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T he last Friday configure le défaut d’être ensem- ble, la difficulté de trouver un langage commun qui puisse lier les hommes. Le film s’ouvre sur un per- sonnage qui constate la coupure du courant électrique. Il touche sa plaque chauffante mais ne ressent rien, ap- puie sur l’interrupteur en vain. Ce courant qui ne passe plus encode l’univers du film, fait essentiellement de déconnexions entre les êtres, de ruptures entre les hommes et leur espace. D’abord une crise de communication entre les hommes, même les plus proches : Youssef et son fils, Youssef et son ex-femme, Youssef et son patron Jaber qui a également du mal à communiquer avec sa future fiancée. Seuls le bruit inarticulé du monde (sons d’un avion, des voitures, de la rue…), le discours télévisé ou l’appel à la prière meublent la bande son lors des pre- miers plans où la caméra ne bouge pas, installant le spectateur dans une durée monotone qui l’oblige à faire attention aux moindres détails. Le bruit de la ville est contaminé par celui des médias qu’on entend pa- rasiter la vie : dans l’immeuble où vit Youssef, chez l’épicier, dans le taxi, dans l’appartement au moment où père et fils s’apprêtent à dîner... Nous entendons partout la voix d’Al Jazeera sans voir les image ; peu importe, son effet hypnotique est là. Néanmoins, au début, le personnage étant seul, l’absence de parole n’est pas reçue comme une bizarrerie. Le silence du personnage est plus éloquent que la pseudo-commu- nication par SMS où le corps et la voix de l’autre res- tent hors champ, hors portée de soi. SMS est d’ailleurs le titre de l’un des court-métrages du cinéaste où il dé- crit l’invasion de l’intime par ces nouvelles technolo- gies réifiant nos liens les plus personnels y compris ceux de la communion amoureuse. SMS, Facebook, téléphone, chaînes télévisées, que de moyens techno- logiques perfectionnés au détriment d’un véritable échange. Imad, fils de Youssef, ne sait même pas lire. Ses bégaiements sont ceux de tous les personnages pour qui l’autre et le monde présentent un problème de lisibilité. Par ailleurs, le choix du vendredi, jour censé réunir la communauté musulmane, n’est pas anodin. The last Friday sonne comme l’aveu d’un hiatus empêchant le partage du commun qui pourrait trouver ses origines dans la faille du politique. Ceci nous est suggéré par une séquence clé, celle de l’hôpital où Youssef doit se faire opérer : le discours de Moubarak tentant de convaincre les jeunes de sa souveraineté incrimine des instances étrangères voulant semer le chaos. Déni de la crise de l’autorité interrompu net par le geste de Yous- sef qui éteint la télé. Le dernier plan fait écho au tout premier, nous voyons Youssef après l’opération se promener entre des tombes ou des ruines dans ce même paysage du début ; dernière séquence où on ne peut s’empêcher de se demander si c’est lui en chair et en os ou bien son fan- tôme. Mort ou vif ? Question centrale que pose le film sur tous ses personnages. Villa Méditerranée, 14h L’INSULARITÉ DES ÊTRES DANS THE LAST FRIDAY DE YAHYA AL ABDALLAH par Sihem Sidaoui SAMEDI 1 ER JUIN 2013

LE QUOTIDIEN #4 - Rencontres Internationales des Cinémas Arabes,

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Page 1: LE QUOTIDIEN #4 - Rencontres Internationales des Cinémas Arabes,

The last Friday configure le défaut d’être ensem-ble, la difficulté de trouver un langage commun

qui puisse lier les hommes. Le film s’ouvre sur un per-sonnage qui constate la coupure du courant électrique.Il touche sa plaque chauffante mais ne ressent rien, ap-puie sur l’interrupteur en vain. Ce courant qui ne passeplus encode l’univers du film, fait essentiellement dedéconnexions entre les êtres, de ruptures entre leshommes et leur espace. D’abord une crise de communication entre leshommes, même les plus proches : Youssef et son fils,Youssef et son ex-femme, Youssef et son patron Jaberqui a également du mal à communiquer avec sa futurefiancée. Seuls le bruit inarticulé du monde (sons d’unavion, des voitures, de la rue…), le discours télévisé oul’appel à la prière meublent la bande son lors des pre-miers plans où la caméra ne bouge pas, installant lespectateur dans une durée monotone qui l’oblige àfaire attention aux moindres détails. Le bruit de la villeest contaminé par celui des médias qu’on entend pa-rasiter la vie : dans l’immeuble où vit Youssef, chezl’épicier, dans le taxi, dans l’appartement au momentoù père et fils s’apprêtent à dîner... Nous entendonspartout la voix d’Al Jazeera sans voir les image ; peuimporte, son effet hypnotique est là. Néanmoins, audébut, le personnage étant seul, l’absence de parolen’est pas reçue comme une bizarrerie. Le silence dupersonnage est plus éloquent que la pseudo-commu-nication par SMS où le corps et la voix de l’autre res-tent hors champ, hors portée de soi. SMS est d’ailleursle titre de l’un des court-métrages du cinéaste où il dé-crit l’invasion de l’intime par ces nouvelles technolo-gies réifiant nos liens les plus personnels y comprisceux de la communion amoureuse. SMS, Facebook,téléphone, chaînes télévisées, que de moyens techno-logiques perfectionnés au détriment d’un véritable

