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PAUL DE GRAUWE LES LIMITES DU MARCHÉ L’OSCILLATION ENTRE L’ÉTAT ET LE CAPITALISME Préface de Jean-Paul Fitoussi Révision scientifique de Pierre Dehez

Les limites du marché

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Paul De Grauwe apporte une importante contribution au débat sur la stabilité de notre système de marché. Il analyse en détail les conséquences de ce désastreux mouvement pendulaire, qui ne peut être rompu qu'à l'aide de mesures drastiques.

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L’OSCILLATION ENTRE L’ÉTAT ET LE CAPITALISME

Préface de Jean-Paul Fitoussi

Révision scientifique de Pierre Dehez

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PAULDE GRAUWE

LES LIMITES DU MARCHÉ

L’OSCILLATION ENTRE L'ÉTAT ET LE CAPITALISME

Préface de Jean-Paul Fitoussi

Révision scientifique de Pierre Dehez Professeur à l'Université catholique de Louvain

Traduit du néerlandais par Emmanuel Brutsaert

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PAULDE GRAUWE

LES LIMITES DU MARCHÉ

L’OSCILLATION ENTRE L'ÉTAT ET LE CAPITALISME

Préface de Jean-Paul Fitoussi

Révision scientifique de Pierre Dehez Professeur à l'Université catholique de Louvain

Traduit du néerlandais par Emmanuel Brutsaert

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Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.deboecksuperieur.com

© De Boeck Supérieur s.a., 2015 1re édition Fond Jean Pâques, 4 – B-1348 Louvain-la-Neuve Pour la traduction française

Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par pho-

tocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

Imprimé aux Pays-Bas

Dépôt légal: Bibliothèque nationale, Paris: juin 2015 Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles: 2015/0074/037 ISBN 978-2-8041-9040-8

Crédit photo 1re de couverture : © ZargonDesign/E+/Getty ImagesPhoto de Paul De Grauwe : © Timothy Foster

Ouvrage original De limieten van de markt by Paul De Grauwe.© 2014 Uitgeverij Lannoo nv. For the original edition.Translated from the Dutch language.www.lannoo.com

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5Sommaire

Sommaire

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Chapitre 1 Le grand mouvement pendulaire de l’économie . . . . . 15

Chapitre 2 Les limites du capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

Chapitre 3 Les limites externes du capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . 35

Chapitre 4 Les limites internes du capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . . 57

Chapitre 5 L’utopie de l’autorégulation dans le système de marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

Chapitre 6 Qui peut sauver le système de marché du naufrage ? . . 87

Chapitre 7 Les limites externes du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

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6 Les limites du marché

Chapitre 8 Les limites internes du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

Chapitre 9 Qui est le patron ? Le marché ou l’État ? . . . . . . . . . . 123

Chapitre 10 L’euro met le système de marché en danger . . . . . . . 147

Chapitre 11 Le monde selon Thomas Piketty . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

Chapitre 12 Le mouvement pendulaire entre le marché et l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

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7Préface

Préface

Voici un bien beau livre comme on aimerait pouvoir en lire plus souvent. En ces temps déraisonnables, les réflexions de Paul De Grauwe nous aident à y voir plus clair. Pourquoi l’histoire semble-t-elle témoigner de l’existence d’un mouvement pendulaire entre marché et État ? Quelle est la prochaine étape de ce mouve-ment ? Et pourrait-on en atténuer les conséquences dommageables sur l’économie et la société ?

Nous vivons partout, ou presque, aujourd’hui dans des économies mixtes qui combinent à des degrés divers marché et puissance publique. Les régimes totalitaires n’ont point disparu, mais les plus dynamiques laissent toute leur place au marché et au capitalisme. La thèse de Paul De Grauwe est que le marché lorsqu’il est dominant ne sait pas gérer ses propres limites et les repousse sans cesse jusqu’à atteindre un point de rupture qui met fin à son empire. Le régime politique reprend alors la main, mais rencontre lui aussi des limites qui lui sont propres et qui conduisent le système à un nouveau basculement. Le cas extrême, quasi caricatural, d’une telle emprise du politique fut l’émergence et l’effondrement du système soviétique.

