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photo et texte © Bruno Ruslier Illustration © Kanako Le mystère de Joinville-le-Pont de Bruno Ruslier

Le mystère de Joinville-le-Pont

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Amoureux de Joinville, Bruno Ruslier a écrit « Le mystère de Joinville-le-Pont ». Un ouvrage qui propose de découvrir, au fil des numéros de Joinville Mag, le Joinville d’hier et d’aujourd’hui en associant lecture et promenade.

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photo et texte © Bruno Ruslier Illustration © Kanako

{VIE cULTURELLE fEUILLETON // 26

- Ainsi, les bandits auraient disparu au beau milieu du pont sans laisser aucune trace,

constate à haute voix Victor en lisant le titre de la pre-mière page. - Oui, M’sieur et mis à part l’île Fanac, située juste en dessous : aucune issue.- Et que dit la police sur cette affaire ? s’enquiert le magicien, à la recherche de l’article détaillé dans les pages intérieures.- Et bien hier soir vers 22 heures, quatre moustachus habillés en noir ont mis la main sur la recette de l’hip-podrome du Tremblay. Puis ils se sont fait la malle vers Joinville dans une automobile rouge.- L’hippodrome du Tremblay, répète pensivement Victor, c’est à deux pas d’ici. Et ils n’ont pas été poursuivis ?- Si, mais ils étaient beaucoup trop rapides. Tenez, regardez là-bas juste en face de vous, des témoins les ont vus descendre la route de la Brie à plus de 45 km/h, alors que la vitesse est limitée à 12km/h ! Puis la voiture rouge se serait engagée sur le pont et aurait disparu dans l’obscurité, c’est bien cela ? - Oui M’sieur, il fait tellement noir sur ce pont ! D’ailleurs beaucoup de gens se plaignent auprès de notre maire, Eugène Voisin, du manque de réverbères.- Mais comment sait-on que les voleurs se sont éva-nouis précisément au milieu du pont ?- Parce que… Mais Jeannot est interrompu par le tin-tement d’une cloche. Poussez-vous M‘sieur, c’est le tram de Champigny.

Le jeune garçon et son client n’ont que le temps de faire un pas sur le côté. Le tramway passe devant eux pour s’immobiliser quelques mètres plus loin dans un grincement de freins. « Pont de Joinville, arrêt des guinguettes et des plages ! », annonce le contrôleur.

Le mystère de Joinville-le-Pontde Bruno Ruslier EpiSoDE 2 Dimanche 10 juillet 1910, 10 heures sur le pont de Joinville, au-dessus de l’île Fanac

Les cartes postales, de

gauche à droite :

1/ L’hippodrome du

Tremblay

2/ Le tramway de

Champigny-sur-Marne

3/ Une foule

endimanchée

sur les bords de

Marne. Derrière on

aperçoit l'actuelle

école de musique

4/ Le restaurant de

L’Ermitage

5/ Le pont de Joinville

Iconographie : collection Bruno Ruslier

«

{VIE cuLTuRELLE FEuILLETON // 30

« Cambriolage audacieux ! Le butin et les bandits se volatilisent sur le pont de Joinville, s’égosille un jeune vendeur de journaux parmi un flot de passants. C’est de la pure magie ! » Victor ne croit pas à la magie, Victor est magicien. Il croit à l’art de détourner l’attention du spectateur, à l’illusion mais, surtout, à l’hypnose. Inclinant son canotier sur les yeux, le jeune homme, habillé d’un complet à la dernière mode, dirige le regard vers l’extrémité du pont. Même avec le soleil de face, il en évalue la longueur à quatre cents mètres, quatre cent cinquante peut-être. Un drôle de pont qui enjambe la rivière mais aussi une île, qu’il aperçoit juste en-dessous de lui.

La route de la BrieBordé de magnifiques peupliers, l’ouvrage est équipé de rails de tramway qui rejoignent sur la rive oppo-sée une large avenue (route de la Brie devenue ave-nue Gallieni) qui s’élève en pente douce. Là, au milieu de la chaussée, discutent nonchalamment des piétons, bientôt rappelés à l’ordre par quelques sonnettes de bicyclettes. Sur le trottoir, une marchande de fleurs propose ses bouquets à des passants, dont les bras sont déjà chargés des emplettes du déjeuner domini-cal. Une file d’attente s’allonge devant une boulan-gerie tandis que des clients matinaux s’attablent à la terrasse d’un estaminet.

Sur la rive du quartier PolangisSur la gauche, Victor découvre une rive très arbo-rée où des maisons disparaissent derrière un rideau de peupliers dès qu’on s’éloigne du pont. Des prome-neurs font une pause au bord de l’eau, assis au milieu des herbes folles du talus. Sur le chemin de halage, un

Amoureux de Joinville, Bruno Ruslier a écrit « Le mystère de Joinville-le-Pont ». Un ouvrage qui propose de découvrir, au fil des numéros de Joinville Mag, le Joinville d’hier et d’aujourd’hui en associant lecture et promenade.

Le mystère de Joinville-le-PontEpIsodE 1 dimanche 10 juillet 1910, 10 heures sur le pont de Joinville, au-dessus de l’île Fanac

Les cartes postales,

de gauche à droite :

1/ Les régates

2/ La route de Brie

(actuelle avenue

Gallieni)

3/ La rive du quartier

Polangis

4/ L’usine Pathé Frères

{VIE cuLTuRELLE FEuILLETON // 31

vendeur d’articles de pêche a installé son stand pour la journée. Ainsi ravitaillés en appâts frais, les pre-miers pêcheurs surveillent attentivement le bouchon de leur ligne.

En aval, juste en contrebas du pont, est installée une usine dont la cheminée de briques domine les bâti-ments alentours. Sur l’un d’entre eux on peut lire « Pathé Frères », le nom des célèbres industriels du cinéma. Derrière la manufacture, des pavillons sont noyés dans un écrin de verdure (quartier Palissy).

L’usine Pathé Frères Enfin, son attention se reporte vers cette tour brinque-balante qu’il a aperçue dès son arrivée. Impossible de la manquer, car érigée au beau milieu de la Marne, en aval du pont, l’édifice impressionne par sa hauteur. Elle paraît même rivaliser avec sa consœur de l’usine Pathé, à une différence près cependant : celle-ci est construite de simples tasseaux de bois et de planches sommairement assemblés. Elle est décorée d‘une mul-titude de fanions et de drapeaux, comme pour mieux dissimuler sa fragilité.Mais le jeune vendeur de journaux ne lui laisse pas le temps de détailler davantage la précaire construction : - Elle est belle notre tour M’sieur, n’est-ce pas ? Elle a été construite spécialement pour le championnat de monde. - Quel championnat du monde ? s’étonne le magicien.- Mais enfin le premier championnat du monde de natation ! s’exclame le jeune garçon. Les épreuves ont commencé hier, Il y a des nageurs venus du monde entier, c’est extraordinaire !- Du monde entier, vraiment ? Tu n’exagères pas un peu…, doute le visiteur dans un sourire. - Ah non, pas du tout ! Avec cette compétition, Join-ville-le-Pont est au centre du MMOONNDE ! C’est un événement hiiistorique ! s’enflamme le jeune join-villais, le doigt dressé vers le ciel. Amusé par cette fougue toute juvénile, Victor observe cet adolescent d’environ treize ou quatorze ans, au visage pastillé de tâches de rousseur. Sous une cas-

quette d’été, d’où dépassent quelques épis d’une che-velure brune, percent des yeux vifs couleur noisette. Un sourire radieux témoigne, s’il en était besoin, de son enthousiasme pour l’événement. - Je ne voulais pas te vexer, petit, s’excuse Victor en lui tapotant amicalement l’épaule. De toutes manières, Joinville est une ville déjà célèbre avec ou sans cham-pionnat du monde. Comment t’appelles-tu ?- Jean Marcillac, M’sieur, mais tous mes amis m’ap-pellent Jeannot.Puis revenant sur le mystère de la nuit précédente, le magicien reprend :- Et bien Jeannot, c’est une excellente idée de vendre « Le Petit Journal » à l’endroit précis de la disparition des voleurs. Les affaires doivent être bonnes ?- Ah ça, on peut le dire ! acquiesce le garçon en dési-gnant sa sacoche presque vide. Mais, de toute façon, je suis ici tous les matins : je vends la première édition aux passants qui vont prendre le train Bidel*.- Tu parles de ce train à deux étages qui m’a déposé dans une gare tout en bois ? J’ai eu l’impression, une seconde, d’arriver dans un chalet savoyard, c’est très… dépaysant, sourit Victor.

La gare de Joinville- Sauf qu’ici, pas de neige ! s’esclaffe Jeannot. Les gens viennent pour les hippodromes, le canotage et surtout les guinguettes. - Bien sûr tout ça attire beaucoup de monde, approuve le magicien, même les voleurs apparemment. Tiens, donne moi un journal s’il te plait. - Voilà M’sieur, ça fait cinq centimes.

* Ces wagons à deux étages furent inventés à l’origine par un directeur de cirque nommé Bidel pour transporter sa ménagerie. Ils furent mis en service sur la ligne Bastille/La Varenne qui permettait, depuis 1859, aux parisiens de rejoindre la campagne des bords de Marne en 45 minutes.

à suivre…

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- Ainsi, les bandits auraient disparu au beau milieu du pont sans laisser aucune trace,

constate à haute voix Victor en lisant le titre de la pre-mière page. - Oui, M’sieur et mis à part l’île Fanac, située juste en dessous : aucune issue.- Et que dit la police sur cette affaire ? s’enquiert le magicien, à la recherche de l’article détaillé dans les pages intérieures.- Et bien hier soir vers 22 heures, quatre moustachus habillés en noir ont mis la main sur la recette de l’hip-podrome du Tremblay. Puis ils se sont fait la malle vers Joinville dans une automobile rouge.- L’hippodrome du Tremblay, répète pensivement Victor, c’est à deux pas d’ici. Et ils n’ont pas été poursuivis ?- Si, mais ils étaient beaucoup trop rapides. Tenez, regardez là-bas juste en face de vous, des témoins les ont vus descendre la route de la Brie à plus de 45 km/h, alors que la vitesse est limitée à 12km/h ! Puis la voiture rouge se serait engagée sur le pont et aurait disparu dans l’obscurité, c’est bien cela ? - Oui M’sieur, il fait tellement noir sur ce pont ! D’ailleurs beaucoup de gens se plaignent auprès de notre maire, Eugène Voisin, du manque de réverbères.- Mais comment sait-on que les voleurs se sont éva-nouis précisément au milieu du pont ?- Parce que… Mais Jeannot est interrompu par le tin-tement d’une cloche. Poussez-vous M‘sieur, c’est le tram de Champigny.

Le jeune garçon et son client n’ont que le temps de faire un pas sur le côté. Le tramway passe devant eux pour s’immobiliser quelques mètres plus loin dans un grincement de freins. « Pont de Joinville, arrêt des guinguettes et des plages ! », annonce le contrôleur.

Le mystère de Joinville-le-Pontde Bruno Ruslier EpiSoDE 2 Dimanche 10 juillet 1910, 10 heures sur le pont de Joinville, au-dessus de l’île Fanac

Les cartes postales, de

gauche à droite :

1/ L’hippodrome du

Tremblay

2/ Le tramway de

Champigny-sur-Marne

3/ Une foule

endimanchée

sur les bords de

Marne. Derrière on

aperçoit l'actuelle

école de musique

4/ Le restaurant de

L’Ermitage

5/ Le pont de Joinville

Iconographie : collection Bruno Ruslier

«

{VIE cULTURELLE fEUILLETON // 27

Une foule endimanchée descend de la rame. Des mes-sieurs, en costumes et canotiers, escortent des dames aux ombrelles colorées qui découvrent, ravies, le point de vue depuis le pont. Les voici à pied d’œuvre, fin prêts pour le canotage et les danses endiablées des guinguettes.

- Ah voilà, reprend Victor en trouvant enfin son article à la rubrique des faits divers. « En dépit du barrage mis en place par la gendarmerie de Saint-Maur-des-Fossés à la sortie du pont, lit-il à haute voix, la voiture des malfaiteurs n’a pas été retrouvée. Les pour-suivants se sont ainsi heurtés au contrôle des gen-darmes alors qu’ils pourchassaient les fuyards depuis l’hippodrome. Les forces de l’ordre restent dans l’expectative. »- Et voilà comment ont disparu une automobile rouge, quatre voleurs et la recette de l’hippodrome ! C’est de la magie, j’vous dis, M’sieur ! s’écrie Jeannot en écar-tant les bras dans un geste fataliste.- Tout au plus un mystère à éclaircir, tempère le visi-teur, un mystère très intrigant d’ailleurs. Puis jetant un coup d’œil autour de lui, il ajoute : mais dis-moi, comment peut-on accéder à l’île en dessous de nous ? - A l’île Fanac ? Il y a deux escaliers, M’sieur. Celui qui est sur votre droite conduit directement au restaurant de l’Ermitage ; vous l’apercevez juste en-dessous. Dif-ficile d’y faire passer une voiture, risque-t-il dans un sourire malicieux. Mais… vous allez mener l’enquête ? Vous êtes détective ? - Non pas du tout Jeannot, le détrompe Victor, je cherche simplement la résidence de Mademoiselle Beauregard.- Vous voulez dire la comédienne ? Celle qu’on voit au cinéma ? - En effet. - Tenez, suivez-moi ! En face sur la gauche, il y a un autre escalier qui mène au centre de l’île. Les mots se précipitent soudain dans la bouche du jeune Join-villais : vous êtes un ami de Mademoiselle Beaure-gard ? Vous savez, on est rudement fier depuis qu’elle habite à Joinville. Faut dire, c’est une grande célébrité !

- C’est vrai, ses films ont de plus en plus de succès, approuve Victor en marchant aux côtés de son jeune guide.Jeannot porte une attention accrue à l’ami de la célèbre comédienne. Un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus dont la chevelure brune contraste singulière-ment avec des yeux d’un bleu profond, presque magné-tique. Cependant ce visage intrigue le jeune Joinvillais. Peut-être a-t-il aperçu sa photo dans le journal ? Quand subitement :- Mais je vous reconnais, M‘sieur. Vous êtes…, vous êtes…, bégaye le jeune garçon sous le coup de l’émo-tion, vous êtes… Victor le magicien ! Mon père m’a emmené voir votre spectacle à Noël. Même que c’était au théâtre des Variétés sur les Grands Boulevards.- Bravo Jeannot, c’est exact. J’espère que la représen-tation t’a plu ? - Bien sûr ! Surtout quand vous avez fait disparaître la grosse dame du premier rang et qu’on l’a retrou-vée suspendue au lustre du théâtre, une fois la lumière rallumée. Elle a fait un beau scandale ! - … Et cela faisait rire tout le monde, élude Victor d’un clin d’œil complice.- M’sieur, s’il vous plait, vous pourriez me signer un autographe ? Sinon personne ne voudra me croire… - Mais bien volontiers répond l’artiste, heureux de satisfaire l’enthousiasme de son jeune admirateur. - « A Jeannot, un des meilleurs ambassadeurs de Joinville-le-Pont. Magicalement, Victor le Magicien. » lit un Jeannot émerveillé.- Oh merci beaucoup ! Je viens avec vous M’sieur. Je vais vous guider propose le vendeur de journaux en se précipitant dans l’escalier. Je sais où habite Mademoi-selle Beauregard !Et pour achever de convaincre l’illustre visiteur, il ajoute : - Je vous ferai visiter l’île et peut-être que nous trouve-rons la trace des voleurs !- Tu sais, la clef d’un mystère est rarement cachée à l’endroit où on la cherche, répond le magicien dans un sourire énigmatique. Allons-y, je te suis.

à suivre…

{ VIE CULTUrELLE fEUILLETON // 26

Guidé par Jeannot, le jeune homme descend d’un pas léger l’escalier conduisant à l’île Fanac. Son complet trois pièces en coton clair s’harmonise agréablement avec une chemise beige à col haut fermé par une cra-vate plus sombre. Un canotier légèrement incliné et une canne ouvragée gainée de cuir, avec laquelle il joue volontiers, achèvent de composer une allure élé-gante et sportive à cet homme de taille moyenne, aux épaules robustes. […] - Vous connaissez le restaurant « Chez Jullien » ? demande Jeannot à brûle-pourpoint. - Seulement de réputation. Certains de mes amis pari-siens ont eu le plaisir de déjeuner ici. - ça vous dirait de le visiter ? Suivez-moi, il y en a pour une minute, propose Jeannot entraînant le magicien vers le cœur de l’île. Sur le chemin, le vendeur de journaux dévisage à la dérobée cette célébrité qu’il n’aurait jamais imagi-né rencontrer. Dans le regard bleu métallique perce une force étrange, tempérée cependant par un sourire tranquille encadré d’une fine barbe et d’un bouc soi-gneusement taillés. Mais ce que préfèrent les femmes sur ce visage régulier aux traits fins, c’est cette cica-trice au menton qui efface toute trace d’angélisme chez ce séduisant jeune homme. Si Jeannot avait osé l’interroger, le magicien lui aurait expliqué que cette marque provenait d’un entraîne-ment à la canne, ce sport qu’il pratique régulièrement avec la boxe française. Mais ces activités sportives ne sont qu’un passe-temps, sa véritable passion est la magie. […] Aujourd’hui, Victor donne des spectacles de magie dans tous les grands théâtres d’Europe et pré-sente des tours extrêmement spectaculaires à l’instar de l’américain Houdini.

Le mystère de Joinville-le-Pontde Bruno Ruslier EpisodE 3 dimanche 10 juillet 1910, 10 heures 30 sur le l’île Fanac

Les cartes postales, de

gauche à droite :

1/ La guinguette

« Chez Jullien »

2/ Assaut de boxe

française

3/ Assaut de canne

4/ Le passeur Chez

Julien

Iconographie : collection Bruno RuslierCrédits photographiques : droits réservés pour les ayants droits non identifiés.

Itinérance : cet épisode du

Littinéraire se lit à l’annexe

de l’école de musique sur

l’île Fanac.

Résumé des épisodes précédents. La mystérieuse disparition

sur le pont de Joinville

des quatre malfaiteurs de

l’hippodrome du Tremblay

la nuit précédente fait la

une du « Petit Journal ».

Accompagné par un

jeune Joinvillais, le célèbre

magicien Victor rend visite

à son amie Clémence

Beauregard installée sur

l’île Fanac.

