’hui, ces freins pourraient être levés.

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Petite série, savoir-faire et territoire : Revenons au monde des artisans, Hugues Jacquet auteur de « l’intelligence de la main » dit à propos de l’artisanat [SHIFUMI, 2012] :

Ainsi les qualités de l’artisan sont aussi celles qui favorisent l’innovation mais ne seraient-elles pas également celles qui permettent à un individu de participer à un projet ? Richard Sennett [SENNETT, 2011] lorsqu’il décrit la communauté des informaticiens qui ont contribué au développement du système Linux propose un statut élargi de l’artisan : « Elle (la communauté d’artisans) se focalise sur la qualité et l’excellence du travail qui est la marque primordiale de l’identité de l’artisan ». Mais Richard Sennett, ne réduit pas l’artisan a cette soif d’excellence, plus loin il écrit « le bon artisan évite le perfectionnisme qui peut se dégrader en démonstration délibérée, au point de chercher à montrer de quoi il est capable plus que ce que fait l’objet ». Ainsi, le travail bien fait sert un objet voir un objectif dans le cas de la communauté Linux. Ce statut élargi nous laisse entrevoir un dialogue possible entre des communautés dont les savoir-faire, les uns manuels, les autres numériques, sont trop souvent opposés à tort. Autre notion développée par Richard Sennett à partir de cet exemple, celle d’un système ouvert par opposition à un système fermé. En faisant le parallèle entre l’art des potiers et le développement de Linux, il souligne le lien entre perturbation (utilisation d’un disque de pierre tournant dans un cas, bug informatique dans l’autre) et évolution des compétences. Bien que le temps de réaction à la perturbation soit différent, c’est la réponse à cette perturbation -considérée comme une ouverture- qui rend la compétence dynamique. Cette analyse ne nous ouvre-t-elle pas des perspectives quant au rebond de l’artisanat traditionnel ? Maintenant, prenons un exemple, l’association AMAGALERIE5 a cartographié, en Franche Comté, une centaine d’artisans d’art

5 http://www.amagalerie.com

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répartie en une dizaine de métiers : arts graphiques, bijouterie joaillerie, cuir et textile, métal, verre …

Cette association fait la promotion des métiers d’art, elle a un site internet et une boutique à Besançon. Le site internet répertorie les artisans et permet l’achat de leurs créations. Les artisans sont classés par métier et une page leur est consacrée, on y trouve leurs coordonnées, leur savoir-faire et leurs créations. En complément, un zoom est fait sur un artisan et une revue de presse est mise en ligne. Une e-boutique permet une recherche par objet et l’achat de créations individuelles. Ce site est une « vitrine » pour les artisans, il comble 2 besoins, la promotion de son savoir-faire et la commercialisation de ses créations. L’artisan travaille dans son atelier, « dans le secret », il crée, conçoit, fabrique « seul ». Parfois il vend seul mais ce besoin de visibilité n’est-il pas le moins accessible pour un artisan ? C’est aussi le plus évident, cette association est une tentative de rassembler les savoir-faire mais les créations restent individuelles. Les ressources nécessaires à la promotion et à la commercialisation sont mutualisées mais les autres étapes du processus, la création, la conception et la fabrication ne pourraient-elles pas être partagées ? Ne pourraient-elles pas être l’occasion de co-créations associant des savoir-faire et permettant de diversifier les objets et de renouveler les pratiques ? Le designer pourrait faciliter cette hybridation des matières, moins connue des artisans. Toutefois, il y a un prérequis. Les contributeurs à un tel projet devront accepter de co-créer. La crainte de dissocier la maîtrise d’un savoir-faire de son potentiel esthétique, peut être un frein pour certains artisans.

Mickaël Orain, artisan sellier-maroquinier au sein de l’atelier de Re-Création Petit h semble, lui, tout à fait prêt, interviewé dans

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le cadre de Shifumi la revue issue d’un workshop de l’ENSCI [SHIFUMI, 2012], il dit : « La modernité peut aussi venir d’ailleurs des associations de matières par exemple : entre le cristal et le cuir, le cuir et la porcelaine, le papier et le cuir, l’aluminium et le cuir, les mousses à mémoire de forme et le cuir … Associer du cuir à une autre matière, voilà ce qui me passionne !

La petite série que nous avons choisi de « raconter » est source de créativité, les designers joue avec les matières et les savoir-faire, ils les détournent, les empruntent à d’autres secteurs et nous enchantent. Elle est source de collaboration, les designers travaillent avec des artisans pour servir cette créativité. Une autre caractéristique se dégage, la flexibilité. La modification d’une couleur, d’une matière ou même parfois d’une forme n’est pas source de modifications profondes de l’outil de production. L’objet n’est pas figé, il évolue, s’adapte pour celui qu’il séduira. Enfin, on ressent quel que soit l’interlocuteur cette envie de relever des défis, de repousser des limites, de mener à bien son projet. La petite série au-delà d’un nombre d’unités produites intermédiaire ne pourrait-elle pas rassembler le secteur de l’artisanat et celui de l’industrie ? Mais comment mettre en œuvre les qualités décrites plus haut ? Il nous semble que certaines de ces qualités sont mises en oeuvre dans d’autres dispositifs de production, hors de France ou dans des dispositifs émergents. Afin de confirmer (ou d’infirmer) cette hypothèse nous nous intéresserons à ces autres dispositifs de création de valeur.

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II Les dispositifs de création de valeur, une source d’inspiration. La problématique de la construction, par des designers, d’un écosystème créateur de valeur, nous conduit naturellement à l’exploration de dispositifs créateurs de valeur, existants ailleurs en Europe ou émergents. En quoi les « modèles » italien et allemand seraient-il des « exemples » pour la France ? Seraient-ils transposables ? Que nous apprennent les dispositifs émergents de la « Société de la Multitude » ? Qui sont les acteurs des Fab Lab et autres plateformes collaboratives ? Quel type de relation existe-t-il entre les parties prenantes ? A quoi le crowdfunding donne-t-il accès ? Pourquoi certains designers deviennent ils producteurs ? Les dispositifs de production d’objets connectés sont-ils des exemples à suivre ? Ces explorations ont pour but de dégager des pistes de propositions en s’inspirant de dispositifs existants ou émergents. Ces pratiques seront analysées et nous chercherons à dégager les « qualités » qui se dégagent et qui pourraient être des conditions de réussite d’un dispositif de création de valeur.

II.a Exploration de dispositifs existant ailleurs en Europe Pour commencer, il nous a semblé intéressant de nous pencher sur les districts italiens.

Les Districts Italiens : Les districts italiens sont des regroupements locaux de PME ou de TPE autour d’une spécialisation. Ils sont particulièrement développés dans 3 régions (Emilie, Toscane, et Vénétie), On parle de la Troisième Italie. Bien que locaux, ils exportent dans le monde entier. En particulier dans le secteur de la lunetterie, du textile, du cuir, de la céramique mais aussi du matériel médical ou de l’électroménager.

Ces « dispositifs » locaux dont le rayonnement est mondial ne seraient-ils pas un modèle pour nos régions ? Comment les Districts se sont-ils constitués ? Quelles sont leurs caractéristiques ? Sont-ils transposables ? Historique de leur constitution : D’après les propos de Fiorella Dallari recueillis par Marie Verdier pour la Croix [VERDIER, 2013], « En combattant contre un environnement hostile, ils (les habitants d’Emilie Romagne au XIXe siècle) ont acquis une mentalité d’autonomie et de forte entraide. De cette époque date la longue tradition de coopération dans la région ». Elle souligne également le rôle des syndicats (nés de l’exploitation des paysans) dans le processus de constitution des districts. Pour elle, l’histoire sociale et communiste est à l’origine de « la conviction qu’il faut être associés pour être

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compétitifs ». Plus loin, elle décrit l’esprit d’entreprise déjà présent à l’époque « On ne se contente pas de développer une fabrique de chapeaux de paille pour travailler aux champs, on se préoccupe de commercialiser la production au « niveau européen ». Les caractéristiques des Districts Italiens : D’après Camille Schmoll [SCMOLL, 2008], le fonctionnement de la Troisième Italie correspond au « modèle de spécialisation flexible : le processus productif peut être séparés en diverses phases, réparties en petites entreprises spécialisées. Il s’agit de production sujette à une variabilité élevée, aussi bien sur le plan quantitatif qu’au niveau qualitatif ». Elle insiste sur la capacité exceptionnelle des districts industriels italiens à répondre de façon flexible aux transformations du marché. Outre l’usage de technologies nouvelles, ce sont les relations horizontales entre les PMI qui expliquent cette capacité. Elle mentionne l’équilibre qui se crée entre relations de coopération et de concurrence et écrit « la capacité à innover et à améliorer la qualité des biens est également soutenue par l’existence d’économies externes (collaborateurs spécialisés, externalisation des services, infrastructures collectives) aux entreprise mais situées dans la même zone que les PMI. Cela permet la diffusion de l’information et de l’innovation. » La littérature s’accorde donc sur les caractéristiques suivantes (mélange de critères purement descriptifs et de modes d’organisation du travail) : dimension locale voire familiale, ancrage territoriale, division des taches qui lie les entreprises / coopération, synergie de savoir-faire et de recours à des ressources communes externes (pour le marketing et la finance) et relations sociales fortes. Ces caractéristiques sont-elles les ingrédients d’une recette qui permettrait, en favorisant souplesseentre-aide et flexibilité, agilité, esprit d’innovation et d’entreprise, de relancer l’activité économique d’une Région ? Un autre point semble primordiale, il est décrit par Dominique Rivière et Serge Weber [RIVIERE & WEBER, 2006] : « les districts italiens se caractérisent par leur mixité : à côté du savoir-faire traditionnel, l’utilisation de nouveaux procédés, l’usage diffus des micro-ordinateurs entrent dans la fabrication de biens, alors qu’ils se trouvent cantonnés ailleurs dans le « haut de gamme », … ». Cette mixité n’est-elle pas une autre clef du succès ? Les districts sont-ils une spécificité italienne ? Fiorella Dallari [VERDIER, 2013] explique que la production artisanale française n’a donné lieu qu’à peu de districts du faite du centralisme français et de la grande industrialisation. Cette réalité est-elle toujours d’actualité ? La crise n’a-t-elle pas entamé le « règne » de l’industrie de masse ? Imaginons que ce soit le moment de redistribuer la création de valeur sur le territoire français. Même analyse pour Dominique Rivière et Serge Weber [RIVIERE & WEBER, 2006] qui ajoutent « les districts italiens sont somme toute plus proches des « PME de hautes technologies » caractéristiques des grandes villes françaises, fondées sur la qualification et l’internationalisation des marchés, que des « PME traditionnelles » françaises, souvent moins innovantes. ». Sur quoi repose ce

