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F. DELERUE, c. ss. R. LE SYSTÈME MORAL DE Saint Alphonse de Liguori Docteur de l'Eglise Etude Historique et Philosophique Aux BUREAUX DE " L'APOTRE DU FOYER •* 7, Rue Barra, 7 SAINT-ÉTIENNE (Loire) 1929

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F. D E L E R U E , c. ss. R.

L E

SYSTÈME MORAL DE

Saint Alphonse de Liguori

Docteur de l'Eglise

Etude Historique et Philosophique

Aux BUREAUX DE " L'APOTRE DU FOYER •*

7, Rue Barra, 7

SAINT-ÉTIENNE (Loire)

1929

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LE SYSTÈME MORAL D E

Saint Alphonse de Liguori

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NIHIL OBSTAT :

J . F A V R E , C. SS . r.

Super, prov. lugd.

IMPRIMATUR : S u Stephani,

+ JOANNES, Ep. tit. Leptimagn. Aux. Lagd.

die l ia Nov. 1928.

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AU LECTEUR £

Depuis trois siècles et plus, la question du probable en théologie

morale a été débattue en tous sens. Depuis plus de cent cinquante ans,

le nom d'Alphonse de Liguori est mêlé à ces débats. Dans un champ

remué par tant de mains, reste-t-il place pour un travail utile ?

Nous estimons que oui.

Il s*agit ici d'une vérité et d'un homme.

Cette vérité est d'une importance capitale. Elle a pour objet la règle

fondamentale qui s'impose à la conscience, toutes les fois que celle-

ci n'a pas, pour éclairer sa route, l'évidence du devoir ou de la liberté.

Dans l'état présent de l'humanité, ces cas sont innombrables. Les

solutions fausses, ou incomplètes, ou imprécises du problème,qu'elles

appesantissent ou qu'elles allègent à l'excès le joug de la lot entraî­

nent des conséquences toujours fâcheuses, et, l'histoire le prouve,

souvent funestes. Il nous apparaît, comme à saint Alphonse de Li­

guori, que la morale privée et publique et le salut des âmes sont ici

engagées au premier chef.

L'homme ce même Alphonse de Liguori — a été manifestement

suscité par Dieu pour rendre à cette vérité nécessaire son plein éclat.

Il a consacré à cette œuvre trente années de labeur, et de prière aussi,

car Dieu est le Père des lumières, et le salut des âmes était en jeu.

Quand il eut conquis la vérité, il lutta pour elle, avec une ardeur et

une force d'âme que, vu les circonstances du temps, il n'est pas exa-

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6 AU LECTEUR

géré d'appeler héroïques. Le Saint, chez Alphonse, inspire et soutient

le Docteur : cette infatigable persévérance à poursuivre le vrai; cette

absolue probité intellectuelle qui revêt le caractère d'une haute vertu

morale ; cette impeccable droiture d'esprit et de volonté ; ce courage

à dire sa pensée entière malgré tes risques les plus graves; cet oubli

total du moi pour ne voir que Dieu, les âmes et la vérité; cette charité

enfin, ce respect, cet esprit de justice et cette courtoisie dont Alphonse

ne se départ jamais vis-à-vis de ses adversaires; voilà, certes, des exem­

ples d'autant plus utiles à méditer qu'il est plus rare de les rencontrer

à ce degré de perfection.

Cette vérité, qu'Alphonse a dégagée et proclamée, est-elle aujourd'hui

universellement victorieuse ? Non.

A cet homme, insigne bienfaiteur de la théologie catholique et de

la conscience humaine, pleine justice est-elle rendue par tous ? Non.

Pour ne citer qu'un seul des assaillants du dehors, hier encore, le

pontife le plus accrédité du laïcisme en France s'efforçait de montrer,

dans Alphonse de Liguori, l'auteur responsable d'un relâchement

universel dans la morale catholique. Même à ne parler que des ca­

tholiques, il s'en faut que saint Alphonse jouisse, auprès de tous,

du crédit qui lui revient.

Cette vérité et son admirable champion méritent d'être défendus.

Pour cela, il suffit, croyons-nous, de les montrer dans leur vraie lu­

mière: de montrer, dons les faits, ce qu'a été l'homme; dans les prin­

cipes, ce qu'est la vérité soutenue par lui. Mieux connus, l'un et l'autre

se défendent d'eux-mêmes.

Nous nous sommes interdit les citations des théologiens anciens

ou modernes, à part celles que réclame essentiellement le sujet traité.

Il nous a semblé que la nature de notre travail exigeait ce sacrifice.

Notre but est de faire voir, non pas en quoi tel ou tel théologien s'ac­

corde ou non avec saint Alphonse, mais en quoi consiste la doctrine

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AU LECTEUR 7

de saint Alphonse, quelle en a été révolution, quels en sont les fonde­

ments. Pour tout ce qui n'a pas trait directement à notre sujet, nous

nous sommes contenté, souvent à regret, d'indications d'ordre général.

Nous pensons avoir évité ainsi de nuire, par des digressions et des

diversions, à la clarté, sans profit appréciable pour la force de la

démonstration.

Par contre, quelques détails, de doctrine ou d'histoire, pourront

paraître superflus aux théologiens versés en ces matières, et le sont

en effet pour eux; mais nous tes avons crus utiles à d'autres lecteurs,

mnns érudits, qui désireraient se former un jugement d'ensemble

sur les questions traitées ict

Un mot sur l'ordre que nous nous sommes fixé.

.Dans la première partie, après avoir étudié rapidement l'état où

saint Alphonse trouva la question du probable en théologie morale,

nous suivons, pas à pas, notre héros dans sa marche laborieuse vers

la vérité, puis dans ses combats pour cette vérité une fois pleinement

saisie. Nous terminons par quelques considérations, forcément in­

complètes, sur la faveur que l'Eglise a témoignée à la doctrine de saint

Alphonse.

Dans la seconde partie, nous nous étendons longuement sur la nature

de l'opinion, d'après la doctrine de saint Thomas. Ce n'est pas ici

une digression vaine ou d'intérêt secondaire. Pour nous, le nœud de

la question est là. L'emprise de la loi sur la volonté se fait à la lumière

de l'intelligence. Il est donc inadmissible que l'obligation morale ne

corresponde pas à un état d'esprit spécifiquement défini. Cet étal

d'esprit est celui que saint Thomas appelle opinion, laquelle ne doit

pas être confondue avec l'opinion polymorphe mise en honneur parmi

les théologiens depuis la fin du 16 e siècle. Ce même état d'esprit,

saint Alphonse, d'accord en cela aussi avec saint Thomas, l'appelle

certitude morale large; mais il a bien soin d'en définir la nature et

les limites, qui répondent exactement à la nature et aux limites de

l'opinion, prise au sens de saint Thomas.

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8 AU LECTEUR

Chemin faisant, nous nous sommes appliqué à dissiper plus d'un malentendu.

Le terrain se trouve ainsi préparé pour étudier, d'après les règles

élémentaires de la saine critique, la doctrine du saint Docteur sur le

probable, dans le dernier exposé et la dernière démonstration qu'il

nous en a laissés.

On comprendra mieux alors le soin pris par Alphonse d'écarter

de son oeuvre tout ce qui se réclamait d'une autre conception ; son cri

de triomphe quand il eut entre les mains l'édition définitive de sa

Théologie Morale: « Je meurs content, mon œuvre est achevée; » l'assu­

rance avec laquelle il proclame que sa doctrine est certaine, qu'elle

est vraie; et enfin cette affirmation ;« Ma doctrine est celle de saint

Thomas. »

Nous traitons, en appendice, trois questions complémentaires :

1° le principe de possession et ses applications diverses d'après la

doctrine de saint Alphonse, 2° la terminologie de saint Alphonse en

matière d'opinion et de probabilité, 3° un cas de conscience résolu

par saint Thomas. Il s'agit du célèbre cas de la multiplicité des pré-

bendes : nous verrons s'il g a opposition ou divergence entre les prin­

cipes ou les méthodes des deux Docteurs, et non pas plutôt accord

parfait.

Il ne nous reste plus qu'à demander, pour cette modeste Etude, la

bénédiction de saint Alphonse de Liguori, celle aussi de saint Thomas

d'Aquin, dont saint Alphonse se glorifie à bon droit d'avoir été tou­

jours, et particulièrement en cette question de la probabilité, le

disciple fidèle.

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PREMIÈRE PARTIE

Etude Historique

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L E S Y S T È M E M O R A L DE SAINT ALPHONSE DE LIGUORI

CHAPITRE PREMIER

La question est posée

Les obligations morales sont intimées à l'homme par sa conscience» c'est-à-dire par le jugement que porte sa raison sur ce qui lui est permis ou défendu, sur le caractère licite ou illicite des actions qu'il va poser. Ai-je ou n'ai-je pas le droit d'accomplir ou d'omettre tel acte ? La réponse à cette question intérieure sera un jugement de conscience.

Ce que saint Paul dit des païens (Rom. II, 15-16) est vrai de tous les hommes : leur conscience leur rend témoignage, leurs pensées les accusent ou les défendent tour à tour; c'est ce qui apparaîtra au four où... Dieu jugera par Jésus-Christ les actions secrètes des hommes. La sentence de Dieu dépend de notre conscience, comme le verdict du juge dépend de la déposition du témoin.

L'obligation d'agir implique l'obligation de connaître. En droit civil, nul n'est censé ignorer la loi. Dieu nous oblige, au moins, à rechercher la vérité en matière de morale, en matière de droit et de devoir, pour conformer à cette vérité nos jugements de conscience et notre conduite.

Quand la vérité se découvre à nos regards avec assez de netteté pour ne laisser place à aucune hésitation dans notre esprit, notre situation morale est claire, elle aussi : notre droit est acquis, ou le devoir s'impose, selon que la vérité, ainsi révélée avec évidence et connue avec certitude, s'est déclarée en faveur de la liberté ou en faveur de la loi.

Mais si la vérité se dérobe à nos recherches ? Ou si elle ne se livre qu'imparfaitement et qu'on ne soit pas certain de la posséder ?

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12 PREMIERS PARTIE - ETUDE HISTORIQUE

Entre la nuit totale et le jour assez clair pour permettre de discerner nettement les objets, quels mélanges variés d'ombre et de lueurs dans l'esprit humain I Sans compter que les lueurs mêmes qu'il entrevoit l'appellent souvent dans des directions opposées.

Parmi ces obscurités, au milieu de ces incertitudes, quelle route doit tenir la volonté humaine ? où commence, où finit son droit de disposer d'elle-même à son gré ? où commence, où finit son obliga­tion de se soumettre à la loi ?

Cette question, en des termes plus ou moins précis, s'est toujours posée devant la conscience chrétienne, et, à toute époque, les théo­logiens y ont répondu de quelque manière. Ce que fut cette réponse de la théologie ancienne, nous n'avons pas à le rechercher ici. Le problème était posé en quelques mots, résolu en quelques phrases ; et jamais, sur ce point, il ne s'était soulevé de discussions ni vio­lentes ni approfondies.

Vers l'an 1577, dans ses leçons sur la Somme de saint Thomas (I-II,q.l9,art.6),le Père Barthélémy de Médina,dominicain espagnol, professeur à Salamanque, émettait le principe du probabilisme. Après avoir trouvé fort bonnes les raisons des adversaires, raisons que d'ailleurs il s'efforcera ensuite de réfuter, il émet son avis per­sonnel : « Si une opinion est probable, il est permis de la suivre, bien que l'opinion opposée soit plus probable. Certe argumenta videntur optima9 sed mihi videtur quod si est opinio probabilis, licitum est eam sequi9 licet opposita probabilior sit. » Ces deux lignes ont fait couler des flots d'encre.

Le Père de Médina était un théologien remarquable et fort es­timé. Sa thèse eut un succès prodigieux. De ce succès, l'auteur ne fut pas ou guère le témoin, car il mourait trois ans plus tard, à peine âgé de cinquante ans.

Le principe du probabilisme, avons-nous dit, était posé. Ses premiers partisans ne reculaient point devant le candide aveu qu'il était nouveau e t que la tradition n'y avait rien à voir. C'était, à leurs yeux, une trouvaille de génie.

Arrêtons-nous quelques instants à considérer ce principe fameux. Sans doute — les théologiens catholiques l'enseignent à

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CHAPITRE PREMIER - LA QUESTION EST POSÉE 1 3

l'unanimité — il est des risques qu'il est interdit de cour i r témérairement, et cela en vertu d'une loi certaine. Ainsi, il m'est certainement défendu de m'exposer à un homicide en tirant dans un fourré où remue quelque chose, dont je ne sais si c'est un animal ou un homme ; de me jeter, sans raison proportionnée et sans les précautions possibles, dans un danger grave du corps ou de l'âme t d'administrer, hors le cas de nécessité, un sacrement avec une ma­tière qui ne soit pas certainement valable, car je dois assurer la validité du sacrement.

En outre — cet enseignement encore est commun à toutes les Ecoles catholiques — il ne m'est pas permis d'agir sans un verdict approbateur de ma conscience. En d'autres termes, pour agir légitimement, il faut que, tout considéré, j 'estime avoir le droit d'agir ainsi.

Mais dois-je m'arrêter devant la crainte de violer matérielle­ment une loi dont l'existence m'apparaît comme douteuse ? Une loi incertaine m'enlève-t-elle le droit d'agir ?

A ces questions, le probabilisme fit une réponse résolument néga­tive. A ses débuts, il chercha sa preuve fondamentale dans ce rai­sonnement : La prudence étant la vertu qui montre à l'homme la voie qu'il doit suivre, c'est agir licitement que d'agir selon la vertu de prudence ; or la prudence se contente de la probabilité ; donc la probabilité suffit à la licéité de nos actions. — Ajoutons que, dès ses débuts, (la formule initiale du Père de Médina, citée plus haut, en fait foi,) le probabilisme changea les notions, jadis reçues dans l'Ecole, de probabilité et d'opinion. La probabilité ne fut plus ce qu'elle était pour saint Thomas : la raison d'adhérer à ce qui ap­paraît vrai, au vrai entrevu ; ni l'opinion, un acte (ou état) rappro­chant l'esprit du vrai, et se rapprochant de l'acte (ou état) de pleine possession de la vérité : accessus ad veritalem ; un jugement, mêlé de crainte, mais un jugement ; un assentiment donné à ce qui est estimé vrai. La probabilité ne fut plus qu'une chance de vérité ; pour certains, une chance quelconque , même fort légère ; pour les plus sages, une chance sérieuse, mais s'accordant fort bien avec un risque plus grand d'erreur. L'opinion, dès lors, ne fut plus le choix rationnel, entre deux propositions contradictoires» de celle qui présente le plus d'indices de vérité, mais le libre attachement de l'esprit à l'une quelconque des propositions ayant chance d'être vraies. Sur ce point, le pur probabilisme n'a guère varié. —- Il fut

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1 4 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

mieux inspiré quand, au fragile et fallacieux argument tiré de la suffisance de la probabilité pour justifier la prudence de la conduite humaine, il associa, ou, mieux encore, substitua l'argument tiré de l'impuissance de la loi douteuse à créer une obligation effective (1).

Le probabilisme trouva, sur le déclin du seizième siècle, et durant le dix-septième, surtout en sa première moitié, des soutiens parmi les théologiens les plus renommés de cette époque. Ne citons que les deux \Aus illustres : Suarez (+1617) (2) et le Cardinal de Lu-

(1) Ce dernier argument, qui est le vrai argument, celui qui atteint le fond de la question, aboutit à cette conclusion : Loi douteuse n'oblige pas. Ou encore : La loi certaine — c'est-à-dire connue avec une suffisante certitude — est seule capable de lier la volonté humaine, de rendre l'obligation effective ; seule, elle a force de loi pour la conscience individuelle.

Bien compris, et ses termes une fois correctement expliqués, ce principe est vrai, quoi qu'en aient dit les avocats de la rigueur. Mais, parce que ses termes peuvent être expliqués de différentes manières, il prête à des inter­prétations multiples. II faut donc préciser le sens des termes, pour dégager le sens où la conclusion est vraie.

En nous réservant de fournir les explications complémentaires et les preuves dans la seconde partie de cette Etude, indiquons dès maintenant, pour guider certains lecteurs, ce que saint Alphonse, dans son système moral définitif, a rejeté ou retenu du probabilisme.

11 a rejeté, comme fausse et condamnable en elle-même et dans ses conséquen­ces, — si on prend la probabilité au sens des probabilistes, — la maxime chère aux anciens probabilistes, qu'il y a conduite prudente dès lors qu'on s'appuie sur une probabilité : Qui probabiliter agit, prudenter agit.

Il a rejeté les concepts de doute, de probabilité et d'opinion, tels qu'ils sont admis par les purs probabilistes. A rencontre des probabilistes, pour saint Alphonse : lorsque les indices de vérité (arguments de raison ou d'autorité) sont nettement et certainement prédominants, du côté de la loi ou du côté de la liberté, il n'y a plus doute (proprement dit) ; il y a opinion (que saint Alphonse appelle certitude morale large) ; il y a, non plus suspension de jugement, ce qui est proprement le doute, mais jugement opinatif. Ce jugement, comme tout jugement, est à double effet : il est affirmation opinative d'une des deux contradictoires, et, implicitement, négation opinative de l'autre contradictoire, ou vice-versa ; car tout jugement est ou affirmation ou négation, et l'affirma­tion d'une contradictoire va nécessairement de pair avec la négation de l'autre contradictoire ;

lorsque les indices de vérité apparaissent égaux de part et d'autre, il n'y a rien qui justifie, de la part de l'esprit, un jugement ; il y a suspension de tout jugement ; il y a doute proprement dit, doute strict ;

lorsque les indices de vérité sont légèrement prédominants du côté de la loi, ils sont plutôt entrevus que perçus avec netteté et certitude ; le changement de situation n'est pas tel qu'il arrache définitivement l'esprit aux hésitations du doute ; tout au moins, il n'y a pas l'eu à un vrai jugement motivé en faveur de la loi, il n'y a pas vraie connaissance de la loi ; Vétat d'esprit est donc, au point de vue des conséquences morales, l'équivalent du doute.

Dans les cas de doute strict (ou qui équivalent au doute), mais uniquement dans ces cas, et uniquement parce que, dans ces cas, la condition de toute obligation effective (à savoir la connaissance de la loi) n'est pas réalisée, il faut appliquer le principe : Loi douteuse n'oblige pas.

(2) Notons cependant, au passage, ces suggestives paroles de Suarez (De Le gibus y lib. 8, cap. 3, n. 19 : Major piobabilitas est quœdam moralis certitudo, si excessus probabilitatis certus s i t

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CHAPITRE PREMIER - LA QUESTION EST POSEE 1 5

go (+1660). Les meilleurs, parmi ces probabilistes, s'appliquèrent* avec une prudence remarquable, à éviter les excès auxquels pou­vait prêter le système adopté par eux.

Plusieurs n'imitèrent pas leur modération. L'un de ces outran-ciers fut Caramuel de Lobkowicz, homme d'un esprit souple et d'une érudition prodigieuse, qui ne produisit pas moins de 77 vo­lumes in-folio, tous tombés dans l'oubli. Auteur fécond et admiré de son temps, prélat distingué et honoré, voire, à ses heures, vaillant capitaine (siège de Prague, 1648), sa meilleure gloire est d'avoir été des tout premiers à découvrir les erreurs de Jansénius. Mais ses ouvrages de théologie morale, notamment sa Theologia Moralis ad prima eaque clarissima principia reducta (1641-1645), sa Theologia Moralis fundamentalis qui, de simple in-4° (1651), devint un qua­druple in-folio (1686), et surtout son Apologema pro antiquissima et universalissima doctrina de probabilitate (1663, mis à l'Index en 1664), lui méritèrent le titre que lui a décerné saint Alphonse, de « prince des laxistes ». En trois pages de sa Theologia moralis fundamentalis (2 e édition, Rome, 1656, pag. 150-152 ; et Hurter, dans son Nomenclator literarius, nous avertit que cette édition est corrigée ! ) nous recueillons ces quelques perles, a Toutes les opi­nions probables sont, en soi, également sûres ; » mais « per accidens » — heureux accident ! — a les plus bénignes, même si elles sont moins probables, sont plus sûres ; » elles gardent mieux « du péché formel ». L'excellent homme croyait, en toute bonne foi, élargir le chemin du paradis et sauver des âmes en multipliant, à sa façon, les opinions probables. Plusieurs choses, cependant, gênent le droit d'option entre les opinions probables, notamment le précepte de la charité ; mais il est assez accommodant ; on le résume en cette maxime : « Toutes les fois que je puis, sans dommage pour moi ni pour les miens, m'abstenir de porter tort au prochain, je dois m'en abstenir.» On veut bien nous avertir que «la justice oblige plus étroi­tement, » et qu'il ne faut pas mettre en avant « des circonstances probables (?) » pour nier une dette certaine. — Que faut-il pour qu'une opinion soit probable ? Pour la probabilité de raison, il est requis que la proposition « ne soit pas évidemment fausse, et que, par ailleurs, elle soit appuyée sur un fondement grave, si bien qu'un savant homme la puisse défendre, et puisse attaquer vive­ment la proposition contraire ». Or, que ne peut défendre ou atta­quer, même vivement, un savant comme Caramuel ? Quant à la probabilité d'autorité, « à la rigueur, un savant suffit » à la con-

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1 6 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

stituer, et un savant à la Caramuel ; en tout cas» « le commun des Docteurs se contente de quatre. » E t « pour qu'une opinion soit probable, et sûre en conscience, l'une ou l'autre de ces deux pro­babilités suffit, » probabilité de raison ou probabilité d'autorité. On nous accorde pourtant que « l'évidence met fin à toutes les probabilités ».

Le P. Thomas Tamburini ( + 1675) était un religieux d'une vie exemplaire, nous dirons même un saint religieux. Or, voici un de ses enseignements (Explicatio Decalogi, lib. 1, cap. 3, § 3, n. 3) : « Toutes les fois que nous agissons en nous appuyant sur une pro­babilité, soit intrinsèque soit extrinsèque, si ténue soit-elle, pourvu que nous ne sortions pas des bornes de la probabilité, nous agissons prudemment. » La source de pareilles aberrations, chez des hommes intelligents, savants et pieux, nous la découvrons immédiatement après : il faut la chercher dans la perversion de la notion même de l'opinion et du probable. Ce théologien, en effet, continue ainsi : « Qu'on ne nous objecte pas qu'il faut, dans le doute, choisir le parti le plus sûr. Nous répondons, entre autres, que nous sommes ici dans la probabilité, non dans le doute. »

Nous pourrions multiplier les exemples. Les excès furent réels, préjudiciables à la morale chrétienne, et tels que l'Eglise fut con­trainte à des condamnations.

La réaction fut violente, d'autant plus que des querelles entiè­rement étrangères à la question du probabilisme envenimèrent la discussion et la firent souvent dégénérer en cabale et en dispute. Le Jansénisme trouvait dans le rigorisme un complément naturel à ses dogmes désespérants, en même temps que, dans ses « ver­tueuses » indignations contre « la morale relâchée », un moyen fort habile de réhabilitation et de propagande. Les Provinciales, où éclate la logique de la passion beaucoup plus que la logique de la raison, ne sont, en définitive, qu'un génial pamphlet. Non seule­ment cet acte d'accusation manque de sérénité et de justice ; il pèche par un autre endroit encore, et fort gravement : là même où il signale et stigmatise, en l'amplifiant d'ailleurs, un mal réel, le remède qu'il suggère ne le cède pas, en vertu nocive, au probabilisme le plus critiquable. Les exagérations n'ont jamais servi la cause

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CHAPITRE PREMIER - LA QUESTION EST POSÉE 1 7

des bonnes mœurs : tout au contraire. Les Petites Lettres — et c'est leur châtiment — sont aujourd'hui encore une joie et une arme pour les ennemis de cette Eglise Catholique à laquelle* malgré tout, Pascal restait attaché ; mais nous ne croyons pas qu'elles aient aidé une seule âme à se vaincre plus généreusement et à aimer davantage le bon Dieu.

Les mêmes reproches vont aux autres écrits de l'Ecole de Port-Royal. Quand le timide Nicole, après avoir discrètement appro­visionné le carquois de Pascal en flèches empoisonnées, se cache sous le pseudonyme de Guillaume Wendrock pour nous prêcher le rigorisme ; quand il exige de tout homme, avant d'agir, sous peine de se rendre criminel, la certitude directe et absolue que son action est conforme à toutes les lois connues et inconnues ; quand, supprimant, comme toujours irrecevable, l'excuse de l'ignorance et de la bonne foi, il substitue les exigences d'une impossible in­faillibilité à celles de la droiture et de la loyauté : il prône un sys­tème qui n'est pas plus fondé en tradition qu'en raison ; et, quant aux âmes, contre ses intentions sans doute, il travaille plus efficace­ment à les précipiter dans la désespérance qu'à les ramener de leurs égarements. Pas plus par ses Essais de Morale que par ses autres ouvrages, Nicole n'a fait avancer d'un seul pas l'étude de la théologie morale. Si Madame de Sévigné éprouvait un goût si vif pour ces traités qu'elle eût voulu « en faire un bouillon et l'avaler », la spi­rituelle marquise n'a prouvé par là que sa féminine partialité. On peut lui accorder que cette Morale est « de même étoffe que Pas­cal ». C'est dire quel jugement il en faut porter ; et l'on fera pleine et entière justice si l'on ajoute, avec Joubert, que Nicole est « un Pascal sans style ».

Un reproche qui s'adresse à tous les adversaires des « çasuistes », c'est qu'ils se montrèrent plus ardents à critiquer qu'habiles en l 'art de construire.

Mais, il importe de le remarquer, tous ne furent pas des partisans ou des fauteurs du jansénisme. Plusieurs même avaient en horreur cette hérésie et l'ont combattue vigoureusement. N'ont-ils pas cependant, quoique souvent sans le vouloir, contribué à fortifier et à étendre l'emprise, sinon de la doctrine, du moins d'une cer­taine mentalité janséniste sur le peuple chrétien, et à détourner celui-ci des sources de la force et de la piété en le tenant à l'écart des sacrements par un excès de rigueur ?

Cette rigueur, tous, non plus, ne l'ont pas poussée jusqu'au li­

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1 8 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

gorisme absolu. Quelques-uns furent des rigoristes mitigés, se con­tentant d'exiger, pour agir légitimement, ce summum de probabilité qui constitue Yopinio probabilissima et qui confine, sans se confondre entièrement avec elle, à la certitude proprement dite. D'autres, plus nombreux peut-être, se continrent dans les limites du proba-biliorisme. Mais, ici encore, nous trouvons, avec saint Alphonse, un excès de rigueur, une exagération des droits de la loi, une gêne in­justifiée imposée à la liberté, et, en définitive, pour les âmes, plus de danger que de profit.

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CHAPITRE II

L'attitude de l'Eglise

L'Eglise prend souvent, devant les problèmes qui se soulèvent, une attitude expectante. La sagesse l'y invite. Sa parole engage la plus haute autorité qui soit au monde, fait aussitôt la loi à des centaines de millions de consciences, et, une fois prononcée, de­meurera la loi des générations à venir. Une telle parole n'a pas le droit d'être pressée.

L'Eglise laisse à la Providence, aux hommes et au temps, le loi­sir d'accomplir leur œuvre. Elle intervient seulement à son heure. E t quand elle intervient, ce n'est pas toujours pour mettre fin aux débats par une sentence qui en épuise la matière. Souvent, elle se contente de limiter le champ de la discussion. Par là, en même temps qu'elle écarte ses enfants des excès les plus dangereux, elle dirige, sans le supprimer, l'effort des ouvriers de bonne volonté. Nous avons le devoir de recueillir et d'utiliser ses décisions fragmentaires.

* *

I. — Les premiers documents que nous avons à citer concernent la réprobation et condamnation des tendances laxistes en théologie morale.

Le pape Alexandre VII (1), par deux décrets du Saint-Office, l'un du 24 septembre 1665, l'autre du 18 mars 1666, condamnait quarante-cinq propositions qualifiées ainsi : « pour le moins, scan-

(1) Notons que la Somme des péchés du Père Bauny — Somme des péchés qui se commettent en tous estais, de leurs conditions et qualitez et en quelles occurrences ils sont mortels ou véniels — avait été mise à l'Index sous Urbain VIII , en 1640, seize ans avant que Pascal publiât la première des « Petites Lettres ».

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2 0 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

daleuses ». Condamnation si formelle que le Souverain Pontife fulmine l'excommunication contre quiconque» en public ou en parti* culier, continuerait à les soutenir» ou à en soutenir même une seule ; et qu'il défend» de par son autorité apostolique, à tous les fidèles, de n'importe quelle condition» dignité ou état» de prendre aucune de ces propositions comme règle de conduite.

« Propositions pour le moins scandaleuses » : on en jugera par quelques exemples. Prop. 1 : Un homme n'est tenu en aucun temps de sa vie de faire un acte de foi» d'espérance et de charité» en vertu des commandements de Dieu qui concernent ces vertus. — Prop. 2 : Un gentilhomme provoqué en duel peut accepter de se battre pour ne point encourir la réputation de lâcheté. — Prop. 11 : Quand» à cause d'un danger imminent de mort ou pour tout autre motif» on a omis ou bien oublié des péchés en confession» on n'est pas obligé de les déclarer dans la confession suivante. — Prop. 14 : On satisfait au précepte ecclésiastique (de la confession annuelle) par une con­fession volontairement nulle. — Prop. 15 : Le pénitent peut» de sa propre autorité» se substituer une autre personne qui fasse sa péni­tence à sa place. — Prop. 17 : A défaut d'autre moyen de défense, il est permis à un religieux ou à un ecclésiastique de tuer un calom­niateur qui menace de répandre de graves accusations contre lui ou contre son Ordre... — Prop. 18 : Si un innocent n'a pas d'autre voie pour éviter le dommage, il est permis de tuer un accusateur, de faux témoins» et même un juge que l'on sait devoir certainement porter une sentence injuste. — Prop. 19 : Il n'y a point de péché pour un mari à tuer, de sa propre autorité, sa femme surprise en adultère. — Prop. 23 : Rompre le jeûne ecclésiastique, quand on est tenu à jeûner, n'est point péché mortel, à moins qu'on n'agisse ainsi par mépris ou désobéissance, comme pour ne pas se soumettre au précep­te . — Prop. 26 : Quand les plaideurs ont, chacun pour soi, des opi­nions également probables, le juge peut recevoir de l'argent pour rendre sa sentence en faveur de l'un ou de l'autre. — Prop. 27 : Si un livre est d'un auteur moderne et récent, l'opinion qu'il soutient doit être censée probable, tant qu'il n'est pas prouvé qu'elle a été re-jetée comme improbable par le Siège Apostolique. — Prop. 28 : Le peuple ne pèche point lorsqu'il refuse, même sans aucune raison, de recevoir une loi promulguée par l'autorité souveraine. — Prop. 29 : On ne rompt point le jeûne en mangeant souvent dans la jour­née quelque petite chose, même si l'on arrive ainsi à une quantité notable. — Prop. 30 : Tous gens dont le métier réclame un travail

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CHAPITRE 1! - L'ATTITUDE DE l /ÉGLISE 2 1

corporel sont dispensés du jeûne, et n'ont point à s'assurer si leur travail est compatible ou non avec le jeûne. — Prop. 35 : On peut, par la récitation d'un seul office, satisfaire au double précepte qui oblige pour aujourd'hui et pour demain. — Prop. 41 : Il ne faut pas obliger un concubinaire à renvoyer sa concubine, si elle lui est de grande utilité pour le divertissement communément appelé « ré­gal » (1), lequel venant à manquer, la vie lui paraîtrait trop peu agréa­ble et il ne trouverait qu'ennui dans les festins ; et s'il y avait trop de peine à trouver une autre servante. — Prop. 43 : Un legs annuel, laissé pour le repos de l'âme, ne dure pas plus de dix ans.

Notons, à la décharge des auteurs condamnés, que, par un heu­reux illogisme, ils n'enseignaient pas que les plus révoltantes de ces propositions fussent probables en pratique, mais seulement en spéculation. — Ajoutons aussi qu'eux-mêmes et leurs partisans valaient généralement mieux que leurs doctrines ; qu'ils prati­quaient, quelquefois excellemment, les vertus chrétiennes et s'ef­forçaient de les faire pratiquer : ce qui, tout en diminuant les ravages des doctrines dangereuses, ne faisait qu'ajouter à la confusion des esprits.

Le saint Pape Innocent XI «voulut— lui-même le déclare — poursuivre la salutaire entreprise de son prédécesseur Alexandre VII» et, le 2 mars 1679, soixante-cinq nouvelles propositions, jugées « au moins scandaleuses et pernicieuses dans la pratique, » tombaient sous les coups du Saint-Office. En voici quelques-unes :

Prop. 1 : Il n'est pas illicite, dans l'administration des sacre­ments, de suivre une opinion probable touchant la valeur des sacre­ments, en laissant de côté la plus sûre... — Prop. 2 : J'estime qu'il est probable qu'un juge peut juger selon une opinion même moins probable. — Prop. 3 : En général, lorsque nous agissons en nous ap­puyant sur une probabilité, soit intrinsèque soit extrinsèque, si légère soit-elle, pourvu que nous ne sortions pas des bornes de la probabilité, nous agissons prudemment. — Prop. 4 : Un infidèle sera excusé du péché d'incroyance si, pour ne point croire, il s'appuie sur une opi­nion moins probable. — Prop. 5 : Nous n'osons condamner de péché

(1) Régal : Anciennement, fête, divertissement, collation, partie de plaisir offerte aux dames, ou à quelque personne de distinction... (Littré, Dictionnaire de la Langue française.)

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22 PREMIÈRE PARTIE - ETUDE HISTORIQUE

mortel celui qui ne produirait un acte d'amour de Dieu qu'une fois en sa vie. — Prop. 6 : Il est probable que, en soi, le précepte d'amour de Dieu n'oblige pas même, à la rigueur, une fois tous les cinq ans. — Prop. 12 : II est extrêmement rare de trouver un homme du monde, ou même un roi, qui ait du superflu dans sa condition. Donc, à peu près personne n'est tenu , de ce chef, à l'aumône. — Prop. 13 : En y mettant la modération voulue, vous pouvez, sans péché mortel, vous attrister de la vie de quelqu'un, et aussi vous réjouir de la mort qui lui arrive naturellement, la demander et la désirer d'un désir non suivi d'effet, non pas cependant par aversion pour la personne, mais en raison de quelque avantage temporel. — Prop. 14 : Il est permis à un fils de désirer, d'un désir absolu, la mort de son père, non pas comme un mal pour son père, mais comme un bien pour lui-même, à cause de la riche succession qui lui reviendra. — Prop. 15 : Il est permis à un fils de se réjouir du parricide commis par lui en état d'ivresse, en vue de l'opulent héritage dont il est devenu par là possesseur. — Prop. 25 : Avec un motif, il est permis de prê­ter serment sans intention de prêter serment, qu'il s'agisse d'une chose légère ou grave. — Prop. 26 : Quand,... pour un motif quel­conque, on jure n'avoir point fait une chose qu'on a pourtant faite, pourvu qu'on entende, à part soi, parler d'une autre chose qu'on n'a point faite, ou d'une autre manière de la faire, ou de n'importe quoi de vrai, en réalité on ne ment pas et on n'est point parjure. — Prop. 27 : Il y a juste motif d'user de ces amphibologies toutes les fois que c'est nécessaire ou utile pour la vie ou la santé, pour l'honneur, pour la sauvegarde des intérêts matériels, ou pour n'im­porte quel acte vertueux, si bien qu'alors on estime expédient et avantageux de cacher la vérité. — Prop. 30 : Un homme d'honneur a le droit de tuer l'agresseur qui s'attaque à sa réputation, s'il ne peut autrement éviter cette honte. De même, s'il reçoit un soufflet ou un coup de bâton, et que l'agresseur prenne alors la fuite. — Prop. 31 : Régulièrement, on peut tuer un voleur pour conserver une pièce d'or. — Prop. 32 : Non seulement il est permis de défendre, jusqu'à mort d'homme, ce que nous possédons actuellement, mais encore ce sur quoi nous avons un commencement de droit et que nous espérons posséder plus tard. — Prop. 33 : Il est permis tant à l'héritier qu'au légataire de se défendre en cette manière contre qui les empêche injustement d'entrer en possession de l'héritage ou du legs. Cela est également permis à celui qui a droit à une chaire ou à une prébende, contre qui en empêche injustement la possession.

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CHAPITRE II - L'ATTITUDE DE L'ÉGLISE 2 3

— Prop. 34 : On peut procurer l'avortement avant que le fœtus ait une âme, pour éviter à la jeune fille, reconnue enceinte, la mort ou l'infamie. — Prop. 35 : Il paraît probable que l'enfant... ne commence à avoir une âme raisonnable qu'au moment de la naissance. Il faut dire, par conséquent, qu'aucun avortement ne renferme un homicide. — Prop. 36 : Il est permis de dérober, non seulement dans la nécessité extrême, mais encore dans une nécessité grave. — Prop. 43 : Pourquoi y aurait-il plus qu'un péché véniel à ruiner, par une accusation fausse, le grand et préjudiciable crédit de ceux qui parlent mal de nous ? — Prop. 44 : Il est probable qu'il n'y a point péché mortel à calomnier pour défendre sa propre innocence et son honneur. E t si cela n'est point probable, il n'y a, pour ainsi dire, point d'opinions probables en théologie. — Prop. 48 : Il apparaît si clairement que la fornication ne renferme, en soi, aucune malice et n'est un mal que parce qu'elle est défendue, que le contraire semble tout à fait opposé à la raison. — Prop. 49 : Le péché solitaire contre la pureté n'est point défendu par le droit naturel; d'où vient que, si Dieu ne l'avait point défendu, ce serait une chose souvent bonne, et quelquefois obligatoire sous peine de péché mortel. — Prop. 50 : Abuser d'une femme mariée avec le consentement du mari, n'est point un adultère... — Prop. 52 : Le commandement de sanctifier les fêtes n'oblige pas sous péché mortel, s'il n'y a ni scandale, ni mépris de la loi. — Prop. 53 : On satisfait au précepte de l'Eglise, quand on assiste en même temps à deux ou même quatre parties de messes, célébrées par différents prêtres. — Prop. 61 : Il est permis quelquefois d'absoudre celui qui, se trouvant dans l'occasion prochaine de pécher, peut la quitter et ne le veut pas, et même, directement et à dessein, la recherche et s'y engage... — Prop. 62 : Il n'y a point à fuir l'occasion prochaine de pécher, quand il y a une raison d'utilité ou un motif honnête de ne point la fuir. — Prop. 63 : Il est permis de rechercher directement l'occasion pro­chaine de pécher en vue d'un avantage spirituel ou temporel pour soi-même ou pour le prochain.

La valeur doctrinale de ces documents est indéniable : elle ne peut pas plus être soumise à discussion que le magistère même du Saint-Siège. Un mot sur leur valeur, au point de vue de l'histoire.

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2 4 PREMIERE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

Deux Papes, et des Papes tels qu'Alexandre.VII et Innocent XI, et avec eux la Congrégation du Saint-Office, se portent garants, devant l'Eglise entière, de faits particulièrement douloureux, car des propositions, avant d'être condamnées, doivent être d'abord des faits, doivent avoir été enseignées. D'ailleurs, les décrets pon­tificaux affirment d'abord des faits : que ces propositions sont tirées de livres, de thèses, d'écrits ; qu'elles sont en partie d'origine plus ancienne, mais que celles-là ont été renouvelées, et que, en partie, elles sont d'invention plus récente ; que l'audace à défendre et à répandre ces doctrines pernicieuses va croissant tous les jours : « summam illam luxuriantium ingeniorum licentiam in dies magis excrescere. » Il y aurait eu infamie à livrer de pareilles plaies à la malignité publique, s'il n'y avait pas eu nécessité de le faire ; d'au­tant plus que la malignité publique était alors, sur ces points-là, particulièrement éveillée. E t quelle nécessité y aurait-il eu de ré­véler ces plaies, si elles eussent été ou inexistantes ou simplement douteuses ? Des soupçons planaient sur plusieurs ; plus que des soupçons, des accusations précises avaient été formulées; condamner, c'était donner crédit aux accusateurs et à leurs propos malveillants : le pouvait-on sans crime, s'il n'y avait pas fondement réel, certain, et grave ? Dira-t-on, au moins, que Papes et Saint-Office ont agi avec légèreté, en se fiant, sans les contrôler suffisamment, à des dénonciations passionnées ? Mais la légèreté, en pareille matière et dans de telles circonstances, eût été crime, elle aussi. Outre que les accusés ne manquaient pas de défenseurs, Papes et Saint-Office avaient à leur disposition les moyens d'information les plus sûrs et les plus variés, et ils s'en sont servis, comme c'était leur devoir strict. Nous savons, notamment par l'aveu même de ceux qui fu­rent les plus intéressés à empêcher la condamnation, puis à en con­tester la portée (1), que l'affaire, pour une partie des propositions, fut portée à Rome dès 1655, et que Rome refusa de confirmer la sentence de Louvain tant qu'elle n'aurait pas contrôlé les sources : « donec videantur loca ex quibus sunt excerptap propositiones. » Non, le laxisme ne fut pas un mythe, mais une réalité alarmante, à laquelle la vigilance du Siège Apostolique fut contrainte de porter remède.

(1) Spécimen doctrinm theologicse per Belgium mananlts ex Academfa Lo­va niensi ah anno 1644 usque ad annum 1677. Edition qui fut distribuée aux théologiens romains avant la condamnation. — Doctrina théologien per Belgium manans ex Academia Lovaniensi ab anno 1644 usque ad annum 1577. Mogun-tise, 1681. Edition postérieure de deux ans au décret d'Innocent X I

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CHAPITRE II - L'ATTITUDE DE L'ÉGLISE 2 5

Innocent XI , à la fin du préambule de son décret, laisse entendre que cette liste, pourtant bien longue, de propositions condamnées, n'épuisait pas le lot des propositions condamnables. C'est aussi l'avis qu'exprimera saint Alphonse, quand il écrira : « Beaucoup d'opinions de plusieurs anciens casuistes ont été condamnées à bon droit. J'ajoute qu'il en reste encore, à mon avis, beaucoup à con­damner. » (DelV Uso moderato..., c. 6, n. 16.)

En cet ordre de choses, il n'est qu'un moyen de tarir la rivière : c'est d'en tarir la source. Or, cette source, Alexandre YII nous la signale, dès les premières lignes de son premier décret. Après avoir constaté avec douleur la multitude d'opinions relâchées qui se ré­pandent parmi les fidèles, au plus grand dommage des âmes, il déplore de voir « grandir chaque jour cette extrême licence d'esprits trop fertiles, laquelle a introduit, dans les questions de conscience, une façon d'opiner » en opposition, certes, « avec la doctrine des Saints Pères », mais, avant tout, « entièrement étrangère à la sim­plicité évangélique ». A la simplicité, c'est-à-dire à la droiture et à la loyauté ; retenons cette caractéristique de la règle des mœurs ; pour être vraie, elle doit sauvegarder pleinement les droits de la loyauté. Et qa'arriverait-il, si « cette façon d'opiner était prise, en pratique, par les fidèles, pour la droite règle » des mœurs ? « Une immense corruption de la vie chrétienne, » répond le décret pontifical.

Ainsi, le Saint-Siège rattache les erreurs particulières à une erreur générale, les conclusions à leur principe, les propositions condamnées à « une façon d'opiner, » à un système moral. Il n'y a pas de bon arbre qui porte des fruits mauvais, de leur nature, ni de mauvais arbre qui porte de bons fruits : chaque arbre se reconnaît à son fruit. (Luc. VI, 43-44).

Il est bien évident que le probabilisme à tendances laxes reçoit ici un coup mortel : il est l'arbre dont les fruits sont déclarés mau­vais par le Magistère suprême. Mais le probabilisme tout court, le pur et simple probabilisme, ne reçoit-il aucune atteinte ? Il y au­rait injustice à rendre tous les probabilistes responsables des excès auxquels se portèrent un certain nombre d'entre eux. Qu'on nous permette cependant les remarques suivantes :

1° — Les probabilistes les plus aventureux ne se sont jamais récla­més que des principes du probabilisme. Mettons qu'ils les aient mal interprétés. Il reste vrai que le probabilisme les a conduits

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26 PREMIERE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

où ils sont arrivés, et que le danger où ils se sont perdus existe pour d'autres, existe en soi.

2° — Beaucoup de probabilistes — nous le constatons avec joie et l'admettons très volontiers — se sont tenus loin des abîmes. Mais n'est-on pas fondé à se demander si leur sagesse n'est pas due à la qualité de leur sens moral individuel et à l'effort très louable de leur volonté, plutôt qu'à l'application logique des principes du probabilisme ?

3 ° — Au point de vue des purs principes, la ligne de démarcation entre un probabiliste à tendances laxes et un probabiliste grave est difficile à établir et à discerner.

4° — La maxime chère aux anciens probabilistes : « La probabilité constitue par elle-même une règle sûre de prudence, qui probabiliter agit prudenter agit, » est fausse et inadmissible, nous le verrons ailleurs. De plus, elle est extrêmement dangereuse.

5° — Pareillement, nous estimons fausse, eu soi, et contraire à la loi fondamentale de simplicité évangélique et de loyauté, la maxime qui donne au pur probabilisme, qu'il soit ancien ou moderne, son caractère spécifique : « Il est permis de suivre l'opinion moins probable. » De plus, au point de vue pratique, elle expose, de sa nature, et entraîne facilement à un laxisme plus ou moins prononcé, bien que tous, nous le répétons, n'y tombent pas. En fait, cette maxime et la précédente ont été le point de départ de tous les excès du laxisme.

*

II — Revenons à l'attitude du Saint-Siège, et voyons ce qu'elle fut par rapport au probabiliorisme. A ce système, dont les cham­pions, sans tomber dans les extravagances du rigorisme, opposaient une digue aux flots envahissants des opinions relâchées.Ie Siège Apos­tolique témoigna, en plus d'une circonstance, une faveur marquée. A noter, cependant, que cette faveur allait moins à la thèse positi­ve des probabilioristes et à leur défense de l'opinion plus proba­ble, qu'à leur thèse négative et à leurs luttes contre l'opinion moins probable. Les deux thèses, d'ailleurs, pouvaient aisément paraître inséparables. Depuis que la question de la probabilité avait dressé les théologiens les uns contre les autres, aucune Ecole ne s'était

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CHAPITRE II - LÀ1TITUDU DE L E G U S E 27

élevée pour prendre la place laissée libre entre le probabilisme et le probabiliorisme. Malgré des efforts isolés, malgré des tendances plus ou moins accentuées chez certains auteurs, aucune Ecole ne formulait nettement et n'imposait à l'attention des théologiens les règles si sages qui constitueront le système de saint Alphonse. Tenant pleinement compte des conditions morales de l'humanité, le saint Docteur n'accablera pas la liberté sous le poids intolérable des obligations douteuses, mais il ne permettra pas non plus à cette liberté de se réfugier dans l'opinion moins probable, pour éluder des lois qui, étant plus probables, sont, par le fait, suffisamment manifestées à la conscience. Comme Innocent XI, il soutiendra les droits de « l'opinion plus probable, connue et jugée telle. » Dans les différentes manifestations de leur pensée et de leurs désirs, nous n'entendrons pas les Souverains Pontifes prononcer un seul mot contre l'usage de l'opinion ëquiprobable, contre le maintien de la liberté en cas de doute strict. Ils nous déclareront que l'opinion plus probable oblige, que l'opinion moins probable, reconnue telle, n'offre pas une base légitime à la conduite morale. Saint Alphonse n'a pas dit autre chose. D'où il suit que la doctrine alphonsienne bénéficie par avance des actes du Saint-Siège favorables, dans ces limites, au probabiliorisme. Ces actes, d'ailleurs, confirment l'in­terprétation que nous avons donnée plus haut de la condamnation des opinions relâchées, et achèvent de mettre en lumière le but poursuivi par le Saint-Siège.

En 1656, le Pape Alexandre VII invite l'Ordre de Saint-Domini­que à combattre l'opinion moins probable, et l'exhortation ponti­ficale trouve un fidèle écho chez ceux à qui elle s'adressait.

Le 26 juin 1680, par un décret du Saint-Office, le Pape Inno­cent XI donne au P. Thyrsus Gonzalez, le futur général des Jésuites, « le mandat de prêcher, d'enseigner et de défendre par la plume, avec une liberté intrépide, l'opinion plus probable ; et aussi d'atta­quer énergiquement la doctrine de ceux qui affirment licite, en présence d'une opinion plus probable, connue et jugée telle, l'usage de l'opinion moins probable. »

Enfin, en 1702, Clément XI faisait savoir au Supérieur Général de la Compagnie de Jésus « que les supérieurs de la Compagnie fe­raient chose souverainement agréable à Sa Sainteté en s'employant à ce que les Jésuites s'abstiennent d'enseigner et de défendre la doctrine qui affirme la licéité de l'opinion moins probable et moins sûre. »

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28 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

III . — La tâche du Saint-Siège eût déjà été assez difficile, s'il n'y avait eu qu'à combattre les infiltrations laxistes en théologie morale. Mais il y avait à parer à un autre mal, à un fléau d'au­tant plus redoutable pour les âmes qu'il se dissimulait sous les apparences du zèle le plus ardent pour la loi divine et les traditions chrétiennes. Illusion sincère ? entraînement de passion ? hypo­crisie ? qui pourra discerner la part qui revient à chacun de ces facteurs ?

Ce fléau, c'était le rigorisme. Là où il a sévi, même sous des formes atténuées, il a multiplié les ruines, et souvent, après avoir tenu les âmes à l'écart des sacrements sous prétexte d'une plus grande pureté, il a fini par amener l'indifférence religieuse et la perte totale de la foi.

Le 24 août 1690, par décret du Saint-Office, le Pape Alexandre VII achevait la défaite du laxisme, en proscrivant deux propositions extravagantes qui sapaient les bases mêmes de la morale chré­tienne. — L'une prétendait que, la bonté morale de nos actions consistant dans leur harmonie avec notre nature raisonnable sans relation explicite avec la fin dernière, l'homme n'est tenu de s'at­tacher de cœur à sa fin dernière ni au commencement ni au cours de sa vie morale. — L'autre, établissant une distinction absurde et très pernicieuse entre le péché philosophique et le péché théo­logique, assurait que le péché philosophique — celui des gens qui ne connaissent point Dieu ou ne pensent point actuellement à lui — si grave qu'il soit, ne constitue pas une offense de Dieu, n'est point péché mortel, ne rompt pas l'amitié divine, ne mérite pas la damnation. L'oubli de Dieu devenait ainsi la meilleure sauve­garde de l'innocence et la plus sûre garantie contre l'enfer.

Quelques mois plus tard, le 7 décembre, le même Pontife, toujours par l'intermédiaire de la Congrégation du Saint-Office, la grande gardienne de la foi, en venait à la condamnation du rigorisme dans ses principes et dans ses conclusions.

Ne cherchons pas ici de ces propositions particulières, comme nous en avons trouvées chez les casuistes. Les rigoristes méprisaient trop les casuistes pour descendre comme eux dans le détail de la vie : d'ailleurs, ils réservaient la solution des cas de conscience aux Conciles I Pour eux, ils planent dans les hauteurs, et, de ces

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CHAPITRE II - L^ATTITUDE DE l /ÉGLISE 29

hauteurs, où sans doute quelque grâce extraordinaire et absolu­ment efficace les assure de leur salut, ils font pleuvoir sur le reste du genre humain les malédictions du ciel.

D'abord, tous ceux qui ne sont pas catholiques semblent bien perdus sans ressource. En effet, « Jésus-Christ, s'est bien offert en oblation à Dieu pour tous les fidèles, mais pour eux seuls. » (Prop. 4). « Les Juifs, les païens, les hérétiques, et autres du mê­me genre, sont absolument soustraits à toute influence de Jésus-Christ : d'où il faut conclure qu'ils restent avec leur seule volonté nue et désarmée, sans aucune grâce suffisante. » (Prop. 5.) « C'est nécessité qu'un infidèle pèche en tout ce qu'il fait. » (Prop. 8.) « Tout ce qui ne procède pas de la foi chrétienne surnaturelle, la­quelle agit par la charité, est péché. » (Prop. 11.)

Cette dernière proposition est déjà inquiétante pour les catho­liques eux-mêmes. D'ailleurs; ils auraient bien tort de se rassurer. Sur quoi compteraient-ils ? Sur leur foi ? Mais on leur apprend, s'ils sont pécheurs et surtout « grands pécheurs, que, là où manque tout amour de Dieu, la foi manque aussi ; et s'il semble qu'on croie quand même, ce n'est pas la foi divine, mais une foi humaine. » (Prop. 12.) Compteront-ils sur la grâce de Dieu ? Ils n'ont aucun moyen de se procurer la grâce efficace ; et, s'ils sont réduits à la grâce suffisante, les malheureux ! ignorent-ils que, « dans notre état, la grâce suffisante est plutôt pernicieuse qu'utile et que nous pourrions bien prier ainsi : De la grâce suffisante, délivrez-nous, Seigneur ? » (Prop. 6.) E t que de raisons de trembler en tout ce que nous faisons I Pour agir licitement, il faut une certitude ab­solue qu'on fait bien, car « il n'est jamais permis de suivre une opi­nion, même la plus probable entre les opinions probables. » (Prop. 3.) Malheur à nous si nous nous trompons, même de bonne foi I

< « Sans doute,il peut y avoir ignorance invincible du droit naturel ; mais cette ignorance, dans l'état de nature déchue, n'excuse pas de péché mortel celui qui agit sous son influence, » celui qui fait mal parce qu'il ignore, sans qu'il y ait de sa faute, que ce soit mal. (Prop. 2.) Le défaut de consentement ne vous justifie pas davantage; car, « dans l'état de nature tombée, il suffit, pour le péché formel et pour le démérite, de la liberté par laquelle votre péché a été volontaire et libre dans sa cause, dans le péché originel, dans la liberté qu'avait Adam lorsqu'il a péché. » (Prop. 1.) Etes-vous bien certain que toutes vos actions sont des actes d'amour de Dieu ? Or t toute action humaine délibérée ou bien est amour de

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3 0 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

Dieu ou bien est amour du monde ; si elle est amour de Dieu, elle est charité du Père ; si elle est amour du monde, elle est con­cupiscence de la chair, c'est-à-dire mauvaise. » (Prop. 7.) Vous avez horreur du péché et cela vous tranquillise ? Prenez garde « que cette horreur ne vous soit pas inspirée uniquement par la laideur du péché et par le désaccord entre le péché et votre nature ; » car alors « la haine du péché est elle-même un vrai péché. » (Prop. 9). E t vos intentions ? « L'intention qui vous fait détester le mal et accomplir le bien seulement pour obtenir la gloire céleste, n'est point droite ni agréable à Dieu.» (Prop. 10.) «Quiconque mêle,au service de Dieu, une vue de récompense humaine, manque sans doute d'amour de Dieu, mais ne manque pas de se rendre répréhen-sible en agissant même en vue de la béatitude éternelle. » (Prop. 13).