{ VIE CULTUrELLE fEUILLETON // 27

- Voilà, on est arrivé. Vous êtes devant la première guinguette de Joinville, annonce fièrement Jeannot. C’est Monsieur Jullien qui l’a créée. Au détour d’un chemin ombragé, Victor découvre le fameux restaurant, installé au bord du petit bras de la Marne. Le corps principal de l’établissement est un bâtiment étroit, tout en hauteur. La façade est ornée de fausses ramures de plâtre courant jusqu’au premier étage avant de s’entremêler pour former le garde-corps d’une terrasse. Soudain un coup de feu claque dans leur dos. Instinc-tivement, Victor se retourne en position de combat, les jambes fléchies et la canne levée. - Oh désolé, je vous ai surpris, s’excuse un homme en reposant une carabine de petit calibre sur un comptoir, je vérifiais juste les armes. C’est le stand de tir de la guinguette. C’est le plus grand du coin, explique le vendeur de journaux, désignant du doigt l’enseigne « Grand tir » accrochée au fronton. - Un stand de tir, comme à la foire du Trône ? Je suis ridicule ! se met à rire de bon cœur le magicien, amusé par la méprise. Ici, c’est l’attraction principale, précise Jeannot. C’est comme qui dirait la spécialité de la maison. Venez, suivez-moi. Derrière une banderole qui annonce le bal de l’après-midi, Victor aperçoit une longue terrasse couverte, décorée de guirlandes rouges en l’honneur de ce jour de fête. Habillées de nappes à carreaux, de nom-breuses tables sont installées au plus près de la rivière, ainsi les clients ont-ils l’impression de man-ger les pieds dans l’eau. Déjà, des serveuses en tablier blanc dressent les couverts pendant que deux hommes roulent un tonneau de vin vers la réserve. […]

- Il est un peu tôt pour déjeuner Jeannot ! interpelle d’une voix amicale un homme mûr, tablier de restau-rateur sur le ventre et manches retroussées. Mais, dis-moi, ton père n’est pas avec toi ? - Non, il a dû emmener des chevaux à l’hippodrome de Vincennes, explique Jeannot. Et puis, c’est pas pour déjeuner M’sieur Jullien, c’est pour montrer votre res-taurant à… Monsieur Victor, souligne l’adolescent d’un

mouvement discret de la tête en direction de la célé-brité. […]- Bonjour monsieur et bienvenue « Chez Jullien » ! Que puis-je vous offrir ? Un café ? Ou un casse-croûte peut-être ? s’empresse le propriétaire des lieux qui a recon-nu le fameux artiste. - Non, je vous remercie, c’est très aimable, décline Vic-tor. Je viens rendre visite à une de mes amies et Jean-not n’a pas résisté au plaisir de me faire découvrir « la première guinguette de Joinville ». - C’est ma foi vrai que c’est la première, et ça ne date pas d’hier ! s’esclaffe le propriétaire. A l’époque mon père était restaurateur à Bercy, vous savez, aux entre-pôts de vin. Un jour, quand j’étais enfant, on est venu passer la journée dans le coin. Mon père est tout de suite tombé amoureux de Joinville et surtout de l’île Fanac. Et puis, faut avouer que son restaurant de Bercy ne marchait pas très fort à cause du droit d’octroi. - C’était quoi le droit d’octroi M’sieur Jullien ? s’inté-resse Jeannot en relevant la visière de sa casquette.- C’était la taxe qui frappait certains produits qui entraient dans Paris, intervient Victor, et elle était très élevée. - Je pense bien, soupire le restaurateur. Le même verre de vin valait deux fois moins cher dès que vous passiez les fortifications* vers la banlieue. - Fuuuiiii, siffle Jeannot. ça en fait une belle différence !- En 1860, mon père a vendu son affaire à Bercy et nous sommes venus nous installer sur l’île. Et depuis cette époque, les Parisiens peuvent venir à Joinville faire du canotage, danser et surtout boire deux fois plus de vin pour le même prix ! éclate de rire le propriétaire.- Cela fait exactement cinquante ans si je compte bien, remarque Victor.- Tout juste ! Et depuis, la recette a fait des petits. Maintenant vous ne comptez pas moins de deux cents guinguettes à remonter la Marne. Mais je parle, je parle et je manque à tous mes devoirs d’hôte. Venez vous installer un instant sur la terrasse, invite d’un geste de la main M. Jullien.

* Cette enceinte, longue de 33 km, délimitait Paris de ses banlieues.

à suivre…

- Combien de temps s’est-il écoulé avant que les poursuivants n’atteignent à leur tour le pont et se heurtent au barrage de la gendarmerie ? intervient Victor, intéressé par la tournure de la conversation.- D’après les témoins : deux minutes tout au plus. Peut-être moins…- Oh la la ! s’écrie Jeannot, ils devaient en faire une drôle de tête les gars de l’hippodrome ! - Je pense bien ! Pour tout te dire, après le service on prenait le frais avec la patronne ici même, on a tout vu ! Les gros bras de la pro-tection du Tremblay gesticulaient dans tous les sens, à expliquer aux gendarmes qu’il était impossible que la voiture ne soit pas passée par-là. Un micmac terrible ! - Voilà, c’est ce que je vous disais M’sieur Vic-tor, pour sûr c’est un vrai mystère ! jubile Jean-not, tout excité.- Pour changer de sujet, savez-vous pourquoi nos restaurants ont été baptisés du nom de guinguette ? demande le restaurateur d’un air finaud.- Non, pas du tout, répond le magicien, intrigué. - Et bien grâce à ce vin ! révèle dans un sourire le patron, en servant d’autorité un verre à Vic-tor. Ce vin blanc est cultivé sur les coteaux des environs et jusqu’à Vitry, explique-t-il en s’oc-troyant une bonne rasade à son tour. On l’appelle le Guinguet et comme ici, on ne boit que ça, nos restaurants ont vite été surnommés des… guin-guettes ! A la vôtre !

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Le patron précède ses invités dans un escalier qui débouche sur une terrasse où sont disposées une demi-douzaine de tables. - Voici mes meilleures places ! annonce le res-taurateur d’un geste cérémonieux. - Le point de vue est magnifique ! On est vrai-ment aux premières loges, apprécie Victor en découvrant le petit bras de la Marne sillonné de canots. D’ici on aperçoit parfaitement l’entrée du pont, observe-t-il. C’est bien là qu’était installé le barrage de gendarmerie hier soir ? - En effet. Et avec cette affaire de vol à main armée, je vais battre des records de fréquenta-tion. Tout le monde voudra voir le pont sur lequel ont mystérieusement disparu les malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, prévoit déjà le res-taurateur en se frottant les mains. Asseyez-vous donc une minute pour profiter du paysage, je vous en prie.- M’sieur Jullien, vous ne pensez pas que les voleurs ont pu se sauver par l’escalier de l’île ? suggère Jeannot, toujours préoccupé par l’énigme de la nuit précédente.- Et leur véhicule ? On n’a retrouvé aucune trace de l’automobile rouge, objecte le patron. - Ils l’ont peut-être jetée dans la Marne, du haut du pont !- Tête de linotte, c’est un pont de pierre avec un parapet en métal et sans aucune ouverture, je te rappelle. En plus, n’oublie pas qu’ils étaient pour-chassés depuis l’hippodrome et que les témoins ont vu l’automobile rouge s’engager sur le pont.

LemystèredeJoinville-le-PontdeBrunoRuslierEpiSodE 4 dimanche 10 juillet 1910, 10 heures 30 sur le l’île Fanac

Les cartes postales, de

gauche à droite :

1. La guinguette

« Chez Jullien »

2. L’embarcadère du

passeur

3. L'entrée du pont de

Joinville : les tramways

et l'aviation ont bien

évolué.

Iconographie : collection Bruno Ruslier.Crédits photographiques : droits réservés pour les ayants droits non identifiés.

Itinérance : cet épisode du

Littinéraire se lit à l’annexe

de l’école de musique sur

l’île Fanac.

Résumé des épisodes précédentsLa mystérieuse disparition

sur le pont de Joinville

des quatre malfaiteurs de

l’hippodrome du Tremblay

la nuit précédente fait la

une du « Petit Journal ».

A l’invitation de Jeannot,

un jeune Joinvillais,

le célèbre magicien

Victor visite la première

guinguette de Joinville

« Chez Jullien » sur l’île

Fanac.

- Agréable et gouleyant, apprécie poliment Victor.- Oui, c’est un petit vin qui se laisse boire facilement, un peu trop vert peut-être, savoure le patron en faisant claquer la langue sur le palais.- Vous disiez donc, rappelle le magicien, que les voleurs n’ont pas pu franchir le barrage de la maréchaussée ? - Ça, je ne sais pas. Mais ce que je peux vous dire c’est que les pandores* mettaient du cœur à l’ouvrage. Chaque véhicule était arrêté et fouillé. Ça faisait un bel embouteillage !- Y-avait-il tant d’automobiles que cela malgré l’heure tardive ? questionne Victor, dont la sagacité est aigui-sée par cette affaire. - Non, pas vraiment, mais énervés comme ils étaient, les gendarmes s’en prenaient à tout le monde, pié-tons y compris. Un brigadier a même verbalisé deux cyclistes pour bicyclettes non conformes. Un pro-blème de charnières ou d’attaches. Vous ne me direz pas qu’ils n’avaient pas autre chose à faire ce soir là !- Un barrage devant, des poursuivants derrière et tout à coup : pouf ! Plus de trace de l’automobile rouge, envolée dans un nuage de fumée, souffle Jeannot en mimant des volutes imaginaires. - Une automobile de couleur rouge, souligne Victor, le moins qu’on puisse dire, c’est que ces voleurs ne recherchaient pas la discrétion. - Ou qu’ils ont choisi le véhicule le plus rapide qu’ils aient trouvé, envisage le restaurateur. Le Petit Jour-nal évoque une automobile Rochet-Schneider. Elle peut atteindre les 70 km/heure. Aucune chance de les rattraper !- Si la voiture n’est pas réapparue à la sortie du pont, déclare le magicien en ménageant ses effets, alors je ne vois qu’une seule possibilité.- J’en étais sûr, s’écrie Jeannot, vous avez déjà trouvé la solution de l’énigme !

à suivre…

* argot : les gendarmes

{ VIE CULTURELLE fEUILLETON // 27

prendre congé de votre hospitalité. Une amie m’attend et je vais finir par être en retard. - Je vous raccompagne, dit le propriétaire en se levant de table. Et revenez quand vous le désirez, vous serez toujours le bienvenu « Chez Jullien ».

Quelques minutes plus tard, après une courte promenade le long de la rive, Jeannot s’immobi-lise, tend le bras et déclare : - Et voici la plus belle villa de l’Île Fanac : la rési-dence de mademoiselle Beauregard ! annonce un brin cérémonieux le jeune garçon. Mission accomplie, M’sieur Victor, je vous laisse, il me reste encore quelques journaux à vendre.- Merci pour la visite Jeannot, dit le magicien en lui glissant une pièce de monnaie dans la main. - De rien M’sieur, répond l’enfant qui lorgne sur une pièce de cinq centimes. - Ferme la main et rouvre-la, lui conseille Victor, un sourire en coin.- Oh ! Elle s’est transformée en cinquante cen-times. C’est de la … magie ? demande Jean-not avec un clin d’œil. Je peux refermer la main M’sieur ? - Essaye.- Un franc, je suis riche ! Je peux recommencer ? demande le vendeur de journaux qui ne perd pas le nord.- Jeannot, tu devrais t’arrêter là. Je doute que tu aies le pouvoir de fabriquer des billets, s’amuse l’illusionniste, et ta pièce d’un franc pourrait bien disparaître cette fois-ci.

{ VIE CULTURELLE FEUILLETON // 26

Jeannot et le restaurateur sont suspendus aux lèvres de Victor. Dans quelques secondes, ils connaîtront l’explication du mystère de la nuit précédente.- Pour ma part, je ne vois qu’une seule solution, explique le magicien sur le ton de la confidence. Si la voiture n’a pas quitté le pont, c’est qu’elle n’y-a jamais été.- Que voulez-vous dire ? lui demande, surpris, M. Jullien.- Je pense que l’automobile a tourné au dernier moment dans une rue adjacente et qu’elle n’a jamais accédé au pont, avance le jeune homme. - Mais les témoins ? fait remarquer un Jeannot sceptique.- Dans l’obscurité, ils ont cru distinguer que l’au-tomobile s’engageait sur le pont. Mais elle a très bien pu éteindre ses feux et tourner au dernier moment à droite ou à gauche, échafaude l’artiste. - Cela expliquerait bien des choses, dit pensive-ment le patron en se caressant le menton. - Ce qui signifie aussi que les malfrats sont cachés quelque part dans les environs, achève Victor. - Mais il faut prévenir les gendarmes, s’alarme l’adolescent.- Ne t’inquiète pas Jeannot, le rassure le magi-cien, je suis sûr que la maréchaussée a tiré les mêmes conclusions que moi et qu’ils ont déjà commencé leurs recherches dans le quartier.- En effet, c’est l’hypothèse la plus logique, opine de la tête le restaurateur. - Monsieur Jullien, reprend l’artiste, je dois

LemystèredeJoinville-le-PontunouvrageLittinérairedeBrunoRuslierÉPISODE 5 Dimanche 10 juillet 1910, 11h30 sur l’Île Fanac.

Les cartes postales, de

gauche à droite :

1. La guinguette

« Chez Jullien »

2. Le quai de la Marne

3. Le petit bras de la

Marne

Iconographie : collection Bruno Ruslier.Crédits photographiques : droits réservés pour les ayants droits non identifiés.

Itinérance : cet épisode du

Littinéraire se lit sur l’Île

Fanac à côté de l’école de

musique, face à la Marne.

Résumé des épisodes précédentsLa mystérieuse disparition

sur le pont de Joinville

des quatre malfaiteurs de

l’hippodrome du Tremblay

la nuit précédente fait

sensation dans la ville.

Le célèbre Victor le

Magicien et le jeune

Jeannot évoquent

cette énigme avec le

propriétaire de la première

guinguette de Joinville

« Chez Jullien ».

{ VIE CULTURELLE FEUILLETON // 27

- Compris M’sieur. Merci beaucoup et bon séjour à Joinville, salue Jeannot en détalant vers le pont. Victor le magicien, en personne, quand je vais raconter ça aux copains…, s’écrie-t-il joyeusement. Victor lève les yeux vers la maison de son amie. C’est en effet une très jolie villa, presque un petit manoir. Quelle délicatesse dans les ornements de la façade percée de hautes fenêtres. Quelle élé-gance dans cette tour élancée aux colombages de couleur bordeaux. Et enfin, quel romantisme dans la frise de toit, ouvragée comme une dentelle et surmontée de trois toits pointus couverts d’ar-doises. Sous le charme, le jeune homme longe la demeure, à la recherche de la porte d’entrée qu’il découvre face à la Marne. […]Son amie Clémence est à la fenêtre, perdue dans ses pen-sées. A son entrée, elle se retourne vers lui, le visage défait : « Mon dieu, Victor, enfin tu es là ! Je suis tellement sou-lagée », s’écrie la jeune femme, très affectée. Victor saisit ses mains dans un geste de récon-fort et les deux amis restent face à face à se dévisager, émus de ces retrouvailles. Elle est encore plus belle que dans son dernier souvenir. La silhouette mince est mise en valeur par une robe d’in-térieur fluide à taille haute et à manches kimono, certainement un modèle de ce nouveau coutu-rier, Paul Poiret. Les cheveux blonds ramassés en un chignon couronnent un joli visage au nez mutin et aux yeux clairs. Cependant la poudre de riz ne parvient pas à cacher les cernes qui ont pris le pas sur son sourire habituel.- Victor, je suis si heureuse de te revoir, confie-t-elle.

- La dernière fois qu’on s’est vu, c’était… - Il y a deux ans environ, le coupe Clémence dans un pâle sourire.A l’époque, Victor était un magicien peu connu et se produisait sur toutes sortes de scènes. A ses côtés, une jeune assistante, de quelques années sa cadette, l’accompagnait par monts et par vaux. Toujours prête à tester de nouveaux tours, Clémence ne craignait jamais de se glis-ser dans une malle traversée d’épées ou de se laisser enterrer vivante dans un cercueil. […] Ils étaient jeunes, insouciants et mordaient la vie à pleines dents. - Je suis venu dès que j’ai reçu ton mot, reprend

Victor en s’arrachant à ces plai-sants souvenirs. Mais enfin que se passe-t-il ? Je te croyais reti-rée au calme, à Joinville, pour préparer ton nouveau film.- En effet. Je répète mon rôle depuis un mois avec mon met-teur en scène, Peter Van Hodden, un Hollandais venu tout spéciale-ment d’Amsterdam explique Clé-mence. Au début tout se passait bien et puis ça a commencé… J’ai l’impression qu’on me surveille, que des ombres me suivent... Et ce matin, juste avant ton arrivée, la bonne a trouvé cette lettre sous la porte, dit-elle d’une voix serrée en lui tendant la missive.

Une main a tracé quelques mots en caractères droits : « Fuyez la tour du diable ou soyez dam-née pour l’éternité. La mort vous y attend !». - Un message pour le moins obscur. Mais de quelle tour s’agit-il ? - Ça ne peut être que le plongeoir de Peyrusson.- Un plongeoir ? fait le magicien, incrédule.

À suivre…

- Victor, le féminisme, ce n’est pas de la poli-tique, c’est un mouvement social s’insurge-t-elle en s’éloignant de lui. Et puis, j’ai quitté le mou-vement féministe, il y a deux ans, peu après la manifestation de mai 1908*.- Il faut dire que le mouvement des suffragettes avait frappé fort ce jour-là, fait remarquer le magicien.- Tu plaisantes ? Une malheureuse centaine de manifestantes pour demander le droit de vote ! Ce n’est rien par rapport à l’ampleur du combat ! s’enflamme Sandra.- Tous les hommes n’y sont pas opposés, tempère-t-il. - Aujourd’hui, une femme a le droit de travailler, mais c’est son mari qui encaisse son salaire ! Pas de carte d’identité ! Et encore moins de compte en banque, sans l’autorisation du père ou du mari, s’indigne la jeune femme. Aujourd’hui pour tous les gestes de la vie courante, il faut la per-mission d’un homme ! Tu trouves ça normal toi ? s’exalte Clémence. Le jour où les femmes vote-ront, elles seront enfin respectées** ! achève la comédienne dans une belle envolée. - Même si tu as quitté le mouvement, je vois que tu restes très motivée, note son ami dans un sou-rire complice. Pour en revenir à cette lettre, dit-il en brandissant le message, cela ressemble plus à de l’intimidation qu’à de réelles menaces. Ecoute, je vais passer la journée à tes côtés, lui propose-t-il, et veiller à ce que rien ne vienne gâcher ta joie.- Oh, merci Victor ! se réjouit Clémence qui se

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- Un plongeoir ? répète Victor, incrédule.- Oui je sais, c’est un peu surprenant, laisse-moi t’expliquer. Le dimanche, des milliers de visiteurs envahissent Joinville à la recherche de toutes sortes de divertissements. Aussi beaucoup de fêtes nautiques sont organisées à la belle sai-son : régates de canots, joutes sur l’eau et même des compétitions de nage dans la Marne…- Comme ce premier championnat du monde de natation* ! l’interrompt Victor. Difficile de l’igno-rer lorsqu’on met un pied à Joinville. Mais que vient faire le plongeoir dans tout cela ? - Et bien, imagine-toi qu’il y a deux ans, en 1908, Paul Peyrusson a battu un record inégalé ici même, sur l’île Fanac : il a plongé d’une tour de 31 mètres dans deux mètres cinquante d’eau. Et aujourd’hui, il est de retour pour de nouvelles prouesses.- Donc cette fameuse construction de bois que j’ai aperçue depuis le pont est un … plongeoir. C’est inouï ! Mais quel est le rapport entre toi et cette tour … diable ?- Je dois m’y rendre cet après-midi même pour inaugurer la fête des Ondines. C’est la fête la plus populaire de Joinville. Des milliers de per-sonnes feront le déplacement pour l’occasion. - Manifestement, quelqu’un veut te priver de l’honneur que Joinville te fait. Quelqu’un qui t’envie ou que tu déranges, suppute le magi-cien. « Fuyez la tour du diable ou soyez damnée pour l’éternité. La mort vous y attend ! », relit-il à haute voix pensivement. Peut-on imaginer une relation avec tes activités… politiques ?

Le mystère de Joinville-le-Pontun ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier ÉPISODE 6 Dimanche 10 juillet 1910, 11h30 dans la résidence de Mlle Beauregard sur l’île Fanac.

1. La file d’attente devant

le loueur de canots.

2. Le record de Paul

Peyrusson : un plongeon

de 31 mètres.

3. La manifestation des

suffragettes en 1908.

Iconographie : collection Bruno Ruslier.Crédits photographiques : droits réservés pour les ayants droits non identifiés.

Itinérance : cet épisode du

Littinéraire se lit sur l’île

Fanac à côté de l’école de

musique, face à la Marne.

Résumé des épisodes précédentsLa mystérieuse disparition

sur le pont de Joinville

des quatre malfaiteurs de

l’hippodrome du Tremblay

la nuit précédente fait

sensation dans la ville.

Le célèbre Victor le

Magicien rend visite à une

amie installée à Joinville.

Celle-ci a reçu le matin

même une lettre de

menaces.

1

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jette dans ses bras. Me voici pleinement rassurée et je suis sûre que nous allons bien nous amuser, comme autrefois. Le jeune homme enlace affectueusement Clémence, respirant son parfum fleuri. Tout à son bonheur de la retrouver, son regard se perd vers la fenêtre. Sur la berge opposée, une foule endimanchée arpente le quai. Un panneau annonce que les établisse-ments Pélissier louent des canots 25 centimes dans la semaine et 35 centimes le dimanche. Une longue file d’attente s’est déjà formée devant l’embarcadère. Les premiers couples, arrivés directement de la gare, prennent le large. A l’arrière, les jeunes femmes arbo-rent de larges chapeaux de paille piqués de fleurs, une main traînant à la surface de l’eau. Les hommes, en bras de chemise, le souffle déjà un peu court, mon-trent fièrement leur force en ramant avec la plus belle énergie. Un incessant va-et-vient s’installe tout autour de l’île. Il durera jusqu’au soir accompagné d’écla-boussures et de rires joyeux.