Les limites du capitalisme tiennent à la difficulté de concilier la rationalité individuelle et la rationalité collective, en nombre de situations. Ces limites peuvent être externes, ainsi en est-il de la difficulté d’internaliser les externalités, de celle de faire toutes leurs places aux biens publics, ou d’éviter les effets catastrophiques du fonctionnement des marchés financiers. Elles

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8 Les limites du marché

peuvent être internes lorsque le fonctionnement du marché met les individus en situation de « schizophrénie » en les contraignants à n’utiliser que la partie calculatrice de leur cerveau, dite système II dans la terminologie de Kahneman. L’autre (système I) où se logent les intuitions, les affects et le sens de la justice, est alors laissée pour compte, ce qui a une double conséquence : la première est généralement de conduire à une mauvaise décision et la seconde est de rendre l’individu moins heureux.

Le capitalisme va alors se heurter d’autant plus vite à ses limites qu’il est triomphant, car rien ou presque dans son fonction-nement interne ne lui permet d’en tenir compte. L’autorégulation des marchés est une fiction. Les entreprises par exemple n’ont aucune raison de tenir compte de la pollution qu’elles génèrent si elles n’en payent pas le prix. Et les marchés n’ont aucune raison de se soucier du degré d’inégalité qui caractérise l’économie.

Je suis moins convaincu par l’analyse des limites de la puissance publique, du moins dans des régimes si ce n’est démo-cratiques, en tout cas non totalitaires. Certes, elles existent ; le politique vient difficilement à bout des groupes de pression, notamment sur les questions d’environnement. Il lui arrive même parfois dans les régimes dits de Crowny Capitalism, d’avoir partie liée avec eux. En d’autres termes, une vraie limite de l’État est celle de sa possible corruption par le capitalisme. Que le politique fasse appel au système I pour nourrir des sentiments de crainte, notamment envers l’immigration, comme on l’observe partout en Europe, est aussi une évidence. Mais lorsque la presse est libre, que la justice est indépendante et que le débat n’est pas inter-dit, ces limites apparaissent au grand jour et rendent le système conscient de leur existence. En d’autres termes, il me semble que le politique est, davantage que le marché, capable d’autorégula-tion même si cette dernière est lente.

Paul De Grauwe, de fait, ne dit pas autre chose, lorsqu’il parle du rôle nécessaire du politique dans la redistribution des revenus. Certes, il pourrait en théorie exister des exagérations et la recherche obstinée de l’égalité aurait des conséquences extrêmes sur la survie du système. Mais les économies planifiées ont disparu aujourd’hui de la surface de la planète (à l’exception de la Corée

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9Préface

du Nord), et le débat n’est plus comme autrefois celui qui séparait les partisans de la planification centralisée et ceux des économies de marché. Comme le montrent d’ailleurs les diverses illustrations de l’auteur, en nos économies, le danger n’a jamais semblé être celui de la recherche d’une trop grande égalité. En fait, dans les régimes démocratiques, les périodes de réduction des inégalités ont été des périodes de plus forte croissance. Il faut savoir gré à Paul De Grauwe de le rappeler, comme il faut lui savoir gré de démontrer que des salaires élevés ne sont des obstacles ni à la compétitivité, ni à la croissance.

L’inquiétude aujourd’hui porte sur l’avenir du capitalisme, comme le montre fort bien Paul De Grauwe. A-t-il déjà dépassé ses limites en termes de milieu (réchauffement climatique, épui-sement des ressources naturelles) ou d’inégalités acceptables ? Et quelle limite sera la première atteinte ? L’auteur se garde bien de trancher et présente un scénario pessimiste et un autre opti-miste, mais sans apparemment y croire vraiment. Il propose alors un programme réformiste susceptible de sauver pour l’essentiel notre système.

Ce programme donne une grande importance à la démocratie inclusive, ce que j’appellerai la vraie démocratie, une démocra-tie d’exclusion me semblant une contradiction terme à terme. Je partage totalement ce point de vue. Ma propre analyse part du constat que marchés et démocratie sont fondés sur des principes contradictoires : le suffrage censitaire pour le marché (un euro, une voix), le suffrage universel pour la démocratie (une personne une voix). Le marché est insensible à l’inégalité, la démocratie au contraire la perçoit comme une profonde injustice. C’est de notre capacité à combiner ces deux principes que dépend la stabilité du système. Mais cela crée en même temps une dynamique qui nous conduit à rechercher en permanence le meilleur compromis entre eux. Si un principe s’étend jusqu’à étouffer l’autre, ce sont les deux éléments de notre système, marché et démocratie qui se trouvent en danger. Le problème européen, tel qu’il est brillam-ment analysé par Paul De Grauwe, peut être ainsi interprété. Parce que la création de la monnaie unique accroît trop fortement le