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« retard » des PME traditionnelles françaises ? Comment les PME de hautes technologies françaises ont-elles réussi là où les PME traditionnelles semblent avoir échouées ? Ne manque-t-il pas un dispositif pour soutenir et organiser ces PME ? Comment favoriser leur esprit d’innovation et d’entreprise ? Les qualités des districts italiens pourraient-elles être « injectées » ou tout simplement ravivées dans un dispositif à la française ? Lien entre District et territoire : En Italie, chaque district correspond à un territoire, le territoire est défini comme une ville et son agglomération mais c’est également un lieu de proximité qui permet la relation. Pour Camille Schmoll [SCMOLL, 2008], le territoire est un « lieu de sédimentation historique d’une communauté et d’une culture : le développement des districts se base sur une « matrice » identitaire … ». On comprend qu’un District ne se crée pas de toute pièce, il lui faut un terreau, un territoire qui préexiste et des conditions favorables à son développement. Les seules caractéristiques décrites plus haut ne suffisent pas à engendrer les qualités recherchées. Intéressons-nous rapidement à un autre « modèle », l’Allemagne. Trois extraits résument le fonctionnement des sociétés allemandes, l’organisation de l’économie et la difficulté à définir le Mittelstand.

Le « modèle » allemand, extraits de « L'Allemagne : un modèle, mais pour qui ? » [HENART, 2012]: « Ceci introduit une première différence fondamentale, difficile à intégrer dans une grille d’analyse française : le fonctionnement beaucoup plus collectif et horizontal de toute la société allemande, et donc de l’économie. » « Enfin, il est essentiel de comprendre l’organisation décentralisée de l’économie et de la société allemandes, ce qui a un impact majeur pour notre sujet. Les initiatives, négociations, liens de coopération et autres cercles vertueux si souvent admirés

s’expriment principalement à une échelle territoriale. » « Que recouvre le Mittelstand ? En Allemagne, on sait de quoi on parle : des sociétés pour la plupart familiales avec un mode de gouvernance orienté sur le long terme. Dans le langage courant, ce sont « toutes ces sociétés qui ne sont pas cotées en bourse et dont on estime la part dans le tissu des entreprises à quelque 99,9 % ». Cela ne renvoie à aucune catégorie particulière, ni dans le langage des statisticiens, ni dans le code fiscal. Ce flou est forcément insatisfaisant pour un esprit français qui cherche à catégoriser, mais il est illustratif du pragmatisme allemand. »

Jacqueline Hénard dans sa synthèse critique pour la Fabrique de l’Industrie [HENARD, 2012] met en avant des facteurs systémiques et

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séculaires ainsi que la capacité de l’Allemagne à débloquer les verrous propres à son mode de fonctionnement. Les similitudes entre les districts italiens et le Mittelstand sont réelles. Ils regroupent des entreprises familiales de petite ou moyenne taille, leur fonctionnement est décrit comme collectif et horizontal. La décentralisation et le lien avec un territoire sont, dans les 2 cas des facteurs clefs de leur développement. La volonté de transposer ce modèle en France se heurte, entre autre, selon l’auteur, à l’impossibilité de classer ces entreprises selon des catégories statistique ou fiscale. Un angle de vue « décalé », à travers le prisme des qualités exprimées dans ces entreprises outre-Rhin ne permettrait-il pas d’opérer une transposition adaptée au territoire français ?

II.b Exploration de dispositifs issus de la société de la multitude Les lignes qui suivent (encadrées) s’appuient sur un travail

collectif de description de la société de la multitude auquel j’ai

participé. Ce travail a été réalisé dans le cadre du mastère

« Innovation by Design » tout comme ce mémoire. D’autres extraits de

ce travail sont identifiés comme tel par la suite.

Le concept de multitude a été utilisé par Yann Moulier-Boutang dans

son livre “L’abeille et l’économiste“ [MOULIER-BOUTANG, 2010]. Il

décrit les transformations d’une « économie de l’échange et de la

production, caractérisée par une logique de profit à court terme, en

une économie de pollinisation et de contribution ».

Le terme de multitude est également employé par Nicolas Colin et

Henri Verdier à propos de la libération du potentiel créatif du plus

grand nombre, «la multitude» [COLIN & VERDIER, 2013]. Ils écrivent

« La révolution numérique est derrière nous. Des milliards d’êtres

humains sont aujourd’hui instruits et informés, équipés et

connectés. Leur désir de créer, de communiquer et de partager n’a

jamais rencontré autant de possibilités de passer à l’acte. Ces

milliards d’individus composent une « multitude » puissante,

mouvante et active, qui bouleverse l’ancien ordre économique et

social et ouvre la voie au troisième âge du capitalisme.”

Le processus est décrit comme une cascade de transformations dont le

point d’encrage est technologique. La première transformation est

liée aux échanges sociaux puis se propage à l’économie.

Le même enchaînement « nouvelles technologies » / transformations

profondes est décrit par Jérémy Rifkin dans La 3eme Révolution

Industrielle [RIFKIN,2012] : « La 3ème révolution industrielle a été

récemment rendue possible par les profonde progrès des nouvelles

technologies de l'information et de la communication (NTIC) mais

reste à mettre en œuvre. »

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Ça n’est pas ici la « révolution » qui nous intéresse mais

l’évolution de nos schémas de création de valeur. Cette évolution ne

pourrait-elle prendre place grâce à la rencontre de ces

« possibilités de passer à l’acte » et de « ce désir de créer,

communiquer, partager » ? Nous faisons l’hypothèse que ce « désir

de » évoluera (sous certaines conditions) en actes susceptibles de

revitaliser un territoire. C’est parce-que nous faisons cette

hypothèse que nous allons explorer la société de la multitude et ses

multiples possibilités d’agir.

La société de la Multitude est constituée de nouvelles formes de

coopération. Elle s’appuie sur le développement de communautés

d’intérêt et de partage à l’instar de ce qui s’est passé sur les

réseaux sociaux. Les objectifs de ces communautés sont diverses,

accéder à un bien de consommation ou à un service, enrichir des

connaissances, fabriquer, concevoir … Ces communautés s’appuient sur

des outils, les plateformes collaboratives et sur des dispositifs

tels que les Fab Lab (mélange de lieu réel et de plateformes

virtuelles) ou le crowdfunding (dispositif de financement

participatif).

Les plateformes collaboratives (définition issue du travail collectif IbD): Au sens strict, une plate-forme de travail collaboratif est un espace de travail virtuel. C'est un site internet qui centralise tous les outils liés à la conduite d'un projet, la gestion des connaissances ou au fonctionnement d'une organisation et les met à disposition des acteurs L'objectif du travail collaboratif est de faciliter et optimiser la communication entre les individus.

Cet outil « de travail » est en passe de devenir un outil « de vie », pour preuve la « multitude » de plateformes dont les objectifs sont de plus en plus variés : recycler, apprendre, se nourrir, se déplacer, se divertir, emprunter des outils. La frontière entre vie professionnelle et vie privée devient plus floue. Au-delà des questions posées par ce phénomène n’est-ce pas la perméabilité des pratiques entre ces 2 mondes qui nous permettra de réinventer les relations au sein d’un écosystème créateur de valeur ? Les plateformes collaboratives empruntées au monde du travail, utilisées dans la sphère privée, s’en trouvent enrichies. Les ramener dans le monde du travail pourrait bien aboutir à des pratiques innovantes.