Il nous reste le sacrement de pénitence, pour nous retirer de tant d'abîmes. Mais, hélas I c'est ici que nous sont tendues les pires embûches. A qui nous confesser ? En tout cas, pas à des religieux : « les confessions faites à des religieux sont, pour la p lupar t , ou sa­crilèges ou invalides. » (Prop. 20.) E t si le religieux appartient à un Ordre Mendiant, « vous pouvez le suspecter d'imposer une péni­tence ou satisfaction trop légère et insuffisante, pour son profit, » pour capter votre générosité. (Prop. 21.) Ensuite, ne vous repentez-vous pas de vos péchés à cause de l'enfer et des châtiments de Dieu ? Que faites-vous là ? «La crainte de l'enfer n'est pas surnaturelle.» (Prop. 14). «L'attrition qui est inspirée pa r l a crainte de l'enfer et des châtiments, sans amour de ^bienveillance envers Dieu pour lui-même, n'est pas un mouvement bon ni un mouvement surnaturel.» (Prop. 15.) Ce n'est pas tout. N'allez pas attendre ou réclamer ni même accepter qu'on vous donne l'absolution tout de suite. Il faut d'abord satisfaire pour ses péchés. « La satisfaction avant l'absolution : c'est là l'ordre qui a été établi, non par la discipline et l'institution de l'Eglise, mais par la loi même et le précepte du Christ ; d'ailleurs, la nature même de la chose le dictait en quelque sorte.» (Prop. 16.) «Par la pratique d'absoudre aussitôt,l'ordredela pénitence est renversé.» (Prop. 17.) «La coutume moderne,en ce qui concerne le sacrement de pénitence, a beau s'appuyer sur l'autorité d'un très grand nombre d'hommes et avoir été affermie par un très long.usage : malgré cela, l'Eglise (?) ne la tient pas pour un usage, mais pour un abus. » (Prop. 18.) E t quelle satisfaction ne devez-vous pas vous imposer! « L'homme doit faire pénitence toute sa vie pour le péché originel. » (Prop. 19.) Que sera-ce pour les péchés

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actuels ? — E t s'il faut être un saint pour se confesser, que ne fau-dra-t-il pas pour communier ? « On doit regarder comme des sa­crilèges ceux qui prétendent avoir le droit de recevoir la communion avant qu'ils aient fait une digne pénitence de leurs péchés.» (Prop. 22.) «Pareillement doivent être écartés de la sainte communion ceux qui ne possèdent pas un amour de Dieu très pur et exempt de tout mélange.» (Prop. 23.)

Vous vous étonnez d'être ainsi comme voué au péché et d'a­voir à ce point besoin d'être purifié ? Voici qui dissipera votre étonnement : « L'oblation faite par la bienheureuse Vierge Marie dans le temple, au jour de sa Purification, de deux petits de colom­bes, l'un en holocauste et l'autre pour les péchés, atteste suffisam­ment qu'elle avait besoin de purification, et que son Fils qui était offert, était lui aussi souillé par la souillure de sa mère, selon les paroles de la Loi.» (Prop. 24.)

***

Réprimons l'horreur que soulève en nous ce dernier blasphème pour nous demander froidement si, dans cet ensemble de doctrines, nous ne voyons pas l'organisation de la damnation universelle.

Quand ce n'eût été que par le discrédit qu'il jetait sur la fréquen­tation des sacrements, le rigorisme portait en lui-même une puis­sance redoutable de destruction. En outre, il ruinait l'espérance chrétienne, et, comme le remarque saint Thomas (II-II, q.20, art. 3), si le péché contre l'espérance n'est pas le plus grave de tous, il est le plus dangereux. La raison qu'en donne le saint Docteur nous prouve en mêmç temps que le rigorisme ne pouvait être que stérile pour le bien, fertile en résultats fâcheux, et, en définitive, le meil­leur agent de décadence morale. « L'espérance, observe saint Thomas, nous persuade de quitter le mal et de faire effort vers le bien. Aussi, l'espérance disparue, les hommes tombent sans retenue dans les vices et abandonnent les généreux labeurs... Rien de plus exécrable, dit la Glose, que la désespérance : dans les travaux de cette vie, quels qu'ils soient, et, ce qui est pire, dans le combat de la foi, elle enlève à l'âme la constance. E t saint Isidore : Commettre un péché quelconque, c'est la mort de l'âme ; mais se désespérer, c'est descendre en enfer. »

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3 2 PREMIÈRE PARTIE - ETUDE HISTORIQUE

L'influence du rigorisme fut immense. Bien des causes contri­buèrent à l'intensifier et à l'étendre. L'austérité apparente de ses principes et le rôle qu'il s'attribuait de vengeur de la morale ; l'austérité réelle, quoique fort tapageuse, de plusieurs parmi ses partisans ; comme conséquence, les sympathies d'âmes sincères, mais insuffisamment averties ; pour d'autres, le fait qu'il n'obli­geât — pratiquement — à rien, sinon à remplacer par des phrases sonores la fidélité effective aux devoirs religieux ; le prétexte qu'il donnait aux incrédules et aux libertins d'attaquer et de vilipender l'Eglise ; l'alliance qu'il rechercha toujours avec les forces qui, hors de l'Eglise et dans l'Eglise, faisaient une opposition plus ou moins ouverte à l'autorité pontificale, (notamment, en France, l'appui du Parlement et d'une partie de l'épiscopat gallican) ; l'animosité savamment entretenue et progressivement développée contre les Ordres religieux, et notamment contre les Jésuites ; enfin, durant tout le dix-huitième siècle, l'éclipsé partielle de la vraie science ecclésiastique : ces facteurs unis, et d'autres encore, assurèrent au rigorisme un empire presque souverain. Non pas, certes, qu'il ait triomphé partout sous sa forme absolue et nette­ment janséniste : les âmes catholiques l'auraient repoussé. Mais il se créa, sous ces multiples influences, une atmosphère imprégnée des effluves du rigorisme,laquelle atmosphère infecta un très grand nombre, même parmi les meilleurs. A la fin du dix-huitième siècle et à l'aurore du dix-neuvième, la pratique du ministère se trouva, en maints pays, pour ne point dire partout, marquée de cette em­preinte.

C'est un fait historique : l'emprise du rigorisme se détendit à me­sure que s'accrut dans l'Eglise l'influence de saint Alphonse de Liguori et de sa théologie morale.

Nous allons voir au prix de quels efforts ce grand saint et ce grand Docteur remplit cette mission providentielle, comment il parvint, ainsi que l'a proclamé l'Eglise (1) « parmi l'enchevêtre­ment des doctrines théologiques, ou trop larges ou trop rigides, à tracer la voie sûre » aux chrétiens et à leurs guides spirituels.

(1) Lftteree Apostolicse super tonflrmatione tituli Doctoria

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C H A P I T R E I I I - L E C A S D E C O N S C I E N C E D ' ( J N S A I N T 33

CHAPITRE III

Le cas de conscience d'un saint

I. Le champion de la doctrine rigide.

Que saint Alphonse ait été d'abord probabilioriste et ardent défenseur de la doctrine rigide, lui-même nous l'apprend. « Nous l'avouons, dit-il, nous avons appartenu quelque temps au camp des probabilioristes, et nous n'avons pas peu bataillé pour la doc­trine rigide. » (Disseriaiio scholastico-moralis, Neapoli, 1749. Cf. Dis­sert. 1755, cap. 4, n. 123. — Gaudé, De Morali sgsiemaie S. AlphonsU cap. I, p . 11.)

Ailleurs : « J'avouerai ingénument la vérité : quand j 'a i commencé à étudier la théologie morale, il m'est échu d'avoir pour maître un partisan de la doctrine rigide, et, comme d'autres en ce temps-là, j 'a i combattu pour cette doctrine avec ardeur. » (TheoL moral, à partir de la 6 e édition, 1767 : Dissert, de uso moderato opin. prob., n. LXVI.)

Alors que le saint avait définitivement établi son système moral, il donnait à un adversaire ces précisions : « Que Votre Paternité le sache, au temps de mes *tudes ecclésiastiques, je n'eus pour maîtres, dès le commencement, que des hommes attachés à la doctrine rigide ; le premier auteur qu'ils me remirent entre les mains, ce fut Genêt, le chef des probabilioristes ; et, pendant longtemps, je demeurai le défenseur acharné du probabiliorisme. » (Risposta apologetica... ad una letiera d'un religioso circa Vuso deïï opinione egualmente probabile. 16 janvier 1764.)

Il est à remarquer que, lorsqu'il s'adonna aux études ecclésias­tiques, Alphonse n'était plus un adolescent, ni même un tout jeune

3

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3 4 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

homme. Docteur en droit, avec dispense d'âge, à seize ans, il avait continué ses études juridiques. A vingt-sept ans, il comptait, en même temps, parmi les gentilshommes les plus accomplis de la ville de Naples et parmi les avocats les plus réputés du barreau de cette capitale. Sa naissance, ses talents, ses vertus, sa réputation déjà bien établie, lui promettaient, à brève échéance, le plus brillant avenir, quand, tout-à-coup, une intervention miraculeuse du ciel et une grâce intérieure puissante l'arrachèrent au monde et le déci­dèrent à se donner sans réserve à Jésus-Christ et aux âmes. C'est alors qu'il commença, pour la continuer jusqu'à la fin de sa lon­gue carrière, l'étude suivie de la science sacrée. Ses maîtres ne lui furent pas imposés : il les choisit parmi les ecclésiastiques que Naples admirait le plus pour leur science et pour leur vertu. Il les écouta avec resject, avec docilité.

Cependant, Alphonse n'était pas homme à jurer in verba magistri : tout en vénérant ses maîtres, il ne se croyait pas dispensé de pe­ser les raisons de leur enseignement. Rien d'étonnant qu'il ait d'abord partagé leurs préférences pour une certaine rigueur en morale : les âmes nobles ont assez naturellement cet attrait ; déci­dées, pour elles-mêmes, à dépasser les exigences des plus stricts interprètes de la loi et à s'élever jusqu'aux plus hautes sphères de la perfection, il leur répugne de discuter avec un devoir, même in­certain, et leur penchant les porte, dans les doutes qui peuvent sur­venir, à choisir d'emblée les solutions les plus généreuses. Pour les amener à se demander s'il n'est pas des tempéraments admissibles dans l'application des lois, il faut que le prochain soit en jeu, et qu'il y ait lieu de mesurer le fardeau à la faiblesse des épaules qui auront à le porter. Non pas qu'on puisse jamais élargir le chemin du ciel : ce serait là trahir les intérêts des âmes aussi bien que la cause de Jésus-Christ ; mais, quand on prend contact avec les réalités vivantes, la nécessité s'impose, impérieuse, de ne pas non plus ré­trécir, plus que de raison, la route du paradis et de savoir exac­tement où s'arrêtent les exigences du devoir. Quand il s'agit de di­re à telle âme : « Tu feras ceci ou tu ne feras pas cela, quoi qu'il t'en coûte, sous peine de refus des sacrements, et sous menace de l'enfer éternel ; » quand on va, peut-être, par une parole, déci­der d'une vie, d'une destinée, d'une éternité, on a le cœur plus en émoi qu'à peser, dans le calme de sa cellule, la portée d'un raison­nement dialectique. Sans doute, les considérations de cet ordre n'enlèvent rien aux droits de la vérité, qu'une charité intelligente

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C H A P I T R E I I I - L E C A S D E C O N S C I E N C E D ' F X S A I N T 35

ne songera jamais à méconnaître, ni à diminuer, ni à obscurcir ; mais ces considérations invitent et poussent à y regarder de près avant de dire : Voici la vérité. — Ajoutons que, au point de vue de la spéculation pure, une certaine rigueur de principes semble, de prime abord, donner à l'esprit plus de satisfaction et d'apaisement.

Ce qui contribue à donner à l'enseignement d'Alphonse, en théo­logie morale, une valeur et une autorité qu'on peut dire sans égales, c'est que, durant de si longues années, ce puissant et infatigable ouvrier n'a cessé d'unir la recherche acharnée de la vérité en soi aux préoccupations les plus vives de la charité pastorale.

Ce double souci eut pour premier résultat — au bout de plu­sieurs années : arduum opus — de décider Alphonse à quitter, pour n'y revenir jamais, le camp des purs probabilioristes, des partisans de la doctrine rigide.

Nous allons continuer à chercher, dans les témoignages d'Al­phonse lui-même, le secret, fort instructif, nous semble-t-il, de l'évolution de ses pensées. Le cas est rare, dans l'histoire, d'un grand homme et d'un saint nous introduisant, avec cette ingénuité, dans l'intime de son esprit, et nous faisant assister à la lente éla­boration d'une doctrine à la fois puissante et salutaire.

Alphonse nous l'apprend dans ses « Dissertations » de 1749 et de 1755, ses premières hésitations lui vinrent de l'exercice du minis­tère, et d'un ministère intense, à haute dose, qui met le prêtre en face de toutes les situations d'âmes, « de l'exercice des missions ». A l'épreuve de la pratique, la doctrine rigide lui apparut « entourée de toutes parts de difficultés, d'angoisses, et de dangers. » Difficultés et angoisses, passe encore : on ne va pas au confessionnal avec le souci prédominant d'assurer sa tranquillité personnelle ; mais un excès de rigueur met les âmes en péril : vouloir toujours le plus sûr et le plus certain, n'est pas le moyen le plus sûr et le plus certain d'arracher les âmes au péché ; il s'en faut, et de beaucoup. « On connaît l'arbre à ses fruits, » a dit l'Evangile : ces fruits amers du probabiliorisme ne rendaient-ils pas l'arbre lui-même suspect ?

Un autre genre de constatations vint frapper l'esprit d'Alphonse. L'école de la sévérité ne comptait que « peu de maîtres et peu de

IL Le partisan

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3 6 PREMIERE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

disciples (1) », d'ailleurs « plutôt voués à la spéculation pure qu'au ministère du confessionnal. » Ils se targuaient d'être seuls à défendre la pureté de l'Evangile et de la tradition contre les envahissements de la morale relâchée : comment se faisait-il donc que, « en très grand nombre, des hommes de haute probité et de haute sagesse » eussent pris parti pour la doctrine bénigne ? Ce ne fut sans doute pas sans surprise que, parmi ces adversaires de la rigueur, Alphonse rencontra le plus vénéré de ses anciens maîtres, « le très savant Dom Giulio Torni » : la vie et l'expérience amènent de ces transfor­mations.

Tout cela constituait pour Alphonse une invitation pressante à soumettre, dans son esprit, à un nouvel examen cette question du système moral. II estimait, avec raison, que ni les difficultés d'ap­plication, ni le nombre et la valeur des autorités alléguées pour la doctrine contraire, ne constituaient un motif rationnel et accep­table de modifier ses premières convictions, tant que celles-ci lui apparaîtraient plus conformes à la vérité.

Il se livra donc à une étude approfondie des principes sur les­quels repose chacune des deux théories. La conclusion qui finit par s'imposer à la loyauté de son esprit, c'est que les fondements du probabiliorisme étaient loin d'avoir la solidité qu'il leur avait crue d'abord, et même que ces fondements étaient fragiles : « parum probabilem esse, attends principiis. »

Cependant, les arguments par lesquels l'Ecole adverse soutenait sa propre thèse, tout en lui paraissant beaucoup plus admissibles, ne lui semblaient pas, du moins sur tous les points, absolument concluants. Pouvait-il attendre que la lumière complète se fût faite en lui ? Cette lumière, d'ailleurs, lui serait-il jamais donné de la posséder telle qu'il la désirait ? Trouverait-il enfin, lui seul, ce qu'il avait vainement demandé à tant de puissants esprits qui l'avaient précédé dans cette carrière ? Leurs solutions ne l'apai­saient point. E t pourtant, depuis des années, il cherchait et il priait. Il continuerait à chercher et à prier ; mais les âmes l'ap­pelaient chaque jour ; il lui fallait, de toute nécessité, ou les aban­donner, ou les conduire par l'une des deux voies qu'il pensait

(1) « Peu de maîtres • : c'est là un fait constant, le nombre des théologiens qui tiennent pour une rigueur excessive est relativement restreint Peu de disciples » : cela était vrai, à Naples, au moment où saint Alphonse écrivait ces lignes, vers le milieu du dix-huitième siècle. Mais, presque partout, durant les trois quarts de siècle qui suivirent, le parti de la rigueur gagna beaucoup d'adeptes parmi les confesseurs, sans profit pour la morale ni pour le salut des Âmes.

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CHAPITRE III - LE CAS DE CONSCIENCE D UN SAINT 37

alors être les seules possibles. Force lui fut doue de choisir : Al­phonse choisit celle des deux voies qui, selon ses lumières pré­sentes, lui parut la moins sujette à caution, en se promettant d'en éviter, le plus possible, les dangers. Il devint, dans une certaine mesure, probabiliste.

III. Hésitations et réserves.

Alphonse ne se donna point au probabilisme : il se prêta seulement à lui, faute de mieux, et en attendant mieux, s'il plaisait à Dieu de bénir ses recherches. Hésitations et réserves : voilà bien les deux mots qui caractérisent son attitude intellectuelle, à cette période de son évolution.

1° D'abord — il est à peine utile de le noter — Alphonse se garda des excès où tombèrent certains probabilistes et qui attirèrent plus d'une fois sur eux, nous l'avons vu, les condamnations de l'Eglise. Non content d'imiter ainsi les plus sages parmi les proba­bilistes, il pousse plus loin qu'eux les précautions de la prudence et il les étend jusqu'aux principes mêmes du probabilisme. Dans ses ouvrages destinés au public, on chercherait en vain une profes­sion de foi nettement probabiliste. Toujours le saint auteur fait abstraction, dans les termes les plus formels, de la thèse qui cons­titue la différence spécifique du probabilisme pur : la liceité de l'opinion moins probable. Telle est l 'attitude expectante qu'il prend dans la première édition de sa Théologie morale (1748) ; dans la seconde (1753); dans la troisième (1757) ; dans la quatrième (1760). Même souci d'écarter cette question dans la Réponse à un auteur qui avait critiqué deux ouvrages d'Alphonse : les Gloires de Marie et la Théologie Morale (1756) ; dans la première édition de YHomo Apostolicus (1759) ; dans les trois premières éditions (1757-1759-1760) de Ylstruzione e Pralica.

3° Il est vrai qu'Alphonse composa et fit imprimer deux disser­tations, l'une en 1749, l'autre en 1755, dans lesquelles il soutient la thèse essentielle du probabilisme pur. Mais ce n'étaient point là des ouvrages destinés au public et où l'auteur eût l'intention de fixer et de livrer sa pensée formelle et définitivement arrêtée. Ce furent plutôt des « études » ou des « essais », réservés à un petit nom­bre d'amis, et qui aidaient Alphonse lui-même dans sa laborieuse

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3 8 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

entreprise, en fixant, sur tel ou tel point, le résultat, au moins pro­visoire, de ses recherches. Nous ne nions pas que ces dissertations ne soient de précieux documents, servant à établir l'état d'esprit de notre saint Docteur à l'époque où il les composa. Nous y trouvons, exposés de façon remarquable, les points de vue et les arguments des probabilistes non outranciers. Mais que l'auteur ne les ait pas lancées dans le public,voici les arguments qui l'établissent :

a) Jamais Alphonse ne fit la moindre allusion à ces dissertations, ni dans ses ouvrages de la même époque, ni plus tard. — b) Dans sa Correspondance, telle qu'elle était connue au temps où elle fut publiée (1887), ces deux dissertations ne tiennent aucune place. Sur la première, pas un mot ; sur la seconde, une demi-ligne, sans importance, pour annoncer l'envoi de « deux exemplaires » à un ami. — c) S'il avait publié ces dissertations, il se serait mis en contra­diction avec lui-même ; car, dans ses ouvrages publics du même temps, il réserve son jugement : qu'aurait signifié cette réserve, si, par ailleurs, au vu et au su de tous, il avait pris si nettement parti ? — d) Ses adversaires, si acharnés à l'accuser de « probabilis­me », ne lui reprochèrent jamais ces deux écrits, qu'ils n'auraient pas manqué de faire valoir comme des pièces à conviction.— e) Saint Alphonse emprunte à la seconde de ces deux dissertations — à celle de 1755 — la plus grande partie de la dissertation qu'il insère dans la troisième (1757) et la quatrième (1760) édition de sa Théo­logie Morale : mais il change l'énoncé de la thèse, laquelle, de pro-babiliste, devient antiprobabilioriste, et pas davantage. La différence est caractéristique, car, de son système définitif, saint Alphonse écartera tant le probabilisme que le probabiliorisme, et prendra place entre les deux (1). D'où il appert que, durant la période dont nous parlons et qui va jusqu'à l'année 1760, saint Alphonse, dans son enseignement public, sans attaquer le probabilisme, n'en fit cependant point profession et se contenta de combattre le proba­biliorisme rigide. - f) Ajoutons pour mémoire, mais sans y insister, bien que ce détail ne soit pas indifférent, que saint Alphonse, con-

(1) La cinquième édition de ia Théologie Morale parut en 1763 ; elle ren­ferme la même dissertation que les deux Mitions précédentes, mais à tort, par la faute du seul éditeur Hemondini, et contre la volonté formellement ex­primée du saint Auteur. Nous en ferons la preuve par sa Correspondance. Cette question de date est importante, car, à partir de 1762, saint Alphonse avait fixé son système. Il ne faut donc pas se laisser induire en erreur par les Recueils posthumes où la dissertation de 1757-1760— laquelle, du vivant de l'auteur, ne fut jamais éditée à part — est rattachée à l'édition de la Théologie Morale de 1763 : « juxta editionem lïassanenscm 1763 ».

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trairement à son habitude constante, ne mit point son nom en tête des deux dissertations de 1749 et de 1755.

Nous ajoutons ici un argument décisif, qui prouve — nous l'ad­mettons — que saint Alphonse était alors partisan du probabi­lisme, mais qu'il n'en faisait pas profession publique, ce qui, certes, est significatif.

A une date bien postérieure à la publication de la Correspondance, les Rédemptoristes de Rome ont eu la bonne fortune de retrouver et d'acquérir une lettre du saint Docteur, en date du 12 octobre 1758, adressée à Dom Robert, religieux Camaldule, prieur du Désert de Monte-Corona (1). La signature du saint est authentiquée par le Postulateur de sa cause de béatification. Cette lettre ne nous ap­prend rien d'essentiellement nouveau : personne n'ignorait que saint Alphonse, avant d'avoir établi son système, était probabiliste ; que, cependant, il n'acceptait pas sans un examen approfondi les diverses opinions des théologiens, même accrédités; qu'il admettait l'usage, non seulement de l'opinion également probable, mais aussi de l'opinion moins probable, sous réserve que le doute per­sistât et que la probabilité, quoique moindre, fût « solide » et bien « fondée » ; en un mot, que saint Alphonse~était un probabiliste modéré, préoccupé d'éviter l'écueil du laxisme. Tout cela, la Dis­sertation de 1755 le disait déjà. D'ailleurs, saint Alphonse renvoie

(1) Comme, à notre connaissance, — à part une mention et des extraits dan? la Nouvelle Revue Théologique (article du P. J.-B. Raus, C. SS. R., 1928) — cette lettre n'a pas encore été publiée, nous en donnons le texte intégral.

• Ho intesi i suoi stimatissimi comandi, e brevemente, per servirla, rispondo aile proposte difficulté. Primieramente, Le dico che non posso presentemente darle regola générale circa le opinioni del P. Busembaum, perché le dovrei tutte leggere, ed esaminare se veramente siano o no probabili ; per ora Le suggerisco solamente che atcune lo sono, altre non sono tali. Secondariamente, Le dico che è lecito e più che lecito seguire Vopinione probabile, soda fondata probabile, in conçursu probabilioris ex parte praecepti se tenentis ; corne pur anche ê lecitissimo seguire Vopinione veramente probabile, in concursu opinionis aeque probabilis, non ostante che essa sia non alla legge ma bensi alla libertà favorevole. E ta ragione fondamentale di tulto cio si è, che essendo la legge sempre dubbia (comme si siip-pone), non vi è motivo che strettamente ci obbîiga a seguire la sentenza che favo­risée alla legge, ma possiamo sempre seguire la contraria favorevole alla libertà, posto che sia sodamente probabile. Del resto per renderla vieppiù persuasa del mio sentimento, Le manao questa mia Dissertazione, in cui mi sono assat più chiaro spiegato che nelVopera grande delta Teologia Morale ; e cio Vho fatto affine di potere sfuggire le lingue di tanii e tanti Letterati che con ardore assaî grande oggtdi contrastano Vuso deWoptnione probabile in concursu probabilioris. E cosi (per non più attediarla) finisco, offerendomi ad ogni suo veneratissimo comando; e raccomandandomi aile sue ferventissime oraxiont, mi sottoscrivo

di V. P. M. R. Nocera de' Pagani, 12 Sbre 1758,

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son correspondant à cette dissertation : « Je vous envoie ma Dis­sertation, dans laquelle je me suis expliqué beaucoup plus claire­ment que dans le grand ouvrage de la Théologie Morale ; et cela, je l'ai fait afin de pouvoir échapper aux langues de tant et tant de « lettrés », — on disait alors « les lettrés » comme on dit de nos jours « les savants », — « qui, avec une ardeur très grande, combattent aujourd'hui l'usage de l'opinion probable in concursu probabilioris. » Or de là ressortent, avec évidence, deux conclusions. Première conclusion : il ne s'agit pas ici — la déclaration de saint Alphonse est formelle — d'une dissertation contenue dans la Théologie Mo­rale, mais d'une autre, laquelle ne peut être que celle de 1755. Deu­xième conclusion : la dissertation de 1755 n'était donc pas rendue publique, au sens propre du mot, sans quoi elle n'eût pu faire échap­per son auteur « aux langues des lettrés ».

Remarquons-le tout de suite : quand saint Alphonse aura net­tement défini la nature, les limites et la différenciation du doute et de l'opinion (acte ou état), quand, sur ces bases, autres que celles du probabilisme, il aura établi son système (systema meum statui) : les « langues des lettrés » ne seront devenues ni moins acerbes ni moins redoutables ; elles s'attaqueront aussi bien à « l'équi-probable » qu'à la « moins probable », et le simple inconvénient de passer par les langues aura fait place à des dangers fort graves. Le silence eût été, plus que jamais, de saison. Or, à ce moment-là, saint Alphonse parlera haut et clair, aussi bien contre le pur pro­babilisme que contre le probabiliorisme rigoriste. Il ne traitera plus par prétention la question de l'opinion moins probable, il condam­nera celle-ci formellement. Preuve qu'il la condamne dans sa pen­sée ; car s'il est quelquefois permis, ou même louable, de se taire par prudence, il n'est jamais permis de fausser la vérité. Pourquoi ce changement d'attitude ? Parce que notre saint Docteur, arrivé, par l'étude et par la prière, au terme de ses hésitations intellec­tuelles, jugera, contre toute prudence humaine, l'heure venue de sortir de sa réserve. Son opinion personnelle d'autrefois, favorable au probabilisme, se trouvera remplacée par une certitude, contraire aux principes et, en partie, aux conclusions du pur probabilisme, aussi bien qu'au probabiliorisme rigoriste. Détenteur d'une vérité nécessaire aux âmes, Alphonse estimera de son devoir de la propager et de la défendre, sans tenir compte, nous ne disons pas de ses ré­pugnances personnelles, mais même des dangers les plus évidents.

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CHAPITRE III - LE CAS DE CONSCIENCE D V \ SAINT 41

Ainsi agissent les âmes nobles et droites : à plus forte raison les saints, surtout un saint tel qu'Alphonse de Liguori, dont la droiture parfaite est la caractéristique frappante.

4° Nous allons entrer maintenant dans l'intime de la conscience de notre saint : des indications précieuses, qui nous ont été conser­vées, nous le permettent.

En 1732, alors que, au milieu des tempêtes soulevées contre lui, saint Alphonse fondait sa Congrégation, il passa, sur les instances du P. Fiorilli, dominicain, et du P. Pagano, oratorien, son directeur jusqu'alors, sous la direction de Mgr Falcoia, évêque de Castel-Iamare, et fit vœu de lui obéir en tout. Mgr Falcoia étant mort en 1743, Alphonse confia la conduite de son âme à l'un de ses propres fils spirituels, très austère et très saint, le Vénérable Père Paul Cafaro. Or, dans un cahier de notes intimes, tout entier de la main du saint Docteur, voici ce que nous lisons, sous ce titre : Obédievces spéciales : « Le 24 octobre 1741, Mgr Falcoia m'a dit de me servir de l'opinion probable, comme font tant d'autres. De plus, Dom Paul (le Père Cafaro) m'a donné l'obédience de n'y plus penser par inquiétude et en me tourmentant. J'ai fait vœu d'exécuter cette obédience, aujourd'hui 1 3 juillet 1748. »

Prétendre, ou même simplement insinuer, que, à une époque quelconque, le scrupule ait gêné, chez Alphonse, le jeu normal de l'intelligence et de la volonté, au point même d'influencer la formation et le choix de ses opinions en théologie morale, c'est à quoi le caractère d'Alphonse, son activité apostolique et scienti­fique, sa sainteté et son génie opposent le démenti le plus catégo­rique. E t quand on songe que cet homme fut proclamé Docteur de l'Eglise particulièrement à raison de ses travaux et de son influence de moraliste, l'injure gratuite rejaillit sur l'Eglise elle-même. Il n'y a que les sots pour ne jamais douter, et que les âmes vul­gaires pour ne jamais éprouver la crainte d'être inférieures au de­voir. Mais obéir à des inquiétudes déraisonnables — ce qui est le scrupule — constitue une infirmité morale que saint Alphonse a condamnée et combattue dans les âmes et par laquelle il ne s'est point laissé contaminer.

Par l'obéissance et par le vœu, Alphonse trouve une sécurité plus complète pour sa conduite immédiate, en l 'état présent de ses lumières. Mais le fait même de recourir à ces moyens prouve que ses lumières ne le satisfont pas. Un point est acquis à ses yeux ;

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aussi y revient-il sans cesse dans son enseignement public : la vérité n'est pas du côté des doctrines rigides. Il s'est donc orienté réso­lument, et sans esprit de retour, vers la bénignité. Mais cette béni­gnité doit avoir une limite, sous peine d'empiéter sur les droits de la loi divine. Quelle est, exactement, cette limite ? quelle est la frontière à ne point franchir ? Trouver cette limite, marquer cette frontière : voilà où tendront ses constants efforts. Et, quand il aura résussi, nous constaterons chez lui un changement complet d'attitude : nous verrons avec quelle sérénité son esprit se reposera dans la vérité connue. C'est le propre d'un esprit droit et solide de chercher tant qu'il n'a pas trouvé, de se reposer quand il a trouvé.

En attendant, la conscience d'Alphonse se repose, elle, dans la certitude du devoir loyalement accompli au jour le jour. De cette sécurité, associée cependant aux persistantes incertitudes de l'es­prit, nous avons un témoignage frappant, qui se rapporte aux der­nières années de ces incertitudes. En 1756, la veille des Rameaux, Alphonse tomba gravement malade et les médecins le déclarèrent bientôt en danger imminent de mort. Le lundi de Pâques, cependant, il entra en convalescence, et à ceux de ses fils spirituels qui ve­naient le féliciter, il fit cette confidence que l'un d'eux — le père Melchionna — nous a conservée : « En cette extrémité où je me trouvais, je n'ai éprouvé aucune angoisse ni inquiétude. Une seule chose me tint en souci : le fait d'avoir suivi l'opinion probable. Mais l'obéissance à mon directeur m'y obligeait, et j ' y étais en outre engagé par vœu. Eh quoi, est-il possible que je manque pour cela mon salut ? Pour commettre un péché, il faut la volonté de le com­mettre ; or, le péché, je ne le veux pas : de cela, j ' a i la certitude morale. »

Une conclusion complémentaire s'impose ici à notre attention : Alphonse ne cessa jamais de penser, de parler et d'agir devant Dieu et devant l'éternité ; d'autre part, la question du système moral lui apparaissait, avec raison, comme une question de cons­cience, et de la plus haute gravité, intéressant souverainement la gloire de Dieu et le salut des âmes. Dès lors, pas plus que le scru­pule, aucune considération, étrangère à la vérité, ne put, à aucun moment, avoir d'influence ni sur sa pensée, ni sur sa parole, ni sur sa plume. Affirmer ou soupçonner le contraire, alors même que l'on colorerait ces entorses à la vérité des prétextes les plus spécieux, ce serait méconnaître indignement ce prodige de droiture morale et de loyauté intellectuelle que fut Alphonse de Liguori.

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION DU PROBLEME 43

CHAPITRE IV

La solution du problème

Pour la clarté de notre exposition, il est nécessaire de redire ici quelle est cette solution définitive.

A égalité de raisons pour et contre la loi, il y a doute, et, dans le doute, la liberté demeure entière. En effet, la loi promulguée à la conscience, la loi connue, est seule capable de lier la volonté humaine, de créer l'obligation. Or, la loi douteuse n'est pas une loi promulguée à la conscience, une loi connue.

L'homme doit tendre, autant qu'il lui est possible, à sortir du doute par la connaissance de la vérité. Le doute proprement dit cesse lorsque l'équilibre des raisons est rompu et que la balance penche d'un des deux côtés. Cependant, si la rupture d'équilibre n'est pas suffisamment nette, l'esprit incline vers l'une des deux contradictoires, mais ne se détermine pas. Si la loi est, des deux parties, la plus favorisée, on peut dire alors que l'esprit soup­çonne l'existence de la loi, on ne peut dire encore qu'il la connaisse. La situation morale reste inchangée : la liberté n'est pas enchaînée, l'obligation n'existe pas.

Lorsque la prédominance des raisons est nettement établie en faveur de la loi, il y a obligation pour l'homme de reconnaître la loi comme suffisamment promulguée, et, par suite, obligation de prendre cette loi pour règle de sa conduite.

Nous disons : quand la prédominance des raisons pour la loi est nettement établie ; et non pas : quand la vérité est connue avec évi­dence. Pourquoi ? Parce que, vu l'infirmité intellectuelle de l'hom­me, infirmité aggravée chez beaucoup d'individus par suite de circonstances diverses, si l'évidence seule liait la volonté, la loi

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morale resterait sans effet dans un très grand nombre de cas et pour un très grand nombre d'individus : d'où dégénérescence morale pour l'individu et pour l'humanité. D'ailleurs, dans les recherches morales, il entre des éléments d'appréciation qui, nor­malement, de par leur nature contingente, ne comportent pas l'évidence, propre à l'universel.

La liberté est le fondement de la responsabilité ; mais la liberté a elle-même pour fondement la raison. D'où il suit que la respon­sabilité, dans les cas particuliers, répond à la connaissance, ou du moins à la possibilité de connaître ; non pas à une possibilité théo­rique et absolue, mais à une possibilité pratique et subjective. Quand il y a ignorance de bonne foi, ignorance invincible, il n'y a pas responsabilité : celui qui ne sait pas ou qui se trompe sans qu'il y ait de sa faute, n'est pas coupable, Dieu ne le condamnera pas. La première obligation de l'homme moral est de chercher à con­naître la vérité morale, à connaître son devoir ; puis vient l'obliga­tion de conformer la conduite à la vérité connue. Par conséquent, toutes les obligations morales se résument dans ces deux mots : Sequenda veritas. Or, il arrive, et le cas est très fréquent en morale, que la pleine lumière de l'évidence est hors de notre portée, que notre esprit ne peut saisir la vérité avec assurance et s'unir parfaitement à elle. Nous devons alors nous approcher de la vérité le plus possible : quand, après une loyale enquête, nous constatons que la loi a pour elle des indices et signes de vérité plus nombreux, et surtout plus clairs et plus probants, quand il ressort clairement que la loi est plus probable, nous devons la regarder comme promulguée à notre conscience. Sinon, nous tournons le dos à la vérité. Nous ne pou­vons plus exciper de notre ignorance, car la loi nous est connue, du mode et au degré de connaissance dont l'homme doit souvent se contenter en son état présent.

Voici donc les caractéristiques de la doctrine alphonsienne.

1° Seule, la prédominance, dûment constatée, des signes et indi­ces de vérité rend possible et légitime l'assentiment de l'esprit. « A raisons égales pour et contre, il n'y a de place que pour le doute, » pour la suspension de tout jugement, même opinatif. A plus forte raison ne conçoit-on pas l'assentiment de l'esprit à une opinion reconnue moins probable. Il n'y a que l'opinion plus probable qui soit vraiment probable, au sens strict du mot. — On ne peut pas dire, purement et simplement, qu'une opinion est plus probable,

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION D U PROBLÈME 4 5

tant que sa prépondérance n'est pas nettement établie, ce qui sup­pose un écart notable de poids entre les raisons qui militent pour les deux propositions contradictoires.

2° Il est permis de suivre l'opinion plus probable, toutes les fois qu'une raison spéciale (validité des sacrements, etc.) n'exige pas la certitude proprement dite. En dehors des cas exceptés, la pro-babiliorité constitue, en morale, une « preuve » suffisante.

3° Il est permis de suivre l'opinion dite équiprobable, non par le fait de sa probabilité, qui n'est pas une vraie probabilité, mais par le fait du doute, lequel exclut la connaissance suffisamment certaine de la loi, condition de l'obligation en conscience. Dans le cas d'équiprobabilité, nous ne savons aucunement si la loi existe.

4° Il est obligatoire de suivre l'opinion plus probable, quand elle est en faveur de la loi, parce que l'existence de la loi est alors suf­fisamment connue : la loi est promulguée à la conscience. Il est donc interdit de s'appuyer, pour s'exempter d'une obligation, sur une opinion moins probable, reconnue telle.

En résumé : usage licite de l'opinion équiprobable, usage illicite de l'opinion moins probable, ce sont là, au point de vue des conclu­sions pratiques, les deux points principaux de la doctrine alphon-sienne. Le saint Docteur parle beaucoup plus abondamment du premier point, parce qu'il ne fut attaqué publiquement que sur celui-là ; mais il n'est pas moins explicite sur le second que sur le premier (1).

Au cours de la seconde partie, nous éclaircirons les notions et nous établirons les principes ci-dessus énoncés. Pour le moment, nous avons à établir que c'est bien là le système auquel saint Alphonse s'est définitivement arrêté, le seul système qui puisse se prévaloir de son nom et de son autorité.

Nous n'allons plus, désormais, rencontrer chez notre saint Doc­teur ni hésitations ni réserves, mais la paix complète de l'esprit dans

(1) Plusieurs s'étonneront que nous passions ici sous silence l'application du principe de possession en faveur de la loi, lorsque le doute porte sur la cessa­tion de la loi. A l'exemple de saint Alphonse, nous séparons cette question parti­culière de l'exposé et de la démonstration du système moral, nous réservant d'en parler ailleurs (Appendice I). Notre saint Docteur n'a pas voulu associer ces deux questions d'une importance tellement inégale. On voit par là qu'il n'y a nul fondement à appeler le système de saint Alphonse « système du pos-sessionnisme », et encore moins à prétendre que le saint Docteur ait traité la question du système moral plutôt en juriste qu'en théologien.

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la possession de la vérité, et la vigoureuse affirmation de cette vérité chèrement conquise. Il importe de le faire remarquer : Alphonse continuera, sur les différentes matières discutées en théologie morale, à proposer et à défendre ses « opinions » ; quant à son système, il le considérera, non plus comme une opinion, mais comme une doc­trine certaine — nous ne disons pas : un dogme. Pour lui, la pleine lumière est faite : ce point est acquis à la science.

En 1760 — époque à laquelle se reportera saint Alphonse quand il dira : « Enfin, j 'a i établi mon système, tandem systema meum statui» — notre Docteur a devant lui, jusqu'à sa bienheureuse mort (1787), plus d'un quart de siècle : vingt de ces années seront par lui consacrées à la rude bataille théologique, car ce n'est qu'en 1779, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, qu'il écrira ses dernières pages sur ce sujet capital. Durant tout ce temps, il ne changera plus ses positions.

Positions nettes. Si, devant les probabilioristes, il établit que la liberté reste en possession de son droit tant que la loi n'a pas fait la preuve de son existence, il soutient, à l'encontre des probabi­listes, que la preuve — nous disons : preuve, et non démonstration — de la loi est faite, quand celle-ci a pour elle des raisons nettement plus fortes qui motivent légitimement un assentiment opinatif.

Le premier ouvrage, en notre possession, où saint Alphonse ex­clut formellement l'usage de l'opinion moins probable, c'est la cinquième édition de VIstruzione e Pratica (Venise 1761). Après avoir rejeté comme illicite l'usage de l'opinion tenuiter probabilis, il ajoute (cap. I, punct. 3, n. 30) : « Nous disons la même chose de l'opinion notablement moins probable. » E t au n. 32 : « Nous disons, troisièmement, qu'il est permis aussi de suivre en pratique une opinion gravement probable, favorable à la liberté, dès lors qu'elle n'est pas moins probable que l'opinion contraire favorable à la loi, mais qu'elle dépasse ou au moins égale en probabilité cette opinion contraire. »

Il est à remarquer que, dès ce premier exposé de son système, saint Alphonse indique la raison sur laquelle il s'appuiera toujours désormais pour rejeter l'usage de l'opinion moins probable. Cette raison, c'est l'attitude de l'esprit devant deux propositions contra-

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION DU PROBLEME 47

dictoires dont Tune apparaît appuyée sur des arguments nettement prépondérants. Cet état d'esprit, saint Alphonse l'appelle et ne cessera plus de l'appeler : certitude morale. « Quand, dit-il, l'opinion plus sûre a un poids beaucoup plus grand... elle devient moralement certaine ou quasi certaine, et fait que l'opinion contraire pour la liberté demeure ou improbable ou douteusement probable : c'est pour cela qu'on ne peut la suivre. » Il ne peut être ici question de certitude morale proprement dite, mais bien de certitude morale au sens large. Celle-ci n'est pas autre chose que l'adhésion opinative de l'esprit : nous l'établirons dans la seconde partie de cette étude, et nous verrons en même temps que, dans la pensée et même dans l'expression, saint Alphonse se trouve en plein accord avec saint Thomas.

On n'a pu, jusqu'ici, retrouver la quatrième édition de ce même ouvrage, laquelle parut à Naples en 1760. Mais la Correspondance du saint Docteur nous donne à entendre : 1° que la quatrième édi­tion ne renfermait pas encore la formule précise de la doctrine défi­nitive du saintjsur la question ; 2° que la rédaction de cette formule, en vue de la cinquième édition, était terminée au milieu de l'année 1760. C'est ce qui ressort de deux lettres d'Alphonse à son éditeur vénitien Remondini, en date du 2 juillet et du 10 juillet de cette même année. (1)

Notre saint Docteur ne s'en tient pas au court exposé de sa doc­trine, tel que nous venons de le voir dans Ylstruzione e Pratica.

. Dès l'année suivante, en 1762, il publie sa première dissertation capitale sur ce sujet : Brève dissertazione delVuso moderato del-Vopinioneprobabile. L'objet principal de ce travail est de défendre, contre les attaques des probabilioristes, les droits de la liberté dans le cas de doute proprement dit, ou la licéité de l'opinion égale­ment probable. L'auteur n'avait pas à s'étendre sur la question

(1) Lettres L X I X et L X X de la Conispondenza spéciale. C'est uniquement à cette rédaction nouvelle, plus précise et plus complète, que peut s'appliquer ce que dit le saint Auteur à Remondini d'une « addition » que, parmi d'autres plus courtes, avec un exemplaire de la quatrième édition qui venait de sortir des presses napolitaines, il lui envoie pour la faire insérer « au commencement du tome premier * dans l'édition qui allait paraître à Venise en 1761. Addi­tion, dit saint Alphonse, « très belle... d'une certaine étendue... renfermée dans un cahier à part, et qui n'a encore vu le jour dans aucun de mes livres de Morale. » Le 24 juillet, avec le même Remondini, Alphonse revient encore sur ce sujet, et parle du grand travail que lui a coûté la préparation de la future édition, et nous apprenons que le précieux envoi est en route pour Venise, par Rome.

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de l'opinion moins probable, puisque, en ce point, il se trouvait d'accord avec ses adversaires. Il ne se dispense pas, pour autant, d'exprimer nettement sa pensée, et d'en donner encore la même démonstration succincte.

Il ne s'agit plus, comme en 1749 et en 1755, d'une étude réservée à quelques amis. Assuré désormais de posséder la vérité si patiem­ment cherchée, Alphonse ne songe plus qu'à la répandre pour la gloire de Jésus-Christ et le bien des âmes. II prend courageusement position devant le public, et les attaques acharnées dont il va être le point de mire ne le feront pas reculer.

Bientôt il songe à traduire en latin la Dissertazione, afin de l'insérer dans la nouvelle édition de sa Théologie Morale, son œuvre capitale et qui atteint un plus grand nombre de lecteurs, même au delà des frontières de l'Italie. Il avise de ses intentions son édi­teur Remondini. « Je désirerais, dit-il, que, du Traité de la cons­cience, vous enleviez la dissertation qui s'y trouve sur l'opinion probable (1) pour y substituer la nouvelle que je viens de rédiger, et au regard de laquelle la première n'a point de valeur. » (Lettre CIV, Corrispondenza spéciale, juillet 1763.) En ce même mois de juillet (Lettre CVI), il revient à la charge auprès de l'éditeur : «Je vais vous envoyer la Dissertation sur l'opinion probable, dont la traduction latine est en cours, pour que vous l'insériez dans la Théologie morale, à la place de celle qui s'y trouvait : elle est bien supérieure à celle-ci. »

Mais l'éditeur s'était trop pressé : la réimpression de la Théolo­gie Morale était presque achevée quand la traduction latine de la nouvelle Dissertation parvint à Venise. La cinquième édition (1763) de l'œuvre maîtresse d'Alphonse parut donc avec l'ancien texte. Le saint Auteur s'en plaignit amèrement à Remondini. Le 1 e r mars 1764, il semble bien qu'Alphonse n'avait encore entre les mains aucun exemplaire de la nouvelle édition, mais, de quelque manière, il avait été avisé de l'inutilité de ses instances auprès de l'impri­meur. Il lui écrit : « J'apprends que vous avez réimprimé la Morale, mais la Morale ancienne, et que vous avez mis à la fin de l'ouvrage celles des additions qui, j'imagine, ont pu là trouver leur place.

(1) Le Père Gaudé, (De morali systemate S. Alphonsi, Romse, 1894, p. 21), fait remarquer avec justesse, à rencontre de l'affirmation totalement erronée de Bouquillon, qu'il ne s'agit pas ici des Dissertations de 1749 et de 1755. Celles-ci n'ont jamais trouvé place dans la Theologia Morali».

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION DU PROBLÈME ' 4 9

Vraisemblablement, mes additions seront arrivées alors que îa réimpression était faite en majeure partie. Mais les additions les meilleures et les plus importantes sont celles qui ont rapport au livre premier. J e n'en dis pas plus : ce qui est fait est fait.» Malgré ce méritoire effort de résignation au fait accompli, Alphonse ne se

, tient pas pour battu. « Au reste, ajoute-t-il aussitôt, je n'ai pas pu ne pas en éprouver de la peine, car, de l'ancienne édition à la nou­velle, telle que j'espérais la voir, il y a la différence du ciel à la terre. En effet, grâce aux nouvelles additions, il a été donné une tout autre et bien plus grande clarté à la Morale, et spécialement au livre premier, qui est la clef de tout Vouvrage; puis, beaucoup d'enseigne­ments importants ont été ajoutés, et beaucoup ont été réformés. . . Au moins, ce serait bien de faire changer le traité de Conscientia, qui est le premier, selon la dernière forme que je lui ai donnée. Au moins ce nouveau traité, vous pourriez le faire imprimer, et enlever l'ancien de l'édition qui vient de paraître. » (Conispondenza spéciale, lett. CXXII.) Pas plus dans sa correspondance que dans ses ouvrages, saint Alphonse ne cultivait l'hyperbole. Encore moins l'eût-il fait pour relever son propre mérite. Les expressions extrêmement vigoureuses qu'il emploie ici — et dont nous retrou­verons ailleurs l'équivalent, toujours pour le même objet — pré­sentent donc un sens précis : elles nous révèlent l'importance que, fort justement, Alphonse attachait à son travail sur le système moral et à la transformation qui s'était faite dans ses pensées. Il est certain que la mise au point de la question épineuse du pro­babilisme est le service le plus éminent que le saint Docteur ait rendu à la science théologique et à la morale chrétienne.

Remondini ne voulut rien entendre. Son obstination causa l'er­reur d'éditeurs plus modernes qui donnèrent l'ancienne disser­tation, dont saint Alphonse réclamait si énergiquement la mise à la réforme, comme appartenant en propre à l'édition de la Théo­logie Morale de 1763, époque à laquelle saint Alphonse, avait fixé son système.

En voulant réparer sa faute, Remondini causa une autre erreur, de moindre importance, en laquelle plusieurs sont tombés. En 1764, il publiait (première édition de Venise, après celle parue cette même année à Bénévent, chez Pignatelli) le Confessore dî-retto per le confessioni délia gente di campagna. Il en profita pour donner enfin, en Appendice, la Dissertation de 1762, traduite en latin, « que l'illustre auteur lui avait, dit-il, envoyée dernièrement *

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50 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

Les éditions se suivirent, renfermant toujours la même disserta­tion, avec la même note sur son envoi récent ; d'où plusieurs (édi­teurs et théologiens) se trompèrent, en assignant à cette disser­tation une date bien postérieure (1773) à sa composition. Erreur sans conséquences sérieuses, puisque ces pages renferment déjà la doctrine que saint Alphonse ne cessa d'enseigner jusqu'à la fin.

Cette même édition vénitienne (1764) du Conj'essore direito, comme celle d'ailleurs de Bénévent, livrait au public, (toujours en appendice, mais en langue italienne) la Réponse apologétique de Mgr de Liguori à une lettre dfun religieux touchant rusage de l'opi­nion également probable. Cueillons-y au passage cette affirmation catégorique : <c J'estime que mon système... tel que je l'ai exposé dans ma dernière dissertation imprimée, est de doctrine très saine, et qu'il est certain : Tengo che il mio sistema... sia sanissimo e certo. » (1)

En cette même année 1764, Alphonse voyait se lever contre lui, dans le camp des probabilioristes, son principal adversaire, le P. Patuzzi, 0 . P . Celui-ci, sous le pseudonyme d'Adelfo Dositeo, lançait contre notre saint Docteur deux éditions simultanées (imprimées à Ferrare et à Naples) d'un ouvrage intitulé : La cause du probabilisme remise en question par Mgr Alphonse de Liguori et de nouveau convaincue de fausseté, ou Réponse à la Brève Disser­tation sur Vusage modéré de l'opinion probable. Détail qui ne manque pas de sel : bien que le livre parût à Ferrare, c'est Remondini qui en était l'éditeur, et il en envoyait les bonnes feuilles à saint Alphonse, à mesure qu'elles sortaient des presses. De cette façon, notre saint eut la primeur des aménités que lui servait son anta­goniste. (Corrisp. spéciale, lett, CXXVIII.) Celui-ci, homme d'ail­leurs de savoir et de mérite, le prenait de très haut avec l'évêque de Sainte-Agathe dont la réputation de science et de sainteté rem­plissait l'Italie et en dépassait les frontières.

Dans sa Dédicace, le P . Patuzzi adresse des éloges hyperboliques à Mgr Saporiti, archevêque de Gênes, pour avoir su préserver les confesseurs de son diocèse du danger de se perdre eux-mêmes et

(1) La Risposta apologetica porte la date du 16 janvier 1764. Elle ne fut cependant achevée que quelques semaines plus tard. Le 29 janvier, Alphonse annonce a Remondini (Lettre CXIX) qu'il va la terminer et la lui envoyer.

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de perdre leurs pénitents par une insuffisante sévérité dans le choix des opinions. Dans la préface et en maints endroits de son ouvrage, il n'épargne pas non plus la louange au « savant » auteur du récent Traité de la règle prochaine des actions humaines ; lequel « savant » auteur n'était autre que Patuzzi lui-même. Avec l'évêque de Sainte-Agathe, le ton change : c'est un ton de supériorité satisfaite et dédaigneuse ; et cela, depuis le titre jusqu'à la fin du dernier cha­pitre. Alphonse n'a-t-il pas la prétention inconcevable, « avec quatre feuilles d'impression », de faire contrepoids « aux ouvrages lumineux et invincibles » de ses adversaires î Si encore ces quatre misérables feuilles étaient remplies de choses sensées ! Mais non : à en croire Patuzzi, Alphonse ne connaît pas la question qu'il traite, ne comprend pas les auteurs qu'il cite, ne sait pas bien ce qu'il dit lui-même ; ses idées ne sont que songes et chimères ; il est un objet de risée et de compassion pour les gens entendus. Le P. Patuzzi (p. 79) adjure Mgr de Liguori d'imiter l'exemple de saint Thomas d'Aquin, de trembler devant la solution périlleuse des questions morales compliquées et obscures, de se tourner alors vers Dieu pour implorer de lui la connaissance du vrai. Laissons les tremblements, les gémissements et les larmes, qui ne sont ici que de la rhétorique : croit-on que le P. Patuzzi ait consacré, comme saint Alphonse, « trente années d'étude et de prière » à préparer la solution de la question, périlleuse entre toutes, de la probabilité en morale ?

