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LE HARPON

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Du même auteur aux Presses de la Cité :

NOUS IRONS TOUS EN PARADIS PANDORA LE RENDEZ-VOUS DE BASSORA (Prix de l'Académie de

Bretagne 1966).

Chez d'autres Éditeurs : MANGANESE L'HOMME DE GUERRE (Prix Richelieu 1958). LE PHENIX LES BEAUX GESTES LA LIGNE DE FOI L'HOMME A LA CUIRASSE

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FRANÇOIS PONTHIER

LE HARPON Roman

PRESSES DE LA CITE PARIS

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© Presses de la Cité, 1966 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation, réservés pour tous pays,

y compris l'U.R.S.S.

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PREMIÈRE PARTIE

LA DARSE AUX ÉPAVES

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CHAPITRE PREMIER

L E TAXI DÉPOSA Henri Chatel à l'extrémité du bassin.

— Vous ne pouvez pas vous tromper, lui avait dit Ber- nard Hamelin, le Walrus, c'est le plus gros tas de ferraille du cimetière à bateaux.

Le navire-usine dressait au fond de la darse sa forte- resse de rouille. Massif, il émergeait au-dessus des coques en démolition. L'eau sale, ferrugineuse, moirée de graisse et de pétrole, ne reflétait rien. Un dimanche soir comme les autres avait arrêté depuis la veille le travail des dépe- ceurs de navires. Les générateurs d'acétylène, les bouteilles d'oxygène jonchaient le quai, encombraient des pontons, dormaient parmi les amoncellements de tôles et de fer- railles dans un hérissement de cornières, de tubes, de pièces de fonte, jaillis du quai comme une forêt de métal pourri.

Dans le soleil couchant, le gaillard, le château et la dunette du Walrus singeaient les tours d'un château fort. Le bateau-usine était laid. Chatel ignorait tout des choses de la marine mais il fut sensible à cette laideur. Dans le contre-jour, le navire semblait énorme, mais il n'évoquait pas la mer. Les deux cheminées qui élevaient leurs cylindres trapus de part et d'autre en abord de la dunette, lui

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donnaient l'allure d'un bac ou d'un ferry-boat plutôt que d'un vaisseau baleinier.

— Vous avez lu Moby Dick ? lui avait dit Hamelin, l'après-midi quand il l'avait reconnu dans la masse des spectateurs au stade.

Autrefois Chatel avait essayé de lire Moby Dick. Au bout de cinquante pages, le livre lui était tombé des mains. Né dans le Quercy, il n'avait guère de goût pour la mer.

— C'est un chef-d'œuvre... Pour ne pas avoir l'air d'un imbécile, Chatel avait

acquiescé de la tête. — Un chef-d'œuvre barbant comme tous les chefs-d'œu-

vre, avait ajouté Hamelin avec son sourire à la fois sarcastique et désespéré.

Moby Dick... Chatel se dirigea lentement vers le Walrus. Le coup de

chance qui lui avait fait reconnaître Bernard Hamelin allait lui fournir la matière d'un article sensationnel. « Pourvu qu'il n'ait pas changé d'avis », songea-t-il.

La silhouette de Hamelin émergea de l'ombre portée du navire. Le marin était vêtu d'une tenue blanche trop vaste pour sa carcasse efflanquée. Il était grand, un peu voûté, avec des bras trop longs pour son buste, des jambes arquées. Il s'avançait vers Chatel en chaloupant comme s'il eût résisté à un roulis imaginaire.

« Un beau papier », se dit Chatel en lui tendant la main.

Bernard Hamelin avait des doigts osseux, très longs, tavelés de roux. Chatel sentit cette pince se refermer sur ses phalanges grassouillettes et les serrer brusquement. Il faillit retirer sa main. Le lieutenant fixait sur lui le regard bleu de ses yeux très rapprochés de la racine du nez. Un nez en bec d'aigle, qui tranchait en deux un visage émacié

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avec deux grandes rides qui tiraient vers le bas les coins de la bouche.

— Un beau papier, hein ? fit le lieutenant en guise de bienvenue.

Comment avait-il pu savoir ce que pensait Chatel ? — Naturellement, avec votre bonne petite gueule de

« hardi reporter à la recherche de sang à la une », c'est ce que vous vous êtes dit quand vous avez reconnu ma bobine, hein ?

La pince des doigts écrasait les phalanges de Chatel. Dans l'ombre que la visière de sa casquette projetait sur le haut de son visage, les yeux du lieutenant semblaient deux trous clairs, une ouverture sur un vide océanique. Il n'y avait pas d'expression dans son regard, plutôt une sorte de néant, comme si ses prunelles eussent été de cristal. Et pourtant, Chatel le sentait fouiller ses moindres pensées. La pince relâcha son étreinte.