échange. Imad, fils de Youssef, ne sait même pas lire.Ses bégaiements sont ceux de tous les personnagespour qui l’autre et le monde présentent un problèmede lisibilité.Par ailleurs, le choix du vendredi, jour censé réunir lacommunauté musulmane, n’est pas anodin. The lastFriday sonne comme l’aveu d’un hiatus empêchant lepartage du commun qui pourrait trouver ses originesdans la faille du politique. Ceci nous est suggéré parune séquence clé, celle de l’hôpital où Youssef doit sefaire opérer : le discours de Moubarak tentant deconvaincre les jeunes de sa souveraineté incrimine desinstances étrangères voulant semer le chaos. Déni de lacrise de l’autorité interrompu net par le geste de Yous-sef qui éteint la télé.Le dernier plan fait écho au tout premier, nous voyonsYoussef après l’opération se promener entre destombes ou des ruines dans ce même paysage du début; dernière séquence où on ne peut s’empêcher de sedemander si c’est lui en chair et en os ou bien son fan-tôme. Mort ou vif ? Question centrale que pose le filmsur tous ses personnages.

Villa Méditerranée, 14h

L’INSULARITÉ DES ÊTRES DANS THE LAST FRIDAY DE YAHYA AL ABDALLAH par Sihem Sidaoui

SAMEDI 1ER JUIN 2013

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C'est d'éveil qu'il s'agit dans ce long métrage dujeune réalisateur émirati. D'éveil à l'amour et à

la sensualité. Et aussi, d'éveil à la conscience d'unmonde qui change. La fluidité du film ressemble àcelle de la démarche balancée de Mansour et deKhaltham dans les tout premiers plans. Ce sont leursjambes, du genou jusqu'au pied, qui sont d'abord fil-més. Deux corps juvéniles se découpant sur la routesablonneuse, le bleu du ciel, le vert profond des ar-bres. Le sac de courses échappe des mains de l'ado-lescente, Mansour accourt, galamment le ramasse etle lui tend. Il y a les sourires échangés, la fraîcheur du

regard, une attente inscrite dans le cours des jours,une tension très fine avec laquelle il est agréable devivre, jamais insoutenable, animée de rêveries qu'onsent profondes, essentielles.

Au début, on pourrait croire que les deux adolescentsne se connaissaient pas, mais il s'avère que leur com-plicité presque silencieuse est de celles que tisse uneenfance partagée. Ils sont du même quartier. La mèrede Mansour fabrique des glaces maison et son filsfait le tour du voisinage à vélo pour les vendre. Kal-tham, dont la mère est décédée, rend souvent visite àcette mère qui n'est pas la sienne et qu'elle adopteraitvolontiers, lui fait goûter les petits plats qu'elleconcocte, s'attarde un peu dans l'espoir de croiser lefils. Une sensualité ténue se retrouve à toutes lesstrates du film. Celle du désir des corps que le regardrévèle, celle liée au goût, à la musique, à la lumière,à la pénombre, mais toujours par petites touches.Quelque chose de furtif, que l'on retrouve dans lesseuils entrouverts et des paroles qui n'ont de banalque l'apparence. Les répliques échangées sont suc-culentes parce qu'elles sont la traduction de répliques

muettes. Demander des nouvelles des parents, direqu'on va bien merci : toutes ces petites phrases neprocèdent pas de propos convenus. Elles sont à pren-dre au premier degré, qui est réel, car il n'est pas in-congru d'échanger des nouvelles dans un langagecommun (il y a dans ce film un humour tendre, oui,mais aucune ironie). Et surtout, ces répliques rem-plissent l'atmosphère de ce qu'on ne dit pas. NawafAl-Janahi a réussi à rendre le non-dit dans ses deuxversants : le versant savoureux qui est du côté de l'al-lusion et du second degré mais aussi, quand le filmaura suffisamment avancé, dans son versant sombre

où ce qui est tu est tu parce que trop durpour le personnage. Quand on réalise queKaltham a une inquiétude puis un secret,quand on comprend qu'elle porte ensem-ble fraîcheur et chagrin, on réalise à quelpoint le film a su se tenir sur la corderaide, à quel point ses miroitements sontfaits de clair-obscur. Mais c'est un clair-obscur ou le clair est plus chatoyant quel'obscur n'est obscur. Peut-être au fondparce que ce qui compte ne supporte pasla grandiloquence. D'où cette grâce, par-tout, et cette pudeur exquise. Le rapportentre les générations et entre les sexesest déplié de façon à laisser s'exprimer