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Les Fab Lab6 : Un Fab Lab (abréviation de Fabrication laboratory) est une plate-forme de prototypage rapide d'objets physiques, "intelligents" ou non. Il s'adresse aux entrepreneurs qui veulent passer plus vite du concept au prototype ; aux designers et aux artistes ; aux étudiants désireux d'expérimenter et d'enrichir leurs connaissances pratiques en électronique, en CFAO, en design ; aux bricoleurs du XXIe siècle … Il s'inscrit dans un réseau mondial de plusieurs dizaines de Fab Labs, des Etats-Unis à l'Afghanistan, de la Norvège au Ghana, du Costa Rica aux Pays-Bas. Un Fab Lab regroupe un ensemble de machines à commande numérique de niveau professionnel, mais standard et peu coûteuses : une machine à découpe laser capable de produire des structure en 2D et 3D, une machine à sérigraphie qui fabrique des antennes et des circuits flexibles, une fraiseuse à haute résolution pour fabriquer des circuits imprimés et des moules, une autre plus importante pour créer des pièces volumineuses. On y trouve également des composants électroniques standards, ainsi que des outils de programmation associés à des microcontrôleurs ouverts, peu coûteux et performants. L'ensemble de ces dispositifs est contrôlé à l'aide de logiciels communs de conception et fabrication assistés par ordinateur. D'autres équipements plus avancés, tels que des imprimantes 3D, peuvent également équiper certains Fab Labs Tous les Fab Labs partagent un ensemble minimal d'équipements communs, de manière à faciliter l'échange de modèles numériques ainsi que de connaissances et de savoir-faire. Une connexion à très haut débit permet notamment à plusieurs Fab Labs de se relier entre eux, que ce soit lors de visioconférences ou pour échanger des plans et des modèles 3D. Un problème technique, un projet, une réalisation, peuvent ainsi se partager au sein d'une communauté d'experts, d'entrepreneurs et de passionnés

Bien que la question du rôle des Fab Lab dans cette nouvelle ère industrielle divise, le « modèle » Fab Lab nous semble une piste à explorer. Quelles sont les caractéristiques de ce dispositif ? Sont-elles transposables à un ensemble d’artisans regroupés sur un territoire ? Une communauté de ce type a-t-elle autant de chance de fonctionner qu’une communauté « naturelle » comme celle des Fab Lab ? Prenons la collaboration, bien qu’elle soit évidente, elle mérite de s’y arrêter. Quelle forme prendrait-elle si on considère un ensemble d’artisans regroupés sur un territoire ? Sur quoi porterait cette collaboration ? un partage d’outils de prototypage ? un partage de données numériques permettant la réalisation d’objets ? un partage d’activités supports ? Rien de tout cela ? Un fonctionnement en projet ou chacun contribue en apportant ressources et savoir-faire ?

6 http://www.reseaufing.org

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Trois caractéristiques sont indissociables de cette notion de collaboration au sein des Fab Lab, l’ouverture, la mise à disposition et l’horizontalité. L’ouverture est-elle applicable ? sous quelles conditions ? Comment gérer la concurrence entre des participants ayant les mêmes savoir-faire ? Sur quels éléments porterait cette ouverture ? Se limiterait elle au territoire ou pourrait-elle s’étendre à un ensemble de territoires, sous forme de réseau ? Quel serait le lien entre les membres d’une telle communauté ? L’évolution d’un lien contractuel vers un lien de confiance est-il envisageable ? La troisième caractéristique a elle aussi trait aux relations entre les parties prenantes. La notion de hiérarchie n’a pas lieu d’être. Le système est horizontal. Cette caractéristique est sous-jacente ou exprimée dans les manifestes analysés par Véronique Routin dans le cadre de l’expédition Refaire de la Fing [ROUTIN,2013]. Ce fonctionnement horizontal ne favorise-t-il pas la relation de confiance ? L’horizontalité ne serait-elle pas une condition de réussite ?

Le Crowdfunding (définition issue du travail collectif IbD) : Le crowdfunding est un mécanisme de collecte de don ou de financement. Il utilise internet pour mettre en relation les porteurs de projets et les personnes souhaitant participer financièrement ou investir dans ces projets. Il y a d'un côté l'épargnant qui a envie d'investir dans un projet qui lui tient à coeur et de l'autre le porteur d'un projet qui n'a pas de fonds suffisants pour démarrer son activité et qui ne tient pas à faire appel au crédit bancaire. Les deux « personnes » se rencontrent sur une plate-forme internet dédiée. Les porteurs de projet présentent leur projet et les épargnants peuvent choisir le ou les projets auxquels ils souhaitent contribuer. Quel est l'intérêt d'utiliser ce type de financement pour un épargnant ? C'est un système simple, offrant une grande transparence. En effet, la personne sait ce à quoi elle contribue et le fait par choix, en accord avec ses valeurs. Stéphanie Savel, présidente du réseau de business angels DDIDF, explique que « quand on place un peu d'épargne dans des projets de finance participative on s'assure une proximité géographique ou morale, on est en recherche de sens, et on est en mesure d'obtenir un retour direct sur l'usage qui est fait de l'argent qu'on a prêté ». Le crowdfunding s'intéresse à toute sorte de projets. Le plus souvent, les plate-formes de mise en relation s'organise de manière thématique : par projets environnementaux, sociaux , culturels, innovants, … Trois offres sont possibles - un don modique. La rémunération de l'épargnant est alors sans contrepartie financière - une participation aux fonds propres de la société créée. L'épargnant touche une rémunération qui se fait par des dividendes

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(revenu issue de la propriété d'une action si l'entreprise réalise un bénéfice) ou par la plus-value réalisée lors de la cession de titre - un prêt. Seul le prêt sans intérêt est autorisé pour les particuliers

Là encore, nous pouvons nous interroger sur les dimensions prégnantes de ce dispositif ? Au-delà de la réponse financière à toute tentative de créer de la valeur, en quoi pourrait-il être une réponse aux freins d’un redémarrage de l’activité économique d’une région ? La dimension « projet » semble être centrale. La collaboration entre le financeur et la personne ou la structure qui recherche un financement est basé sur la réalisation d’un projet. C’est cet objectif commun, l’aboutissement du projet qui fait que chacun y trouve son compte, chacun joue son rôle et trouve sa place, en apportant sa contribution. Il n’y a qu’un pas entre cet intérêt commun et un autre « driver »

de ce dispositif, la motivation.

Cette dimension est commune aux plateformes et aux dispositifs. Ne serait-ce pas la motivation qui lie les communautés dont nous avons parlé ? Pour Bernard Stiegler, l’économie de la contribution, c’est

l’économie de la motivation [STIEGLER, 2013]. Mais d’où provient

cette motivation ?

Pour apporter des éléments de réponse, replaçons l’ensemble des plateformes collaboratives et des dispositifs associés dans leur contexte, l’économie collaborative. Elle est la transcription dans le monde réel des principes d’échanges et réseaux communautaires développés dans le monde internet. Les 2 axes de l’économie collaborative sont la consommation

collaborative, une communauté d’utilisateurs met en commun des

ressources ou des équipements et la production collaborative,

plusieurs acteurs (individuels ou organisations) coproduisent un

service ou un produit

La collaboration est par nature un invariant de ces dispositifs émergents mais il n’est pas le seul. L’autre invariant est la mise à disposition, ces dispositifs donnent accès à des ressources inaccessibles à des individus, des groupes d’individus, des entreprises ou des organisations. Quel que soit les moyens de l’individu, du groupe d’individus, de l’entreprise ou de l’organisation, le dispositif lui donnent accès au-delà de ses moyens. La mutualisation de ressources sous-exploitée, leur « libération » n’ouvre-t-elle pas des possibilités infinies ? Revenons aux rouages de la collaboration au sein de l’ére collaborative. Selon Nathan Stern, co-fondateur de Oui Share [STERN, 2013], les 4 conditions de l'économie collaborative sont les suivantes :

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o « Elles répondent à un besoin spécifique

o Elles s’envisagent comme des ressources et non comme des

autorités, participer est un choix

o Chacun est reconnu sur la base de ce qu’il apporte aux

autres, pas besoin de certificat

o Elles sont basées sur une relation de confiance »

Ces conditions quand elles sont réunies, ne créent-elles pas un climat favorable à la réalisation ? La réalisation de projets et à la réalisation de soi-même seraient ainsi portée au de là ce que pourrait réaliser une somme d’individus isolés ? Ces conditions ne seraient-elles pas les conditions de la réussite d’une ère collaborative mais aussi de tout projet mené au sein d’une entreprise industrielle ? Sont-elles transposable à un dispositif de création de valeur associant des savoir-faire artisanaux ? Quelle forme prendraient-elles alors ? Sont-elles présentent dans nos territoires ? La culture collaborative est-elle vraiment éloignée de la culture de la petite série ? Comment les rapprocher ?

Un premier élément de réponse est donné par Richard Sennett

[SENNETT, 2011], pour qui, «l’artisan illustre la condition humaine

particulière de l’engagement ». La compétence doit être cultivée et

la motivation est une condition à la progression. Elle pousse

l’artisan à répéter un geste, à l’adapter et à le répéter encore

pour le faire progresser. Même s’il est question d’un engagement

particulier, « physique », de nature différente de l’engagement

observé dans le cadre des dispositifs de la contribution, il est

bien question de la même faculté à s’investir dans un projet.

De son côté, Jérémy Rifkin [RIFKIN, 2012] décrit un changement d’ère basé sur un changement du système de valeurs. « Si l’ère industrielle mettait l’accent sur les valeurs de

discipline et de travail acharné, l’autorité hiérarchique,

l’importance du capital financier, les mécanismes du marché et les

rapports de propriété privée, l’ère coopérative privilégie le jeu

créatif, l’interactivité pair à pair, le capital social, la

participation à des communaux ouverts et l’accès à des réseaux

mondiaux »

Peut-importe l’origine de ces transformations ce qui nous importe

ici ce sont les « valeurs » sur lesquelles reposent cette nouvelle

ère, certaines nous rappelles les caractéristiques des districts

italiens vues précédemment, en particulier, l’horizontalité, la

mutualisation et la pluridisciplinarité.