— Avouez-le, voyons. Mon portrait s'est étalé dans tous les « canards » pendant trois jours au moins. Je me demande par exemple où ils avaient bien pu le trouver, ce portrait, vos petits copains du service des archives... En principe, tout ce qui m'appartenait a été brûlé à Oran. Portraits de famille, objets, souvenirs en coquillages, linge, mobilier, tout le « toutim »...

— Il faut croire que vous étiez connu, risqua Chatel. — Autant que je sache, je n'avais jamais été arrêté.

Ces messieurs de l'identité judiciaire ne m'ont jamais photographié, enregistré et classé dans leurs répertoires de voyous patentés...

— Partout où l'on passe, on laisse des traces... — Après tout, c'est vrai... Peut-être une ancienne à

moi qui aura donné ma photo aux barbouzes... histoire de se faire bien voir. J'imagine que vous vous en foutez... Moi aussi d'ailleurs...

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Lorsqu'ils pénétrèrent dans la zone d'ombre, une brusque fraîcheur tomba sur les épaules de Chatel. Sa chemise trempée de sueur se plaqua sur ses flancs. Il eut un léger frisson. A l'odeur de rouille et de pétrole, se mêlait mainte- nant un relent fade qui souleva le cœur du journaliste. Hamelin ne semblait pas avoir noté le malaise de son visi- teur.

— Au fond, avec votre tête de gars qui court après la réussite vous êtes assez sympathique... Autrefois, j'étais comme vous. Je voulais faire une carrière. Commander un gros bateau plein de passagères, épater les femmes du monde par mes quatre galons, mon élégance en uniforme, mon sang-froid dans les ouragans... « A peine un coup de chien, juste un peu de vent, chère Madââââme ! » La table du commandant... vous voyez le style... Et puis on en revient.

— Vous en êtes revenu... — On revient de tout et l'on se trouve très bien d'occuper

la cabine du second à bord du Walrus, d'être à la fois le gardien du bateau et le fondé de pouvoir du liquidateur de la « Whale Fishing C° ». Un enterrement de première classe.

— Ça vaut mieux que douze balles dans la peau, dit Chatel pour relancer le débat.

— Je n'en sais rien... Gardien d'un cimetière en ferraille qui rouille au milieu d'un bassin où les équarisseurs de navires font leur boulot de nécrophages en découpant de la tôle au chalumeau. Comme caveau de famille, ça vaut bien le petit carré réservé à Thiais...

Au-dessus de l'eau rougeâtre où flottaient des détritus de toutes sortes, une planche servait de passerelle. Elle menait à un portelone ouvert dans le flanc du navire sur une coursive obscure. Chatel hésita. La planche étroite

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l'inquiétait et plus encore l'odeur qui s'exhalait du trou noir ouvert dans la coque.

— Mes domaines vous effraient, jeune homme, grinça Hamelin... Avouez que vous n'imaginiez pas l'Hadès aussi puant et l'Achéron couvert de bouchons et de vieux cageots... Ouvrez votre narine... Inutile de regarder en bas. Il n'y a pas de chien crevé flottant comme une outre pestilentielle dans ce jus de bateaux putréfiés... Ces effluves qui sortent du Walrus, c'est l'odeur de la baleine... de l'huile de baleine, de la tripe de baleine. Bon détail d'ambiance pour votre papier. Je peux vous refiler quelques clichés pas trop éculés. Rassurez-vous, je ne prends pas de droits d'auteur. Tenez, que diriez-vous de celui-ci : « Les abat- toirs de l'Océan ». C'est poétique, cette antithèse des abat- toirs et Océan, ça fait image... Ou bien : « Les charcu- tiers de la mer ». Joli n'est-ce pas ? Regardez bien le Walrus... il est rouillé, mastoc, mais encore imposant. Eh bien, ce superbe assemblage de tôles, de cornières, de tubu- lures, dû au génie de l'architecture navale, n'est autre chose au fond qu'une vaste charcuterie flottante. C'est ça, le Wal- rus. Il n'est un navire qu'accessoirement, parce qu'il ne peut pas faire autrement. C'est d'abord un abattoir, ensuite une charcuterie. La viande de baleine, le lard de baleine, l'huile de baleine, les os de baleine, les boyaux de baleine, ça sent ce que vous sentez en ce moment. Ça pue le labora- toire d'un charcutier qui serait le voisin d'un marchand de poisson. Cela pour donner à vos lecteurs des points de comparaison accessibles à leurs intellects de terriens. Il faut leur fournir des images olfactives à leur portée... Je passe devant pour vous montrer le chemin.

Avec un équilibre de funambule, Hamelin franchit les trois mètres d'eau sale sur la planche luisante de graisse et disparut dans l'obscurité du portelone. Chatel le sui- vit à petits pas maladroits. La planche fléchissait sous son

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poids et il se sentait glisser à chaque instant. La voix d'Hamelin lui parvint comme amplifiée par les parois de tôle du navire.