La péroraison de cette philippique mérite une mention spéciale. Elle est éminemment révélatrice. Nous allons voir le « cas de cons­cience » de saint Alphonse jugé par Patuzzi. « On est forcé de con­clure, Monseigneur, que la certitude que vous prétendez avoir... ne peut être autre chose qu'une certitude illusoire, une certitude imprudente et déraisonnable, laquelle ne suffit pas pour vous justifier au tribunal de Dieu ; une certitude qui ne peut provenir que d'une ignorance et d'un aveuglement vincibles et coupables, où, dit saint Thomas, la faute subséquente ne peut trouver une excuse. Vous en avez un exemple manifeste dans les hérétiques et dans les infidèles. » Bien entendu, pour Patuzzi, et il s'en explique ici même, tous les hétérodoxes sont damnés sans rémission ; chez aucun d'eux, il ne peut y avoir une vraie bonne foi ; leur sécurité, — car Patuzzi nous accorde que certains « n'ont pas le moindre soupçon d'être dans l'erreur, » — naît toujours d'une faute, et par conséquent ne peut constituer une excuse valable. On se demande ce que

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devient, dans cette doctrine, Y âme de l'Eglise, à laquelle appar­tiennent plusieurs — combien, Dieu seul le sait — qui n'appar­tiennent pas au corps de l'Eglise. Mais on n'en est pas réduit, pour un Alphonse de Liguori, à ces espérances toujours plus ou moins inquiètes, quand il s'agit des cas particuliers. Cependant, Patuzzi continue avec une audace — ne faudrait-il pas dire : avec une candeur — inconcevable : « Appliquez-vous à vous-même, Mon­seigneur, cette vérité infaillible. » Alphonse est donc mis en demeure, sous la menace irrévocable d'une damnation certaine, de se ré­tracter, et de réparer ainsi « le scandale qu'il a donné et qu'il ne cesse de donner ». Après avoir offert au vieil évêque des excuses conditionnelles, pour le cas où « sa passion pour la vérité l'aurait entraîné au-delà des limites du respect,» le fougueux théologien, en s'appuyant sur l'autorité de Bellarmin, condamne une dernière fois son vénérable antagoniste « au ver qui ne meurt pas et au feu qui ne s'éteint pas. »

Laissons de côté la forme, qui n'est guère excusable. Quant au fond, le P. Patuzzi se croyait obligé de parler ainsi. Il n'était pas seulement sincère : il était logique. Ces conclusions découlaient naturellement de sa doctrine, telle que, avec d'autres, il la con­cevait et la défendait. Peut-on mieux saisir sur le vif le danger que cette doctrine faisait courir aux âmes ? Si un saint évêque était traité de la sorte, à quoi ne devaient pas s'attendre les simples pénitents qui s'adressaient à des confesseurs de cette école ?

Les théologiens ont parfois l'épiderme fort sensible. Alphonse se montra supérieur à cette faiblesse, commune à l'humanité lettrée : genus irritabile vatum. Sa modération, son respect des personnes, la sereine courtoisie à l'égard de ses adversaires les plus violents, lui gagnèrent la sympathie de nombreux lecteurs, dont beaucoup, après avoir entendu et pesé ses raisons, devin­rent ses disciples convaincus. La vérité et la science ne gagnent rien aux blessures que reçoivent la justice et la charité. Alphonse avait toujours déploré les excès de langage et les procédés incorrects de discussion auxquels la controverse probabiliste avait fourni, des deux côtés de la barricade, maintes occasions (1). Quand il

(1) « Qusestio quidem quse per duo fere saecula, et praecipue nostra sttate, lai>ores tôt sapientium exhausit ; quorum ii qui acriore calamo scripserunt, minus — meo judicio — ver tatis detegendze fmem, quem intendebant, sunt assecuti. Nam si ipsi modérâtius se continuissent, aliis se reddidîssent gratio-res, et magis christianse reipubliese, ut ventas patefieret, profuissent. > Préface « Ad Lectorem » de plusieurs des éditions de la Thtologia Moralis.

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fut lui-même la victime de ces procédés, il supporta les coups et ne les rendit point. Il laissa donc tomber les invectives, se contentant de les souligner d'un sourire quelque peu amusé. Après avoir affir­mé la parfaite sérénité d'âme dont il jouit dans la possession de la vérité certaine, il ne songe plus qu'à réfuter les objections de son adversaire.

C'est ce qu'il fit dans son Apologie, ou Défense de sa Dissertation, qui parut à Bassano, toujours chez Remondini, en 1765. — Avant que l'impression en fût achevée, saint Alphonse se vit en butte à d'autres attaques, notamment de la part d'un autre anonyme dans un appendice à l'ouvrage intitulé La Règle des mœurs. L'in­fatigable lutteur riposta sans tarder, en ajoutant un appendice à l'Apologie.

Citons ici deux passages, l'un de l'Apologie, l'autre de l'appendice. Le premier précise, une fois de plus, la pensée du saint Docteur

et justifie par avance la dernière formule à laquelle il s'arrêtera. « On ne peut suivre l'opinion moins sûre quand la prépondérance des raisons, en faveur de l'opinion la plus sûre, est grande et qu'elle est certaine. Je m'explique : tant qu'il reste douteux qu'une opi­nion soit moins probable, ou elle égale en probabilité sa contradic­toire, ou il s'en faut de bien peu ; par contre, quand une opinion est certainement moins probable, à mon sens, elle est alors toujours notablement moins probable. »

Le second passage nous ouvre la conscience d'Alphonse, et nous montre combien il serait gratuitement injurieux de chercher à son attitude, si nette et si ferme, d'autre explication ni d'autre motif que l'amour de la vérité. « Qu'ils m'accusent, s'ils veulent, de céder à l'entêtement ou à la passion : je les laisse dire. Je ne sais vraiment où j'irais chercher cette passion. Je ne puis plus rien es­pérer de ce monde. Mon âge fort avancé et les maladies qui me li­vrent de continuels assauts me montrent la mort toute proche. Aussi serait-ce de ma part une folie démesurée si, pour mendier peut-être les applaudissements de certains ou pour me faire un nom, j'allais refuser de démordre de mon sentiment. Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit parce que je pense ainsi devant Dieu, qui bientôt doit me juger. Je ne pourrais dire le contraire, sans une grave in­quiétude de conscience. » Une affirmation aussi solennelle, sortie d'une telle bouche, ne se discute pas. Avis à ceux qui auraient cru

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ou croiraient voir, à un degré quelconque et pour un motif quel­conque, dans l'attitude de notre-saint Docteur en cette question, une manœuvre politique. Le simple démenti d'Alphonse constitue, en pareille matière, la plus victorieuse des réfutations.

Le P. Patuzzi ne se t int pas, pour battu et revint aussitôt à la charge avec des Observations Théologiques sur l'Apologie (Ferrare, 1765). L'excellent Remondini rendait-il à chacun des deux anta­gonistes le service de lui communiquer les bonnes feuilles de l'ad­versaire ? On pourrait le croire quand on voit les Observations paraître avant même qu'Alphonse eût eu le temps de faire achever l'impression de Y Appendice à son Apologie ; ce qui lui permit d'ajouter à cet appendice un troisième paragraphe, qui contenait la réponse aux nouvelles objections.

Les amis que le P. Patuzzi avait à Naples ne se fièrent point, pour abattre Alphonse.à la seule force des arguments théologiques: ils s'employèrent à ce que leur protagoniste eût seul la parole. Alors que, par leurs soins, la Cause du Probabilisme était immédia­tement réimprimée à Naples, ils obtinrent, contre Alphonse, l'in­terdiction d'y faire imprimer sa réponse, en même temps que le gouvernement renouvelait une ancienne défense de recourir aux bons offices d'imprimeurs étrangers au royaume, sauf autorisation royale. VApologie d'Alphonse de Liguori ne put pénétrer en ter­ritoire napolitain que comme marchandise de contrebande ; mais elle y pénétra (Corrisp. spec. Lett. CXL, CXLI, CXLII, CXLIII, CXLIV.) D'ailleurs, le vieil évêque exprimait bientôt l'espoir fondé (Lett. CXLVII) qui se réalisa (Lett. CXLVIII, CXLIX, CLII), de voir s'évanouir ces difficultés extérieures qui gênaient son apos­tolat. Car, dans sa pensée et en réalité, c'était bien un apostolat que ses luttes pour la saine morale évangélique.

Tout ce que nous venons de rapporter se passait dans les premiers mois de l'année 1765. Un peu plus tard, le 21 juillet, Alphonse écrivait à un de ses amis, le P . Nicolas Savio, de l'Oratoire de Pa­ïenne : « Je veux vous faire rire. Notre P. Caldarera, m'a-t-on appris, pleure à Naples sur ma damnation, parce que je ne professe point l'opinion rigide qu'il a lui-même épousée à Rome, à la suite de ses entretiens avec les Pères de Saint-Philippe, lesquels se font gloire de défendre cette belle doctrine. Pauvre vieux, gémit le P . Caldarera, il va se damner pour cette idée-là. Oui, pauvre vieux, à cause de mes

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vrais péchés, mais pour ma doctrine sur ce point, je ne puis cer­tainement pas me damner, car je la regarde comme certaine ; et dans mon diocèse je refuse le pouvoir de confesser à qui professe la doctrine rigide, car je la juge certainement fausse et pernicieuse pour le salut des pauvres âmes. C'est ce que j 'a i écrit plus longuement au P. Caldarera lui-même. » (Lettre CLIX).

Toujours en cette même année 1765, Alphonse jugea bon de réu­nir, en un seul corps bien ordonné, les arguments et les réponses que les nécessités de la lutte l'avaient contraint de disperser dans la Dissertation de 1762, dans l'Apologie et dans l'Appendice de celle-ci, ce qui lui permettait aussi de supprimer des redites inutiles et toujours plus ou moins fastidieuses. Dès le 4 septembre (Lett. CLXI), le saint auteur annonce à son éditeur vénitien que cet ouvrage va paraître à Naples, en italien, et qu'il est sous presse. Il parut en effet, avec une dédicace qui en faisait hommage au Pape Clément XII I . Cette dédicace, composée avec soin et en termes très mesurés dés le commencement de l'année (Lett. CXLV), avait d'abord été destinée à YApologie,et l'on voit,par maintes lettres de cette époque, qu'Alphonse y attachait une assez grande importance : en se ré­clamant d'un si haut patronage, il voulait faire contrepoids aux .manœuvres diverses de ses adversaires. Mais, soit retard dans l'ex­pédition, soit par suite d'autres obstacles d'ordre matériel, elle ne fut pas insérée dans tous les exemplaires de Y Apologie, et trou­vait dès lors sa place naturelle en tête de la Dissertation. Au Vi­caire de Jésus-Christ, il déclare le motif qui l'a poussé à écrire, à savoir le salut des âmes compromis par une morale rigoureuse à l'excès, plus encore que par une morale trop large ; la confiance qu'il a d'avoir enseigné une doctrine juste et de l'avoir prouvée avec évidence ; la nécessité où il s'est vu de se défendre ; enfin, avant de terminer, en acceptant d'avance et même en appelant les corrections de l'Eglise, s'il en est besoin, il exprime encore son ardent et unique désir : « que la vérité se découvre en cette grande controverse, de laquelle dépend la bonne ou la mauvaise direction des consciences de tous les fidèles. »

Au risque de nous répéter, notons ici encore la ligne de démarca­tion fixée par Alphonse entre le licite et le défendu, en matière de probabilité. « On ne peut pas davantage, d'après notre système, suivre l'opinion qui revendique la liberté, quand elle est beaucoup moins probable, ou qu'elle est certainement moins probable que

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l'opinion qui défend la loi ; car, lorsque l'opinion bénigne apparaît certainement moins probable, c'est signe que la probabilité qui milite pour l'opinion plus rigoureuse est beaucoup plus forte ; et, en pareil cas, la loi n'est plus douteuse de doute strict, mais elle est moralement certaine ou quasi certaine ; comme telle, elle entraîne l'obligation, se trouvant alors suffisamment notifiée. »

Signalons au passage la sixième édition de VIstruzione e Pratica (Naples, 1765). Elle reproduit, à peu près textuellement, la Disser­tation de 1762.

Cependant l'année 1765, déjà si féconde.ne devait pas s'achever sans qu'Alphonse eût fourni un nouvel effort. On se rappelle qu'Al­phonse avait vainement insisté auprès de son éditeur vénitien pour que sa dissertation latine de 1762 fût insérée dans la cinquième édition de sa Théologie Morale. Assez mal inspiré, Remondini avait fini par l'adjoindre au Omfessnre diretto : c'était appareiller deux ou­vrages qui s'adressaient chacun à des lecteurs très différents, et alourdir inutilement le prix d'une petite Morale pratique, destinée aux bourses les plus modestes comme aux esprits les moins pré­occupés des grandes discussions scientifiques. Alphonse s'était plaint, sans résultat, et avait subi l'iné\ itable. Son désir n'en était que plus vif de voir enfin une édition, vraiment mise au point, de son grand ouvrage de Morale. Jusqu'en 1767, année où elle viendra enfin au jour, Alphonse ne cessera de raviver le zèle et d'exciter l'activité de son éditeur pour atteindre ce but impatiemment at­tendu. Outre des corrections et des améliorations de détail, cette édition aura trois caractéristiques. 1° Par suite de son labeur con­tinu, et surtout de la fixation de son système, Alphonse avait éli­miné un grand nombre de propositions qu'il avait d'abord cru pouvoir accueillir dans sa Morale. De son propre chef, Remondini en avait supprimé la liste. Alphonse, par ses instances réitérées, le contraint à la rétablir, après l'avoir d'ailleurs complétée. 2° Le traité de Conscientia de Busembaum ne sera plus accompagné de simples annotations, mais suivi d'un traité nouveau, tout entier de la composition du saint auteur. 3° Viendra ensuite une nouvelle dissertation sur le système moral. Celle de 1762 ne pouvait plus suffire, car elle ne renfermait pas la réponse aux attaques du P. Pa­tuzzi, lesquelles s'étaient produites postérieurement.

Pour ce dernier travail, Alphonse utilisera la dissertation de 1762

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et celle de 1765. Dès les premiers jours de Septembre 1765, il est à l'œuvre (Lettre CLXI) et il besognera sans relâche durant plusieurs semaines (Lettre CLXII), car il veut être à la fois court et complet. Enfin, le 6 novembre (Lettre CLXIV), tout est achevé et expédié à Venise.

Il ne lui restera plus — tout en produisant d'autres ouvrages, dogmatiques et ascétiques — qu'à poursuivre de ses inlassables supplications son imprimeur récalcitrant, et à en attendre le bon plaisir.

*

La doctrine soutenue par Alphonse depuis le moment où il eut fixé son système, les raisons — d'ordre spéculatif et d'ordre pratique — qui avaient déterminé son choix, nous les trouvons, résumées, dans une lettre intime à un religieux de sa Congrégation (Lett. CLXXXV). Elle est datée du 28 mars 1767 : c'est l'époque où le saint surveillait de loin la réimpression de sa Théologie Morale, de cette sixième édition, tant désirée, qui allait enfin paraître en septembre. Nous allons entendre Alphonse s'appeler lui-même « probabilioriste ». Que cette appellation ne nous surprenne pas. D'abord, le saint auteur prend soin de circonscrire exactement son probabiliorisme. Ensuite, il faut convenir qu'aucune appellation

— probabiliorisme, équiprobabilisme, probabilisme modéré — ne définit complètement par elle-même cet ensemble qu'est le système moral de Saint Alphonse, ensemble nécessairement com­plexe, parce que la matière l'exige, mais ensemble aussi nettement précisé dans ses contours essentiels que la matière le peut comporter. Ces dénominations diverses ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Celle de « probabiliorisme », dont les inconvénients frappent violemment la vue de plusieurs, présente néanmoins deuv avantages. Le premier, c'est qu'elle a été expressément em­ployée par saint Alphonse, qui revendique même exclusivement pour lui, ici et ailleurs H), le titre de vrai probabilioriste, de pro­babilioriste non tutioriste. Le second avantage est, doctrinalement, d'importance majeure. Dans le système alphonsien, l'opinion équi­probable marque la limite du permis, mais l'opirion plus probable marque le point de départ de l'obligatoire : d'où il suit que l'expres-

(1) Voir notamment Je* lettre» CCXVI, CCLXl, CCLXXX1V et CCCXN.

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sion probabiliorisme est tout aussi légitime, pour désigner ce système, que l'expressioi équiprobabilisme, et surtout que celle, vraiment un peu trop vague et prêtant à de faciles confusions, de probabi­lisme modéré (1). Au reste, pas plus que saint Alphonse lui-même, nous ne chicanerons sur les mots, pourvu que l'étiquette n'induise pas en erreur sur la nature et la qualité de la marchandise.

Voici les passages intéressants de la lettre en question : « Quant au système, je suis vraiment probabilioriste ; tutioriste, non, mais probabilioriste... En efïet,dès que l'opinion pour la loi est certaine­ment plus probable, je dis qu'on ne peut suivre la moins probable, favorable à la liberté. Quant à dire que, entre deux opinions éga­lement probables, on doit suivre la plus sûre, cela, c'est être tu­tioriste, et non plus probabilioriste... Il n'y a pas de doute : si les tutioristes, avec leur rigueur, font beaucoup de mal, pareillement les probabilistes qui suivent la moins probable connue comme telle — et que je ne reconnais point comme probable, car alors, morale­ment, la loi est promulguée — sont la cause de la perte d'un grand nombre d'âmes. E t certainement il y a plus de confesseurs laxistes que de confesseurs rigoristes (2). » Saint Alphonse combattait donc un mal réel, et non un laxisme imaginaire.

(1) Comme nous le verrons dans la seconde partie de cette Etude, devant la probabiliorité connue avec certitude, l'homme ne reste pas moralement libre, en matière de devoir, d'accorder ou non l'acquiescement de son esprit. Il en a la possibilité, mais non le droit. Il en a la possibilité, car seule l'évidence nécessite l'acquiescement de l'intelligence ; il n'en a pas le droit, car l'homme est tenu de chercher la vérité, dans la mesure où elle est humainement connaïs-sable en pareille matière, et, dès qu'elle est ainsi connue, d'en faire la règle de sa conduite. La probabiliorté connue avec certitude ne nécessite donc pas l'adhésion de l'esprit, mais elle la commande. Cette adhésion, légitime et obliga­toire, s'identifie avec l'opinion — acte ou habitude — de saint Thomas et des anciens scholastiques. Elle constitue la promulgation de la loi à la conscience individuelle, promulgation qui rend effective la puissance d'obliger inhérente à la loi. La suspension du jugement — ou refus d'adhérer — serait une capi­tulation de l'esprit, consécutive à une coupable défaillance de la volonté. Nous donnerons à cette importante question les développements qu'elle mérite.

(2) Il n'y a pas contradiction entre ce que saint Alphonse dit ici sur le nom­bre relativement plus grand des confesseurs laxistes et ce qu'il affirme ailleurs, notamment dans la Dédicace de sa dissertation de 1765 au Pape Clément X I I I , à savoir que le rigorisme est plus redoutable encore que le laxisme. Autre chose est de dire qu'un mal est plus funeste, autre chose qu'il est plus fréquent. Les rigoristes ne nuisaient pas seulement a leurs pénitents, mais aussi aux très nombreux fidèles qu'ils détournaient des sacrements par leur sévérité outran-cière. D'ailleurs, comme l'a observé saint Alphonse, le rigorisme n'exclut pas, tant s'en faut, un laxisme pratique, sans compter que son principal méfait est d'amener indirectement, mais sûrement, un relâchement total. Enfin, Alphonse parle ici surtout de l'Italie méridionale, tandis que Mgr de Saint-Pons, cité dans la Dédicace, parle surtout de la France, ou sévissaient alors les doctrines rigides.

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION OU PROBLÈME 59

De ce mal réel, il entendait préserver sa Congrégation. Cela ressort, notamment, d'une lettre postérieure de deux mois (25 mai 1767, Lett. CLXXXVIII) à la précédente, et adressée au P. Villani, son Vicaire dans le gouvernement de l'Institut depuis que lui-même était évêque de Sainte-Agathe. « Au sujet de l'opinion probable, dit-il, je tiens deux choses pour certaines. » Ces deux choses, ce sont la licéité de l'opinion également probable ou douteusement moins probable, et la non licéité de l'opinion certainement moins probable. En conséquence, il déclare, en termes modérés mais fermes, qu'il ne pourrait, le cas échéant, accorder l'autorisation de confesser à celui de ses sujets qui tiendrait pour l'usage licite de l'opinion certainement moins probable, pas plus, d'ailleurs, qu'à un partisan de la doctrine rigide. Il insiste sur les mesures prises et à prendre pour qu'aucun de ses missionnaires n'ignore sa volonté sur ce point. Ce n'est pas, certes, que le saint Fondateur prétende régenter, plus que de raison, la conscience de ses fils, ni les détour­ner, contrairement à son invitation constante, de l'étude personnelle qui fait les moralistes avisés et les bons confesseurs. « Je ne parle pas, dit-il, des opinions particulières, parce que, pour celles-ci, chacun se règle selon son propre jugement ; mais je parle du sys­tème général que je veux qu'on tienne, pour que nos religieux n'embrassent pas le vrai laxisme. » L'un d'eux, et il ne semble pas qu'il fût des moindres, ne lui a-t-il pas écrit — et ce fut l'occa­sion de la lettre du saint au P. Villani — « pour soutenir que l'on peut bien suivre l'opinion favorable à la liberté, même quand elle est reconnue comme certainement moins probable » ? C'est cela que saint Alphonse réprouve et combat, c'est cela qu'il interdit à ses missionnaires, par les plus purs motifs de conscience, en vue du bien des âmes, avec la pleine assurance d'être dans la vérité.

*

Sans entrer dans les questions doctrinales que nous réservons à la seconde partie de ce travail, nous invitons le lecteur à s'arrêter un instant sur quelques considérations qui aideront à mieux com­prendre ce que nous avons dit jusqu'ici et ce qui nous reste à dire.

Après des années d'étude loyale et de prière ardente, Alphonse a enfin fixé son système moral. Sept années se sont écoulées depuis (1760-1767), sept années de luttes continuelles.

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Deux courants contraires se disputaient les théologiens moralistes de son temps ; non pas seulement les moralistes théoriciens, mais aussi ces praticiens de la morale — à l'influence immense, parce que concrète, quotidienne et universelle — que sont les confesseurs.

Que ce fût par les complaisances d'un probabilisme trop large ou par les exigences d'un probabiliorisme trop resserré, les âmes étaient en danger de part et d'autre. Si l'heure était au triomphe bruyant, tapageur même, des idées rigides, les opinions bénignes, trop béni­gnes, avaient, dans le secret, de fréquentes revanches, même du fait de théologiens et de confesseurs rigoristes en principe.

Dans les deux camps, régnait, en général, la bonne foi. Les uns croyaient, en toute sincérité, défendre les droits de la conscience humaine et la douceur du joug de Jésus-Christ contre les entreprises du jansénisme. Les autres étaient persuadés qu'ils protégeaient la sainteté de la loi divine et la pureté de l'Evangile contre la marée montante de la morale relâchée. Cette sincérité, absolue ou relative, ne faisait que rendre les adversaires plus irréductibles.

Alphonse, à la recherche de la vérité, avait successivement com­battu, avec loyauté, sous l'un et l'autre étendard. Certain de possé­der enfin la vérité complète, il a mis sans tarder — et il mettra jusqu'à la fin — tout son zèle à la défendre et à la répandre. Mais que, des deux côtés, se multiplient les attaques contre lui, qu'on ne lui épargne pas les invectives ni même les propos méprisants, il ne se départira pas un seul instant de son calme ni de sa charité, ni non plus de sa fermeté.

Le pire, c'est que la politique, en ce temps^là, se mêlait de théo­logie. Malheur à qui se permettait de propager des doctrines qui déplaisaient aux maîtres du jour! Alphonse voyait sa Congrégation entourée d'ennemis et d'embûches. On ne pouvait manquer de se servir contre elle des enseignements de son fondateur. Quelle fut l'attitude d'Alphonse ? Celle qui convenait à ce grand homme et à ce grand saint : l'attitude de la loyauté. Le courage tranquille, dé­pouillé de toute ostentation et de toute jactance, fut sa caractéris­tique. Lui qui mettait sa confiance en Dieu seul et dont l'unique préoccupation était de se concilier les bonnes grâces de la Divine Majesté par une droiture parfaite, lui qui redoutait davantage pour sa Congrégation un péché véniel ou un manquement volontaire à la Règle que toutes les tempêtes soulevées par les hommes, comment aurait-il biaisé dans cette question du système moral où, à ses

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yeux et en vérité, la cause de Jésus-Christ et celle des âmes se trou­vent si directement engagées ? Si son humble Institut succombait, comme la puissante Compagnie de Jésus, il succomberait après avoir gardé jusqu'au bout le front haut et la conscience pure. Simplement, quand les allégations de ses ennemis seront fausses, Alphonse déclarera qu'elles sont fausses. Quand on prétendra qu'il soutient les doctrines des Jésuites, il répondra qu'il ne soutient pas les doctrines des Jésuites, parce que cela est vrai. Pas plus en faveur de sa Congrégation que de sa doctrine, Alphonse n'emploiera d'autres armes que celles de la vérité. Jadis, il avait renoncé au barreau, qu'il aimait, à cause d'une erreur involontaire échappée à sa bonne foi : durant sa vie entière, la vérité restera son unique passion. Cette note éminente de loyauté ne devait-elle pas être l'apanage d'un saint et d'un docteur à qui la Providence avait réservé un rôle si important pour la bonne direction des consciences chré­tiennes ? Aussi la loyauté est-elle la marque distinctive, et, pou­vons-nous dire, l'âme du système moral alphonsien. Nous le verrons mieux dans la seconde partie de cette Etude.

La lutte va continuer. Le 16 Novembre 1767 (Lett. CXCVI), Alphonse communique à Remondini un renseignement qui lui a été donné : on a formé le projet — projet qui, d'ailleurs, a échoué — de réimprimer à Naples une nouvelle Réponse du P . Patuzzi à la Dissertation de 1765, réponse suivie de Lettres critiques contre les autres ouvrages du saint auteur. « Or, ajoute-t-il, si on voulait faire paraître, à Naples, cette Réponse avec ces Lettres, je suppose qu'elles ont été déjà imprimées une première fois à Venise. » A Venise ? sans doute chez Remondini ? Alphonse prie donc son éditeur vénitien de lui procurer, s'il le peut, ces ouvrages, « ou au moins les Lettres », « parce que, dit-il avec une sincérité charmante, si je vois que, en quelque endroit, j 'a i fait erreur, je veux me cor­riger. Mais pourquoi « au moins les Lettres », et non pas aussi et surtout la Réponse, sinon parce que les Lettres doivent, vrai­semblablement, toucher d'autres sujets, tandis que, sur la question du système moral, Alphonse est bien assuré que Patuzzi ne peut plus lui rien objecter de nouveau, qui vaille d'être pris en con­sidération ?

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Mais, à cette époque, les principales difficultés viennent à notre saint auteur des Pouvoirs publics. Il apprend (Lett. CCIX, 30 juin 1768) (1) que « en Portugal, on a chargé un ecclésiastique d'in­terdire les Morales de doctrine corrompue. Par Morales de doctrine corrompue, ils entendront toutes les Morales des Jésuites. » Alphonse proteste contre cette inepte accusation : « Les Morales des Jésuites, en vérité, ne sont pas toutes de doctrine corrompue. Les ouvrages du Cardinal de Lugo, de Suarez, de Laymann, de Lessius, de Cas-tropalao, et autres semblables, ne sont pas de doctrine corrompue. » Mais s'il rend volontiers justice aux théologiens de la Compagnie, il ne se déclare pas moins en désaccord avec un très grand nombre d'entre eux sur la question du système : « Quant à mon système sur l'opinion probable, ce n'est pas celui des Jésuites ; en effet, je ré­prouve l'usage de l'opinion moins probable, reconnue telle, contrai­rement à ce qu'enseignent Busembaum, Lacroix, et presque tous les Jésuites, lesquels admettent l'opinion moins probable. »

Dans les premiers jours de juillet, vive alerte à Naples même. Alphonse est directement en cause : ordre est donné aux douanes royales de supprimer, à leur entrée dans le royaume, les exemplaires de sa Théologie. L'affaire n'a pas de suites fâcheuses, et même abou­ti t à une décision favorable, grâce à une intervention amicale. Alphonse nous répète une fois de plus, à cette occasion, qu'il ne suit pas le système des Jésuites et qu'il réprouve l'usage de l'opinion moins probable. (Lett. CCXI.)

La tranquillité retrouvée à Naples était plus apparente que réelle, et, en tout cas, fort précaire, à la merci du moindre incident. « Pré­sentement, à Naples, nous passons par des ennuis », écrit Alphonse à son Vicaire, le P . Villani (Lett. CCXVI) ; et il juge imprudent de recourir au célèbre ministre Tanucci pour faire cesser les vexations auxquelles sont en butte ses fils en Sicile : le remède risquerait d'être pire que le mal. En Sicile surtout, l'horizon restera presque toujours chargé de nuages, et si l'orage éclatait là-bas, il aurait vite fait de s'étendre à tout l 'Institut et de le détruire. Au milieu de ces attaques et de ces menaces perpétuelles, Alphonse garde la paix de son âme et la sérénité de son esprit : en matière de théologie, la vérité seule le préoccupe. Cette merveilleuse fermeté se manifeste avec un éclat particulier dans ses lettres au Supérieur de Sicile, le

(1) Voir aussi les Lettres CCVI, CCVIII, CCXII.

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P. Pierre-Paul Blasucci. Pas une seule fois, dans ces lettres intimes, ne se révèle la moindre velléité d'adapter l'enseignement théolo­gique aux besoins de la cause : et pourtant l'existence même de son Institut est en jeu. Ces lettres nous fournissent, en même temps, des indications précieuses sur la pensée exacte du saint Docteur. Qu'on nous permette l'une ou l'autre citation dont l'utilité compense la longueur.

En novembre 1768, alors que Blasucci voudrait des interventions politiques (Lett. CCXVI), Alphonse lui répond (Lett. CCXVII) par des explications théologiques. « Je parle premièrement de la question de l'opinion probable, et je réponds longuement, parce que je tiens à m'expliquer et je n'aimerais pas avoir à y revenir. Le principe que la loi douteuse n'oblige pas, il me semble, grâce fi Dieu, l'avoir démontré avec évidence. La loi, comme l'enseignent saint Thomas et tous les théologiens, n'oblige pas si elle n'est pas promulguée. Or, quand il y a deux opinions probables, la loi n'est pas promulguée : ce qui est promulgué, c'est seulement le doute si la loi existe ou non. Lors donc qu'il y a équiprobabilité, la loi, parce qu'elle est douteuse, n'oblige pas. Ce point, avant mon livre (la Dissertation de 1765), n'était pas éclairci ; mais main­tenant tous confessent qu'il est devenu clair comme le soleil, comme vous pouvez le voir par les lettres que j 'a i imprimées » (à la fin de la Dissertation). Suivent des témoignages. Alphonse continue : « Qu'importe ensuite que quelques savants à la mode disent le contraire ? Ils ne comprennent pas où est le point de la question et ils parlent en l'air. Le P. Patuzzi m'a confirmé dans mon senti­ment, quand j ' a i vu qu'il a multiplié les réponses et que ses réponses ne portent pas, comme l'ont avoué ses amis eux-mêmes. »

Après avoir réfuté une objection courante, Alphonse en vient à discuter le sentiment de Blasucci, qu'il y aurait « obligation de suivre l'opinion rigide, dès qu'elle l'emporte d'un degré ou deux » en pro­babilité. C'est là, observe Alphonse, « une règle fort confuse et qui prête au scrupule. » Où trouver « la demi-aune pour mesurer ces deux degrés ou cet unique degré de prépondérance ? » Ce manque de clarté, cette difficulté d'application, ne se retrouvent pas dans sa règle, à lui. Elle se distingue « par la clarté et la précision : chia-rissima e certa » qui sont bien - - en plus du fondement en raison — les deux conditions que doit remplir une règle de conscience. Quelle est donc cette règle alphonsienne ? Le saint auteur va nous le dire une fois de plus, et marquer en même temps, de la façon la

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plus nette, sa position par rapport aux Ecoles adverses. « Quand l'opinion pour la loi est certainement plus probable, je dis qu'on ne peut suivre l'opinion moins probable. C'est donc moi qui suis le vrai probabilioriste. Tutioriste, non ; mais quand on reconnaît que l'opinion rigide est plus probable, je dis qu'on doit la suivre. Et ici, je suis en opposition avec le système des Jésuites. Par contre, lorsque l'opinion rigide est également probable, ou douteusement plus probable, alors on peut bien suivre l'opinion bénigne. E t pourquoi ? Quand l'opinion est également probable, ou que l'on doute si elle est un peu plus probable, alors la loi est douteuse, de doute strict : c'est le cas d'appliquer le principe : Loi douteuse n'oblige pas ; car alors, ce qui est suffisamment promulgué, c'est le doute au sujet de la loi, mais non la loi elle-même. Quand, au contraire, l'opinion rigide est, pour moi, certainement plus probable, je dois la suivre, car alors, moralement, la loi m'est promulguée ; elle n'est plus douteuse de doute strict, mais seulement de doute large, lequel n'enlève pas l'obligation de m'en tenir à la loi. »

Ici se présente une question intéressante, et même capitale : une opinion peut-elle être certainement plus probable sans être notablement plus probable ? Non, répond saint Alphonse. Cette réponse est basée sur un fait psychologique, que nous expérimentons tous en nous-mêmes, et ce fait psychologique tient aux conditions actuelles de notre esprit et à la nature de l'opinion. Nous sommes réduits à opiner parce que notre science a des limites, et les objets d'opinion sont ceux que ne baigne pas la plénitude de la lumière intellectuelle : le terrain de l'opinion est, par définition, la région du clair-obscur. Dès lors, où est l'esprit assez pénétrant, assez subtil, assez sûr de lui-même, pour se flatter, sans présomption, de discerner avec certitude les moindres différences de valeur dans les motifs qui sollicitent, pour l'une ou l'autre des contradictoires, l'assenti­ment de notre raison ? Si cet esprit-là existait, il ne pourrait être qu'une exception ; or, il s'agit ici de la règle à établir pour la géné­ralité des esprits humains. Il faut donc admettre que, si cette dif­férence de valeur nous apparaît avec certitude, c'est un signe évident qu'elle est notable. Par ailleurs, c'est cette différence de valeur, connue avec certitude, qui permet à notre esprit de se fixer, de choisir rationnellement entre les deux contradictoires, de se former une opinion, au sens parfait de ce mot. Par là, nous comprenons la justesse de cette observation de saint Alphonse :

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« Il est vrai, néanmoins, que, lorsque l'opinion rigide est certaine­ment plus probable, alors aussi elle est plus probable avec forte prépondérance ; mais quand la prépondérance est petite, alors il est douteux qu'il y ait probabilité égale ou plus grande, et c'est le cas d'appliquer le principe : Parum pro nihilo reputatur, Peu est compté pour rien.» Il est juste de négliger une quantité jugée, en définitive, négligeable : ce n'est pas cette quantité négligeable qui fera sortir résolument l'esprit de son indétermination et moti­vera un vrai assentiment rationnel.

Saint Alphonse continue : « Voilà pourquoi — à savoir, parce que « peu est compté pour rien » — les rigoristes modernes, qui réclament la certitude morale, disent qu'il ne suffit pas, pour autoriser l'opinion bénigne, qu'elle semble un peu plus probable ; ils veulent, pour accorder cette autorisation, que l'opinion rigide n'apparaisse pas probable ; ils exigent ainsi la certitude morale, non pas stricte (car ils tomberaient dans la proposition condamnée) mais large. Pour le même motif, nous disons, nous, au contraire, que, lorsqu'on doute si l'opinion rigide est également ou un peu plus probable, alors le doute est strict et fait que la loi soit vrai­ment douteuse. Ceci me paraît ne pouvoir être nié, à savoir que, lorsqu'il n'est pas certain mais douteux que l'opinion rigide ait un excédent appréciable de probabilité, la loi est strictement dou­teuse, et qu'on peut alors, en toute sécurité, suivre l'opinion béni­gne. Il en est autrement, je le répète, quand l'opinion rigide est certainement plus probable. »

L'occasion est trop belle pour ne pas la saisir, d'indiquer ici quels sont, à notre sens et selon la pensée de notre saint Docteur, le point de contact et le point de séparation entre saint Alphonse et les théologiens communément dénommés probabilioristes.

Le point de contact — dont nous ne croyons pas exagérer l'im­portance en l'appelant souveraine — est dans la notion et dans le rôle prédominant de la certitude morale large. — Dans la notion de la certitude morale large : cette notion s'identifie avec l'opinion ; non pas avec l'opinion-protée, amorphe à force d'être polymorphe, que nous présentent nombre de théologiens des trois derniers siècles, mais avec le status opinantisf si nettement décrit et carac­térisé par saint Thomas. Saint Alphonse ne se lasse pas de nous redire que, non seulement l'opinion moins probable, mais même l'opinion équiprobable n'est pas, à proprement parler, probable,

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ni donc, au sens vrai, une opinion ; car opinion et probabilité se répondent, comme l'effet répond à sa cause propre, comme l'acte et l'habitude répondent à l'objet qui les conditionne. Si Alphonse, comme les probabilioristes eux-mêmes, a dû subir le joug du langage courant, il n'a pas laissé ce joug peser sur sa pensée (1)- —Dans le rôle prédominant de la certitude morale large : pour Alphonse comme pour les probabilioristes, le nœud vital de la question morale n'est pas dans les formes multiples, spécifiquement diverses, d'une pro­babilité mal définie, formes vainement assemblées sous un seul vocable pour leur donner un semblant d'unité ; ce nœud vital est dans la certitude morale large, dans l'opinion prise au sens de saint Thomas, dans le jugement basé sur des motifs estimés satisfaisants, le pour et le contre une fois pesés, pour un esprit droit et pondéré, en une matière et dans les cas où une plus grande lumière lui est inaccessible. Nous nous permettons d'appeler l'at­tention des théologiens de la plus grande Ecole qui soitdans l'Eglise, de l'Ecole thomiste, sur ces considérations, dont la portée, croyons-nous, leur échappera moins qu'à personne.

Voyons maintenant le point de séparation entre saint Alphonse et les probabilioristes d'une certaine époque. Selon ces probabi­lioristes, il faut la certitude morale large pour délier la liberté ; selon saint Alphonse, il faut la certitude morale large pour lier la liberté. Saint Alphonse prouve, jusqu'à l'évidence, que, seule, la connaissance lie la volonté, que la connaissance de la loi cons­titue la promulgation de la loi à la conscience individuelle, que la loi non promulguée n'oblige pas ; d'autre part, que le doute, étant suspension de jugement et aveu d'impuissance à saisir l'objet, n'est pas encore vraie connaissance de l'objet ; que cette connais­sance commence avec la certitude morale large, qui est l'opinion au sens de saint Thomas ; que cette certitude ou opinion est con­ditionnée par la probabiliorité certaine. Tout cela, saint Alphonse le prouve avec saint Thomas et par saint Thomas : il veut rester, et il reste, dans la vraie tradition de saint Thomas. Par ailleurs, c'est une gloire, même pour un Docteur Angélique, d'avoir eu un tel disciple, si pénétrant, si fidèle et si fervent, et d'avoir, par ce disciple, résolu le problème le plus angoissant qui se soit posé devant la conscience chrétienne. — Conclusion subsidiaire : puisque

(1) Voir, à la fin de cette Etude, l'appendice sur la terminologie de saint Al­phonse en matière d'opinion et de probabilité.

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saint Alphonse a restitué à la probabiliorité son vrai rôle» pourquoi lui contesterait-on le titre, qu'il réclame, de vrai probabilioriste ?

Alphonse, après s'être déclaré tellement certain de la vérité de son système, qu'il suit, pour la juridiction à donner aux prêtres de son diocèse, les mêmes règles que nous l'avons entendu formuler plus haut, dans sa lettre à Villani, pour sa Congrégation, conclut par ces mots : « Je crois m'être expliqué suffisamment. » Nous le croyons aussi. Nous ajouterons cependant, avec lui, cette réflexion qui nous révèle combien ce grand Docteur, une fois les saines direc­tives générales assurées, se montre respectueux des justes libertés de l'esprit, soucieux de l'effort personnel, et sympathique aux progrès possibles de la science : « Quant aux opinions particulières de ma Morale, les probabilioristes eux-mêmes ont dit qu'elles sont mesurées ; voire, je suis classé plutôt comme rigide que comme mitigé. Au reste, j'expose les autorités et les raisons pour l'une et l'autre partie — en quoi j 'a i vu le devoir strict de l'écrivain mo­raliste, — afin que chacun ensuite s'attache à ce qui lui paraît absolument probable ou plus probable. »

Neuf mois plus tard, le 8 août 1769 (Lett. CCXIX), Alphonse écrit de nouveau à Blasucci. Il exprime « le soulagement et la joie » que lui ont causés la réponse a tan t désirée » et l'accord substantiel dont témoigne cette réponse. Le supérieur de Sicile se plaignait, sans doute, d'avoir été injustement soupçonné. Alphonse lui rap­pelle les termes précis de lettres antérieures, lesquelles disaient en substance : « Pourquoi restreindre le doute strict à la seule équipro­bable ? pourquoi, si l'usage de la probabilité est permis, exclure l'opinion moins probable ? Vous voyez donc que vous défendez l'opinion probable des Jésuites, et non l'équiprobable seulement. — D'autre part, si la certitude de la loi ne doit pas s'entendre d'une certitude rigoureuse, pourquoi ne pas se contenter, avec Patuzzi, d'une connaissance quelconque de la loi, laquelle existe dès qu'il y a pour la loi une quelconque probabilité ? » C'est à ces difficultés qu'Alphonse avait magistralement répondu. Notons-le bien : entre les deux correspondants, il n'est pas question de ce qu'il sera opportun de dire pour parer aux menaces de. persécution, mais uni­quement de la vérité et de ses plus minutieuses exigences. Il eût été si commode, pour Alphonse, de laisser Blasucci aux inspirations de son zèle. Le fougueux supérieur eût certainement, d'ailleurs de très bonne foi, servi plus efficacement les intérêts de la Com-

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munauté. Mais l'intérêt le plus grave, pour Alphonse, est de voir ses enfants fidèles à la saine doctrine.

Dans ces circonstances, une telle sérénité d'âme et une telle sin­cérité sont héroïques. Le soupçon de peur et l'accusation d'opportu­nisme, contre ce chevalier de la vérité, en deviennent encore plus ridicules qu'odieux.

Malgré l'accord substantiel, Blasucci est revenu un peu à la charge. On le voit par la réponse d'Alphonse : « Vous me dites que, quand l'opinion pour la loi est plus probable, fût-ce d'un seul degré, l'es­prit est naturellement attiré à l'embrasser. — Cela, je ne le nie point ; mais quand on doute si ce degré supérieur existe ou non, je dis qu'alors l'esprit reste, non pas attiré, mais seulement en suspens. C'est cela même que j 'a i expliqué plusieurs fois, en disant que, s'il est certain que l'opinion rigide soit plus probable, il faut la suivre ; mais quand le doute persiste entre l'égalité de probabilité et un léger excédent, excédent d'ailleurs si léger qu'on doute s'il y a léger excédent ou égalité de probabilité, dans ce cas je dis que la loi est strictement douteuse et ne peut être déclarée promulguée ; et dès lors, naturellement, elle n'oblige ni les consciences des savants ni celles des ignorants. — Au reste, je dis que, quand l'opinion ri­gide est certainement plus probable, fût-ce d'un seul degré, elle est alors, du même coup, notablement plus probable, car cette certitude de la probabiliorité prouve que cette probabilité est tellement prépondérante qu'elle suffit pour entraîner le plateau de la balance (1). Aussi je dis que opinion certainement plus pro­bable et opinion notablement plus probable, c'est la même chose, car, si l'excédent n'était pas notable, il ne pourrait pas entraîner la balance... — Vous direz... que le poids de dix onces dépasse cer­tainement le poids de neuf onces, bien que l'excédent ne soit pas notable. Je réponds que cela vaut en matière physique ; mais... quand il s'agit des jugements de raison, je dis que, si l'excédent est certain, il est également notable. » N'est-ce pas la sagesse qui parle ici par la bouche d'Alphonse ? L'esprit humain, — et surtout la généralité des esprits, même des esprits cultivés — n'a pas reçu, pour peser les probabilités, une balance d'une sensibilité comparable à celle d'un trébuchet pour métaux précieux. Il est évident, d'ailleurs, que nos obligations se mesurent à la connais-

(1) Per far traboccar la bilancia. — Traboccare, si dice anche délia bilancia che coda giù per soverchio peso. (Rigutini e Fanfani, Vocabolario italîano délia lingua parlata.)

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sance que nous en avons, que chacun n'est tenu de se servir que de l'esprit qu'il a, et que notre loyauté, non notre pénétration in­tellectuelle, fera l'objet du jugement divin (1).

Dans l'intervalle entre les deux lettres que nous venons de citer, Alphonse avait publié un nouvel opuscule sur la question du sys­tème moral. Le titre en est un peu long, mais très clair : Apologie de la Théologie Morale de Mgr D. Alphonse de Liguori, taxée par certains de laxisme, comme favorable au système taxe de probabilisme, et spécialement à Vopinion moins probable. Quelle doctrine va sou­tenir Alphonse ? Il ne varie pas : « Quand il apparaît avec certitude à l'intelligence que la vérité est davantage du côté de la loi que du côté de la liberté, alors la volonté ne peut, prudemment et sans faute, suivre le parti le moins sûr. » Mais quelles précocupations ont guidé la main du saint auteur ? Demandons-le à lui-même, car il en fait la confidence à Blasucci (Ibid.) : « Vous vous plaignez de ce que je n'ai pas écrit VApologie selon votre désir. Mais je n'ai pas eu d'autre idée que d'y exposer mon système avec une plus grande clarté... J'avais appris qu'à Palerme on se plaignait de ce que moi, dans ma Morale, et mes compagnons, nous suivions le probabilisme laxe des Jésuites, et c'est ce qui m'a déterminé à composer cette Apologie. Il est vrai que j 'avais déjà tout dit dans mon livre (Dell* uso moderato, la dissertation de 1765) ; mais, parce que, dans ce livre, mon système se trouvait noyé au milieu de tant d'objections et de sophismes du P. Patuzzi, j 'a i cru bon, non seulement pour la Sicile mais pour toutes les autres régions, de reprendre en abrégé la substance des raisons et des autorités, de façon que Ton pût, sans lire beaucoup, avoir devant les yeux le fort de ce système. »

Nous rencontrons, dans la Correspondance Spéciale de notre saint Docteur, nombre d'autres lettres où, dans l'intimité, il ma-

(1) Dans cette même lettre à Blasucci, nous lisons : « Grâce à Dieu, je souffre moins de l'estomac et de la tête. Aussi j'ai pu terminer mon ouvrage dogma­tique pour la défense des dogmes définis par le Concile de Trente contre les novateurs... J'ai la tête bien libre, mais je ne puis marcher sans m'appuyer sur quelqu'un : les jambes ne me soutiennent pas, et voilà un an que je ne dis plus la messe, car le rhumatisme m'a tordu entièrement le cou, si bien que je ne puis lever la tête pour prendre le précieux sang. J'ai usé de tous les remèdes, et le cou reste toujours tordu de même manière. Ainsi plaît-il à Dieu ; ainsi me plaît-il également. » On reste stupéfait, quand on voit ce soldat de Jésus-Christ mépriser tous ïes tourments physiques pour continuer à combattre sur tous les champs de bataille de la pensée catholique. La Providence allait d'ail­leurs lui rendre la seule consolation qu'il désirât : trois semaines plus tard, le 27 août, il recommençait à célébrer la messe, grâce au moyen que lui suggéra le Provincial des Augustins pour absorber le précieux sang malgré son in­firmité.

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7 0 PREMIERE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

nifeste en toute liberté ses sentiments, et ils sont en tout point conformes à ceux qu'il exprime en public dans ses ouvrages. Nous ne multiplierons pas les citations de ce genre pour ne pas fatiguer le lecteur par des redites superflues. Il reste surabondamment prouvé qu'Alphonse n'a fait, ni dans sa doctrine, ni dans l'expres­sion de sa doctrine, aucune concession à la politique. Les modifi­cations qu'il apporte à son œuvre — modifications qui, après 1762, ne sont que des modifications de détail, destinées à écarter toute équivoque et à mettre mieux en lumière son système — il ne s'y décide que parce qu'il les juge conformes à la vérité et nécessaires pour faire comprendre sa pensée. Quand un réviseur ecclésiastique (Lett. CCCI) voudra le contraindre à condamner d'un mot, dans un de ses ouvrages, une opinion de saint Thomas (relative aux en­fants morts sans baptême), il répondra : « C'est là vouloir me faire dire un pur mensonge, en exprimant un sentiment contraire à celui que j 'a i ; et je suis prêt à me faire couper la tête plutôt que de dire un mensonge. » A son très prudent — et peut-être trop prudent — Vicaire général, le P . Villani, qui voudrait l'empêcher de réfuter un certain abbé Magli en lui faisant entrevoir la ruine immédiate de son Institut, il oppose un refus courtois, mais très catégorique (lett. CCLXXXIV). Alphonse reste toujours lui-même : l'homme qui va droit à la vérité.

Par ailleurs, ce vieillard accablé d'infirmités déploie une activi­té que des hommes jeunes et valides lui envieraient. Aux longues heures qu'il consacre à la prière et à l'administration de son dio­cèse, il trouve le moyen d'ajouter sept ou huit heures de travail quotidien. UApologie, traduite en latin, reparaît avec la troisième édition de YHomo Apostolicus (1770). Le saint s'occupe sans re­lâche de perfectionner ce dernier ouvrage, et aussi sa grande Théo­logie, surtout en ce qui concerne le système moral. En 1769, ou vers cette époque, il avait publié un nouvel opuscule « où l'on prouve que, lorsque l'opinion favorable à la loi n'est pas convaincante, ou au moins plus probable que sa contraire, elle n'oblige pas. » Quand, en 1773, paraîtra la septième édition de la Theologia Moralis, elle renfermera, sur la question du probabilisme, un Monitum en réponse aux objections de Patuzzi ; puis, à la fin de l'ouvrage, un autre Auctoris Monitum « touchant la question de l'usage, licite ou non, des opinions probables. »

Ce dernier travail était très cher à saint Alphonse : « Il met au

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CHAPITRE IV - LA SOLUTION D r PROBLEME 71

clair, écrit-il à son imprimeur (Lett. CCLXIV, 7 septembre 1772) tout mon système, et sert de règle pour toute ma Morale. » E t quelques semaines plus tard (Lett. CCLXV, 19 octobre 1772) : « C'est un écrit court, mais il est tout suc et substance, et, en peu de mots, éclaircit tous les doutes qui ont été soulevés en cette matière. » Beaucoup plus tard, en décembre 1776 (Lett. CCCVIII) : « Ce Monitum est court, puisqu'il ne comprend pas plus d'une feuille ; mais je fais plus de cas de cette unique feuille que de n'im­porte quelle autre feuille qui viendrait à manquer dans l'ouvrage, car elle m'a coûté de grandes fatigues pour la composer, et j ' y fais voir tout le système que je tiens en Morale. » Ce Monitum deviendra la première partie de la dissertation intitulée Morale Systema, dans l'édition définitive de la Theologia Moralis. La doctrine qui s'y trouve enseignée est celle que nous avons ren­contrée jusqu'ici, notamment dans les lettres à Blasucci, et se ré­sume dans ces deux mots, qui sont tombés plusieurs fois de la plu­me du saint Docteur : « Ni rigoriste, ni probabiliste . » En 1776 (voir Lett, CCXCVIII), Alphonse résuma ce Monitum dans un petit écrit qu'il intitula Manifeste, et qu'il répandit pour défendre sa doctrine contre les attaques de ses adversaires. Dans l'intervalle, en 1774, en appendice à sa Traduction des Psaumes, il avait publié la Déclaration du système que tient l'auteur touchant la règle des actions morales, avec la réponse à quelques nouvelles objections qui lui sont faites. C'était cette réfutation de l'abbé Magli que le P. Villani avait tenté d'arrêter, par la crainte d'une catastrophe. Alphonse parla comme il estimait y être tenu en sonscience(Lett.CCLXXXIV) et, une fois de plus, Dieu sauva sa Congrégation. Il la sauva encore, lorsque, en 1777, Alphonse,âgé de quatre-vingt-un ans,eut à défen­dre sa doctrine devant « les Ministres de la Chambre Royale de Sainte-Claire » : il le fit dans un plaidoyer, ou plutôt dans un ex­posé doctrinal, merveilleux de clarté, de fermeté et de conviction communicative.

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72 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

CHAPITRE V

Ultima Verba

Alphonse avait aimé la vérité ; dans cette question épineuse, et qui semblait inextricable, du système moral, il avait cherché la vérité avec une ardeur centuplée par son zèle pour le salut des âmes ; l'ayant trouvée, il avait employé toutes ses forces à la sou­tenir et à la propager,dans des conditions qui ajoutent à sa gloire scientifique celle d'un véritable héroïsme.

Le vrai couronnement de ce labeur immense devait être la hui­tième édition de sa Theologia moralis (1779). C'était, et Alphonse le prévoyait, l'édition définitive. Il en paraîtrait sans doute une autre du vivant du Saint, en 1785, deux ans avant sa mort, mais sans aucune addition ni nouveaux changements d'aucune sorte.

La huitième édition elle-même ne renferme que peu d'additions et peu de corrections, en ce qui concerne les questions particulières. Mais le point capital, pour Alphonse, était son système moral.

Quelle est donc, au point de vue du système moral, la caractéris­tique de cette édition ? Elle est double.

D'abord, Alphonse écarta délibérément ce qui rappelait ses an­ciennes attaches probabilistes, et qui, en fait, induisait beaucoup de gens en erreur sur sa véritable pensée. Il était aussi commun a-lors qu'aujourd'hui — car cela est dans la nature humaine — de juger un auteur sans l'avoir lu, sur une première impression acci­dentellement provoquée. Quand on rencontrait, dès les premières pages du livre, l'œuvre d'un probabiliste notoire, le P . Zaccaria, plus d'un fermait le livre pour ne plus le rouvrir, et ne manquait pas de le discréditer ; plus d'un lecteur persévérant se trouvait déso­rienté, ne pouvant concilier deux mentalités et deux doctrines qui

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CHAPITRE V - ULTIMA VERRA 73

ne s'accordaient point, et ne sachant choisir entre .elles. Alphonse supprima délibérément la Dissertatio prolegomena de casuisticse theologiœ originibus, locis atque prœstantia (1). Ce retranchement eût été fait plus tôt, dès la septième édition, si Alphonse avait été averti à temps de la réimpression de son ouvrage. Le saint auteur récrit à Remondini, à un moment où l'imprimeur, ayant encore huit cents exemplaires invendus de la septième édition, semblait reculer devant une nouvelle dépense. (Lett. CCCXVI, 27 novem­bre 1777). « Mon cher Don Joseph, que vous dirai-je ? Mon malheur a été de n'avoir aucune connaissance de cette réimpression ; car, dès ce moment-là, je vous aurais envoyé cette Morale, que j 'a i maintenant si bien corrigée, comme dans l'exemplaire que der­nièrement je vous ai fait parvenir. » On ne veut plus <*de ces traités préliminaires... où il y a beaucoup de choses qui sentent le proba­bilisme, ce qui fait que, en les lisant, on conçoit d'abord du mépris pour tout ce qui vient ensuite. »

La seconde caractéristique de la huitième édition, c'est le soin extrême apporté par le saint auteur dans l'exposition et la démons­tration de son système moral. Sous ce rapport aussi, la septième édition avait été une déconvenue pour Alphonse, qui avait paré au mal, de son mieux, par la publication, en appendice, du Moni­tum. Cette fois, le Monitum n'est plus relégué hors de sa place, en fin de volume : harmonieusement ajusté à la Dissertation sur le système moral, il en constitue la première partie. Cette disser­tation elle-même atteint, par là, sa perfection. Elle est, à notre avis, le chef-d'œuvre de saint Alphonse, comme théologien moraliste. Rien ne s'y rencontre, nous ne disons pas qui ne soit utile, mais qui ne soit nécessaire. Sur chaque point, la preuve unique est tirée

(1) La préface du saint auteur «Ad lectorem» est elle-même modifiée. L'avant-dernier paragraphe disparaît : saint Alphonse y déclarait ne pas avoir l'inten­tion de traiter ex professo la question de la licéité de l'opinion moins probable : ceci était maintenant faux ; il ajoutait ne pas savoir comment, dans les ques­tions où n'intervient ni une autorité infaillible ni une raison évidente, on peut rejeter comme improbables des opinions qui ne sont pas dépourvues de quelque fondement grave de vraisemblance ou d'autorité : ceci, pour le moins, pouvait favoriser une interprétation inexacte de sa pensée. — Cependant, toujours respectueux de la pensée d'autrui, il continue à déclarer qu'il hésitera à con­damner comme improbables des opinions « quas plures et graves auctores tuentur» : il lui faudra pour cela une raison convaincante. — Notons la diffé­rence entre raison évidente et raison convaincante. Tous les jours, et fort lé­gitimement, nous nous disons convaincus de choses qui, de leur nature, ex­cluent l'évidence. — Notons surtout la différence, expressément marquée par saint Alphonse quelques lignes plus bas dans cette même préface, entre ne pas condamner formellement et approuver.