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pouvoir du marché sur la démocratie, c’est la construction euro-péenne elle-même qui risque de s’effondrer.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le livre de Paul De Grauwe, tant il est riche de développements intellectuels origi-naux, d’exemples pédagogiques, et tant il nous permet de mieux comprendre les enjeux des évolutions en cours. Je conseillerai ce livre à tous les publics, les non spécialistes, les étudiants, mais aussi les économistes chevronnés. Empressez-vous de le lire, il y a beaucoup à apprendre.

Jean-Paul Fitoussi

Professeur, Libera Università Internazionale degli Studi Sociali Guido Carli (LUISS), Rome

Professeur émérite, Institut d’études politiques (IEP), Paris

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11Avant- propos

Jusque dans les années quatre- vingt du  siècle dernier, les débats faisaient rage dans les universités sur la question de savoir si l’économie devait être dirigée par les mécanismes du marché ou par la planification étatique. Les débats tournaient autour du thème « le marché ou l’État », lesquels avaient chacun leurs fervents partisans. C’était l’un ou l’autre. Ou bien le marché, ou bien l’État.

Nous avons entre- temps appris un certain nombre de choses. La première est qu’une économie planifiée de type centralisé ne fonctionne pas. Nulle part, une telle économie n’a réussi à créer un bien- être matériel satisfaisant pour la population. C’est du reste la raison pour laquelle presque tous les régimes communistes se sont effondrés dans les années quatre- vingt du vingtième siècle.

La deuxième leçon que nous avons apprise est qu’un pur système de marché n’existe nulle part. Tous les systèmes écono-miques que nous connaissons sont des systèmes mixtes combinant le marché et la puissance publique. Cela s’explique par une bonne raison : un pur système de marché ne parvient jamais à garantir le bien- être matériel d’importantes parties de la population. Dans un tel système, de nombreux citoyens sont laissés pour compte et abandonnés à leur sort.

Les purs systèmes de marché et les pures économies pla-nifiées de type centralisé sont donc inexistantes dans le monde réel, et ce pour la même raison fondamentale. Ni l’un ni l’autre ne réussissent à créer le bien- être matériel pour une grande partie de la population (dans le cas d’une économie de marché), voire pour toute la population (dans le cas d’une économie planifiée de type

Avant- propos

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centralisé). Ces systèmes sont donc rejetés par la population, à moins qu’ils ne se maintiennent de manière dictatoriale comme en Corée du Nord. Le vieux débat sur « le marché ou l’État » est donc dépassé. Ce ne peut être ni l’un ni l’autre à lui seul. Il devra tou-jours exister une certaine combinaison entre le marché et l’État.

La seule question pertinente est dès lors de savoir comment cette combinaison doit concrètement se réaliser. Jusqu’où faut- il laisser aller le marché pour créer le maximum de bien- être ? Quelle est la responsabilité de l’État dans la création du bien- être ? Qui doit faire quoi pour promouvoir le bien- être pour tous ? Ce sont là des questions difficiles. Mais ce sont aussi les seules questions intéressantes. C’est donc à celles- ci que nous nous intéresserons dans ce livre.

En formulant le problème de cette manière, nous pourrons déjà contourner une grande partie des postulats idéologiques. Le marché n’est intrinsèquement ni meilleur ni pire que la puissance publique. La seule chose qui compte est le bien- être des individus. Le marché et l’État sont des instruments pour atteindre cet objec-tif. Il n’y a donc guère de sens à vouloir être absolument partisan du marché, ni à accorder a priori beaucoup plus de confiance à l’État qu’au marché. L’un et l’autre sont nécessaires pour promou-voir le bien- être.

Mais cette nécessaire combinaison du marché et de l’État est loin de se faire aisément. C’est un processus laborieux et parfois destructif, toujours en mouvement. Il y a des périodes dans l’histoire où le marché gagne sans cesse en importance. Les der-nières décennies en offrent un bon exemple. À d’autres périodes, ce fut l’inverse, et l’État prit un peu partout le dessus. Les points extrêmes de ce mouvement de balancier semblent coïncider avec des événements déstabilisateurs qui mettent en question la fron-tière entre le marché et l’État. C’est comme si, dans sa quête du juste équilibre, l’humanité oscillait sans cesse d’un extrême à l’autre. La raison de cette dynamique sera l’un des principaux thèmes de ce livre.