- Je suis si contente de te revoir. Tu m’as manqué, reprend Sandra dans un sourire.- La dernière fois que nous avons travaillé ensemble, c’était au théâtre des Variétés, lui rappelle Victor en s’asseyant dans un profond fauteuil. Souviens-toi, tu étais déguisée en grosse dame que je faisais dispa-raître sur scène...- Et que l’on retrouvait accrochée au lustre lorsque la lumière revenait. Ce que je préférais, c’est le moment où je te couvrais d’injures ! pouffe-t-elle.- Tu étais particulièrement crédible dans ce rôle, approuve-t-il en riant à son tour. Puis détaillant l’élé-gante décoration du salon, il enchaîne : Mais dis-moi, tu es bien installée ici, cette maison est magnifique.- En effet, c’est un vrai bonheur d’être ici. Le matin je répète avec Peter sous le kiosque, au chant des oiseaux, face à la Marne. Nous passons des moments merveilleux, tout cela grâce à Charles Pathé.- Charles Pathé, bien sur, celui qui m’a enlevé mon assistante avec son fameux cinématographe, badine Victor. - Ne sois pas jaloux, c’est une chance formidable pour nous autres comédiens. Imagine-toi que depuis deux ans j’ai tourné une vingtaine de films pour Pathé Frères. Et parfois, il arrive même que les gens me reconnais-sent dans la rue.- Je te taquine, je sais tout ce que t’a apporté Charles Pathé.- D’ailleurs, je déjeune avec lui aujourd’hui. Joins-toi à nous, tu verras, il est charmant et … Soudain une voix déchire la quiétude de cette matinée ensoleillée : « A l’aide, au secours… aidez-moi… » appelle une femme au-dehors. à suivre…

* En 1910 et 1911, Eugène Voisin et le journal « L‘auto » ont organisé les toutes premières éditions de cette compétition internationale.** Le 3 mai 1908, une dizaine de suffragettes est parve-nue à renverser une urne dans un bureau de vote du 4ème

arrondissement.*** Les femmes françaises devront attendre 35 ans et deux guerres mondiales pour obtenir le droit de vote en 1945 alors que les femmes anglaises et américaines en bénéficieront dès les années 20.

2

3

reprend peu à peu ses esprits grâce au mouchoir humide que lui appose sa fille sur le front. - Merci mon Dieu, il paraît revenir à lui. Papa, tu peux mar-cher ? en guise de réponse, l’homme marmonne quelques mots incompréhensibles.Alarmée, la jeune fille se tourne vers Victor :- Monsieur, pourriez-vous m’aider à l’emmener jusqu’au boat House ? - botte Hoz ? répète maladroitement Victor.- c’est le garage à bateaux de notre club d’aviron.- Oui bien sûr, acquiesce Victor en passant le bras droit de la victime sur ses épaules. L’homme est un solide gaillard et pèse son poids. Néan-moins, aidé par la jeune fille, le magicien parvient à le remettre sur pied. - Dans quelle direction…? articule Victor dans un rictus d’effort.- Par ici. Nous allons rejoindre le club par ce petit passage entre les maisons.Soutenant l’homme de part et d’autre, la jeune femme et Vic-tor atteignent la rive en titubant quelques instants plus tard. Le magicien découvre le bras principal de la Marne, dont la surface miroitante est zébrée des sillages de nombreux canots et bateaux d’aviron.- « Regardez ! c’est eugène ». Les rameurs d’un huit de pointe cessent leur effort à la vue de l’étrange trio sur la berge. - Marie, que se passe-t-il ? lance un des athlètes.- Venez-nous aider, eugène a été attaqué !- Attaqué ? Ne bougez pas, on arrive.Sous les ordres de leur barreur, les rameurs en maillot rayé

{ VIE CuLTurELLE fEuILLETON // 26

- « A l’aide, au secours… aidez-moi… ». Un appel suppliant brise la tranquillité de cette matinée radieuse sur l’île Fanac. - Que se passe-t-il ? D’où vient cette voix ? s’écrie clémence.Victor s’est déjà précipité à la fenêtre : les bras dressés au ciel, une jeune fille, en proie à la panique, titube sur le che-min qui conduit au cœur de l’île. - Quelqu’un a besoin d’aide, je vais voir ce qui se passe, lâche le jeune homme en se précipitant vers l’entrée. Déjà, il dégringole l’escalier du perron et rejoint en quelques enjambées la jeune femme affolée. Agée d’une vingtaine d’années, les cheveux roux ramenés en chignon, elle porte un simple fichu* sur une blouse de gros coton qui contraste avec les tenues coquettes des promeneuses.- S’il vous plait… Mon père… aidez-le… Je n’y arrive pas toute seule... balbutie-t-elle. - Où est-il? - Par là-bas, indique vaguement la jeune fille. Il est ligoté… dit elle dans un sanglot, les nœuds sont tellement serrés… - calmez-vous, je vais vous aider, la rassure Victor. Guidez-moi jusqu’à lui.courant aussi vite que lui permet sa longue jupe, la jeune femme entraîne le magicien sur un sentier qui serpente à travers l’île et s’enfonce dans une végétation abondante.A bout de souffle, elle s’arrête enfin devant un fourré et écarte les branches les plus basses. Victor découvre un homme ina-nimé, une énorme bosse sur le front et les mains immobili-sées par une solide corde. Mais aucun nœud ne peut résister

à Victor, des années d’entraîne-ment lui permettent de venir à bout de n’importe quel lien, en un temps record. Une fois libérée, la victime

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

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Cet épisode du Littinéraire se lit sur l’île Fanac devant le garage à bateaux du club « Aviron Marne & Joinville ».

RésUMé Des éPIsODes PRéCéDenTs La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien rend visite à son amie, Clémence Beauregard, installée sur l’île Fanac. Celle-ci a reçu une lettre de menaces le matin même. éPIsODe 7 Dimanche 10 juillet 1910, midi. Résidence de Mlle Beauregard sur l’île Fanac.

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blanc et bleu mettent le cap vers un ponton tout proche, au rythme d’un énergique « Une… deux… ». tout en adossant le blessé au tronc d’un peuplier dans l’at-tente des secours, la jeune fille reprend : - Merci encore pour votre aide monsieur, j’ai eu tellement peur. Je m’appelle Marie, se présente-t-elle en tendant la main au magicien.- enchanté, Marie. Je suis Victor. Votre père se remettra vite, plus de peur que de mal.- Il s’appelle eugène, c’est le gardien de notre club, la Socié-té Nautique de la Marne. tout le monde le connaît ici. Je ne comprends pas… Venez, par ici ! crie-t-elle soudain aux rameurs qu’elle aperçoit au bout du chemin. bientôt, le barreur et trois de ses coéquipiers unissent leurs bras pour former une chaise et soulèvent la victime avec pré-caution. Le petit groupe longe ensuite la rive en direction du pont et atteint rapidement le garage à bateaux de la Société Nautique de la Marne. …/…A l’occasion des championnats du monde de natation, le boat-house a hissé les couleurs. De part et d’autre du bâti-ment, deux mâts arborent le pavillon du club : un losange blanc avec une étoile rouge en son centre, le tout sur fond bleu. De nombreux fanions de couleurs relient les mâts à la toiture et des drapeaux français ornent le balcon et même le faîtage du toit. La victime est emmenée à l’intérieur du boat-house, et assise sur une chaise longue. Heureusement, un des membres du club est un médecin parisien, il entreprend de l’ausculter sur-le-champ. Victor regarde autour de lui, intrigué. c’est la première fois qu’il pénètre dans un garage à bateaux. Une bonne cin-quantaine de canots sont entreposés les uns au-dessus des autres sur des sortes de rayonnages. Une forêt d’avirons est plantée le long du mur, répartis par taille.- Nous sommes donc dans votre fameux … bod hoz ? s’en-quiert Victor.- Boat-house, c’est de l’anglais, le reprend malicieusement Marie. Quand la mode du rowing (canotage*) a débarqué en France vers 1850, elle a apporté avec elle beaucoup de termes anglais. Regardez ce canot destiné à un seul rameur, c’est un skiff.- Moi qui ne suis pas doué pour les langues étrangères, voilà

qui va me faire progresser, sourit-il à son tour. Je suis très impressionné par le nombre de bateaux, Il y en a presque jusqu’au plafond.- et encore, il nous en manque, tous ne sont pas encore revenus. L’hiver dernier, nous avons dû évacuer la plupart d’entre eux à cause de l’inondation. Regardez là haut, c’est la marque laissée par l’eau.Victor lève les yeux et aperçoit une ligne tracée à la craie au-dessus de sa tête.- Imaginez-vous qu’il y avait plus de deux mètres d’eau dans le garage. Pendant quatre jours, le niveau de la Marne mon-tait presque d’un mètre par jour. Les rives étaient complète-ment inondées et beaucoup de Joinvillais des quartiers de Polangis et Palissy sont rentrés chez eux en barque pendant près de deux mois. On n’avait jamais vu ça.- c’était la même chose à Paris : les quais submergés et des quartiers entiers inondés pendant des jours ! On se souvien-dra longtemps de la crue de janvier 1910.- Ici aussi c’était horrible ! L’eau avait envahi les rez-de-chaussée, privant les habitations de chauffage. et quand il s’est mis à neiger, le froid s’est ajouté à l'humidité et la situa-tion est devenue intenable pour les habitants cantonnés dans les étages. Le médecin interrompt Marie pour la rassurer :- tout va bien, j’ai prodigué des sels à eugène et le voici requinqué. Pressé de questions de toutes parts, le blessé s’adresse tout d’abord à Victor qu’il remercie chaleureusement. Puis se tournant vers ses amis impatients, tel un comédien devant son public, il se lance dans le récit de sa mésaventure.… (à suivre)

* Sorte de foulard triangulaire qui couvre le cou, la gorge et les épaules.

1 & 2. Le boat-house hier et aujourd'hui3. Le rond-point Polangis pendant les inondations

3

{ VIE CULTURELLE FEUILLETON // 26

- Laissez-moi vous présenter mon ami Victor le Magicien qui me rend visite.- Très heureux Monsieur, dit Charles Pathé en serrant chaleureusement la main de Victor. Dois-je comprendre que vous êtes le fameux illusionniste dont le Tout-Paris parle ?

- Je suis surtout un ami de longue date de Clémence.- Dans ce cas, permettez-moi de vous inviter à déjeuner. Je compte vous faire découvrir une nouvelle petite guinguette

en amont : Chez Gégène*.- Avec grand plaisir, Monsieur Pathé.- Parfait, mais de grâce, appelez-moi Charles et je vous appellerai Victor. Brillant de tous ses vernis sous le soleil d’été, le canot d’une longueur de six mètres environ glisse paisiblement vers la pointe amont de l’île Fanac. Le rameur, Emile, connaît son affaire : les avirons pénètrent la surface de l’eau comme deux lames affûtées et propulsent l’em-barcation sans à-coup à travers une circulation dense de canots, de bateaux d’aviron et même de voiliers. A l’ar-rière, un habitacle spacieux accueille les passagers. Charles Pathé et Clémence sont installés sur une confor-table banquette habillée d’un plaid raffiné. Victor, pour sa part, est assis à bâbord sur un strapontin au dossier déli-catement ouvragé.

- « Charles, je suis ici, à la Société Nautique ». Depuis le balcon du boat-house, Clémence Beauregard agite son mouchoir. Sur la rivière, un homme d’une cin-quantaine d’années, confortablement installé à l’arrière d’un rutilant canot d’apparat, soulève son chapeau melon en guise de salut. - C’est Charles Pathé, une chance que je l’ai aperçu ! Il passe me prendre pour aller déjeuner, indique la comédienne. - En bateau ? s’étonne Victor.- En canot, le reprend malicieusement son amie. Avoue que cela ne manque pas de panache ! Viens, il est temps de prendre congé de nos amis de la Société Nautique.Vêtu d’un costume gris clair de la meilleure coupe et d’une chemise blanche fermée d’une cravate, Charles Pathé patiente au pied de son canot, quand il aperçoit sa vedette :- Bonjour, ma chère Clémence, vous me voyez surpris de vous trouver à la Société Nautique. Assurément il n’y a que vous pour réussir à forcer leur porte, admire-t-il dans

un sourire de connivence.- C’est que nous avons eu une matinée pleine d’im-

prévus, répond-elle en riant, un vrai roman d’aventures !

- Vraiment ? Je suis impatient d’en-tendre cela.

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Cet épisode du Littinéraire se lit à la hauteur du numéro 82

du quai Polangis, sur le banc face à la Marne.

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, au cours d’une visite à son amie Clémence Beauregard, le célèbre Victor le Magicien est amené à secourir le gardien de la société Nautique de la Marne.

ÉPISODE 8 Dimanche 10 juillet 1910, une heure de l’après-midi, boat-house de la société Nautique de la Marne, île Fanac.

< Promenade sur le quai de la Marne

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Le magicien ne peut s’empêcher d’admirer son ancienne partenaire. La jeune fille espiègle, vive et imprévisible a fait place à une femme dont la beauté resplendissante s’accompagne d’une grâce désinvolte. Derrière l’ex-pression de bonne humeur avenante persiste cependant cette lueur farouche et rebelle au fond des yeux bleu-vert. Est-ce ce mélange parfait de séduction et de révolte qui confère à la jeune femme cet air moderne qui souffle depuis quelque temps sur la capitale ?Tout à sa rêverie, son regard se perd dans les motifs rose et bleu de la délicieuse robe d’été, dont les couleurs s’ac-cordent parfaitement aux fleurs du chapeau. La main, habillée d’une mitaine de dentelle, tient une ombrelle blanche galonnée de broderies. Derrière Clémence, le sillage du canot s'estompe de la surface dans la plus grande quiétude. Mais la voix de Charles Pathé ramène le jeune magicien à la réalité.- « Fuyez la tour du diable ou soyez damnée pour l’éternité. La mort vous y attend ! ». Le producteur hoche la tête d’un air pensif en lisant la lettre anonyme que Clémence a reçue le matin même. - En effet, voilà qui est paraît inquiétant, reprend-il. Mal-heureusement quand on accède à la célébrité, on suscite parfois des jalousies de toutes sortes. Inaugurer la fête des Ondines depuis le plongeoir de Peyrusson est un honneur qui semblerait faire des envieux, suppute le producteur.- Cela paraît tellement excessif : des menaces de mort pour une simple rivalité ! soupire la vedette.- Cette lettre, intervient Victor, ne cherche qu’à te faire annuler ta participation à la cérémonie ou au moins à t’en gâcher le plaisir.- Et dans les deux cas, il ne faut pas donner satisfaction à son auteur, ajoute Charles Pathé d’une voix ferme.- Vous avez raison ! Pas question d’assombrir ce jour de fête. Au contraire, profitons-en au mieux ! s’écrie la jeune femme dans un sourire retrouvé. Et puis Victor est avec moi, je ne risque rien.Le magicien reporte son attention sur le contraste entre les deux berges de la rivière. A droite, la rive qu’on appelle

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le bas de Joinville est plate et conserve un aspect cham-pêtre. Entre les quelques bâtisses construites sur la berge, des champs de foin attendent d’être fauchés. Des chevaux de halage côtoient quelques vaches qui se sont approchées des clôtures pour observer les nombreux pro-meneurs sur le chemin. Derrière un rideau de superbes peupliers pointent les toits du lotissement de Polangis dont le début de la construction date d’une trentaine d’an-nées déjà. La rive opposée, baptisée le haut de Joinville, est en revanche fortement pentue et très urbanisée. Ainsi sur le quai de la Marne se succèdent demeures cossues, restau-rants avec terrasses, hangars d’artisans, pavillons avec jardins, dépôt de matériaux, loueurs de bateaux ou encore clubs d’aviron. Le quai est déjà noir de monde et une gar-gote a sorti ses tables sur le bord de la route. Chaque dimanche, les Joinvillais voient défiler des milliers de pro-meneurs en quête de distractions.- Sur votre gauche, indique Charles, vous apercevez le garage de l’horloge. C’est le siège d’une des sociétés d’aviron les plus célèbres de Joinville : la société nautique En Douce. Ils ont la réputation…- Oh la malheureuse ! le coupe Clémence, subitement pleine de compassion.Debout sur une barque, une veuve tout en noir, voilette sur le visage, se recueille face à un cercueil. A la poupe, un homme habillé de sombre dirige l’inquiétante embarca-tion tel le cocher d’un corbillard. Sur la rivière, les excla-mations et les rires de cette radieuse journée se sont brusquement tus à la vue de cette sinistre scène. Sur le quai, une chape de plomb vient de s’abattre sur les pro-meneurs : les dames se signent et les hommes se décou-vrent au passage du convoi mortuaire.Soudain chacun ouvre la bouche de stupéfaction : la proue du funeste esquif s’enfonce dangereusement sous la sur-face de l’eau. Le corbillard improvisé est en train de couler.

Retrouvez tous les épisodes passés dans l’onglet Archives de la rubrique « Mag en ligne » sur le site www.ville-joinville-le-pont.fr

< Entretien du canot < Le quai de la Marne face à l'île Fanac

{ VIE CULTURELLE FEUILLETON // 26

Soudain, sous l’effet de la gite, le cer-cueil ripe brusquement à tribord et

provoque le chavirement. Les passa-gers sont précipités à l’eau accompagnés des exclamations atterrées de quelques témoins. Le rameur se maintient péniblement à la surface grâce à quelques rudiments de natation. Ce n’est pas le cas de la veuve. Entraînée par le poids de sa robe, elle coule d’in-terminables secondes pour réapparaître dans les éclabous-sures de mouvements désordonnés. A terre, c’est la panique générale ! Les femmes crient, appellent à l’aide, exhortent leur mari à réagir. Quelques-uns gagnent le ponton et tendent un aviron au rameur. On le ramène péniblement à la terre ferme. Puis on se tourne vers la veuve, mais il est trop tard… La femme en noir a définiti-vement disparu. Seul son chapeau à voilette flotte à côté de la barque retournée. Un profond silence a maintenant succédé à l’affolement. Massée sur le ponton, la foule catastrophée scrute, bouche bée, la rivière. Comment une telle tragédie a-t-elle pu sur-venir par une si belle journée d’été ? Soudain, surgissant de dessous le ponton, la tête de la veuve jaillit d’entre les eaux dans un rire diabolique, au nez et à la barbe des badauds ! Des hurlements d’horreur raisonnent sur la Marne… bien-tôt suivis de rires. C’était une blague ! Riant aux éclats, tous les membres de la société d’aviron En Douce sortent de leur boat-house pour

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Cet épisode du Littinéraire se lit à la hauteur du numéro 82

du quai Polangis, sur le banc face à la Marne.