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7 4 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

de l'essence même de l'objet soumis à la discussion : discussion serrée, sobre, et d'autant plus efficace. Nous estimons qu'il y a là un modèle de démonstration propter quid.

Saint Alphonse fut satisfait de son œuvre ; plus que satisfait : heureux. Il le dit, avec cette simplicité charmante des hommes qui ne savent dire que la vérité, et chez qui cette sorte de satisfaction n'a rien à voir avec une vanité mesquine. Il écrit à son imprimeur (Lett. CCCXXVII, 21 octobre 1779) : « C'est avec une indicible consolation que j ' a i reçu six exemplaires de ma nouvelle Morale... Je devrai à cette dernière édition de mourir content, comme, au contraire, je serais mort avec peine, si j 'étais mort sans l'avoir vue. » E t un mois plus tard, le 17 novembre (Lett. CCCXXVIII) ; « Mon très estimé et cher Don Joseph, je ne finis pas de vous remercier pour votre belle Morale que vous m'avez réimprimée. Si j 'étais mort sans elle, il me semble que je serais mort malcontent. »

Alphonse n'avait pas attendu de chanter ainsi son Nunc dimittis pour exprimer le sentiment que lui inspirait son œuvre. Dès avant que l'impression en fût achevée, ou même commencée, il avait fait pressentir, dans plusieurs lettres, la vivacité de son contentement futur par celle de ses désirs. Nous citerons trois de ces lettres, parce qu'elles ont une histoire qu'il est indispensable de raconter.

* * *

Ces trois lettres ont déjà, depuis longtemps, attiré l'attention des théologiens. Elles ont paru, sous les numéros CCCVIII, CCCXIII, et CCCXXIII, et avec leurs dates respectives de fin décembre 1776, 19 juin 1777, et 19 avril 1778, dans la Correspondance Spéciale, troisième et dernier volume des Lettres de saint Alphonse, publiées à Rome, lors du premier centenaire de la mort du saint Docteur (1887), par un Père de sa Congrégation.

Ces lettres parurent avec des points de suspension, lesquels, natu­rellement, se transformèrent, dans l'esprit de plusieurs lecteurs sagaces et diversement intéressés, en points d'interrogation. Les uns s'étonnaient: comment saint Alphonse pouvait-il s'accuser, ou à peu près, d'avoir sacrifié au goût du temps ? D'autres étaient tentés de se demander si les points de suspension ne remplaçaient pas un commencement d'acte de contrition pour péché d'antipro-

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CHAPITRE V - ULTIMA VERBA 75

babilisme. Tous auraient dû surtout se demander comment saint Alphonse pouvait ou s'accuser ou se repentir d'une faute ou d'une faiblesse qu'il était encore à temps de ne point commettre, puis­qu'il s'agissait d'un ouvrage en cours d'impression. Dans tous les cas, ces points de suspension remplaçaient quelque chose. Quoi au juste ? Nous allons le dire, après avoir expliqué l'omission.

L'éditeur des Lettres de saint Alphonse, ou, plus exactement, son aide, chargé de rédiger en italien notes et préfaces et de surveiller l'impression de l'ouvrage, était un esprit distingué et une très belle âme de prêtre et de religieux. Une seule tache dépare ce beau travail : les points de suspension des trois lettres dont nous par­lons, et certaines notes tendant à expliquer ces mêmes suppressions. Encore le coupable mérite-t-il quelque indulgence. Ancien élève des Jésuites, il garda toute sa vie à ses maîtres une fidèle reconnais­sance, et resta également attaché à leurs enseignements théo­logiques. Il était probabUiste, ce qui ne l'empêcha point de vivre estimé, aimé et heureux dans sa famille religieuse, celle de saint Alphonse. On comprend, dès lors, que ce bon père eût particulière­ment souffert de certaines luttes théologiques dont le souvenir, en 1887, était encore assez vivant, particulièrement à Rome, Quel que fût le camp qui portât ou reçût les coups, il se trouvait atteint. De là son désir très vif que la publication des Lettres de saint Al­phonse ne ranimât, ni d'un côté ni de l'autre, des ardeurs mal étein­tes. Or, à tort ou à raison, il craignit que les trois lettres à l'éditeur Remondini ne devinssent un nouveau brandon de discorde. A force de prières, il obtint de son supérieur, grand ami de la paix, l'autorisation de ne pas publier intégralement le texte de ces trois lettres ,* à la condition, cependant, que cette suppression partielle fût signalée. Le supérieur et son sujet se flattaient de l'espoir qu'on devinerait aisément le sens probable du texte omis, et qu'on leur saurait gré de leur réserve. Il n'en fut pas tout à fait ainsi. Le bon père garde, avec la responsabilité atténuée de sa défaillance d'édi­teur, le mérite de sa candeur et de ses intentions charitables.

Nous affirmons que la transcription ci-dessous des passages tronqués est rigoureusement conforme aux originaux, que nous avons eus sous les yeux. Nous mettons en regard le texte de l'é­dition romaine et le texte intégral ; dans le texte intégral et dans

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76 P R E M I È R E P A R T I E - É T U D E H I S T O R I Q U E

la traduction, nous imprimons en italiques les passages omis par l'éditeur romain.

LETTRE DE DÉCEMBRE 1776

Texte de l'édition romaine

«Parliamo ora délia Morale grande. Sento che già si è ri-stampato sino al 2° tomo, ma le dico che, se io sapevo quest' ultima ristampa, l'avrei fatto sparambiare forse più di 10 fogli di carta, con togliere quel-li fogli che vanno a principio, cioè dalla pagina XL alla pa­gina LXXVI ; perche tutti quel-li fogli, secondo il mio nuovo sistema Che ho dichiarato nel Monito, poco o per dir meglio niente più servono. Servivano prima, secondo il sistema de' Gesuiti ch'io tenevo in parte. » (Qui mancano parecchie parole ,)

Texte intégral

«Parliamo ora délia Morale grande. Sento che già si è ri-stampato sino al 2° tomo, ma le dico che, se io sapevo quest' ultima ristampa, l'avrei fatto sparambiare forse più di 10 fogli di carta, con togliere quel-li fogli che vanno a principio, cioè dalla pagina XL alla pa­gina LXXVI ; perché tutt i quel-li fogli, secondo il mio nuovo sistema che ho dichiarato nel Monito, poco o per dir meglio niente più servono. Servivano prima, secondo il sistema de' Gesuiti ch'io tenevo in parte, ma ora più non lo tengo, ed al présente, per mezzo del Monito, F ho ridotto a perfezione, in modo che parmi che non possa negarsi da niuno ch'è di mente sana.

« Parlons maintenant de la grande Morale (1). J'apprends que vous avez déjà réimprimé jusqu'au tome 2 e . Je vous dirai que, si j 'avais été avisé de cette réimpression, je vous aurais fait épar­gner peut-être plus de dix feuilles de papier, en enlevant les feuilles qui se trouvent au commencement, c'est-à-dire de la page XL à la page LXXVI (2). C'est que toutes ces pages, étant donné

(1) La Theologia Moralis, par opposition à Y Homo Apostolicus> dont Remon­dini achevait la réimpression.

(2) Ces pages contenaient la Dissertatio prolegomena du P. Zaccaria. 11 est à noter cependant que saint Alphonse demandait à Remondini de supprimer, non pas toute la dissertation de Zaccaria, mais seulement la deuxième et la

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mon nouveau système que j 'a i exposé dans le Monitum, ne ser­vent plus guère, ou, pour mieux dire, plus du tout. Elles servaient autrefois, avec le système des Jésuites, que j 'admettais en par t ie ; mais maintenant je ne l'admets plus. A l'heure actuelle, par le moyen du Monitum, j'ai amené mon système à son point de perfection ; si bien que, me paraît-il, aucun homme, s'il est d'esprit sensé, ne peut le rejeter. »

Non seulement Remondini n'en était pas à la réimpression du tome deuxième : il n'avait rien fait encore, ni même rien décidé. Alphonse exprime l'espoir de voir cette nouvelle édition sortir des presses avant sa mort. II déclare tenir à la disposition de son édi­teur un exemplaire de l'ouvrage tel qu'il devra être imprimé, et une note à part des améliorations, retranchements, additions, mo­difications de toute sorte, qui donneront un cachet particulier A cette édition définitive. Puis il ajoute :

LETTRE DU 19 JUIN 1777

Texte de l'édition romaine

« Si assicuri intanto che l'opéra ora è venuta migliore di quella che era : ella è venuta alquanto più brève, perché son tolti più fogli, ed air incontro si sono aggiunti più fogli, che la rendono assai più desiderabile a' compra-tori,secondo lo genio corrente. » (Qui mancano due righe.)

Texte intégral

« Si assicuri intanto che l'opéra ora è venuta cento volte migliore di quella che era ; ella è venuta alquanto più brève, perché son tolti più fogli che non facevano onore al Libro, ed ail' incontro si sono aggiunti più fogli che lo rendono assai più desidera­bile ai compratori, secondo lo genio corrente, e secondo la ragione, mentre col tempo sempre meglio si riflette e si dà concerto a moite cose scontertate.n

troisième partie de cette dissertation : Pars II Didactica, Pars III Apologe-tica pro Casuistis, lesquelles vont, en effet, de la page X L à la page L X X V I . Alphonse gardait, par conséquent, avec la Dédicace de Zaccaria (pag. X X I V ) , la première partie des Prolegomena, Pars I Historica, pages X X V - X X X I X . Ce n'était donc pas Y auteur que saint Alphonse voulait exclure de son ouvrage, mais la doctrine probabiliste.

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78 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

« Soyez bien persuadé que mon ouvrage a maintenant acquis cent fois plus de valeur qu'il n'en avait ; il se trouve être un peu plus court, car on a enlevé un certain nombre de pages qui ne faisaient pas honneur au livre; par contre, on en a ajouté d'autres qui rendent l'ouvrage plus attirant pour les acheteurs, d'après le courant actuel des idées, et aussi d'après la raison : car, avec le temps, on réfléchit toujours davantage,et on ajuste beaucoup de choses qui étaient mal ajustées. »

LETTRE DU 19 AVRIL 1778.

Texte de F édition romaine

« Dopo ciô, penso che starô molto tempo a non aver la consolazione di ricevere sue let-tere ; onde la prego che non si scordi délie due opère che le racccomandai di ristampare, cioè la Morale e la « Condotta » ; almeno, quando avrà sbrigato i torchi, la prego a non dimen-ticarsi délia Morale, délia quale la ristampa mi farebbe morir contento. » (Manca qui una riga.)

Texte intégral

« Dopo ciô penso che stard molto tempo a non aver la conso­lazione di ricevere sue lettere ; onde, acciocchè V. S. Illma non si scordi délie due opère che le raccomandai di ristampare, cioè la Morale e la a Condotta », almeno quando avrà sbrigato i torchi, la prego a non dimen-ticarsi di dette due opère, spe-cialmente délia Morale, la ristam­pa délia quale mi farebbe morir contento, perché lascio una Mo­rale tutta compila, uniformata, corne io la desideravo.»

(Après cela, je pense que je resterai longtemps sans avoir la satis­faction de recevoir de vos lettres. Aussi, pour que vous n'oubliiez pas les deux ouvrages que je vous ai recommandé de réimprimer, à savoir la Morale et la « Conduite (de la divine Providence) », au moins quand vous aurez débarrassé vos presses, je vous prie de ne pas oublier ces deux ouvrages, spécialement la Morale, dont la réim­pression me ferait mourir content, parce que je laisse une Morale entièrement achevée, unifiée, comme je la désirais. »

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Alphonse avait raison de regarder son œuvre comme achevée. 11 s'était montré jusqu'au bout « Vouvrier inconfusible » et « le bon soldat du Christ Jésus ».

Tel le grain jeté dans le sillon, sa Théologie Morale allait porter ses fruits. II n'entre pas dans nos intentions de dire, même en rac­courci, quelle immense influence elle exerça.

Deux traits, cependant, pour finir. C'est à l'école de saint Alphonse que le saint Curé d'Ars désapprit

le rigorisme (1). Dans le célèbre sanctuaire de la Consolata, à Turin, au-dessus de la

châsse du bienheureux Cafasso, un tableau représente le nouveau bienheureux entouré de ses disciples. Il leur montre, triomphale­ment portée par les anges, la Theologia Moralis d'Alphonse de Li-guori, cette Théologie Morale qui contribua si puissamment à faire de Cafasso l'éminent confesseur et directeur d'âmes que l'Eglise a glorifié .

(1) Le Curé d'Ars, par l'Abbé Fr. Trochu, page 349.

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80 PREMIÈRE PARTIE - ETUDE HISTORIQUE

CHAPITRE VI

Un Jugement de l'Eglise

Depuis bientôt deux siècles, du vivant d'Alphonse de Liguori comme après sa mort, de Benoît XIV à Sa Sainteté Pie XI , il n'a point passé sur le siège de saint Pierre un seul Pape qui n'ait glo­rifié notre saint et sa doctrine. Nous n'énumérerons pas une fois de plus ces éloges.

Nous ne rappellerons pas davantage quel cas, en maintes cir­constances, les Congrégations Romaines ont fait de l'autorité de saint Alphonse.

Nous n'insisterons pas même sur son titre de Docteur de l'Eglise, titre qui fut décerné plus encore peut-être à l'incomparable mo­raliste qu'au défenseur des dogmes et au maître en spiritualité.

Nous ne voulons nous arrêter que sur un point : le jugement que porta l'Eglise sur la doctrine d'Alphonse, notamment sur sa doctrine morale et sur son système moral, à l'occasion de son procès de béatification et de canonisation,

La sentence qui clôt l'examen des écrits d'un serviteur de Dieu a toujours une réelle importance, une importance qu'il faut ne pas exagérer, sans doute, mais ne pas non plus estimer au-dessous de sa valeur. L'Eglise est justement exigeante en fait d'orthodoxie pour ceux de ses enfants qu'elle veut proposer à la vénération et à l'i­mitation des fidèles. Elle redouble de sévérité — la chose est natu­relle et nécessaire — lorsque le candidat aux honneurs des autels n'a pas seulement écrit occasionnellement, comme il arrive à tout le monde, mais a consacré une part notable de son activité à la science ecclésiastique. Les ouvrages d'un saint ne sont pas cano­nisés avec lui, c'est entendu ; ils tirent néanmoins de la qualité de

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C H A P I T R E V I - U N J U R E M E N T D E L ' É G L I S K 8 1

l'auteur, qualité authentiquée par l'autorité suprême, un surcroît de crédit que le Siège Apostolique entend ne favoriser qu'à bon escient.

En 1831, le Cardinal de Rohan-Chabot, archevêque de Besançon, — d'entente avec son Vicaire général, le futur Cardinal Gousset, — posait à la Sacrée Pénitencerie deux questions. 1° Un professeur de théologie peut-il suivre en toute sûreté et enseigner les opinions que le bienheureux Alphonse de Liguori enseigne dans sa Théolo­gie morale ? 2° Faut-il inquiéter un confesseur qui suit toutes les opinions du bienheureux Alphonse de Liguori dans la pratique du saint tribunal de la pénitence, par cette seule rasion que le Saint-Siège n'a rien trouvé, dans les ouvrages du bienheureux, qui fût digne de censure. On spécifiait, dans la demande, que le dit confes­seur ne lisait les œuvres du bienheureux que pour se rendre exac­tement compte de sa doctrine, sans se soucier des raisons qui ap­puient ses opinions ; que ce confesseur estimait agir en toute sûreté, par cela même qu'une doctrine ne renfermant rien de censurable, il pouvait prudemment la juger saine, sûre, et nullement opposée à la sainteté évangélique. — La Sacrée Pénitencerie répondit, le 5 juillet 1831, que ce professeur était dans son droit, et ce confesseur aussi. On a certainement lieu de penser que, dans l'une et l'autre réponse, il fut tenu compte des mérites particuliers d'Alphonse, de la valeur doctrinale de ses ouvrages, et c'est bien ce que tout le monde entendit. Il reste néanmoins que la Sacrée Congrégation ap­puya formellement la seconde réponse « sur l'intention du Saint-Siège dans l'approbation des écrits des serviteurs de Dieu en vue de la canonisation. » On conviendra, et c'est bien le moins qui se puisse dire, que la canonisation constitue, pour un théologien, une recommandation de premier ordre.

Mais le procès de béatification de saint Alphonse présente des particularités qui méritent, croyons-nous, d'être retirées de l'oubli.

Dans cette sorte de procès, l'Eglise, avons-nous dit, a des exi­gences plus grandes pour les écrivains de profession, en ce qui con­cerne le contrôle de leurs écrits. Elle le peut, elle le doit. Plus même un auteur sera connu, apprécié, écouté, plus aussi l'autorité suprême se gardera d'ajouter à son influence, si cette influence n'est pas de tous points salutaire.

s

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82 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

Saint Alphonse, sous ce rapport, reçut des honneurs extraor­dinaires, c'est-à-dire qu'il fut traité avec une extraordinaire ri­gueur. C'est un honneur pour l'Eglise d'avoir usé à son égard d'une procédure d'exception ; mais c'est un honneur pour Alphonse d'avoir été jugé digne d'être soumis à cette procédure. Son mérite pouvait subir victorieusement toutes les épreuves, et la situation que déjà il avait prise devant le monde catholique exigeait que ces épreuves atteignissent l'extrême degré de la sévérité.

L'influence d'Alphonse fut, tout de suite, immense, et, mani­festement, elle était destinée à grandir. Veut-on, choisie entre mille, une preuve de cette assertion ? Nous la trouvons dans le fait que nous citions tout à l'heure : la réponse de la Sacrée Pénitencerie au Cardinal de Rohan-Chabot. Plus exactement, pour un esprit averti et attentif, ce qui paraît étonnant et merveilleux, ce n'est pas la réponse, mais la demande. Qu'on songe au règne incontesté du rigorisme, et aussi du gallicanisme, en France, à la fin du dix-huitième siècle ; que l'on considère, ensuite, à peine quarante-quatre ans après la mort d'Alphonse de Liguori, cette demande faite au Siège Apostolique par un prélat français, par un représentant de la vieille aristocratie — un « évêque d'ancien régime », comme on a justement appelé Louis-François-Auguste de Rohan-Chabot, — demande concernant un théologien ultramontain, connu pour être l'adversaire irréductible du rigorisme : quel chemin parcouru 1 Or, spécialement en ce qui concerne la Théologie Morale, quel avait été l'instrument principal — nous pourrions dire, en un sens, l'unique instrument — de cette révolution ? Alphonse de Liguori.

Précisément parce qu'il était une puissance, le Saint-Siège de­vait prendre avec lui toutes ses garanties. Il ne manqua point de les prendre.

Procédure d'exception, avons-nous dit. On va en juger.

Déjà un décret avait paru — le décret requis dans toutes les cau­ses de béatification — qui déclarait que les ouvrages d'Alphonse ne renfermaient rien qui méritât une censure quelconque. Vu la no­toriété de l'auteur, l'importance de ses ouvrages, la grandeur de son influence, et aussi la puissance des adversaires que sa doctrine morale rencontrait encore dans l'Eglise même, ce décret « nihil censura dignum » n'avait été porté qu'après une étude des plus attentives. La cause avait, dès lors, suivi son cours régulier, et les

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C H A P I T R E V I - U N J U G E M E N T D E L ' É G L I S E 83

vertus héroïques du serviteur de Dieu avaient été, à leur tour, l'ob­jet d'un examen approfondi. La sainteté d'Alphonse jetait un tel éclat qu'il n'y avait plus, semblait-il, qu'à prononcer la sentence définitive, les dernières formalités officielles une fois remplies. La cause était entendue. En tout cas, les écrits du serviteur de Dieu, dûment examinés et approuvés, n'avaient pas à subir une nouvelle épreuve. Or, voilà que, tout-à-coup, sur l'ordre du Souverain Pontife — c'était en 1806 : Pie VII gouvernait alors l'Eglise — ces vertus si incontestées sont soumises à un nouvel examen. L'hé­roïsme que le serviteur de Dieu avait pratiqué durant sa vie entière n'était pas mis en doute ; mais sa prudence s'était-elle manifestée à la hauteur de ses autres vertus — non seulement dans sa conduite personnelle, ce qui était hors de conteste — mais aussi dans les règles morales que contenaient ses ouvrages ?

Cette nouvelle enquête sur les écrits et la doctrine du serviteur de Dieu constituait bien une procédure d'exception. Qu'est-ce donc qui justifiait ces exigences insolites ? Le Promoteur de la Foi s'en expliqua lui-même au cours du procès"(Animadversionum n. 20): « Les faits et gestes de cet homme apostolique très célèbre ont cela de particulier qu'ils forcent et retiennent l'attention uni­verselle. A un homme de cette valeur, de cette haute renommée, l'Eglise ne peut décerner les honneurs des autels si, en même temps, elle ne présente Alphonse comme un modèle, comme un flambeau, surtout aux hommes de doctrine et de piété qui cultivent le champ évangélique, et au vénérable corps épiscopal lui-même. Aussi ne suffit-il pas qu'aucune tache n'obscurcisse cette lumière : il faut encore — c'est un point d'importance capitale et qui réclame de notre part la plus grande diligence possible — que, au fléchissement et à la décadence des mœurs, dont souffre notre siècle, le nom et la manière d'agir d'Alphonse ne fournissent aucun reste, aucune apparence d'excuse.

« Or, ce reste d'excuse, on pourrait croire qu'Alphonse le fournit, s'il y avait un fondement au reproche d'imprudence que lui ont adressé plusieurs écrivains savants, hommes, tout porte à le penser, d'un vrai mérite. Ce reproche porte principalement sur certaines règles morales tracées par Alphonse, et qui conduiraient — ainsi en jugent ces auteurs — à un relâchement, peut-être notable, de la discipline morale. »

Ces paroles suggestives du Promoteur de la Foi renferment une

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8 4 PREMIÈRE PARTIE - ÉTUDE HISTORIQUE

constatation et une prévision,et indiquent une précaution à prendre : constatation de l'influence immense qu'Alphonse exerçait déjà ; prévision d'un accroissement d'influence, du fait de l'élévation d'Alphonse sur les autels ; nécessité de soumettre la doctrine d'Al­phonse, notamment en ce qui concerne la morale chrétienne, à un examen extraordinairement rigoureux, pour que l'Eglise ne s'expo­sât point à donner du crédit, ni même un semblant de crédit, à cette doctrine, si elle n'était pas absolument irréprochable. Nous voyons ici l'intention, expressément formulée, de dépasser les exigences communes à tout procès de béatification. E t les actes ont suivi l'intention.

Dans le décret qui, le 7 mai 1807, clôtura cet examen, le Souve­rain Pontife Pie VII souligne une fois de plus la rigueur exception­nelle qui fut la règle de ce débat. Ce qui ressort de là, c'est le caractère vraiment triomphal, et aussi la portée, de la sentence. « Ont été discutées, dit le Pape, les objections de tout genre, même les plus minimes, dont on aurait pu exciper contre le très parfait exercice des vertus chrétiennes. Cette discussion a été reprise. Cela fait, toutes les difficultés sont apparues tellement vaines, qu'il n'a plus été possible de trouver une objection à examiner. »

Ainsi préparé et promulgué, le décret de l'héroïcité des vertus d'Alphonse entraine, avec évidence, cette conclusion : Alphonse a été l'irréprochable héros de la prudence chrétienne dans sa doctrine morale, notamment dans l'élaboration et le choix de son système moral, objet de ses principales sollicitudes, et clef de voûte—lui-même l'a déclaré avec raison — de toute son œuvre de moraliste.

Une objection vient naturellement à l'esprit, et l'on sait combien, jusqu'à ces derniers temps, elle a été utilisée par les partisans du probabilisme. Les approbations spéciales accordées par le Saint-Siège à la doctrine morale de saint Alphonse, notamment au cours du procès de béatification et de canonisation, ne s'étendent-elles point à tout ce qu'il a écrit sur ces questions ? Pourquoi la limiter aux seuls ouvrages qui nous donnent sa pensée dernière et défi­nitive ?

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CHAPITRE VI - UN JUGEMENT DE L ÉGLISE 85

L'objection est spécieuse ; la réponse est pourtant facile : nous l'empruntons aux déclarations du Promoteur de la Foi. Sur la proposition de plusieurs membres de la S. Congrégation, dont il partageait l'avis, il demanda et obtint, comme une chose « très opportune et absolument nécessaire», que la S. Congrégation fît publier, dans un fascicule à part, les Rétractations du vénérable Serviteur de Dieu. Ainsi seraient-elles facilement connues de tous, « pour le plus grand bien des fidèles, et pour l'honneur de la Sacrée Congrégation elle-même.» Car, observait le prélat, « il est à craindre que ceux qui ont entre les mains les premières éditions de la Théo-logie Morale, en voyant son auteur élevé aux honneurs des autels, ne regardent aussi comme approuvées et appuyées par le Siège Apos­tolique les propositions qu'Alphonse lui-même a ou rétractées ou codifiées. »

Ce témoignage si autorisé, en même temps qu'il limite rigoureuse­ment le privilège de l'approbation apostolique, en fait ressortir la singulière valeur en faveur des doctrines auxquelles notre Saint s'est définitivement arrêté.

Rappelons-le, ces Rétractations, « où éclatent, observe le même Promoteur de la Foi, une docilité et une humilité en rapport avec l'éminente sainteté » d'Alphonse, n'avaient pas été du goût de tout le monde,et,comme nous l'apprend le premier biographe du Saint (1), avaient attiré à leur auteur d'amères critiques. A quoi songeait-il, de « rétracter des opinions bien suffisamment solides, et appuyées sur des autorités reçues ? » Sans doute, il troublait la quiétude de ceux qui n'aiment pas à recommencer leur siège, et goûtent, plus que tout, le calme des positions acquises. On alla jusqu'à murmurer que, par cette façon d'agir, « il ne se faisait guère honneur à lui-même ».

Ces propos lui ayant été rapportés, le Saint répondit : « Qu'on dise de moi ce que l'on veut ; je ne cherche pas ma gloire, mais le bien des âmes et la gloire de Jésus-Christ. » Réponse digne de son âme magnanime. Par une conséquence qui n'étonne pas, c'est en la fuyant qu'il a rencontré la gloire.

(1) Tannoia, Yita, 1. 2, c. 28.

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SECONDE PARTIE

Etude Philosophique

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CHAPITRE PREMIER

Les états d'esprit inférieurs à la certitude

La morale impose évidemment l'observation des lois connues avec certitude. Sur ce point, il ne peut y avoir désaccord entre les théologiens catholiques. Où finit la certitude,Ia discussion commence. Entre les différents systèmes moraux que l'Eglise n'a pas condam­nés, la lutte se livre tout entière sur le terrain de la probabilité.

Tous les théologiens catholiques admettent aujourd'hui qu'un certain usage de la probabilité, dans la conduite de notre vie, n'est pas défendu. A rencontre des prétentions du rigorisme ab­solu, l'Eglise a déclaré qu'il est permis, tout au moins, de suivre en pratique l'opinion la plus probable parmi les opinions probables : inter probabiles probabilissimam. Aux laxistes, elle a interdit d'en­seigner que la prudence se contente d'une probabilité quelconque, si légère soit-elle : probabilitate quantumvis tenui. Une ombre de probabilité ne suffit donc ni à lier ma liberté ni à dégager ma cons­cience.

Entre ces deux extrêmes, dans le conflit entre la loi et la liberté, quelle est la règle de la conscience ?

Tenez pour la loi, répondent les rigoristes modérés : tant que la liberté n'a pas établi son droit par une quasi démonstration (opinio probabilissima), ses réclamations ne sont pas recevables.

Tenez pour la loi, répliquent les probabilioristes, mais n'exagérez rien : ne réclamez pas de la liberté une quasi démonstration ; contentez-vous d'exiger d'elle, mais exigez toujours, la preuve de son droit par l'opinion plus probable (opinio probabilior).

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9 0 DEUXIÈME PARTIE - ETUDE PHILOSOPHIQUE

Dieu, reprend saint Alphonse, nous a créés soumis à sa loi ; mais il nous a créés raisonnables, destinés à être conduits par la lumière de notre raison, laquelle est pour nous le porte-parole de Dieu. Notre obligation fondamentale est donc de suivre la vérité, dès qu'elle nous est connue : sequenda veritas. Si bien que la loi divine commence à nous obliger effectivement, en chacun de ses points particuliers, alors seulement que ce point nous est connu comme obligatoire. Or, tant qu'il y a équivalence entre les raisons pour et contre la loi fopiniones seque probabiles ) t il y a doute sur l'existence de la loi, il n'y a pas connaissance de la loi, il n'y a pas obligation. Mais quand les raisons pour la loi sont évidemment prépondérantes fopinio certe probabilior ) 9 bien qu'il n'y ait pas évidence de vérité, il y a évidence de vraisemblance, ce qui, en matière de devoirs, est le mode de connaissance communément accessible à l'humanité en un très grand nombre de cas : il y a obligation.

Tenez pour la liberté, proclament enfin les purs probabilistes, tant qu'elle a pour elle une bonne raison, la loi en apportât-elle de meilleures.

On le voit, d'après toutes les Ecoles, l'obligation est en relation directe avec l'état où se trouve l'esprit par rapport à la vérité. Il y a donc importance extrême à bien connaître ces états d'esprits. Le principal d'entre eux est l'opinion. Nous allons en faire une étude aussi approfondie que possible : le noeud de toute la question du système moral est là. Mais auparavant, demandons à saint Thomas de nous décrire les différents états d'esprit, inférieurs à la certitude.

Avec raison, le Docteur Angélique (II-II, q. 2, a. 1) en distingue trois. Ce qu'ils ont de commun, c'est qu'ils sont constitués par des actes de l'esprit en quête de la vérité, de l'esprit qui n'est point parvenu à ce qui est la perfection de l'intelligence, la certi­tude de la vision : consideratio intellectus, quse est cum quadam inquisitione, antequam perveniatur ad perfectionem intellectus per ceriitudinem visionis. La certitude de la vision, tel est le but auquel tend l'esprit, de par sa nature : en dehors de là, il ne trouve ni sa

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CHAP. PREMIER - ÉTATS O E S P R I T INFÉRIEURS A LA CERTITUDE 91

perfection dernière ni sa complète satisfaction. Tant qu'il n'y at­teint pas, il fait effort, sous l'impulsion de la volonté, afin de par­venir, s'il le peut, par la pleine vision de la vérité, à la perfection qu'il n'a pas, ou du moins de s'en rapprocher le plus possible : motus animi deliberantis, nondum perfecti per plenam oisionem veritaiis. Ces efforts, ces mouvements de l'intelligence poussée par la volonté, ce sont les actes intellectuels dont nous parlons, inférieurs à la certitude ; inférieurs à la certitude, et, par conséquent, ayant ce trait commun d'être des actes imparfaits qui excluent la fermeté de l'adhésion à la vérité : habent quidem cogitationem (n-formem absque firma adhœsionc.

Or, cette activité de l'esprit en quête de la vérité se présente à nous sous trois aspects, se concrétise dans trois actes spécifiquement distincts.

L'esprit se tourne à droite et à gauche, considère successivement l'une et l'autre contradictoire, mais ne trouve, ni d'un côté ni de l'autre, de quoi déterminer rationnellement un choix, ni même pro­voquer un penchant, une inclination, un commencement de pré­férence. C'est alors le doute. L'esprit reste dans son indétermination, soit que, des deux côtés, il ne trouve que des indices de vérité plutôt insignifiants et qu'il ne juge pas dignes d'être pris en sérieuse con­sidération (doute négatif des moralistes), soit qu'il trouve, de chaque côté, des raisons sensiblement égales, qui se neutralisent par leur égalité même (doute positif). Aristote l'a dit (Topic. lib. I, cap. 9) avec cette profondeur d'observation et cette justesse d'expression qui font de lui la merveille de l'esprit humain et le Philosophe par excellence : la cause propre et spécifique du doute, c'est l'égalité des raisons. Saint Thomas le redira après lui, et, après saint Thomas, saint Alphonse : « L'égalité des raisons ne laisse de place qu'au doute : In sequaliiate raiionum soli dubio est locus. » (1) On saisit ici sur le vif, et dans la plénitude de ses effets, le phénomène si contesté, et si évidemment incontestable, de l'éli-sion des probabilités contraires. Deux valeurs contraires, si elles

(1) Le plus illustre commentateur des Topiqnes d'Aristote, Albert le Grand, interprète de la même manière la pensée du Philosophe : * Sunt autem quaedam problemata de qui bus, hoc est, ad quse contrarii sunt syllogismi, hoc est, ad contraria contendentes : dubitationem enim habent u t m m sic pro parte affl-mativa, vel non sic pro parte negativa se habet veritas : eo quod in utrisqut parti bus contradictlonis rationrs sunt mquaiiter vel quasi tequivalenter verisi-mites .* et hoc j a m ante ambiguum diximus proprie vocari ». (In lib. I Topico-rum, tract. III, cap. 2. Operum tom. I , Lugduni, 1651, page 692).

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92 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

sont d'égal poids, deux forces contraires, si elles sont d'égale puis­sance, se neutralisent et s'annulent mutuellement. En matière de dialectique comme de démonstration, toute raison prise en con­sidération par l'esprit est à double effet : dans la mesure exacte où elle appuie efficacement une des deux contradictoires, elle combat efficacement la contradictoire opposée. Disons-le tout de suite : si c'est l'égalité des raisons qui maintient le fâcheux équilibre du doute, c'est l'inégalité des raisons, leur prépondérance en nombre et très principalement en valeur à l'appui d'une des deux contra­dictoires, qui rompra cet équilibre, et permettra à l'esprit de sortir de son indétermination et de monter vers la vérité.

Le doute est la suspension de tout jugement, mais il n'est pas la suspension de toute activité de l'esprit sur un objet donné. Celui qui ne pense pas, ne doute pas. Celui qui n'a aucune pensée sur une chose n'a pas de doutes au sujet de cette chose. Le doute présuppose la considération de l'objet, une étude, une enquête, mais une étude sans conclusion, une enquête sans résultat. Il n'est donc pas non plus ce mol oreiller qu'on a dit si bien fait pour une tête bien faite ; un esprit droit et un cœur loyal considèrent le doute comme une douloureuse impuissance de l'entendement à conquérir son objet, et la complaisance dans le doute comme une trahison aux dépens de la vérité, tout au moins un manque de sin­cère amour pour la vérité.

Il arrive que l'intelligence découvre, dans l'une des deux con­tradictoires, des signes déjà plus marqués de vérité, assez pour que l'objet exerce sur l'entendement une attraction et lui inspire du penchant, pas assez pour fixer vraiment l'esprit et motiver de sa part une adhésion bien nette. Nous avons alors le soupçon ou la conjecture. Si ces deux appellations ne plaisaient pas, l'une parce qu'elle est odieuse dans son acception ordinaire, l'autre parce qu'elle ne semblerait pas assez précise, on pourrait emprunter au grec, et au grec d'Aristote, le mot d'hypolepse, hypolepsis, mot qui, par le verbe d'où il découle, indiquerait assez heureusement l'ac­cueil fait par l'esprit à une pensée, plutôt comme à un hôte de passage que comme à un habitant de la maison. Quoi qu'il en soit de l'appellation, la chose est claire : nous constatons maintes fois en nous-mêmes que nous sommes impressionnés par une argumen-tion, mais non persuadés ; que notre esprit est attiré, mais ne se fixe pas ; qu'il penche, mais ne conclut pas.

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CHAP. PREMIER - ETATS D'ESPRIT INFÉRIEURS A LA CERTITUDE 93

Il y a, enfin, Vopinion. L'esprit n'est sans doute pas dans la pleine lumière, il n'a pas — et n'aura pas, même une fois son choix fixé — une complète assurance de ne se point tromper : cependant, l'une des deux contradictoires a si bien fait valoir les titres qui la rendent, intellectuellement, préférable à son adversaire, que l'es­prit estime pouvoir fixer son choix sur elle, et, la volonté aidant, se décide effectivement et résolument.

Citons le texte de saint Thomas (1. c.) sur ces trois états d'esprit. « Quidam vero actus intellectus habent quidem cogitationem în/or-mem absque firma assensione, sive in neutram partem déclinent, sicut accidit dubitanti ; sive in unam partem magis déclinent, sed ienentur aliquo levi signo, sicut accidit suspicanti; sive uni parti adhœreant, tamen cum formidine alterius, quod accidit opinantL »

*

Cette distinction des trois actes de l'esprit jette une vive lumière sur cette série de propositions de plus en plus probables qu'on nous montre partant de la probabilité la plus ténue pour arriver aux con­fins de l'évidence. Telles qu'on les présente souvent, elles ressem­blent quelque peu aux enfants d'une école, mis en rangs par ordre de taille. Aucune conception philosophique ne paraît avoir présidé à ce morcellement et à cet échelonnement de la probabilité. On prête même — si tant est qu'on ne la partage point — à cette er­reur lourde, de voir, dans ces différents degrés, le développement progressif d'une probabilité de même espèce. C'est là un des deux ou trois malentendus qui rendent inextricable cette question de la probabilité, déjà bien assez compliquée par elle-même.

Il est à noter que chacun des actes susdits implique une attitude de l'esprit par rapport à chacune des deux parties de la contradic­tion, et aussi, comme nous l'avons appris de saint Thomas, que ces actes sont des mouvements délibérés de l'âme vers la vision parfaite de la vérité.

Dans le doute, il y a mouvement, en ce sens qu'il y a effort vers la vérité, recherche de la vérité. Mais, sous la pression égale de deux moteurs contraires — les raisons égales pour et contre — l'effort

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DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

demeure inefficace, et le mouvement reste au point mort. Par suite, nous avons deux propositions également probables, d'une probabilité, bien entendu, inefficace elle aussi, totalement incapable de produire» sur un esprit droit et impartial, l'effet propre de la probabilité, qui est la persuasion. Il serait plus juste de dire que nous avons deux propositions qui se rejoignent dans la non probabilité.

Dès que nous sortons du doute, les deux propositions suivent un mouvement contraire, le mouvement dit per accessum et recessum, par avance et recul : tandis que Tune se rapproche de la vérité, l 'autre s'en écarte ; l'esprit esquisse un mouvement pareil par rap­port aux deux propositions : dans la mesure exacte où il tend à s'attacher à l'une, il tend à se détacher de l'autre. Ce mouvement est encore peu accentué dans la conjecture ou hgpolepse. C'est ainsi que nous avons deux propositions, dont l'une est un peu plus probable, paulo probabilior, et l'autre un peu moins probable, pau-lo minus probabilis. Exactement, nous avons une proposition qui a un commencement de probabilité — j'entends de probabilité vraie et efficace, la seule qui justifie son nom, car la probabilité est la qualité qui fait qu'une proposition mérite et sollicite l'assentiment de l'esprit — nous avons donc une proposition de probabilité ini­tiale, une probabilité in jieri, comme la conjecture ou hypolepse est opinion in fierL E t nous avons une autre proposition, la contra­dictoire, qui marque le premier pas sensible dans l'improbabilité.

Venons à Yopinion. Elle a des degrés : j 'entends des degrés légi­times, philosophiquement admissibles, dans les limites de l'espèce, intra limites speciei. Par l'opinion, le mouvement arrive à son terme possible, mais non pas cependant au terme des aspirations de l'esprit, lequel tend toujours à la vision parfaite. Comme nous l'ex­pliquera le chapitre sur l'opinion habitude, c'est précisément parce que l'opinion tire, en tant que mouvement, son principe spécifi-catif de son rapport intime avec un terme qui lui est extérieur, c'est pour cela que l'opinion admet des degrés sans que le plus et le moins changent son espèce.

L'observation des faits et la meilleure tradition philosophique nous autorisent à marquer dans l'opinion des degrés caractérisés. Aristote lui-même a reconnu que l'opinion, lorsqu'elle arrive à son maximum de vigueur, équivaut presque à la science. Personne ne

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CHAP. PREMIER - ÉTATS D'ESPRIT INFÉRIEURS A LA CERTITUDE 95

s'oppose à ce que les théologiens fassent une place à part à l'opi­nion qui réalise le summum de la probabilité et de l'adhésion, Vopi-nio probabilissima. Personne, par ailleurs, ne nous interdira — et cette interdiction contredirait la raison — personne, disons-nous, ne nous interdira d'opiner avant que nous ayons atteint ce sommet (1).

Il faut donc reconnaître, dans l'opinion, deux degrés. Il y a l'opi­nion dans les conditions moyennes d'adhésion raisonnable. E t voilà que nous avons deux propositions. L'une, pour mériter l'assenti­ment de l'esprit, a dû se manifester notablement, beaucoup, certai­nement plus probable, notabiliter, multo, certe probabilior. (Nous constaterons, quand nous traiterons directement du système de saint Alphonse, que cette dernière expression : certainement plus probable, est à la fois plus philosophique et plus pratique.) E t d'autre part, voici la proposition notablement, beaucoup, certainement moins probable, notabiliter, multo, certe minus probabilis. — Si enfin, nous prenons l'opinion à son extrême degré d'intensité — j'entends d'intensité intellectuelle, non d'intensité affective :

(1) D'après la pure doctrine d'Aristote et de ses plus exacts commentateurs, des propositions comme celles-ci : Home existe, Paris existe, relèvent de l'opi­nion, prise en un sens plus étendu que dans le langage ordinaire, et à laquelle, d'ailleurs, ils accordent dans ce cas une dénomination appropriée. Ces propo­sitions sont absolument certaines : qui pourrait, même en s'y efforçant, les révoquer en doute sans se mentir à lui-même ? Mais celte certitude n'a point pour base la nature intrinsèque des choses, une nécessité essentielle. Rome et Paris n'ont pas toujours existé, auraient pu ne pas exister, peuvent cesser d'exister. Comme nous le verrons au chapitre suivant, III, d'après l'ensei­gnement formel de saint Thomas, « il est de l'essence de l'opinion que ce qui est opiné soit estimé pouvoir être autrement. » Ce principe s'applique aux propositions citées, en ce sens que celui qui les énonce estime énoncer une vérité de fait, une vérité contingente, non une vérité nécessaire.

Saint Thomas n'a certes pas rejeté sur ce point la doctrine aristotélicienne ; il la soutient lui-même, notamment dans ses Commentaires philosophiques; surtout, ce qui est l'intention principale du Philosophe, il n'étendra Jamais le domaine de la science proprement dite Jusqu'à des vérités contingentes, si certaines soient-elles. Cependant, le docteur Angélique n'a, le plus souvent, considéré comme Jugements d'opinion que ceux où il subsiste une part d'in­certitude. Aussi a-t-il fait entrer « la crainte de la contradictoire » dans la définition de l'opinion.

L'opinion probabilissima des moralistes n'atteint pas à la certitude propre­ment dite; et ce manque de certitude proprement dite, non la contingence de l'objet, constitue le motif pour lequel l'opinion probabilissima reste, à leurs veux, une opinion.

Cet usage de saint Thomas et des théologiens se Justifie amplement. D'abord, il s'accorde avec le langage de tout le monde, et supprime ainsi une cause d'obscurité et de confusion en une matière déjà fort ardue. Arfstote lui-même donne à la connaissance certaine du contingent un nom particulier : 11 l'appelle foi, vocable que les théologiens n'ont pu employer en ce sens qu'avec précaution, pour écarter d'autres confusions plus graves.' De plus, en théologie, toute proposition certaine, de certitude proprement dite, appartient ou à la foi (vertu théologale) ou à la science.

Ces observations faites une fois pour toutes, nous ne nous occuperons, dans cette Etude, que de l'opinion telle qu'elle est définie par saint Thomas dans sa Somme theologique

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9 6 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

celle-ci est plus fréquente que celle-là — nous trouvons, d'une part, la proposition souverainement probable, probabilissima ; et d'autre part, une proposition qui ne présente plus que des traces vagues, ou, en tout cas, bien peu sûres et plutôt douteuses de ce qu'on veut encore appeler probabilité, c'est-à-dire, à parler correctement, de l'improbabilité au suprême degré : tenuiter vel dubie probabilis. Au delà, il n'y a que le faux manifeste, le faux démontré faux.

d'est l'évidence même, cette classification, ainsi" comprise, n'of­fre rien de factice, rien même de forcé, rien non plus qui égare ou surcharge l'esprit. Elle découle spontanément de la nature des choses, répondant exactement aux actes de l'esprit dont l'existence et les caractères fondamentaux ne peuvent être sérieusement con­testés.

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C H A P I T R E I I - D R L ' O P I M O N 97

CHAPITRE II

De l'opinion

I. L'opinion est un acte de l'esprit.

Saint Thomas (Sum. TheoL, la, q. 79, a. 9, ad 4) définit ainsi l'opi­nion : « un acte de notre esprit qui, entre les deux propositions con­tradictoires, se décide pour l'une sans pleine assurance au sujet de l'autre, »

Au même endroit, (ad 3), le Docteur Angélique nous enseigne qu'il n'y a pas, dans notre âme, deux puissances distinctes, Tune pour connaître l'universel et le nécessaire, l'autre pour saisir le con­tingent ; mais une seule puissance, avec aptitude à des actes divers et à des habitudes diverses : aptitude à l'intelleciion des premiers principes et à la science, à la sagesse aussi, en ce qui concerne l'uni­versel ; aptitude à l'opinion en ce qui concerne le contingent. — Unité de puissance, parce qu'il y a unité d'objet ; l'objet de l'intel­ligence, c'est l'être et le vrai ; tout ce qui est, tout ce qui est vrai, rentre dans son domaine ; or l'être et le vrai renferment tout le né­cessaire et tout le contingent, quoique nécessaire et contingent constituent des genres distincts. — Diversité des actes, et des habi­tudes répondant aux actes, parce qu'il y a, du côté de l'objet, diver­sité dans la manière d'être, et d'être vrai, et d'être connaissable. Le nécessaire est, et il est vrai, et il est connaissable ; le contingent aussi ; mais tout cela, le nécessaire l'est à sa manière, et le contin­gent à la sienne. Le nécessaire dit perfection sous le rapport de l'être, de la vérité, de l'intelligibilité ; le contingent dit imperfection sous ce triple rapport. A l'intelligence, le nécessaire livre l'essence intime de l'être, et permet ainsi à l'intelligence de déduire et de démontrer

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98 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

les propriétés de cet être ; à cette même intelligence, le contin­gent ne livre que des contours plus ou moins fuyants. — Unité de puissance, parce que la nature parfaite et imparfaite d'actes de même ordre — ici, d'actes intellectuels — ne réclame pas une puissance ou faculté différente. Diversité des actes, et par suite des habitudes qui sont formées par les actes, parce que la nature parfaite ou imparfaite de ces actes implique, de la part de la même puissance, une manière différente d'agir, une manière différente d'atteindre son objet : diversificant actus quantum ad modum agendi.

— Ainsi, autre sera l'impression produite sur l'intelligence par un objet doué d'évidence immédiate ou médiate — premier prin­cipe ou conclusion démontrée, — autre l'impression produite par un objet dépourvu de cette évidence. L'acte de l'esprit — d'un côté, intellection ou science, de l'autre, opinion — ne peut pas ne pas se ressentir de ce qui modifie ainsi l'objet, principe de l'acte.

— Et quand l'acte, ou la répétition des actes, aura produit l'habi­tude — intellection des premiers principes, science ou opinion — cette habitude portera, dans sa nature même, l'empreinte de son origine.

L'opinion est donc un acte intellectuel d'une nature spéciale, mais vraiment un acte intellectuel, « un acte de l'esprit ».

II. Objet de l'opinion.

Quel e$t l'objet de l'opinion ? Avant de répondre, posons-nous cette autre question : quel est l'objet de la science ? Saint Thomas nous répond : Le nécessaire, traité par démonstration. Scientia est necessariorum ex necessariis. (Posterior. Analgtic. lib. I, lect. 44.) Dès lors qu'une de ces deux conditions fait défaut, nous descendons dans le domaine de l'opinion. Ce domaine s'étend, par conséquent, à toutes les conclusions qui, de droit ou de fait, se trouvent en dehors de la démonstration scientifique : de droit, vu la nature de l'objet ; de fait, vu la manière dont l'objet est considéré par l'esprit.

L'opinion porte donc d'abord sur le contingent, sur ce qui peut être autrement qu'il n'est — contingentia aliter se habere — et qui

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 9 9

est ainsi soustrait à l'empire de la science. (1). Le contingent n'offre pas de surface à l'application d'un principe universel et nécessaire d'où on le déduise par voie de démonstration.

Les actes humains individuels sont contingents : ils procèdent d'une cause libre, indéterminée en soi ; d'une cause libre, soumise à une infinité d'influences, quoique restant libre sous ces influences : toutes choses qui rendent singulièrement compliquée l'étude de ses actes. Les actes humains individuels sont donc matière essen­tiellement contingente, et même la plus mobile et variée qui soit. Ces actes humains, en se répétant chez un nombre plus ou moins grand d'individus, dans des conditions approximativement iden­tiques ou au moins semblables, n'en restent pas moins matière contingente ; car le contingent ne change pas de nature, du fait qu'il soit plus ou moins généralisé. Les actes humains, ainsi con­sidérés, peuvent, comme d'autres contingents, fournir une base raisonnable à des règles générales (d'appréciation et de conduite) ; règles générales qui ne doivent pas, cependant, être confondues avec des principes rigoureusement universels. Le confesseur et le directeur, comme tels, dans leurs jugements et dans leurs conseils, ont à s'occuper des actes humains individuels : de là, nécessité pour eux d'une grande circonspection pour ne pas, certes, transformer l'exception en règle, mais ne pas davantage appliquer la règle à l'exception.

L'opinion porte ensuite sur le nécessaire, lorsque le nécessaire est traité par l'esprit à la manière du contingent. « Elle a pour objet,

(1) Nous disons : à l'empire de la science, et non de la certitude ; car le con­tingent peut, dans des conditions données, être l'objet de constatations, et aussi d'attestations, qui ne laissent rien & désirer au point de vue de la certitude. C'est alors principalement le défaut intrinsèque de nécessité et d'universalité, dans son être même et par conséquent dans sa vérité, qui empêche le contin-

Îtent d'être objet de science. Il faut le remarquer toutefois : tant que subsiste a certitude absolue, basée sur la vision immédiate, (ou, car la raison est la même,

sur les constatations faites par d'autres sens que la vue,ou sur des souvenirs tellement sûrs et précis qu'ils offrent aux jugements de l'esprit une base aussi solide que la première impression des sens,) saint Thomas ne veut pas qu'il soit question d'opinion. « Il est manifeste, dit-il (II-II, q. 1, a. 4, c ) , que l'opinion ne peut porter sur ce que l'on voit, qu'il s'agisse de vision sensible ou de vision intellectuelle. » Il reste vrai que le contingent, ne trouvant pas en lui-même, mais seulement dans les heureuses dispositions, elles-mêmes contingen­tes, du sujet, de quoi se soutenir comme objet de certitude, retombe aisément, et comme de son propre poids, dans le domaine de l'opinion, auquel, normale­ment, il appartient par sa nature.

Par contre, le contingent considéré selon les raisons universelles — secundum rationts univer sales, — L'est-à-dire étudié dans sa nature commune de con­tingent et dans ce qui lu! convient en vertu de cette nature, est objet de science. Ainsi les principes sur le contingent que nous transcrivons ici de saint Thomas, sont de caractère scientifique.

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dit saint Thomas, les choses qui sont prises comme susceptibles d'être autrement qu'elles ne sont, qu'elles soient telles ou qu'elles ne le soient pas. Opinio est de his qux accipiuntur ut contingentia aliter se habere, sive sint talia sive non. (Poster. Analytic. lib. I #

lect. 44.)» Il est clair que, si le nécessaire est soumis aux procédés intellectuels qui répondent à la nature du contingent, le résultat ne sera pas celui qui convient, de soi, au nécessaire, c'est-à-dire la science, mais celui qui convient au contingent, c'est-à-dire l'opinion.

Même en matière nécessaire, la démonstration proprement dite, seule, aboutit à la science.

Cette substitution de procédés peut avoir de multiples causes. Tantôt, ce sera un jeu de l'esprit, qui tourne autour d'une question au lieu d'y pénétrer par le vif ; tantôt une tactique de l'esprit, qui, par la persuasion des probabilités, sollicite l'assentiment d'auditeurs ou de lecteurs insuffisamment préparés à un enseignement plus scientifique ; tantôt, enfin, une nécessité de l'esprit, qui, après avoir épuisé les ressources de la démonstration et conquis à la science tout le terrain qu'il peut lui conquérir, veut ou doit s'avancer plus loin, à travers des espaces que baigne une lumière moins intense.