— Encore un bon titre pour votre papier : « J'ai bu un verre avec Bernard Hamelin sur un baleinier aban- donné au cap de Bonne-Espérance ». Ça c'est du sensa- tionnel et, soit dit entre nous, le cap de Bonne-Espé- rance, pour un despérado, c'est tout un programme. Pas vrai ?

Chatel atteignit enfin le portelone. Il saisit une main- courante et faillit retirer sa dextre au contact huileux du métal. Il entendit rire Hamelin.

— Il faudra vous habituer, ici tout est gras... La rouille n'existe qu'à l'extérieur... Dans le temps, quand Hendriksen commandait le Walrus, on le décapait une fois par an, à Trondjem, quand on armait le navire. Maintenant, il pourrit dans sa graisse.

— Ça l'empêche de rouiller. — Possible... Mais pour ne rien vous cacher, c'est plu-

tôt crasseux à bord... Quand le vent rabat les poussières du bassin de charbonnage, il accumule partout une sorte de cambouis plutôt désagréable... Quand j'ai ramené le navire au Cap, l'équipage n'avait qu'une idée ; filer au plus vite...

— Ils avaient des raisons pour cela... quelques types dans votre genre ?

Chatel avait parlé dans le dos d'Hamelin. Le lieutenant se retourna brusquement.

— Pas des types dans mon genre, mon jeune ami. Moi, je suis un cas particulier... Ce n'était pas un équipage de pirates, mais dans le tas, il y avait quelques gaillards auxquels les flics auraient eu envie de poser des questions... Ils n'ont pas moisi sur le quai et ils ont filé comme s'ils avaient eu le diable aux fesses...

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— Et vous, vous êtes resté à bord... — Autant laisser les emmerdements venir à moi plutôt

que d'aller au-devant... Ils étaient arrivés sur le pont de dépeçage. Les tôles dis-

paraissaient sous une couche épaisse de sang et de graisse séchés mêlée à la poussière de charbon. La machine à couper les os dressait vers le ciel une lame énorme, dentue comme le bec d'un poisson-scie. Dans le soleil couchant, l'arche du pont de levage laissait pendre au-dessus de la plage arrière une araignée géante : le double crochet qui servait à hisser par la queue les cétacés capturés. La plage de dépeçage ressemblait à une fosse de tortures. Protégée de la mer par un haut pavois, elle n'avait d'autre ouver- ture vers le large que le plan incliné par lequel on intro- duisait les baleines mortes dans le ventre du navire. Les treuils, la scie, les crocs, les filins, projetaient des ombres sinistres sous les rayons obliques du soleil mourant.

— Vous aviez peur d'être extradé ? — Il n'y a pas d'extradition en Afrique du Sud pour les

criminels politiques... — Sont-ils nombreux ici ? Qu'est-ce qu'ils font ? — Plutôt rares... on se fréquente peu... Entre contumax,

il n'y a qu'un seul sujet de conversation et, à moins d'être un mordu, ce n'est pas réjouissant... Vous voyez ce que je veux dire... D'ailleurs la plupart des gars en cavale ont filé vers l'Italie ou l'Amérique du Sud. Ils ont besoin de soleil, de guitares, de palabres et de leur foutu accent méridional, pied-noir et compagnie. Ceux qui venaient de l'armée ont la nostalgie du couscous après avoir eu celle du riz à l'indochinoise... Moi, c'est différent... Je venais de la marine marchande... J'étais beaucoup plus près d'un type comme Hendriksen que de n'importe quel colonel activiste.

— Hendriksen, c'était le commandant du Walrus ?

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— Oui... c'était même le propriétaire du navire... Comme disait Kipling, Hendriksen, nous étions du même sang lui et moi... A part qu'il avait réussi ce que j'avais raté et vice versa... Nous avions à peu près les mêmes goûts. Pour ne pas dire les mêmes passions... en somme, nous nous complétions...

Vue d'en haut, l'aire de dépeçage perdait un peu son aspect patibulaire. Ce n'était plus qu'un assemblage hété- roclite de ferrailles au repos. Chatel se pencha un instant sur la lisse. En bas, quand il s'était trouvé en face de la scie à os, dans le cauchemar torquemadesque de la bouche- rie géante, il avait pensé : « Quelle ambiance pour mon article. » Sur le pont feutré de sang coagulé, les images l'avaient frappé par leur violence. Peut-être avait-il été influencé par le passage risqué au-dessus de l'eau puante du bassin. Au fur et à mesure qu'il gravissait les échelles du château, qu'il montait vers les logements de l'état-major, le navire s'humanisait et perdait son caractère impla- cable.

« C'est le bois des portes, » songea-t-il, « en bas, il n'y a que de l'acier, ici les portes sont en teck... le bois donne une impression de vie. »

Mais dans la coursive à peine éclairée par un hublot, il retrouva l'odeur de sépulcre. Le relent d'huile de baleine et de pourriture pénétrait partout. Hamelin ouvrit une porte.