RÉSUMÉ  DES  ÉPISODES  PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien et son amie, la comédienne Clémence Beauregard, sont invités à canoter par Charles Pathé quand ils croisent une embarcation en difficulté. A son bord, autour d’un cercueil, le rameur et une veuve affolée appellent à l’aide…

EPISODE 9  Dimanche 10 juillet 1910, treize heures quinze, sur la Marne entre l’île Fanac et la guinguette « Chez Gégène »…

< Le passeur

venir se mêler aux passants et contem-pler le résultat de leur farce. C’était une mise en scène : la veuve est en fait un jeune homme déguisé. Après avoir fait mine de couler, celui-ci a nagé en apnée

jusque sous le ponton où il s’est dissimulé entre deux flot-teurs. Les dames regardent le jeune athlète ruisselant dans sa robe de veuve, partagées entre l’incrédulité et le soulage-ment. Puis les spectateurs, rassurés et peu rancuniers, se joignent de bon cœur aux rires des facétieux rameurs du club.- Les membres des sociétés d’aviron sont les joyeux lurons de la Marne, confie Charles Pathé dans un sou-rire. Ils s’adonnent régulièrement à ces farces de plus ou moins bon goût. Puis se retournant vers l’avant du canot, il ajoute : allons-y Emile, en route pour la guinguette « Chez Gégène » ! Notre déjeuner nous attend. Sur l’eau, la pantalonnade a créé un bel embouteillage. Emile, qui rame dos à la proue, se retourne fréquemment pour se frayer un chemin à travers les nombreuses embar-cations. Outre les voiliers qui font des ronds dans l’eau et les canots de promenade qui remontent ou descendent la rivière, de nombreux bateaux surchargés de passagers tra-versent dans le sens de la largeur. Ce sont des passeurs. Ces embarcations, dont certaines atteignent une dizaine de mètres, peuvent transporter jusqu’à trente voyageurs. Pour quelques centimes, les visiteurs, tout juste débarqués de la gare de Nogent, peuvent ainsi rejoindre au plus vite

< L’embarcadère la Maison Convert

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leur guinguette préférée sur la rive de Polangis. Après six jours de travail à raison de dix à douze heures quotidiennes, une journée de congé, c’est court. Il ne faut perdre aucune minute avec un détour par le pont. Victor contemple pensivement les sept arches du pont qui relient l’île Fanac à la rive gauche. Il note que l’arche cen-trale est plus large que les autres, certainement pour lais-ser le passage aux péniches. Difficile d’imaginer que la nuit précédente, il s’est déroulé à cet endroit même un véritable mystère. - Tu parais bien rêveur, l’interpelle Clémence. - En effet. Je songeais à l’attaque de l’hippodrome du Trem-blay d’hier soir et à la disparition des quatre malfrats et de leur automobile sur le pont. - Oh oui, j’ai lu cela dans le journal. C’est terri-blement excitant ! On pourrait peut-être en faire un film, n’est-ce pas Charles ? - Encore faudrait-il connaître la solution du mys-tère, fait remarquer le producteur en souriant. - Justement, nous en parlions avec M. Jullien dans la matinée, évoque Victor. Et je pense que l’automobile des malfaiteurs a pu tourner dans une rue adjacente juste avant de s’engager sur le pont et ainsi disparaître dans un pavillon des environs.- Désolé de vous décevoir, mais mon excellent ami le colonel de la brigade de Saint-Maur-des-Fossés m’a donné quelques précisions sur cette affaire. Au moins une trentaine de témoins jurent qu’ils ont vu la voiture accéder au pont. - Comment se fait-il que tant de gens étaient rassemblés à une heure aussi tardive ? s’étonne le magicien. - Ce sont les spectateurs du cinéma le Casino. Il est situé au 35 route de la Brie*, c’est à dire quelques centaines de mètres à peine de l’entrée du pont.- Ah oui, j’y suis allé samedi dernier, intervient Clémence. Pour un franc, j’ai vu neuf courts métrage et deux attrac-tions formidables. - Les témoins sortaient de la séance, reprend Charles

Pathé. Bon nombre traversaient la route et ont bien failli être percutés par le bolide. Heureusement, ce ne fut pas le cas, mais tous affirment avoir vu les feux arrière du véhi-cule disparaître sur le pont. - Voici donc une hypothèse qui s’effondre. Le mystère de cette disparition reste donc entier, constate Victor avec une pointe de déception. Cependant, il ne peut s’empê-cher de ressentir cette excitation si particulière, qui l’enva-hit lorsque sa sagacité est mis au défi.- Oh, quelle belle prise ! admire Emile, désignant d’un coup de menton une plate amarrée à l’ombre d’un arbre. Un pêcheur tient au bout de sa canne un beau poisson d’au

moins trois livres. - Qu’est ce que c’est, demande Clémence, une truite ?- Ah ça non, mademoiselle, réplique le rameur. Ici, on est plus habitué aux goujons et aux ablettes pour la friture. Et pour les gros calibres, on peut tomber sur des brèmes, des carpes ou encore des brochets comme celui-ci. Mais, nous voici arrivés, annonce Emile en dirigeant le canot vers un escalier de bois donnant accès au chemin de halage, trois mètres plus haut. Victor a déjà sauté sur le ponton quand un hurle-ment affreux et terrible retentit sur la berge au-dessus d’eux. Une sorte de vagissement long et très puissant, un braillement totalement incon-nu du magicien. Puis des cris de femmes et d’en-fants s’élèvent de toutes parts. Aussitôt, le jeune homme grimpe quatre à quatre

les marches puis se fige devant le spectacle qui s’offre à lui. Après de longues secondes, il se retourne enfin vers Clé-mence et Charles Pathé, restés en contrebas, et s’écrie : « De ma vie, je n’ai jamais vu cela ! »… (à suivre)

< Le club d’aviron « En Douce » < Le débarquement sur la berge.

* barque à fond plat, typique de la Marne.** à l’emplacement de l’actuel magasin ED, 37 avenue Gallieni.

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Chez Gégène, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’ennuie pas !

Au fond du jardin de la guinguette, une batterie de jeux provoque rires et excla-mations. Un tape-cul, composée d’une longue planche posée sur un axe central, fait la joie d’un couple. A quelques mètres, un groupe d’amis achève une partie de quilles dans des cris de victoire. Enfin, lancée à pleine vitesse par un jeune homme, une balançoire arrache des cris de protestation à sa cavalière, en réalité ravie.

- Félicitations Gégène, complimente Charles Pathé, vous avez fait des prouesses. Votre guinguette est une véritable réussite !- Merci Monsieur Pathé, vous voyez, pour cette ouverture un peu précipitée, j’ai misé sur trois éléments. D’abord la croustille(1) : ma friture est pêchée exclusivement dans la Marne, j’y tiens. Ensuite le plaisir de la gambille(2) avec mon plancher de danse et enfin la rigolade avec toutes sortes de jeux !- C’est une très bonne recette assurément et ça ne me surprend pas de la part d’un cuisinier aussi inventif que vous. Je vous souhaite que cette guinguette vive au moins… un siècle !- N’exagérons rien Monsieur Pathé. Quelques dizaines d’années m’iront déjà très bien, sourit le propriétaire, flatté.- Dites-moi, reprend le cinéaste, vous qui connaissez tout

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Cet épisode du Littinéraire se lit à la hauteur de la guinguette

« Chez Gégène », 162 quai Polangis.

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien et la comédienne Clémence Beauregard sont invités par Charles Pathé à déjeuner « Chez Gégène », une toute nouvelle guinguette. Retrouveztouslesépisodespasséssurwww.ville-joinville-le-pont.frEPISODE 12 Dimanche 10 juillet 1910, treize heures quarante cinq…

< Lesbalançoires

le monde à Joinville, avez-vous des nou-velles de la disparition des voleurs sur le pont cette nuit ?- Ah ça non ! Et le seul qui aurait pu vous renseigner a disparu de la circulation,

un peu comme sa péniche, fait Gégène dans une mimique entendue.- De qui parlez-vous donc, si je puis me permettre ? s’im-misce Victor intrigué.- De l’ancien propriétaire, répond Gégène. Un dénommé Rossignol. Il a subitement disparu lorsque son établisse-ment a brûlé. Tenez, il y a encore des poutres calcinées là-bas, sous les ronces.- C’était la première guinguette de la rive de Polangis et sûrement la plus originale, explique Charles Pathé. Ça remonte à 1902 si je me souviens bien, il n’y avait que des champs aux alentours. A cette époque, le sieur Rossignol était à court de fonds, mais pas d’idées : il a hissé une vieille péniche désaffectée sur la rive et l’a transformé en guinguette qu’il a baptisée… la Péniche.- Un coup de scie dans la coque et l’entrée était faite ! Ah, il s’encombrait pas de détails le Rossignol, raille le res-taurateur. Il avait même installé une grande terrasse sur le pont supérieur.- On y avait une vue magnifique sur la Marne. Ca plai-sait beaucoup aux parisiens qui venaient le samedi et le dimanche, se rappelle l’industriel du cinématographe.

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- Mais c’était pas conseillé de s’y aven-turer dans la semaine à la nuit tombée, souffle Gégène, même si le bock n’était qu’à 30 centimes.- Pour quelle raison ? relève Victor.- On y croisait la fine fleur des Apaches(3), dévoile le cuisinier - Vous voulez dire des voyous ? s’inquiète Clémence- Oui, ces gredins des fortifs(4), en effet mademoiselle. Y’avait même des ban-dits interdits de séjour à Paris : paraî-trait qu’Etienne la Virgule et Léon le Flambeur avaient leurs habitudes ici. On murmure, continue Gégène sur le ton du secret, que le propriétaire menait double jeu : confident des bandits la nuit et indicateur de la police le jour. Ce qui explique peut-être qu’une nuit la péniche a brûlé subite-ment et qu’il a disparu… au fond de la Marne ou à Tanger, personne ne sait. Soudain les échos d’une altercation interrompent le patron de la guinguette. Le ton monte et les injures fusent. Der-rière le rideau de peupliers au fond du terrain, trois sil-houettes paraissent s’en prendre à une quatrième. Bientôt les premiers coups tombent sur la malheureuse victime qui supplie :- « Non, je n’ai que lui…, je vous en supplie…, laissez le moi… »Le sang de Victor ne fait qu’un tour. Ses compagnons sont encore pétrifiés par la surprise, qu’il a déjà franchi, après une course éclair, la ligne d’arbre qui le sépare des agresseurs. Un homme est au sol, cramponné des deux mains à une valise comme si sa vie en dépendait. Casquette grise et foulard rouge autour du cou, deux Apaches essayent de lui arracher ce maigre butin pendant qu’un troisième agres-seur lui bourre les côtes de coups de pied. Le magicien empoigne sa canne à pleine main et dans un moulinet

rapide sonne le premier des assaillants d’un violent coup derrière la nuque. Celui-ci s’écroule instantanément. Les deux autres lâchent la valise et se retournent vers l’intrus. Adepte de la savate et de la canne, Victor se met en position de combat, le pied gauche en avant et la canne virevoltant au bout du bras droit. Une courte matraque appa-raît dans une main, mais un coup de pied sec du magicien l’expédie dans les taillis tandis que la canne siffle au-dessus des têtes. Simple mouvement de diversion, un balayage circulaire fauche la jambe d’appui du second assaillant et l’expé-die au tapis. Un coup de canne appuyé l’assomme pour le compte. Le magicien fait face maintenant au der-

nier agresseur qui a sorti un couteau à cran d’arrêt, l’arme préférée des Apaches. Le malfrat fait mine de porter un coup de lame à l’abdomen. Victor pare l’attaque d’un coup de canne, mais c’est une feinte. Un fulgurant crochet du gauche le cueille durement à la mâchoire. Hébété, le souffle court, le magicien tente de se mettre hors de porté en reculant. Mais son pied heurte une racine, l’obligeant à rompre sa garde. Déjà le voyou s’engouffre dans la faille de son adversaire : un puissant coup de pied fouetté per-cute la face du magicien le soulevant du sol pour le pro-jeter un mètre plus loin, à moitié groggy. Submergé par la douleur, noyé dans un brouillard de confusion, Victor tente de rassembler ses dernières forces pour se relever, mais en vain. - La leçon n’est par finie, je vais t’apprendre à aider les « ritals »… grince dans un rictus de haine l’Apache. Son surin à la main, le truand avance, implacable, vers le magicien impuissant. (À suivre)

< Untape-cul< LaPéniche

> LesApaches,laplaiedesfaubourgs

1 : La nourriture. 2 : La danse. 3 : Voyous d’une vingtaine d’années issus des faubourgs.

4 : Les fortifications.

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La main serrée sur son couteau à cran d’arrêt, l’Apache s’ap-proche de Victor, bien décidé à

en finir. Ecroulé sans défense au milieu des herbes hautes, le magicien le fixe de son regard bleu pénétrant. Curieusement, le bandit n’y lit aucune peur, aucun affolement, plutôt une… amicale attention. Puis Victor se met à parler d’une voix limpide, profonde et accueillante, une voix qui résonne étrangement dans la tête du malfrat. Peu à peu la colère de l’Apache s’apaise, s’estompe. Puis tout semble se voiler autour de lui, les arbres, ses camarades au sol, tout s’efface. Seule reste la voix. Quelque chose effleure son bras. Il lui semble que ce sont les doigts délicats de Ninon, son amuseuse*, qui lui caressent la peau avec douceur et se lovent déli-cieusement autour de son poignet. Tout à son abandon, le truand porte la main à ses lèvres pour embrasser ces doigts si doux… quand la gueule énorme d’un cobra se jette à son visage dans un sifflement. L’Apache hurle d’épou-vante : solidement enroulé autour de son bras, un reptile découvre ses crochets venimeux prêts à mordre. Le voyou s’époumone d’horreur, se jette en arrière, tombe au sol, tente désespérément de décrocher la bête de son poignet dans des soubresauts chaotiques. Submergé de terreur, étouffé de panique, noyé dans sa peur, le mauvais garçon ne peut même plus articuler ses appels à l’aide : il beugle comme une bête.

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Cet épisode du Littinéraire se lit à la hauteur de la guinguette

« Chez Gégène », 162 quai Polangis.

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien est invité par Charles Pathé à déjeuner « Chez Gégène », quand une bagarre éclate.

EPISODE 13 Dimanche 10 juillet 1910, quatorze heures.

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< MaisonGégène

- « C’est fini, réveille-toi…, c’est termi-né ». La voix réconfortante fait réappa-raître les peupliers qui s’agitent sous l’effet d’une douce brise. L’Apache se redresse et, dans un sursaut de frayeur,

jette des regards affolés autour de lui, mais le serpent a disparu comme par miracle. Terrassé par l’épouvante, Il est exténué, anéanti, à peine capable de se remettre debout. « Ramassez votre complice et disparaissez », ordonne Vic-tor, d’une voix dure à l’adresse des deux autres acolytes.

Lançant des regards apeurés vers Victor à l’écoute des hallucinations de leur comparse, les Apaches s’éloignent au moment où Gégène et Charles Pathé surviennent : - Victor, vous allez bien ? s’inquiète Charles Pathé, repre-nant son souffle. Désolés d’arriver si tard… tout s’est passé si vite…- Tout va bien Charles, enfin à peu près. Ce maudit a une bonne droite, ajoute-t-il en se massant douloureusement la mâchoire. Mais occupons nous de ce pauvre homme et de sa mystérieuse valise, il paraissait prêt à mourir pour elle.Son précieux bagage à la main, la victime des Apaches se remet péniblement debout soutenue par Gégène qui semble bien le connaître. Grand et maigre, le teint mat, âgé d’une trentaine d’années, l’homme porte une veste usée jusqu’à la corde qui atteste que la misère n’est pas loin.

< MaisonBrancier

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Sûrement un immigré italien. Depuis une vingtaine d’années, les habitants du sud de la péninsule fuient la disette et émigrent vers les métropoles européennes. Ils n’ont pas le choix, c’est l’exil ou crever de faim.

Entourant le malheureux, le groupe revient vers la guinguette à petits pas.- M’sieur Victor, si je peux me permettre, mais que diable s’est-il passé ? finit par lâcher Gégène, incapable de retenir plus longtemps sa curiosité. - En effet, le rejoint Charles Pathé, pour-quoi cet homme hurlait-il de terreur alors que vous étiez à sa merci ? C’est inexplicable.- Cela s’appelle l’hypnose, répond Victor à ses compagnons médusés. - Comme dans ces spectacles de foire ? sourit le cuisinier. - L’hypnose est une technique vieille comme le monde, hélas trop souvent dévoyée dans des représentations à deux sous, reconnaît Victor. Mais c’est mainte-nant une science depuis que le professeur Hippolyte Bernheim* l’étudie dans son école de la Suggestion de Nancy. - Voulez-vous dire que vous êtes un élève de ce profes-seur ? demande Charles.- Pas son élève, son assistant !- Alors vous êtes médecin ? s’exclame Gégène ébahi.- Non, seulement magicien, rétablit Victor en souriant intérieurement de la surprise du restaurateur, et ce depuis mon enfance. Cependant j’ai été initié à la suggestion par ce savant, il y a deux ans environ. Mon expérience de la magie et les nouvelles techniques d’hypnose d’Hippolyte se sont montrées complémentaires et… très efficaces. - La suggestion… se remémore Charles. Oui en effet, j’ai lu un article à ce sujet dans le Monde illustré.

- En deux ans de travail auprès du profes-seur Benrheim, reprend Victor, j’ai exploré toutes les manières de prendre le contrôle d’une conscience, même celles des per-sonnes les plus rétives. Mais les planches des théâtres me manquaient trop, achève-t-il en écartant les bras d’un geste fata-liste, je suis revenu vers mes premières amours : la magie. Le petit groupe retrouve enfin le jardin ensoleillé de la guinguette « Chez Gégène » et ses clients enjoués. Installée à une table à l’ombre d’un noyer, Clémence les accueille avec soulagement. Après lui avoir narré leur aventure avec force détails, toute l’attention se reporte sur l’Italien et sa mystérieuse valise. - Je vous présente mon musicien : Vin-cenzo, annonce Gégène ayant retrouvé sa bonhomie coutumière. Il a un talent formidable.- Bonjour Vincenzo. Vos compagnons d’or-chestre ne sont pas avec vous ? s’étonne Clémence.- Ma, il n’y a pas. Lo fais l’orchestra solo, tout seul ! répond le musicien avec fierté dans un accent chantant.

- C’est vrai, confirme Gégène en désignant la fameuse valise. Avec cet instrument qu’il a apporté d’Italie, il peut faire danser ma clientèle pendant tout l’après-midi.- Tout seul, vraiment ? Je n’ai jamais vu cela pour ma part, fait Clémence en prenant ses amis à témoin. Je suis impatiente de découvrir ce petit miracle. L’étui s’ouvre enfin et dévoile un instrument garni d’une multitude de touches rondes.- Ecco,voici… mi fisarmonica ! (À suivre)

< LejardindurestaurantBillardon

* Amoureuse. ** Considéré comme le plus grand psychothérapeute d’Europe de l’époque.

< Canotage en famille

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Ce n’est pas Peter sur le tabagon adverse, mais un jouteur professionnel au regard fixe et aux lèvres pincées par la concentration. Le choc est effroyable.

La lance heurte le plastron du magicien lui coupant le souffle instantanément. Tous muscles bandés, il résiste cependant à la brutalité de l’assaut. Mais la lance adverse accentue sa poussée jusqu’à ce que sa jambe arrière se dérobe. Les pieds décollent du tabagon, Victor est projeté hors du bateau. Durant une fraction de seconde, il lui semble être comme suspendu au-dessus de l’eau tandis qu’une énorme clameur explose depuis les rives. Puis le jeune homme percute la surface de l’eau dans une gerbe d’éclaboussures.

La température de l’eau ramène Victor instantanément à la réalité. D’une poussée sur les jambes, il remonte à la surface, vert de rage. Il a été salement berné par le metteur en scène. Celui-ci s’est défilé au dernier moment, le laissant affronter un jouteur émérite. Maudit Peter, que Victor imagine rire à ses dépens aux côtés de Clémence sur la tour du plongeur Pey-russon. Ivre de colère, le jeune homme délaisse la gaffe que Pierrot lui tend depuis le « Tiens-toi bien » et nage furieuse-ment en direction de la tour, distante d’une centaine de mètres.

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le metteur en scène du prochain film de la comédienne Clémence Beauregard provoque le célèbre Victor le Magicien au tournoi de joutes sur l’eau.

ÉPISODE 18 Dimanche 10 juillet 1910, 16h30, à bord du bateau-concert.

VERSION AUDIO SUR INTERNET Dès la mi-septembre, à l’occasion des Journées du Patrimoine, « Le mystère de Joinville » sera disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier pourront donc télécharger le premier épisode pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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Dans son dos, les ovations ont repris. Pierrot l’a remplacé sur le tabagon du « Tiens-toi bien » et le public se réjouit à l’avance des prochains assauts.

A bout de souffle, le jeune homme atteint enfin la tour de bois d’une hauteur de 35 mètres. Une main charitable se tend vers lui et l’aide à se hisser sur la base de l’édifice. C’est Monsieur Albert. - Merci… halète le magicien, qui découvre avec désarroi que l’organisateur de la fête est seul. Mais où est donc Clémence… ? - Mais avec votre ami Peter. La malheureuse a eu un malaise sur le bateau-concert, comme un étourdissement. Peter devait même la soutenir. Je les ai déposés sur la rive Palissy et il m’a chargé de vous remettre ceci, ajoute-t-il en lui tendant un billet. « Dis adieu à Clémence, personne ne la reverra. Je saurai m’occuper d’elle et elle t’oubliera vite. Pour sa propre sécurité, garde le secret et ne cherche pas à la retrouver. Jamais ! »Trempé dans son habit blanc de jouteur, la tête basse, le teint blême, assommé par ces quelques mots, Victor relève la tête comme à la recherche d’air frais. Mais il doit se rendre à l’évi-dence : Clémence Beauregard vient d’être enlevée !

Itinérance : cet épisode du Littinéraire se lit à la pointe aval de l’île Fanac.