Nous nous demanderons par ailleurs quels sont les dangers de ces grands mouvements historiques. Le mouvement actuel du marché qui, grâce à la globalisation, confère à ce dernier un rôle

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13Avant- propos

toujours plus important, ne touchera- t-il pas bientôt ses limites ? Ou la crise financière et l’inégalité croissante des revenus ne montrent- elles pas que nous avons déjà atteint cette limite ? Et qu’adviendra- t-il alors ? Devons- nous nous cramponner pour résister à un renversement possible du système capitaliste ? Allons- nous retourner à une économie où la puissance publique tire toutes les ficelles ? Et celle- ci favorisera- t-elle le bien- être ? Ce sont autant de questions importantes auxquelles j’espère apporter une réponse dans cet ouvrage. Des questions très actuelles aussi, comme en témoignent par exemple les vives discussions sur l’inégalité crois-sante des revenus et l’opportunité ou non d’introduire un impôt sur la fortune.

Cet ouvrage traduit aussi ma quête personnelle de vérité. Il y a eu des moments dans ma vie où je croyais fermement que le marché pouvait offrir une solution à la plupart des problèmes économiques, et que la puissance publique devait jouer un rôle minimal. J’en suis revenu. Je crois en être arrivé aujourd’hui à une conception moins idéologique et plus pragmatique du rôle respectif à remplir par le marché et la puissance publique. Le prag-matisme nous met aussi en état de réfléchir plus objectivement au rôle perpétuellement changeant que le marché et la puissance publique jouent dans la vie sociale.

Cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans Lieven Sercu et Maarten Van Steenbergen, mes éditeurs chez Lannoo, qui, il y a plusieurs années déjà, m’en ont inspiré le projet. J’avoue ne pas avoir été très prompt à y donner suite. Jusqu’à ce que je finisse par céder à leur douce pression. Je fus pris au jeu. Plus j’écrivais, plus je devenais enthousiaste. Cela s’avéra même une expérience très enrichissante, car elle m’obligea à mettre de l’ordre dans mes idées et à en développer de nouvelles.

Kris Van Hamme, rédacteur chez Lannoo, a relu les pre-mières versions de cet ouvrage avec beaucoup de patience. Son esprit critique m’a aidé à rectifier certaines erreurs et impréci-sions, et à rendre ce livre plus lisible.

Je suis également très reconnaissant à Pierre Dehez pour l’appui intellectuel qu’il a apporté à l’édition française et pour les améliorations qu’il a suggérées à l’édition néerlandaise.

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15Le grand mouvement pendulaire de l’économie

C h a p i t r e 1

Le grand mouvement pendulaire de l’économie

L’histoire économique des deux cents dernières années est une histoire de mouvements cycliques. Des mouvements où les champs d’action des marchés et de la politique prennent alternativement le dessus l’un sur l’autre.

Le dix- neuvième  siècle connut une expansion prolongée du système capitaliste, aussi bien au niveau national qu’international. À l’instar de la Grande- Bretagne qui, au dix- neuvième  siècle, donna le coup d’envoi du processus de libéralisation, de plus en plus de pays du continent européen démantelèrent les obstacles internes à la libre initiative des entrepreneurs. Ces derniers en profitèrent pour se lancer à fond dans de nouvelles acti-vités. Les obstacles externes à la libre circulation des biens et des services furent eux aussi largement abolis. Cela permit aux différents pays de se spécialiser. Le com-merce international prit son envol.

Le triomphe du système de marché était visible partout. La production de biens et de services s’ac-crut d’une manière spectaculaire dans les pays qui avaient libéré leur système de marché. Le bien- être matériel, tel que mesuré par le produit intérieur brut

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16 Le grand mouvement pendulaire de l’économie

par habitant (PIB per capita), commença à montrer une nette hausse en Europe de l’Ouest et en Amérique. Cette croissance fut rendue possible par la recherche acharnée de nouveaux produits et de nouvelles méthodes de production chez les entrepreneurs et les capitalistes. La concurrence entre ces derniers conduisit à une dynamique inédite de progrès tech-nologique. Les chemins de fer, l’électricité, la télégraphie et bien d’autres innovations technologiques poussaient le progrès matériel en avant. Dans ces deux parties du monde à la fin du dix- neuvième siècle, le bien- être matériel fit plus que doubler par rapport à 1800. Pour la première fois dans l’histoire, on a ainsi réussi à briser le carcan de la stagnation économique (voir figure  1.1). Le domaine des marchés ne semblait plus connaître de limite.