— Entrez, voici ma tanière. C'est ici que je vis depuis six mois.

— C'est votre cabine ? — Non, celle de Vasco, le second... une ordure... enfin,

il est mort, paix à son âme... — Vous ne l'aimiez pas... — Je le haïssais... — Pourquoi ?

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— Je vous raconterai ça plus tard... Chatel jeta un regard autour de lui. La cabine aux parois

lambrissées d'acajou jusqu'à hauteur d'épaule était en ordre mais il y avait de la poussière. La couchette était creusée par la forme d'un corps. Chatel imagina Hamelin allongé sur le matelas où le second avait dormi. L'odeur de tabac froid, mêlée à l'aigreur d'une serviette de toilette mal- propre, combattait la puanteur de l'huile de baleine par le relent de linge sale des célibataires mal tenus. Ni un livre ni un journal. Pas de photos aux murs mais au-des- sus de la couchette, accrochée par deux fils de fer aux manetons d'un hublot, une sorte de lance à fer large et tranchant en forme de flamme avec des barbes montées sur pivot. « Un harpon, » songea-t-il.

— Ça ne vous gêne pas de coucher dans le lit d'un mort, dit-il pour meubler le silence.

Hamelin eut son rire grinçant. — Vous rigolez... Regardez-moi. La superstition, les reve-

nants, les intersignes et tout le tremblement. Et vous, vous êtes bien journaliste. Vous croyez encore aux marins bre- tons dans le style Pierre Loti... Regardez-moi, mon vieux. Je suis Normand, pas Breton. Né natif de Fécamp comme on dit, pas de Plougastel. Et quand j'ai embarqué jadis sur un chalutier pour l'Islande, le grand pardon des terre- neuvas, pour nous autres, c'était surtout une bonne occa- sion de rigoler. Alors je vous prie de croire que les fan- tômes...

— Vous n'y croyez pas... — Voire... Les fantômes, je les ai là, derrière mon crâne.

Ils me rendent visite, mais ce sont mes fantômes person- nels. Des revenants sur mesure. Cette espèce de « portu- galais » de Vasco ne me gêne pas. Si je le trouvais étalé là, je le prendrais par la peau du ventre et je le foutrais en bas pour me mettre à sa place.

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— Il était Portugais ? — Non, portugalais, ce n'est pas la même chose... Autre-

fois les négros disaient : « Il y a le Blanc et puis le Noir et derrière il y a le portugalais. » Un portugalais, jeune homme, c'est un métis de Portugais et de négresse... Les Anglais diraient un half-cast... vous pigez. Le Blanc méprise le Noir et le Noir méprise le Métis... Au fait... Scotch ou Ricard... un pastis, ça change.

— D'accord pour le pastis. — Par exemple, il n'y a pas de glace... Il n'y a pas de

glace parce qu'il n'y a pas de dynamo, pas de dynamo parce que pas de vapeur, pas de vapeur parce que pas de chauffeurs, pas de chauffeurs parce que pas de mazout, pas de mazout parce que le navire est mort... Rien ne fonctionne plus. Ce soir, ce sera la lampe à pétrole de grand-papa... Je vais chercher à boire... faites comme chez vous...

Il sortit et Chatel resta seul entre les quatre cloisons de la cabine. Le soleil rougissait dans le couchant. Ses rayons pénétraient à l'horizontale par les deux hublots et ils teintaient de rose la cloison opposée. Ce qui frappait le journaliste, c'était l'anonymat, l'impersonnalité des lieux. La cabine ressemblait à n'importe quelle autre, comme sur un paquebot à touristes. Chatel prenait rarement le bateau quand il partait en reportage. Il ignorait l'atmosphère des croisières et l'odeur des navires. D'anciennes lectures, il gardait l'imagination d'un goût de saumure et de goudron. La véritable odeur des navires, faite d'huile chaude et de peinture, il ne l'avait jamais sentie.

Un seul objet attirait l'œil sur les cloisons de couleur crème, le bleu tranchant du harpon. Chatel se leva, s'appro- cha de la couchette et, avec précaution, il saisit l'arme et la décrocha. Son poids le surprit. Il faillit basculer en avant, le nez dans le matelas.

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Il était en train de passer le doigt sur l'arête de la flamme pour en éprouver le fil lorsque Hamelin revint.

— Voilà bien les journalistes, grogna-t-il en posant sur la table un plateau garni de deux verres, d'une bouteille de pastis et d'une cruche d'eau. Voilà bien les journalistes... On ne peut pas les laisser seuls sans qu'ils se mettent à fouiner partout.

Gêné, Chatel continuait de passer l'index sur la flamme d'acier.