< Les joutes < Les canotiers aux premières loges

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- « Une mauvaise nouvelle ? », s’enquiert Albert.Sous le choc, le jeune homme articule péniblement :- Euh … c’est à propos… du malaise…Monsieur Albert, d’habitude si jovial, compatit au désarroi du magicien et cherche à distraire l’amoureux désemparé : - Votre ami Pierrot vient de se débarrasser de son adversaire. Cela ramène le score à égalité. - Ah… très bien, marmonne le jeune homme hagard, les yeux fixés sur la lettre.- Les joutes reprendront tout à l’heure. Il est temps de passer au défilé de canots en costumes, se réjouit l’organisateur. Voyez-vous, Nice a son fameux carnaval et bien nous à Join-ville, nous avons notre défilé sur la Marne !

La combativité naturelle de Victor reprend vite le dessus et la sagacité du magicien cherche déjà l’explication de cette dispa-rition. Il décortique un à un les derniers instants passés avec Clémence et son kidnappeur : les provocations de Peter au déjeuner, les fausses réconciliations à bord du bateau-concert, le toast proposé par le metteur en scène, le champagne qui… Oui, c’est cela ! Le champagne était sûrement drogué, du moins le verre de Clémence. Ce qui expliquerait le malaise de la jeune femme. Ensuite il a suffit à Peter d’utiliser ce pré-texte pour se faire conduire sur la berge du quartier Palissy et disparaître avec elle. - Cette année, le thème porte sur le carnaval de Venise, reprend avec fierté l’ordonnateur de la fête des Ondines. Tenez voici le premier bateau. Emergeant de l’ombre du pont, comme un acteur sort des coulisses, un canot apparaît sous les applaudissements des spectateurs. A son bord, un Neptune à barbe blanche adresse des saluts depuis son trône, un coquillage géant en papier mâché. Autour de lui, des naïades saluent gracieusement.Clémence aurait été parfaite pour inaugurer ce défilé songe Victor. Mais pourquoi enlever la jeune femme ? Par rivalité amoureuse ? Le jeune homme en doute. L’époque n’est plus à l’enlèvement des dulcinées, même si Peter semble très attiré par la belle comédienne. Une autre raison se cache certaine-ment derrière l’enlèvement de Clémence.- Oh, ces costumes de princesses sont magnifiques ! s’extasie

Monsieur Albert devant la beauté du défilé. Un à un, les bateaux se disposent pour former un majes-tueux cortège. A leur bord, des couples de nobles vénitiens sont parés de leurs plus beaux atours. Des duchesses jouent de leur éventail tandis que leurs chevaliers servants saluent dignement de leur tricorne à plumes. Le public massé sur les rives applaudit à tout rompre.- Imaginez que les membres des cercles d’aviron préparent cette fête depuis un an. C’est le temps qu’a pris la confection de certains costumes, précise Monsieur Albert. Et ces canots d’apparat, ne sont ils pas de toute beauté ? Certains sont vieux de plusieurs dizaines d’années et ne sortent qu’une fois par an, pour la fête des Ondines. - Je comprends maintenant pourquoi autant de parisiens viennent à Joinville, fait mine de s’intéresser le magicien dont les préoccupations sont bien autres. Soudain la lettre anonyme reçue le matin même par la comé-

dienne lui revient en mémoire : «Fuyez la tour du diable ou soyez damnée pour l’éternité. La mort vous y attend ! ». Déjà cette missive cherchait à dis-suader Clémence d’inaugurer la fête depuis ce plongeoir, puis elle est enlevée par Peter. Le doute n’est plus permis : l’au-teur anonyme et Peter ne font qu’un seul homme.

Mais pourquoi, diable, empê-cher la comédienne de venir sur ce plongeoir coûte que coûte ? s’interroge Victor en levant les yeux vers l’édifice démesuré. Quel est le secret de ce plon-geoir gigantesque ?

A suivre…

< La chute < La tribune officielle du quai Beaubourg

FEUILLETON // 25

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Hallucinant ! Le plongeoir du champion du

monde, Peyrusson, paraît trois fois plus élevé que le pont. Construit de simples planches et de tasseaux sur une surface de cinq mètres par cinq, l’édifice est érigé au beau milieu de la Marne, à deux pas du pont. Depuis la base de cette tour, Victor détaille les échelles qui accèdent à une série de plateformes superposées tous les cinq mètres jusqu’au sommet. Le magicien peine à croire que cette construction d’apparence si précaire puisse supporter le poids d’un homme à 35 mètres de haut. Il

est cependant rassuré par les nombreuses cordes qui haubanent l’édifice sur toute la hauteur et qui viennent s’amarrer sur des lests ancrés au pied du pont.

Mais à ses côtés, Monsieur Albert s’impatiente :- Ah ! Voici maintenant le clou du spectacle, je dirai même : la surprise du chef ! se frotte les mains l’organisateur de la fête, à la vue du dernier bateau du défilé. Emergeant de l’ombre du pont, une proue bien différente des canots habituels apparaît. Très haute sur l’eau, elle est en forme de lame arrondie striée de six encoches. Dans son prolongement, la coque, entièrement peinte en noire, est longue et effilée.

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien part à la recherche de son amie Clémence Beauregard kidnappée par des malfrats.

ÉPISODE 19 Dimanche 10 juillet 1910, 17h, sur le plongeoir du record du monde.

VERSION AUDIO SUR INTERNET Dès la mi-septembre, à l’occasion des Journées du Patrimoine, « Le mystère de Joinville » sera disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier pourront donc télécharger le premier épisode pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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De mémoire de canotier, on n’a jamais vu une telle embarcation sur la Marne. Dans l’habitacle, un accordéoniste joue pour un couple d’aristocrates vénitiens confortablement installé sur de moelleux coussins. La dame arbore une magnifique robe du 17ème siècle et manie délicatement du bout des doigt un masque de plumes. Le visage dissimulé derrière un loup noir, le gentilhomme porte, sur une chemise à jabot, une veste de brocart bleu ciel aux manches bordées de galons. Ce sont certainement les plus beaux costumes de carnaval qu’on n’ait jamais vu à Joinville-le-Pont. Enfin, une exclamation de stupeur salue l’apparition du rameur qui se tient sur une minuscule plate-forme à l’arrière. Habillé d’un maillot rayé et d’un chapeau de paille orné d’un ruban rouge, il dirige son canot de dix mètres d’un seul aviron. Après un silence général ébahi, élégantes de la haute société, artisans de la Bastoche* ou ouvrières de Joinville, tous éclatent en applaudissements et crient leur admiration. C’est la première fois qu’ils voient de leurs yeux une véritable… gondole de Venise !- Ça n’a pas été simple de faire venir une gondole sur la Marne, mais nous voilà bien récompensés ! s’extasie Monsieur Albert à la vue du public en liesse.

Loin de ces considérations festivalières, Victor n’a qu’une seule idée en tête : retrouver son amie à tout prix. D’après Monsieur Albert, Clémence a regagné la rive

Itinérance : cet épisode du Littinéraire se lit à la pointe aval de l’île Fanac.

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Le mystère deUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Joinville-le-Pont

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jette sur l’échelle et dévale éperdument les barreaux afin d’échapper à l’effondrement prévisible. Sur les rives, l’inclinaison subite de la tour n’a échappé à personne et la panique gagne le public. La barque du champion fait soudain demi-tour et bat précipitamment en retraite. Monsieur Albert saute dans un canot et prend la poudre d’escampette. Les embarcations alentours s'écartent en toute hâte de l’endroit supposé de la chute dans des cris affolés.Dans la tribune, partagés entre la stupeur et l’appréhension de la catastrophe, on montre du doigt cette silhouette qui dégringole les échelles de la tour. La course folle du magicien est rythmée

par le sifflement des cordes qui s’effilochent avant de rompre dans une détonation sèche. Soudain, contre toute attente, il stoppe sa descente effrénée et s’immobilise net. Là ! Au milieu de l’usine Pathé Frères, une femme encadrée de quatre hommes… ce pourrait bien être… Soudain la tour est à nouveau secoué d’un puissant soubresaut. Puis comme un arbre vaincu par la tempête, dont les fibres vrillées cèdent une à une, le plongeoir géant s’incline dans un bruit terrible. Victor s’agrippe in extremis à une planche, elle craque sous son poids. Le jeune homme est précipité dans le vide, vingt mètres au-dessus de la Marne. A suivre…

* Place de la Bastille

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.à cause d’un malaise il y a vingt minutes à peine. Elle devait être soutenue pour marcher, ce qui suppose que ses ravisseurs ne sont pas allés bien loin. - Il est temps de passer au record de plongeon de notre champion Peyrusson, reprend Monsieur Albert, remis de ses émotions. Regardez-le, n’a-t-il pas fière allure ? Debout à l’avant de sa barque, les bras croisés et la moustache conquérante, un athlète de haute stature, en costume de bain, parade devant la tribune d’honneur. Le public, survolté, ne ménage pas ses ovations au plongeur en prévision de son futur exploit : battre son propre record de 31 mètres établi deux ans plus tôt. Soudain Monsieur Albert se retourne vers le magicien et s’exclame interloqué : - Hé là, Victor ! Mais que faites-vous ? Mais enfin…Trop tard, le jeune homme est déjà en train d’escalader l’échelle qui conduit à la première plate-forme de la towur. Si Clémence est encore dans les environs, il a une chance de l’apercevoir de tout là-haut. - Victor, mais redescendez ! s’étrangle Monsieur Albert en jetant un regard anxieux au champion. Peyrusson va arriver… Ignorant ces protestations, Victor gravit les multiples paliers du plongeoir à toute vitesse, prêtant à peine attention aux oscillations de la tour causées par son ascension. Barreau après barreau les échelles défilent, les plate-formes se succèdent et le souffle se fait court. Le magicien est maintenant à vingt-cinq mètres de haut, c’est proprement vertigineux. Les canots lui apparaissent comme des brindilles sur lesquelles

s’agitent des fourmis. Une intense circulation de piétons règne sur la rive Palissy sauf dans l’usine de Charles Pathé, vide de ses ouvriers en ce jour de fête. Nulle trace de Clémence. Soudain de violents à-coups ébranlent le gigantesque plongeoir suivis d’un long et sinistre grincement. Déconcerté, le magicien se penche pour observer la base de l’édifice. Une corde se rompt juste sous ses yeux : les haubans, qui assurent la stabilité de la tour, cèdent les uns après les autres. Tout à coup le plongeoir vacille dans une nouvelle plainte terrible et Victor est projeté en arrière. Il se cramponne de justesse à un montant. Le poids du jeune homme est trop important pour la structure et la tour de 35 mètres menace de s’écrouler. Victor se

Plongeon de 31 mètres par Peyrusson en août 1908.

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réSuMé DeS épiSODeS préCéDeNtS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien se lance à la recherche de son amie Clémence Beauregard kidnappée par des malfrats.

épiSODe 20Dimanche 10 juillet 1910, 17h30, sur le plongeoir du record du monde.

verSion aUDio SUr internet « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

retrouvez tousles épisodes passés sur www.ville-joinville-le-pont.fr

CraaaC ! fait la planche en précipitant Victor dans le vide du haut du plongeoir géant. Dans une accélération folle, la surface de l’eau lui semble monter à sa rencontre en une fraction de seconde. Un cri s’étrangle dans sa gorge, bloqué par le vent qui s’y engouffre. Ses mouvements de bras désespérés sont brutalement interrompus par un choc cuisant sur le flanc droit. Il vient de percuter la surface, d’une hauteur de vingt mètres, dans une gerbe d’eau spectaculaire.Le côté du corps irradié

par la souffrance, luttant pour rester conscient, le magicien flotte entre deux eaux dans une nuée de bulles dont il ne sait plus si elles sont réelles ou le fruit de son étourdissement. Cependant, l’une d’entre elles attire son attention par sa taille, mais surtout par son … immobilité. C’est une bouée. Immergée à deux mètres sous la surface, elle est reliée à une caisse au fond de la Marne. Il s’y accroche une seconde, malgré le manque d’air, et observe avec la plus grande attention le lit de la rivière.Sur les rives, une rumeur de soulagement s’élève de la foule. Allégée du poids de son visiteur, la tour a stoppé sa chute, retenue in extremis par les derniers haubans. Inclinée d’une trentaine de degrés, elle pourra être étayée et remise d’aplomb, espère-t-on. De l’auteur de la catastrophe, nulle trace à la surface. La noyade étant probable, chacun scrute la Marne et y va de son commentaire pessimiste.

Aussi personne ne remarque une silhouette blanche se hisser hors de l’eau à l’abri du pont. Ruisselant dans son costume blanc de jouteur, le magicien baisse la tête et se fait aussi discret que possible. Malgré la douleur encore vive, Victor ne peut retenir un sourire de victoire. Il sait que celle pour laquelle son cœur s’emballe se trouve dans l’usine des frères Pathé. Et, cerise sur le gâteau, le mystère de Joinville semble se dévoiler à lui. « Tout cela grâce au plongeoir géant, même si c’est cher payé ! », grimace-t-il en se massant les côtes.Sans perdre une seconde, Victor remonte le quai Henri-Bisson* dans le dos de la foule, hypnotisée par le plongeoir incliné, avant de se heurter à la clôture de l’usine. Il l’escalade prestement et saute dans une cour donnant sur un imposant édifice, dont le fronton triangulaire s’orne d’une superbe horloge. Certainement le siège de la direction. A la recherche du moindre signe de la présence de Clémence et de ses ravisseurs, le jeune homme s’enfonce silencieusement entre les constructions vers le cœur de l’usine. Il découvre des ateliers aux murs de briques rouges renforcées de poutrelles métalliques, construits en rez-de-chaussée. Ceux-ci sont disposés de manière géométrique et séparés les uns des autres de six mètres environ. Pas facile de retrouver Clémence dans ce labyrinthe. Les ateliers comportent six portes s’ouvrant sur l’extérieur pour faciliter l’évacuation du personnel en cas d’urgence. Sûrement une des fameuses mesures de sécurité demandées par la mairie de Joinville-le-Pont en raison du caractère explosif du celluloïd. Victor jette un coup d’œil furtif par la fenêtre de l’atelier poinçonnage.

Itinérance : cet épisode du Littinéraire se lit à la pointe aval de l’île Fanac.

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Le mystère de Joinville-le-Pontun ouvrage littinéraire de Bruno ruslier

Fête des ondines devant l’usine

Pathé Frères

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Le mystère de Joinville-le-Pont

traction attire Victor à l’intérieur du local. Un complice de Peter le tient par le col et le plaque violemment contre le mur. - Tiens, tiens, notre ami le magicien. Tu as fini de jouer avec tes colombes et tu as décidé d’ennuyer les grandes personnes, grince le malfrat entre ses dents. - Ne lui faites pas de mal, s’écrie Clémence. Je vous préviens…- Clémence, tu vas bien ? s’inquiète Victor. Laisse-moi faire, ça va s’arranger. Peter s’approche et ironise :- Alors Victor, un plongeon dans la Marne ne vous suffit pas, vous venez chercher d’autres émotions fortes ?- Je viens surtout récupérer Clémence et mon bain dans la Marne m’a donné quelques idées.- Vraiment ? Cela me surprend, car vous avez surtout brillé par l’impulsivité de vos sentiments jusqu’ici.- C’est vous Peter, vous et vos complices, qui avez volé la recette de l’hippodrome du Tremblay, le défie Victor. - Voilà qui devient intéressant, répond le Hollandais dans un sourire hautain. Auriez-vous des preuves ?- Plus qu’il n’en faut. Vous en voulez la démonstration ? Voici donc les secrets de ce que les gazettes appellent le mystère de Joinville-le-Pont.a suivre…

* Quai Gabriel Perri

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Le concours de plongeon

FEUiLLETOn

Vide, à l’exception des machines abandonnées en ce dimanche, jour de repos hebdomadaire instauré par le député Sarrier et georges Clémenceau. Il y a encore quatre ans, on travaillait tous les jours, à raison de dix heures quotidiennes, souvent plus.guettant le moindre signe de présence, Victor atteint une verrière suspendue entre deux ateliers, certainement l’endroit de la pause des ouvriers par temps de pluie. Soudain, une silhouette se dessine furtivement derrière la fenêtre du premier étage d’un bâtiment situé au pied de la cheminée de l’usine. Aussitôt, tous sens en éveil, Victor se glisse le long de la façade jusqu’à l’escalier d’accès. A-t-il rêvé ? Il grimpe les marches avec la plus grande précaution et glisse un regard discret par la vitre. Son cœur fait un bond, Clémence est assise sur un divan. A ses côtés, Peter semble lui parler tendrement tandis que deux hommes grillent une cigarette à la fenêtre donnant sur la Marne. Prudemment, le magicien baisse la poignée de la porte et l’entrebâille silencieusement. - Clémence, vous n’ignorez pas le sentiment que je vous porte. Je souhaiterais que vous partagiez ma vie, susurre Peter.- C’est très flatteur, répond Clémence, mais…- Alors demain, partez avec moi à Buenos Aires. Vous verrez, c’est une ville superbe et je ferai de vous la reine du

cinéma en Amérique-du-Sud. Soufflée une seconde par la proposition, la comédienne réagit fermement : - Mais il n’en est pas question une seconde ! Cet étourdissement que je ne m’explique pas est terminé. Je vais tout à fait bien maintenant et je souhaite retrouver Victor. Veuillez me raccompagner jusqu’à la grille, s’il vous plait, fait-elle en se levant. A ces mots, le metteur en scène entre dans une violente fureur et la retient par le bras. - De gré ou de force, vous me suivrez ! Et pas plus tard que demain ! - On me recherchera… La police vous arrêtera ! fulmine Clémence en se débattant.- Personne ne vous cherchera. Tout le monde pensera que vous avez disparue dans l’accident ! dit-il en éclatant de rire.- De quoi parlez-vous enfin ?- Du final explosif d’un beau feu d’artifice, évoque-t-il en faisant des volutes avec les mains. Victor est abasourdi. Jamais il n’aurait imaginé son rival capable d’enlever Clémence jusqu’au bout du monde et encore moins de proférer de telles menaces. - Lève gentiment les mains le magicien. Et pas d’entourloupe, ordonne une voix dans son dos.Un homme, en bas de l’escalier, le tient en joue avec un revolver.- Eh patron, appelle-t-il, venez voir qui est là ! Patron… La porte s’ouvre et une violente

Sortie de l’usine Les ouvrières de l’usine

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RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien est capturé par les malfrats et séquestré dans l’usine de Charles Pathé.

ÉPISODE 21Dimanche 10 juillet 1910, 18h30, dans l’usine Pathé Frères.

VERSION AUDIO SUR INTERNET « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

Retrouvez tousles épisodes passés sur www.ville-joinville-le-pont.fr

- Ainsi, vous pensez avoir percé le secret du mystère de Joinville, voilà qui devient intéressant, raille le Hollandais avec condescendance. Mais avez-vous des preuves ?- Les preuves, elles sont à deux mètres sous la surface de l’eau juste à côté du pont, assène Victor dans un sourire victorieux. Il y a là une bouée qui flotte entre deux eaux, reliée par une corde à un coffre qui contient votre butin. Je l’ai vu de mes propres yeux lorsque je suis tombé de la tour.- Gode ferdoum ! jure le metteur en scène. C’est exactement ce que je voulais éviter ! explose-t-il.

J’ai pourtant tout fait pour que personne ne monte sur ce maudit plongeoir aujourd’hui.- Comme cisailler les haubans qui le retiennent et provoquer sa chute ? avance Victor.- Exactement et le gardien des barques doit garder une belle bosse en souvenir de notre visite, ricane un complice.- Soit, vous avez découvert l’emplacement de notre butin, concède Peter retrouvant son calme, mais seulement par chance. Je vous mets au défi d’imaginer la mécanique que j’ai inventée pour réussir ce coup, monsieur le… magicien !- Très bien, relève tranquillement Victor. Pour commencer, revenons à votre attaque de l’hippodrome du Tremblay. On signale quatre voleurs moustachus, habillés en noir, dans une automobile rouge très voyante, un peu trop peut-être. Votre voiture a sûrement dû quitter sa couleur rouge, pour retrouver une teinte plus discrète. Et je soupçonne votre décorateur de l’avoir habillé d’un revêtement… amovible.