Figure 1.1. piB par haBitant, en dollars (à prix Constants)

1500 1550 1600 1650 1700 1750 1800 1850 1900

1000

2000

3000

4000

5000

6000

$Royaume-Uni

France

Allemagne

Italie

Espagne

Japon

Inde

Chine

Source : Angus Maddison, Contours of the world economy, 1‑2030 AD. Essays in macro‑ economic history, Oxford University Press, Oxford, 2007, p . 382, Table A .7 .

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17La première moitié du vingtième siècle : déclin du marché

1. La première moitié du vingtième siècle : déclin du marché

Ces limites devaient cependant refaire leur apparition au cours du vingtième siècle. Dans les années vingt, il semblait qu’après l’interruption temporaire de la croissance du bien- être matériel pendant la Première Guerre mondiale (et son cortège de souffrances pour des millions de personnes), l’expansion effrénée du capita-lisme allait poursuivre sa marche. Mais ce ne fut pas le cas. Le début des années trente fut marqué par la « grande dépression ». Dans beaucoup de pays, le bien- être matériel chuta d’une manière dramatique et le chômage atteignit des sommets inédits. Dans les pays les plus prospères de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord, des millions de personnes se retrouvèrent soudainement dans la misère. Cette situation créa un terrain favorable à l’extrémisme politique et à la violence, qui entraînèrent l’effondrement des sys-tèmes démocratiques et aboutirent finalement à la guerre la plus atroce de l’histoire.

La marche triomphale du système de marché connut un arrêt brutal. Dans beaucoup de pays, l’expansion incontrôlée du capita-lisme fut montrée d’un doigt accusateur comme cause de la misère économique. Dès le début des années vingt, des pays comme l’Union soviétique avaient déjà tourné le dos au système de marché et mis en place une économie centralisée, dirigée par l’État. Ils s’impo-sèrent comme les nouveaux chefs de file. Dans de nombreux pays, le domaine des marchés fut fortement réduit et la politique reprit résolument la direction de l’économie. Aux États- Unis, le président Franklin Roosevelt lança son « New Deal », un programme gouver-nemental qui avait pour but de tirer l’économie hors de l’impasse grâce à des investissements publics à grande échelle. En Allemagne, le gouvernement nazi suivit la même voie après son accession au pouvoir en 1933, avec grand succès d’ailleurs. Dans beaucoup d’autres pays, ce fut également l’État qui reprit les décisions en matière d’investissements aux marchés. D’importantes industries furent nationalisées. Les États fermèrent leurs frontières économiques. Le système de marché semblait battre en retraite. L’avenir parais-sait ouvert aux pays où l’État avait repris l’économie en mains.

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18 Le grand mouvement pendulaire de l’économie

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on assista à un retour de la croissance, due surtout à une restauration des économies occidentales entreprise par les gouvernements. Les investissements publics furent le moteur de la nouvelle crois-sance. Par ces investissements et la mise sur pied de systèmes de sécurité sociale, les autorités publiques d’Europe occidentale s’assurèrent une place centrale dans le nouveau modèle écono-mique. Le sentiment que le système de marché avait failli dans la garantie d’une existence décente pour tous poussa les autorités à développer des systèmes de sécurité sociale qui devaient assurer la protection de millions de chômeurs, de malades et de handicapés.

Figure 1.2. dépenses puBliques gloBales des pays de l’oCde (en % du piB)

0

10

20

30

40

%

1950 1960 1968 1974 1980 1985 1990

Source : OCDE

L’importance croissante de l’autorité publique ressort aussi de l’accroissement des dépenses publiques dans la période de l’après- guerre. La figure 1.2 montre le développement des dépenses publiques durant cette période (jusqu’en 1990) dans les pays membres de l’Or-ganisation pour la Coopération et le Développement Économique (OCDE). Il s’agit des pays les plus industrialisés, principalement en Europe et en Amérique. Nous voyons qu’au cours de cette période

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19La première moitié du vingtième siècle : déclin du marché

de 1950 à 1985, la part des dépenses publiques dans le PIB des pays de l’OCDE a presque doublé. Cette tendance s’est interrompue au milieu des années quatre- vingt.