Ce dernier cas est celui du théologien moraliste. Il serait erroné de croire, que, en dehors des définitions de foi, le théologien moraliste n'ait de refuge que dans les opinions. L'objet de ses études, est en­tièrement scientifique. Ouvrons une théologie morale, nous y trou­vons d'abord les traités généraux sur la conscience, sur les lois, sur les actes humains, sur les péchés, sur les vertus : tout cela est, en soi, de la science. Viennent ensuite les traités spéciaux : qu'y cherche-t-on, sinon à déterminer la moralité des actes humains, chacun selon son espèce ? E t cela encore est de la science : le rapport qui existe entre chaque espèce d'actes humains et les principes de la moralité n'est pas contingent, mais nécessaire. Seulement, il n'est donné à aucun esprit humain de concentrer assez puissam­ment la lumière des principes pour la projeter toujours, avec une pleine assurance, sur les dernières conclusions, Que faire alors ? arrêter sa vie morale — et tout ce qui en dépend, c'est-à-dire la vie entière — où s'arrête la science ? E t le confesseur, lui, une fois cette frontière atteinte, suspendra-t-il ses conseils et ses décisions, abandonnant ainsi les consciences ou à un trouble sans remède ou au désordre d'inspirations sans règle ? Cela ne peut être ni obli-

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 1 0 1

gatoire ni permis. Là où la lumière complète fait défaut, nous n'avons ni le devoir ni le droit de mépriser les lueurs qui en appro­chent. Telle est l'origine des opinions en théologie morale ; elles ont toujours existé, elles existeront toujours, parce qu'elles sont une nécessité de la nature humaine, dans la condition présente de l'humanité. Mais aussi, il y a évidente obligation, pour le confesseur surtout, de rechercher dans quelle mesure et d'après quelles lois l'usage des opinions est licite et conforme à la volonté du suprême Législateur.

III. L opinion est un jugement.

En quoi consiste l'acte de l'esprit que nous appelons opinion ? Sans doute îl ne consiste pas dans une adhésion de l'esprit à

une proposition comme étant absolument certaine, dans un assenti­ment aussi ferme que celui qui est donné à la vérité, connue et contemplée dans la lumière de l'évidence. Cependant, l'opinion est une véritable adhésion de l'esprit à une proposition qu'il es­time vraie, qu'il considère comme vraie, bien qu'il reconnaisse qu'elle n'est pas rigoureusement démontrée.

C'est pourquoi le Maître le plus éminent de la pensée philoso­phique, Âristote, a dit : « L'opinion n'est pas une question, mais elle est déjà un certain jugement. Opinio non est qusesiio, sed quse-damjamenunciatioest.»(Ethic. ad Nicomach. lib. 6, cap. 9.) L'opi­nion n'est pas une question posée, mais est déjà solution de la ques­tion. E t encore : « Tout ce sur quoi l'opinion est formée est déjà décidé et admis. Id omne cujus est opinio jam decisum ac transat-tum est. (Ibid.) » E t saint Thomas, commentant ce passage du Phi­losophe (lib. 6, lect. 8), dit à son tour : « L'opinion n'est pas une e n ­quête, mais un certain prononcé de jugement. Opinio non est inqui-sitio, sed quœdam enunciatio opinantis. » Il ajoute cette explica­tion qui mérite d'être retenue : « L'opinant déclare vrai l'énoncé de son opinion. Opinons enim dicit verum esse quod opinatur. » (Opéra S. Thomœ, Romae, 1570, tom. 5, fol. 82, recto.)

C'est encore la pensée du Maître Angélique, lorsqu'il nous dit (Poster. Analyt., lib. I, lect. 1 ) que, dans l'opinion, v la raison s'at tache totalement à l'une des deux parties de la contradiction, quoi­qu'elle ne soit pas sans crainte au sujet de l'autre. Ratio totaliter

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102 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

déclinât in unam partem contradictions, licet caw formidine oppo-sita: » Ne confondons pas, cependant, « attachement total » avec «détermination totale». Car la détermination totale de l'esprit est le résultat de l'évidence, elle est produite par l'objet seul sans inter-ventior de la volonté, elle exclut toute crainte au sujet de l'autre partie de la contradiction. Aussi Cajetan nous dit fort justement que « cette crainte n'est pas autre chose que l'incomplète détermination de l'intelligence. Formido illa nihil aliud est quam non plena deier-minatio intellectus. » (In Poster. Anaiyt., cap. 25, fol. 74). « Total attachement » laisse entendre quelque chose où la volonté a sa part : nous verrons tout à l'heure pourquoi la volonté doit intervenir, dans quelle mesure et d'après quelles lois. « Totale détermination » n'indique rien qui ne soit nécessaire. — Il est impossible de se mé­prendre sur le sens de ces mots : iotaliter déclinât, si l'on considère ce qu'ajoute immédiatement saint Thomas sur la persistance de la crainte inspirée par l'autre contradictoire. D'ailleurs il parle ici du « total attachement » qui constitue l'opinion, par opposition au simple penchant, à « l'inclination préférentielle fmagis decli-natur) » à laquelle se borne la conjecture. (Ibid.)

Beaucoup d'appréciations inexactes et de conclusions fausses,* en matière de probabilité, viennent de ce que l'on confond un jugement de possibilité avec un jugement de vérité, un jugement sur ce qui est possible avec un jugement sur ce qui est (que la chose soit par nécessité de nature, ou qu'elle soit par détermination ac­tuelle d'une cause naturellement indéterminée ; donc, qu'il y ait jugement de nécessité en matière nécessaire, ou jugement d'inhé­rence actuelle du prédicat au sujet en matière de contingent va­riable.) Les jugements de possibilité admettent une apparente con­tradiction. Ainsi on dira avec vérité : « Il est possible que demain, à telle heure, Pierre soit assis ; » et avec une égale vérité : « Il est possible que demain, à cette même heure, Pierre ne soit pas assis. » La contradiction n'est qu'apparente, car ces deux propositions ont pour fondement commun cette proposition générale et nécessaire : une cause indéterminée peut être, à un moment donné, déterminée à un acte ou à un autre, même à l'un ou à l'autre de deux actes op­posés, mais non pas aux deux en même temps ; les deux possibilités coexistent donc dans la cause indéterminée. Dans le cas précis, je dis simplement que la liberté de Pierre — ou une cause contingente extérieure — pourra le déterminer demain, à telle heure, à être

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CHAPITRE II - DE LOPINION

assis ou non assis. — Or, en matière de probabilité, il y a toujours place pour un jugement de possibilité ; car la probabilité, si forte qu'elle soit, implique toujours, aux yeux de l'esprit, la possibilité que l'objet soit autrement. Saint Thomas nous l'enseigne : « Il est de l'essence de l'opinion que ce qui est opiné soit estimé pouvoir être autrement. De ratione opinionis est quod id quod est opinatum, existimetur possibile aliter se habere (II-II, q. 1, a. 5, ad 4). » C'est pourquoi, d'une proposition qui m'apparaît souverainement pro­bable, je pourrai dire avec vérité : « Il est possible que cette proposi­tion soit vraie, » et : « Il est possible que cette proposition soit fausse. » Mais ce n'est pas là le jugement d'opinion, bien que ce soit un ju­gement compatible — qu'il soit ou non formulé — avec le jugement d'opinion. Le jugement d'opinion est un jugement de vérité, quoique craintif ; un jugement par lequel j'affirme ou je nie ce que j'estime être ou ne pas être. Ce jugement, sous peine de ne pas exister et de n'être qu'une formule vide, exclut toute contradiction. Je ne puis pas dire en même temps : « J'estime que cela est, » et : « J'estime que cela n'est pas. »

IV. Pouvoir de la volonté dans la formation de l'opinion.

Quelle est la part légitime de la volonté dans la formation de l'opinion ? Pour répondre, il nous faut d'abord nous demander quel est le pouvoir de la volonté sur l'intelligence, soit en général, soit en matière d'opinion ; nous verrons dans le paragraphe suivant, quels sont ses droits et obligations dans l'exercice de ce pouvoir.

« La volonté, dit saint Thomas, (la, q. 82, a. 4), a prise sur toutes les puissances de l'âme, exception faite des forces naturelles de la partie végétative, lesquelles n'obéissent pas au libre arbitre ; et ces puissances, elle les applique à leurs actes ; » par quoi elle remplit « la fonction de cause efficiente : per modum agentis>y. Comme le souverain, dans son royaume, ayant la responsabilité suprême du bien commun, tient sous ses ordres et met en mouvement les gou­verneurs de chaque province et de chaque ville, ainsi la volonté, qui a pour objet le bien et la fin de tout l'homme, commande aux différentes puissances, lesquelles ont leurs attributions et fins par-

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ticulières» répondant à leur nature. À l'œil, il appartient de voir, à l'intelligence de comprendre, et ainsi de suite : chaque faculté a son rôle ; celui de la volonté est d'assurer l'unité de gouvernement. — Toute reine qu'elle est, la volonté est dans la dépendance de l'entendement (1), qui lui présente son objet : l'objet de la volonté, c'est le bien, saisi par l'intelligence et présenté par elle à la volonté comme désirable, comme une fin digne d'être poursuivie.

Ainsi, l'intelligence agit sur la volonté « à la manière de la cause finale : per modum finis ». C'est la première de toutes les causalités, car la cause finale met en branle la cause efficiente, laquelle unira la matière et la forme. La fin est présentée à la volonté par l'in­telligence dans l'idée qui la représente. Cette fin n'est pas autre chose que le résultat vu d'avance, et que la cause efficiente exécutera. Tout commence par l'idée. Tout finit par l'idée réalisée. La maison que l'architecte a vue dans son esprit, et qu'il a voulu bâtir, aboutit à la maison bâtie.

Retenons principalement ceci : la volonté applique les puissances à leurs actes respectifs ; là se borne'son pouvoir. La nature des actes que produiront ces puissances est déterminée, non par la volonté, mais par la nature de la puissance et par l'objet de l'acte. Ainsi, la volonté peut commander à l'oreille d'écouter et à l'œil de regarder, mais elle ne peut commander à l'oreille d'entendre un son imper­ceptible, ou d'entendre nettement un son confus, ou à l'œil de voir clairement un objet qui se trouve dans de mauvaises conditions de visibilité. La volonté peut me faire mentir en me faisant dire que je vois quand je ne vois pas ; mais elle ne peut pas faire que je vois quand je ne suis pas en état de voir. En d'autres termes, la volonté

(1) D'ailleurs, l'intelligence, en définitive, a la primauté de dignité sur la volonté, de par la transcendance de son objet, qui renferme aussi l'objet de la volonté, idéalement conçu et dépouillé de toutes conditions d'individuation et de matière. Il arrive souvent que les choses que nous désirons soient meil­leures et plus belles dans la pensée que nous en avons que dans leur réalité. — De plus l'intelligence, possédant en elle-même son objet, possède en elle-même sa noblesse.

La volonté retrouve une certaine primauté que l'intelligence ne peut lui ra­vir, si elle s'attache à un bien qui soit plus grand et plus noble que l'intelligence, que les conceptions de l'intelligence, que l'âme elle-même ( la , q. 82, a. 3). Ainsi, en cette vie, nous ne pouvons avoir une idée adéquate de Dieu ; même dans la vision béatifique, nous n'atteindrons pas à la « compréhension • totale de Dieu. Tandis que l'intelligence attire son objet en elle, la volonté tend vers l'objet tel qu'il est en lui-même : dès ici-bas, notre amour s'élance vers l'Etre, la Vérité, la Beauté» la Bonté. l'Amour, tels qu'ils sont en eux-mêmes, dans leur splendeur infinie. La béatitude céleste consiste essentiellement dans la vision, parce que la béatitude est possession. Mais nous aimerons Dieu plus que la

Ïiossession de Dieu, et la félicité de Dieu plus que notre félicité : éternellement, 'amour, dans son victorieux élan, dépassera en quelque manière l'inteUigence.

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 1 0 5

a pouvoir sur l'exercice de l'acte, et non sur la spécification de l'acte : tout visible que soit un objet, je ne le verrai que si je le regarde, et ceci est du ressort de ma volonté ; mais ma volonté ne fera pas qu'un objet invisible soit visible.

A noter — ceci rentre dans ce que nous venons de dire — que la volonté a une influence indirecte sur la nature des actes, lorsqu'il dépend de la volonté de mettre ou de laisser la puissance dans des conditions favorables ou défavorables à la production de son acte. Tel objet ne peut être nettement discerné de loin à l'œil nu : la volonté peut faire que l'objet soit rapproché, ou qiie je m'en rap­proche, ou que je me serve d'instruments appropriés, tels le micros­cope ou le télescope. Surtout la volonté peut provoquer ou négliger l'application intense et répétée de la puissance à l'acte : tel objet échappe à une inspection rapide et sommaire, et se livrera à une observation attentive et prolongée.

Ces principes nous montrent quelle est l'intervention de la vo­lonté dans les actes intellectuels. La volonté reste dans l'ordre des causes efficientes. Encore n'est-elle pas cause efficiente immé­diate, car la puissance elle-même produit son acte : ce n'est pas la volonté qui saisit intellectuellement une vérité, pas plus que ce n'est la volonté qui voit ou qui entend dans les actes de la vue ou de rouie. La volonté est cause efficiente médiate de l'acte in­tellectuel, par l'impulsion qu'elle donne à l'intelligence pour la faire agir.

Voyons, d'après cela, quelle est la causalité de la volonté pa r ' rapport à la science. Prenons un jeune élève en géométrie devant un théorème : la volonté commande à l'intelligence de se placer de­vant le théorème, de s'appliquer à le comprendre. Si l'objet est tellement lumineux ou l'intelligence tellement pénétrante que, tout de suite, la conclusion scientifique s'impose à l'esprit, la science est le résultat de ce premier effort. Mais si le théorème est difficile, ou en soi, ou pour l'élève, celui-ci ne saisira pas d'emblée les données du théorème ni surtout l'efficacité de la démonstration. La volonté ne peut pas se substituer à l'intelligence pour comprendre à sa place» mais elle empêchera l'intelligence de reculer devant la peine de l'effort prolongé ; elle maintiendra l'intelligence appliquée à son travail, jusqu'à ce qu'enfin la proposition à démontrer et la force

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de la démonstration soient pleinement saisies par l'intelligence. Voilà une conclusion scientifique acquise. La volonté a sa part, sa très grande part, dans le résultat, bien qu'elle n'ait pas atteint l'objet, mais seulement poussé l'intelligence en avant jusqu'à ce qu'elle atteigne l'objet. Le rôle de la volonté n'est pas fini : il lui appartiendra de commander à l'esprit de revenir, par des actes répétés, sur la proposition et la démonstration, pour que l'une et l'autre s'impriment dans la mémoire, puis pour qu'elles ne soient pas ou effacées par l'oubli ou même détruites par quelque raisonnement sophistique.

Avant d'aller plus loin et d'étudier la causalité de la volonté par rapport à l'opinion, notamment par rapport à l'opinion en ma­tière morale, une distinction est nécessaire.

Ne confondons pas le jugement spéculatif de moralité — qu'il soit de science ou d'opinion — avec le dernier jugement pratique qui précède immédiatement toute détermination ou élection, bonne ou mauvaise, de la volonté, et fait, peut-on dire, corps avec elle. L'homme vicieux ne s'embarrasse pas de savoir si ses derniers jugements pratiques sont ou ne sont pas d'accord avec la morale. — Chez l'homme vertueux, le dernier jugement pratique présuppose le jugement spéculatif de moralité, et s'en inspire, mais ne s'identifie pas avec lui. Le jugement spéculatif a pour objet le vrai sous le rapport de la loi morale ; le jugement pratique a pour objet le bien, ce qui convient, hic et nunc, à l'individu. Dans le jugement spécula­tif, l'intelligence n'a pas a tenir compte de ce qui plaît : cette con­sidération tendrait à fausser le jugement ; le jugement pratique, au contraire, a pour base le choix, librement consenti par la volonté, d'une fin à poursuivre. Le jugement pratique est la conclusion d'un syllogisme dont la prémisse principale porte sur la fin concrète que la volonté s'est librement fixée : pour cette raison, le jugement pratique, bien qu'il soit intimement lié avec l'acte de la volonté qui s'ensuivra, n'empêche pas le libre arbitre, car c'est la volonté elle-même qui se lie. Ici, la nécessité qu'implique le syllogisme n'est pas absolue, c'est une nécessité conditionnelle (I-II, q. 13, a. 6, ad 2) ; par ce syllogisme, l'intelligence dit équivalemment à la volonté : si tu veux telle fin, voici le moyen à prendre ; ou : étant donnée telle fin que tu poursuis, tu dois hic et mine faire ceci ou cela. L'hom­me sensuel dira : J 'entends mener joyeuse vie ; or, tel divertisse­ment se présente, qui me promet d'autant plus d'agrément que

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CHAPITRE II - DE LOPIXÏON 1 0 7

toute morale gênante en est bannie ; donc, je cours à ce divertisse­ment. L'homme spirituel dira : Rien ne m'est bon que le service et l'amour de mon Dieu ; or voici un divertissement, tout à fait innocent et permis, mais qui ne m'est pas actuellement nécessaire et qu'aucun devoir ne m'impose ; donc, je m'abstiendrai. Entre ces deux extrêmes, s'échelonnent des jugements pratiques aussi variés que les âmes ; celles-ci seront ou perverties, ou assez peu soucieuses du devoir, ou honnêtes mais sans fermeté, ou attachées au devoir mais sans idéal supérieur, ou déjà sensibles à l 'attrait el soumises à la discipline des vertus généreuses, ou fixées dans une règle de sainteté ; encore y a-t-il, dans chaque catégorie, des degrés multiples et des nuances presque à l'infini ; sans compter les remous qui peuvent se faire sentir en toute âme, ni la variété des circonstances de tout ordre. Il reste que, dans leur fond, les derniers jugements pratiques sont le reflet des dipositions morales de l'âme ; formulés par la raison, qui seule est capable de juger, ils sont ins­pirés et comme dictés par le libre arbitre, qui en assume la respon­sabilité entière. C'est ici qu'il est vrai de dire que chacun juge selon son cœur : unusquisque judicat prout affectus est.

Ces réflexions faites pour écarter une confusion possible, voyons quel est le rapport entre le jugement d'opinion et la volonté.

Ici, comme pour la science, il faut exclure toute influence de la volonté sur la spécification de l'acte. La volonté n'est pas plus qualifiée pour juger des apparences et signes de vérité que pour ju­ger de la vérité elle-même, révélée dans son évidence : du fait qu'une opinion me plaise ou me déplaise au point de vue affectif — quels que soient les motifs, même très élevés, qui me font souhaiter que la vérité soit plutôt d'un côté que de l'autre, — a fortiori, du fait que cette opinion établisse pour moi une obligation ou m'en dé­charge, elle n'en est ni plus ni moins fondée en raison, ni plus ni moins vraisemblable et probable.

Si donc l'acte d'opinion est posé, il est constitué dans son essence par son objet, tel qu'il apparaît aux yeux de l'esprit, appuyé sur des motifs d'une valeur intellectuelle — individuelle ou globale — assez grande pour justifier l'adhésion de l'esprit à l'une des deux contradictoires, de préférence à l'autre contradictoire qui est net­tement écartée, quoiqu'elle puisse encore, jusqu'à un certain point, être redoutée. Cette adhésion et cette préférence (electio) — les

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deux choses vont de pair ou plutôt n'en font en réalité qu'une seule — doivent être justifiées intellectuellement pour qu'il y ait opinion. La volonté n'atteint pas l'opinion dans ses éléments intrinsèques et constitutifs.

Mais l'acte d'opinion sera-t-il nécessairement posé, quand les conditions du côté de l'objet sont remplies ? ou bien dépend-il de la volonté qu'il soit posé ou non ? Oui, répond saint Thomas, la volonté a ce pouvoir. « L'intelligence, dit-il (II-II, q. 1, a. 4), donne son assentiment de deux manières. La première manière a lieu quand l'esprit est mû à l'assentiment par l'objet lui-même, qu'il soit connu par lui-même, comme on le voit dans l'intellection des premiers principes, ou qu'il soit connu par autre chose, comme on le voit pour les conclusions, qui sont l'objet de la science. La seconde manière, c'est quand l'intelligence donne son assentiment, non qu'elle soit mue suffisamment par son objet propre, mais en se portant volontairement à l'une des parties de la contradiction de préférence à l'autre ; et s'il y a en même temps manque de cer­titude et crainte de l'autre partie, ce sera l'opinion. »

Notons qu'il s'agit d'exercice de l'acte, et non de spécification de l'acte, car saint Thomas nous a enseigné ailleurs (la, q. 32, a. 4) que la motion de la volonté consiste en ce qu'elle applique les puis­sances à leurs actes. Mais, quand il s'agit d'une proposition évidente

— d'évidence immédiate ou médiate — la volonté n'a qu'un moyen d'empêcher l'assentiment de l'esprit, c'est d'empêcher le contact entre l'objet et l'entendement. De même qu'un objet réali­sant, par rapport à l'œil, les conditions de pleine visibilité, ne peut pas ne pas être vu quand l'œil s'arrête sur lui, de même une vérité évidente pour l'esprit ne peut pas ne pas être admise par lui, quand il s'arrête à la considérer. — Il n'en est pas de même de l'objet présenté à l'esprit dans la demi-lumière de la vraisemblance ; vraisemblance, il est vrai, dûment contrôlée et bien établie, mais demi-lumière quand même, n'atteignant pas aux clartés de l'évi­dence. Devant cet objet, l'intelligence ne reste pas neutre, indiffé­rente : elle est sollicitée. Saint Thomas, en effet, ne nous dit pas qu'il n'y a pas motion, mais que cette motion est insuffisante et demande à être complétée. Or, la liberté étant l'apanage de la seule volonté, l'intelligence n'est pas libre, et ne peut par conséquent obéir qu'à une motion nécessitante. Ce complément de motion

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CHAPITRE II - DE LOPIXION 109

existe, puisque nous avons des opinions. D'où peut-il venir ? De la volonté seulement, dont c'est précisément le rôle d'appliquer les puissances à leurs actes. Que la volonté imprime cette motion, et l'intelligence s'unit à son objet : l'opinion est formée.

V. Exercice légitime du pouvoir de la volonté.

Tel est donc le pouvoir de la volonté en matière d'opinion : quand les conditions voulues sont réalisées du côté de l'objet, el­le donne ou refuse la motion décisive qui détermine l'intelligence à opiner. Il lui est possible de refuser cette motion, et de dire à l'in­telligence : Puisque nous n'avons pas l'évidence, suspends tout jugement. Mais a-t-elle le droit d'agir ainsi ?

Si l'intelligence a pour motrice la volonté, celle-ci a pour con­seillère et pour guide l'intelligence. Il y a une relation intime et naturelle entre les facultés appréhensives et les facultés appé-titives : les animaux, parce qu'ils n'ont que la connaissance sen­sible, en sont réduits à l'appétit sensitif ; l'homme, parce qu'il est doué d'intelligence, possède une puissance appétitive supérieure, correspondant à sa nature intellectuelle, et c'est la volonté. II appartient donc à l'essence et à la notion de la volonté qu'elle soit une puissance appétitive intellectuelle, née pour suivre les lumières de l'intelligence. Le pouvoir de gouvernement lui a été départi, non pour qu'elle fasse triompher ses décisions arbitraires, mais pour qu'elle fasse régner, dans toute notre activité libre et propre­ment humaine, l'ordre de la raison. Si donc la volonté doit donner cette empreinte du bel ordre de la raison à tout ce qu'elle exige de mes yeux, de mes oreilles, de mes mains, comment n'y aurait-il pas abus de sa souveraineté si elle soustrayait à ce même ordre les actes de la raison elle-même ?

Or, que demande l'ordre de la raison en matière d'opinion ? Saint Thomas va nous le dire. « La certitude ne doit pas être sem-blablement cherchée en toutes choses, mais en chaque matière selon sa propre mesure (I-II, q. 47, a. 9, ad 2). » E t ailleurs, d'après la pensée d'Aristote, (Ethic. ad. Nicom. lib. I, lect. 3) : « Il appar­tient à l'homme discipliné, c'est-à-dire intellectuellement bien for­mé, de chercher autant de certitude en chaque matière que le souf-

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110 D E U X I È M E P A H T I K - É T U D E P H I L O S O P H I Q U E

fre la nature de la chose. Il ne peut, en effet, y avoir une aussi grande certitude en matière variable et contingente, qu'en matière nécessaire, laquelle a toujours la même manière d'être. Par con­séquent, l'auditeur bien discipliné ne doit pas exiger une plus grande certitude, ni se contenter d'une certitude moindre, que celle qui convient à la chose qui est traitée. Ce sont donc fautes qui parais­sent bien voisines l'une de l'autre d'accepter qu'un mathémati­cien se serve des moyens de persuasion propres à la rhétorique, ou d'exiger d'un rhéteur des démonstrations certaines, telles qu'en doit produire le mathématicien. Les deux fautes viennent de ce que Ton ne considère pas la mesure qui convient à la matière ; la mathématique en effet traite une matière en laquelle se trouve la certitude parfaite en tous points, tandis que la rhétorique s'ex­erce sur la matière civile, en laquelle survient mainte variation. »

Il ne faut donc pas, là où la certitude scientifique est possible, qu'une volonté paresseuse autorise l'intelligence à s'arrêter à mi-chemin, à se contenter de vraisemblances et d'approximations, quand les démonstrations rigoureuses lui sont accessibles. S'éta­blir dans les positions acquises, formuler et accepter l'opinion, c'est bien ; mais à condition de repartir de là pour la conquête totale de la vérité. Combien sont satisfaits d'avoir entrevu, et renoncent à la noble et saine ambition de voir 1 Ils se privent ainsi, faute d'un peu de courage et de constance dans l'effort, d'une des joies les plus pures et les plus apaisantes : voir la vérité, posséder la vérité, vivre avec la vérité.

Mais quand la certitude absolue est hors de notre portée, la vo­lonté pécherait contre l'ordre de la raison si elle ne commandait pas à l'entendement l'adhésion opinative, dès lors que l'ensemble des indices de vérité, rationnellement contrôlés, justifient rationnelle­ment et sollicitent cette adhésion.

* * *

La volonté pécherait, disons-nous : cela doit-il s'entendre d'un péché proprement dit, d'une violation coupable de l'ordre moral imposé par Dieu ? Il faut distinguer.

Il ne peut y avoir péché là où il n'y a pas obligation proprement dite : l'abstention n'est pas coupable quand l'acte n'est pas prescrit. Or — devoirs d'état mis à part — rien ne m'oblige à porter un ju-

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C H A P I T R E I I - D E L ' O P I K I O X i l i

gement quelconque sur les questions purement spéculatives : on ne songera point à m'imputer à crime de ne rien penser sur l'éventualité de l'Incarnation du Verbe, au cas où Adam n'aurait pas péché. — Mais quand nos jugements sont destinés à devenir la règle de notre conduite, la même loi qui régit notre conduite régit aussi nos jugements. Il ne m'est pas permis de me réfugier dans le coin d'ombre, pour échapper à la lumière qui m'est suffisamment départie, et, en échappant à la lumière, me soustraire à la loi. Cette déloyauté ne saurait excuser les erreurs de conduite qui pour­raient s'ensuivre.

Sans doute, à la rigueur, je puis me dispenser de juger, si je me décide à opter toujours pour le plus sûr et à éviter ainsi tout risque de transgression. Mais, outre que ce poids est lourd et qu'il ne faut point présumer de ses forces, que faire dans le cas, nullement hypothétique, où deux lois sont en conflit, où, quoi qu'on fasse, on est fondé à craindre de violer ou l'une ou l'autre ? Si j 'a i d'abord cherché la lumière et qu'elle ne se soit point faite en mon esprit, je ne pèche point, quelque parti que je prenne, car Dieu n'a pas voulu ni pu vouloir que personne soit dans la nécessité de pécher. Mais, pour bénéficier de ce privilège des consciences perplexes, il faut que j 'aie d'abord cherché loyalement la lumière. D'ailleurs, dans tous les cas, il est incomparablement plus sage et plus vertueux de s'éclairer le plus possible sur ses devoirs par la foi, par la science et par l'opinion droite et raisonnable ; puis, de choisir le plus sûr, ou plus exactement le plus sage, non par une crainte chimérique du mal, mais par un amour délibéré du meilleur.

Quant à ceux qui n'ont pas à prendre seulement des décisions personnelles, mais à se constituer les guides d'autrui, leur devoir de s'éclairer est absolu. Conseiller prudemment le plus sûr est sou­vent louable, et même quelquefois obligatoire, quand la perfec­tion du prochain y est engagée et que nous avons l'obligation de promouvoir cette perfection ; imposer le plus sûr, quand il n'est aucunement obligatoire, est une tyrannie révoltante, et pleine de dangers.

* * *

La volonté peut abuser de son pouvoir, non seulement en n'ap­pliquant pas l'entendement à l'acte d'opinion, alors que celui-ci

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est légitime, mais aussi en appliquant l'entendement à l'acte d'opini-nion, alors que celui-ci n'est pas légitime. Le jugement opinatif est alors entaché de témérité ; la volonté est coupable de déloyauté, et doit être tenue pour responsable des conséquences qui en résul­teraient dans la conduite. Cette responsabilité se mesure, d'après les lois générales qui régissent la responsabilité morale, sur le degré d'advertance et de consentement à l'incorrection du procédé.

Comment peut se produire cette incorrection ? Non pas du fait que, sous l'impulsion de la volonté, l'entendement adhère à une proposition qu'il reconnaît, actuellement, n'être pas plus riche en indices de vérité que sa contradictoire, ou même en être plus dépourvue. Un tel jugement est impossible : il renferme une con­tradiction dans les termes, et l'esprit, de par sa nature, ne peut pas admettre une contradiction manifeste, car celle-ci est opposée au tout premier principe indémontrable et par lui-même évident. Notons-le bien : nous n'examinons pas en ce moment si, l'esprit se trouvant dans telles ou telles conditions de lumière ou d'obscu­rité, il est licite ou non de passer à l'action. Nous n'examinons pas non plus — la chose est trop certaine, nous l'avons vu déjà — si la volonté peut passer outre au jugement spéculatif de moralité, ou s'en passer, se contentant d'un dernier jugement pratique, motivé par ses coupables préférences. Nous considérons le jugement spé­culatif en lui-même. Or aucun acte intellectuel — pas plus un acte d'opinion qu'un acte de science ou d'intellection des premiers principes — n'est possible en l'absence de l'objet. Un jugement d'opinion, un jugement d'élection — intellectuellement motivé du côté de l'objet — en faveur d'une proposition, de préférence à sa contradictoire, exprime l'affirmation, de la part de l'esprit, tout au moins d'un surcroît, d'un excédent de vraisemblance, de probabilité, dans la proposition préférée. Sans cela, il n'y a pas d'opinion ; non seulement pas d'opinion légitimement formée, mais pas d'opinion. Tout au plus un jugement semblable au juge­ment pratique, qui, lui, nous l'avons vu, peut défier les lois d'une saine intellectualité et résumer sa logique dans cette maxime: C'est ainsi, parce qu'il me plaît ainsi : Stat pro rationevolunlas. Jugement, non de raison, mais de passion.

Mais la volonté, par légèreté ou par fraude, en vertu de son pou­voir d'appliquer les puissances à l'acte, peut limiter indûment l'étude préalable de l'objet, et s'exposer ainsi à en fausser le résul-

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 1 1 3

ta t : s'il se rencontre que le résultat soit juste quand même, le hasard seul en a le mérite. Sans doute, l'opinion exclut, de sa nature, l'infaillibilité : elle ne peut atteindre à la certitude absolue, soit à cause de la nature de l'objet, contingent et variable en lui-même, soit à cause des conditions dans lesquelles l'objet est connu ou con­sidéré par l'esprit. Cependant l'opinion saine doit exclure toutes les chances d'erreur que l'intelligence et la volonté peuvent écarter par leurs efforts conjoints. Cela n'est possible que par l'inspection attentive, prolongée et totale de l'objet, avec confrontation du pour et du contre. Rien ne ressemble à un jugement d'opinion commme un jugement de tribunal, lequel d'ailleurs, en réalité, vu son objet, est normalement un jugement d'opinion. Une opinion saine, comme la juste sentence d'un juge, présuppose une instruc­tion judiciaire, loyale et bien conduite. — Une réflexion en passant. Il existe des erreurs judiciaires : faut-il, pour cela, supprimer les tribunaux ? De même, l'opinion renferme quelques risques intrin­sèques d'erreur : faut-il, pour autant, ne pas opiner du tout ? C'est d'ailleurs impossible, car on ne peut se dispenser de penser à autre chose qu'à l'universel nécessaire, connu comme tel. Exclure les erreurs volontaires, et les risques volontaires d'erreur, cela est possible, et cela suffit à nous mettre d'accord avec la raison et avec la conscience.

Quand l'insuffisance d'information est actuellement remarquée par l'esprit, et que la volonté impose quand même à l'esprit de conclure, sans qu'elle soit excusée par l'urgence d'une décision à prendre et par l'impossibilité de compléter au préalable l'in­formation, on se retrouve — plus ou moins nettement — devant le cas précédemment considéré : jugement de passion, et non juge­ment de raison ; il n'y a pas opinion. Même quand l'excuse légitime — ou loyalement estimée telle — de l'urgence existe, il n'y a pas à proprement parler opinion, mais plutôt un jugement pratique lé­gitime ; car l'entendement qui se sait incomplètement informé conclut plutôt au droit d'agir hic et nunc9 qu'à la vérité de la chose en soi.

Quand l'insuffisance d'information n'est pas actuellement re­marquée, quand elle découle d'une ignorance ou d'une inadver­tance non actuellement voulues, il y a opinion, si l'esprit donne son assentiment pour des motifs qu'il juge intellectuellement valables. Il y a opinion, et souvent d'autant plus tenace que la

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faiblesse de l'esprit ou sa mauvaise formation — surtout si le vice de la volonté vient s'y joindre — rendent difficile un redressement. Il y a vraiment opinion, mais grand danger qu'il n'y ait pas opinion vraie, conforme au jugement que porterait une raison éclairée.

Quand l'ignorance ou l'inadvertance, non actuellement voulues, ont pour cause une défaillance antérieure de la volonté — négli­gence ou malice — la volonté continue à porter la responsabilité de l'erreur, ou du danger d'erreur, et de leurs conséquences. Cette responsabilité découle de la faute initiale, et persiste tant que celle-ci n'est pas rétractée, et, dans la mesure du possible, réparée.

Les défaillances de la volonté en cette matière ont pour cause principale, même en dehors de la mauvaise foi proprement dite, les passions. L'homme préoccupé par la passion ne juge pas avec séré­nité, et s'expose à ne pas juger avec justesse. Outre que la pas­sion incline à donner le pas aux préférences du cœur sur celles de la pure raison, elle attire et retient violemment sur son objet l'attention de l'esprit et la détourne du contraire ; par où elle devient facilement l'instigatrice des informations incomplètes et des sentences prématurées.

Les plus nobles passions elles-mêmes n'échappent pas à cette loi de leur nature : elles réclament de notre part une vigilance de tous les instants pour ne pas devenir, au lieu d'une aide, un obsta­cle à la saine et féconde activité de notre esprit et de notre volonté. Un exemple : l'esprit de corps, légitime en soi et fort louable, dé­génère insensiblement, s'il n'est pas surveillé, en esprit de parti. Ces passions, dans leur origine, ont été consécutives, ne s'étant formées dans le cœur qu'à la lumière de la raison et sous l'impulsion d'une volonté droite. Cette origine même les rend moins suspectes, et, par là, ne fait qu'ajouter à leur puissance de séduction : elles troublent et obscurcissent les délibérations de la raison, et prévien­nent les décisions de la volonté, si bien que raison et volonté croient encore rester maîtresses chez elles alors qu'elles se laissent entraîner par leur impétueuse progéniture. De consécutives, les passions sont devenues antécédentes : de soumises, dirigeantes.

Le seul amour qui doive présider à l'élaboration de nos opinions, c'est l'amour de la vérité : un amour profond, ardent, désintéressé,

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 1 1 5

dégagé de tout alliage. Cet amour s'épanouit en loyauté intellec­tuelle et prédispose à la loyauté de caractère : il crée les esprits droits et contribue puissamment à créer les nobles et grandes âmes. La formation loyale de nos opinions lui fournit des occasions nom­breuses et propices de se réduire en acte, et ainsi d'établir sur nous son empire incontesté.

VI. La crainte inhérente à l'opinion.

II nous reste à considérer le dernier élément — élément négatif — de l'opinion : le manque de complète assurance, de totale déter­mination de l'esprit.

Saint Thomas marque ce caractère de l'opinion dans la définition qu'il nous en donne. Elle est, nous dit-il, un acte de l'esprit qui se décide pour l'une des deux contradictoires sans pleine assurance au sujet de l'autre, ou, pour traduire plus littéralement « avec crainte au sujet de l'autre contradictoire » (la, q. 79, a. 9, ad 4). Et ailleurs : Elle est l'assentiment donné, par une sorte de choix, sous la mo­tion de la volonté, à une des deux contradictoires, mais « avec hé­sitation, et avec crainte de l'autre contradictoire. »(II-II ,q. I, a. 4.)

Voyons d'abord le contingent qui est tel de sa nature. Nous avons dit plus haut, (p. 99, en note) que le contingent peut, dans des con­ditions données, être l'objet de constatations ou même d'attestations qui ne laissent rien à désirer au point de vue de la certitude. Nous ajoutions : c'est alors principalement le défaut intrinsèque de né­cessité et d'universalité, dans son être même et par conséquent dans sa vérité, qui empêche le contingent d'être objet de science. Cela est vrai. Mais il faut dire encore que la certitude qui a pour objet le contingent a un caractère de précarité, un manque de soli­dité, qui lui est inhérent. Laissons de côté les attestations ; il est trop clair, en effet, que les témoignages humains, comme l'observe saint Thomas (II-II, q. 70, a. 3), nous donnent bien une certitude, mais « non pas une certitude infaillible ». Les constatations elles-mêmes ne donnent pas à notre esprit une assurance à l'abri de toute fluctuation. J 'ai vu une chose, une action, de mes yeux vu ; ou encore j ' a i conscience, de façon absolument nette, d'une action que j'accomplis moi-même. Que manque-t-il à ma certitude ? Rien.

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Laissons passer un peu de temps : mes souvenirs deviennent moins précis, s'estompent, se fondent, et souvent, le plus souvent, s'ef­facent tout à fait, ou du moins assez pour être méconnaissables. Dix années se sont passées depuis la fin de la grande guerre : que de choses j 'a i vues, au cours de ces années terribles, choses dont je croyais l'empreinte indélébile dans ma mémoire 1 La plupart ont disparu sous les flots de l'oubli involontaire. Quelques souvenirs surnagent, îlots semés à travers un océan et qui, d'ailleurs, le plus souvent, sont comme vus de loin et n'offrent plus la même précision de contours : souvenirs très doux, incomparables amitiés scellées devant la mort toujours menaçante ; souvenirs très durs, et, si possible, plus chers encore : la disparition subite de la plupart de ces amis dans une vision de feu et de sang, disparition donnant à notre amitié la consécration de la mort et de l'éternité. E t quand le souvenir nous a échappé, quel moyen avons-nous de le ressaisir ? La rencontre d'un ami, témoin des mêmes faits, nous permet d'ar­racher quelques épaves au naufrage ; puis la mémoire a parfois, surtout au déclin de l'âge, des résurrections imprévues, étonnantes, mais qui ne dépendent pas de nous, et rares. Nous ne pouvons at­teindre de nouveau le fait contingent dans sa réalité, qui n'existe plus. L'universel, au contraire, est toujours accessible : s'il m'a fui, je le recherche, et je le retrouve inchangé, toujours semblable à lui-même.

Si, de la preuve du fait contingent, je passe à l'appréciation de ce fait, il apparaît avec évidence qu'ici encore, même après un examen qui suffit à satisfaire un esprit raisonnable et à lui per­mettre de conclure, la porte n'est pas hermétiquement fermée à toute hésitation. Dans le fait moral, en particulier, il entre des éléments multiples, dont plusieurs ne sont pas faciles à saisir. Si la matérialité du fait n'offre pas prise à une certitude absolue et pour toujours inattaquable, combien plus la nature intime et les qualités de ce fait. Qu'en est-il, par exemple, du consentement, au milieu du trouble de la tentation ? Ici encore, le point capital est la loyauté : la loyauté d'une conscience qui entend bien ne pas se soustraire à la vérité ni approuver ce qui est condamnable. Cette condition remplie, il faut être raisonnable . ne pas courir après une démonstration et une absolue certitude qui sont absolu­ment impossibles, mais se contenter d'indices sérieux. Si une âme est incapable de découvrir et d'apprécier elle-même ces indices,

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 117

qu'elle confie ce soin à qui de droit, se contentant de la lumière dont il jugera devoir se contenter, et se remettant paisiblement à sa décision. Ni la raison ni Dieu ne lui reprocheront cette conduite.

Reste l'universel que l'intelligence, dans son impuissance (1) à le renfermer dans des conclusions scientifiques, s'efforce au moins d'atteindre par l'opinion. La démonstration seule ferme toute issue à une erreur possible. En l'absence d'une raison démonstrative, il y a toujours, pour l'esprit, quelque chose qui manque à la pleine assurance d'être dans la vérité. Même à défaut d'un indice positif en faveur de la contradictoire rejetée — ce qui se vérifie dans le cas de l'opinion dite « unique probable, unice probabilis » — il reste à l'entendement un motif de crainte : tout au moins l'infir­mité intrinsèque à toute raison probable, si valable soit-elle, in­firmité qui la rend incapable de produire la certitude absolue.

Cette crainte est donc renfermée dans toute adhésion de I'es-prit,motivéc par raison non démonstrative. Il n'arrive pas toujours et rien ne commande qu'elle soit actuelle, qu'elle soit expressément formulée, surtout lorsque l'opinion, une fois légitimement formée, est passée en habitude. Pour que la volonté ait le droit, et parfois le devoir, d'empêcher un nouvel examen de la cause et le retour possible vers le doute, il suffit que l'entendement, fût-ce une seule fois, ait mesuré les forces de la proposition redoutée et ne les ait pas estimées redoutables au point d'interdire l'assentiment opina-tif à la proposition contradictoire. Les esprits timides et facile­ment troublés doivent veiller à ce que cette crainte, s'emparant, par le jeu de l'imagination, de l'appétit sensitif, puis remontant à la partie supérieure de l'âme, ne devienne pas une épouvante, nullement proportionnée à son objet. La volonté doit s'imposer et imposer le mépris de ces alarmes, si elle ne veut pas que son activité propre et celle de l'âme entière se consument en de sté­riles agitations (2).

(1) Nous ne parlons pas ici des cas où l'universel est volontairement traité à la manière du contingent. Nous les avons signalés ailleurs (p. 99,11« partie, Chap. II, II) et cette mention suffit à notre but.

(2) Par contre, il faut nous garder aussi d'une assurance téméraire, qui nous ferait considérer comme démonstratifs des arguments simplement probables. Il nous arriverait alors la mésaventutre philosophique dont nous menace Cale-tan : n n'y aurait pas opinion, car l'opinion ne peut s'appuyer sur un argument estimé infaillible. Il n'y aurait pas science non plus, la démonstration n'étant qu'apparente. Qu'y aurait-il donc ? Erreur et ignorance, et pas autre chose. Le savant Cardinal nie que assentiri par médium conttngens existimatum neecs-sarium sit actus opinionfs. Il ajoute : Et cum qumrttur cujus ergo habiius actus est, dicitur quod est actus tgnorantise pravm disposittonls, et non oportet fingere novum habitum. Comment, in libr. Potier. Analytic, cap. 25).

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118 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

L'opinion, connue la probabilité qui la motive, admet des degrés. Nous n'entendons pas ici cette infinité de degrés qui prendraient l'esprit à son premier effort pour sortir de l'ignorance et l'objet au premier vague rayon de lumière qui le frappe, et conduiraient l'esprit jusqu'aux frontières de la certitude absolue et l'objet jusqu'aux confins de l'évidence ; nous entendons les degrés qui différencient, dans les limites de l'espèce, l'opinion moyenne de l'opinion arrivée à son suprême degré d'intensité. Celle-ci, cela va de soi, n'est combattue que par une crainte fort légère. Mais, dans l'opinion moyenne, la crainte gagne en intensité ce que perd l'adhé­sion. Elle reste cependant toujours relative, et n'empêche pas l'es­prit de se déterminer en sens contraire.

* *

Ici se pose une question fort importante : cette crainte, qui n'empêche pas l'opinion, peut-elle être motivée par une raison grave ? Retournons la question, pour la rendre plus claire : une raison grave empêche-t-elle, rationnellement, l'adhésion de l'es­prit à la proposition contradictoire, appuyée par des raisons plus nombreuses et surtout plus fortes ? Cette seconde formule, en mê­me temps que plus claire, est aussi plus exacte, car .c'est avant de se déterminer que l'esprit pèse les raisons pour et contre.

La question est celle-ci : une raison qui, lorsqu'on la considère isolément, paraît susceptible d'influencer l'esprit, et qui, même en fin d'examen de la cause, n'est pas jugée absolument négligeable en soi, garde-t-elle sa force, sa légitime influence sur l'esprit, soit pour le convaincre, soit pour l'arrêter, lorsqu'elle entre en conflit avec des raisons que l'esprit estime plus fortes et plus efficaces ?

Il faut répondre résolument : non.

La comparaison entre des valeurs inégales n'enlève ni ne modifie rien à ce qu'il y a d'absolu dans chacune des valeurs comparées. Ainsi, un homme fort reste un homme fort, et ne devient pas fai­ble, même comparé à un homme plus fort ; une grande ville reste une grande ville, même comparée à une plus grande ville ; un homme vertueux reste un homme vertueux, et ne devient pas vicieux ou tiède, même comparé à un saint ; un poids absolument lourd reste un poids absolument lourd, et ne deviendra pas léger en soi, même

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 119

comparé à un poids plus lourd. Cela est vrai. — Mais la comparai­son instituée par l'esprit entre les raisons pour et contre, dans l'éla­boration de l'opinion, n'est pas une simple comparaison entre valeurs éventuellement inégales : c'est un conflit entre forces oppo­sées. Or, dans un conflit entre forces opposées et inégales, la vic­toire est aux forces supérieures ; quant aux forces inférieures, inca­pables d'obtenir le résultat visé ou d'empêcher le résultat opposé, elles peuvent être appelées faibles par comparaison : un homme fort est trop faible pour résister à un homme plus fort ; un poids lourd est trop léger pour contrebalancer un poids plus lourd. Les raisons pour et contre se disputent l'assentiment de l'esprit à l'une des deux contradictoires que, respectivement, elles soutiennent : dans ce conflit, les valeurs égales s'annulent, les valeurs prépondé­rantes l'emportent. (1)

Une raison ne tient pas — comme motif d'adhésion à une conclu­sion, ou comme motif de suspension de jugement entre les deux conclusions contradictoires — devant une raison plus forte, ou devant un ensemble plus fort de raisons, motivant l'adhésion à la conclusion contradictoire. Le labeur de l'esprit, dans l'élabo­ration de l'opinion, consiste dans ces deux choses : considération de la valeur intrinsèque des raisons pour et contre, puis comparai­son de ces valeurs, comparaison qui implique conflit, et qui doit aboutir au triomphe du parti le plus fort, si un des partis se mani­feste réellement plus fort. En dehors de là, aucune conclusion opi-native n'est légitime.

(1) Un mot à part sur les propositions qui atteignent l'extrême pointe de la probabilité, du côté de la certitude. A première vue, il semble que, par défini­tion, l'opinion souverainement probable exclut l'idée qu'elle puisse avoir contre elle une raison grave ; cependant, eUe exclut seulement ridée d'avoir contre elle une raison qui demeure impressionnante pour l'esprit, qui ne soit pas comme écrasée par le poids des raisons contraires, quasi démonstratives. Il ne répugne pas qu'une proposition, souverainement probable du fait des raisons quasi démonstratives qui la soutiennent, ait contre elle une raison non négligeable en soi, c'est-à-dire une raison qui, prise isolément, serait apte à impressionner l'esprit et, sinon à le convaincre, du moins à l'arrêter. Un phénomène semblable se présente quelquefois dans le cas de démonstration proprement dite, n ne répugne pas, et il arrive en effet, qu'une conclusion démontrée ait contre elle des objections difficilement solubles, et dont l'esprit, en fait, ne trouve pas la solution directe. Une objection non résolue n'est pas un motif rationnel de re­jeter une conclusion démontrée, ni de la révoquer en doute, ni même d'y adhérer moins fortement. La démonstration directe de la conclusion constitue déjà une réfutation indirecte de l'objection, une preuve péremptoire de sa non admissibilité. Cependant ces objections, n'était la démonstration contraire, feraient une impression plus ou moins profonde sur l'esprit. •— Ce qui est vrai de la démonstration, doit être admis, proportionnellement, pour la quasi démonstration ; proportionnellement, parce que la quasi démonstration, étant moins ferme, est aussi plus sensible a l'attaque.

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1 2 0 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

Dirons-nous que l'esprit conclut malgré une raison grave sup­posant à son droit de conclure ? Non pas. Les valeurs réellement efficaces ne se dégagent qu'à la fin de l'enquête intellectuelle. Ce sont les valeurs prépondérantes : elles justifient le choix de l'esprit. Quant aux raisons contraires, il n'y a pas nécessité que l'esprit les considère comme dénuées de tout fondement sérieux, puisqu'il continue à redouter la proposition qu'elles appuient ; il suffit qu'il les estime insuffisantes pour contrebalancer celles qui ont motivé son choix, et, en ce sens, comparativement légères.

C'est pourquoi saint Alphonse, une fois son système établi, a toujours enseigné que la proposition opposée à l'opinion plus pro­bable — nettement et certainement plus probable — « ne garde qu'une faible et douteuse probabilité : « remanet » tenuiter vel dubie probabilisK Cette formule est stéréotypée chez notre saint Docteur : preuve évidente qu'elle répond à une idée très arrêtée. Pour lui, et selon la raison, le caractère ténu et douteux de cette probabilité est un résultat, le résultat de la comparaison faite par l'esprit, du conflit entre les raisons pour et contre, et de la victoire des valeurs prépondérantes.

Que ce travail de comparaison doive se faire avec pondération par une sérieuse considération de l'esprit, préoccupé uniquement de la vérité ; que le jugement de comparaison, préparation néces­saire d'un légitime jugement d'opinion, ne doive pas être précipité ; qu'une raison non négligeable en elle-même, nécessite, avant de conclure pour la contradictoire, un examen particulièrement at­tentif : nous l'accordons bien volontiers, car c'est la loi même qui préside à la formation de l'opinion.

Mais que ce travail de comparaison ne puisse aboutir ou aboutis­se seulement dans des cas exceptionnels ; que l'esprit ne puisse choisir rationnellement qu'entre une raison bien fondée et une rai­son dénuée de tout fondement rationnel ; que l'esprit soit radicale­ment incapable d'apprécier l'inégalité de valeurs non négligeables, ou que des valeurs non négligeables ne puissent pas être notable­ment inégales et jugées telles : cela nous le nions absolument.

Pourquoi ? Parce que la faculté de comparaison entre tous motifs rationels

est inhérente à l'esprit humain. Parce que le fait de la comparaison entre valeurs appréciables

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CHAPITRE II - DE L'OPINION 1 2 1

mais inégales, et assez inégales pour motiver non pas seulement un penchant mais un choix, est un fait constaté par la psychologie expérimentale en toute matière soumise aux jugements humains.

Parce que ni le fait de l'opinion, ni le droit à opiner, ni, éven­tuellement, le devoir d'opiner, ne se limitent à la seule opinion « unique probable, unice probabilis » dont c'est le propre de n'avoir point contre elles de raisons qui ne soient négligeables en elles-mêmes.

On remarque, chez certains probabilistes, la précocupation de renforcer, par une accumulation d'adverbes, la gravité de la raison exigée pour que la proposition moins probable puisse être suivie en pratique. Il faut bien se garder de les en blâmer, car ils arrivent par ce moyen, sinon à sauvegarder les principes philosophiques qui délimitent et régissent la vraie probabilité, du moins à rapprocher considérablement leurs conclusions pratiques des conclusions qui découlent de ces principes. E t cela est beaucoup.

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1 2 2 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

CHAPITRE III

L'opinion habitude

I. L opinion devient une habitude. - Peut-elle être

une vertu ?

Nous avons dit, avec le Docteur Angélique, qui l'enseigne ex­pressément en maints endroits (notamment I-II, q. 51, a. 1 et 3), que l'opinion — comme la science — ne reste pas un acte passager, qui s'efface de l'esprit sans laisser aucune trace ; elle devient quel­que chose de fixe, une disposition habituelle, une habitude : ce quelque chose qui s'ajoute et s'attache à une faculté" et lui faci­lite sa mise en exercice, la production de ses actes.

L'opinion habitude, comme l'opinion acte, a pour sujet et pour siège l'entendement (intellectus possibilis). L'opinion alors n'est plus fugitive et instable : c'est une « opinion arrêtée », qui s'affirme, au dedans et au dehors de l'esprit, avec promptitude, aisance et entrain : prompte, faciliter et delectabiliter.

Les habitudes bonnes étant appelées vertus, l'opinion ne pour­rait-elle pas prétendre, comme le fait à bon droit la science, au titre de vertu intellectuelle ? Non, répond saint Thomas (I-II, q. 55, a. 3, a ) . En voici la raison : «Parmi les habitudes opératives, quelques-unes aboutissent toujours au mal : ce sont les vices ; d'autres, tantôt au bien et tantôt au mal : ainsi l'opinion, qui peut se terminer au vrai ou au faux ; la vertu, elle, est une habitude qui a toujours pour terme le bien. » L'opinion ne peut donc être une vertu intellectuelle, à cause de la part de risque qu'elle contient : aucune

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CHAPITRE III - LOPINION HABITUDE 1 2 3

garantie absolue et ferme ne lui est donnée contre l'erreur, qui est le mal de l'intelligence. La science, pour se garder de l'erreur, n'a qu'à se tenir sur son terrain, à s'attacher uniquement aux conclu­sions déduites avec évidence de principes évidents : d'ailleurs,quand elle sort de là, elle n'est plus science. L'opinion, elle, est condamnée, de sa nature, à s'aventurer sur un terrain plus dangereux, par des routes moins sûres. Sa gloire ne peut être l'infaillibilité ; mais si, malgré les difficultés, la volonté maintient l'intelligence dans la foyale recherche du vrai, particulièrement en ce qui concerne la conduite de la vie, il y a là, par l'exercice de la vertu de prudence, un mérite moral. E t ce mérite moral est d'une valeur plus haute que l'inerrance des vertus purement intellectuelles. (Cf. I-II, q. 56, a. 3 ; I I-II , q. I, a. 3 , ad 1.)

II. Formation de l'opinion habitude.

Comment se forme cette habitude qu'est l'opinion ? Comme toutes les autres, par les actes. Mais ici intervient une remarque fort importante de saint Thomas (I-II, q. 51, a. 3).

Une proposition évidente par elle-même — per se nota — possède un tel pouvoir sur l'esprit que celui-ci ne peut refuser son assenti­ment immédiat et définitif, non seulement à cette proposition elle-même, mais encore à la conclussion qui est démontrée en découler. Il restera sans doute à vaincre — par des actes répétés — les ré­sistances des puissances inférieures (cogitative, mémoire et imagi­nation) pour assurer la conservation du résultat scientifiquement acquis. Mais enfin, un seul acte de la raison a créé dans l'entende­ment une disposition stable, une habitude : la science.