- C’était un tissu très fin, une sorte de soie, précise l’homme au revolver. Je l’avais fixé sur le pourtour des portes et du capot. Dans la pénombre, impossible de voir la combine. - Lorsque vous êtes arrivés dans l’obscurité du pont, reprend Victor, vous étiez poursuivis par la sécurité de l’hippodrome et un barrage vous attendait sur l’autre rive. Alors, tout s’est joué très vite, chacun avait son rôle. Vous, dit-il en s’adressant au décorateur, vous avez déshabillé la voiture qui a repris sa couleur d’origine.- Ouais. J’ai mis tous les morceaux de tissu dans un sac lesté et je l’ai balancé dans la flotte.- La bouée, la corde, le coffre, tout était déjà prêt sur la banquette arrière, poursuit le magicien. Pendant votre fuite vous y avez enfermé la recette et une fois sur le pont, il ne restait plus qu’à lancer le tout par-dessus le parapet, à un endroit bien précis.- Vous êtes plus perspicace que je ne l’imaginais, fait Peter dans une moue de déception. Continuez !- Une fois le magot en sécurité, il restait à franchir le barrage de la gendarmerie installé à l’extrémité du pont. Pour cela, vous avez utilisé tous les artifices du spectacle, explique Victor. Ainsi, vos vêtements étaient certainement réversibles et vos vestes noires ont changé de couleur en un tournemain. Les moustaches, naturellement, étaient fausses. C’est la raison pour laquelle vous êtes tous imberbes. Cependant… je dois avouer que je n’ai pas encore trouvé tous vos subterfuges.- Alors laissez-moi éclairer votre lanterne, raille Peter, trop heureux d’en remontrer au magicien. Je vous présente Mickael, c’est notre maquilleur et notre costumier. Il s’est en effet occupé des moustaches et de nos vêtements réversibles. Mais son talent ne s’arrête pas là. En effet ce soir-là, il a franchi le

Itinérance : cet épisode du Littinéraire se lit face à la cité du cinéma, 1 quai Gabriel Péri.

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Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

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Le mystère de Joinville-le-Pont- Un contrat pour détruire l’usine ? s’exclame Victor n’en croyant pas ses oreilles.- Mon client souhaite discréditer définitivement Charles Pathé. Je m’occupe de tout en échange d’une somme très confortable et surtout d’un nouvel avenir très loin d’ici.- Après cette explosion gigantesque avec des milliers de personnes alentour, la société Pathé Frères court droit à la faillite, grince des dents le magicien impuissant.Mais déjà une corde s’enroule autour de ses épaules. Deux malfaiteurs le ligotent

étroitement au niveau du torse. Puis ils lui attachent les deux pieds avant de le jeter dans le dépôt au milieu de centaines de boites de celluloïd.- Adieu Victor, vous avez été valeureux et même… distrayant.- Espèce de canaille s’emporte le prisonnier, je te revaudrai ça.Pour toute réponse, Peter déroule une bobine en se dirigeant vers la porte.- Ce film de celluloïd va jouer le rôle d’une mèche. Il est suffisamment long pour que je m’éloigne de quatre-vingts mètres. Puis la flamme va remonter jusqu’au dépôt, et là, boom ! Adieu l’artiste !- Tu iras en enfer et le diable dansera sur toi, lui crache Victor.- Le diable ? Mais c’est mon ami, il m’a même confié ses babioles ici bas, éclate de rire Peter, aussitôt imité par ses comparses. Victor ne goûte pas l’humour des criminels et assiste impuissant à la suite des événements. Aidé de ses complices, le malfaiteur achève de dévider la bobine de celluloïd à l’extérieur de l’entrepôt, sort un briquet et allume le film. Une flamme jaune verdâtre se propage instantanément en direction du dépôt.A suivre…

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barrage déguisé en femme et la gendarmerie n’y a vu que du feu.- Cependant, réfléchit Victor, trois hommes et une femme auraient dû attirer l’attention ?- C’est pour cela qu’il n’y avait qu’un couple dans l’automobile noire ! l’asticote Peter.- Où étaient donc vos deux autres complices ?- Mais à bicyclette ! s’exclame Peter ravi de mystifier son adversaire.- Mais deux bicyclettes ne tiennent pas dans un coffre d’automobile.Puis se remémorant la conversation avec le restaurateur Jullien, Victor ajoute :- J’y suis ! Vous aviez des vélos avec des charnières, n'est-ce pas ?- Voici leur inventeur : Hans, mon décorateur. Avec un habile système d’articulation, il a réussi à faire tenir deux bicyclettes pliantes dans le coffre, fanfaronne le malfaiteur. Il nous a suffit de les en extraire pour que deux cyclistes suivis d’une voiture noire avec un couple à bord se présentent au barrage des gendarmes. Tout cela s’est déroulé en une minute, montre en main. (…/…)Un revolver dans le dos, le magicien descend les marches de l’escalier extérieur du bâtiment, encadré par les bandits. - Comme nous l’a expliqué tantôt ce prétentieux de Charles Pathé, nous sommes dans une usine hautement dangereuse rappelle le metteur en scène. Savez-vous comment on appelle les films de celluloïd ?- Vous préparez votre reconversion comme guide de l’usine ? ironise Victor en guise de réponse.- « Les films flammes », monsieur le mauvais perdant. Et oui, le celluloïd, à base de nitrate, s’enflamme pour un rien. Pour cette raison, toutes les

réserves sont stockées dans un dépôt à l’écart des ateliers. Puis d’un geste de son revolver, il ordonne d’une voix dure : tournez sur votre droite ! C’est au bout de la rue, au centre de l’usine. Vous verrez c’est un endroit étonnant, certains disent même détonnant ! s’amuse-t-il dans un rire gras. Le groupe s’immobilise devant une porte avec un panneau « Attention explosifs ». Le décorateur tire une pince-monseigneur de son sac et entreprend de forcer la serrure.- Savez-vous quelle est la quantité de celluloïd contenu dans ce dépôt ? Vingt tonnes pour être précis soit la production de deux mois à peine. Nous sommes donc dans une véritable poudrière, installée en plein cœur de Joinville-le-Pont. Hélas… une explosion va se produire ici même et vous serez aux premières loges.La serrure cède et la porte s’ouvre. - Pourquoi tout ce stratagème juste pour m’éliminer ? s’étonne Victor d’une voix qu’il veut ferme. - Parce que j’ai un contrat à remplir.- Un contrat ? Que voulez-vous dire ? demande le magicien, incrédule.- Voyez-vous la réussite fulgurante de Charles Pathé agace beaucoup dans les milieux d’affaires et particulièrement à l’étranger.

Le dépôt de celluloïdCollection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé © droits réservés

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rÉSUMÉ DES ÉPiSODES PrÉCÉDEnTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien est séquestré par les malfrats dans le dépôt de matières explosives de l’usine Pathé Frères.

ÉPiSODE 22DIMANCHE 10 JUILLET 1910, 19H00, DANS L’USINE PATHÉ FRèRES.

VErSiOn AUDiO SUr inTErnET « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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Dans la cour de l’usine déserte, une étincelle court le long d’une pellicule de celluloïd déroulée jusqu’à la porte du dépôt de « films

flammes »*. A l’intérieur, Victor assiste impuissant à sa progression, ligoté au sol au milieu de centaines de boîtes de pellicules. Les malfaiteurs n’ont pris aucun risque avec le magicien : chevilles étroitement attachées, mains liées dans le dos et pour faire bonne mesure, son torse est entouré d’une longue corde bloquant les bras le long du corps. Les yeux rivés sur l’avancée inexorable de la flamme, Victor évalue le temps avant l’explosion à deux, trois minutes peut-être. C’est à peine suffisant pour se libérer malgré sa parfaite connaissance des techniques d’évasion**. Pas question pour autant de s’avouer vaincu. Lorsque les brigands l’ont ligoté, il a gonflé les poumons au maximum. En les vidant complètement, il obtient maintenant un petit jeu dans les liens. Dès lors rien de plus facile, au prix de reptations et de contorsions bien particulières, de faire remonter les boucles de la corde au-dessus des épaules. Quelques secondes plus tard, le jeune homme se débarrasse enfin de ce premier lien et retrouve une certaine mobilité.

Le temps presse, la flamme a déjà parcouru les deux tiers de la distance

et se trouve désormais à moins de trente mètres. Couché sur le flanc, le magicien ramène les jambes sous lui afin de s’attaquer aux entraves des chevilles. Ses doigts courent sur les nœuds afin de les identifier : un nœud de cabestan renforcé de trois demi-clefs inversées. Ce sera le plus difficile. Soudain, un cri retentit : - Non Jules ! Pas le droit de regarder…, s’insurge une voix aiguë toute proche. Allez vous cacher, je compte jusqu’à 100. Victor est pétrifié : des enfants ont investi l’usine pour une partie de cache-cache. Ils seront les premières victimes innocentes de l’explosion. Un coup d’œil à travers la porte ouverte lui apprend que la flamme n’est plus qu’à une vingtaine de mètres. […] Ça y est ! Au prix d’un ongle retourné et d’une douleur insupportable, le premier nœud est vaincu. Mais les minutes s’écoulent, inéluctables. Il lui semble même qu’il est déjà trop tard : la flamme n’est plus qu’à dix mètres. C’est fait ! Les demi-clefs suivantes viennent de céder. Mais il ne reste que quelques secondes avant le désastre final. Tout à coup une silhouette connue s’encadre dans l’ouverture de la porte : Jeannot, le vendeur de journaux rencontré le matin même.- Jeannot, mais qu’est-ce que… Cours, sauve-toi ! … hurle Victor.- Mais c’est à moi de me cacher

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Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno ruslier

Les ouvrièresColl. Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. © droits réservés.

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Le personnel de l’usineColl. Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. © droits réservés.

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ItInérance : cet épisode du Littinéraire se lit face à la cité du cinéma, 1 quai Gabriel Péri.

sans éveiller les soupçons, en déduit Victor. Mais pour aller où ? Comment les retrouver ?- Voilà, vous êtes libre M’sieur Victor. Si je peux me permettre, il serait peut-être temps de changer de vêtements, fait remarquer l’adolescent.En effet, le costume de joute humide est crotté des pieds à la tête. - Je t’avoue que ce n’est pas de refus, approuve-t-il en se massant ses poignets à nouveau libres.- Alors, je vous emmène chez mon oncle, s’enthousiasme Jeannot, trop heureux de rendre service à la célébrité. Il tient la baignade d’à côté.- Une baignade ? fait Victor surpris. Tu veux dire des bains de vapeurs ?- Mais non. C’est une plage, pour se baigner dans la Marne ! Sauf qu’ici y’a pas de sable, rigole un grand dégingandé.- Ici c’est une plage d’herbe. Au moins, ça ne rentre pas dans la culotte, ricane un petit boutonneux aussitôt imité par les autres adolescents. Nous les jeunes de Joinville, on a le sens de l’humour ! ajoute-t-il sous le regard consterné du magicien qui propose :- Et bien je vous suis, en route pour la baignade.

* Surnom des premières pellicules qui étaient à base de nitrate de cellulose, matière très inflammable et responsable de nombreux incendies. ** Escapologie : l’art de s’évader de toutes sortes d’entraves.

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maintenant, répond-il spontanément, captivé par son jeu.- Sauve-toi, tout va exploser !- Quoi ? Qu’est-ce… qui se passe… ? bredouille le gamin soudain paralysé d’effroi à la vue des bandes de celluloïd déroulées autour du magicien ligoté au sol.Les derniers liens glissent enfin des chevilles du magicien. En une fraction de seconde il se redresse cherchant à tâtons, de ses mains attachées dans le dos, le film qui joue le rôle de mèche.- Écarte-toi Jeannot, vite.Tel un ressort, le magicien se rue vers le seuil, la pellicule en feu serrée entre les doigts. Ses pieds volent au-dessus des pavés de la rue poursuivis par la flamme qui dévore les deux derniers mètres de celluloïd dans son dos. Une chaleur intense irradie ses mains, il ne reste que quelques dizaines de centimètres de film. « Résister à la brûlure, s’inflige le magicien, chaque seconde, c’est un mètre de plus ». Mais la douleur est la plus forte, le film en feu tombe au sol. Victor se retourne : le dépôt est à dix mètres de là, ils sont sauvés !- Mais qu'est-ce qui se passe ? s’inquiète Jeannot d’une voix tremblante.- Il se passe… que nous avons échappé… à une belle explosion, halète Victor achevant à coups de pied vengeurs le bout de celluloïd, à la fois épuisé et immensément soulagé d’avoir sauvé les

enfants. Mais enfin, que diable faites-vous ici ?- Mais je viens souvent jouer avec mes copains quand l’usine est fermée. Ici, c’est un peu notre territoire.- Vous êtes qui ? demande une autre voix.Une dizaine de visages, noyés sous des cheveux trop longs ou à moitié dissimulés sous des casquettes de poulbots, se sont regroupés derrière Jeannot, partagés entre la crainte d’une punition et la curiosité.- C’est un ami, dit Jeannot à l’adresse de sa petite bande. Vous ne direz rien sur notre présence ici, hein M’sieu Victor ?- Entendu, mais à une condition. C’est la dernière fois que vous venez ici, d’accord ? propose-t-il.Une approbation générale, quoique peu motivée monte d’entre les rangs.- Jeannot, peux-tu me détacher les mains s’il te plait, demande le magicien. Puis songeant à Clémence, il ajoute anxieux : as-tu aperçu des hommes et une femme dans l’usine ? - J’ai vu quatre hommes partir au loin vers l’avenue Palissy, mais pas de femme, précise-t-il concentré sur les nœuds.- Même qu’ils portaient un tapis, intervient un de ses camarades. Il devait être sacrément lourd, parce qu’ils s’y sont mis à deux pour le porter.Peter et ses complices ont dissimulé Clémence dans un tapis pour l’emmener

à suivre…

Le personnel de l’usineColl. Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. © droits réservés.

La baignade du Banc de Sable, limitrophe avec un bâtiment de l’usine aujourd’hui détruit.

Baignade du Banc de Sable

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RÉSUmÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien se lance à la poursuite de son amie Clémence, enlevée par des malfrats.

ÉPISODE 23DIMANCHE 10 JUILLET 1910, 19H30, À LA BAIGNADE DU « BANC DE SABLE ».

VERSION AUDIO SUR INTERNET « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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a baignade de mon oncle est juste derrière ce mur, explique Jeannot. Pour sortir de l’usine, c’est plus discret que d’escalader la grille de la rue,

fait-il avec un clin d’œil. Joignant le geste à la parole, il s’accroche à une prise et grimpe avec une facilité déconcertante jusqu’au sommet du mur d’enceinte de l’usine Pathé, aussitôt imité par sa petite bande et Victor lui-même. Puis les aventuriers sautent dans le terrain voisin, au centre duquel est construite une ravissante buvette dont la façade s’ouvre généreusement sur la Marne. Une pancarte annonce « Au banc de sable, Baignade ». Abritées du soleil par un large store vert foncé qui promet « Vins, liqueurs, café, bière », des familles sont installées à de grandes tables de bois donnant sur le chemin de halage. Des baigneurs vont et viennent entre la rivière et le vestiaire, installés à l’arrière de l’établissement, dans un joyeux brouhaha de conversations et de piaillements d’enfants. - On va vous rhabiller de la tête au pied M’sieur Victor, propose le jeune joinvillais. Dans le bureau de mon oncle, il y a tous les vêtements oubliés par les nageurs. Suivez-moi. […]La baignade de l’oncle de Jeannot s’inscrit dans une anse naturelle creusée par les courants de la Marne. Assises sous leurs ombrelles, les sœurs

et les mères des baigneurs couvent du regard les plus jeunes pour qui la Marne est un fabuleux terrain de jeux. Partout ce ne sont que cris d’enfants, courses et sauts couronnés d’éclaboussures. Vêtus de simples caleçons de bain, les nageurs les plus hardis font la queue devant le plongeoir, en l’occurrence une passerelle étroite qui s’avance d’une dizaine de mètres au-dessus de l’eau. Puis après s’être défiés dans de facétieuses moqueries, les jeunes gens plongent de trois mètres de haut dans un festival de gerbes d’eau. A bord d’une plate*, tout de blanc vêtu, moustaches en guidon de vélo et casquette sur la tête, le maître-nageur veille. Peu de baigneurs sachant nager, c’est avec vigilance qu’il assure son rôle. En mal de compagnie, il a cependant accepté que quelques enfants montent dans sa barque. Évidemment, elle devient aussitôt l’endroit le plus prisé de la baignade, provoquant convoitise et bousculades. Le maître-nageur, c’est l’animateur de la plage. Celui dont la bonhomie, l’entrain et la gouaille font régner une bonne humeur générale qui donne envie à chacun de revenir la semaine suivante. Sur des charbons ardents, le magicien fait les cent pas sur la berge, la mine sombre, jetant à peine un œil au spectacle qui s’offre à lui. Les quatre ravisseurs de Clémence comptent une heure d’avance. Que faire maintenant ?

ITINéraNCe : cet épisode du Littinéraire se lit face à la marne, au carrefour du quai Gabriel Péri et de la rue Hugede.

FEUiLLEtON

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de bruno Ruslier

t-il à haute voix. De livres sataniques ? De messes noires peut-être ? - Ses affaires au diable, c’est pt’être des bibelots ? propose le jeune garçon. - Mais pourquoi des bibelots ? Pourquoi pas des casseroles, des pompes à vélo ou des cannes à pêche tant qu’on y est, ironise-t-il, désabusé. - Pourquoi ? Parce qu’il y a une guinguette à deux minutes d’ici qui s’appelle « Les Bibelots du Diable », voilà pourquoi ! assène Jeannot, en dépit de la dérision de son compagnon.Ahuri, Victor fixe le jeune garçon. - Comment ça, il y a une guinguette qui s’appelle « Les bibelots du Diable », ânonne-t-il pour se convaincre lui-même d’avoir bien entendu.- Elle est installée juste à côté du barrage.- Mais oui, c’est une piste. Jeannot tu es un génie ! s’enflamme le magicien, reprenant soudain espoir. A quoi ressemble cette guinguette ? A celle de Gégène ?- Rien à voir. Celle-ci, on dirait une sorte de château du moyen-âge ou quelque chose comme ça.- Un château ? Si je m’attendais, s’étonne le magicien. Décidément, Joinville gagne à être connu. - Autrement c’est un restaurant normal. Il y a même des repas de noces, enfin c’est ce qui il y a écrit sur la façade. Mais le soir, ce n’est pas comme les autres guinguettes. Il y a des sortes de spectacles, je sais pas vraiment quoi…- Comme dans un cabaret peut-être… À quelle heure cela commence-t-il ?- A la nuit tombée.- Bien, de toute façon, c’est ma seule piste, fait le magicien ragaillardi par la nouvelle. Ce soir j’irai jeter un coup d’œil aux mystérieux « Bibelots du Diable ».

* Barque à fond plat.

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Il n’a aucune piste. Avertir la police ? Il n’ose imaginer ce que Peter pourrait faire de Clémence s’il découvrait les forces de l’ordre à ses trousses. - Maintenant avec vos nouveaux vêtements, vous ressemblez à un vrai Joinvillais, je dirai même à un marinier, intervient Jeannot, assis dans l’herbe.- C’est vrai, admet Victor, même s’il peine à se reconnaître dans ce jeune homme vêtu d’un maillot rayé et de pantalons larges. Puis persuadé que les malfrats pourraient être cachés dans les environs, il s’assoit aux côtés du jeune joinvillais : - Tu habites à proximité, Jeannot ? - Oui, un peu plus bas, dans l’avenue Palissy juste à côté du square. Mon père y possède une écurie.- Il est cocher de fiacre ? - Non, non, il accueille en pension quelques chevaux de province pour les courses. - Y-a-t-il beaucoup d’autres écuries à Joinville ? demande le magicien, songeant que cela pourrait faire une excellente cachette.- Oui, énormément. Pensez donc, vous avez deux hippodromes à proximité : celui du Tremblay et l’hippodrome de Gravelle dans le bois de Vincennes. À la saison des courses, beaucoup d’éleveurs de province s’installent à Joinville ou bien mettent leurs chevaux en pension, comme chez mon père. On entraîne leurs champions au bois de Vincennes

et on les inscrit aux courses de la saison. Puis sur le ton de la confidence, il ajoute : vous savez, ce matin mon père était à l’hippodrome du Tremblay. Et bien, le bruit court que la police n’a aucune piste pour le vol d’hier soir.- Je ne suis pas surpris. Ces malfaiteurs sont très malins, s’assombrit instantanément le magicien, partagé entre le secret et le désir de révéler le mystère du pont de Joinville à son nouvel ami. - Mais à vous, qu'est-ce qui vous est arrivé M’sieur Victor ? finit par lâcher le jeune garçon, incapable de réfréner sa curiosité plus longtemps. Je vous croise ce matin tout content de revoir votre amie et l’après-midi je vous retrouve ligoté dans l’usine Pathé. Avouez que c’est pas courant… - Tu as raison Jeannot, je te dois quelques explications. Sous le sceau du secret, le magicien raconte à un Jeannot éberlué les péripéties de sa journée : la traîtrise de Peter, les stratagèmes mis en œuvre pour le vol, l’enlèvement de Clémence et l’attentat raté contre l’usine Pathé. Cependant la dernière forfanterie du Hollandais lors de sa tentative d’explosion l’obsède : - En allumant la mèche, ce maudit Peter a crié : « Tu diras au diable que je prends soin de ses affaires », explique Victor. Cela les a tous fait rire ! De quelles affaires peut-il bien s’agir ? s’interroge-

<<< Les baignades à travers les âges, la dernière d’entre elles fermant ses portes en 1970.