Les impôts sur le revenu les plus élevés connurent également une forte hausse, comme le montre la figure 1.3. Dans des pays comme le Royaume- Uni et les États- Unis, les plus hauts salaires furent presque totalement écrémés, avec des taux d’imposition allant jusqu’à 90 % et plus. Les bénéficiaires des plus hauts salaires étaient vus comme des individus qui ne contribuent pas réellement au bien- être écono-mique. Leurs revenus pouvaient donc être largement écrémés. Cela allait totalement à l’encontre d’un des fondements de la philosophie du marché, à savoir que ceux qui ont réussi contribuent beaucoup au bien- être matériel. Selon cette théorie dite du « trickle- down », les membres les plus nécessiteux de la société profitent des initiatives du petit nombre qui accumule les plus gros revenus. Les riches doivent donc être « chouchoutés », et chacun y trouvera son avantage. Dans la foulée de la Grande Dépression, cette théorie fut jetée aux oubliettes.

Figure 1.3. taux d’imposition des personnes physiques les plus élevés

%

90

80

70

60

50

40

30

20

10

0

1900

1903

1906

1909

1912

1918

1921

1924

1927

1930

1933

1936

1939

1942

1945

1948

1951

1954

1957

1960

1963

1966

1969

1972

1975

1978

1915

États-Unis

Royaume-Uni

Allemagne

France

Source : Piketty, http://piketty .pse .ens .fr/en/capital21C2

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20 Le grand mouvement pendulaire de l’économie

Dans l’après- guerre, il paraissait évident pour beaucoup de personnes que la reprise en main de l’économie par l’autorité publique était un fait irréversible. La supériorité des économies centralisées leur paraissait incontestable. Lors du fameux débat de 1959 entre Richard Nixon, le vice- président américain de l’époque, et Nikita Khrouchtchev, le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste soviétique, celui- ci déclara avec une belle conviction que l’Union soviétique rattraperait l’économie des États- Unis avant la fin du siècle. Beaucoup étaient convaincus qu’il en irait effectivement ainsi.

2. Les années quatre- vingt : le retour du système de marché

Une fois de plus, l’histoire prendrait une autre direction. Depuis les années soixante- dix, il devenait de plus en plus clair que les économies dirigées par l’État avaient atteint leurs limites. Les pays qui étaient allés le plus loin dans cette centralisation économique éprouvèrent les plus grandes peines à progresser. L’innovation technologique leur échappait. Les entreprises et les secteurs nationalisés subirent de lourdes pertes, qui durent être épongées par l’impôt. En Union soviétique et en Europe de l’Est, les économies stagnaient et ne parvenaient plus à pallier la pénurie de biens et de services essentiels. Tous ceux qui regardaient la réalité en face devaient reconnaître que les économies conduites par l’État étaient incapables de créer le bien- être général.

La cause de cet échec est maintenant évidente pour tout le monde (ce qui n’était pas le cas dans la période de l’après- guerre). Le planificateur central donne des instructions à la majorité des entreprises, spécifiant leurs volumes de production, à qui elles doivent acheter les matières premières, quelles machines elles doivent utiliser, combien de travailleurs elles doivent engager et à quel salaire, dans quels magasins les produits doivent être vendus et à quels prix, etc., etc. Un tel modèle d’organisation se heurte à deux types de problèmes.

Il y a d’abord un problème d’information. Pour pouvoir promulguer toutes ces instructions, il faut pouvoir disposer d’une

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21Les années quatre- vingt : le retour du système de marché

information centrale sur toutes les possibilités et méthodes de production, ainsi que sur les attentes de millions de consommateurs  : une énorme montagne de données, d’ailleurs continuellement changeantes. Rassembler, actualiser et traiter toute cette information s’avéra en réalité une tâche impossible. Le résultat fut qu’on produisit des biens et des services inap-propriés, qui aboutirent à des endroits également inappropriés, ce qui se solda par d’énormes surplus à certains endroits et de grandes pénuries à d’autres. Les longues files d’attente devant les magasins de Moscou devinrent le symbole de l’inefficience criante de l’économie centralisatrice.