— Ne passez pas vos doigts sur le tranchant de la pique, ça coupe comme un rasoir. C'est de l'acier suédois... Dites-vous que pour tuer un cachalot, il faut que la pointe traverse un bon mètre de lard et un bon mètre de muscle avant d'atteindre un organe vital... Il faut que ça rentre comme dans du beurre et que ça aille profond... Si vous rencontrez un os, le coup est loupé. La bête ne souffre guère plus que vous quand vous vous plantez un clou dans le gras du bras. Ça lui fait mal, ça la rend folle et géné- ralement pas commode... vindicative, surtout... mais ça ne la tue pas...

La pointe du harpon était cassée, net, à un centimètre de l'extrémité. Chatel la considéra avec attention. Mais déjà Hamelin, avec son instinct, devançait sa question.

— Non, la pointe de ce harpon ne s'est pas brisée sur un os de cachalot. C'est une autre histoire, comme disait Kipling, déjà cité...

— Vous aimez Kipling, on dirait... — Pourquoi pas... ça vous ennuie ? — Non, ça m'étonne... — Curieux... Kipling connaissait les hommes... Ceux de

son temps... Il n'aurait pas aimé ceux du nôtre. — Et pourquoi ? Au lieu de répondre, Hamelin prit le harpon sur la table

où Chatel l'avait posé. Il passa un index caressant sur la

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cassure. Il y avait dans son geste comme une douceur, inattendue de la part de sa grande main dure.

— C'était pourtant du bon acier, dit-il, mais la pointe s'est cassée tout de même. Un jour ou l'autre, l'acier le meilleur finit par casser... Comme ça... Peut-être parce qu'il en a assez d'être dur et tranchant... Il y a des aciers qui cassent, d'autres qui s'amollissent. Les chimistes ont trouvé des tas d'explications à ce phénomène. Un jour j'ai lu un article très savant et très emmerdant sur les modifications de la composition moléculaire des produits sidérurgiques... Je n'y ai rien compris. Pour moi, les aciers sont comme les hommes, il y a ceux qui cassent et ceux qui ramollissent. Hendriksen faisait partie des premiers... Moi je serais plu- tôt dans la masse des seconds...

Le soleil disparut d'un seul coup et la cabine plongea dans l'obscurité.

— Attendez, je vais allumer la « loupiote ». A la lueur d'une allumette, Chatel découvrit un autre

aspect d'Hamelin. Il avait cru que le visage du lieutenant était bronzé, tanné par le vent et les embruns. Pendant quelques secondes, à la lumière blanche du bâtonnet enflammé, il le trouva cireux, fantomatique. Puis, la lampe tempête posée sur la table l'éclaira en jaune et lui donna des teintes de cadavre.

L'odeur fade lui parut plus intense, plus sépulcrale. Le marin versa le pastis dans les verres. L'arôme de l'anis emplit la cabine et Chatel eut l'impression d'un retour parmi les vivants. Un pastiche cocasse lui traversa l'esprit : « Je bois, donc je suis ». Le lieutenant enleva sa casquette et la jeta sur la couchette. Le cuir de sa coiffure avait marqué son front d'une barre de rougeur. Au-dessus la peau était très blanche, presque blafarde. Les cheveux blonds, un peu clairsemés, collaient au cuir chevelu, en mèches poisseuses de transpiration. Privé de l'ombre de la

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visière, le visage aux traits accusés paraissait moins amer, les yeux bleu clair moins durs.

Le pastis tiède, trop chargé d'alcool, empâtait la bouche. Il fallait réagir contre la torpeur, contre l'envoûtement du navire mort, contre tout.

« Après, songea Chatel, il faudrait bien en venir à l'essentiel. Ce qu'il faut maintenant, c'est qu'il me raconte le coup de l'avenue du Maine... les détails... Quand ils sau- ront à Paris que j'ai retrouvé Bernard Hamelin, ils feront une tête, les copains... »

— Alors... si c'était à refaire, recommenceriez-vous ? — Si c'était à refaire ? Eh bien, franchement, je ne sais

pas... Tout ça, c'est affaire de circonstances. Si c'était à refaire, je m'arrangerais au départ pour être au nombre des mous. Ce qui m'a perdu, au fond, c'est d'avoir été trop longtemps parmi les durs...

Il se tut, vida le fond de son verre et s'en versa un autre. D'un geste, Chatel refusa la rasade qu'il lui offrait.

— Vu... vous voulez garder la tête froide... Allons, sor- tez votre bloc, votre stylo et prenez des notes... Je vais vous la donner votre interview... Je vais vous raconter ma vie. J'ai tout mon temps. Au fond, je suis déjà mort. Tout aussi mort que le capitaine Hendriksen dont vous tripotez le harpon.

Chatel lâcha la lance d'acier qui retomba sur le teck verni de la table avec un bruit sourd.