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à suivre…

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RÉSUmÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS La mystérieuse disparition sur le pont de Joinville des quatre malfaiteurs de l’hippodrome du Tremblay, la nuit précédente, fait sensation dans la ville. Le lendemain, le célèbre Victor le Magicien se lance à la poursuite de son amie Clémence, enlevée par des malfrats.

ÉPISODE 23DIMANCHE 10 JUILLET 1910, 19H30, À LA BAIGNADE DU « BANC DE SABLE ».

VERSION AUDIO SUR INTERNET « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

retrouvez tousles épisodes passés sur www.ville-joinville-le-pont.fr

a baignade de mon oncle est juste derrière ce mur, explique Jeannot. Pour sortir de l’usine, c’est plus discret que d’escalader la grille de la rue,

fait-il avec un clin d’œil. Joignant le geste à la parole, il s’accroche à une prise et grimpe avec une facilité déconcertante jusqu’au sommet du mur d’enceinte de l’usine Pathé, aussitôt imité par sa petite bande et Victor lui-même. Puis les aventuriers sautent dans le terrain voisin, au centre duquel est construite une ravissante buvette dont la façade s’ouvre généreusement sur la Marne. Une pancarte annonce « Au banc de sable, Baignade ». Abritées du soleil par un large store vert foncé qui promet « Vins, liqueurs, café, bière », des familles sont installées à de grandes tables de bois donnant sur le chemin de halage. Des baigneurs vont et viennent entre la rivière et le vestiaire, installés à l’arrière de l’établissement, dans un joyeux brouhaha de conversations et de piaillements d’enfants. - On va vous rhabiller de la tête au pied M’sieur Victor, propose le jeune joinvillais. Dans le bureau de mon oncle, il y a tous les vêtements oubliés par les nageurs. Suivez-moi. […]La baignade de l’oncle de Jeannot s’inscrit dans une anse naturelle creusée par les courants de la Marne. Assises sous leurs ombrelles, les sœurs

et les mères des baigneurs couvent du regard les plus jeunes pour qui la Marne est un fabuleux terrain de jeux. Partout ce ne sont que cris d’enfants, courses et sauts couronnés d’éclaboussures. Vêtus de simples caleçons de bain, les nageurs les plus hardis font la queue devant le plongeoir, en l’occurrence une passerelle étroite qui s’avance d’une dizaine de mètres au-dessus de l’eau. Puis après s’être défiés dans de facétieuses moqueries, les jeunes gens plongent de trois mètres de haut dans un festival de gerbes d’eau. A bord d’une plate*, tout de blanc vêtu, moustaches en guidon de vélo et casquette sur la tête, le maître-nageur veille. Peu de baigneurs sachant nager, c’est avec vigilance qu’il assure son rôle. En mal de compagnie, il a cependant accepté que quelques enfants montent dans sa barque. Évidemment, elle devient aussitôt l’endroit le plus prisé de la baignade, provoquant convoitise et bousculades. Le maître-nageur, c’est l’animateur de la plage. Celui dont la bonhomie, l’entrain et la gouaille font régner une bonne humeur générale qui donne envie à chacun de revenir la semaine suivante. Sur des charbons ardents, le magicien fait les cent pas sur la berge, la mine sombre, jetant à peine un œil au spectacle qui s’offre à lui. Les quatre ravisseurs de Clémence comptent une heure d’avance. Que faire maintenant ?

ITINéraNCe : cet épisode du Littinéraire se lit face à la marne, au carrefour du quai Gabriel Péri et de la rue Hugede.

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Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de bruno Ruslier

t-il à haute voix. De livres sataniques ? De messes noires peut-être ? - Ses affaires au diable, c’est pt’être des bibelots ? propose le jeune garçon. - Mais pourquoi des bibelots ? Pourquoi pas des casseroles, des pompes à vélo ou des cannes à pêche tant qu’on y est, ironise-t-il, désabusé. - Pourquoi ? Parce qu’il y a une guinguette à deux minutes d’ici qui s’appelle « Les Bibelots du Diable », voilà pourquoi ! assène Jeannot, en dépit de la dérision de son compagnon.Ahuri, Victor fixe le jeune garçon. - Comment ça, il y a une guinguette qui s’appelle « Les bibelots du Diable », ânonne-t-il pour se convaincre lui-même d’avoir bien entendu.- Elle est installée juste à côté du barrage.- Mais oui, c’est une piste. Jeannot tu es un génie ! s’enflamme le magicien, reprenant soudain espoir. A quoi ressemble cette guinguette ? A celle de Gégène ?- Rien à voir. Celle-ci, on dirait une sorte de château du moyen-âge ou quelque chose comme ça.- Un château ? Si je m’attendais, s’étonne le magicien. Décidément, Joinville gagne à être connu. - Autrement c’est un restaurant normal. Il y a même des repas de noces, enfin c’est ce qui il y a écrit sur la façade. Mais le soir, ce n’est pas comme les autres guinguettes. Il y a des sortes de spectacles, je sais pas vraiment quoi…- Comme dans un cabaret peut-être… À quelle heure cela commence-t-il ?- A la nuit tombée.- Bien, de toute façon, c’est ma seule piste, fait le magicien ragaillardi par la nouvelle. Ce soir j’irai jeter un coup d’œil aux mystérieux « Bibelots du Diable ».

* Barque à fond plat.

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Il n’a aucune piste. Avertir la police ? Il n’ose imaginer ce que Peter pourrait faire de Clémence s’il découvrait les forces de l’ordre à ses trousses. - Maintenant avec vos nouveaux vêtements, vous ressemblez à un vrai Joinvillais, je dirai même à un marinier, intervient Jeannot, assis dans l’herbe.- C’est vrai, admet Victor, même s’il peine à se reconnaître dans ce jeune homme vêtu d’un maillot rayé et de pantalons larges. Puis persuadé que les malfrats pourraient être cachés dans les environs, il s’assoit aux côtés du jeune joinvillais : - Tu habites à proximité, Jeannot ? - Oui, un peu plus bas, dans l’avenue Palissy juste à côté du square. Mon père y possède une écurie.- Il est cocher de fiacre ? - Non, non, il accueille en pension quelques chevaux de province pour les courses. - Y-a-t-il beaucoup d’autres écuries à Joinville ? demande le magicien, songeant que cela pourrait faire une excellente cachette.- Oui, énormément. Pensez donc, vous avez deux hippodromes à proximité : celui du Tremblay et l’hippodrome de Gravelle dans le bois de Vincennes. À la saison des courses, beaucoup d’éleveurs de province s’installent à Joinville ou bien mettent leurs chevaux en pension, comme chez mon père. On entraîne leurs champions au bois de Vincennes

et on les inscrit aux courses de la saison. Puis sur le ton de la confidence, il ajoute : vous savez, ce matin mon père était à l’hippodrome du Tremblay. Et bien, le bruit court que la police n’a aucune piste pour le vol d’hier soir.- Je ne suis pas surpris. Ces malfaiteurs sont très malins, s’assombrit instantanément le magicien, partagé entre le secret et le désir de révéler le mystère du pont de Joinville à son nouvel ami. - Mais à vous, qu'est-ce qui vous est arrivé M’sieur Victor ? finit par lâcher le jeune garçon, incapable de réfréner sa curiosité plus longtemps. Je vous croise ce matin tout content de revoir votre amie et l’après-midi je vous retrouve ligoté dans l’usine Pathé. Avouez que c’est pas courant… - Tu as raison Jeannot, je te dois quelques explications. Sous le sceau du secret, le magicien raconte à un Jeannot éberlué les péripéties de sa journée : la traîtrise de Peter, les stratagèmes mis en œuvre pour le vol, l’enlèvement de Clémence et l’attentat raté contre l’usine Pathé. Cependant la dernière forfanterie du Hollandais lors de sa tentative d’explosion l’obsède : - En allumant la mèche, ce maudit Peter a crié : « Tu diras au diable que je prends soin de ses affaires », explique Victor. Cela les a tous fait rire ! De quelles affaires peut-il bien s’agir ? s’interroge-

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à suivre…

26 • Joinville Mag • Juin 2012

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS Le célèbre Victor le Magicien se lance sur les traces des ravisseurs de son amie Clémence, à travers le Joinville de la Belle Époque.

ÉPISODE 24DIMANCHE 10 JUILLET 1910, 21H30, GUINGUETTE « LES BIBELOTS DU DIABLE »

VERSION AUDIO SUR INTERNET « Le mystère de Joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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es derniers baigneurs ramassent leur serviettes au pied du barrage* du quartier Palissy. Tout au long de cette belle journée d’été, ceux-ci

ont profité de la chute d’eau pour se rafraîchir et se baigner. A quelques dizaines de mètres en amont, bribes de musique et rires sonores s’échappent de la guinguette des Bibelots du Diable. La fête bat son plein. Posté à proximité de l’entrée, Victor en observe attentivement les allées et venues dans l’obscurité naissante. Ce restaurant est sa seule piste pour retrouver la trace des ravisseurs de Clémence. L’établissement impressionne par l’originalité de son architecture : un donjon carré couronné de créneaux, aux fenêtres en ogives et aux étroites meurtrières ! Qui imaginerait trouver un château-fort médiéval sur les bords de Marne ? La tour moyenâgeuse de deux étages se prolonge d’une grande salle à manger en rez-de-chaussée dont les nombreuses fenêtres, au style gothique, donnent sur le chemin de halage. « Rendez-vous des noces en promenade », c’est ce qu’annonce l’enseigne de l’établissement en imposantes lettres noires peintes sur la façade. Une magnifique treille court le long du bâtiment, sous laquelle des flâneurs s’attablent en terrasse à la lueur de quelques lampions rouges. L’excentricité du lieu attire irrésistiblement les promeneurs. Vêtu de son maillot rayé bleu et blanc, la

casquette sur les yeux, tel un marinier de passage, Victor franchit l’imposante porte voûtée de l’entrée. Il découvre une salle à manger spacieuse, toute en longueur, où de nombreuses tables sont installées sous des guirlandes de papier rouges et bleues. Le rythme d’un foxtrot* endiablé, interprété par un orchestres de six musiciens, attire de nombreux danseurs sur une piste trop petite. Après avoir commandé un verre de guinguet, il s’accoude au bar et surveille attentivement la salle, à la recherche du moindre signe de la présence de Clémence. Juste à côté de la scène, un homme aux manches relevées sur des avants bras tatoués est adossé à une porte discrète donnant sur le donjon. Soudain celle-ci s’ouvre sur deux silhouettes bien connues : Michaël le maquilleur et Hans le décorateur, les deux complices de Peter. Suspicieux, ceux-ci jettent un coup d’œil circulaire à la salle où les serveuses naviguent entre des tables bondées. Rabattant aussitôt sa casquette sur les yeux, le magicien plonge le nez dans son verre de crainte d’être reconnu. Satisfaits de leur tour d’inspection, les deux malfrats retournent dans le donjon non sans avoir fait quelques recommandations au cerbère qui reprend sa faction, les bras croisés. Nul doute possible, Clémence est séquestrée dans la tour ! Sans éveiller les soupçons, le magicien quitte la guinguette dans la nuit qui tombe, échafaudant déjà un plan pour

FEUILLETON

Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

LBaignade au barrage Restaurant « Les Bibelots du Diable »

www.ville-joinville-le-pont.fr • 27

ITINÉRANCE : cet épisode du Littinéraire se lit à l’angle du quai Gabriel Perri et de la rue Coursault

lentement pour se rejoindre enfin dans un baiser passionné. Mais bientôt, la raison les ramène à la réalité :- Nous devons sortir d’ici et le plus vite possible. Es-tu prête pour un peu d’escalade ? C’est notre seule voie de sortie, précise Victor.- Ne t’en fais pas pour ça. Un jour j’ai même réussi à grimper sur le lustre d’un théâtre ! tu te rappelles…Victor jette un œil discret dans le couloir. Personne en vue. Il s’agit de regagner le toit sans se faire voir. Les deux amoureux progressent silencieusement dans le corridor, attentifs au moindre bruit. Soudain la porte d’une chambre s’ouvre et Mickaël tombe nez à nez avec les fuyards ! Victor est le plus rapide. Un coup de pied dans l’estomac coupe net le cri d’alerte qu’il allait pousser. Pliée en deux, la crapule prend en pleine face un crochet du droit qui le met à genoux. Clémence, d’un coup de genou appuyé sur la pointe du menton, l’expédie au tapis pour le compte.- Message personnel d’une femme en colère, malotru !Mais les bruits de lutte ont donné l’alerte, un brouhaha soudain monte de la chambre. La retraite est coupée. Leur seule chance est de descendre vers le rez-de-chaussée et se mettre à l’abri au milieu du public de la salle du restaurant. Si les fuyards sont suffisamment rapides, l’effet de surprise peut jouer en leur faveur. Victor saisit la main de Clémence et se précipite vers l’escalier en colimaçon. Mais derrière eux une cavalcade et des cris se font entendre. Les deux jeunes gens dégringolent à toute vitesse les marches et déboulent au rez-de-chaussée du donjon. La porte de la salle à manger est à portée de main. C’était compter sans le vigile. Solidement campé sur ses jambes, il s’est mis en travers de la porte, un couteau à cran d’arrêt à la main. Les voilà pris au piège !

* Construit en 1867

** Danse à la mode

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retrouver son amie. Tout d’abord, longer la rive pour fouiller les quelques barques amarrées par-là. Sur la première, il trouve les quinze mètres de corde dont il a besoin. Sur la seconde, il emprunte une ancre. Elle est parfaite : ni trop lourde ni trop volumineuse.Si de nombreux noctambules flânent encore sur la berge, l’arrière du restaurant, plongé dans l’obscurité, est désert. C’est idéal pour s’introduire discrètement dans le donjon. Le second essai est le bon : le grappin passe par-dessus les créneaux du donjon et s’accroche solidement. Puis, prenant appui des deux pieds sur le mur, le jeune homme se hisse à la force des bras vers les fenêtres du premier étage.

Faisant les cent pas dans sa cellule, Clémence boue littéralement de colère après Peter et ses complices quand un tapotement à la fenêtre attire son attention. Le visage de son magicien préféré s’encadre par la lucarne. La comédienne se précipite :- Ça va ? Comment te sens-tu ? halète Victor le souffle court et les muscles du dos douloureux.- Je suis hors de moi, absolument furieuse d’avoir été bernée par Peter. Comment ai-je pu croire une seconde…- Il a mystifié tout son monde, Charles Pathé y compris, la rassure Victor.- Ces crapules sont sur leurs gardes, chuchote Clémence, ils ont posté Hans devant ma porte. Peter veut récupérer

le butin dans la Marne cette nuit et disparaître vers le Havre pour prendre un cargo. - Je vais te tirer de là. Dans dix minutes, attire ton gardien dans la chambre.- Bien, mais qu’est ce que tu…Mais Victor a déjà repris son ascension vers le sommet de la façade. A bout de forces, il parvient enfin à se hisser entre deux créneaux. Une vaste terrasse s’étend devant lui sans âme qui vive. Derrière une porte, un escalier conduit à l’étage inférieur. Il en descend les marches à pas de loup. L’escalier débouche sur un couloir où il repère tout de suite Hans, en faction devant la porte de Clémence. Il ne lui reste qu’à attendre le moment propice. Deux minutes plus tard, la voix de Clémence s’élève depuis sa prison. Son geôlier, irrité, se lève en grognant et pénètre dans la chambre. Que peux bien encore vouloir cette suffragette capricieuse ? Mais enfin pourquoi se tient-elle à côté de la fenêtre avec ce sourire de victoire ? Un bruit derrière lui ! Trop tard, à peine se retourne-t-il, qu’un puissant direct du droit s’écrase sur son nez et le plonge dans l’inconscience. - Oh Victor, J’ai eu si peur de te perdre s’exclame Clémence enlaçant passionnément le jeune homme. Victor la serre de toutes ses forces, si heureux de retrouver enfin la femme qu’il aime. Clémence relève la tête, son regard se noie dans les yeux bleus du magicien, puis leurs lèvres se rapprochent

La guinguette vue de la rive opposée

À suivre…

24 • Joinville Mag • Juillet & août 2012

résuMé Des éPisoDes PrécéDenTs Le célèbre Victor le Magicien parvient à retrouver son amie Clémence, enlevée par des malfrats, dans une guinguette à deux pas du barrage de joinville.

éPisoDe 25DiMANCHE 10 jUiLLET 1910, 23 H, GUiNGUETTE « LES BiBELOTS DU DiABLE »

Version auDio sur inTerneT « Le mystère de joinville » est disponible en version audioguide. Les adeptes du feuilleton de Bruno Ruslier peuvent télécharger les épisodes pour écouter les aventures de Victor directement où elles se déroulent.

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a guinguette des Bibelots du Diable a fait le plein ce soir. Sur scène, l’orchestre interprète une danse à scandale que bien peu d’établissements

proposent : la java. Quelques couples étroitement enlacés se dandinent à petits pas avec des mouvements de bassin propres à choquer les bonnes âmes. Mais heureusement, quelqu’un veille sur les âmes du cabaret : une statue de terre cuite d’une hauteur de 80 centimètres, posée sur une étagère au-dessus du bar. A première vue, il s’agit d’un moine, revêtu d’une aube et ceint d’une corde de chanvre. Mais le costume ecclésiastique n’est qu’un leurre. De discrets sabots fourchus dépassent de la robe cléricale. Satan en personne a pris possession de la représentation de l’homme d’église. Bien que plaquées sur le crâne, on distingue ses cornes maléfiques à demi dissimulées dans la chevelure. D’une main délicate, le personnage démoniaque, se caresse voluptueusement un bouc peigné en deux pointes, comme une fourche. Mais le diable est définitivement percé à jour avec son regard par en-dessous, obscène et torve. Un regard qui semble vous transpercer de vice et de méchanceté. Un regard que certains n’osent pas soutenir

par superstition ou tout simplement par peur. « Bienvenue aux Bibelots du Diable » semble ricaner l’inoffensive réplique de terre.L’effigie de l’établissement est entourée d’une multitude de bibelots accrochés aux murs derrière le bar. Certains avec des connotations ésotériques comme une boule de cristal, d’autres complètement incongrus comme des assiettes peintes, une marionnette et même une petite roue de bateau.Le couple de propriétaires est campé derrière un magnifique comptoir à l’esthétisme tout aussi original que la décoration du lieu. La face avant du meuble est habillée de quatre plaques en métal repoussé, richement décorées de motifs. Chacune d’elle est incrustée en son centre d’un plateau de laiton de 80 centimètres dont le métal jaune est gravé de scènes de ripailles et de liesses débridées. Soudain, à la fin d’une java, un couple survolté déboule sur scène depuis les coulisses au beau milieu de l’orchestre. L’homme jauge la situation d’un regard circulaire tandis que sa compagne regarde derrière elle avec méfiance. Victor et Clémence ! Cernés de toutes parts, ils ont réussi à échapper aux griffes de leurs poursuivants en empruntant la

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ItInérancE : cet épisode du Littinéraire se lit à l’angle du quai Gabriel Perri et de la rue Coursault

Puis, reculant d’un pas, Victor jette ses mains en avant comme s’il projetait un influx magnétique vers sa collaboratrice. Le corps de son assistante s’élève dans les airs, quitte la scène et lévite au-dessus des têtes des spectateurs. Une exclamation à la fois craintive et admirative secoue l’assistance. Victor descend au milieu du public et marche entre les tables, les bras tendus au-dessus de la tête, comme s’il guidait d’un fluide puissant la trajectoire de son assistante. Bouche ouverte, bras ballants, leurs poursuivants sont comme foudroyés sur place par ce prodige inexplicable.- Clémence, vous suivez le son de ma voix comme un ballon relié à sa ficelle… Flottant au-dessus des tables, le corps de Clémence, aussi étrange que cela puisse paraître, plane en direction du magicien qui progresse vers la porte d’entrée. Le silence est total, les spectateurs… hébétés. Seule résonne la voix calme et éthérée de l’artiste. Pas à pas, il recule vers l’entrée, quelques mètres encore et ils seront dehors. - Votre corps s’alourdit et vous revenez vous poser dans mes bras. En effet le corps de Clémence s’abaisse peu à peu et Victor la réceptionne contre sa poitrine.- Votre corps redevient de chair et tout est à nouveau normal, continue-t-il, remettant sur pied son assistante. Un claquement de doigts et Clémence ouvre les yeux, surprise de découvrir autant de regards braqués sur elle. Victor se retourne, la voie est libre. Seuls trois mètres les séparent encore de la sortie et de la liberté. Main dans la main, les deux jeunes gens poussent enfin la porte à double battant par laquelle s’engouffre l’air frais de cette douce soirée de juillet. ils sont sauvés ! Soudain, la haute silhouette de Peter, la bouche barrée d’un rictus de haine, s’encadre devant eux, interdisant toute fuite.- Cette fois-ci, c’est fini pour vous… entend Victor avant qu’un coup de matraque ne le plonge dans l’inconscience.