Le second problème est que le modèle économique centra-lisateur incite trop peu les individus à s’engager et à se montrer créatifs. Celui qui reçoit des instructions qu’il doit appliquer à la lettre sous peine d’être puni ne fait que ce qui lui est demandé, rien de plus. Cet individu ou cette entreprise n’a pas non plus l’occasion de participer à la création d’un nouveau produit ou à l’élaboration d’une nouvelle méthode de production. Le résultat est la stagnation technologique. En Europe de l’Est et en Union soviétique, les produits et les technologies restèrent inchangés pendant un demi- siècle. Cela apparut notamment, d’une manière spectaculaire, lors de l’ouverture des frontières de l’Allemagne de l’Est. Les usines Zeiss à Iéna, qui fabriquaient des appareils photographiques, n’avaient rien modifié à leurs produits depuis la Seconde Guerre mondiale. Elles employaient toujours la même technologie, alors que les Japonais lançaient sans cesse de nou-veaux appareils, avec des gadgets inédits.

L’échec de ce modèle d’économie étatique conduisit à un mouvement de libéralisation qui, au départ des États- Unis et du Royaume- Uni, s’est étendu à une grande partie du monde. Un peu partout, les marchés se sont à nouveau ouverts. Les États qui avaient une grande partie de l’économie en main se sont mis à privatiser leurs entreprises. Des entreprises de télécommunica-tion, des sociétés de chemins de fer, des industries automobiles, des banques et des sociétés de distribution d’eau qui avaient été nationalisées au cours des décennies précédentes, furent à nouveau privatisées.

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22 Le grand mouvement pendulaire de l’économie

De nombreux pays ouvrirent à nouveau leurs frontières. Le commerce mondial se libéralisa, ce qui allait mener à une énorme globalisation de l’économie. On vit des pays comme la Chine et l’Union soviétique jeter leurs principes de centralisation par- dessus bord et se convertir au capitalisme. Ils gardèrent certes encore quelques entreprises d’État, mais leur contribution à la produc-tion nationale diminua constamment. Le dynamisme économique venait désormais des entreprises privées.

Et, tout comme au dix- neuvième  siècle, cela mena de nouveau à un retour triomphal du système de marché. Le bien- être matériel dans les pays qui avaient libéralisé leur économie connut une croissance incroyable. Celle- ci fut la plus spectacu-laire dans les pays du Sud- Est asiatique qui suivirent, à partir des années soixante (Japon), soixante- dix (Corée) et quatre- vingt (Chine), un rythme annuel de croissance de 10 pour cent. Cette croissance spectaculaire fit que des pays comme le Japon et la Corée se rapprochèrent du niveau de bien- être matériel de l’Amé-rique du Nord et de l’Europe de l’Ouest. La Chine a encore un long chemin à parcourir, mais il est clair dès à présent que ce pays a réussi à élever le niveau de bien- être de sa population à des sommets inconnus (selon les normes chinoises) et cela, en un temps record.

3. L’irruption généralisée du marché

L’irruption du système de marché depuis les années quatre- vingts du siècle dernier n’a pas seulement conduit à une croissance spectaculaire du bien- être dans des pays qui vivaient jusqu’il y a peu dans la plus grande misère. Cette irruption s’est également manifestée d’une autre manière. Les mécanismes et les principes du marché se sont de plus en plus insinués dans des secteurs de la vie sociale où le marché était auparavant absent.

Les exemples de ce phénomène sont légion. Dans de plus en plus de pays, l’enseignement, et surtout l’enseignement supérieur, s’est soumis aux principes du marché. Les droits d’inscription à l’université ont été fortement augmentés dans de nombreux pays. Les professeurs d’université, qui jouissaient jadis de la liberté

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académique (ce qui, dans beaucoup de cas, signifiait qu’ils fai-saient ce qu’ils voulaient, sans le moindre contrôle social), furent soumis aux mêmes critères de jugement que les travailleurs dans le secteur privé. Les professeurs qui s’étaient fait un nom dans leur discipline et qui publiaient beaucoup reçurent des émolu-ments plus élevés que les autres.