— Mort... parfaitement, mon cher. Quand on vit pendant des mois, des semaines ou des années pour une vengeance, dès qu'on s'est vidé de sa substance pour l'assouvir, quel que soit le résultat, succès ou ratage, on est mort. La vie n'a plus aucune espèce d'intérêt. C'est fini, réglé, on n'a plus rien à foutre en ce bas monde, on s'emmerde, on vit par habitude... Avant de se venger, c'est formidable. Pendant des heures, des jours, des mois, on y pense, à ce sacré plat

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froid, bien mijoté. On en règle les détails, l'assaisonne- ment, la sauce et la décoration... Moi, j'ai pensé à la mienne, de vengeance, pendant près de sept mois... Sept mois ! Juste autant de temps qu'Hélène avait porté notre gosse avant que ces salauds ne me la tuent. Le gosse n'est pas né. Ma vengeance non plus. Elle était morte comme l'enfant, d'un accouchement prématuré.

Sa voix s'était cassée sur les derniers mots. Il toussa longuement pour masquer son émotion. Mais dans la lueur du quinquet ses yeux, humides soudain, brillaient. Il détourna la tête, se leva, marcha jusqu'à la porte qu'il ouvrit et referma.

« Un tendre, sous ses allures cyniques, il essaie de faire bonne contenance » songea Chatel.

Lentement, Hamelin revint à la table. Il se laissa tomber sur son fauteuil.

— Encore un verre ? Sa voix était redevenue claire. Une voix de baryton un

peu haute qui devait porter dans le vent. Des images de vieux films maritimes surgirent devant les yeux de Chatel. Il imagina Hamelin arc-bouté sur la dunette d'un cap-hornier, sa face anguleuse émergeant d'un ciré ruisse- lant d'embruns, hurlant des commandements.

— Au fond, vous êtes un romantique... — Ne me faites pas rigoler... Je ne suis pas un roman-

tique... je suis un passionné qui n'est pas à la hauteur de ses passions... Un romantique... j'aurais remis ça...

— Vous n'avez pas essayé ? — Non... Il était trop tard pour recommencer... Et puis,

je n'étais pas seul dans ce coup tordu. J'avais intérêt à ne pas me faire prendre.

— Vous aviez peur ? Hamelin se pencha en avant. La tête projetée comme un

coq de combat à l'instant de l'engagement.

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— Peur... pas du poteau... non, le poteau c'était une belle fin. Une image d'Epinal. Ce qui m'a foutu la trouille, c'était le reste. Les interrogatoires où « ils » finissent tou- jours par vous avoir au finish.

— Peur des coups ? — Absurde... « ils » ne vous frappent pas... « ils » vous

abrutissent et l'on finit par se dégonfler. Je n'aurais pas voulu qu'on dise de moi que j'avais dénoncé mes copains... enfin, si l'on peut appeler ça des copains... C'est la peur de me dégonfler qui m'a donné l'énergie de filer... Et puis, j'ai rencontré Hendriksen.

« Il m'embête avec son Hendriksen » songea Chatel. « Ce qui m'intéresse, c'est comment il a pu filer après l'attentat. »

Hamelin était reparti dans sa rêverie. Renversé en arrière sur son fauteuil, il regardait le plafond où la lueur du quin- quet dessinait une lune claire au-dessus de la table.

— Laissons Hendriksen... — Oui... je sais... ce n'est pas ça qui vous intéresse. Eh

bien, venons-en au fait. Vous connaissez l'endroit. Chatel acquiesça. Le jour même, il y était allé, dans

l'après-midi. Reporter sportif, il avait toujours ambitionné de devenir un vrai « grand reporter », un correspondant de guerre, un Lartéguy par exemple. Pour cela, il fallait une occasion. Il essayait constamment de la faire naître. Pour- quoi ne le prenait-on pas au sérieux ? Certes, il était petit, gras, mou, mais il y en avait d'autres comme lui qu'on envoyait au Viet-nam, au Congo... Pourquoi pas lui ? L'immeuble de la rue du Maine, il s'y était rué avec Berton, le photographe. Une bâtisse en pierre de taille, avec des balcons à cariatides 1900. Escalier à tapis rouge, ascen- seur hydraulique. Quant à l'appartement : tout était d'une banalité désolante.

— C'est moi qui avais loué l'appartement, dit Hamelin.

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— Sous votre nom. — Sous mon respectable patronyme... Bernard Hamelin,

capitaine au long cours, veuf, sans enfants, pas de chien, pas de perroquet. C'était écrit dans le bail : « occupation bourgeoise et de bon père de famille ». Deux pièces sur rue, une chambre et une cuisine sur cour. Le mari de la concierge était flic, comme il se doit...

— On a dit que vous étiez officier de la marine de guerre...

— La royale, moi !... Jamais de la vie. Dans la royale, un type comme moi ne dépasse pas le grade de maître principal... juteux, si vous préférez...

— Mais vous étiez à Mers el-Kébir... Pourquoi ? « Il me regarde vraiment comme s'il me prenait pour un

idiot... Pourtant, il était à Mers el-Kébir en 1940... ça, j'en suis sûr... le procureur l'a dit dans son réquisitoire, » son- geait Chatel.