Dans le même esprit que précédemment, ces caractéristiques ne

pourraient-elles pas être transposées sur un territoire ? Leur

implémentation dans un dispositif de création de valeur ne serait-

elle pas un moyen de réinventer la production locale souvent

individuelle et / ou enfermée dans une relation client fournisseur ?

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II.c Exploration de dispositifs émergents

Quand des dispositifs coopératifs émergent « naturellement » dans le

cadre d’une activité extra professionnelle, d’autres dispositifs

émergent par nécessité dans le cadre d’une activité professionnelle.

Prenons l’exemple de Lucas de Staël et de son activité de création

et de production de lunettes.

Entretien avec Lucas de Staël7, Designer Producteur: Lucas de Staël a choisi de produire ce qu’il conçoit parce-que « personne ne pouvait fabriquer les lunettes qu’il concevait ». Une partie des opérations est externalisée, le découpage du métal, le moulage des manchons en polyurétane, et la fabrication des vis. En revanche, le pliage du métal, le découpage des matières (cuir et bois principalement), les finitions (inclusion métal, tranche cirée par exemple) et l’assemblage sont fait dans son atelier. Entre 8 et 12 artistes sont mis à contribution. Pour Lucas de Staël la réalisation en interne de ces opérations lui « assure le respect des délais et de la qualité ». Ce choix implique une activité corollaire, la conception et la réalisation des outils nécessaires à la réalisation de ces opérations au sein de l’atelier.

Le designer fait ici preuve d’imagination et d’ingéniosité. Il embrasse l’ensemble du projet, la création, la dimension technique, la production. Mais Lucas de Staël ne s’arrête pas à la production, il va même jusqu’à la commercialisation et reconstitue une « entreprise » intégrant toutes les activités nécessaires à son fonctionnement. Le nom de la marque originelle « Undostrial » et porteur de sens, il

signifie « annuler, refaire le procédé industriel ». La volonté de

faire autrement est perceptible. Cette volonté est-elle gratuite ?

n’est-ce pas une nécessité ? Lucas de Staël me dit avoir choisi de

concevoir et de produire parce qu’aucun fabricant ne « pouvait le

faire ». Mais la raison pour laquelle il s’est engagé sur cette voie

est elle aussi simple ?

Dans « Autoproduction » [VIALA, 2012] Baptiste Viala écrit

« L’autoproduction est par conséquent pour le designer un moyen de

contrôler l’objet produit, de ses raisons d’être au contexte dans

lequel il existera. Travailler en autoproduction implique une

volonté de la part du designer de maîtriser l’exercice de

l’autonomie de ses créations ». A qui s’adresse ce besoin

d’autonomie ? Pour Baptiste Viala, l’objectif du designer est de se

« libérer » de ses commanditaires. Il veut pouvoir choisir ses

projets. N’est-ce pas là une source de motivation ? Est-ce la seule

raison qui le pousse à produire ses créations ? Baptiste Viala,

7 Entretien de l’auteur avec Lucas de Staël, Fondateur des marques Undostrial et Lucas de Staël (Octobre 2013)

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propose une autre piste. A l’heure où la production industrielle est

de plus en plus délocalisée, le designer peine à jouer son rôle de

synthèse entre des acteurs dispersés. C’est donc pour proposer une

alternative à la globalisation que le designer produit localement.

Le rapprochement création, conception et production lui permet

d’exercer son métier de designer.

En ce sens, le designer producteur n’est-il pas un artisan de la

nouvelle ère industrielle ? Qu’il le soit ou non, sa posture est une

réponse au monde qui l’entoure. Quelles sont les conditions de

réussite de ce dispositif ?

Pour commencer, Lucas de Staël n’est pas seul dans cette aventure,

il a su « embarquer » une « équipe ». Encore une fois c’est

« l’envie de » qui fédère cette équipe. Cette aventure collective

nécessite un leader, le designer producteur est un leader, quel

« genre » de leader ? N’est-ce pas sa rencontre avec des artistes

qui en fait un entrepreneur ? Qui le pousse à l’action ?

La maîtrise des savoir-faire n’est-elle pas une 2ème condition ? Dans

l’atelier de Lucas de Staël, chaque étape du processus de

fabrication est réalisée avec soin, le geste est maîtrisé, la

matière est mise en scène par des artistes. L’intervention de la

main crée de la valeur.

Mais la force de ce dispositif ne réside-t-elle pas également dans

l’hybridation entre ce savoir-faire manuel adapté à l’objet, des

étapes externalisées (le découpage du métal) et la conception

d’outils qui viennent enrichir l’atelier ?

L’externalisation de certaines tâches n’est-elle pas nécessaire pour

que le designer producteur ne se retrouve contraint par ses savoir-

faire ?

L’ingéniosité déployée pour répondre au besoin du pliage n’est-elle

pas une forme d’innovation qui lui permet comme l’externalisation de

« libérer » sa création ?

Arrêtons-nous sur ce mariage des procédés en faisant un détour par

la bouilloire de Jean Baptist Fastrez.

Variation autour d’une bouilloire éléctrique, Jean Baptiste Fastrez8 :Jean Baptiste Fastrez nous propose de réenchanter un produit industriel, la bouilloire. Une partie des composants est invariante, elle répond à des contraintes techniques et sécuritaires, le récipient est réalisé par des artisans (voir photo).

8 http://jeanbatistefastrez/.com

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Cet objet hybride implique la coexistence entre production

industrielle et production artisanale.

C’est le mélange des genres qui nous séduit, ainsi que son

implication sur le processus de fabrication. Cette proposition

n’est-elle pas une piste de « réconciliation » entre le monde

industriel et le monde artisanal ? Ne permettrait-elle pas de

réinventer la petite-série ?

En effet, la logique industrielle et la logique artisanale semble s’opposer mais pourquoi devraient elles s’opposer ? La petite série de Lucas de Staël et de Jean Baptist Fastrez nous conduit à penser que ces 2 secteurs peuvent co-exister. La fabrication artisanale de « variantes » en petites quantités à partir d’un « socle » fabriqué quasiment de manière industrielle est une piste à explorer.

Ces dispositifs émergents, producteurs d’objets hybrides sont une

véritable source d’inspiration mais ne pourrions-nous pas les

associer à des dispositifs collaboratifs ?

C’est une piste que semble avoir suivi Olivier Mevel.

Entretien avec Olivier Mevel : dispositifs de production

d’objets connectés9 Fondateur d’une des premières web agencies françaises, il a conçu et

produits des objets connectés allant de la Lampe Dal (50

exemplaires) au Lapin Nabaztag (150 000 exemplaires). Il dirige

aujourd’hui la société 23deEnero, dont l’activité est de concevoir

des objets connectés pour des grandes entreprises mais aussi de

concevoir en propre.

Pour Olivier Mevel, l’impression 3D et le financement participatif

facilitent le passage du prototype au produit et internet facilite

la distribution. Ce contexte révèle un potentiel de production,

entre fabrication de masse et DIY, « il y a tout un espace de

production où il faut apprendre à fabriquer des produits

électroniques en petites quantités » [GUILLAUD, 2013]

9 Entretien de l’auteur avec Olivier Mével (Novembre 2013)

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Cependant il a du s’adresser à des startup implantées en Asie pour

industrialiser ses créations. Par exemple, Seeed studio propose une

offre packagée pour fabriquer de la petite série. « Il a fallu 6

mois au facilitateur pour faire passer le produit du stade prototype

à celui d’un produit industrialisé qu’ils ont expédié à ceux qui les

avaient financés sur Kickstarter » [GUILLAUD, 2013].

Pour Olivier Mevel, il y a urgence. à faire se rencontrer les

startups et les sous-traitants. Il souligne que le frein n’est pas

le coût mais la culture et en particulier l’agilité et

l’enthousiasme.

Cette problématique n’est-elle pas celle que nous nous proposons

d’adresser ? pour des objets hybrides, pas nécessairement

connectés ? Olivier Mével parle d’écosystème du matériel

électronique, nous cherchons comment construire un écosystème de la

petite série d’objets hybrides, combinaisons de savoir-faire.

N’est-ce pas justement l’esprit d’entreprenariat qui fait que les

objets connectés d’Olivier Mével voient le jour ?

L’esprit d’entreprenariat est non seulement un moteur au niveau

individuel mais également au niveau économique. D’après Joseph

Schumpeter [SCHUMPETER, 1950], l’entreprenariat conduit à une

« destruction créatrice » dans les marchés par ce que de nouveaux

produits ou modèles économiques arrivent et remplacent les anciens.

Cette destruction créatrice induit une dynamique et de la croissance

à long terme.

C’est le cumule des initiatives locales qui pourrait relancer

l’activité au niveau d’un territoire.

Mais « l’envie de » ne suffit pas. Olivier Mével identifie l’absence

de dispositifs permettant de mettre en relation des startups et des

sous-traitants et facilitant l’industrialisation et la

commercialisation d’un prototype [MEVEL, 2013]. La transposition de

ce besoin à notre sujet conduit à identifier l’absence de dispositif

permettant de mettre en relation des artisans et facilitant

l’industrialisation et la commercialisation d’une création commune.