Le secteur culturel n’échappa pas davantage à cette évo-lution. Là où les théâtres pouvaient compter par le passé sur le soutien des pouvoirs publics pour la majeure partie de leurs ressources, beaucoup d’entre eux furent obligés de chercher des moyens de subsistance par eux- mêmes. De plus en plus de direc-teurs de théâtre recherchèrent le soutien financier de sponsors et de leur propre public plutôt que des contribuables.

Au sein des entreprises aussi, on assista à une révolu-tion. Les entreprises étaient en fait des organisations dominées par une structure hiérarchique. Le patron commandait et les tra-vailleurs suivaient les instructions, ce qui conduisait souvent à un manque d’engagement et de créativité chez ces derniers. Mais on voyait maintenant les entreprises adopter de plus en plus les principes du marché en leur propre sein. Les bonus devaient ainsi stimuler l’engagement des travailleurs, dans l’espoir de voir augmenter et améliorer leurs prestations. Une autre manière d’as-similer les principes du marché était l’outsourcing. Des activités réalisées traditionnellement par l’entreprise furent confiées à des sous- traitants extérieurs. De cette manière, les entreprises pres-tataires de services pouvaient être mises en concurrence dans le but d’obtenir des services à un coût moindre que lorsque ceux- ci étaient assurés en interne.

Partout, le marché triomphait et élargissait son champ d’action. Il semblait de nouveau que rien ne pouvait arrêter la marche en avant du capitalisme. Puis vint la crise de 2008.

Cette brève rétrospective historique montre qu’il existe des limites à l’expansion du système capitaliste. La dynamique du système nous paraît parfois irrésistible, surtout parce qu’elle génère le bien- être matériel comme aucun autre système. Il n’em-pêche qu’elle se heurte chaque fois à des limites et devient la victime de son propre succès. C’est à ce moment que l’autorité

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24 Le grand mouvement pendulaire de l’économie

publique reprend les affaires en main. L’intervention et le contrôle politiques redeviennent indispensables. Mais, après un certain temps, ces systèmes de gestion publique révèlent à leur tour des limites qui entravent leur essor. C’est comme si le marché et l’État tournaient en permanence l’un autour de l’autre dans une tenta-tive de conquérir le terrain de l’autre et de reprendre sa place.

Quelles sont les limites auxquelles se heurte chaque fois la marche triomphale des marchés ? Et quelles sont les limites de la gestion publique qui amènent chaque fois l’État à se désen-gager de l’économie ? Sommes- nous condamnés à voir se répéter perpétuellement ce mouvement cyclique de l’expansion alterna-tive du marché et de l’État ? Ou un équilibre magique entre les deux est- il possible ? Telles sont les questions que nous voudrions examiner dans cet ouvrage.

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www.deboecksuperieur.comISBN 978-2-8041-9040-8DEGRAUWE

La crise financière et l’inégalité grandissante signifient-elles un nou-veau tournant dans le rapport de forces entre le libre mar ché et l’État ? Allons-nous connaître un renversement du capitalisme et l’État va-t-il reprendre le pouvoir ?

Après un succès triomphal qui a duré des décennies, force est de constater que le capitalisme est sur le point de s’autodé truire. Des problèmes majeurs comme le changement climatique et l’inégalité croissante des revenus il-lustrent les limites inévitables, tant externes qu’in ternes, du marché.

Il semble que seules les autorités publiques soient en mesure d’offrir une solution. Mais l’État va également se retrouver face à des limites et ouvrir ainsi, à son tour, la voie du retour vers le marché.

Avec ce nouveau livre, l’éminent économiste Paul De Grauwe apporte une importante contribution au débat sur la stabilité de notre système de mar-ché. Il analyse en détail les consé quences de ce désastreux mouvement pendulaire, qui ne peut être rompu qu’à l’aide de mesures drastiques.

• Une analyse interpellante de l’inévitable oscillation entre le libre mar-ché et les autorités.

• Le bestseller de Thomas Piketty sur l’inégalité des re venus poussé jusque dans ses conséquences ultimes.

• Un ouvrage à lire absolu ment, reprenant des sug gestions politiques pour quiconque se préoccupe de notre économie et de notre société.

Paul De Grauwe est un économiste de renommée internationale. Précédem-ment professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, il enseigne maintenant à la London School of Economics. Il a été sénateur belge et conseiller du président de la Commission européenne José Manuel Barroso. Il est éga-lement chroniqueur, entre autres, pour le Financial Times.