Et une fois de plus, l'intuition d'Hamelin pénétra sa pensée.

— Pourquoi ? Le « pourquoi » de la chose est tout simple. Mais ça permet à un procureur de faire des effets de manches, de braquer un index justicier... J'ai lu les journaux. Pour de l'éloquence, c'était de l'éloquence. Comme à Guignol mon bon. « La haine qui armait le bras d'Hamelin a été conçue vingt ans auparavant dans le drame de Mers el-Kébir. » Alors, tout est permis. Vous étiez à Mers el-Kébir, donc vous êtes un collabo, un pétainiste, un suppôt de Vichy, un « fachiste » assassin. De quoi se marrer. Quand on est né en 1919 d'un patron au bornage et d'une employée des postes, on a bien travaillé au collège pour essayer de devenir capitaine au long cours... On se prive de sorties, de cinéma et même de filles pour entrer à l'école d'hydrographie du Havre. A vingt ans, avec un bre-

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vet de lieutenant au long cours, comme on est inscrit maritime, on est embarqué sur un aviso comme midship. Et l'on se retrouve en 1940 à Mers el-Kébir...

— En somme, le procureur en a tiré argument... — Pourquoi se serait-il gêné puisque je n'étais pas là

pour lui clore le bec... — Mais vous y étiez... — Permettez-moi de rigoler... Le jour de Mers el-Kébir,

moi j'étais en balade à Tlemcen avec des copains. Nous rentrions d'une campagne qui avait duré quatre mois... Con- vois, surveillance côtière, tout le tralala...

— Bref, vous n'étiez pas pour Vichy... mais vous n'étiez pas pour de Gaulle...

Hamelin regarda Chatel comme s'il le jaugeait. — Evidemment... Vous, vous avez appris l'histoire dans

les livres... Pour les gens comme moi qui l'ont subie, c'est presque risible... En 1940, mon jeune ami, de Gaulle n'exis- tait pas... Tout le monde était assommé par la catastrophe... Moi, comme les autres.

.« En 1940, songea Chatel, j'avais quatre ans... » — La royale, continua Hamelin, je m'en foutais comme

de ma première liquette. Ça n'empêche pas que le soir de Mers el-Kébir, quand nous sommes revenus de Tlemcen et que nous avons vu ce qui s'était passé j'étais, comme les autres, fou de rage. Mon aviso n'avait même pas reçu un éclat... mais ça ne changeait rien à la saloperie qui s'était passée là... Le massacre, quoi...

Il se tut. Machinalement Chatel consulta sa montre. Il était presque neuf heures.

— Vous avez faim, je parie, dit Hamelin. C'était vrai. Chatel s'aperçut qu'il avait regardé l'heure

parce qu'il ressentait depuis un moment des tiraillements d'estomac.

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— On boit encore un verre et puis je vous invite à dîner...

— Je ne voudrais pas... balbutia le journaliste... — Il y a tout ce qu'il faut à bord... Hamelin remplit les verres. L'arôme anisé, une fois de

plus, domina le relent d'huile. Le cendrier sur la table, débordait de cendres et de mégots. Hamelin le vida par le hublot puis il revint s'asseoir en face de son visiteur.

— Où en étions-nous ? dit-il après avoir bu la moitié de son verre.

— A Mers el-Kébir... — Oui... Je ne suis pas resté à Oran... On m'a démo-

bilisé et rapatrié sur Marseille. De là, j'ai regagné Fécamp où je n'ai plus retrouvé personne. Mon père et ma mère avaient été tués sur la route pendant l'exode. Leur maison avait été réquisitionnée pour des réfugiés du Nord. Je ne pouvais même pas me loger. Des Fritz partout. Mais par exemple, pas de bateaux. Dans le port de Fécamp, comme dans tous les ports de la Manche, il ne restait même pas une plate de calfat... La vue des Fritz me rendait malade. J'ai repris le train pour Marseille. J'avais l'adresse de mon ancien pacha. Le lieutenant de vaisseau Yves Marie du Cloédic de Kergoat de Penlan. En abrégé : « Clo-Clo » Officier de la marine de guerre, il était naturellement bien placé à une époque où les généraux ayant foiré lamenta- blement, on essayait les amiraux. C'était un chic type mal- gré ses trois particules. Il m'a casé aux Chargeurs comme quatrième lieutenant sur un cargo mixte Alger-Marseille. Je suis resté aux Chargeurs... Débarquement, libération, capitulation, victoire, occupation, guerre froide, etc. Moi, ça ne me touchait guère. Je me foutais de la politique. Je voulais commander un navire... Seulement, douze ans plus tard, je n'étais encore que troisième lieutenant...