Deux axes qualifient ces dispositifs. D’une part, ils répondraient à

un besoin, d’autre part ils favoriseraient l’expression de qualités

nécessaires à leur bon fonctionnement.

En effet, l’exploration des dispositifs existants et émergents a mis à jour des qualités, conditions de réussites de ces dispositifs. Nombreuses sont communes à la « culture » de la petite série que nous avons explorée, l’entre-aide, la confiance, l’agilité, la réactivité, l’enthousiasme, la créativité. Pourrions-nous reconstruire un nouvel espace à partir de ces qualités, une culture commune et ainsi définir les conditions de la réussite d’un dispositif de création de valeur ? Quelles seraient les caractéristiques favorisant l’expression de ces qualités ? Comment et pourquoi le designer s’engagerait-t-il dans la construction d’un tel dispositif ?

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III La construction par le design d’un dispositif de production de petites séries. La petite série, est d’une part le point d’articulation entre le secteur de l’artisanat et celui de l’industrie, d’autre part un point de rencontre entre la culture des savoir-faire ancestraux et la culture de l’ère collaborative.

Ce carrefour des modes et des cultures de production n’est-il pas un terreau pour un nouvel écosystème ? Mais en quoi ce nouvel écosystème serait–il innovant ? En quoi le design serait-il légitime pour accomplir cette transformation ? Quelles seraient les caractéristiques et les conditions de réussite d’un dispositif de production innovant ? Quelles seraient les spécificités d’une "construction" par et avec des designers ? Ce sont toutes les questions auxquelles nous tenterons d’apporter des éléments de réponse et qui ne manqueront pas d’appeler d’autres questions. Avant de commencer, qu’entendons-nous par innovant ? Marc Giget, donne cette définition en 2005 pendant l’Université de printemps de la Fing [GIGET, 2009] : « L’innovation, la vraie, c’est cette synthèse créative délicate, qu’on peut définir comme le point de contact étroit entre ce que l’on sait faire de mieux et ce dont rêve les individus ». Cette définition ne peut-elle s’appliquer à notre problématique ? « Ce dont rêve les individus » serait transposé en ce dont les artisans ont besoin et « ce que l’on sait faire de mieux » serait transposé en un ensemble de « qualités » observées dans des dispositifs existants, collaboratifs ou émergents. Le point de contact serait alors un dispositif répondant à ces besoins et ayant les caractéristiques nécessaires à l’expression de ces qualités. La dimension contextuelle sous-jacente de cette définition est également adaptée à notre problématique. Un tel dispositif serait innovant à l’instant présent mais devrait évoluer pour « coller » aux besoins et pour aller chercher les qualités à mettre en face pour y répondre.

IIIa Motivation et légitimité du designer Si l’innovation naît de l’actualité, la motivation du designer à construire un tel dispositif n’est-elle pas ancrée dans l’histoire du design [Branzi, 1985] ?

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Henry Cole est un des premiers si ça n’est le premier à vouloir combler le fossé entre art et industrie. Au milieu du 19ème siècle, il introduit la notion de manufacture d’art. Un peu plus tard, le Crystal Palace présenté à l’exposition universelle de Londres en 1851, dont il est l’un des organisateurs, symbolise cette alliance entre art et habileté mécanique. En Allemagne, c’est au tout début du 20ème siècle qu’art et industrie dialoguent au sein de la Deutsher Werkbund, une association fondée par Hermann Muthesius. Déjà la standardisation défendue par Muthesius s’oppose à la création défendue par Henry Van de Velde. En 1919, Walter Gropius lui aussi membre du Deutsher Werkbund concrétise ce mouvement en créant le Bauhaus, école qui a pour objectif l’apprentissage de la forme (par des artistes)et de la technique (par des artisans). L’enseignement se fait par la pratique, sous forme d’ateliers (voir schéma) répartis par matériaux (pierre, argile, bois, métal, tissus verre et couleur).

Schéma de l’enseignement au sein du Bauhaus Le design naît de cette motivation de concilier art et industrie grandissante, cette filiation ne légitime-t-elle pas le rôle du design dans cette « possible évolution » alors que l’industrie décline ? Peter Behrens est dans cette même période une figure de l’alliance entre art et industrie. En qualité de conseiller artistique d’AEG, il renouvelle l’identité visuelle de l’entreprise, participe à la conception des objets électriques et va même jusqu’à contribuer à la construction des bâtiments industriels et des logements pour les ouvriers. C’est sans doute le premier à faire du design global. En ce sens, il ouvre la voie aux designers qui ne souhaitent pas se « cantonner » à la forme de l’objet. Quelques décennies plus tard, le design de plus en plus global ira à « maturité » jusqu’à intervenir dans l’organisation des entreprises auquel il est intégré.

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Ensuite l’école d’Ulm succède au Bauhaus au milieu du 20ème siècle, et prend acte de l’évolution du design et de son désir de participer à l’évolution de la société en changeant l’environnement quotidien. Le designer n’est pas un artiste, l’école forme des « généralistes » au questionnement et aux angles de vue « décalés ». Le designer ne travaille pas seul, il doit s’entourer et fait appel aux sciences humaines et aux sciences de l’ingénieur. Le designer évolue dans un groupe de travail pluridisciplinaire, il s’intéresse aux pratiques, à l’utilisateur mais aussi aux moyens de production, il organise les savoir-faire. Le designer voit sa posture se diversifier, il n’y a pas une mais des facettes du design. C’est cette posture du designer à la fois « chef d’orchestre » et libre de se pencher sur une problématique plus que sur un objet qui pourrait le motiver à mixer modes et cultures de production pour un renouveau de la petite série. Ce sont les responsabilités sociales et culturelles du design, sa vision holistique issue de la séparation entre conception et production qui légitime son engagement dans cette étape stratégique de reconstruction. Victor Papanek en citant un extrait de Designing for people, [DREYFUSS, 1955] dans Design pour un monde réel [PAPANEK, 1974] décrit une autre facette du design, l’exploration en vue d’une amélioration : « le designer industriel commença par éliminer le surplus d’ornementation, mais son vrai travail débuta lorsqu’il sentit le besoin de disséquer le produit et de chercher des solutions pour améliorer son fonctionnement-ne songeant que plus tard à l’embellir. » Au-delà du produit « objet », ce sont ensuite les services et les organisations que les designers ont cherché à disséquer et à améliorer. La production locale se prête donc à cette démarche, à ce « vrai travail » du designer. Ainsi, la facette du design qui rend visible, fait apparaître, n’aurait-elle pas un rôle clef ? C’est elle qui par l’exploration de la petite série et des dispositifs existants ou émergents nous révèle les points communs entre les districts italiens et l’ère collaborative. Enfin, la facette du design qui prend en charge l’esthétique du monde, qui met la beauté à portée de tous, n’est pas sollicitée dans la construction du dispositif de création de valeur. En revanche, le designer créateur d’objet ne serait-il pas une des briques du dispositif ?

IIIb Exemples de dispositifs issus d’une approche design

Enzo Manzini dans Artéfacts [MANZINI, 1992] nous annonce en 1992 le

potentiel infini de l’hybridation des savoir-faire ancestraux et des

technologies émergentes : « La culture industrielle classique

croyait à un monde aussi simplifié et transparent qu’une chaine de

montage. Ce qui se présente à nous est au contraire un monde

complexe, où la haute technologie peut se combiner de mille et une

façons avec des technologies avancées comme avec l’artisanat le plus

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traditionnel, où des savoirs d’antan peuvent être reconvertis et

utilisés dans les domaines les plus nouveaux. »

Cette hybridation entre technologie numérique et savoir-faire artisanal a donné naissance à Maker’s Row, un portail numérique qui référence des usines et des ateliers américains principalement dans le domaine du textile et des accessoires. Cet annuaire, donne accès à des fournitures et à des outils de production. Artisans et designers ont ainsi les moyens de faire de la petite série. Grace à internet, Tania Menendez, la cofondatrice de Maker’s Row réinvente le lien entre création, conception et production.

Page d’accueil de Maker’s row10 Ce lien distendu par l’ère industrielle n’est-il pas sur le point de se renouer sous l’ère collaborative ? Tania Menendez a partagé son expérience à l’occasion de lift 2013 [GUILLAUD, 2013], elle a en particulier évoqué le Projet Black & Denim qui visait à relancer la production textile à Tampa en Floride. Sur le blog de Maker’s Row, Roberto Torres raconte comment il a pu, grâce à Maker’s Row trouver, en 2 jours des fabricants pour sa ligne de jean’s « Made in USA ». Dans cet exemple de dispositif, le designer « fait son marché » mais ne pourrions-nous imaginer une collaboration à double sens où le designer proposerait également ses services pour « occuper » un atelier de production sous-utilisé ou démontrer un savoir-faire ? Cet exemple nous dit l’importance de la mise en relation entre ceux qui imaginent et ceux qui produisent. C’est le rôle de « médiation » du designer, de « conciliation des expertises », décrit par Guillian Graves dans son mémoire [GRAVES, 2012], qui est à l’œuvre. Un autre exemple d’intervention du design dans un dispositif de création de valeur est celui de la cellule « Prospective Design » de l’agence « Aquitaine Développement Innovation ». Prospective Design a pour mission de favoriser l’émergence, la concrétisation et la promotion de projets innovants des entreprises d’Aquitaine.