Il n'en est pas de même de l'opinion. Une proposition probable n'a pas sur l'entendement la même puissance qu'une proposition évidente, et trouve des oppositions qu'elle doit réduire peu à peu. Dès lors, il faut des actes multipliés de la raison, non seulement pour fixer l'opinion dans la mémoire, mais aussi et avant tout pour l'établir dans l'esprit. Actes multipliés, d'abord imparfaits, mais qui vont en se perfectionnant, d'abord incomplets, mais qui vont en se complétant. Une comparaison de saint Thomas nous fera bien com­prendre ce travail de l'opinion en formation. « Quand le feu ne peut pas vaincre totalement son combustible, il ne l'enflamme pas aussi-

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1 2 4 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

tôt ; mais, petit à petit, il en élimine les dispositions contraires pour que, arrivant ainsi à le dominer entièrement, il imprime en lui sa ressemblance, » lui communique son ardeur.

A noter que l'opinion est vraiment opinion alors seulement qu'elle est arrivée au terme de son évolution, lorsque l'acte est parfait selon son espèce, lorsque la puissance active qui est dans l'objet — dans le vraisemblable — a conquis et soumis la puis­sance passive qu'est l'intelligence.

On le voit, il nous faut souvent plus de labeur, d'attention, de patience, de temps et aussi de ferme loyauté, pour bien former nos opinions que pour acquérir la science.

Combien saint Thomas est éloigné de penser qu'on puisse se con­tenter d'une inspection incomplète, de la considération d'une seule raison, pour donner droit de cité dans son esprit à une opinion et la proposer à autrui !

III. Développement de l'opinion habitude. Du plus et du moins dans l'opinion et dans le probable.

La question du développement de l'opinion habitude peut pa­raître, de prime abord, assez indifférente à plusieurs. Ils auraient tort de se tenir à leur première impression, car il y a rapport in­time entre ce problème et celui, si évidemment capital, des degrés de probabilité.

Plusieurs des choses que nous dirons ici s'appliquent aussi bien à l'opinion acte qu'à l'opinion habitude. Le lecteur sagace s'en rendra compte par lui-même. D'ailleurs, l'habitude ne gagne en intensité et en étendue que par des actes correspondants ; et les actes sub­séquents participent naturellement à l'intensité et à l'étendue de l'habitude acquise.

•%

L'opinion est-elle susceptible de grandir ? (I-II, q. 52.) L'augmentation, remarque saint Thomas, se dit des choses spiri­

tuelles par comparaison avec les choses corporelles. Dans les cho-

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CHAPITRE III - L'OPINION HABITUDE 1 2 5

ses corporelles, on appelle grande celle qui atteint, non pas une mesure absolue, égale pour tous les êtres, mais la perfection de quantité qui convient à sa nature : ainsi un chien sera considéré comme fort grand s'il approche de la taille d'un petit âne. Dans les choses spirituelles, grandeur signifie perfection ; qui dit plus grand, dit meilleur, plus parfait.

La question posée est donc celle-ci : l'opinion est-elle suscep­tible de plus et de moins, d'une perfection plus ou moins grande ? Bien entendu, cela s'entend dans les limites de l'espèce, en res­tant opinion. Car les espèces sont immuables ; le principe de spéci­fication est « fixe, stable, et, en quelque sorte, indivisible : quasi indivisibile ». Tout ce que l'on ajoute à l'espèce, tout ce que l'on en retranche, change l'espèce.

L'habitude, comme l'acte auquel elle dispose, est spécifiée par l'objet (I-II, q. 54, a. 2, Sed contra). L'objet de l'opinion, c'est le vraisemblable, c'est-à-dire ce qui paraît vrai, ce qui présente à l'esprit assez d'apparences de vérité pour mériter l'assentiment de l'esprit, mais un assentiment mêlé de crainte. Si vous ajoutez assez à la vraisemblance pour qu'elle devienne vérité manifeste, il n'y a plus opinion, mais certitude et science. Si vous enlevez assez à la vraisemblance pour que l'esprit retombe dans ses perplexités ou au moins dans cet état intermédiaire où il trouve des raisons suffisantes pour pencher d'un côté, mais non pour se fixer, il n 'y a plus opinion, mais doute ou conjecture. Le plus et le, moins ont changé l'espèce, parce qu'il y a plus ou moins que le vraisem­blable qui motive rationnellement l'opinion : l'objet de l'opinion a cessé d'exister aux yeux de l'esprit.

Mais le vraisemblable qui motive rationnellement l'opinion ne consiste pas dans un point géométrique, absolument indivisible. L'expérience nous le prouve suffisamment : nos opinions rationnel­lement motivées ne sont pas toutes également motivées. Il nous arrive — mais pas toujours, il s'en faut — d'atteindre l'extrême pointe de la probabilité, du côté de la certitude : c'est ce qu'on est convenu d'appeler opinio probabilissima. Nous sentons fort bien que notre esprit peut légitimement se déterminer, sans être arrivé à ce degré de suprême probabilité, à cette quasi-démonstra­tion. En fait d'opinion, il y a donc une certaine latitude dans les limites de l'espèce.

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126 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

Ce dont l'expérience et le sens intime nous assurent, saint Tho­mas va nous l'expliquer (I-II, q. 52, a. 1). Certaines choses ont leur principe de spécification uniquement en elles-mêmes, sans relation avec quoi que ce soit : les formes spécifiques de ces choses n'admettent point, en elles-mêmes, le plus et le moins ; car le plus ou le moins ajouterait ou retrancherait à l'espèce : l'espèce serait changée et la forme spécifique détruite.

D'autres choses — ainsi les mouvements, les puissances, les habi­tudes — trouvent leur principe de spécification dans une relation avec quelque chose d'extrinsèque : les mouvements se rapportant essentiellement au terme, les puissances à l'acte, les habitudes à la nature ou à l'acte, ne peuvent être conçus sans ce rapport, ne sont rien sans ce rapport. Ces formes ont donc leur principe de spécification au dedans — le contraire serait absurde — car ce rapport est intrinsèque et constitutif ; mais ce n'en est pas moins un rapport avec le dehors. L'unité et l'immutabilité de l'espèce, étant ainsi assurées par le dehors, n'empêchent pas que la relation, en elle-même, soit susceptible de plus et de moins. Ainsi un mouvement peut être plus ou moins rapide ou lent sans perdre sa nature de mouvement. Pareillement la santé, qui consiste dans un rapport de convenance entre l'état du corps et les exigences de la nature animale, admet des degrés : il n'y a pas que la très parfaite santé qui soit santé ; la santé, sans perdre sa notion essentielle, peut descendre, non pas indéfiniment, mais jusqu'à un certain point — usque ad aliquid, dit saint Thomas — car, au-dessous d'un certain point, l'équilibre est rompu, le rapport de convenance n'existe plus. On continue à employer le mot de santé, en disant : une mauvaise santé ; mais c'est parler improprement : l'usage d'ailleurs, arbitre souverain en ces matières, nous y autorise.

L'opinion et le vraisemblable (ou le probable) qui condition­ne l'opinion, appartiennent à cette seconde catégorie d'êtres et de formes. L'opinion — c'est sa notion même — dit rapport essen­tiel de rapprochement avec la paisible possession de la vérité démon­trée. Le vraisemblable, le probable — c'est sa notion même — dit rapport essentiel de rapprochement avec le vrai clairement mani­festé, avec ce qui est simplement le vrai. Opinion et vraisemblable ont donc un principe de spécification qui leur est extérieur : la certitude scientifique et le vrai. Pour ce motif, l'opinion et le vrai­semblable admettent des degrés d'intensité, dans la limite de leur

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CHAPITRE III - L'OPINION HABITUDE 127

espèce, sans que leur caractère spécifique soit détruit. Mais, comme nous le disions pour la santé, on ne peut descendre, sans changer d'espèce, que jusqu'à un certain point, usque ad aliquid. Quand il n'y a plus les valeurs rationnelles pour motiver la détermination de l'esprit, mais seulement pour légitimer un penchant, une in­clination, il y a, si l'on veut, un rapprochement de l'opinion — accessus ad opinionem — mais qui n'est pas plus l'opinion que l'opi­nion elle-même n'est la certitude proprement dite, bien qu'elle consiste dans le fait de s'en rapprocher — accessus ad veritatem. A plus forte raison n'y a-t-il plus opinion et vraisemblable, quand on descend dans la totale indétermination du doute, ou même plus bas. On emploie encore ces termes, mais comme on parle de santé quand il faudrait dire indisposition ou maladie. Ici encore, l'usage le veut, et c'est un tyran auquel il est difficile d'échapper, quand on prétend se faire entendre.

Les formes peuvent encore être considérées, non plus en elles-mêmes, mais dans le sujet qui les reçoit. Peut-on admettre qu'elles soient reçues et possédées d'une manière plus ou moins complète, plus ou moins parfaite ? Cela n'est pas possible, d'abord, pour les formes substantielles, par la raison qu'elles donnent au sujet lui-même son être spécifique : or les espèces sont immuables. Si un homme l'emporte sur un autre homme en quelque chose, ce quelque chose relève nécessairement des formes accidentelles, et non de la forme substantielle ; car la forme substantielle, qui constitue l'homme dans son être d'homme, appartient, par défi­nition, à tout homme ; et ce qui n'appartient pas à tout homme est, par le fait, étranger à la forme substantielle. Les différences entre les hommes viendront s'ajouter à la forme substantielle, mais ne peuvent en être un élément constitutif. Cela est vrai de toutes les formes substantielles. — Il en est de même des formes qui impliquent, dans leur notion, l'indivisibilité, si bien que toute addition ou soustraction les détruise. Ainsi les chiffres : deux est deux ; quoi que ce soit que vous ajoutiez ou que vous enleviez, ce ne sera plus deux. Pareillement, tous les triangles et toutes les circon­férences ou ne sont pas triangles ou circonférences, ou le sont également : un très grand triangle n'est pas plus triangle qu'un très petit.

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1 2 8 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

En dehors de ces exceptions qui découlent de la nature des choses, une forme peut être possédée plus parfaitement par un sujet que par un autre, ou être possédée par le même sujet avec une perfection grandissante ou décroissante. En d'autres termes, les conditions d'inhérence au sujet peuvent varier en plus ou en moins. Ainsi, la santé, en elle-même, admet des degrés ; mais en outre, le même degré de santé peut être plus stable chez l'un et moins chez l'autre.

Qu'en est-il de l'opinion sous ce rapport ? Elle se ressent des conditions, favorables ou défavorables, qu'elle rencontre dans le sujet. Non seulement des raisons égales impressionneront iné­galement des intelligences inégalement puissantes ou inégalement attentives, mais il ne faut pas oublier que l'opinion est le résultat de deux causes : dans sa formation et dans son développement, outre le motif rationnel, intervient la motion de la volonté ; or la volonté sera, selon les sujets, plus ou moins droite dans les in­tentions qui influencent ses décisions, plus ou moins énergique dans la motion qu'elle imprimç à l'intelligence, plus ou moins constante à maintenir cette motion et à exiger de l'intelligence ces actes répétés qui sont la condition indispensable de l'épanouis­sement d'une opinion, et même de sa conservation.

* *

Le développement de l'opinion se fait-il par addition, par une sorte de juxtaposition de ses accroissements successifs ? En d'au­tres termes, se développe-t-elle en étendue ou en intensité ?

D'abord et surtout en intensité : c'est ainsi que croît une forme, du fait qu'elle soit plus complètement, plus parfaitement reçue et possédée par le sujet. L'opinion, nous venons de le voir, est sus­ceptible de ce genre de progrès. Il n'y a aucun motif de ne pas lui appliquer ce que saint Thomas dit de la science : que cette inten­sification consiste en ce que l'entendement saisit les conclusions avec plus de facilité et de clarté, expeditius et clarius (I-II, q, 52, a. 2). L'opinion a, en plus, la possibilité du progrès du fait de la volonté, s'acquittant mieux du rôle qui lui est dévolu. Elle se trouve dans des conditions semblables à celles de la foi, laquelle

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CHAPITRE I I I - L'OPINION HABITUDE 129

peut augmenter en intensité, du côté de l'intelligence en devenant plus ferme, du côté de la volonté par un surcroît d'ardeur (II-II, q. 5, a, 4, c.).

La foi et la science (locis citatis) peuvent, en outre, gagner en extension : la foi en s'étendant explicitement à un plus grand nom­bre d'articles, la science en ajoutant de nouvelles conclusions à celles précédemment conquises. En est-il de même de l'opinion ?

Il faut remarquer que l'opinion, n'étreignant pas son objet comme la science, n'a pas la même puissance de synthèse, et sur­tout qu'elle n'a pas, comme la science, le droit de s'approprier, dans toute son étendue, telle branche du savoir humain, de lui donner son propre nom, et de ramener à l'unité de l'objet formel toutes les conclusions qui se rapportent à cette branche du savoir. Il y a une science de la morale : il y a des opinions en morale. — Pareillement, l'opinion ne possède ni la certitude ni l'amplitude qui appartiennent à la foi. Aussi, quoiqu'une modeste ambition de synthèse ne soit pas interdite à l'opinion, quoiqu'il lui soit possible, par une considération plus attentive, de grossir sa gerbe de con­clusions découlant d'un même principe une fois légitimement ad­mis, il y a, en général, plutôt multiplication des opinions acquises qu'extension d'une seule et même opinion. L'opinion est vouée au labeur de défrichement sur des points disséminés dans le vaste champ du connaissable.

Au point de vue de l'opinion, l'extension pourrait être considérée sous un autre rapport, en tant qu'elle affecte les motifs de l'opinion. Une seule raison concluante, apodictique, suffit à une démons­tration, et même la raison est toujours unique dans la démons­tration la plus parfaite, celle qui prend pour base la cause formelle du sujet (démonstration propter quid) : médium démonstrations, quod perfecte demonstrat conclusionem, est unum tantum (la, q. 47, a. I, ad 3). En matière de probabilité, il faut, quand on le peut, suppléer à la force par le nombre, multiplier les signes et indices de vérité : média probabilia sunt multa (ibid.). Cette addition de raisons a pour résultat, d'abord, de déterminer l'esprit, de pro­duire l'opinion ; puis, si celle-ci existe, de la renforcer. Dans ce dernier cas seulement, il y a accroissement de l'opinion ; mais, ici encore, accroissement en intensité, non en extension.

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130 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

Ce sont les actes qui donnent naissance à l'habitude : aux ac­tes également, mais à des actes dûment conditionnés, c'est-à-dire qui surpassent ou au moins égalent l'intensité de l'habitude, celle-ci devra sa croissance, ou au moins une disposition à grandir. Mais si la volonté, de qui relève la mise en exercice des habitudes, ne commande que mollement des actes sans vigueur, l'habitude acquise ne pourra que s'affaiblir. L'exercice joue, dans la vie de l'habitude, le même rôle que la nourriture dans celle de l'animal : une nourriture abondante entretient les forces, et, progressivement, y ajoute ; une nourriture insuffisante les laisse tomber (I-II, q. 52» a. 3). Ces principes s'appliquent sans difficulté à l'opinion.

IV. Comment meurt ou dépérit l'opinion.

Comment meurt une opinion ? (I-II, q. 53, a. 1 et 3.) L'opinion, comme la science, a pour siège principal l'entende­

ment, pour siège secondaire, les facultés appréhensives sensibles qui aident l'entendement dans ses opérations. L'entendement, pas plus que l'âme, ne peut périr, ni par conséquent entraîner dans sa ruine les habitudes dont il est le support. Mais les facultés appréhensives sensibles dépendent des organes matériels : les habi­tudes intellectuelles peuvent, de ce chef, par la perte de la mémoire, par un trouble cérébral quelconque, subir un contre-coup fâcheux et même mortel.

L'opinion, en outre, toujours comme la science, peut être détruite dans l'intelligence même par les causes contraires à celles qui lui ont donné naissance. L'opinion est un jugement, une proposition ; ce jugement, cette proposition, est une conclusion : la conclusion du syllogisme dialectique, comme la science est la conclusion du syllogisme démonstratif.

Or, une conclusion peut être renversée de deux manières. D'abord, par un syllogisme régulier partant de prémisses contraires, car il n'est pas de proposition qui n'ait sa contraire : que l'esprit vienne

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CHAPITRE I I I - L'OPINION HABITUDE 1 3 1

à se déjuger sur les prémisses, la conclusion, comme telle, est anéantie. Ensuite par tout raisonnement, bâti sur des prémisses reçues comme probables, et amenant la conclusion contraire ou le doute sur la conclusion précédemment admise : s'il s'agit d'une opinion vraie, par un syllogisme sophistique, lequel est l'enne­mi aussi bien du syllogisme dialectique que du syllogisme démons­tratif ; avec cette différence que le syllogisme dialectique est plus facilement faussé par un sophisme, parce qu'il est d'un maniement plus délicat. — «C'est ainsi, conclut saint Thomas, que, par une fausse raison, peut être détruite l'habitude d'une opinion vraie. » — Notons, en passant, deux conséquences importantes de cette doctrine : l'incompatibilité absolue de deux opinions contraires dans un même esprit, et l'impossibilité que deux opinions contraires, dans des esprits différents, soient simultanément vraies.

Enfin, l'opinion, toujours comme la science, et plus facilement que la science parce qu'elle est de tempérament plus fragile, peut périr faute d'entretien et d'exercice : per cessationem ab attu. L'habitude, sans doute, n'a pas besoin, en soi, d'être soutenue par les. actes pour exister : elle est précisément ce qui reste dans la faculté, quand l'acte s'arrête. Mais une trop longue interruption des actes permet aux causes contraires d'exercer leur action dis­solvante. Les habitudes intellectuelles rendent l'homme apte à juger promptement et avec justesse de tout ce que l'imagination présente à l'esprit. Or, cette aptitude s'émousse et, à la longue, se perd, si, par le non exercice des habitudes acquises, on permet aux imaginations qui leur sont étrangères, ou même contraires, d'embroussailler l'esprit. C'est ainsi que la paresse intellectuelle laisse se perdre une riche moisson, fruit d'efforts laborieux ; c'est ainsi que l'oubli de la réflexion et de l'étude fera d'un prêtre intel­ligent, et qui fut instruit, un piètre confesseur, peut-être même un mauvais confesseur.

Puisque l'opinion peut s'accroître, elle peut aussi décroître ; et, par là, elle s'achemine à sa perte. Les mêmes causes qui peuvent la faire périr, la font aussi dépérir ; c'est-à-dire ou l'attaque directe de raisonnements contraires qui sapent ses fondements, ou la négligence de la volonté qui ne l'entretient point par des actes répétés et vigoureux.

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1 3 2 D E U X I È M E P A R T I E - É T U D E P H I L O S O P H I Q U E

CHAPITRE IV

Les systèmes moraux et le système moral de saint Alphonse

I. Tutiorisme et laxisme. Probabiliorisme. Probabilisme.

On appelle système moral l'ensemble des principes qui, d'après un théologien ou une Ecole, à défaut de certitude directe, quand celle-ci n'est pas spécialement requise par une loi certaine, servent à former le jugement de conscience sur la licéité de nos actions.

Ce sont des principes généraux qui s'appliquent à l'universalité des actes humains, non expressément exceptés.

Sont exceptés, et réclament une certitude directe, quand elle est possible, les actes qui engagent un intérêt à sauvegarder ab­solument : danger grave à éviter pour soi-même ou pour d'autres ; validité d'un sacrement qu'il faut assurer, etc. Quand la certitude directe n'est pas possible, la nécessité d'agir légitime le risque à courir : je ne puis pas administrer à un malade un remède dangereux; mais à un malade désespéré, je puis, faute d'un remède sûr, donner une chance de salut par un remède même dangereux.

D'ailleurs, la certitude directe doit toujours être recherchée ; elle serait toujours obligatoire, si elle était toujours possible ; elle est obligatoire, toutes les fois qu'elle est moralement possible. Chacun est tenu de s'instruire de ses devoirs.

En dehors des cas exceptés, quand la certitude directe est im­possible, y a-t-il obligation rigoureuse de conscience de prendre

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CHAP. IV - Tt ïTIORISME. PROBABILIORISME. PROBABILISME 1 3 3

toujours le parti le plus sûr, celui qui exclut tout risque de trans­gression matérielle de la loi ? Si oui, comment ferai-je pour observer sûrement des lois que j'ignore, et que j'ignore saDs qu'il y ait de ma faute ? De plus, comment ferai-je quand ma conscience est perplexe, quand elle voit également un danger de péché dans l'action et dans l'omission ? Même en dehors de là, quel poids re­doutable que cette obligation, et quelle tentation de se désespérer devant l'impossibilité morale, et quelquefois absolue, de porter ce poids, et quelle tentation, une fois désespéré, de ne plus rien faire !

Les tutioristes seuls ont adopté cette solution inhumaine : ou le certain ou le plus sûr.— L'Eglise, se souvenant des anathèmes lancés par Jésus-Christ contre les Pharisiens, contre ceux « qui mettaient sur les épaules des hommes des fardeaux qu'eux-mêmes ne consentaient pas à toucher du bout du doigt, » l'Eglise a con­damné les tutioristes. — Cependant, la condescendance à l'égard de l'infirmité humaine ne doit pas aller jusqu'à la connivence avec le mal. La douceur et la fermeté évangéliques ont chacune leurs droits, qu'il faut respecter également. L'Eglise a condamné aussi les laxistes.

Pénétrés du danger que le laxisme fait courir à la morale chré­tienne, les probabilioristes se sont préoccupés avant tout de le combattre. Ils ont pensé lui fermer toute issue en édictant ce principe, qui, pour eux, résout tous les cas normaux de conscience: Il n'est jamais permis a"agir, si la licéité de l'action à poser n'est pas établie et prouvée par des raisons plus probables. La liberté est donc liée par l'obligation tant que l'esprit ne s'est pas formé, en faveur de la liberté, une opinion proprement dite.

Reconnaissons-le tout de suite : les probabilioristes ont, sur leurs adversaires probabilistes, le très grand avantage d'avoir conservé, en général, le vrai concept philosophique de l'opinion. Ils ont, en cela, rendu un immense service à la science morale et préparé, en partie, les solutions définitives.

Il faut remarquer, cependant, que cela ne les a pas empêchés d'employer, comme tout le monde, les expressions entrées dans le langage courant, et de parler, par exemple, d'opinion plus proba-

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ble et d'opinion moins probable. Nous leur en faisons d'autant moins un grief que saint Alphonse s'est vu, comme eux, dans la né­cessité de subir la tyrannie de l'usage et de faire à celui-ci des concessions. Concessions, d'ailleurs, sans importance et sans con­séquences graves, si l'on a bien établi les notions fondamentales, et si l'on veille à ce que les licences, presque inévitables, du langage ne jettent pas de confusion dans les idées. Il a toujours été admis — saint Thomas lui-même en offre maint exemple — que les mots aient un sens propre, un sens moins propre, et quelquefois un sens très large. En prenant, au besoin, la précaution de prémunir le lecteur ou l'auditeur contre les distractions possibles, on peut parler comme tout le monde, sans blesser la philosophie. — Le danger d'abus n'est, cependant, jamais totalement écarté. Ferons-nous remarquer que, même aux probabilioristes, il est arrivé de dépasser les licences permises dans la manière de parler,et de commettre quel­que faute contre l'exactitude des notions ? C'est ainsi que le Père Patuzzi, le savant et vigoureux adversaire de saint Alphonse, s'est laissé entraîner à considérer le doute, le vrai doute, comme étant déjà une connaissance, une vraie connaissance de la loi, comme impli­quant un jugement sur la loi, alors que le doute est une suspension de tout jugement. Il en est venu, contrairement à ses propres prin­cipes, à regarder comme connaissance probable de la loi, celle qui aurait pour fondement une probabilité combattue par une proba­bilité contraire d'égale force. — D'où il ressort que le mérite d'avoir pleinement rétabli, en théologie morale, le concept de l'opinion, appartient exclusivement à saint Alphonse.

Admettons, néanmoins, que les probabilioristes n'ont péché sur ce point que véniellement et par distraction. Leur point faible — osons dire, leur erreur, car nous regardons le système de saint Alphonse comme rigoureusement démontré — leur erreur princi­pale n'est pas là. Elle consiste à exagérer la mainmise de la loi sur la liberté et à reconnaître à une loi non prouvée les mêmes droits qu'à la loi prouvée. La connaissance de la loi n'est plus, à proprement parler, le fondement ou plus exactement la condition de l'obligation, puisque celui qui doute, et par conséquent ne sait pas, est aussi bien lié par une loi problématique que celui qui sait par une loi connue. La connaissance intervient seulement comme facteur de libération. En effet, d'après le système probabi­lioriste, il faut, au préalable, une opinion plus probable — donc

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CHAP. IV - TUTIORISME. PROBABILIORISME. PROBABILISME 135

une vraie opinion — en faveur de la liberté pour qu'on ait le droit d'agir.

Par là, le probabiliorisme impose à la volonté humaine, en plus du juste fardeau des lois connues, le fardeau redoutable de lois inconnues, de lois problématiques, de lois souvent inexistantes ; fardeau qui pèse plus lourdement sur les plus faibles, sur ceux qui ne savent pas ; fardeau souvent d'esclave, car le seul fardeau qui convienne à l'homme libre est celui de la loi.

Le probabiliorisme méconnaît, en partie, cet ordre magnifique établi par Dieu, ordre en vertu duquel la créature raisonnable, et libre parce que raisonnable, a est remise entre les mains de son conseil, » n'est soumise qu'au seul empire de sa raison ; si bien que la loi divine elle-même ne l'oblige qu'autant qu'elle est deve­nue, par la lumière de la raison, une loi pour la conscience ; si bien encore que, selon la sublime pensée de saint Paul, l'homme ne con­naisse, au tribunal de Dieu même, d'autres accusatrices ni d'autres avocates que ses propres pensées.

Le probabiliorisme a le mérite — et là où il pèche, l'excuse — d'avoir voulu opposer une barrière au laxisme. Tout excès, cepen­dant, se retourne contre lui-même : par le côté où il est excessif, le probabiliorisme a subi cette loi. En mainte rencontre, ainsi que le fait remarquer saint Alphonse, les tenants des doctrines rigides, pour échapper aux conséquences logiques de leurs principes trop rigoureux, ont été amenés à solliciter et à tempérer les lois ra­tionnelles de l'opinion, et il leur est arrivé de proclamer plus pro­bables, et même moralement certaines, des propositions qui ne méritaient pas même les honneurs du doute. Cet inconvénient, déjà notable par lui-même, s'est trouvé aggravé du fait que beau-cou, parmi ces théologiens, professaient, à l'égard de la casuistique, un mépris injustifié, et, par suite, n'apportaient à la solution des cas particuliers qu'une compétence et une attention amoindries.

* *

Les probabilistes ont eu des torts et des mérites contraires.

Leur mérite principal consiste dans la part prépondérante qu'Us ont eue dans le développement de la casuistique. E t c'est un mé-

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rite, car, sans la casuistique, il n'est pas de théologie morale com­plète, efficacement armée pour la conduite de la vie et des âmes. Les développements que, depuis le seizième siècle, les théologiens moralistes — et, au tout premier rang, jusqu'à saint Alphonse, les probabilistes — ont donné à cette branche du savoir théologique, équivalent, peut-on dire, à une nouvelle création. Non pas une créa­tion au sens absolu du mot, d'abord parce que, dans le domaine de la raison et dans celui de la foi, qui dirait création, dirait inno­vation fausse et funeste : le vrai ne se crée pas, et il n'y a d'absolu­ment nouveau — et encore — qu'une nouvelle manière de se trom­per. Ensuite, parce que les éléments de la casuistique existaient, dispersés, dans la Sainte Ecriture, dans les écrits des Saints Pères, dans les décrets des Papes et des Conciles, et aussi dans les ouvrages des théologiens antérieurs : notamment, la Secundo. Secundœ de saint Thomas nous offre déjà une classification méthodique de ces éléments, merveille de science et de justesse, au point qu'il nous semble impossible de devenir un vrai moraliste, si on n'en fait point, comme saint Alphonse, une étude attentive et approfondie. Plus tard saint Antonin avait apporté, lui aussi, à la science morale, un appoint considérable.

Le tort fondamental des probabilistes a été de méconnaître — plus ou moins complètement — le concept philosophique et vrai de l'opinion ; d'en mal définir les contours et les frontières, et, par suite, les contours et les frontières du doute ; d'autoriser l'opinion là où il faut douter, ou le doute là où il faut opiner ; en un mot, de ne pas prendre, comme point de départ et comme base de nos jugements de moralité, des états d'esprit philosophique­ment et nettement définis. — De cette confusion dans les notions, est sortie la méconnaissance partielle de la grande vérité : Sequenda veritas, l'autorisation donnée à la conscience humaine de négliger la probabiliorité certaine qui la rapproche de la vérité, de prendre comme règle légitime de conduite l'opinion certainement moins probable qui l'éloigné de la vérité.

Le tort accessoire des probabilistes — conséquence du premier — a été de dépouiller, en partie, — non pas en théorie, mais en prati­que, — la raison humaine de sa dignité et de ses fonctions de juge, délimitant avec une sereine impartialité les droits respectifs de la liberté et de la loi. Ils lui ont donné, ou ont prêté à ce qu'on lui donne, l'air d'un être hybride, moitié avocat et moitié juge, avocat

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GHAP. IV - TUTIORISME. PROBABILIORISME. PROBABILISME 1 3 7

avant d'être juge, avocat plus que juge, et avocat d'une seule partie, prenant fait et cause pour la liberté, plaidant « non coupable » ou s'acharnant sur les circonstances atténuantes, et s'esquivant volontiers dans le maquis de la procédure.

Ce que fut, chez plusieurs, chez beaucoup, et longtemps, le dé­sordre qui en découla dans les conclusions morales, nous l'avons vu à propos du laxisme. Tous ne sont pas tombés dans ces excès ; les moins sages eux-mêmes ne les ont point fait entrer dans la pra­tique, lorsqu'ils dépassaient une certaine mesure, trop clairement condamnée par le sens moral ; les meilleurs s'en sont gardés et s'en gardent : il y aurait injustice et mesquinerie à ne pas leur en savoir gré, comme aussi à ne voir, chez des hommes comme Suarez et Lugo, que les imperfections de leur système. Saint Alphonse nous a donné l'exemple, à leur égard et à l'égard de ceux qui leur ressemblent, d'une appréciation équitable, où la part de la louange reste largement prépondérante. (Voir, notamment, Th. Mor. lib. I, tract. I, cap. 3, n. 79 — édition Gaudé, p. 58-59.)

Il reste vrai que, malgré son respect pour des théologiens graves ou même éminents, saint Alphonse s'est nettement séparé d'eux, lorsque la vérité connue lui a demandé cette attitude loyale et cou­rageuse. Amicus Plato, mapis arnica veritas. Quand il a rejeté l'usage de l'opinion moins probable, il a franchement reconnu qu'il pre­nait position contre la majorité des théologiens du dix-septième siècle : « Et hanc communiter (enuere elapsi sœculi auctores. » En même temps , il a catégoriquement déclaré que la doctrine rejetée par lui, il la tenait pour taxe : « Nosdicimus eamesse taxam». Non pas, encore une fois, qu'il accusât tous les probabilistes, indistinc­tement, des outrances du laxisme. Mais, derrière les plus sages, ont surgi et peuvent toujours surgir des Caramuel et des Tambu-rini, qui s'abritent sous l'autorité des premiers, en se réclamant des mêmes principes. D'ailleurs un principe inexact est faux dans la mesure où il est inexact ; un principe incomplet ou imprécis ouvre une porte à l'erreur, dans la mesure où il est incomplet ou imprécis. Alors même que les conséquences fâcheuses ne seraient pas toujours effectivement déduites, ce qui se mêle d'inexact, d'in­complet ou d'imprécis à l'exposé d'une doctrine, demeure une racine dangereuse qu'il faut arracher. C'est, en ce sens, que saint Alphonse a déclaré laxe tout probabilisme pur, et, comme laxe, l'a rejeté.

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138 DEUXIÈME PARTIE - ETUDE PHILOSOPHIQUE

IL Le système moral de saint Alphonse.

Venons-en maintenant à la démonstration du système de saint Alphonse ; démonstration qui renferme la réfutation des systèmes contraires.

Le système de saint Alphonse s'adapte exactement aux diffé­rents états de l'esprit, en délimite la nature, en respecte les con­ditions rationnelles, et — la loi étant pour nous la loi en tant qu'elle est connue — prend ces états pour base de son étude sur les prin­cipes de la moralité subjective et pratique de nos actions.

En outre, le système de saint Alphonse respecte la fonction, dévolue par Dieu à la raison, de délimiter les droits respectifs de la liberté et de la loi, en toute sérénité et impartialité.

Cette double constatation, qui ressortira de l'exposé méthodique que nous allons faire, constitue par elle-même une présomption de vérité en faveur de ce système, car un tel équilibre porte clairement la marque de la raison et de la vérité.

Les arguments démonstratifs, nous verrons qu'ils sont tirés de la nature de la loi et de la situation fondamentale de l'homme devant l'obligation morale.

Une constatation complémentaire s'imposera, comme con­clusion à ce que nous avons dit dans cette seconde partie et à ce que nous dirons encore : le système de saint Alphonse doit être appelé aussi le système de saint Thomas (1). Saint Thomas a jeté la semence. Saint Alphonse a fait mûrir le fruit.

(1) Pour nous borner à la dissertation sur le système moral, que saint Al­phonse a insérée dans l'édition Ne varietur de sa Théologie, voici la nomenclature des passages principaux où saint Alphonse se référé à saint Thomas : Haec est sententia D . Thomas, quam ego sequor... Theologorum princeps D . Thomas sic docet... S. Thomas sibi obficit... et sic respondet... D . Thomas docet... Ipse sibi obficit... et ita respondet... Evidenter apparet moralis certitudo sententise nostrse, vel potins sententise D . Thomm... Similitudo a D . Thoma hic allata nequit esse magis lucida et conoincens... Doctor Angeticus subdit... Hanc suam sententian D . Thomas vatde confirmât.. S. Doctor hoc sibi obficit et respondet... Docet S. Thomas... Eamdem sententiam D . Thomas fortius confirmât... S. Doc­tor affirmât... Attendamus hic quomodo S. Doctor fuerit semper firmus et unifor-mis m hac sua sententia... Posiio igitur principio a D . Thoma tradito... S. Thomas docet... Docet S. Thomas... Id quidem agnovit D . Thomas... Hoc maxime confir-matur a S. Thoma... Ex hac autem doctrina S. Thomm... duo corollaria descen­dant... Ex principio tam firmiter et multipliciter a D . Thoma probato... Prin-cipium a S. Thoma superius jam probatum est... Sed deveniamus nunc ad ra-tiones intrinsecas : pro quibus rem ex suis principiis, Angelico Doctore semper

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CHAP. IV - LE SYSTÈME MORAL DE SAINT ALPHONSE

A. Principe pour former la conscience dans l'état de doute.

Il y a doute quand les raisons pour et contre la loi sont égale­ment fortes — ou également faibles — si bien que l'esprit reste en suspens, ne formant aucun jugement, ni scientifique, ni opi-natif, et n'ayant le droit d'en former aucun. Dans ce doute strict, il y a ignorance de la loi : on ne sait aucunement si la loi existe, dès lors qu'il n'y a pas plus de raisons d'affirmer son existence que de la nier. Cette ignorance est invincible, puisque, nous le supposons, le doute persiste après enquête loyale.

Le principe à suivre est alors celui-ci : Dans Vital de doute, la liberté reste entière : In dubio, libertas. Ou bien : Dans le doute, point d'obligation : In dubio, nulla obligatio. Ou encore : Obliga­tion douteuse (strictement douteuse), obligation nulle : Obligatio dubia, obligatio nulla.

Nous ne parlons que du doute strict, du doute proprement dit. Notre démonstration ne vaut que pour ce doute-là.

I. — La raison fondamentale sur laquelle s'appuie ce principe, est l'impossibilité où se trouve une loi nullement prouvée de créer l'obligation en conscience. En effet, une loi nullement prouvée — une loi dont l'existence apparaît strictement douteuse à l'esprit — n'est pas, pour la conscience, une loi promulguée, et une loi non promulguée n'a pas force de loi.

Qu'est-ce qu'une loi ? « C'est, répond saint Thomas (I-II, q. 90, a. 4), une ordonnance de la raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté. »

Sans doute, qui dit loi, dit l'acte d'une volonté souveraine qui

duce, sumamus... S. Thomas sic définit... docet... qusesitum proponit... respondet.. A S. Thoma alibi ita definitur... Idem S. Doctor tradit.. sibi objicit... respondet... Id clore docet S. Thomas... Sicque asseveranter aio a S. Thoma doceri... Docet ipse S. Thomas... subdit... déclarai... et objiciens sibi... respondet... Tradit S. Thomas... Docet Angelicus Doctor... Ad mentem S. Thomse indagandam... Nec obest quod dicit S. Thomas... Nam ipsemet S. Doctor ibidem ait.. Hoc idem docet D . Thomas... S. Doctor sibi objicit.,. et respondet... Hoc clarius et firmius in alio loco statuit Magister Angelicus... (Quid) S. Thomas... intenderit... constat a contextu... Idem S. Thomas in alio loco aperte declaravit... Hmc doctrina utique non est mea: est D . Thomse qui ponit qusesitum... et sibi objicit... et respondet... Idem docuit S. Thomas... Idem tradidii alibi S. Thomas.*. 1 toquet secundum D . Thomam... Quod in hoc puncto S. Thomas docet, id solum sujficit ad nostram sententiam omnino firmandam... Idque confirmât D . Thomas... Hinc patet quod S. Thomas semper conformis fuit, nos instruens... Dixit... Dixit... Dixit... Dixit... Dixit... Itaque juxta nos omnes D. Thomse doctrinas concludendum... Firmiter eonfirmatur principium a S. Thoma nobis traditum...

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s'impose à des volontés sujettes. Mais la volonté souveraine n'a pas le droit d'être capricieuse : sinon, ses édits, comme l'observe saint Thomas (ibid. a. 1, ad 3), seraient « plutôt iniquité que loi ». La volonté souveraine a pour fonction propre de faire atteindre, par des moyens adaptés, la fin qu'il faut poursuivre (et, s'il s'agit d'une société, d'unir les volontés particulières dans la poursuite de la fin en les appliquant à l'emploi des moyens.) Mais saisir les rapports entre les choses, harmoniser les choses d'après leurs rap­ports naturels — eft d'autres termes, saisir l'ordre et établir l'ordre — n'est pas affaire de la volonté, mais de la raison. Rationis est ordinare. Il appartient donc à la raison de saisir le rapport entre la fin et les moyens et de déterminer les moyens qui conduiront à la fin. La raison, contemplant la fin, cherchera les moyens pro­pres à l'atteindre, les appréciera, et, son jugement une fois porté, elle accomplira l'acte principal de la vertu de prudence : proposer impérativement ces moyens à la volonté (II-II, q. 47, a. 8). C'est ce qui se passe quotidiennement en nous, par l'exercice de l'intel­ligence et de la volonté. De même, pour prescrire à chaque volonté sujette sa ligne de conduite et pour ramener à la belle et féconde unité de l'ordre les activités divergentes de la multitude, la volonté souveraine accepte « l'ordonnance de la raison » et, de cette « ordon­nance de la raison », fera une loi.

Nous disons : fera une loi. Car la loi, au sortir du laboratoire de la raison et même une fois acceptée par la volonté souveraine, n'est pas encore complète dans sa notion de loi. Elle reste une loi « en devenir, in fierL » Que lui manque-t-il ? Le Docteur An­gélique nous l'apprend. La loi est une règle et une mesure imposées à des sujets, règle et mesure à laquelle ils devront conformer leurs actes. Une règle et une m?sure ne deviennent efficacement et effec­tivement règle et mesure que lorsqu'on les applique à ce qui doit être réglé et mesuré. Comment l'ordonnance de la raison sera-t-elle appliquée, imposée, aux volontés sujettes ? Par la connaissance qui en est donnée aux sujets, par la promulgation de la loi. Une loi promulguée est une loi complète dans sa notion de loi, une loi qui a la vertu propre à la loi et qui produit l'effet propre à la loi : elle oblige. (II-II q. 90, a. 4.) Aussi faut-il dire avec Gratien (Can. In istis 3, dist. 4) : « Les lois sont établies au moment où elles sont promulguées. Leges instituuntur, cum promulgantur. » Nous concluons avec saint Thomas (II-II, q. 90, a. 4) : « La promul-

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CHAP. IV - LE SYSTÈME MORAL DE SAINT ALPHONSE 141

gation est nécessaire pour que la loi ait son efficacité, » pour qu'elle ait force de loi.

La même conclusion s'impose si nous considérons directement l'effet de la loi, qui est l'obligation. « Le mot loi, dit le Docteur Angélique, vient du verbe lier. Lex dicitur a ligando. » Les gram­mairiens discutent cette étymologie, mais n'en trouvent pas de meilleure : quoi qu'il en soit, ce qui suit est indiscutable. « C'est que la loi lie, oblige (obligat, ob-ligat) à agir (II-II, q. 90, a. 1). » Or, comment la loi devient-elle un lien ? Le même saint Thomas va nous l'expliquer (De veritate, q. 17, a. 3) : « Le commandement de celui qui gouverne se comporte pour lier dans les Choses volontaires, en la manière où il peut arriver à la volonté d'être liée (1), comme l'action corporelle se comporte pour lier les choses corporelles par nécessité de coaction. Or l'action corporelle de l'agent ne provoque pas une nécessité dans une autre chose, sinon par le contact de la coaction elle-même avec la chose sur laquelle elle agit. Consé-quemment, personne ne sera lié par le commandement d'un maître quelconque, si le commandement n'atteint pas celui à qui ce com­mandement s'adresse. Or il l 'atteint par la science (2) : aussi per-

(1) En quel sens il peut être dit de la volonté qu'elle est liée, saint Thomas nous l'explique, avec sa clarté et sa profondeur coutumiéres, dans le même arti­cle. Il y a là, nous dit-il, une métaphore. Etre lié, au sens propre, c'est être mis dans la nécessité de rester où l'on est attaché, être privé du pouvoir d'aller ailleurs. Etre lié, au sens figuré, c'est être mis dans la nécessité de faire une chose, et y être mis par un agent extérieur : être lié implique une contrainte. Ainsi, on ne dira pas que la flamme est liée pour s'élever en l'air, bien que ce soit, pour elle, nécessité de s'élever, car cette nécessité lui vient de sa propre nature, — Or la nécessité, imposée par un agent extérieur, de faire une chose, peut être ou absolue ou conditionnelle. La nécessité absolue est celle de coaction, de contrainte physique, qui enlève la possibilité d'agir autrement. File peut être imposée pour les actes extérieurs, corporels ; elle ne peut atteindre les mouve­ments de la volonté, les actes libres ; car la liberté est, par sa nature, à l'abri de la coaction : liberté et coaction sont deux notions qui s'excluent. I a néces­sité conditionnelle est celle qui découle de la connexion entre une fin et le moyen indispensable pour l'atteindre : le moyen devient nécessaire, à supposer que la fin soit voulue. Tl est clair que ce mode de nécessité n'est pas en opposition avec la notion de liberté, et ne s'applique même qu'aux êtres libres. A une vo­lonté libre, et uniquement une à volonté libre, on peut dire : Tu n'obtiendras pas tel bien (mérite ou récompense), tu n'échapperas pas à tel mal (faute ou châtiment), si tu ne fais pas ceci ou cela. — « De même, ajoute saint Thomas, que la nécessité de coaction est imposée aux choses corporelles par une action, ainsi la nécessité conditionnelle est imposée à la volonté par une action. Or l'action qui meut la volonté, c'est le commandement de celui qui régit et gou­verne. C'est pourquoi le Philosophe (in 5° Metaphysic.) dit que le roi est prin­cipe de mouvement par son commandement >.

(2) Est-il besoin de faire remarquer que le mot science ne doit pas être pris ici dans son sens strict ? Science veut dire ici connaissance certaine, du mode de certitude qui est compatible avec la matière traitée. Voir ce que nous avons dit sur ce point, et sur la pensée de saint Thomas en ce point, dans le cha­pitre sur l'Opinion, et ce que nous dirons plus loin, dans le présent chapitre, C.

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1 4 2 DEUXIÈME PARTIE - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

sonne n'est lié par un précepte que moyennant la science de ce précepte... De même que, dans les choses corporelles, l'agent cor­porel n'agit que par le moyen du contact, ainsi, dans les choses spirituelles, le précepte ne peut lier que par la science. »

Saint Thomas nous l'a fait comprendre, la promulgation de la loi est le moyen, la connaissance de la loi est la fin : « Applicaiio legis (ut est mensura et régula) fit (hominibus) per hoc quod in noti-tiam eorum deducitur ex ipsa promulgaiione ( M I , q. 90, a, 4). » Sans doute, au for extérieur, devant un tribunal, l'ignorance n'est pas admise comme légitime excuse : dès que la loi a été officielle­ment promulguée, tout citoyen est censé la connaître. Mais il est évident que, devant la conscience et au point de vue de la respon­sabilité en conscience, c'est la connaissance de la loi qui compte comme promulgation. — Il va de soi que celui-là ne trouverait pas une valable excuse dans la non promulgation de la loi, qui s'entretiendrait dans une ignorance volontaire, soit par mépris général de ses devoirs, soit par intention frauduleuse d'échapper à une loi gênante, soit par négligence coupable. Le, tout premier principe moral, dont l'évidence s'impose à toute raison humaine, est celui-ci : il faut faire le bien et fuir le mal. De ce principe découle cette conséquence immédiate, et qui ne peut échapper à la raison la plus rudimentaire : il faut chercher à reconnaître le bien obligatoire afin de l'accomplir, et le mal afin de l'éviter. Dans sa substance, la loi qui prescrit la recherche loyale de la vérité morale est donc promulguée pour toute conscience humaine, pour tout homme qui a l'usage de la raison : l'ignorance invincible, l'ignorance innocente, n'existe pas sur ce point.

La même raison qui établit que la promulgation est nécessaire, démontre que la promulgation doit être certaine, assez certaine pour qu'il n'y ait plus ignorance de la loi, pour que la conscience sache suffisamment que la loi existe* Sans cela, la règle et mesure n'est pas efficacement appliquée, la volonté n'est pas liée : la loi n'est pas dans les conditions voulues pour remplir son effet propre, elle n'a pas force de loi. La conclusion de saint Thomas et de saint Al­phonse est aussi catégorique qu'elle est inébranlable : « Personne n'est lié par un précepte que moyennant la science », c'est-à-dire la connaissance « de ce précepte. »

La raison sur laquelle ces deux grands Docteurs appuient leur enseignement est démonstrative, démonstrative au suprême degré,

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C H A P . IV - LE SYSTÈME MORAL DE SAINT ALPHONSE 1 4 3

parce qu'elle est tirée de la nature même de la loi ; nous avons ici une démonstration propter quid. Il s'ensuit, par une conséquence nécessaire, que tout ce qui a nature de loi est soumis à cette con­dition de la connaissance pour avoir prise sur nous. Tout ce qui a nature de loi : donc aussi, et d'abord, la loi naturelle ; donc, éga­lement, la loi éternelle, dans la mesure et en la manière où elle peut être considérée comme une loi pour nous. Nous signalons ce point sans y insister, car nous aurons l'occasion d'y revenir.

* *

Résumons la démonstration que nous venons de faire, avec saint Thomas et saint Alphonse :

La loi qui a, pour son existence et contre son existence, des rai­sons d'égale force — ou, pour parler un langage convenu, des opinions équiprobables — est une loi strictement douteuse.

Une loi strictement douteuse n'est pas une loi connue, est une loi ignorée.

Une loi non connue, une loi ignorée, une loi dont on ne sait pas si elle existe ou non, est une loi qui, à supposer même qu'elle existe, n'est pas promulguée pour la conscience.

Une loi non promulguée n'a pas force de loi, n'entraîne pas l'obli­gation.

CONCLUSION : Loi douteuse n'oblige pas. Ou bien : Dans le doute — dans le doute strict, c'est-à-dire devant l'égalité des rai­sons pour et contre la loi — il n'y a pas d'obligation, la liberté reste entière.

II.— La démonstration est faite. Elle est complète. Nous pourrions nous arrêter ici. Il nous sera bon, cependant, de suivre saint Al­phonse jusqu'au bout, dans celle de ses dissertations qui nous donne sa pensée définitive, sa pensée au dernier terme de sa merveilleuse évolution. Cette dissertation (1) — rappelons-le — a été insérée par ses soins dans l'édition Ne varietur de sa Théologie morale,

(1) EUe porte ce titre : Morale Sysfema pro delectu opinionum quas licite sectari possumus. Dans l'édition Gaudé, elle prend de la page 25 à la page 64 du volume.

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cette édition « qu'il espérait voir avant de mourir », et dont il écrivait à son éditeur Remondini (Corrisp. spéciale, lett. 318, p. 521) : « C'est la seule que je puis appeler une œuvre achevée. » Elle parut à Bassano-Venise, en 1779. La suivante — la neuvième — fut la dernière qui parut du vivant du saint auteur, et ne renfer­mait plus ni additions ni corrections d'aucune sorte. L'œuvre d'Alphonse était vraiment « achevée », amenée à son dernier point de perfection. L'édition de 1779 nous donne les Ultima Verba du grand Docteur de la Morale.

Ce qui a été rigoureusement et absolument démontré, c'est cette proposition : La loi n'a pas le pouvoir d'obliger si elle n'est pas promulguée et connue : Lex non habet virtutem obligandi nisi sit promulgata et innotescat.

Mais ne semble-t-il pas que, la loi étant douteuse, la liberté le soit aussi ? Est-il légitime d'affirmer ma liberté, mon droit d'agir, tant que je -ne puis affirmer la non existence d'une loi opposée à mon droit ? D'ailleurs, dans cet état de doute, alors que la loi peut ne pas exister mais aussi peut exister, comment aurai-je cette certitude, cette assurance de conscience qui est nécessaire pour que mon action soit irréprochable ? Car enfin l'honnêteté" et licéité de mes actions n'est pas chose que je puisse exposer à un risque : ne point prendre ses assurances au préalable, et, par suite, risquer délibérément de mal faire, c'est déjà mal faire, car c'est déjà passer outre, par un certain mépris, ou une certaine insouciance, à la loi divine et à l'obligation morale.

Cette argumentation se ramène à deux objections. Première objection : Tant qu'il n'y a pas certitude de la non-

existence d'une loi contraire, il ne peut y avoir assurance de bien agir.

Deuxième objection : Tant qu'il n 'y a pas certitude de la non existence d'une loi contraire, ma liberté est douteuse.

Si la première objection est résolue, la seconde le sera par le fait même. En effet, ma liberté ne sera plus douteuse, dès que j 'aurai l'assurance de bien agir, c'est-à-dire, tout au moins, de ne pas tran-gresser une obligation qui s'impose à moi hic et nunc. C'est donc ce dernier point qui doit seul retenir notre attention.

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Or, la première objection tiendrait si l'assurance de bien agir ne pouvait avoir pour fondement que la démonstration directe de la licéité en soi de l'action à poser. Du même coup, l'humanité se trouverait soumise à l'intolérable joug du rigorisme le plus absolu. Heureusement, le bon sens, et avec lui tous les théologiens, me montrent une très suffisante assurance de bien agir dans la certitude que l'action à poser est pratiquement licite pour mot Un cas de conscience peut être résolu pour moi sans que la question spéculative à laquelle il se rattache soit résolue en soi. J 'aurai ainsi à la fois un doute et une certitude, mais qui ne portent point sur le même objet, et ne s'appuient point sur les mêmes raisons, ce qui exclut toute contradiction. Le doute porte sur une question d'ordre spéculatif, et se trouve motivé par l'impossibilité où je suis de résoudre cette question. La certitude porte sur mon droit pratique d'agir malgré mon doute spéculatif. Elle est motivée par une raison qui, laissant intacte la question spéculative par­ticulière, établit les droits ou même les devoirs de la conscience en matière spéculativement douteuse.

L'exemple du soldat est classique. Telle guerre est-elle juste ou injuste, du côté de tel belligérant ? Question fort épineuse, fort compliquée, et sur laquelle les historiens seront encore partagés après cent ans. Le soldat n'a ni le loisir d'attendre, ni les mêmes moyens de se renseigner. Il est contraint de prendre sans délai une décision : d'obéir ou de refuser l'obéissance. Il peut et doit se dire : Je puis et dois obé'r à mes chefs légitimes, tant qu'il ne m'est pas prouvé que leurs ordres sont injustes. La question de la justice.. de la guerre, laquelle est immédiatement pratique pour le'souverain qui déclare la guerre, mais relativement spéculative pour le soldat parce qu'elle n'a pas un rapport immédiat avec les conclusions morales qu'il doit tirer, cette question reste entière. Cependant le cas de conscience du soldat est résolu, et bien résolu, par un principe extérieur à la question de moralité objective, par un prin­cipe qu'on appelé réflexe ou concomitant.

Pour l'humanité, condamnée par sa condition même à prendre mille décisions au milieu de mille obscurités, la légitimité de ces principes est hors de conteste. Comme on le voit par l'exemple du soldat, il se rencontre qu'on en doive déduire, non pas seule­ment la licéité d'une action, mais même une obligation morale.

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Nous concluons que, dans.le doute persistant sur l'existence ou la non existence d'une loi contraire, il peut y avoir assurance de bien agir. J 'aurai cette assurance si je m'appuie sur un principe certain qui établisse mon droit d'agir malgré le doute, considéré, en roccurence, comme spéculatif.

* *

Ce principe certain existe-t-il pour l'universalité des cas d'exis­tence douteuse de la loi ? Oui, et c'est précisément ce que nous avons établi plus haut en démontrant qu'une loi n'a pas le pouvoir d'obliger si elle n'est pas promulguée et connue. D'où cette conclu­sion, laquelle devient un principe pour résoudre tous les cas où l'existence de la loi est en doute : Loi douteuse n'oblige pas.