toute une palette de nuances. Les parents par exem-ple, même s'ils représentent un monde sur le bord definir, demeurent attachants. Leurs valeurs conserva-trices sont les mêmes mais chacun vit différemmentses souvenirs et sa relation à ses enfants, tandis queles jeunes s'initient à l'amour, au désir et au chagrin,se cherchent, se perdent et s'espèrent. Ils vivent dif-féremment ce qui se passe mais ne peuvent l'empê-cher de se passer. Là comme ailleurs, on est capable,quand on est jeune et troublé par une femme, nonseulement de braver les interdits familiaux mais dedépenser toutes ses petites économies pour les beauxyeux de cette femme, quitte à oublier, le temps d'uneaventure intérieure et d'une déception, les frémisse-ments d'un premier amour. Les peines de coeur sontle tremblé même de la vie où se ressourcent les élansd'espérance. Et l'appel de l'amour est appel de liberté.A la fin, Mansour ne se laisse pas seulement lécher lebout des orteils par les vagues ; du haut d'un ponton,il se jette résolument à l'eau.

Cinéma Les Variétés, salle 2, 14h

LE TREMBLÉ DE LA VIE DANS L'OMBRE DE LA MER, DE NAWAF AL-JANAHIpar Hajer Bouden

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LE COURT DU JOUR

CHEZ SOI par Insaf Machta

Filmé quasiment de bout en bout par une ca-méra portée, Sur la route du paradis de Uda

Benyamina en dit long sur l’instabilité du mondeoù vivent les personnages. Le pré-générique demême que les premières images du film charrientl’énergie débordante des enfants, Sara et Bilal. Ilss’éclatent sous la douche avec la complicité de leurmère (le cadrage assez serré montre l’exiguïté del’espace) ; ils s’amusent dans la cour de l’école oùils sont filmés séparément à la faveur d’un mon-tage parallèle. On voit Bilal jeter des boules deneige sur un mur où sont accrochés des dessinssans doute faits par des enfants et,sur l’un de ces dessins, on peut lireune devise : Liberté, Fraternité, Res-pect. Quant à Sara, elle joue avecd’autres élèves, elle est au centre etla caméra tourne autour d’elle. Toutest dit par ce plan très court (commela plupart des plans d’ailleurs) : c’estSara qui porte le film. La salle declasse est aussi un lieu où on s’amuseet où Sara fait sa déclaration d’amourà un garçon sur un mode ludique :elle l’écrit sur un bout de papier et lafait suivre d’une question à la quellele garçon doit répondre en cochant une case. Toutbascule avec la brusque irruption de la directricequi intime à Sara l’ordre de quitter la salle. La si-gnification de cet exercice de l’autorité se lit dansle flux rapide, instable et désordonné d’une actionhaletante : les deux personnages courent, Bilal faitirruption dans le champ et il est porté à un momentdonné par la directrice affolée qui finit par cacherles enfants dans une armoire, lieu à partir duquelon entrevoit, avec les enfants, les uniformes desflics. C’est par le biais de l’école, facteur d’inté-gration comme on l’entend souvent dans le dis-cours officiel, lieu où on aime et noue des amitiés,que les questions de l’immigration clandestine etde l’appartenance sont abordées. A un momentdonné, Sara dira au garçon à qui elle a fait sa dé-claration au début du film, alors qu’ils sont séparéspar cette frontière que constituent les barreaux dela porte de l’école désormais inaccessible à la pe-tite fille : « C’est chez moi ici ».

Chez soi, c’est aussi le camp où des Roms et desMarocains vivent ensemble, lieu d’habitation oude passage. C’est notamment le cas pour Leila, lamère des deux enfants, qui cherche à rejoindre sonmari en Angleterre. Le camp est à sa manière unetour de Babel où on entend des langues, des mu-siques différentes mais aussi des contes. C’est unlieu où on fait la fête et d’où nous parvient aussi latoux de Bilal à laquelle répondent, comme dans unchamp contre-champ sonore, les pleurs de sa mèreaccablée par le poids de sa propre lutte. Si la thé-matique sociale et la manière de filmer (caméra

portée, plans très rapprochés) peuvent rappeler lecinéma des frères Dardenne (La Promesse en l’oc-currence), le film de Uda Benyamina en diffère parcette alternance entre la lutte acharnée de la mère,la colère qui s’empare d’elle lorsqu’elle parle à sonmari et ces pauses où l’on respire le temps d’unechanson, d’une danse, d’un moment de joie. Il y aaussi l’adhésion à un regard qui, quasiment inexis-tante ou problématique chez les frères Dardenne,est ici entretenue puisqu’elle intervient à des mo-ments-clés du film, ceux qui sont censés menervers le paradis ou l’éloigner. Sara observe sa mèreet porte un regard lucide sur le monde des adultes: séparée d’elle par une vitre, elle la voit parler autéléphone avec son père ou encore avec le passeur.Au mouvement panoramique de la caméra dans lacour de l’école font écho ces plans qui sortent pourainsi dire du regard de Sara.

Cinéma Les Variétés, salle 2, séance de 17h

SUR LA ROUTE DU PARADIS, DE UDA BENYAMINA