10 http://www.makersrow.com

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33

Entretien avec Fabrice Coulon11 Le département Prospective Design fonctionne en binôme : un marketer et un designer. Les entreprises qui bénéficient de cette approche sont des TPE et des ETI, la démarche est gratuite pour l’entreprise. Les projets se font soit avec des territoires en difficulté soit avec un pôle de compétitivité (en concurrence mais avec une problématique commune). Les financements sont en majorité régionnaux. C’est une approche prospective et non l’accompagnement d’un projet mature. Si le projet est mature, l’entreprise est redirigée vers un designer. Cette cellule consolide un projet qui aurait une répercussion sur l’identité et l’organisation d’une entreprise. Par exemple une diversification à partir d’un outil de production. Prospective Design s’appuie sur un processus « l’incubateur design » C’est une méthodologie basée sur une vision centrée utilisateur. S’appuyant sur nos compétences en Design et en Marketing, nous mettons l’utilisateur au cœur de notre méthodologie. Pour l’entreprise, il s’agit de répondre à la question « quelle valeur ajoutée est apportée à l’utilisateur ? et comment cette valeur est-elle exprimée ? »

C’est la facette « stratégique » du design qui est tout d’abord à l’œuvre dans ce processus, pour identifier les leviers de création de valeur de l’entreprise. C’est ensuite un design pluridisciplinaire qui s’adjoint les compétences d’un marketer pour designer l’offre. Enfin, le designer organise les compétences nécessaires à la conception et à la fabrication du produit. Un tel dispositif ne pourrait-il pas s’adressé à des artisans ? Etre partagé en vue d’une création commune alliant différents savoir-faire au sein d’un territoire ? Cet exemple nous dit l’importance des ressources « support » et de la pluridisciplinarité. Dans une reconstruction tel que nous pourrions l’imaginer, le point de vue extérieur est novateur par définition, n’est-ce pas le regard nouveau sur un savoir-faire qui permet de renouveler les pratiques, qui en repousse les limites ? Le Workshop « Savoir- faire et Modernité », initié par La Fondation d’Entreprise Hermès et Sèvres-Cité de la Céramique associait des étudiants de l’ENSCI-Les Ateliers et de Sciences Po. Ce travail propose un laboratoire, le LAPIE (Laboratoire Artisanal de Production Innovante et Expérimentale). Ce laboratoire ainsi que les projets développés par LAPIE sont décrits dans « Shifumi » [ENSCI OUVRAGE COLLECTIF, 2012].

11

Entretien téléphonique avec Fabrice Coulon, Design Manager au sein du département Prospective Design

d’Aquitaine Développement-Innovation (Septembre 2013)

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Extraits de Shifumi [ENSCI OUVRAGE COLLECTIF, 2012] : « Shifumi a pour ambition de mettre en avant sa vision de l’artisanat d’exception ancré dans un monde qui s’enrichit de jour en jour de nouveaux matériaux, de nouvelles technologies et techniques industrielles. L’initiative de LAPIE est de faire se conjuguer ensemble ces différentes spécialités qui émettent quelques difficultés à se rencontrer jusqu’à présent. Comment conjuguer les savoir-faire issus de l’artisanat et ces nouvelles technologies ? » « Le coeur de LAPIE est constitué d’un designer, d’un ingénieur, d’un consultant en stratégie puis d’un éventuel technicien opérateur qui prendra ses fonctions lorsque LAPIE s’équipera d’outils numériques. Autour de ce pôle s’articule un réseau d’artisans qui accompagnent les projets engagés ». Ce laboratoire est décrit comme un espace de recherche, une structure de conseil, qui propose de nouveaux systèmes de production, invente des nouveaux modes de distribution, accompagne la conception et réalise une veille permanente. Il s’adresse aux « entreprises d’artisanat d’excellence », et a pour ambition de « leur donner les moyens de penser autrement ». « Elle pourrait bénéficier aussi bien à des entreprises renommées et prospères qu’à des petits artisans qui peinent à maintenir leur activité. » LAPIE pourrait s’implanter à Pantin, qui a développé son pôle des métiers d’art depuis 1999. La question de la reproductibilité de ce modèle à d’autres territoires est posée. LAPIE aurait toute sa place dans une ville telle que Nantes, à la fois dynamique et le siège de savoir-faire artisanaux ».

Plan du LAPIE Au sein de LAPIE, le design entouré du marketing et de l’ingénierie serait protéiforme, il serait tour à tour, stratégique et prospectif, créatif (d’objets alliant savoir-faire ancestraux et

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numériques) et inventif (quant aux modes de production et de distribution) mais aussi chef d’orchestre des savoir-faire. Il innove en proposant une organisation en rupture et exerce ses responsabilités sociales et culturelles. Les projets présentés allient savoir-faire ancestraux et savoir-faire numériques : Dorures et LEDS, céramique et encres conductrices, cuir et fraisage numérique. Cette hybridation apporte de la modernité à la tradition, elle donne naissance à des objets intemporels. Mon adhésion est totale, à un détail près : ce dispositif ne pourrait-il fonctionner comme une plate-forme de coopération ? LAPIE serait un premier pas vers une intégration de l’artisanat dans un monde qui évolue, un dispositif de coopération ne serait-il pas une alternative au système de production traditionnel avec ses donneurs d’ordre et ses fournisseurs. L’artisan serait maître du projet auquel il participe. Dans une logique de collaboration, la réalisation de projets « multi-artisan » (au sein desquels des savoir-faire ancestraux se combineraient) participerait au renouveau d’un territoire. LAPIE associe savoir-faire numérique et savoir-faire artisanaux mais forte de nos explorations, pourquoi ne pas associer les pratiques de l’ère numériques et celles du monde artisanales ? Définir un socle commun, des caractéristiques qui permettraient l’expression de qualités, conditions de réussite d’un dispositif de création de valeur ? La question de la fabrication n’est qu’effleurée dans la projet du Lapie, elle est pourtant cruciale pour des objets hybrides. Dans certains cas, l’artisan prendrait en charge sa réalisation mais certains objets pourraient nécessiter une phase d’assemblage. Imaginons un objet qui ferait appel à 2 ou 3 savoir-faire ancestraux, qui prendrait en charge l’assemblage ?

Avec « Unto this last », la question de la fabrication et la

question de la distribution sont adressées par un même concept

l’atelier lieu de vente [STUDIO LO & Jean Bastien Poncet, 2009].

L’arrière de la boutique de Brick Lane est l’atelier de réalisation

des meubles au catalogue. Il est équipé principalement de fraiseuses

numériques. Bien qu’Unto this Last n’utilise comme matière première

que des planches de contreplaqué de boulot, une centaine de modèles

est proposé. Les meubles réalisés sur commande peuvent être déclinés

en plusieurs couleurs. Il n’y a pas de stockage, les meubles

terminés sont « exposés » dans la boutique et permettent aux clients

de visualiser ce qu’ils pourraient acheter.

Page 36: Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

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Atelier / Magasin Unto this last 12

Outre le fait que ce concept simplifie les étapes allant de la

conception à la vente, elle a l’avantage de rapprocher celui qui

achète de celui qui fabrique. Ce lien est d’autant plus fort que la

boutique est au cœur de la ville et non pas en périphérie dans une

zone anonyme. De plus la proximité de l’atelier ne donne-t-il pas

une histoire à l’objet et le délai de réalisation ne lui donne-t-il

pas de la valeur ? Cet objet même s’il n’est pas unique, puisqu’il

peut être réalisé plusieurs fois, a tout de même un statut

particulier parce qu’il est réalisé pour un client et à proximité.

Autre exemple incontournable, celui des défis « Innover Ensemble »,

porté par l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour

de France (AOCDTF). Financé par le Fondation JM Weston, il s’adresse

aux étudiants compagnons, designers et managers. L’ENSCI et l’IFM y

participent. Cette 4ème édition a pour thème l’hybridation du cuir,

elle est dirigée, côté ENSCI par François Azambourg13. Pour Jean

François DING JIAN14, Directeur du Projet pour l’ENSCI en 2012 « son

ambition est de favoriser l’innovation par le dialogue entre les

métiers d’excellence manuel et les métiers de la conception par

projet. Il s’inscrit dans une dynamique de partage des compétences

et des cultures … Son modèle est collaboratif et interdisciplinaire,

les participants des 3 disciplines collaborent à l’ensemble des

phases du projet, prennent part à l’ensemble des décisions ».

Comment ne pas adhérer ? Bien qu’impliquant des étudiants, ce projet

soulève la question des interactions entre des acteurs issus de

disciplines différentes. D’après Pauline Gilain15, étudiante ayant

participé à la 2ème édition, une phase préliminaire à la création a

12

http://www.untothislast.co.uk/ 13

www.defi-innover-ensemble.com 14

Portes ouvertes ENSCI 2013 15

Entretien de l’auteur avec Pauline Gilain, étudiante à l’ENSCI (Février 2013)

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été nécessaire pour que chacun trouve sa place : « ce qui a été

compliqué c’est soit ce qui n’était du domaine de personne soit le

dessin car tout le monde voulait dessiner ». Pour dépasser ces

difficultés à travailler ensemble les étudiants ont trouvé leur

propre mode de fonctionnement. Pauline retient 2 clefs du succès de

cette coopération, la convivialité et les décisions « construites

ensembles », ces 2 points ne sont-ils pas intrinsèques de tout

projet pluridisciplinaire ?