Faut-il rappeler que cette démonstration est basée sur la nature même de la loi et de l'obligation ; que la loi est essentiellement la règle et la mesure des actes, règle et mesure d'après laquelle telle action est imposée et telle autre interdite ; que la loi ne peut être efficacement la règle et la mesure des actes si elle ne leur est pas appliquée ; que cette application aux actes se fait par la con­naissance de la loi ; que, par suite, la promulgation, condition de la connaissance, est essentielle à la loi ; que la promulgation, et la connaissance qui en découle, doivent être certaines, pour lier la volonté, et produire ainsi l'effet propre de la loi, qui est l'obligation? Nous ajouterons, avec le Cardinal Cajetan (in I-II, q. 90, art. 4, ad 2), que ceux-là seuls sont coupables d'offense contre la loi, qui l'ignorent pour avoir refusé ou négligé de faire ce qui était en leur pouvoir pour la connaître. En dehors de là, ceux que la promulga­tion n'a pas atteints ne sont pas liés et ne peuvent être rendus responsables de leur ignorance ni devant Dieu ni devant les hommes. — Si la loi humaine sortit, au for externe, ses effets civils dès qu'elle est promulguée dans les formes légales, et si, pour couper court à des fraudes qui seraient trop faciles, les tribunaux présu­ment la connaissance de la loi promulguée, il n'en est pas moins évident et certain que, sauf ignorance coupable, l'obligation en conscience ne commence qu'avec la connaissance de la loi. — Pour la loi divine, la conséquence est encore plus évidente et rigoureuse, si possible, car la loi divine a en vue directement et uniquement l'obligation en conscience.

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Pour être tout à fait exact et inclure les cas d'ignorance cou­pable, il faudrait dire, semble-t-il : L'obligation en conscience commence avec la connaissance que nous avons ou que nous pou­vons avoir de la loi. — Ou encore : L'obligation en conscience commence avec la possibilité de connaître la loi. — Mais ces for­mules sont, en réalité, obscures, dangereuses et inexactes. — Ob­scures, car elles ne déterminent pas ce qu'il faut entendre par possibilité de connaître la loi. — Dangereuses, parce qu'elles prê­tent à de trop rigoureuses interprétations : l'ignorance n'est coupable et n'engage notre responsabilité que lorsqu'elle est due au mépris volontaire ou à la négligence volontaire des moyens de s'instruire : vel quia noluerunt vel quia neglexerunt facere quod in eis erai ad sciendum, dit avec raison le Cardinal Cajetan (I- c.) ; mépris ou négligence remplissant les conditions d'advertance et de consentement requises pour constituer une faute pleinement délibérée. — Enfin, formules inexactes, car, si l'on va au fond des choses, il est absolument et universellement vrai que la connais­sance de la loi est la condition de l'obligation morale. Cette règle, parce qu'elle est basée sur la nature même, ne souffre aucune ex­ception. L'ignorance volontaire elle-même n'est coupable que parce qu'elle est violation — et dans la mesure où elle est violation— d'une loi promulguée à toute conscience humaine : la loi fonda­mentale qui interdit à l'homme de se désintéresser de ses obliga­tions morales, et, par suite, lui prescrit de s'en instruire par les moyens en son pouvoir. Selon l'heureuse expression de Cajetan, il n'y a faute que dans la déloyauté qui fuit la lumière ou dans la négligence à s'instruire : quia noluerunt vel quia neglexerunt facere quod in eis erai ad sciendum.

Comme toute violation volontaire d'une loi, celle-ci engage la responsabilité de l'homme, non pas seulement à l'égard de l'acte qui constitue la faute, mais à l'égard aussi des conséquences de cet acte, si ces conséquences ont été prévues de quelque manière. Celui qui refuse ou néglige d'apprendre, accepte l'ignorance et ses suites ; il mérite ainsi qu'on lui applique cette redoutable parole : a Ignorons ignorabitur. Il a ignoré, Dieu l'ignorera. »

Aussi, quand nous disons : Dans le doute, la liberté reste entière, nous entendons, non pas le doute frauduleux, mais le doute loyal, lequel a été précédé d'une enquête sincère pour dégager la vérité.

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Nous tirons donc légitimement cette conclusion, et nous l'éta­blissons comme un principe pour résoudre toutes les difficultés de conscience en cas de loi douteuse : Loi douteuse n'oblige pas.

Signalons, en passant, et par amour pour la clarté de l'exposi­tion, que saint Alphonse a raison de nous montrer ce principe com­me un corollaire explicatif de la proposition précédemment établie : Une loi non promulguée, une loi non connue, n'a pas force de loi devant la conscience.

I I I . — Nous avons établi ce principe: Loi douteuse n'oblige pas; et il semble bien que la démonstration qui en a été faite ne laisse rien à désirer aux esprits les plus exigeants.

Cependant il est possible de pousser plus loin les exigences de la raison. Heureusement, il est possible aussi d'y satisfaire. Nous allons le voir.

Loi douteuse n'oblige pas. Soit. Mais n'y a-t-il pas des lois qui ne sont jamais douteuses ? des lois qui sont toujours promulguées ? des lois qui, antérieures à la liberté, la saisissent dès son origine, la soumettent à leur autorité souveraine, ne lui permettent pas de discuter leurs titres ?

Nous voulons parler de la loi éternelle et de la loi naturelle.

L'objection est spécieuse. Elle est même redoutable. Nous som­mes ici dans la vraie citadelle du probabiliorisme.

Notons d'abord que saint Thomas, — et saint Alphonse a eu raison de le suivre, — quand il parle de la nécessité de la promul­gation, de l'inefficacité d'une promulgation qui ne serait pas cer­taine et connue suffisamment, parle de tout ce qui a nature de loi vis-à-vis de nous : donc aussi de la loi naturelle, et pareillement de la loi éternelle, si l'on veut que celle-ci soit, en quelque manière, une loi pour l'homme. Interprété autrement, l'enseignement du Docteur Angélique n'a plus qu'une portée insignifiante, con­trairement au sens obvie des paroles du Maître et à son intention manifeste. D'ailleurs, saint Thomas a appuyé sa doctrine sur des raisons si fortes et il a employé, pour la faire comprendre, des comparaisons si expressives, qu'aucun doute ne peut ni obscurcir la netteté de sa pensée ni amoindrir la vigueur de sa démonstra-

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tion. Rappelons cet unique passage, qui ne laisse aucune latitude à l'interprétation et s'applique, avec une précision rigoureuse, aussi bien aux lois divines qu'aux lois humaines (De Veritate, q. 17, a. 3) : « Le commandement de celui qui gouverne se comporte pour lier dans les choses volontaires, en la manière où il peut arriver à la volonté d'être liée, comme l'action corporelle se comporte pour lier les choses corporelles par nécessité de coaction. Or l'action corporelle de l'agent ne provoque pas une nécessité dans une autre chose, sinon par le contact de la coaction elle-même avec la chose sur laquelle elle agit. Conséquemment, personne ne sera lié par le commandement d'un maître quelconque, si le commandement n'at­teint pas celui à qui ce commandement s'adresse. Or il l 'atteint par la science ; aussi personne n'est lié par un précepte que moyennant la science de ce précepte... De même que, dans les choses corporelles, l'agent corporel n'agit que par le moyen du contact, ainsi, dans les choses spirituelles, le précepte ne peut lier que par la science. »

La démonstration de saint Thomas et de saint Alphonse reste donc inattaquable, de quelque loi qu'il puisse être question. Toute loi peut être douteuse pour nous, car il est possible que nous n'ayons pas la science, la connaissance, des préceptes qu'elle nous impose ; et, de toute loi douteuse, il est vrai de dire qu'elle n'oblige pas.

Cependant, rien n'empêche de considérer de plus près les rela­tions, surtout les relations initiales, entre notre volonté libre d'une part, et, d'autre part, la loi éternelle et la loi naturelle.

Qu'est-ce que la loi éternelle ? Saint Thomas la définit ainsi : « le concept éternel de la loi divine, en tant qu'il est rapporté par Dieu au gouvernement des choses connues de lui par avance. Mternus divinse legis conceptus habet rationem legis seternœ, sc~ cundum quod a Deo ordinatur ad gubernationem rerum ab ipso prse-cognitarum (I-II, q. 91, a. 1, ad 1). Ailleurs, le Maître Angélique nous dit (I-II, q. 71, a. 6, c.) : «La règle de la volonté humaine est double. L'une est règle prochaine et homogène, à savoir la raison humaine ; l'autre est la règle première, à savoir la loi éter­nelle qui est comme la raison de Dieu. Régula auiem voluntaiis humanse est duplex. Una propinqua et homogenea, scilicet ipsa humana ratio ; alia vero est prima régula, scilicet lex œterna, quse est quasi ratio Dei. »

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Quel rapport existe-t-il entre la loi éternelle et la loi naturelle ? Demandons-le à saint Thomas. « La loi, répond-il ( M I , q, 90 t a, 2, c.) étant règle et mesure, peut exister en quelqu'un de deux manières. D'une première manière, comme en celui qui règle et mesure ; d'une autre manière, comme en celui qui est réglé et mesuré, parce que c'est en tant qu'il participe à quelque chose de la règle qu'il est réglé... C'est cette participation à la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. Dicendum quod... lez, cum sit régula et mensura, dupliciter polest esse in aliquo : uno modo sicut in régulante et mensurante ; alio modo, sicut in regulato et men-surato, quia, in quantum participât aliquid de régula... sic regulatur... Et talis pariieipatio legis œlernœ in rationali creaiura lex naturalis dicitur. »

La loi éternelle est-elle promulguée, et de quelle manière ? « La promulgation, nous dit saint Thomas, se fait et par la pa­

role et par écrit. De ces deux manières la loi éternelle a sa promul­gation du côté de Dieu qui la promulgue, car éternelle est la parole divine, et le livre de vie est écrit depuis l'éternité. Mais du côté de la créature qui écoute (la parole) et qui regarde (l'écrit), il ne peut y avoir de promulgation éternelle (I-II q. 91, a. I, ad 2). »

Ces notions étant rappelées, raisonnons un peu. Même dans ce concept éternel qu'il a de toutes choses et des

lois par lesquelles il entend les régir, est-ce que Dieu considère d'abord la loi qu'il veut appliquer à ma liberté, puis ma liberté qu'il veut soumettre à sa loi ? Non. Dieu, dans sa pensée éternelle, considère chaque chose comme devant être régie par les lois qui conviennent à ce qu'elle est. Il considère donc d'abord, par priorité de raison, non de durée, la chose, puis la loi ; ainsi donc il considère d'abord ma liberté, puis la loi à laquelle il veut soumettre ma liberté ; loi, d'ailleurs, qui renferme aussi bien mes droits que mes devoirs,fixant aux uns et aux autres leurs limites respectives,d'après ce qui convient à ma nature d'être raisonnable.

Ce n'est pas là ce qui nous intéresse en ce moment. Considérons la loi éternelle en tant qu'elle peut être une obligation pour nous et saisir effectivement notre liberté.

Il est évident que la loi éternelle est le fondement, la racine, la source première de toutes les lois et obligations. S'ensuit-il qu'elle

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soit, pour nous, en elle-même, une loi, une vraie loi, une loi pro­prement dite ? Non, assurément non. Le moins qu'on puisse dire, pour faire une concession excessive à certains théologiens, c'est qu'elle n'oblige pas d'obligation parfaite, pleinement déterminée, achevée, in aciu secundo. — Elle est promulguée, oui ; mais à qui ? A Dieu, non aux créatures. Dieu se parle à lui-même sa parole éternelle. Dieu écrit pour lui-même sa volonté éternelle. — Cette parole éternelle, l'ai-je entendue en elle-même ? Ai-je lu au livre de la vie ? Cette loi éternelle est ma règle suprême, oui ; mais comme le fait observer saint Thomas, elle n'est pas ma a règle pro­chaine»; elle est en Dieu, non dans la créature ; elle est « en celui qui règle et mesure », non « en celui qui est réglé et mesuré » ; elle me reste absolument inaccessible en elle-même, je ne puis l'at­teindre et elle ne peut m'être appliquée « par la science des préceptes» qu'elle contient ; je ne puis l'atteindre, et elle ne m'est appliquée que par sa participation en moi, la loi naturelle, qui, elle, sera ma règle immédiate et connue de moi.

La loi éternelle ne m'impose rien autre que ce qui m'est imposé par la loi naturelle, et elle ne me l'impose que par le moyen de la loi naturelle. Donc là où la loi naturelle n'entame pas ma liberté, la loi éternelle laisse également ma liberté intacte.

Ecoutons encore saint Thomas (I-II, q. 91, a. 2) : a Comme toutes les choses qui sont soumises à la divine Providence sont réglées et mesurées par la loi éternelle, il est manifeste qu'elles participent toutes, en quelque façon, à la loi éternelle, recevant, par l'impression de celle-ci, leurs inclinations à leurs propres actes et à leurs fins. Entre toutes choses, la créature raisonnable est soumise à la divine Providence d'une manière plus excellente ; car elle participe à la providence, elle pourvoit à elle-même et aux autres. Elle a donc aussi sa participation à la raison éternelle, participation qui lui donne une inclination naturelle à l'acte et à la fin qui lui conviennent. E t cette participation à la loi éternelle, daLS la créature raison­nable, est appelée loi naturelle. »

Sans doute, la loi éternelle entrera, comme premier principe et comme raison dernière, dans toutes les obligations particu­lières qui me seront successivement manifestées ; c'est pourquoi saint Thomas déclarera fort juste cette définition du péché par saint Augustin : « toute parole, action ou convoitise, contraire

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à la loi étemelle ( M I , q. 71, a. 6, c.).» Mais la loi éternelle ne précise ni ne prescrit aucune obligation indépendante de la loi naturelle, ni aucune obligation qui .s'impose à moi antérieurement à tout dictamen particulier de ma conscience.

Sans doute, ainsi que saint Thomas vient de nous le laisser entendre (I-II, q. 91, a. 2), la loi éternelle est la cause première — exemplaire, efficiente et finale — de l'inclination naturelle, qui est initialement en nous, à l'acte qui nous convient et à la fin qui nous convient ; donc de la première inclination fondamentale à pour­suivre le bien et à fuir le mal. Mais cette inclination naturelle n'est pas distincte de la loi naturelle, telle qu'elle est imprimée en nous dès le commencement.

En définitive, il y a donc en nous, au début, la loi naturelle, et pas autre chose.

E t encore, la loi naturelle, de quelle manière est-elle en nous initialement ? A l'état de loi connue et actuellement obligatoire ? Nullement.

II y a en nous, uniquement, la nature humaine, avec les facultés inhérentes à cette nature, et les inclinations radicales inhérentes à -ces facultés.

Il y a l'âme humaine, raisonnable et libre. Il y a la raison, apte à connaître le vrai,et inclinée à le rechercher;

si bien qu'elle tendra naturellement vers son objet,quand cet objet lui deviendra accessible ; mais une raison qui actuellement ne con­naît rien, ne sait rien : tabula rasa.

Il y a la volonté, qui actuellement ne veut rien, n'est consciente d'aucune inclination, mais qui est apte à vouloir le bien, est naturel­lement inclinée au bien, à tel point qu'elle ne pourra rien vouloir sinon sous la raison de bien. Elle ne pourra non plus rien vouloir qui ne lui ait été présenté comme un bien par la raison. Elle ne sera tenue de vouloir que quand la raison lui présentera un bien comme obligatoire. Dieu, d'ailleurs, par sa providence,fera que tout homme, s'il n'y met point d'obstacle volontaire, arrive à connaître et à accomplir tout ce qui est indispensable pour que cet homme atteigne sa fin. Mais à aucun homme, en aucun cas ni à aucun moment, ne s'impose un devoir qui n'ait d'abord été saisi et reconnu par la raison.

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CHAP. IV - LE SYSTÈME MORAL DE SAINT ALPHONSE 1 5 3

Il n'y a donc pas de lois qui soient toujours et depuis toujours promulguées pour la conscience ; pas de lois dont la puissance ac­tuelle d'obligation soit antérieure à la liberté.

Dans leurs prescriptions particulières, la loi naturelle et, par con­séquent, la loi éternelle sont, pour nous, d'abord des lois inconnues, qui ne peuvent produire une obligation connue ; et une obligation qui n'est pas connue n'est pas une obligation, puisqu'elle ne lie pas la volonté.

Tout se passe donc comme le Saint-Esprit nous le décrit dans l'Ecclésiastique (XV, 14, 15, 16) : Dieu au commencement a constitué Vhomme et Va remis dans la main de son conseil. Il a ajouté ses corn-mandefnents et ses préceptes. Si tu veux garder les commandements, ils te conserveront... — Dieu a édicté ses lois ; et chacune de ces lois nous oblige dès qu'elle nous est connue, pas avant qu'elle nous soit connue.

En d'autres termes : Dieu a créé l'homme libre ; en lui donnant la liberté, il lui a donné le droit d'en user dans la limite de ses obli­gations ; ces obligations, pour qu'elles lient la volonté, et, par suite, limitent la liberté, doivent être connues par la raison. Tant que ces obligations sont strictement douteuses, on ne peut dire qu'elles soient connues : la liberté, dès lors, n'est pas dépossédée de son droit antérieur.

Tel est le principe de possession ( 1 ) , au sens où l'entend saint Alphonse dans l'exposé et la démonstration de son Système moral. Le saint Docteur n'en fait, et ce n'est, en vérité, qu'un nouveau corollaire explicatif et une confirmation du principe établi plus haut, et qui, en vertu de cette possession légitime de la liberté, demeure inébranlé et inébranlable : LOI DOUTEUSE N'OBLIGE PAS.

Il ne reste plus qu'à répondre — la chose est facile — à cette règle posée par les Saints Canons : « Dans les choses douteuses, il faut choisir la voie la plus sûre. In dubiis, via est tutior eligenda. »

(1) Voir, en appendice, I, la question du principe de possession traitée plus au long, d'après la pensée de saint Alphonse.

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1°. — Les cas visés par les Saints Canons supposent tous, non pas seulement le risque de trangression matérielle d'une loi douteuse, mais un danger ou un mal qu'une loi certaine nous oblige d'éviter. — Pour ce même motif — ou plutôt c'est une application de ce principe — il faut aller au plus sûr quand il y a danger grave de péché formel, quand il y a occasion prochaine de commettre un acte certainement défendu : une loi certaine m'interdit d'exposer té­mérairement ma fidélité à Dieu et mon salut.

2°. — En dehors de ces cas particuliers, la règle précitée peut être considérée comme un conseil qu'il sera bon de suggérer pru­demment, non comme un précepte qu'il soit obligatoire ou permis d'imposer absolument. D'ailleurs, nous ne sommes plus dans le doute, mais dans la certitude, puisque le principe concomitant nous a donné l'assurance de bien agir.

Du moins, n'y a-t-il pas plus de sécurité et plus de perfection dans le parti le plus sûr ? Nous répondons : La sécurité et la per­fection se trouvent, pour l'intelligence, dans la vérité, et, pour la volonté, dans la conformité avec la droite raison. Aucune erreur n'est perfection intellectuelle, ni, de soi, base de perfection morale. Aucune erreur n'est exempte de danger. Il est louable de choisir généreusement pour soi-même et de proposer prudemment au libre choix d'autrui la voie la plus sûre : encore faut-il entendre par là celle qui est la plus sage, et non pas nécessairement la plus austère. Mais regarder comme obligatoire ce qui ne l'est pas est une erreur dont les conséquences, dans notre conduite personnelle, sont tou­jours plus ou moins fâcheuses et peuvent devenir déplorables. Quant à imposer au prochain des obligations inexistantes et à rétrécir la voie du ciel, c'est une intolérable usurpation de pouvoir et une des formes les plus désastreuses de l'imprudence dans le gouvernement des âmes.

B. Principe pour former la conscience dans l'état de conjecture.

Voici ce principe : Dans l'état de conjecture, la liberté n'est pas dé­possédée.

Il y a conjecture ou kgpolepse, lorsque les raisons qui appuient l'une des deux contradictoires provoquent une inclination de

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l'esprit pour cette contradictoire, le font pencher de son côté, sans arriver cependant jusqu'à l'y attacher d'une manière décisive. Il y a conflit entre deux propositions dont l'une est estimée un peu plus probable, paulo probabilior, pour employer le langage courant.

Il est clair que, dans cet état, l'esprit n'a pas rompu entièrement avec ses hésitations. S'il est sorti du doute, il ne s'en est pas éloigné de beaucoup, et facilement il peut y retomber.

Cette légère modification dans l'attitude de l'esprit entraîne-t-elle des conséquences au point de vue des obligations morales ? Nous supposons, bien entendu, que l'excédent de probabilité est en faveur de la loi et que l'esprit penche de ce côté ; car, dans l'hypothèse contraire, le problème ne se pose même pas et la situa­tion de la liberté se trouverait plutôt fortifiée.

La solution dépend de la réponse aux questions suivantes : Peut-on dire que la loi soit promulguée pour la conscience ? que cette promulgation soit, en quelque façon, certaine ? que l'esprit ait une vraie connaissance de l'existence de la loi ? que celle-ci ait fait valoir, pour l'emporter sur la liberté qui possède, des raisons en quelque manière convaincantes ?

La réponse négative s'impose. Par conséquent, nous ne nous trouvons pas devant une loi promulguée, il n'y a point science du précepte ; la volonté n'est point liée : il n'y a pas d'obligation.

La liberté n'est donc pas dépossédée : elle reste entière, comme dans le doute (1 ) .

C. L'opinion formée, condition suffisante et normale de l'obligation morale.

L'homme est un être raisonnable. Sa raison lui a été donnée pour guide. Il obéit à Dieu dans la mesure même où il se gouverne

(1) Saint Alphonse ne formule pas expressément la distinction entre le doute e t l'état ou plutôt tendance d'esprit que constitue la conjecture. Se plaçant au point de vue pratique, il ramène plutôt celle-ci au doute, avec lequel elle a certainement beaucoup plus d'affinités qu'avec l'opinion ou la certitude mo­rale large. Il se borne à constater que les théologiens probabilioristes et proba­bilistes, séparés sur tout le reste, s accordent sur cet unique point : ne pas dis­tinguer, au point de vue des conséquences morales, entre deux propositions équiprobables et deux propositions dont l'une est un peu plus et l'autre un peu moins probable. Ti acquiesce lui-même à cette conclusion, par cette double con­sidération qu'une différence minime est, en morale, tenue pour nulle (parum pro nihilo reputatur), et qu'une probabiliorité légère, ne pouvant, en pratique, être que douteuse, ne peut avoir les mêmes effets et conséquences qu'une pro­babiliorité notable, et, dès lors, certaine.

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selon sa raison. Il se révolte contre Dieu dans la mesure où il se soustrait aux directives impérieuses de sa raison. Telle est la loi de la nature humaine, loi dictée par le Souverain Maître et par lui imprimée au plus intime de notre être.

De là une double obligation fondamentale pour la volonté hu­maine. Première obligation : la volonté doit appliquer la raison à la recherche sincère de la vérité morale. Deuxième obligation : la vérité une fois connue, la volonté doit en faire la règle de ses décisions dans le gouvernement de la vie humaine. Ainsi la volonté imprime, à toute notre activité, le cachet et Tordre de la raison.

La grâce, qui élève notre nature en même temps qu'elle la gué­rit, ne la supprime pas. Elle ne supprime donc pas non plus le jeu normal de nos facultés. Elle nous dirige vers une fin surna­turelle, et nous fournit les moyens surnaturels de l'atteindre. Nous tendons à cette fin surnaturelle par l'activité surnaturalisée de nos facultés naturelles, lesquelles conservent, dans le règne et sous l'influence de la grâce, leurs fonctions propres et leurs mutuelles relations.

La vérité connue est donc la règle de notre volonté, et, par la volonté, de toute notre libre activité. Voilà pourquoi, comme nous l'a enseigné saint Thomas, la loi n'est formellement loi et ne possède, avec la forme qui la constitue, son efficacité propre de loi, que lorsqu'elle est promulguée, et connue, du fait de sa promulgation. La promulgation à la conscience individuelle con­siste dans le fait même de la connaissance de la loi.

Mais de quelle manière la loi doit-elle être connue pour lier la volonté, pour produire l'obligation ?

Nous avons maintes fois répété ce principe de saint Thomas (De Verit., q. 17, a. 3) : « Personne n'est lié par un précepte quel­conque, sinon moyennant la science de ce précepte. « Comment faut-il entendre ce mot : science ?

C'est une nécessité pratique du langage humain d'accorder aux mots une certaine latitude de signification, et d'employer les mots tantôt selon leur acception large, tantôt selon leur acception stricte. Cette nécessité ne va pas sans inconvénients, mais elle présente aussi des avantages sérieux : en rapprochant les idées par le moyen des mots qui les expriment, on nous en fait saisir les analogies, et on nous les fait ainsi mieux comprendre les unes

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par k s autres. Encore faut-il se garder de confondre analogie avec identité. — Prenons un exemple dans le sujet que nous traitons dans cette Etude. Saint Thomas ne se fait pas scrupule d'appeler doute — plus exactement dubitation (dubitaiio) — ce qui reste de flottement, d'imparfaite détermination, dans l'esprit lorsque celui-ci, sous l'impulsion de la volonté, a déjà formé son jugement opinatif. Il ne peut entendre un vrai doute, qui est la suspension de tout jugement : opinion et doute sont spécifiquement distincts, et s'excluent. Chacun des deux états de l'esprit garde sa nature propre ; mais ces deux états voisins ont des points de contact et comme une frontière commune : le doute est une hésitation et rien autre qu'une hésitation, il exclut tout jugement ; l'opinion est un jugement, mais un jugement mêlé encore de quelque hésitation ; par ce côté hésitation, l'opinion se ressent de son voisinage avec le doute. De là l'expression de saint Thomas, laquelle ne peut trom­per un esprit attentif. Saint Alphonse l'emploie aussi, et il prend la sage précaution de nous dire que ce n'est point là doute strid, doute proprement dit, mais doute large, improprement dit, simple accompagnement du jugement opinatif.

Or, de même qu'elle voisine avec le doute sans être le doute, l'opinion voisine avec la science sans être, à proprement parler, la science. Elle touche au doute par tout ce qui reste en elle d'ob­scurité. Elle touche à la science par tout ce qu'elle a déjà conquis de lumière. On peut donc l'appeler science sous un certain rapport, comme, sous un certain rapport, on l'appelle doute, bien que, selon la rigueur des termes et en donnant aux mots leur sens propre, elle ne soit ni l'un ni l'autre.

L'opinion, avons-nous dit avec saint Thomas, est un mouve­ment de l'esprit vers la pleine vision de la vérité. Or, dans tout mouvement, il y a lieu de considérer le point de départ, terminus a quOy et le terme final, terminus ad quem. Celui-ci est beaucoup plus important, car il donne au mouvement son caractère spécifique. Ainsi quand nous disons qu'une chose blanchit (ce qui indique un mouvement vers la blancheur), il est indifférent que l'objet fût pri­mitivement noir ou gris ; ce qui spécifie le mouvement, et lui donne son nom, c'est le terme final, la blancheur. L'opinion est le mou­vement d'un esprit,qui,se dégageant (dans le premier acte d'opinion) ou dégagé des ténèbres du doute, monte et se tient aussi près qu'il peut de la lumière de la science. Aussi, ce qu'il y a d'essentiel et de

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spécifique dans l'opinion, ce n'est pas sa relation avec le doute, mais sa relation avec la science. C'est pourquoi l'opinion sera heu­reusement dénommée « un accès à la vérité, accessus ad veritatem, » à la science, à la certitude ; et encore, par une liberté de langage qui n'est pas une licence, une science et une certitude imparfaites.

Que saint Thomas n'ait pas répugné à employer le mot de science en parlant de ce qui est l'objet d'opinion, nous le voyons notamment dans les articles où il nous expose de quelle manière le juge forme légitimement sa conviction par les témoignages (II-II, q. 70, a. 2 et 3). Parlant du témoin « interrogé sur ce qu'il a vu et sur ce qu'il sait, » par opposition à celui qui rapporte ce qu'il a entendu dire, le Docteur Angélique emploie ces expressions : « inierrogatus de visu et scientia (1. c. a. 2)». Or, il s'agit là de faits contingents qui, de plein droit et par leur nature même, relèvent de l'opinion.

Ailleurs, saint Thomas expliqueplus clairement encore sa pensée. Nous avons cité ce texte du Docteur Angélique (De Veritate, q. 17, a. 3) : « Personne n'est lié par un précepte quelconque, sinon moyen­nant la science de ce précepte. » Le contexte immédiat indique nette­ment que, par le mot science, il faut entendre ici une connaissance quelconque (pourvu qu'elle soit connaissance, et non pas doute, comme le voulait Patuzzi), simplement l'opposé de l'ignorance. Voici ce contexte : « C'est pourquoi» — notons la conséquence — — « celui qui n'est pas capable de connaissance (notitise), » par exemple, un enfant ou un aliéné, « n'est pas lié par un précepte ; et personne, s'il ignore un précepte de Dieu, n'est tenu à l'accomplis­sement de ce précepte. » E t plus haut (art. 2, ad 2), expliquant le mot conscience par le mot science, saint Thomas avait dit : « Je n'entends pas ici uniquement la science prise au sens strict, celle qui a pour objet exclusif le vrai absolu, prout est tantum verorum (1), mais la science prise dans son acception large, pour une connaissance quelconque, au sens où, dans le langage courant, nous disons savoir tout ce que nous connaissons. »

De la même manière qu'elle est appelée science, l'opinion peut être appelée certitude : non pas certitude au sens propre du mot, mais sous un certain rapport et par assimilation. Saint Thomas nous en donne l'exemple lorsqu'il nous explique (II-II, q. 70, 1. c.) ce

(1) Rappelons-nous que saint Thomas refuse à l'opinion le titre de « vertu » intellectuelle, par la raison qu'elle implique, de sa nature, un risque d'erreur et n'a pas une garantie intrinsèque de porter toujours uniquement sur le vrai.

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qu'est la « certitude » qui a pour fondement les témoignages hu­mains (1) et dont un juge est bien forcé de se contenter, même lorsqu'il lui faut un certain maximum de conviction, une conviction bien établie, à savoir lorsqu'il s'agit de condamner. Le saint Docteur

(1) Nous ne parlons pas ici de foi humaine.mais d'opinion. Le juge ne déclare pas Sempronius coupable parce que Titius l'a dit, ce qui serait un acte de foi humaine ; il condamne Sempronius parce qu'il a, lui juge, la conviction, après étude, que Sempronius est coupable. Sans doute, les témoignages entrent pour une part, pour une très grande part, dans la formation de sa conviction ; mais ces témoignages mêmes, fl ne les a pas enregistrés docilement comme un élève — un élève médiocre — enregistre la leçon de son maître, sans la discuter devant lui-même : il a reçu les témoignages, les a étudiés et confrontés ; il a confronté les faits établis par les témoignages ; de l'ensemble, il a tiré une conclusion. Les témoignages ont été un élément, peut-être l'élément prépondérant, de son étude, i l s ne sont pas le motif de son adhésion. Le juge pose un acte d'opinion raisonnée, non un simple acte de foi.

Nous ne nions pas, cependant, que la foi humaine rentre dans l'opinion : est jugement opinatif tout jugement basé sur des raisons ou des témoignages faillibles.

Ne pas confondre la foi humaine, jugement opinatif basé sur des témoignages humains, ni avec la foi divine, vertu théologale, ni même avec la foi telle que l'entend saint Thomas, lorsque, après Aristote, il désigne par ce mot l'opinion arrivée au summum de son intensité : Distinguitur (fldes, virtus theologica) a fide communtter accepta secundum quam credere dicimur id quod vehementer opinamur. (Qumstiones disputais de Veritate, q. 14, art. 2, c , § Secundum sig-num est). Foi est alors synonyme de conviction.

Pour la plupart des esprits moins pénétrants ou moins cultivés, la foi humaine joue, en matière d'opinion, un rôle très important, souvent même prépondérant. Gardons-nous, cependant, de ramener la question de probabilité à une question d'autorité : pour un esprit qui réfléchit, elle est avant tout une question de rai­son, comme le voulait saint Alphonse. Des philosophes remarquables s'y sont trompés, et ont vainement essayé d'étayer leur théorie sur l'enseignement d'Aristote.

Tout autre, en effet, est la doctrine du Maître. Dans le chapitre premier du

{>remier livre des Topiques, Aristote veut établir la nature du syllogisme dia-ectique. Pour cela, il nous dit : 1° ce qu'est un syllogisme: Syllogismus est

oratio in qua, positis quibusdam, aliud quiddam, (dioersum) ab Us qum posita fuere, neccssario accidit ob ca qum posita sunt ; 2° ce qu'est le svllogisme démons­tratif : Demonstratio est cum ex verts et primis sullogismus constat, vel ex ejus-modi qum a quibusdam veris et primis sui cognitionis principmm sumpserunl ; 3 r ce qu'est le syllogisme dialectique - Dialeciicus syllogismus est qui ex proba-bilibvs conrtudit.

Mais, pas plus dans la logique du probable que dans la logique du certain, il n'est possible de remonter jusqu'à l'infini, ni permis de bâtir sur des chimères, sur des affirmations gratuites et aventureuses. De môme que le syllogisme démonstratil doit partir des vérités premières, évidentes par elles-mêmes, de même le syllogisme dialectique réclame, à sa base, des probabilités premières, dont le caractère rationnel n'exige pas, pour être manifeste, une preuve propre­ment dite. Ces probabilités premières ne sont pas toutes également accessibles à tous les esprits, les intelligences humaines étant inégalement aptes à en sai­sir et à en apprécier, en dehors d'une preuve impossible, les harmonies avec la raison. Sunt autem vero et prima ea qum non ab aliis sed a seipsis fidem habent : non débet enim de scientiarum principiis qumri quamobrem(sint), sed unum-quodque principium per seipsum débet esse tidc dignum. Probabilia autem sunl qum videnlur omnibus, vel pler'sque, uel sapienlibus ; atque his vel omnibus, vet pleri*que. vel maxime notis et claris.

Sans doute, ce qui apparaît manifestement probable, de probabilité intrin­sèque, à un esprit éminent, paraîtra facilement croyable, et donc admissible par voie d'autorité, a de» intelligences moins bien douées, ou, simplement, plus paresseuses. Commençons par ces acte*: de f o i , s o i t , mais ne nous en tenons pas là. Ayons Je courage de nous former des opinions personnelles, tout au moins par l'assimilation laborieuse du travail intellectuel ri'autrui. Sinon, nous n'au­rons jamais que des probabilités et des opinions, oserons-nous dire, de seconde main et d'ordre inférieur.

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accouple deux mots qui semblent, de prime abord, étonnés de se rencontrer ; il parle de « certitude probable, ceriitudo probabilis, » et il y revient plusieurs fois. Dira-t-on que saint Thomas entend ici une certitude vraie et stricte, une certitude proprement dite, mais en matière contingente et probable ? Cette réponse serait inopérante. D'abord, parce que la matière conditionne l'acte : le contingent, le probable, est objet d'opinion, non de science, et, ici, science et certitude se répondent. Ensuite, parce que le saint Docteur oppose expressément la « certitude probable » à la « cer­titude infaillible » qui est celle des conclusions scientifiquement dé­montrées ; il admet donc que sa « certitude probable » renferme un élément intrinsèque — plus ou moins développé — de failli-bilité ; elle n'est donc pas, à ses yeux, une certitude absolue et proprement dite. D'ailleurs, quels juges — car c'est d'eux qu'il s'agit dans les articles cites — prétendront que leurs sentences soient infailibles, que la vérité des faits affirmés par eux, comme base de leurs sentences, soit aussi rigoureusement incontestable qu'une conclusion scientifique ? Il reste, inévitablement, une porte ouverte à l'erreur. Personne, cependant, n'affirmera que toute certitude soit exclue des jugements. Il y a donc une certitude moins rigoureuse que la certitude proprement dite, une certitude au sens large, humainement admise — et qu'il faut humainement admettre — dans les choses qui ne comportent pas la rigueur de la démonstration. — Remarquons-le en passant : si le magistrat, dans son enquête, a formé sa conviction d'après les lois qui pré­sident à la formation des convictions humaines, bien que la vérité des faits sur lesquels s'appuie sa sentence ne soit pas rigoureuse­ment démontrée, la justice de sa sentence est rigoureusement démontrée, car il a jugé comme doit juger un juge selon toute justice.

Dans le même sens, saint Alphonse proclame l'opinion — l'acte par lequel notre esprit adhère à la proposition reconnue plus pro­bable — une certitude, selon l'acception large du mot, en même temps qu'elle est un doute au sens large. E t cela veut dire, en définitive, que l'esprit est sorti du vrai doute — puisqu'il n'y a plus doute qu'au sens large — et qu'il est dans un état voisin de la vraie certitude, puisqu'il y a déjà certitude au sens large. E t il reste entendu qu'il s'agit bien de l'opinion, puisque cet état existe dès qu'une proposition est reconnue plus probable, du fait seul qu'elle est reconnue telle.

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D'ailleurs, nous sommes tous d'accord, dans notre langage réfléchi de tous les jours, avec saint Thomas et saint Alphonse ; car, lorsque notre opinion est formée sur un point, bien que nous sachions n'être pas en possession d'une vérité démontrée, nous di­sons avec une assurance réelle et justifiée : « Je crois... J'estime..» Il me paraît vrai de dire... Je tiens pour vrai... Je tiens pour établi... Je suis persuadé... J 'ai la conviction... Je ne puis douter... »

Toutes ces expressions dénotent l'opinion, rien de plus que l'état d'opinion. Elles marquent un jugement formé. Non seulement il n'y a plus le doute proprement dit, mais l'attitude de l'esprit est autre que dans la simple conjecture, laquelle s'exprime ainsi, ou à peu près : a J'incline à penser... Ne pourrait-on pas dire... On pourrait dire... Je dirais volontiers... Il y a de bonnes raisons de pen­ser... »

La question se pose donc ainsi : Quelle est la condition indispen­sable et suffisante à l'obligation morale ? est-ce la science et la certitude au sens propre ? ou bien est-ce la science et la certitude au sens large ; en d'autres termes l'opinion, — status opinantis, — le jugement opinatif de vérité, basé sur la probabilité efficace, sur la probabilité nettement prépondérante ?

Avec saint Alphonse, nous faisons nôtre la réponse de saint Thomas (II-II, q. 70, a. 2), lequel se réfère à son tour au Philosophe (/ Eth. c. I et 7 ou 3 et 11) : « La certitude ne doit pas être cherchée de même manière en toute matière. Or, dans les actes humains... à cause de la contingence et variabilité de leurs objets, on ne peut avoir une certitude démonstrative. C'est pourquoi il suffit de la certitude probable, laquelle atteint la vérité dans la plupart des cas, bien qu'il lui arrive parfois de tomber à faux. Respondeo dicen-dum quod, secundum Philosophum (Lc.)9 ceriitudo non est similiter quserenda in omni materia. In actibus enim humanis... non po-test haberi ceriitudo demonsirativa, eo quod sunt circa contingentia et variabilia. Et ideo sufficii probabilis ceriitudo, quœ ut in pluribus veritatem attingat, etsi in paucioribus a veritate deficiat. »

« La certitude probable atteint la vérité dans la plupart des

i l

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cas, bien qu'il lui arrive de tomber à faux. » Ce principe, comme principe, est universel et d'ordre scientifique, puisqu'il exprime la nature de la chose, la nature de la certitude probable. Il garde son caractère universel et scientifique quand il est appliqué à l'ensemble des cas visés, car cette application à l'ensemble des cas n'est pas autre chose que l'expression concrète du principe lui-même : ainsi, pour nous en tenir à la matière traitée par saint Thomas dans les articles cités, c'est une vérité d'ordre universel et scientifique que l'accord de plusieurs témoins interrogés en justice conduit norma­lement au vrai, induit exceptionnellement en erreur. Sur cette vérité universelle sont basés le droit et le devoir du juge, droit et devoir de juger d'après les témoignages concordants.

Quand l'application se fait à un cas particulier, le risque com­mence, car nous pouvons rencontrer l'exception. Celle-ci peut se présenter de deux manières : ou elle est reconnaissable, ou elle échappe à toute inquisition humaine. Si elle est reconnaissable, le principe général ne joue plus : ainsi le juge ne doit pas tenir compte de témoignages légitimement suspects, car de tels témoignages ne conduisent pas normalement au vrai, ne donnent aucune ga­rantie de vérité, ne constituent pas un signe, un indice sérieux de vérité. Quant à l'exception qui ne se laisse point connaître, elle bénéficie du principe général, car elle constitue le risque humain, inhérent à l'application du principe général, et auquel il ne nous est pas possible de nous soustraire. A cause de l'exception, il est dit que la certitude morale peut parfois porter à faux. Cette éven­tualité d'erreur n'empêche pas le principe général, 1° d'être vrai, scientifiquement vrai, comme principe général, 2° d'être une règle sage et une règle qui s'impose pour les cas particuliers, mal­gré le danger d'erreur, à cause de l'impossibilité d'avoir une règle humaine plus sûre.

En d'autres termes» nous avons ici deux choses qui appartien­nent à la science proprement dite et n'admettent aucune part de faillibilité :

1 ° la nature de la certitude probable ; 2° la légitimité et le caractère obligatoire de son usage dans

la conduite humaine. Ces deux choses ne sont pas objet de certitude probable, mais

de certitude scientifique et infaillible. Ainsi le juge est absolument

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et scientifiquement certain qu'il agit légitimement en jugeant d'après la concordance des témoignages recevables, bien que la concordance des témoignages recevables ne lui donne pas la cer­titude absolue et scientifique du fait incriminé. Le juge est même absolument et scientifiquement certain qu'il est tenu de juger ainsi, quand il est tenu de juger.

L'objet de la certitude probable, ce sont les cas particuliers, là où il y a chance notablement et certainement plus grande de vérité, avec péril d'erreur.

Par où l'on voit que la certitude probable est identique à l'opinion, celle-ci étant l'adhésion à Tune des deux contradictoires, à cause de la prépondérance certaine des raisons, des signes de vérité, avec crainte de l'autre contradictoire.

Si, après cela, on veut définir la certitude probable, «• certitude de la probabilité % de la probabilité vraie, définitive, efficace, nous n'y contredirons pas»

Rappelons ici encore une fois le commun enseignement, si clair et si convaincant par sa clarté même, d'Aristote et de saint Thomas (Ethic. ad JVîcom. lib. I, lect. 3) : a II appartient à l'homme dis­cipliné, c'est-à-dire intellectuellement bien formé, de chercher autant de certitude en chaque matière que le souffre la nature de la chose. Il ne peut, en effet, y avoir une aussi grande certitude en matière variable et contingente qu'en matière nécessaire, laquelle a toujours la même manière d'être. Par conséquent, l'au­diteur bien discipliné ne doit pas exiger une plus grande certitude, ni se contenter d'une certitude moindre que celle qui convient à la chose qui est traitée. Çe sont deux fautes qui paraissent bien rapprochées l'une de l'autre, d'accepter qu'un mathématicien se serve des moyens de persuasion propres à la rhétorique, ou d'exi­ger d'un rhéteur des démonstrations certaines, telles qu'en doit produire le mathématicien. Les deux fautes viennent de ce que Ton ne considère pas la mesure qui convient à la matière ; la mathé­matique, en effet, traite une matière en laquelle se trouve la cer­titude parfaite en tous points, tandis que la rhétorique s'exerce sur la matière civile, en laquelle survient mainte variation, »

Quelle est donc la certitude possible en morale ? L'homme, et surtout le chrétien, ne manque pas de certitudes

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absolues pour se guider dans la vie. La raison nous manifeste clairement les -principes fondamentaux de la moralité, et les pre­mières conclusions qui découlent de ces principes. La foi vient fortifier et compléter les données de la raison*

Il n'en est pas moins vrai que, lorsque nous essayons d'arriver à des conclusions plus éloignées des principes, des obscurités s'élè­vent, des difficultés surgissent, qui nous rendent inaccessible la possession de la certitude totale.

S'il en est ainsi pour tous les esprits, même les plus pénétrants et les plus cultivés, il faut reconnaître, comme une évidente vérité d'expérience, que le champ de la complète certitude est beaucoup plus restreint pour l'ensemble des esprits, de moindre pénétration et de moindre culture.

Ajoutons que les lois morales s'entremêlent souvent, et quelque­fois s'entrechoquent.

Les lois morales, en elles-mêmes, relèvent de la science pro­prement dite. Mais, en fait, l'infirmité de l'esprit humain en géné­ral, et de chaque esprit en particulier, empêche que nous possédions la science proprement dite dans la mesure où il nous la faudrait pour diriger efficacement par la science toute notre libre activité ; et pourtant toute notre libre activité est soumise à la loi morale.

Si je prétends n'être lié que par la certitude stricte, celle-ci m'étant très souvent impossible, je soustrairai une très grande partie de mon activité à la loi morale, ce qui est manifestement contraire aux intentions du suprême Législateur et à la soumission que je lui dois. Comme, par ailleurs, Dieu n'a voulu me lier que par la connaissance de la loi, je dois reconnaître que je suis lié par la seule connaissance qui soit humainement possible dans une très grande proportion de cas, à savoir par la certitude probable, par le jugement d'opinion.

Voici qui est encore plus important, et de plus vaste portée, pour la question qui nous occupe.

Autre chose est la loi morale, autre chose est son application à nos actes individuels. II arrive que la loi soit tellement claire et l'application tellement simple que l'esprit saisisse, et cela sans effort et comme par un seul acte, la loi et son application : ainsi je vois sans effort que je ne puis m'approprier ce billet de cent francs qui appartient à Pierre ; et si ce n'est point là, en ce qui concerne l'acte individuel, certitude de science, c'en est du moins l'équivalent. Mais,

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comme le remarque saint Thomas (II-II, q. 70, a. 2), ules actes humains ont pour matière les choses contingentes et variables : aclus humani sunt circa contingentia et variàbilia. » E t il n'est point normal que les choses contingentes et variables aient, avec une loi d'ordre universel et scientifique, un rapport aussi facilement et pleinement saisissable. En outre, les actes humains sont, en eux-mêmes, choses contingentes et variables. Or, pour régler ma vie morale — ou celle d'autrui — je dois souvent juger les actes hu­mains en eux-mêmes, indépendamment de l'objet et des circons­tances qui affectent l'objet : les juger en tant qu'actes individuels procédant de la volonté libre. Ahisi, je sais très bien qu'un désir de vengeance est un péché ; mais me suis-je arrêté à ce désir dans les conditions voulues pour constituer un péché ? y a-t-il eu simple échauffement de l'imagination, ou consentement délibéré de la volonté ?

Il est superflu d'ajouter que, si les esprits moins perspicaces et moins cultivés sont souvent embarrassés devant une question d'ordre scientifique, leur embarras ne fait que croître devant l'imbroglio des problèmes qui se posent pour l'application aux actes individuels. D'ailleurs, pour le point qui nous occupe, il n'est si bon esprit qui puisse faire acte de science : l'objet s'y refuse

On le voit, en matière d'actes humains individuels, nous sommes de multiple façon, en pleine matière contingente et variable. Or, la matière contingente et variable ne peut être objet de science. Le mode de connaissance qui lui est propre est la certitude probable, le jugement opinatif.

Tirons cette double conclusion.

La certitude probable, ou le jugement d'opinion, constitue un mode de connaissance suffisant pour que la loi soit jugée connue, soit estimée promulguée, et entraîne l'obligation.

En matière d'application des lois aux actes individuels, ou d'ap­préciation des actes individuels, la certitude probable, ou le juge­ment d'opinion, est le seul mode normal de certitude qui soit acces­sible à l'humanité.

Donc, lorsque la loi nous apparaît certainement plus probable, lorsque le jugement d'opinion est en faveur de la loi, la loi oblige.

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* •

Résumons les enseignements de saint Alphonse, en les ramenant au principe fondamental sur lequel les appuie le saint Docteur, à savoir l'obligation de « suivre la vérité : Sequenda veritas (1). »

Le premier devoir de l'homme, base de ses autres devoirs, est, en effet, de respecter les droits de la vérité, parce que l'homme est un être moral en tant qu'il est un être créé par Dieu pour être guidé par sa raison. Notre nature raisonnable est le fondement de notre responsabilité et de la moralité de nos actes. La raison humaine, bien entendu, n'est que le héraut de Dieu et la promulgatrice des volontés divines : l'homme ne se crée pas sa loi à lui-même, il ne la modifie point à son gré ; il la reçoit de Dieu, suprême Législateur de toutes ses créatures. La raison n'est pas un avocat : avocat de la loi ou avocat de la liberté ; mais un juge délégué, ou, plus exacte­ment, un témoin, dont le rôle est de dire la vérité, ou du moins ce qu'il estime être la vérité : Sequenda veritas. Il va de soi que, pour permettre à sa raison de bien remplir son rôle, l'homme doit utiliser les secours humains et divins, de tout ordre, mis à sa disposition. Saint Alphonse nous a donné, sur ce point, un héroïque exemple, par les trente années de labeur et de prière qu'il a consacrées à poursuivre la vérité sur le système moral.

Le premier droit de la vérité est d'être recherchée avec sollicitude et loyauté. De là, dans les cas obscurs, l'obligation de procéder à une enquête intellectuelle, impartiale et complète, proportionnée aux moyens de chacun et à l'importance de la matière.

Le deuxième droit de la vérité est d'être acceptée, quand elle nous est suffisamment connue, c'est-à-dire, non seulement quand la vérité est saisie avec évidence ou avec un maximum de probabilité qui touche à l'évidence, mais toutes les fois que, après un examen

(1) Nous tenons à citer Id les termes mêmes dans lesquels saint Alphonse, dès les premières lignes de son Morale Systema (Theologia Moralis, lib. I, tract. I, cap. III, n. 54 ; édition Gaudé, p. 25) exprime, comme un principe fonda­mental, les droits de la vérité : • Dico 1° quod si opinio, qurc stat pro lege,vl-deatur certe probabllior, ipsam omnfno sectari tenemur ; nec possumus tune oppositam, quarf stat pro libertate, amplecti. — Ratio, quia ad licite operan-dum, debemus in rébus dubiis v e r t a t e m inquirere et sequi : at ubi veritas clare invenln nequit, tenemur amplecti saltem opinionem iUam quss propius ad veritatem accedlt, qualis est opinio probabilior. »

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CHAP. IV - LE SYSTÈME MORAL DE SAINT ALPHONSE 167

diligent, il apparaît que la vérité est plutôt d'un côté que de l'autre. Lui refuser alors son assentiment, suspendre, par un caprice de vo­lonté, tout jugement, sous prétexte de non évidence, alors que le jugement opinatif est devenu absolument légitime, c'est se détour­ner volontairement de la vérité. Dans les cas de doute strict, c'est-à-dire dans l'égalité des raisons, la vérité n'apparaît pas du tout : celui qui doute ne sait pas. La situation reste, moralement, la même, lorsque l'inégalité des raisons n'est pas telle qu'elle justifie un choix rationnel de l'esprit entre les deux contradictoires. Obliger alors à embrasser le parti le plus sûr, c'est obliger à suivre le plus sûr, comme tel, et non pas le plus vrai. Saint Alphonse a donc raison d'appeler cela du tutiorisme et non du probabiliorisme. « Proba-biliorista, si ; tuziorista, no. »

Le troisième droit de la vérité, c'est d'être obéie. Une fois connue, ou par l'évidence ou par la probabiliorité certaine, la vérité devient la règle obligatoire de notre conduite.

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1 6 8 DEUXIÈME PARTIE - ETUDE PHILOSOPHIQUE

CONCLUSION

Le nœud vital du système moral de saint Alphonse est la pro-babilioritê, ou la probabilité vraie et opérante, celle qui, à défaut d'une impossible démonstration, approche de la vérité, motive l'adhésion de l'intelligence, et donne à un esprit raisonnable un suffisant apaisement.

Tant que, malgré la loyale recherche de la vérité, cette probabilio-rité n'est pas établie en faveur de la loi, la loi n'est pas connue, elle est ignorée, elle ne lie pas la volonté : il n'y a pas obligation.

Dès que cette probabiliorité est établie en faveur de la loi, la loi n'est plus ignorée, elle est connue, elle lie la volonté : il y a obliga­tion.

Par la première de ces deux règles, clairement définie et dûment prouvée, saint Alphonse a rejeté et réfuté le probabiliorisme à ten­dances rigoristes.

Par la seconde de ces deux règles, clairement définie et dûment prouvée, saint Alphonse a rejeté et réfuté le probabilisme.

L'une et l'autre de ces deux règles, saint Alphonse les a emprun­tées à la doctrine de saint Thomas.

Que, pour arriver à ce résultat, il ait fallu à saint Alphonse trente ans d'étude et de prière, ceux-là seuls s'en étonneront qui ne con­naissent pas assez la question de la probabilité en morale et ses développements historiques.

Avec nous, beaucoup de nos lecteurs, nous l'espérons, reconnaî­tront le splendide héroïsme de l'effort et l'importance capitale du résultat. Avec eux, nous remercions la Providence d'avoir suscité ce grand Docteur de la morale chrétienne, lequel, parmi l'enche­vêtrement des doctrines ou trop larges ou trop rigides, a su montrer la voie sûre aux âmes et à leurs guides spirituels.

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APPENDICES

I

Le principe de possession et ses applications diverses d'après la doctrine de saint Alphonse.

La possession, prise en son sens premier, et, pouvons-nous dire, matériel, trouve sa place dans l'exercice de la justice commutative, qu'il s'agisse de biens meubles ou de biens immeubles. — En pareille matière, la possession se présente, aussi bien pour les conditions qu'elle doit remplir que pour les droits qu'elle entraîne, avec un caractère de précision, en quelque sorte, mathématique. C'est que :

1 ° cette rigoureuse précision est possible, vu l'objet, qui consiste dans les biens extérieurs et tangibles ; vu aussi la nature de la posses­sion, laquelle est elle-même un fait manifesté extérieurement, et, en soi, facile à constater ;

2° cette rigoureuse précision est exigée par la nature de la justice commutative, laquelle se préoccupe, non d'équité, mais de stricte égalité— mqualitas rei ad rem — entre ce qui est dû et ce qui est versé," entre ce qui est reçu et ce qui est rendu ; elle a pour propriété de s'établir, non dans le médium rationis9 comme les autres vertus, mais dans le médium rei ; elle est commandée par les choses, et ne se prête que le moins possible aux spéculations de l'esprit ;

3° cette rigoureuse précision est facilitée par les précisions com­plémentaires du droit positif, lesquelles sont réclamées et légitimées par les nécessités du bien commun.

Le possesseur de bonne foi, de par le droit naturel confirmé par le droit positif, a des avantages importants, notamment celui-ci : s'il est attaqué en justice, il n'a pas à fournir la preuve de son bon droit ; la présomption est en sa faveur : il est présumé posséder légi­timement, jusqu'à preuve du contraire, et c'est au demandeur qu'in­combe cette preuve.

Le fait de la possession donne lieu de penser — de présumer — qu'il y a ou qu'il y a eu un titre de propriété, dont les effets juridiques doivent durer aussi longtemps que n'est pas établie la non existence du titre présumé. La présomption ne cède que devant la preuve contraire : prmumptio cedit verilaiL Celui qui prétend déposséder quelqu'un, doit justifier ses prétentions.