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— C'était mieux que quatrième... — Il n'y a pas de quatrième lieutenant. — Mais pourtant, vous avez dit tout à l'heure... — J'ai voulu dire que par faveur spéciale on m'avait

embarqué en surnombre... Mais après la guerre, il y avait plus d'officiers que de navires. Je me tapais la côte d'Afrique. Au départ de Bordeaux, on chargeait des divers, toutes les camelotes que le mercanti s'ingénie à bazarder aux Noirs. Ça va de la savonnette parfumée au seau hygié- nique en passant par les capotes anglaises. Au retour, bois, arachides, café... Quant aux passagers, du fonctionnaire grincheux, du petit avec bobonne et les enfants. De ceux qui ne sont pas assez élevés dans la hiérarchie pour qu'on les transbahute en avion. Tout ça rigoureusement sans inté- rêt pour le troisième lieutenant que j'étais : celui qui se farcit le sale boulot. L'arrimage en cale, la douane, la paperasse, le pointage du manifeste et des connaissements. En 1953, j'avais obtenu mon brevet de capitaine au long cours. Mais ça ne m'empêchait pas de continuer à cuire sur les rades en essayant de faire travailler les dockers noirs... Mais pendant une escale à Casa, j'ai rencontré Clo- Clo...

— Il avait monté en grade ? demanda Chatel pour inter- venir. Il en avait assez des monologues d'Hamelin.

— On voit bien que vous ne connaissez pas votre his- toire de France, mon vieux. La royale, depuis Darlan, Robert, Esteva et j'en passe, était devenue la bête noire du régime. Clo-Clo avait été promu capitaine de corvette puis capitaine de frégate sous Vichy et, bien entendu, rétro- gradé en 1944 comme un vulgaire quartier-maître après une bordée trop arrosée... Il dirigeait à Casa une compagnie de navigation marocaine à capitaux suisses. Il m'invita à prendre un pot.

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— Et il vous offrit un commandement. — Mieux... la direction de l'agence à Oran... J'ai sauté

sur l'occasion. Deux mois plus tard je prenais mes fonc- tions. J'avais une bonne raison de vouloir rester à terre. Tenez, je vais vous la montrer.

Il se leva et ouvrit un tiroir sous la couchette. Il en tira un cadre de bois noir qui contenait une photographie de femme.

— Voilà la bonne raison que j'avais de rester à terre... dit-il en passant le portrait à Chatel.

C'était un cliché d'amateur pris sur une plage — proba- blement en Afrique du Nord, car dans les lointains on apercevait quelques aloès au sommet d'une butte. Chatel l'examina avec politesse. La jeune femme assise sur le sable lui paraissait d'une insignifiance totale. Elle avait ce qu'il appelait « l'air province » et cela devait tenir à sa coif- fure démodée. Le cliché n'était pas assez net pour qu'il put distinguer une originalité quelconque sur les traits du visage. Il s'efforça de jouer l'admiration.

— Votre femme ? Hamelin acquiesça de la tête. Il avait l'œil humide. Cha-

tel était peu sensible aux émotions d'autrui mais la tris- tesse répandue sur le visage de son hôte le toucha. Elle donnait aux traits d'Hamelin une douceur presque carica- turale. L'attendrissement choquait. Il y avait incompati- bilité entre les méplats, les arêtes, les rides de cette face brutale et la douleur qu'exprimait le regard d'Hamelin.

Un journaliste avait écrit, à propos de la femme du contumax :

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presseur ronfla non loin du Walrus et le bruit d'un mar- teau pneumatique déchira brusquement l'air.

Avec l'animation naissante du travail des hommes, le navire-usine perdait son aspect tragique.

— Si vous repartez avec le Walrus, dit Chatel au moment de prendre congé de son hôte, ça me ferait plai- sir que vous m'écriviez pour me le dire. Quant à moi, je ne manquerai pas de vous envoyer un mot dès mon arrivée à Paris. Ça vous paraîtra peut-être étrange, mais quand je suis monté à bord, je n'avais qu'une idée, c'était comme vous me l'avez dit, de faire un beau papier. Main- tenant, je vous considérerai plutôt comme un ami...

— Je vous promets de vous écrire, répondit Hamelin. Moi aussi je crois qu'on devient facilement l'ami des incon- nus auxquels ont fait des confidences. Si ce que je vous ai raconté peut vous servir d'une façon ou d'une autre, n'hésitez pas à l'utiliser. De toute façon... c'était une bonne soirée.

Il reconduisit Chatel jusqu'à la portelonne et lui dit encore :

— Attention de ne pas vous foutre à la baille !... Le journaliste s'engagea sur la planche glissante et la

franchit d'un pas ferme. Il se retourna pour adresser un geste d'adieu à Hamelin et s'éloigna à grands pas vers la ville.

Resté seul, Hamelin regagna sa cabine. Sous le hublot, le harpon à la pointe brisée luisait faiblement dans le contre-jour.

Neville, septembre 1966.

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