Enfin, on ne peut qu’attendre avec impatience le rendu du workshop

de l’ENSCI « Design et innovation locale » en collaboration avec

l’ESCP qui s’est déroulé du 7 au 11 avril. Les étudiants ont

travaillé sur le projet Z.I.lab Montreuil. Z.I.lab16, a pour

principales préoccupations, l’écoconception et la production

responsable. Pour répondre à ces préoccupations, Laurent Greslin17

« imagine un réseau solidaire sur Montreuil incluant tous les

acteurs nécessaires à l’existence d’un produit ... Les entreprises

par le biais de projets communs pourraient se rencontrer et

participer ensemble à une revalorisation de leur savoir-faire ».

C’est dans ce cadre que les étudiants ont fait des propositions

visant « à mettre en réseau les compétences d’un territoire afin de

développer les collaborations innovantes, valoriser et développer

les savoir-faire locaux et créer du lien économique et social à

l’échelle du territoire »18. Les propositions des étudiants ne

pourraient-elles pas faire évoluer nos territoires vers de nouvelles

entreprises globales pluri-techniques ?

IIIc Exemples de modes de construction d’un dispositif par des designers L’exemple de Shifumi peut également illustrer le mode de construction d’une structure par des designers (et des étudiants en Master « Affaires Publiques » à Sciences Po). Le workshop a été l’occasion d’un programme riche, d’interventions d’experts et de visites d’ateliers ou de manufactures. Les étudiants ont pu s’imprégner de la culture de l’artisanat d’art tout en aiguisant le regard extérieur grâce aux conférences. Une première phase de recherche leur a « appris à coordonner » leurs « visions » et leur « savoirs ». Ce sont ces étapes qui ont débouché vers un travail collectif. Cette phase d’immersion n’est-elle pas le point d’ancrage de la démarche du designer ? elle lui permet d’acquérir le point de vue de l’utilisateur (les artisans d’art) mais aussi de faire un « état des lieux » et ainsi de déterminer les enjeux et les perspectives. Un workshop de 6 mois mêlant des étudiants en design et des étudiants en marketing semble avoir été une expérience riche de par la diversité des participants. Mais ce qui fait cette richesse c’est 16

Entretien de l’auteur avec Laurents Greslin fondateur de Z.I.lab. Mars 2014 17

www.ecoeff.com/wp-content/uploads/2012/02/ ZIlab-reseau-solidaire-laurentgreslin.pdf 18

www.ensci.com

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plutôt le fait que les points de vue, aussi différents soient-ils, ont été écoutés, confrontés, remis en question, ont fait l’objet de compromis et d’adhésion. C’est ce processus en vase semi clos qui a abouti à un livrable « global » et partagé, le LAPIE. C’est une autre expérience, en vase clos cette fois ci, qui est décrite dans l’ouvrage collectif « 3 designers 3 artisans, design et savoir-faire locaux » [QUEHEILLARD, 1998]. Les Ateliers des Arques (près de Cahors) avaient commandés l’analyse d’un projet architectural et la conception de l’aménagement intérieur du mobilier des résidences d’artistes et de l’équipement culturel d’Arques. Les résidences étaient destinées à des artistes ou des designers. Trois designers (Jean François Dingjian, Ronan Bouroullec et Martin Truiz de Azùa) ont été invités en résidence (pendant 6 semaines) au cours de l’été 1997 pour réaliser ce projet. « Installés sur place, les designers expérimentent la résidence en même temps qu’elle se fabrique ». Trois artisans, participent au projet, un serrurier, un ébéniste et un rempailleur. Les designers et les artisans conçoivent et réalise le mobilier. Le processus comporte 4 points, deux ont retenus notre attention :

Extraits de 3 designers 3 artisans [QUEHEILLARD, 1998] :

• Travailler avec la situation héritée, l’existant. « la démarche a d’abord consisté à réinterroger l’usage de lieux. … Sans refaire à l’identique, les interventions se font discrètes. Entre espace et objet, elles répondent aux usages et l’utilisation maximale des lieux. Entre héritage du passé et activité présente, elles offrent des fonctions significatives et sensibles. »

• L’enrichir grâce aux gens vivant dans ce lieu. Utiliser les réseaux installés pour nourrir le projet. « Les métiers sollicités appartiennent à un territoire défini par un espace/temps donné. Les déplacements se parlent en heure de trajet. Ils marquent le périmètre d’un inventaire à disposition. Le projet s’enracine dans un tissu socio-économique de proximité, mais prêt à l’import/export des réflexions et des idées. … Les artisans ont permis aux designers de comprendre un matériau, un outil, une technique. Les designers ont apporté leurs capacités créatives pour en interroger les limites. … Les liens intimes entre la conception et l’exécution du projet fondent sont intérêt et sa qualité. »

La démarche s’articule autour de 2 idées fortes, la volonté de respecter les réalisations passées tout en leur apportant de la modernité et le désir de «comprendre un matériau, un outil, une technique ». La résidence favorise cette démarche car elle permet l’immersion dans les lieux et les cultures. Cette démarche de designer, comme celle des étudiants de l’ENSCI, se caractérise par sa bienveillance. La résidence dans le village même ou la résidence accueillera des artistes permet l’apprentissage du lieu et des matériaux qui le constituent mais surtout de tout ce qui peut être ressenti, la lumière, les volumes, les odeurs, la

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fraicheur. Le travail avec les artisans permet l’apprentissage des matériaux, des outils des techniques, mais aussi « l’apprentissage » des artisans eux même, leur façon de travailler, leurs limites, leur capacité à les dépasser. Tout conduit au respect et à la bienveillance.

IIId Proposition d’un dispositif hybride de création d’objets hybrides Après avoir exploré la petite série et « désossé » les dispositifs

de création de valeur, il nous reste à reconstruire un nouvel espace

à partir des besoins des acteurs de la petite série et des qualités

des dispositifs existants ou émergents.

Des besoins aux bénéfices

L’exploration de la petite série et en particulier de la petite

série qui fait appel à des savoir-faire ancestraux, celle des

artisans, nous a amené à identifier leurs besoins. D’une certaine

manière ces besoins sont satisfaits lorsque l’artisan qui détient un

savoir-faire est intégré à un « système ». Il est le fournisseur

d’un client qui lui commande une réalisation, l’intègre avec

d’autres réalisations à un objet qu’il commercialise. Mais qu’en

est-il de l’artisan « indépendant » ? Il crée, finance, conçoit,

fabrique, fait la promotion et commercialise seul ou presque. N’y

aurait-il pas une alternative, une 3ème possibilité. Un dispositif

basé sur la contribution des artisans à un projet commun qui

faciliterait une création, une fabrication et une distribution

commune. A quels besoins répondrait un dispositif de co-création,

porteur de projets associant les savoir-faire d’au moins 2

artisans ?

Ce dispositif serait une alternative également au sens où il

n’exclurait pas les autres possibilités. Il pourrait être un moyen

pour l’artisan « isolé » de diversifier son activité, de s’autoriser

des digressions, de renouveler son savoir-faire, de s’ouvrir des

canaux de diffusion.

A l’image des dispositifs que nous avons étudiés ce dispositif

permettrait la mutualisation des activités supports. Un tel

dispositif porteur de projets serait à géométrie variable pour

répondre à un instant donné aux besoins des contributeurs à un

projet donné. Les ressources mutualisées seraient fonction du

contexte de réalisation, du territoire et de ses ressources propres,

les artisans impliqués et les financements possibles.

A l’image des dispositifs issus de la société de la multitude, le

dispositif « donnerait accès », en réponse à des besoins propres à

chaque projet, besoins qui sont en même temps ceux de l’artisan dans

son activité principale :

• accès à des outils prospectifs

• accès au financement : subventions, crowdfunding

Page 40: Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

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• accès à l’animation en mode projet : un coordinateur

• accès à la conception et la production :

• éléments

• bureau d’étude

• prototypage

• assemblage

• démarche qualité

• accès à la distribution

Cette « proposition » est issue de l’observation des dispositifs de

toute sorte.

Les briques du dispositif et son activité

Nous avons identifié des briques virtuelles, à géométrie variable :

Les savoir-faire sont identifiés, leur participation à un projet

n’est pas systématique, elle est le fruit d’un engagement. Les

ressources support sont à disposition, leur intervention est

fonction des besoins du projet. Les compétences sont renforcées si

nécessaire par une expertise institutionnelle. Le coordinateur

veille à la fluidité du fonctionnement de cette équipe projet, il

soutient le lien entre les contributeurs et avec les ressources

support, œuvre à ce que chacun trouve sa place. Il est garant de la

définition d’un objectif partagé et s’assure de l’adéquation entre

cet objectif et les moyens mis en œuvre tout au long du projet. Il

met à disposition et remonte les éléments liés à l’avancement du

projet. Cette circulation de l’information se fait de visu mais

aussi via une plateforme projet.

Cependant ce dispositif n’est pas une plateforme internet. Il est la

conceptualisation de rencontres et d’échanges qui nécessitent une

présence physique des acteurs du projet. Cette relation entre les

artisans contributeurs, les partenaires support et le coordinateur

nécessite un lieu au sein du territoire, fil rouge du projet pour

que la « magie » de la résidence opère.