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170 APPENDICE I

* * *

On le voit, la possession proprement dite ne trouve sa place, par définition, qu'en matière de justice commutative.

Cependant, les principes rationnels sur lesquels est basée la théo­rie de la possession en matière de justice, ne perdent pas leur force lorsqu'on les applique à la solution d'autres problèmes de moralité ; quitte à les appliquer avec la souplesse voulue, selon les exigences et les possibilités de la matière traitée : pro subjecta materia.

Ces principes, d'un côté, répondent aux nécessités de la vie hu­maine — pour la possession proprement dite, aux nécessités de la vie sociale. D'autre part, ils sont la résultante d'une appréciation équitable des hommes et des choses. Ce sont des règles de jurispru­dence, mais, dans leur fond, des maximes de la sagesse humaine.

* *

Quels sont ces principes ?Ils se ramènent à trois. Premier principe : Faction non prsesumitur, sed probatur : Les faits

ne se supposent pas, ils doivent être prouvés. Un fait n'existe pas nécessairement : pour estimer et affirmer qu'il existe,il faut une preuve. Admettre le régime des affirmations gratuites, ce serait livrer à l'ar­bitraire le gouvernement de la vie humaine. L'adage a raison : A gratuite affirmation, gratuite négation : Quod gratis affirmatur, gratis negatur. Ce qui est affirmé sans preuve, j 'a i le droit de le repous­ser purement et simplement, sans que je sois obligé d'apporter moi-même des preuves.

A ce principe se rattachent des corollaires importants. lo Quand un fait est prouvé, mais seulement alors, les conséquen­

ces juridiques ou morales — droits ou obligations — qui en découlent, assortissent leur plein effet. Ainsi en est-il pour le fait du mariages de l'acquisition d'une propriété, de la promulgation d'une loi. Ainsi également, la situation de fait qui constitue la possession.

2° Quand un fait est prouvé, il constitue une légitime présomption en faveur d'un fait antérieur, même non directement prouvé, sans lequel le fait postérieur, normalement,n'existerait pas. Le fait prouvé, ne trouvant son explication normale que dans le fait -non prouvé, suppose donc, normalement, celui-ci, et fournit un fondement ra­tionnel pour le présumer. Ainsi la possession, en matière de justice commutative, donne lieu de supposer un titre initial de propriété. C'est sur cette présomption de propriété que sont basés, rationnelle­ment et juridiquement, les droits du possesseur.

3° Le changement d'une situation de fait est un fait. Il doit donc être prouvé. Tant que cette preuve n'est pas fournie — plus ou moins rigoureuse, selon les possibilités et les exigences de la matière — le fait antérieur, avec ses conséquences, n'est pas « dépossédé » et garde sa valeur.

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LE PRINCIPE DE POSSESSION 1 7 1

Deuxième principe : Nemo prmsumitur malus : Personne n'est pré­sumé mauvais. Qu'on traduise, si l'on veut : Il ne faut pas supposer le mal. On dit, dans le même sens : Nemo malus nisi probetur : Nul ne doit être condamné sans preuve. Et même : In dubio, favendum est reo : L'accusé bénéficie du doute.

Il est loisible de ne voir ici qu'une application, ou une explication complémentaire, du principe précédent. Si tout fait doit être prouvé pour qu'il ressortisse ses conséquences légitimes, à plus forte raison le fait délictueux doit-il être prouvé ; car il entraîne des conséquences fâcheuses pour le délinquant, et ces conséquences, il serait injuste de les faire supporter à qui que ce soit, tant qu'il n'appert point qu'il le mérite. L'accusé est présumé innocent : il ne devra être jugé cou­pable, et traité comme tel, que sur preuves. Prendre pour règle de conduite les suspicions non avérées, dépouiller qui que ce soit, sur un simple doute, des droits dont il jouissait paisiblement, ce serait rendre la vie humaine insupportable, ouvrir la porte à toutes les into­lérances, à toutes les injustices, à toutes les perturbations. Pierre est possesseur d'un champ : en l'absence d'un argument probant, il n'est ni rationnel ni légitime de supposer que lui ou ses « auteurs », ceux qui lui ont transmis cette possession, aient forfait en s'attribuant ce qui ne leur appartenait pas. Le possesseur est présumé propriétaire. La même raison vaut pour tous les droits humains, pour tous les faits conditionnant un droit.

Il faut donc conclure que — sauf preuve du contraire — le fait établi est présumé légitime.

Troisième principe. : Omnis actus prmsumitur validus : Tout acte est présumé valable. Ou bien : Omne factum prmsumitur rite factum : Tout fait est censé s'être passé dans les conditions voulues. Et même : In dubio standum pro valore actus : Dans le doute, il faut tenir pour la valeur de l'acte.

Ces régies signifient que, lorsque le fait principal est établi, les circonstances accessoires du fait, les conditions qu'il devait remplir pour être valable, forment, en l'absence d'une preuve directe du contraire, l'objet d'une légitime présomption.

La raison en est que, d'un côté,dans la pratique de la vie humaine, il est normalement impossible de fournir la preuve directe pour cha­que détail, chaque circonstance accessoire, chaque condition d'un fait. Si cette preuve était exigible, tout serait sujet à de perpétuelles discussions.il n'y aurait plus de stabilité dans les droits et obligations, et c'en serait fini de la tranquillité tant de la vie privée que de la vie sociale. D'autre part — et surtout — cette preuve directe n'est pas nécessaire. Nous allons le montrer.

Sans doute, lorsque l'homme pose un acte qui, en lui-même et dans ses conséquences, engage sa responsabilité, il est tenu d'obser­ver les conditions requises pour que cet acte soit valable. S'il ne le fait pas, ce ne peut être que par erreur, par négligence ou par fraude.

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172 APPENDICE 1

Or, ce sont là des défectuosités de l'acte humain, lesquelles — nous l'avons vu dans l'exposé du deuxième principe — ne doivent pas être présumées, mais réclament la preuve pour être prises en consi­dération. D'ailleurs, quand un homme pose un acte, il est de son inté­rêt que l'acte soit régulier et valable : de son intérêt moral, cela va de soi ; et aussi, particulièrement en matière de Justice commuta-tive, de son intérêt matériel, car le vice des actes expose pour le moins à des risques. Or, il n'y a pas lieu de supposer a priori que l'homme agit contre son intérêt.

Il est donc rationnel de présumer que les actes et les faits établis sont réguliers et valables.

* * *

Quelques réflexions qui compléteront les aperçus précédents. D'une manière générale, la présomption est un succédané de la

preuve directe. Au point de vue vérité, au point de vue des lois qui régissent la connaissance humaine en matière contingente, elle se Justifie par ce principe qui s'impose aussi bien au philosophe, au théologien, au savant de tout ordre, qu'au juriste : Judicandum ex communiter contingentibus : Il faut juger du cas particulier d'après la règle générale,d'après ce qui arrive communément, normalement.

Ce principe s'impose, disons-nous : pourquoi ? Toujours d'après la loi de vérité, qui est la loi de l'être raisonnable : Sequenda veritas» Quand la vérité certaine et complète n'est pas accessible, l'esprit doit se fixer aussi près qu'il peut de la vérité, là où les indices de vé­rité sont plus nombreux et surtout plus forts : il doit adhérer à ce qui est plus probable. Or, il est évidemment plus probable — donc vraiment probable — que le cas particulier est renfermé dans la règle générale.

Cependant, si vraie que soit la régie générale en elle-même et dans la plupart des cas particuliers, elle admet des exceptions. Mais l'excep­tion ne se suppose pas, ne se présume pas, car ce serait choisir le moins probable, négliger les indices de vérité, s'éloigner de la vérité. L'exception doit être prouvée : Exceptio probanda est. Si cette preuve est fournie, la vérité apparaît du côté de l'exception, et non plus du côté de la règle générale, laquelle se montre défaillante pour ce cas particulier. Tant que cette preuve n'est pas donnée, la présomption reste en faveur de la règle générale.

Nous retrouvons ici la loi de vérité telle que la définit saint Alphonse dans son système moral : chercher et suivre la vérité certaine, et, à son défaut, la probabiliorité certaine, qui est la vraie probabilité. Et ici, cette loi est admise par tous. Qu'est-ce à dire, sinon que la loi de vérité, telle que la définit saint Alphonse, est conforme au bon sens, au sens droit, à l'instinct de vérité qui est dans l'homme ?

Venons-en à l'usage que fait saint Alphonse du principe de pos­session dans la solution des cas de moralité (en matière autre que celle de la Justice commutative).

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LE PRINCIPE DE POSSESSION 1 7 3

Ecartons d'abord une interprétation de la doctrine alphonsienne sur ce point, interprétation qui n'est conforme ni a la vérité, ni à l'enseignement et à l'esprit du saint Docteur.

H faut bien se garder de considérer la loi et la liberté comme deux plaideurs radicalement égaux en droits, capables de se disputer, au même titre de premier occupant, la « quasi-possession » et la « quasi-propriété » de la volonté humaine, comme Pierre et Paul se dispu­tent la possession et la propriété d'un champ. Il n'y a pas de raison, a priori et en soi, pour que ce champ soit plutôt à l'un qu'à l'autre des deux compétiteurs, également aptes à être possesseurs et proprié­taires : seuls les faits, conditionnant les droits particuliers, les dépar­tageront. La volonté humaine, au contraire, n'est pas un champ à vendre ni à prendre ; elle ne peut jamais être considérée comme res nullius : elle appartient, de plein droit et à tout instant, non pas à elle-même et encore moins à aucune autre puissance créée, par exem­ple à l'Etat, mais à Dieu. Aussi la loi — volonté divine — domine tou­jours la volonté humaine et a, radicalement, prise sur elle. De cette source première — l'autorité divine — les lois humaines elles-mêmes tirent leur unique force : c'est pourquoi, dès qu'elles sont injustes, et, par suite, en contradiction flagrante avec la Raison étemelle et la Volonté souveraine, elles ne sont plus lois, mais tyrannie et brigan­dage, capables d'opprimer l'individu et de ruiner la société, non d'obliger le sujet ni de servir le bien public.

Mais alors, comment admettre que la liberté puisse être en posses­sion vis-à-vis de la loi ? Passe encore pour les lois humaines ; mais pour la loi positive divine, et surtout pour la loi naturelle, comment la possession — et, par suite, l'antériorité d'un droit — est-elle pos­sible du côté de la liberté ?

La solution de cette difficulté, et en même temps du problème de la possession de la liberté par rapport à la loi, est basée sur la manière dont Dieu a voulu traiter sa créature raisonnable. Cette manière répond à la nature de l'homme ; et Dieu, qui a décidé d'ajouter, par la grâce, à la nature humaine, n'a rien enlevé à cette nature. L'homme est né pour être gouverné par sa raison : de par la sagesse et la volonté du Créateur, la régie prochaine, la règle immédiate de nos actions humaines, c'est la raison. La loi naturelle, la loi éternelle elle-même, dont la loi naturelle est la participation, la révélation également, avec ses lois positives, ne nous atteignent, ne peuvent nous atteindre que par l'intermédiaire de la raison. L'acte humain est essentielle­ment commandé par la raison : sinon, il n'est pas acte humain. La raison est la racine de la liberté et de la responsabilité. La moralité de nos actes dépend de la raison : l'acte est bon s'il est régi par la raison droite ; mauvais, s'il est régi par la raison volontairement faussée. La vie morale de l'homme commence avec l'usage de la raison. Dieu nous jugera d'après notre conscience, c'est-à-dire d'après l'exer­cice de notre raison. — C'est là le fondement de cet enseignement incontestable de saint Thomas et de saint Alphonse, que nous avons rappelé et commenté au cours de cette étude : l'obligation présup­pose la connaissance de la loi, comme telle ; donc, non pas seulement la connaissance de ce qu'elle est (quid sit), la notion de la loi, notion

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174 APPENDICE I

qui ne justifie pas l'affirmation de son existence (quia est) ; mais la connaissance de l'existence de la loi, comme loi. — Sans doute, pour le juge humain, la promulgation officielle de la loi compte unique­ment» et personne n'est censé ignorer la loi. C'est que le juge humain n'a pas droit — ni même faculté — de regard sur l'intime de l'homme : De internis non fudicat prœtor. Pour Dieu, au contraire, et pour la conscience, c'est l'intime qui est l'essentiel ; et d'abord son premier élément, la connaissance, et, pour chaque acte particulier, la connais­sance actualisée, l'advertance. Pour Dieu et pour la conscience, je ne fais pas mal si je ne sais pas que je fais mal.

Dès lors, il faut envisager, dans la vie morale de l'homme, deux situations de fait, qui se succèdent : la situation de l'homme ne con­naissant pas la loi, la situation du même homme arrivé à la connais­sance de la loi. Est-il besoin de faire remarquer que la non connais­sance est, naturellement, antérieure à la connaissance ?

Quand la non connaissance est frauduleuse, c'est-à-dire quand l'ignorance ou l'erreur est volontaire, il y a eu violation d'une loi cer­taine et manifeste à tous : la loi qui prescrit à l'homme de s'éclairer sur ses devoirs. Le coupable ne doit pas bénéficier de sa faute : elle ne lui crée aucun droit, et le laisse responsable des conséquences.

Lorsque, au contraire, la non connaissance n'est pas frauduleuse, et, nous l'avons montré, on ne doit pas présumer qu'elle le soit, la liberté morale — le droit de choisir — est entière. En effet, Dieu n'a pas présenté à l'homme la nomenclature des actes permis, mais bien celle des actes prescrits ou défendus. Ces prescriptions et défenses forment la seule limitation de la liberté, laquelle, dans ces limites, est un droit certain (1). Ce droit est antérieur, non pas à la loi,

(1) Cela n'empêche pas que l'homme soit tenu, en tous ses actes libres, de chercher le bien, et même de rapporter tous ses actes au Souverain Bien, qui est Dieu même, fin dernière de l'homme ; car c'est là une loi absolument universelle et absolument certaine. L'homme satisfait à cette loi : 1° en ne se permettant aucun acte qui, à sa connaissance, soit en contradiction formelle avec la fin dernière, ou, ce qui revient au'même, avec la loi divine ou la droite raison (obligation négative) ; 2° en accomplissant les actes qu'il sait lui être prescrits et notamment l'acte d'amour de Dieu par-dessus toutes choses, le­quel acte renferme l'intention de rapporter à Dieu notre activité entière (obli­gation positivé). H reste vrai que le détail du bien obligatoire s'impose à l'homme moyennant la connaissance qu'il en a, qu'il a dû et pu en acquérir.

Pour prévenir ou réfuter une objection, chère aux fauteurs de laïcité, nous ajoutons ici deux réflexions, qui devraient être inutiles, tant leur vérité saute aux yeux d'un observateur impartial. — Le licite est le bien à son degré infime ; le licite discutable n'est le bien que parce qu'il n'est pas le mal avéré. La doctrine du licite est loin d'épuiser la doctrine morale de l'Eglise et des théologiens ; ceux-ci, unanimement, exhortent chacun à ne pas dépasser les limites du licite certain ; et ils ne s'en tiennent pas là. Saint Alphonse en par­ticulier, s'il a défini, avec une admirable sagesse, le minimum d'obHgatïons strictes que personne n'est autorisé à rejeter, a aussi merveilleusement propagé,

Î>ar ses écrits, par ses prédications et par l'exemple de sa vie, les lois de la per-ëction, et même de la sainteté. Nul plus efficacement que lui n'a exhorte les

chrétiens de tout ordre à ne se point contenter d'un minimum, au-dessous du­quel ils ne tardent point à descendre, s'ils se refusent à monter au-dessus e t à rélever, dans la pratique de la vertu, tout au moins jusqu'à un certain degré de générosité et de ferveur. — D'autre part, si les lois absolument certaines, reconnues teUes par l'unanimité des théologiens, étaient universellement ob­servées, ou au moins acceptées, l'humanité réaliserait déjà un progrés moral étonnant, et serait en marche vers un bonheur qui lui est inconnu.

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LE PRINCIPE DE POSSESSION 175

mais à la connaissance de la loi, à laquelle connaissance est subor­donnée l'obligation effective, pour tel homme et pour tel cas. Le droit a la liberté est donc antérieur à l'obligation. — Survient un doute : peut-être y a -t-il une loi, qui, si elle existe, supprime la liberté morale, le droit de choisir. Après enquête,le doute persiste. La liberté est-elle supprimée ? Non, vu les régies générales dont nous avons établi plus haut le bien-fondé en raison. Car;:

1° l'existence de la loi est un fait ; ce fait n'est pas prouvé ; il est donc Inopérant ;

2° le changement de situation — le passage de la non obligation à l'obligation — est un fait ; ce fait n'est pas prouvé ; la situation antérieure reste donc, pratiquement et légitimement, inchangée ;

3° le droit à la liberté, droit acquis et jusque là certain, prévaut donc sur le droit douteux de la loi ;

4° d'autant plus que rien, dans la conduite de Dieu à l'égard de sa créature raisonnable, n'autorise à penser que Dieu condamne ce « droit de possession » de la liberté, à rencontre de la loi douteuse ;

5° surtout, la condition de l'obligation, à savoir la connaissance certaine de la loi, n'est pas réalisée ; donc la volonté n'est pas liée, n'est pas dépossédée de son droit à la liberté.

Tel est le sens, telle la démonstration, selon la doctrine de saint Alphonse, du principe de possession, invoqué en faveur de la liberté, dans les doutes sur l'existence de la loi.

Ici se placent deux observations importantes. 1° Le principe de possession, dans la doctrine de saint Alphonse,

n'est pas indépendant du principe fondamental de son système : Loi douteuse n'oblige pas. Il est basé, en effet, sur cet argument prin­cipal que la connaissance de la loi est la condition indispensable de l'obligation • effective. C'est donc, au fond, le même principe, mais présenté sous un jour différent, avec un complément d'explication et de preuve, avec des aperçus sur un ensemble de règles rationnelles qui le confirment, et, par le fait d'une argumentation poussée plus à fond, avec la réponse à cette objection que, d'après la volonté de Dieu, et vu la priorité et la prédominance de la loi par rapport à la liberté, celle-ci devrait toujours céder le pas à la loi, même douteuse. — Aussi saint Alphonse, dans le « Morale Systema » de l'édition défi­nitive de sa Théologie Morale, nous présente-t-il le principe de posses­sion comme le second corollaire — fort intéressant, mais rien autre qu'un corollaire — du principe vraiment fondamental : Loi douteuse n'oblige pas.

2° Par là se découvre l'erreur de ceux qui ont cru voir, dans le principe de possession, la base essentielle et la note caractéristique du système alphonsien, et ont dénommé son système le « système du possessionnisme ». Ce qui nous reste à dire achèvera de montrer com­bien cette appréciation et cette appellation sont dénuées de vérité.

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176 APPENDICE I

Saint Alphonse applique aussi le principe de possession en faveur dé la loi, dans les cas où l'obligation, jusque là certaine, devient dou­teuse.

Une obligation peut cesser, douteusement ou certainement, de trois manières :

1° Par cessation douteuse ou certaine de la loi elle-même, ou de sa légitime application à telle personne ou dans telle circonstance (cessation de la raison d'être de la loi, abrogation, dérogation, coutume légitime contraire, privilège, dispense, impuissance physique ou morale du sujet.) Nous ne signalons pas le cas de conflit entre deux lois, car alors le principe de possession n'intervient pas, les deux lois étant également certaines et en possession : la loi supérieure, ou plu­tôt celle qui, de sa nature, oblige plus rigoureusement, doit l'empor­ter. — A part l'impuissance physique ou morale, les causes indiquées ne peuvent atteindre ni les lois naturelles, inhérentes à la nature humaine ; ni les lois positives divines, établies jusqu'à la fin des temps ; mais uniquement les lois positives humaines, et parmi celles-ci, normalement, les lois ou prescriptions secondaires, plus sujettes à changement. Notons aussi que, pour ces lois humaines, le législateur a le moyen d'en presser l'observation, si telle est sa volonté, et, par conséquent, le doute sur la cessation proprement dite de la loi est rare et ne peut guère durer.

2° Par expiration douteuse ou certaine du temps pour lequel la loi est portée : ainsi l'obligation de l'abstinence du vendredi, l'obli­gation du repos dominical, finissent avec le vendredi, avec le diman­che. Mais à combien peu de personnes et combien rarement il arrive d'avoir besoin, ou envie, ou occasion de manger gras ou de commen­cer un travail servile dés la première minute du samedi ou du lundi ; et combien plus rarement encore, parmi ces cas déjà exceptionnels, de ne pas savoir, avec une suffisante certitude, s'il est minuit ou non. Là où il n'était plus question de minutes, mais d'une durée plus longue, voire d'une année entière, la loi ecclésiastique a supprime les doutes par la netteté de ses dispositions : ainsi, pour l'obligation du jeûne, il n'y a plus à discuter sur la soixantième année, commencée ou achevée ; l'obligation cesse à cinquante-neuf ans accomplis.

Dans tout ce que nous avons vu jusqu'ici, nous avons constaté que l'usage du principe de possession en faveur de la loi ne peut être que fort restreint.

Il nous reste à considérer le cas de cessation de l'obligation : 3° Par l'accomplissement, douteux ou certain, de l'acte prescrit : je dois assister à la messe le dimanche,j'y assiste, ma conscience est dégagée. — Le principe de possession ne joue que dans le doute ; et il s'en faut que, d'après la doctrine de saint Alphonse, tous les doutes qui sur­viennent en cette matière doivent être résolus en faveur de la loi. La possession est en faveur de la liberté, lorsque le doute porte, non sur l'acte lui-même, mais sur les conditions dans lesquelles il a été rempli : omnis actus prmsumitur validus. La présomption, et par

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LE PRINCIPE DB POSSESSION 177

conséquent la quasi-possession, est encore en faveur de la liberté, toutes les fois qu'on peut arguer d'une habitude acquise pour estimer qu'on a accompli l'acte commandé : judicatur ex communiter contin-cent i bus. Par ailleurs, nous sommes ici en matière purement contin­gente (actes humains individuels), matière en laquelle nous n'avons ni le moyen, ni par conséquent le devoir, ni même le droit d'être fort exigeants sur la qualité de la preuve, lors même que celle-ci est re­quise : lorsque nous avons une raison positive de croire que nous avons rempli une obligation, sans que nous ayons (ce qui est l'ordinaire) une raison positive contraire, nous pouvons et nous devons raisonna­blement nous en contenter (sauf dans les c*s~spéciaux qui réclament, de leur nature, une preuve plus stricte). D'ailleurs, les fuites de mé­moire, d'où naissent les incertitudes et les doutes sur les actes accom- ' plis, sont le fait, le plus souvent, de personnes diminuées physiolo-giquement ou psychologiquement, d'une manière habituelle ou passa­gère : personnes scrupuleuses, ou fatiguées, ou très absorbées par des soucis, des occupations excessives ; leur situation autorise ou réclame l'indulgence, et, parfois, donne lieu à dispense ad cautelam, si l'autorité compétente peut intervenir, ou à déclaration de non obligation.

En soi — nous l'admettons avec saint Alphonse — le principe de possession vaut aussi bien en faveur de la loi qu'en faveur de la liberté : il n'y a pas deux manières équitables d'apprécier les actes humains.

Mais, une fois acceptées les restrictions légitimes — et saint Al­phonse les accepte, — reste-t-il assez, en fait d'applications du prin­cipe de possession en faveur de la loi, pour constituer un système 7 Nous ne le pensons pas, et saint Alphonse ne l'a pas pensé non plus : il n'a pas fait entrer le principe de possession, considéré sous cet as­pect, dans la formule de son système ; il ne l'a pas donné comme partie essentielle ou même intégrante de son système ; les questions qui s'y rapportent, il les a traitées comme questions particulières, en dehors de l'exposé et de la déclaration du système.

A cette conception, il y a une raison plus profonde. Le principe de possession, en tant qu'il s'applique à la loi douteuse,

n'a pas seulement pour base les règles générales d'appréciation des actes humains, que nous avons données plus haut ; il repose aussi, et surtout, sur ce principe fondamental : La connaissance est la con­dition indispensable de l'obligation effective ; ce qui ne se vérifie point pour le même principe de possession, considéré dans ses relations avec la loi dûment établie. D'un côté, tout le système moral de saint Alphonse est engagé ; de l'autre, non : il ne reste ici, répétons-le, qu'une question particulière, ou plutôt des questions particulières, que saint Alphonse traite à leur place, en leur attribuant l'importance, fort relative, qui leur revient, mais pas davantage.

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178 APPENDICE II

II

Réflexions sur la terminologie de saint Alphonse en matière d'opinion et de probabilité.

La terminologie, en matière d'opinion et de probabilité, est, en elle-même, difficile et délicate. L'opinion — et son objet, la propo­sition probable, la proposition qui est jugée digne de l'assentiment opinatif de l'esprit — l'opinion, disons-nous, et son objet, ne pré­sentent pas les contours précis, absolument nets, de la science, et de son objet, la proposition démontrée. Il était inévitable que la pré­cision du langage s'en ressentit. Des siècles de discussion ont plutôt accumulé les malentendus qu'ils ne les ont dissipés.

La science — celle qui mérite ce nom — porte toujours sur la vérité : la proposition démontrée est infailliblement vraie. Une proposition qui n'est pas infailliblement vraie, n'est pas démontrée, n'est pas scientifique, n'est pas objet de science. La notion de science implique vérité infaillible. Science fausse n'est pas science, alors même qu'elle en usurperait le nom, ce qui n'est point rare de nos jours.

La notion d'opinion, au contraire, se vérifie dans tout jugement opinatif, dans tout assentiment de l'esprit, basé sur les indices de vérité, sur la vraissemblance, que ce jugement soit vrai ou qu'il soit faux. L'opinion fausse est estimée vraie par celui qui a cette opinion ; bien que basée sur une vraisemblance trompeuse, sur un faux-sem­blant de vérité, elle n'en est pas moins un jugement opinatif, une opinion. Opinion fausse est opinion. — C'est même pour ce motif, nous dit saint Thomas, à savoir parce qu'elle peut porter à faux, parce qu'il n'existe aucun moyen de nous abriter absolument, en matière d'opinion, contre tout danger d'erreur, que l'opinion ne peut prétendre, comme la science, au titre de vertu intellectuelle.

Par un procédé coutumier au langage humain, et que légitime une essentielle affinité, la dénomination passe du sujet ou de l'acte à l'objet. La science mathématique n'existe que dans le mathémati­cien, comme acte ou comme habitude : on appellera cependant science mathématique l'ensemble des propositions démontrées en mathématique. De même, on est convenu d'appeler opinion la pro­position soutenue par un opinant quelconque : dans ce sens, on parle légitimement de l'opinion de Socrate, de l'opinion des Pythagoriciens, de l'opinion de Scot, sur tel point donné. Les anciens, ceux-là même qui sont les maîtres en cette matière de la probabilité, Albert le Grand, saint Thomas, ne font pas de difficulté de s'exprimer ainsi. — On va plus loin : on rapporte l'opinion à des opinants qu'on ne nomme pas, qu'on désigne vaguement ; on dit, par exemple : « L'opinion de ceux qui prétendent que...» Saint Thomas l'a dit également, et main­tes fois. — On a môme le droit de rapporter l'opinion à un opinant

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LA TERMINOLOGIE 179

hypothétique. N'est-ce pas ce que fait saint Thomas au commence­ment de chaque article de sa Somme théologique, par son Videtur quod non ? Il suppose un contradicteur, un « opinant », qui prend à son compte la thèse ou la proposition contraire à sa propre thèse. Car « ce qui semble, semble à quelqu'un : Quod videtur, alicui videtur. » L'objet de la science domine l'esprit, tout esprit ; est indépendant de l'esprit, de tout esprit créé ; ce qui est vraiment démontré à un homme, est, de sa nature, démontrable à tous, est vrai en soi, néces­sairement vrai. L'objet de l'opinion, au contraire, bien qu'il dépende, au point de vue vérité, de la réalité des choses, dépend,en tant qu'ob­jet d'opinion, de la considération de l'esprit sans laquelle il ne se peut concevoir. L'opinion, au point de vue vérité, dépend des choses, de leur réalité : elle n'est vraie qu'autant qu'elle est conforme à la réalité. Mais si, pour être opinion, elle dépendait de la réalité, elle serait toujours vraie, comme la science est toujours vraie, dés lors qu'elle est science.

En résumé, dés lors que nous entendons par opinion ou le jugement opinatif, ou la proposition qui est l'énoncé de ce jugement, que le jugement soit prudent ou téméraire, qu'il soit vrai ou faux, nous avons une idée juste de l'opinion et nous parlons correctement.

*

En est-il ainsi, lorsque nous parlons d'opinion moins probable ? n faut distinguer.

En soi, ces termes « opinion » et « moins probable » jurent de se trouver réunis, soit que Ton entende par opinion le jugement opi­natif, soit que l'on entende la proposition qui est l'énoncé de ce juge­ment.

En effet, le jugement opinatif n'est pas autre chose que • l'accès à la vérité » ou « la science au sens large » de saint Thomas, « la certi­tude morale large » de saint Alphonse. Il est motivé, au moins, par des indices prédominants de vérité. Il est, essentiellement, une « adhé­sion de l'esprit à ce qui est estimé « plus probable » ; laquelle « adhé­sion » implique le « rejet » de ce qui est estimé « moins probable ». Par conséquent, supposer qu'un esprit humain puisse a adhérer » par jugement opinatif à ce que ce même esprit, en même temps, estime « moins probable », c'est supposer l'impossible : il y a contradiction dans les termes. Prise en ce sens, l'expression « opinion moins pro­bable » est contraire à la saine philosophie, et même au bon sens. — Rien ne sert de dire qu'ici on entend par opinion, non le jugement opinatif, mais la proposition qui en est l'objet et l'énoncé ; car, entre n'importe quel jugement et la proposition qui en est l'objet et l'énoncé, considérée comme telle, il y a essentielle corrélation, identité des notes essentielles.

Cependant, nous l'avons vu, nous appelons légitimement opinion tout jugement opinatif — vrai, discutable, ou faux — d'un opinant quelconque, réel ou hypothétique ; et nous pouvons apprécier — par un jugement opinatif ou scientifique, selon le cas — toutes opinions d'autrui et les propositions qui les énoncent. Ces appréciations peu-

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180 APPENDICE II

vent revêtir toutes les modalités des jugements humains. Je puis, notamment, déclarer que, là où autrui a cru voir ou pourrait voir des indices prédominants de vérité, je trouve le contraire ; que tel énoncé, jugé par autrui « proche de la vérité », à mon avis, s'en éloigne. Si c'est là ce que j'entends lorsque je dis : « Telle opinion est moins pro­bable », je ne pèche point contre la philosophie, contre l'usage correct des termes reçus.

Le point capital est de sous-entendre toujours la notion exacte de l'acte et de l'état d'opinion. Saint Alphonse le fait, puisque, d'après son système, « dans l'égalité des raisons, il n'y a place que pour le doute », et nullement pour l'opinion : à plus forte raison n'admet-il pas que, dans l'inégalité des raisons, il puisse y avoir place, dans un esprit humain, pour un jugement opinatif en faveur de la contra­dictoire la moins fondée en raison.

En pratique, saint Alphonse ne s'est pas insurgé—il avait mieux à faire — contre un fait acquis, contre une pratique courante, contre un usage reçu, de son temps et depuis longtemps, par les théologiens de toutes les Ecoles : il. a continué, après l'établissement de son sys­tème, à dénommer opinion toute proposition non scientifiquement démontrée.

* * *

Si la terminologie de l'opinion présente des difficultés, celle du probable en est toute hérissée.

Les mots ont souvent plusieurs sens : un sens strict, un sens large, un sens très large ; ou encore un sens propre, et un ou plusieurs sens dérivés. Gela constitue, pour l'esprit, à la fois un danger et une aide. Un danger : parce que les esprits peu avertis, et quelquefois aussi les autres, sont exposés à croire à l'identité de choses distinctes, dési­gnées par un même mot. Une aide : parce que l'identité d'appella­tion appelle l'attention sur l'analogie des choses et sur la connexion des idées.

Si l'on s'en tient au sens étymologique, est probable ce qui est « digne d'être approuvé » par l'esprit (1). Et, en effet, il y a probabilité pure et simple, probabilité proprement dite, probabilité entière et définitive, là où l'esprit peut donner son approbation, son assenti­ment (2). La probabilité, ainsi comprise, est à l'opinion formée ce que l'évidence médiate est à la science. Elle est ce qui invite l'esprit à l'assentiment opinatif, comme l'évidence médiate, révélée par la démonstration, est ce qui détermine l'esprit à l'affirmation scientifique.

(1) On pourrait traduire aussi : ce qui est susceptible d'être prouvé : mais cela revient au même, car l'esprit approuve sur preuve faite. Notons que preuve n'est pas démonstration : on prouve qu'use homme est innocent ou coupable, on ne le démontre pas ; un mathématicien fait la démonstration, un avocat fait la preuve.

(2) En soi, il faudrait un mot spécial, qui désignât la possibilité réalisée, l'acte, et non pas simplement la puissance : ce mot, qui existe en grec, nous ne l'avons ni en latin ni en français. Les mots « vraisemblable » et • vraisemblance » seraient peut-être plus indiqués que - probable » et « probabilité » ; mais ils n'ont pas prévalu, et l'usage fait loi en matière de langage.

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LA TERMINOLOGIE 181

Cette probabilité n'est donc pas autre chose que la probabiliorlté nettement établie. Elle n'existe pas du tout dans l'égalité des rai­sons, dans les propositions dites équlprobables, lesquelles — saint Alphonse l'enseigne formellement—ne sont pas probables, de la vraie probabillité qui Justifie, provoque et fixe l'assentiment de l'esprit. — Elle n'existe pas encore, sinon d'une manière initiale et incomplète, elle n'existe pas avec la vigueur nécessaire pour produire l'effet propre de la probabilité (l'assentiment de l'esprit), dans la probabiliorlté légère ou douteuse. Vu la condition de l'esprit humain, lequel n'est pas apte à discerner avec une entière certitude les moindres différences de valeur dans les motifs d'adhésion ou dans les indices de vérité qu'il est appelé à peser, la probabiliorité légère est toujours douteuse. Cette probabiliorité légère et douteuse ne permet pas à l'esprit de se fixer dans une adhésion nette et constante, ne le protège pas effi­cacement contre les dernières fluctuations du doute : elle n'est pas la probabilité vraie, pas plus que la conjecture n'est l'opinion, l'opi­nion arrêtée, l'opinion proprement dite.

Le Jugement d'opinion est la conclusion d'une enquête, enquête qui peut être longue, qui doit toujours être sérieuse.

Quand l'enquête aboutit, la proposition victorieuse est définiti­vement proclamée probable, digne d'être approuvée et acceptée par l'esprit. Cette victoire, à quoi la doit-elle ? Aux différents éléments de preuves qui ont milité en sa faveur, à leur valeur individuelle, à leur valeur globale. Avant d'approuver la conclusion et d'y adhérer, l'esprit a dû approuver les motifs intellectuels d'adhésion : la sentence est basée sur les considérants, et en tire toute sa force rationnelle. Comme la probabilité de la conclusion a pour fondement la valeur, le mérite des motifs qui la soutiennent,on a voulu appeler probabilité ce mérite, cette valeur : une conclusion probable s'appuie sur des rai­sons probables. Rien ne semble plus juste. Cependant, à considérer lez choses d'un peu prés, on découvre déjà ici un commencement d'inexactitude. A proprement parler, ce n'est pas — ou du moins pas toujours — la probabilité intrinsèque de chaque indice de vérité qui amène l'esprit à conclure ; mais c'est l'ensemble de ces indices et leur prédominance globale qui constituent la probabilité de la con­clusion. Ces raisons dites probables, nous préférerions les appeler, avec Aristote, « raisons persuasives, dignes de crédit » et capables, prises ensemble, d'accréditer la conclusion vers laquelle elles ache­minent l'esprit. Mais passons : l'usage est un maître qui veut être obéi, et qui exige bien des concessions.

Il va nous en imposer de plus grandes. Il nous demande, d'abord, d'appeler probables, les propositions d'égale force, et, par suite, d'égale impuissance, qui tiennent l'esprit en suspens et l'empêchent de sortir du doute strict, ainsi que les propositions qui offrent des indices décroissants de vérité, depuis l'opinion dite un peu moins probable, jusqu'à l'opinion en laquelle on ne reconnaît plus que de

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182 APPENDICE II

légères traces ou même un simple soupçon de probabilité (opinio tenuiter vel dubie probabilis). Ce même usage nous demande encore d'appeler probables les raisons et moyens de preuve dont ces diffé­rentes propositions réclament le secours.

En ce qui concerne les propositions, nous avons montré, au cours de cette Etude, comment introduire un ordre rationnel dans leur progression souvent désordonnée ; et nous avons rappelé, dans cet Appendice, l'unique titre qui leur reste pour être encore dénom­mées opinions.

Quant aux moyens de preuve, il est juste et nécessaire de recon­naître le poids qu'ils ont aux yeux de l'esprit. Au cours de l'enquête, ils ont été jugés dignes d'être pris en considération sérieuse. Jusque dans leur défaite, ils ne sont pas anéantis ni totalement inopérants : parfois (cas d'équivalence), ils empêchent l'esprit de conclure ; dans tous les autres cas, ils contribuent à maintenir cette crainte de la contradictoire — formido oppositœ — qui poursuit l'opinion déjà formée. Même à rencontre de l'opinion souverainement probable (opinio probabilissimà), il peut se trouver des indices de vérité non méprisables en soi, ainsi que, même à rencontre d'une proposition scientifiquement démontrée, il peut rester des objections difficiles à résoudre. Ce n'est qu'en fin d'enquête que les indices de vérité, invo­qués par les propositions plus faibles, ont révélé définitivement, non pas toujours leur faiblesse intrinsèque, mais leur impuissance à résister aux indices contraires, plus nombreux et surtout plus forts.

Il n'en reste pas moins que la prodigalité dans l'emploi des termes probable et probabilité constitue, plutôt qu'un usage légitime, un abus fâcheux. Il doit son origine, et surtout sa fortune, à la confusion jetée dans les esprits sur les notions d'opinion et de probabilité. Ces notions une fois rétablies dans leur substance, comme l'a fait saint Alphonse, l'abus devient à peu près inoffensif. L'essentiel était, et sera toujours, de bien marquer la différence entre une probabilité purement nominale et la probabilité vraie et opérante. La question de mots a, certes, son intérêt ; mais elle n'est que secondaire. Saint Alphonse n'a pas songé à la soulever : absorbé par des soucis plus graves, ennemi des discussions inopportunes, et soucieux avant tout d'être compris par tout le monde, il n'a guère modifié les formules en cours. Mais ces formules en cours prennent chez lui, du fait de son système, un sens conforme à la vraie doctrine sur l'opinion et la pro­babilité. On ne peut faire un grief à qui a lutté pour la vérité, si dif­ficile à faire triompher en cette matière, de n'avoir pas, d'un seul coup, transformé le langage reçu parmi les théologiens.

En théologie morale, on étudie la probabilité, non pas principale­ment à cause de l'intérêt que présente cette étude au philosophe spéculatif, mais en vue de la pratique.

Saint Alphonse, en particulier, a eu constamment, comme théolo­gien moraliste, la préoccupation d'établir, sur des principes certains

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LA TERMINOLOGIE 183

et scientifiquement démontrés, à égale distance des funestes écueils du rigorisme et du laxisme, des règles sûres, précises et claires, pour la direction des confesseurs.

A ce point de vue, ce qui importait le plus, ce que réclamait le bien des âmes, ce que demandaient les prêtres chargés du ministère de la confession, c'était une délimitation nette du licite et du défendu. A la base il fallait, de toute nécessité, une définition exacte de Vopi­nion probable au point de vue conscience, des conditions pratiques que doit remplir une opinion ou proposition quelconque pour être légitimement « approuvée » par la conscience et acceptée comme ligne de conduite.

Cette définition, saint Alphonse nous la donne, notamment dans sa dissertation de 1765, Dell'uso moderato dell'opinione probabile (cap. 5, n° 25) : « L'opinion vraiment probable est celle-là seule qui a des fondements — intrinsèques ou extrinsèques — d'une solidité égale ou quasi égale à ceux de l'opinion contraire favorable à la loi, en sorte que la loi apparaît certainement et strictement douteuse. »

La science pure voit ici ses droits sauvegardés, par la déclaration qu'il n'y a ici ni acte ni état d'opinion, mais doute strict, doute pro­prement dit ; et les moralistes trouvent une règle sûre, à l'abri de tous les dangers, — une règle claire, à l'abri de toutes les équivoques.

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184 APPENDICE III

III

Un cas de conscience résolu par saint Thomas.

Il s'agit du cas, célèbre et fort pratique au moyen-âge, de la plura­lité des prébendes : était-il permis à un clerc d'accepter, ou derecher-cher, plusieurs bénéfices ecclésiastiques, avec ou sans dispense pon­tificale ? Saint Thomas revient deux fois sur cette question dans ses Quodlibeta : Quodlib. VIII, art. 13 ; Quodlib. IX9 art. 15.

Les avis des docteurs sont partagés : saint Thomas le constate, et demande si, devant cette divergence des opinions, il y a péché à suivre l'opinion la moins sûre, la plus favorable à la liberté.

La question se présente, d'emblée, sous des aspects différents : si prohibition il y a, est-elle édictée par le droit ecclésiastique, ou par le droit positif divin, ou par le droit naturel ?

Saint Thomas écarte le droit ecclésiastique : des lois anciennes interdisaient, il est vrai, cette pluralité des prébendes ; mais les dis­penses s'étaient multipliées, un usage contraire à la loi avait prévalu ; cet usage constituait-il un abus toujours condamnable, ou une cou­tume légitime, abrogeant les lois antérieures ? Ici encore, il y avait des juristes pour l'une et l'autre opinion. Saint Thomas abandonne aux juristes la solution de ce problème. — Le droit positif divin ne fournissait que des indications fort vagues, d'où il était impossible de tirer des conclusions précises et certaines. — Quant aux dispenses, elles ne pouvaient valoir que pour le droit ecclésiastique, non pas, en soi et d'une manière absolue, pour le droit naturel. — Saint Tho­mas déclare vouloir se borner à étudier la question au point de vue du droit naturel. Suivons-le sur ce terrain.

Que fait saint Thomas ? Il examine les fondements des deux opi­nions ; il examine aussi l'acte du clerc acceptant ou recherchant un nouveau bénéfice, alors qu'il est déjà pourvu.

Contre la licéité des bénéfices multiples. Cette multiplicité a été interdite par l'Eglise. Admettons que la loi qui la condamne ne soit plus en vigueur : les motifs de la condamnation subsistent, et il reste que les bénéfices multiples ont été jugés dignes d'être condamnés : ils demeurent au moins suspects. — Les bénéfices ont été constitués par des fondateurs : l'intention des fondateurs, acceptée et approuvée par l'Eglise, fait loi. Cette commune intention des fondateurs et de l'Eglise a été de pourvoir, d'un côté, au service de l'Eglise, d'autre part, à un convenable entretien du clergé. L'accumulation de plu­sieurs bénéfices sur une même tête va contre ce double but, en pri­vant l'Eglise du moyen de se procurer ou d'entretenir convenable­ment d'autres clercs. — Enfin, le bénéfice entraîne des obligations, et la rémunération n'est légitimement perçue que par qui remplit ces obligations : or, il est souvent difficile, ou même impossible, de satis-

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UN CAS DE CONSCIENCE 185

faire en même temps aux obligations Imposées par plusieurs béné­fices.— Quant à l'acte même du clerc acceptant ou recherchant une nouvelle prébende, il est suspect d'être entaché d'ambition ou de cupidité, ce qui est une intention condamnable.

En faveur de la licétti des bénéfices multiples. S'il est permis, même à qui possède un riche patrimoine, de recevoir un bénéfice ecclésias­tique, pourquoi serait-il défendu de s'enrichir en en recevant plu­sieurs ? Le clerc n'a pas fait vœu de pauvreté. — Saint Thomas rejette cette raison, qui entraînerait à détourner les biens ecclésiastiques de leur juste destination et à innocenter des dispositions d'âme vraiment répréhensibles. Mais il ne réprouve pas les raisons suivantes : Les bénéfices ecclésiastiques sont institués pour fournir au clerc un entre­tien convenable ; Il ne répugne donc point, si une prébende est par trop maigre, qu'on supplée à son insuffisance par une autre prébende. Les bénéfices ecclésiastiques ont aussi pour but d'assurer le service de l'Eglise, et de rémunérer les services rendus : il est équitable que des services plus grands aient une compensation plus large ; il est possible qu'un bénéficiaire, quoique parfois retenu ailleurs par les obligations attachées à une autre prébende, soit' quand même plus utile qu'un autre clerc toujours présent ; il est, en somme, avanta­geux à l'Eglise qu'elle ait le moyen de reconnaître le dévouement, la diligence, le bon emploi des talents, et il se peut que le moyen pour atteindre ce résultat soit la pluralité des prébendes, et que, de ce fait, nul ne soit privé de ce qui lui revient. En tout cela, il n'y a rien qui ne s'accorde avec les intentions des fondateurs et avec le bon gou­vernement de l'Eglise. Vu toutes ces considérations, vu aussi la bonne utilisation possible des revenus d'un nouveau bénéfice, il se peut que le clerc ainsi privilégié ait une intention droite et honnête, et que, dans ses dispositions d'âme, 0 n'y ait rien de condamnable.

Notons soigneusement que ces deux opinions ne sont pas purement et simplement contradictoires : il n'y a pas d'un côté, une négation absolue, et, de l'autre, une affirmation absolue, portant sur le même objet. Tout bien pesé, Il y a un terrain d'entente. Bien que non expressément formulée, il parait évident — et les conclusions pra­tiques le montreront mieux encore — que la pensée de saint Thomas est celle-ci : les raisons fortes et nettement prépondérantes sur les­quelles s'appuie la première opinion établissent une règle générale, qui est vraie comme règle générale, mais qui n'exclut pas les excep­tions ; ce qu'il y a de recevable dans la seconde opinion nous montre les fondements et les conditions des exceptions légitimes. En d'autres termes : suspecte en soi, et normalement illégitime, la pluralité des prébendes peut, dans certains cas, et sous certaines conditions, être justifiée.

Avant d'examiner les conclusions de saint Thomas, arrêtons-nous un instant à considérer la question de méthode à suivre dans la solu­tion des cas de conscience. Sur ce point, comme sur tous les autres, l'accord de saint Alphonse avec saint Thomas est complet* Où donc

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186 APPENDICE III

saint Alphonse nous a-t-il dispensés de nous rendre compte des con­ditions générales de moralité de nos actes ? Où donc a-t-il enseigné qu'il ne faille pas, pour bien agir, une intention droite ; qu'il ne faille pas, en ce point, surtout quand la suspicion est fondée, nous prému­nir contre l'illusion ? Où donc a-t-il laissé entendre qu'on ne soit pas tenu de considérer les circonstances du fait particulier ? Cette con­sidération est indispensable, surtout dans les cas difficiles, pour savoir quels principes sont applicables à ce fait particulier. Dans la discus­sion du système moral, tout cela est présupposé, parce que tout cela est hors de conteste.

Quant à la question de l'existence de la loi, ou, ce qui revient au même, de la vérité ou fausseté des opinions sur la loi, saint Alphonse, ou même un probabiliste sérieux, a-t-il jamais dit qu'il suffise de la coexistence, parmi les théologiens, de plusieurs opinions, contradic­toires ou divergentes, pour proclamer la loi douteuse et annuler l'o­bligation ? Le prétendre serait manifeste injustice, ou naïve ignorance. Saint Alphonse réclame une enquête loyale et, autant que possible, complète, qui dégage la vérité, s'il se peut. Saint Thomas nous offre ici un modèle d'enquête loyale et complète. L'accord des deux saints Docteurs, sur la méthode, ne saurait être plus entier.

Venons-en aux conclusions de saint Thomas. Notons-le bien : il ne s'agit pas ici d'un cas unique, qui, se présentant mille fois, se résout toujours par oui ou par non ; mais de cas multiples, dont les uns aboutissent à l'affirmative, les autres à la négative.

Au point de vue de la doctrine, du droit en soi, saint Thomas, nous l'avons déjà dit, conclut à l'illicéité de la pluralité des bénéfices, sauf exception justifiée. Le Concile de Trente lui a donné raison (Sess. 24, de reformatione, cap. 17), en renouvelant et en précisant les prescriptions des anciens canons. Saint Alphonse (Theol. Mot., n° 117 et 118) a fait sienne la doctrine de saint Thomas, même sur les points qui n'avaient pas été définis par le Concile : il déclare que la pluralité des bénéfices est, en soi, contraire au droit naturel, mais que, dans des circonstances qu'il détermine avec soin (n. 118), elle peut devenir licite.

Mais ce qui nous intéresse en ce moment, ce sont les conclusions de saint Thomas au point de vue de la conscience individuelle, ou plutôt des cas particuliers, tels qu'ils apparaissent à la conscience individuelle (1). Saint Thomas suppose un ecclésiastique, pourvu

(1) Ici comme partout, saint Thomas se préoccupe avant tout de ce qui apparaît à une conscience bien formée. Quant à la conscience erronée, il en­seigne clairement, notamment De Veritate, q. 17, a. 3 , ad 4 , qu'elle • ne suffit pas à nous absoudre, si elle pèche dans son erreur même, » si elle est le fruit pu de la déloyauté ou de la négligence volontaire. SI, au contraire, elle est Innocente, elle suffit à notre acquittement. Cela est sous-entendu dans toute question morale, surtout dans toute question difficile e t compliquée, prêtant à des solutions multiples.

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UN CAS DE CONSCIENCE 187

(ou à pourvoir) de plusieurs bénéfices, « qui fait diligence pour s'en­quérir s'il est permis d'avoir plusieurs prébendes, et ne trouve rien qui le porte à penser que ce soit défendu ; » en conséquence, il garde ou accepte sa prébende supplémentaire : « il ne s'expose pas au dan­ger (de pécher), et il ne pèche pas. » Si, au contraire, l'enquête aboutit à la certitude de l'illicéité, il y a évidemment péché à passer outre, car c'est aller contre sa conscience. Mais si l'enquête amène seulement le doute sur la licéité ? « Tant que ce doute subsiste, répond saint Thomas, celui qui possède plusieurs prébendes s'expose au danger, et commet certainement un péché, en préférant un avan­tage temporel à son propre salut. Si9manente tali dubilatione, plures prœbendas habet, periculo se committii, et procul dubio peccat9 utpote magis amans beneficium temporale quam propriam salutem. »

Il n'y a de difficulté que pour cette dernière conclusion, laquelle, semble-t-il, rompt l'accord entre saint Thomas et saint Alphonse. Celui-ci, en effet, ne devrait-il pas résoudre le problème par son prin­cipe sur la loi douteuse et conclure à la non obligation ? Et si, comme l'affirme saint Alphonse, ce principe est emprunté à saint Thomas, comment le Docteur Angélique non plus n'y fait-il pas appel ?

On peut être tenté de répondre qu'il s'agit du doute pratique, de la non assurance de bien agir. Cette réponse est inopérante. Assuré-menace doute-là existe dans le cas donné, et c'est pourquoi il y a péché. Mais, s'il y a, pour sortir du doute, un moyen aussi facile que l'appli­cation du principe : Loi douteuse n'oblige pas, pourquoi ne pas indi­quer ce moyen, et, dés lors, conclure à faux, en imposant une obli­gation pratiquement inexistante ?

La réponse vraie est beaucoup plus simple. La question posée est une question de justice : il y a les droits des tiers — en l'espèce, les droits des fondateurs — qu'il n'est pas permis d'exposer au risque d'être violés ; il y faut une certitude : ici, le doute ne libère pas. Le droit à là rémunération présuppose la preuve que l'obligation, basée sur un contrat ou un quasi-contrat, est remplie. — D'ailleurs, même abstraction faite de la question de justice, aux yeux de saint Thomas comme de saint Alphonse, la loi générale, établissant la non licéité des bénéfices multiples, n'est pas une loi douteuse, mais une loi cer­taine : l'exception doit être prouvée, et, dans le doute, il n'y a pas preuve.

Voilà pourquoi, lorsque saint Alphonse traite cette même question dans sa Théologie Morale, il admet sans réserve et les raisons et les conclusions de saint Thomas, en les précisant d'après les données du Droit Canonique en vigueur de son temps, mais en s'appuyant d'abord, comme le Docteur Angélique, sur le droit naturel .

En résumé : pour saint Thomas comme pour saint Alphonse, le principe : « La loi douteuse n'oblige pas, » reste vrai, mais il ne trouve pas son emploi dans le cas présent.

Entre saint Thomas et saint Alphonse, l'accord demeure complet.

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T A B L E D E S M A T I È R E S

Pages

AU LECTEUR 5

PREMIÈRE PARTIE. - ÉTUDE HISTORIQUE.

Chapi t re I e r. — La question est posée il

Chapi t re II. — Attitude de l'Eglise 19

Chapi t re III. — Le cas de conscience d'un saint 33 I. Le champion de la doctrine rigide 33 II. Le partisan de la doctrine bénigne 35

III. Hésitations et réserves 37

Chapi t re IV. — La solution du problème 43

Chapi t re V. — Ultima verba 72

Chapi t re VI. — Un jugement de l'Eglise 80

SECONDE PARTIE. - ÉTUDE PHILOSOPHIQUE.

Chapi t re I e r. — Les états d'esprits inférieurs à la certitude 89

Chapi t re II. — De l'opinion 97 I. L'opinion est un acte de l'esprit 97 IL Objet de l'opinion 98

III. L'opinion est un jugement. 101 IV. Pouvoir de la volonté dans la formation de l'opinion 103 V. Exercice légitime du pouvoir de la volonté 109

VI. La crainte inhérente à l'opinion 115

Chapi t re III. — L'opinion habitude 122 I. L'opinion devient une habitude. — Peut-elle être une vertu? 122 II. Formation de l'opinion habitude 123

III. Développement de l'opinion habitude. — Du plus et du moins dans l'opinion et dans le probable 124

IV. Comment meurt ou dépérit l'opinion 130

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190 TABLE DES MATIERES

Pages

CHAPITRE IV. — Les systèmes moraux et le système moral de saint Alphonse 132

I. Tutiorisme et laxisme. — Probabiliorisme. — Probabilisme. 132 II. Le système moral de saint Alphonse 138 A. Principe pour former la conscience dans l'état de doute.,,. 139 B. Principe pour former la conscience dans l'état de conjecture. 154 C. L'opinion formée, condition suffisante et normale de l'obli­

gation morale 155

CONCLUSION 168

APPENDICES.

I. Le principe de possession et ses applications diverses d'après la doctrine de saint Alphonse 169

II. Réflexions sur la terminologie de saint Alphonse en matière d'opinion et de probabilité 178

111. Un cas de conscience résolu par saint Thomas 184