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porte donnant sur la scène. La surprise est générale ! Les mains des musiciens restent suspendues au-dessus de leurs instruments. Les danseurs stoppent leurs applaudissements, figés par l’étonnement. Le patron, méfiant de nature, sort une massue qu’il dépose sur le comptoir ; on ne sait jamais. La situation se complique pour les fuyards : comment gagner la sortie avec tous ces regards braqués sur eux ? Mais le magicien n’est jamais à court d’idées et a plus d’une improvisation dans son sac. Brisant le lourd silence qui s’est installé, sa voix s’élève, claire et enjouée : « Mesdames et Messieurs, permettez-moi maintenant de vous présenter notre spectacle de magie ! Merci d’applaudir Clémence, mon assistante, qui m’accompagnera tout au long de ce numéro ». Au pied de l’estrade, les complices de Peter fulminent : impossible de capturer le couple sous les yeux d’une centaine de personnes ! il ne reste plus qu’à attendre le moment propice.- Et tout de suite, je vais demander à Clémence de s’approcher, sollicite l’artiste. Mademoiselle, s’il vous plait, regardez-moi dans les yeux. Quelques passes de mains devant le visage, quelques paroles apaisantes et

la jeune femme s’endort en quelques secondes, hypnotisée par le magicien- Clémence, vous dormez maintenant profondément. Vous devenez un objet inerte, une planche droite et solide. Mesdames et Messieurs, vous allez assister à un spectacle extraordinaire que vous ne verrez qu’une fois dans votre vie. Suivez mes gestes et écoutez attentivement ma voix. Regardez, le corps de mon assistante est devenu léger, léger comme de la plume, léger comme l’air, le moindre souffle de vent peut l’emporter.Et l’incroyable se produit. Du bout des doigts, Victor soulève Clémence à l'horizontale, une main derrière la nuque l’autre derrière les genoux, comme si elle ne pesait que quelques grammes. Faisant léviter son assistante à un mètre cinquante de hauteur, l’hypnotiseur fait quelques pas et présente sa collaboratrice à un public sous le choc. Là où chacun s’attendait à un aimable divertissement agrémenté de colombes blanches, on assiste à un phénomène paranormal totalement inédit sur les bords de Marne.- Mesdames et Messieurs, cette demoiselle est comme le pollen que le vent emporte dans les airs. Clémence, à mon ordre, vous survolerez les spectateurs. Maintenant ! à suivre…

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Joinville Mag

Épisode 26

ItInérance : cet épisode du Littinéraire se lit à la hauteur du barrage, face à la chute d’eau.

RÉsumÉ des Épisodes pRÉcÉdents Les ravisseurs de la comédienne Clémence Beauregard ont capturé le célèbre Victor le Magicien alors qu’il était sur le point de la délivrer.

Lundi 11 juillet 1910, 4h30, entre le barrage et le chantier de construction du pont du petit parc.

- Peter, ramenez ce bateau à la rive, exige Clémence. Maintenant

que vous avez ce que vous vouliez, relâchez-nous ! - Pas question , répond le malfaiteur, le scénario ne s’est pas déroulé comme prévu et tout cela à cause de votre maudit magicien. Dans l’obscurité totale, une plate s’éloigne du pont de Joinville en direction du barrage. A son bord, Peter surveille Clémence tandis que Hans, son acolyte, rame en silence. Au fond de la barque gît Victor, inconscient, les pieds attachés par une chaîne et un cadenas à une gueuse d’au moins 50 kg.- Mais enfin, vous venez de récupérer votre butin, argumente Clémence en indiquant un coffre ruisselant au fond de l’embarcation, laissez-nous partir.- En effet, notre bouée était toujours à sa place avec la recette de l'hippodrome au bout de sa corde. Plus de 50 000 francs ! C’est déjà un beau lot de consolation, n’est-ce pas Hans ? - C'est sûr, mais par contre, ça nous a pris des heures pour ramener le calme au Bibelots du Diable, répond le complice.- Votre damné magicien a effectué une hypnose collective remarquable, enchaîne Peter. Le public était persuadé de vous

avoir vu voler au-dessus de leur tête. Aussi, ils n’ont pas très bien compris que nous assommions leur nouvelle idole. Mais tout a fini par s’arranger. - Prenez l’argent et disparaissez, nous ne dirons rien, supplie Clémence. - De toutes façons, vous en savez trop maintenant. Après l’explosion ratée de l’usine, je ne peux laisser aucune trace derrière moi.- Mais enfin Peter, vous avez tellement changé, je ne peux y croire. Etes-vous le même qui me parlait fiévreusement de son prochain film ? Comment vous, un artiste, un metteur en scène, avez-vous pu vous commettre dans une entreprise aussi sordide ?- Ca suffit avec tes minauderies de comédienne pleurnicharde ! s’emporte le Hollandais. Et cesse de me m’appeler Peter, je ne le supporte plus ! Mon vrai nom est Wilfried Vercruysen et je suis belge, de Bruxelles ! - Comment Pe… ? Pourquoi ? Mais qui êtes-vous ? bredouille de stupéfaction Clémence.- Décidément, tu es longue à la détente, je viens de te le dire ! Appelle-moi Wil, si tu préfères. Le vrai Peter doit pourrir, dévoré par les vers, le long de la voie de chemin de fer à 50 kilomètres de Bruxelles.

FEUILLETON

Le mystère de Joinville-le-Pontun ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

Promenade au barrage

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Victor parvient enfin à sortir la tête hors de l’eau, accroché à un rocher providentiel qui affleure de quelques centimètres à la surface. Seuls quinze mètres le séparent de la rive et le courant a perdu toute sa force, il est sauvé.Quelques instants plus tard, le magicien prend enfin pied sur la rive. Certes à bout de forces, le souffle court, les mains en piteux état, mais il est encore là. Une jambe après l’autre, Victor se remet debout, les lèvres pincées, les poings serrés, tourné vers un seul objectif : retrouver Clémence avant le pire. Ces criminels ont montré qu'ils étaient capables de tout.Un coup d'oeil sur les environs, lui apprend qu'il est sur la rive du quartier Palissy, en aval du barrage dont il aperçoit la silhouette lugubre émerger de l'obscurité. Tout à coup, la voix de Clémence déchire la nuit dans un long hurlement de terreur qui lui glace instantanément le sang. Dans la seconde qui suit, c’est un homme épuisé, mais armé d'une résolution définitive et implacable, qui court le long de la rive en direction de l’horrible cri. Sa rage est intacte même peut être plus forte encore. C’est elle qui le maintient debout, le fait avancer, lui donne sa force. Mais il reste lucide : seuls le sang froid, la maîtrise et l'intelligence lui permettront d’arracher Clémence à ces canailles. Il veut sa revanche … et la victoire. Victor est prêt au combat !

FEUILLETON

- Vous avez tué le vrai Peter ? Mais pourquoi ?- Parce que Charles Pathé attendait un metteur en scène hollandais qu’il n’avait jamais vu. Ce fut un jeu d’enfant de prendre la place du fameux Peter van Hoven dans le train Amsterdam-Paris. Et pour moi, c’était le meilleur moyen de m’introduire dans la société Pathé Frères pour accomplir une mission qui devait me rendre riche, très riche.- Par bonheur, Victor a réussi à éviter cette explosion sinon on aurait compté les morts par dizaines.- Peu m’importe. Vous vous êtes mis en travers de ma route et vous allez me le payer très cher.- Je crois que nous sommes arrivés l’interrompt Hans. J’entends la chute du barrage, c’est par ici qu’il y a le plus de fond.Victor sent des mains l’agripper, le soulever et le hisser par-dessus bord. La dernière chose qu’il entend sont les cris de révolte de Clémence, bâillonnée par la main d’un des malfaiteurs. Puis il coule dans les profondeurs de la rivière. Le bruit des bulles l'enveloppe quelques secondes avant que le poids attaché à ses pieds ne l'entraîne à la verticale vers le fond. Après quelques longues secondes, la descente s'arrête enfin ; autour de lui, le noir absolu. Pas d’affolement. Aucun lien ne lui a jamais résisté, aucune chaîne. Ce n’est qu’une question de temps. De longues herbes aquatiques caressent par instant son visage. Déjà le feu brûle ses poumons. Pour limiter sa consommation en oxygène, il s’oblige à dominer sa peur en se retirant en lui-même par la seule force de la concentration. Seuls restent le battement de son cœur qui résonne crescendo dans ses tympans et le cadenas à ouvrir. Dégager sa ceinture, utiliser l’aiguille de la boucle pour ouvrir la serrure. Le manque d'oxygène obscurcit sa vision d'un voile rouge sombre. Ca y est, il tient maintenant la boucle à pleine main. Le feu explose au fond de sa poitrine. Ne pas céder au réflexe d’inspirer. Faire reculer la douleur par la force de la volonté. Les jambes recroquevillées, il localise le cadenas à tâtons. Le maintenir de la main gauche, introduire l’aiguille dans la serrure. Devant ses yeux, le voile rouge s’éclaircit pour

devenir rouge sang. Trouver le penne, le soulever et en même temps tourner. Des étoiles blanches semblent exploser devant ses yeux. Rester conscient a tous prix. Le cadenas s’ouvre enfin. Et maintenant pousser de toutes ses forces vers le haut ! Les mains tendues vers la surface, Victor est une flèche lancée à toute vitesse qui troue, perfore, transperce la surface de la rivière dans une gerbe d'éclaboussures. Un ouragan d'air frais éteint enfin le brasier de sa poitrine, la douleur recule, ses poumons se remplissent ! Il est vivant. Le visage tourné vers le ciel, le jeune homme se maintient sur le dos à la surface, retrouvant peu a peu son souffle normal. Sa vue s’éclaircit progressivement, il distingue maintenant les étoiles dans le ciel nocturne.Mais cette courte trêve s'efface bientôt sous l'effet du courant qui s’accentue. Le grondement d’une chute d’eau monte à sa rencontre, le flot l’emporte. « Damnation, le barrage ! Je suis entraîné dans sa cascade ». L’écume se forme autour de lui, le bruit devient assourdissant. Emporté comme un fétu de paille, il tombe dans une chute sans fin. Dans un fracas épouvantable, son corps est ballotté, malmené, écartelé par des courants contraires, effaçant toutes notions de haut et de bas. A deux doigts de l’inconscience, il percute soudain un obstacle de plein fouet ! Une prise apparaît sous sa main droite, il s’y agrippe de toutes ses forces.

Le barrage, construit par M. Malézieux en 1867

28 • Joinville Mag • Septembre 2012

ÉPISODE 27Voici le dernier épisode du Mystère de Joinville. Retrouvez l'épisode 26 sur le site Internet de la ville et l'interview de Bruno Ruslier en page 13 de ce magazine.

RÉSUMÉ DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS Peter, le metteur en scène hollandais, se révèle être un redoutable imposteur. Après avoir récupérer son butin au fond de la Marne, le malfrat tente de noyer Victor dans la rivière avant de prendre la fuite en direction de Champigny avec Clémence, son otage.

Lundi 11 juillet 1910, 5 heures, sur le chantier de construction du pont du Petit Parc.

ITINÉRANCE : cet épisode du Littinéraire se lit à l’angle du quai Gabriel Péri et l’avenue des Peupliers.

elle une silhouette menaçante et fantasmagorique, une montagne de poutrelles métalliques se découpe sous la pâle lueur de la

lune. Un panneau indique que le magicien pénètre sur un chantier de la société Eiffel. L'entreprise y construit le pont du Petit Parc et annonce son inauguration pour l’année suivante. Pour le moment, autant qu’il puisse le deviner dans la pénombre, c’est un vaste chantier, avec des monticules de graviers et de pierres. Un frisson secoue Le jeune homme lorsqu’il réalise que c'est le lieu idéal pour faire disparaître définitivement la comédienne. Nul doute qu’il ne lui reste que très peu de temps pour sauver celle qu’il aime.

Soudain un bruit discret mais régulier attire son attention. Il paraît provenir de tout là-haut, du sommet de la culée* du pont. Négligeant les escaliers, Victor escalade la pente en toute discrétion. A mi-chemin, il lui semble reconnaître le crissement d’une pelle qui creuse. Le sang du jeune homme se fige d’effroi un instant : pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! Il parvient enfin au sommet et s’aplatit au sol. A la lueur d’une lampe à pétrole, cette canaille de Peter, enfin de Wil, creuse un trou d’au moins deux mètres

de profondeur pour y ensevelir sa victime. Par bonheur Clémence est encore en vie, gisant sur le côté, les mains ligotées dans le dos et un solide bâillon sur la bouche.- Cette fois ci, c’est finit pour toi… raisonne dans l’obscurité la voix sombre de Victor. Ces paroles glacent instantanément le malfrat, qui s’immobilise la pelle à la main. - Le magicien ? s'exclame-t-il, sceptique, en se retournant. Décidément, tu as plus de vies qu'un chat ! - Tu aurais du te méfier, ironise Victor en entrant dans le cercle de lumière, tu sous-estimes trop la magie...- C'est ce qu'on va voir, rétorque le criminel en se jetant sur Clémence qu’il remet sur pied sans ménagement avant d’appuyer sur sa gorge un couteau acéré.- Je n’ai pas de temps à perdre avec toi le magicien, lance le criminel avec un sourire mauvais. Recule et descend dans cette fosse, ce sera ta tombe. Plus de six mètres séparent Victor de son adversaire. Aucune chance de le surprendre. La jeune femme, impuissante, un bâillon sur la bouche, roule des yeux de panique. - Ne t’approche pas, sinon je la saigne, hurle la crapule en appuyant la lame effilée sur la peau nacrée de Clémence où perle déjà une goutte de sang.

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Le mystère de Joinville-le-PontUn ouvrage Littinéraire de Bruno Ruslier

TLe pont du Petit Parc inauguré en novembre 1911.

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de fille de cirque. Mettant un pied sur un muret, elle relace ses bottines d'un geste énergique avant de remonter sa robe et de se hisser sans façon à califourchon sur une belle jument couleur bai. - Etes-vous prêts ? demande déjà la comédienne à ses compagnons d’une voix enjouée. Sans attendre la réponse elle lance son cheval sur le chemin de halage dans un cri à la fois de joie et de libération, au regard des épreuves de ces dernières heures. Dans l'air frais de l'aube, les trois cavaliers remontent au petit trot la rive Palissy et dépassent bientôt le barrage. Poussant son cheval, Victor se hisse à la hauteur du jeune joinvillais :- Jeannot, comme tu peux voir tout s’est arrangé, un grand merci pour ton aide. Décidément, ta ville est un endroit plein de surprises. J'y ai vécu une de mes plus belles aventures.- Je vous l'avais bien dit, M'sieur Victor, qu'il se passe toujours quelque chose ici, car Joinville est au CENTRE DU MONDE !! pousse-t-il dans un cri joyeux, lâchant sa monture dans un galop effréné à la hauteur des plages.Dans la clarté du jour naissant, une péniche émerge de l'écluse du canal et les salue d'un bref coup de sirène avant de mettre le cap vers l'arche centrale du pont. A la proue, un marinier leur adresse un amical geste de la main tandis que les piles du pont s’éclairent sous les premiers rayons de soleil, levant le rideau sur une nouvelle journée à Joinville-le-Pont.

* Fondations érigées sur la rive destinées à supporter le tablier du pont.

Iconographie : collection Bruno Ruslier. Crédits photographiques : droits réservés pour les ayants droits non identifiés.

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Tout semble perdu. - Peter, ou plutôt Wilfried, vous êtes décidément le plus fort, dit le magicien de cette voix si particulière qui allie douceur et domination. Je m’incline devant votre supériorité. Les yeux magnétiques du magicien ne quittent plus ceux du bandit. Victor fait un pas calmement et ajoute : - Il n’y a pas de honte à reconnaître sa défaite devant plus fort que soi. Le jeune homme fait une nouvelle enjambée alors que la crapule reste sans réaction, un léger sourire sur les lèvres. La voix à la fois amicale et autoritaire reprend :- Votre plan témoigne d’une intelligence supérieure… Victor n’est plus qu’à quatre mètres de son adversaire, les yeux bleus littéralement plantés dans les pupilles de Wil. Encore un pas, un seul ! - … et force l’admiration, poursuit le magicien, en avançant à nouveau la jambe. Wilfried semble boire littéralement les paroles de son adversaire, mais sortant soudain de sa torpeur, il s’écrie : - Ne t’approche… je t’avais prévenu…Trop tard, Victor se tend à la vitesse de l’éclair dans une fente d’escrime, la jambe droite étirée vers l’avant, le bras droit allongé au maximum. L’épée est remplacée par les doigts tendus dont les phalanges raidies par des heures d’entraînement deviennent une arme mortelle. En une fraction de seconde, l’extrémité des doigts fracasse la pomme d’Adam de son adversaire. Seul le craquement étouffé d’une noix écrasée témoigne de la violence du coup. Le corps inerte s’écroule aussitôt sur lui-même, tel une poupée de chiffons. Le KO a été immédiat.Le premier rayon de soleil vient éclairer la berge du quai du barrage. Les mésanges, nichées dans les platanes le long de la rive, sont les premières à faire retentir leur chant. Tendrement enlacés, Clémence et Victor contemplent depuis le haut de la culée du pont, les bords de Marne s’éveiller dans les premières lueurs de l'aube. - C’est tout bonnement incroyable. J’étais certaine que ma dernière heure était arrivée. Mais comment, comment as tu fait ?

- Le pouvoir des mots. Dans une bataille, ils sont parfois la meilleure arme… surtout si on y ajoute un soupçon d’hypnose, fait-il dans un sourire entendu...- Cette fois mon magicien préféré a rendu la monnaie de sa pièce à cette crapule et il m’a sauvé… comme dans un film, murmure tendrement Clémence en s’abandonnant sur son épaule. Au fait, je ne t’ai pas encore remercié.- Mais tu n’as pas à…- Laisse-moi faire. Je n’ai que l’embarras du choix, souffle-t-elle en déposant un baiser sur son front. Ça, c’est pour être venu au secours de Vincente, l’accordéoniste de Gégène. Celui-ci, pour avoir sauvé l’usine de Charles. Grâce à toi, Joinville pourra continuer à faire des films chuchote la jeune femme en embrassant une pommette meurtrie.- Et toi, à être une grande comédienne, mon amour.- Et enfin conclue t-elle en approchant ses lèvres des siennes, voilà pour avoir percé le mystère du pont de Joinville…- « Oh, les amoureux !… » claironne une voix sur un air bien connu depuis le chemin de halage. Jeannot, juché sur un cheval de son père, agite sa casquette en leur direction, un large sourire aux lèvres. Il tient les rennes de deux autres montures pour leur promenade matinale et propose : - Un galop au bois de Vincennes, ça vous tente M'sieur Victor ?- Pourquoi pas ? Quel meilleur épilogue peut-on rêver pour une telle aventure ? s’enthousiasme la comédienne. Médusé par la vitalité inépuisable de la jeune femme, le magicien n'ose résister à la main qui l’entraîne déjà vers la rive.Parvenue aux côtés de Jeannot et ses chevaux, Clémence retrouve ses réflexes

FIN

Le pont de Joinville et son arche centrale.