Page 41: Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

41

C’est dans ce contexte que les activités du dispositif prendront

tout leur sens. Trois types d’activité pourraient prendre place :

• La mise en projet : coordination des artisans, définition du

concept (association des savoir-faire), définition du budget,

validation du concept (marché, technique, rentabilité),

constitution de l’équipe projet, choix des partenaires

(designer, bureau d’étude, prototypiste, assembleur …)

• Le suivi de projet : animation de la phase de création,

coordination des partenaires en mode projet, suivi de la

conception, du prototypage et de l’assemblage, définition du

business model et du mode de distribution, suivi planning et

budget.

• Une activité transversale : Identification des artisans sur le

territoire, constitution d’un réseau de partenaires locaux,

recherche de financements auprès des structures locales ou

crowdfunding, identification des ateliers de production et des

canaux de commercialisation.

Caractéristiques et Qualités

L’étude des dispositifs existants et émergents montre l’importance

de la « culture » associée à chacun de ces dispositifs et comment

celle-ci permet l’expression de qualités nécessaires à leur

fonctionnement. De la même manière ce dispositif alternatif serait

associé à une « culture ». Cette culture résulte du processus de

construction du dispositif, elle est commune à tous les « espaces »

convoqués :

Page 42: Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

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L’analyse des dispositifs nous a également montré que l’expression

des qualités, résultaient à la fois des caractéristiques du

dispositif, mais aussi d’un terreau et de conditions favorables. Le

terreau regroupe les caractéristiques du territoire, les tissus

artisanal et industriel, la typologie des entreprises, les

institutions, l’histoire sociale ... Les conditions favorables

correspondent au contexte socio-économique.

Quelles seraient alors les conditions de réussite d’un dispositif de

co-création tel que nous l’avons imaginé ? Sur quelles qualités

s’appuierait cette culture commune ?

Ce schéma illustre le lien entre caractéristiques et qualités :

Ainsi, les qualités -presque toutes- communes aux districts italiens

et aux dispositifs de la coopération (confiance, entre-aide,

agilité, réactivité, créativité et enthousiasme) sont issues de

caractéristiques -presque toutes- communes (horizontalité,

mutualisation, taille adaptée, flexibilité, ouverture,

pluridisciplinarité et fonctionnement projet) à ces 2 types de

dispositifs.

Nous n’analyserons pas en quoi le fonctionnement projet est une

source de motivation mais abordons ce point tout de même à travers

la phrase de « Trois designers, 3 artisans » [QUEHEILLARD, 199 ?]

écrite par Jeanne Quéheillard à propos de la mise en œuvre de ce

projet : « Concentrés sur 6 semaines en continu, les designers

gardent l’expérience d’un projet mené à son terme à travers des

discussions approfondies et le sentiment d’avoir pris le temps de la

réflexion. Simplicité d’une histoire particulière qui permet à

chacun de s’y retrouver ». Un projet est un microcosme où chacun

contribue à un objectif commun, est reconnu pour cette contribution

et dont la contribution est « augmentée » par les échanges avec les

autres contributeurs. Ce mélange d’accomplissement collectif et

d’enrichissement personnel n’est-il pas source de motivation ?

Page 43: Le design peut-il réinventer les conditions de la production locale ?

43

Conclusion : J’ai d’abord cru que c’était mon amour des belles matières et des

savoir-faire ancestraux qui m’avait fait choisir ce sujet. Très vite

j’ai compris que la société de la multitude faisait écho à mon désir

de collaboration. Un peu plus tard c’est mon goût pour « le mélange

des genres » qui m’a poussé à vouloir hybrider le monde des artisans

et les pratiques collaboratives.

Ce mémoire a été l’occasion d’explorer et d’imaginer des dispositifs

duals entre héritage et modernité, à la fois fermés et ouverts, au

carrefour du monde industriel et de l’artisanat, alliant des savoir-

faire manuels et numériques. Cette dualité est incarnée dans les

objets issus de ces dispositifs. Ces objets hybrides illustrent la

modernité au sein d’entreprises porteuses de tradition. L’innovation

est alors un vecteur de compétences. Elle rend perméable la

frontière entre savoir-faire ancestraux et technologies émergentes.

Les objets hybrides issus de dispositifs hybrides sont porteurs de

sens. C’est pour cette raison que je partage le point de vue de

Thomas Lommée, livré dans Shifumi [SHIFUMI, 2012], sur les objets du

co-working : « Le co-working favorise les échanges sociaux et est

une force dans le travail. Dans le cas de la conception d’objets,

chacun apporte un peu de ses connaissances, de lui et en même temps,

l’intérêt n’est plus de faire des objets démonstratifs, mais de

penser des objets plus justes, et honnêtes. Ces objets disent alors

tout de la manière dont ils sont inventés, pensés, fabriqués,

produits … Alors que les objets manufacturés et produits en série

sont faits d’une certaine manière et d’une seule, grâce à ce mode de

travail collaboratif, les objets sont considérés par plusieurs

personnes, essayés, adoptés, adaptés … ».

Au terme de cette aventure, je crois que c’est mon âme de manager

qui est à l’origine de cette quête. Ma conviction que chaque

personne est un trésor caché qu’il faut découvrir, révéler au grand

jour et mettre en valeur. Mais mon envie de faire progresser, est

moins forte que mon envie d’accompagner, de laisser la personne se

révéler elle-même, trouver sa place et se réaliser dans sa vie

professionnelle.

Le management de projet est pour moi le siège d’un accompagnement

individuel mais aussi collectif. Il permet de faire l’expérience de

la pluridisciplinarité, de repousser les limites de ses compétences

en contribuant à un objectif commun. Ce sont ces expériences qui

nous font grandir.

La conclusion de « Trois designers, Trois artisans » écrite par Jeanne Quéheillard [QUEHEILLARD, 2012] contient toute la richesse d’un projet rassemblant designers et artisans : « Le projet est là. Il porte en lui tout le plaisir des rencontres et des découvertes. Avec subtilité, il se laisse saisir dans son adéquation au lieu et à ceux qui le construisent. Expérience sensible d’un travail partagé.

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Les designers et les artisans se reconnaissent dans leur particularité. L’activité créatrice se soutient de la technicité des savoir-faire à disposition. Les pratiques se réinventent. Les liens se revitalisent, sans préjugés. C’est une histoire simple, très simple. L’histoire discrète de ceux qui fabriquent en commun et qui cherchent à comprendre. Un projet juste un projet. » Qu’ajouter si ce n’est que c’est le renouvellement de telles

expériences qui fait la pérennité d’un dispositif de coordination de

projets.

La création d’un tel dispositif me semble aujourd’hui indissociable

de la notion d’entrepreneuriat. Robert Paturel, chercheur en

management stratégique propose une définition de l’entrepreneuriat :

« à partir d’une idée, l’exploitation d’une opportunité dans le

cadre d’une organisation impulsée, crée de toute pièce ou reprise

dans un premier temps, puis développée ensuite par une personne

physique seule ou une équipe qui subit un changement important dans

sa vie, selon un processus qui aboutit à la création d’une valeur

nouvelle ou à l’économie de gaspillage de valeur existante »

[PARTUREL, 2007].

Ces 2 textes diffèrent par leur angle de vue mais la similitude des

ingrédients est troublante :

- une « équipe » (une organisation impulsée / une mise en œuvre

des compétences) crée pour répondre à un objectif commun (crée

de la valeur / crée du mobilier pour une résidence d’artistes)

- la notion de mouvement (qui subit un changement important dans

sa vie, puis développée ensuite, selon un processus / Les

pratiques se réinventent. Les liens se revitalisent)

- la notion de nouveauté (à partir d’une idée, opportunité / des

rencontres et des découvertes)

Même si l’ouverture aux autres n’est pas explicitement présente dans

la définition de Robert Paturel, elle est sous-jacente de la notion

d’équipe. Les mots utilisés par Jeanne Quéheillard, « se

reconnaissent dans leur particularité » et « sans préjugés » sont

sans équivoque quant à l’ouverture et la bienveillance des

participants.

L’animation de compétences dans le but de créer, le mouvement, la

nouveauté, l’ouverture et la bienveillance me semble être les

ingrédients d’une approche par le design.

Je crois donc sincèrement que la mise en œuvre de dispositifs

construits par et avec des designers participerait de la réinvention

de la production locale.

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BIBLIOGRAPHIE

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WEBOGRAPHIE

http://www.amagalerie.com http://www.aquitaine-developpement-innovation.com/prospective-design www.ecoeff.com www.ensci.com http://www.esailes.hermes.com www.defi-innover-ensemble.com http://jeanbatistefastrez/.com http://www.makersrow.com http://www.reseaufing.org

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ENTRETIENS

Bruno Belamich, Directeur Artistique de Bell & Ross (Oct 2013)

Fabrice Coulon, Design Manager au sein du département

Prospective Design d’Aquitaine Développement-Innovation (Sept

2013)

Laurent Greslin,Fondateur de Z.I.lab (Mars 2014)

Lucas de Staël, Fondateur des Marques Undostrial et Lucas de

Staël (Oct 2013)

Olivier Mevel, Fondateur 23deEnero (Nov 2013)

Pauline Gilain, Etudiante à l’ENSCI (Fév 2013)