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Les Tricards

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OUVRAGES D'AUGUSTE LE BRETON

CHEZ PLON — PRESSES POCKET

LES HAUTS MURS LA LOI DES RUES (porté à l'écran) LES JEUNES VOYOUS LES TRICARDS RAFLES SUR LA VILLE (porté à l'écran) PRIEZ POUR NOUS LES MAQ'S LES RACKETTERS RIFIFI CHEZ LES FEMMES (porté à l'écran) RIFIFI A PANAME — Face au syndicat du crime (porté à l'écran) RIFIFI A NEW YORK — Pour 20 milliards de diamants RIFIFI DERRIÈRE LE RIDEAU DE FER — Le soleil de Prague RIFIFI A BARCELONE — Toreros et truands RIFIFI AU BRÉSIL — Escadron de la mort RIFIFI A HONG-KONG — Sociétés secrètes criminelles RIFIFI AU CAMBODGE — Opium sur Angkor-Vat RIFIFI AU MEXIQUE — Chez Cuanthémoc, empereur aztèque RIFIFI EN ARGENTINE — Où souffle le pampero RIFIFI AU CANADA — Le Bouncer BRIGADE ANTI-GANGS (porté à l'écran) LE CLAN DES SICILIENS (porté à l'écran) DU VENT... (poèmes) ROUGES ÉTAIENT LES ÉMERAUDES LE TUEUR A LA LUNE L'ARGOT CHEZ LES VRAIS DE VRAIS (dictionnaire) LES BOURLINGUEURS

A LA N.R.F.

DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES (porté à l'écran) RAZZIA SUR LA CHNOUF (porté à l'écran) LE ROUGE EST MIS (porté à l'écran)

CHEZ ROBERT LAFFONT

MALFRATS AND CO (biographie) LES PÉGRIOTS (fresque)

A LA TABLE RONDE

MONSIEUR RIFIFI (biographie)

AUX ÉDITIONS PYGMALION

AVENTURES SOUS LES TROPIQUES

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Auguste le Breton

Les Tricards

Plon

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Auguste le Breton, 1967.

ISBN 2-259-00583-7

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A Suzanne et Robert Marratray qui m'ont permis d'écrire ce livre.

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POUR UN TITRE

J'ai puisé le titre de ce livre dans mes souvenirs de jeunesse. A l'époque, beaucoup de mes amis, que ce soit dans les maisons de redressement ou sur les fortifications, les lafs, comme nous les appelions, se faisaient tatouer sur les deux pieds les mots : « Marche ou crève ». La mode avait été lancée par les anciens de Biribi, bagne militaire disparu depuis très longtemps et plus communément baptisé en argot : les trav's (1). Quoique cette dernière expression soit le diminutif de travaux, il ne faut pas la confondre avec les travaux forcés de Cayenne où l'on expédiait les détenus de droit commun. Surnommé « les durs » en argot, le bagne de Cayenne a également disparu mais seulement depuis quelques années. Ce sont des campagnes de journalis- tes, dont l'une menée par le fameux Albert Londres, qui sont à l'origine de son abolition.

Les condamnés militaires étaient, si possible, menés plus rudement que ceux de droit commun. Obligés à des marches épuisantes, sous le soleil du désert, ils ne devaient jamais flancher. S'ils cédaient à la fatigue, s'ils s'effondraient, ils connaissaient la punition qui les attendait : rester enfouis jusqu'au cou dans le sable

(1) La désignation officielle était travaux publics.

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brûlant, la tête nue offerte aux mouches et au soleil implacable. Peu y résistaient. La plupart mouraient ou devenaient fous. Et c'est pour bien se rappeler ce qui les guettait en cas de défaillance qu'ils se faisaient tatouer, sur les pieds, ces mots fatidiques : Marche ou crève.

Et ma foi, si Biribi n'existe plus, les trois mots, eux, conservent toute leur valeur. Ne doit-on pas marcher, marcher et marcher encore et cela jusqu 'au bout de son destin? Marche ou crève, bats-toi ou meurs, n'est-ce pas le lot de tous les hommes ? Aussi est-il normal que celui qui refuse la lutte, que celui qui abandonne d'avance, disparaisse et crève.

A. le B. P. S. — J'achevais de corriger les épreuves de mon

roman, quand mon éditeur m'a fait savoir que ce titre avait déjà été choisi il y a quelques années par un auteur qui traitait de la Légion. Coïncidence malheu- reuse contre laquelle je ne peux rien sinon m'incliner. Aussi j'ai baptisé ce livre « Les Tricards », traduction argotique de « Interdits de Séjour ».

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I

Assis sur son lit de camp, Paul Kérouan laçait ses gros brodequins. La lampe de chevet, gagnée à une loterie de foire, éclairait son buste penché, son profil rude, ses cheveux blancs ondulés que venait de mouiller l'eau de la cuvette. La lumière tombait de biais sur ses mains tannées dont la gauche, mutilée, n'offrait que le pouce de valide. Les quatre autres doigts s'étaient volatilisés en 1943, dans le maquis breton ; une grenade de fortune qui avait mal fonc- tionné... Un mauvais souvenir.

Paumes en appui sur les genoux, Kérouan se redressa, libérant le sommier qui grinça. Agrandie, déformée, sa silhouette se photographia sur le mur d'un marron crasseux où, par place, le plâtre appa- raissait.

Sans réussir à les percer, la lumière, cherchant les recoins d'ombre, n'éclairait qu'une partie d'un plan- cher mal tenu et le bas d'un antique coffre-fort qui ne fermait jamais. L'intérieur de celui-ci laissait voir des roulements à billes hors d'usage et des papiers jaunis, oubliés là depuis longtemps.

Dans un bâillement, Kérouan ouvrit la porte de sa chambre. Il descendit les deux marches qui don- naient sur la cuisine toute en longueur et la traversa.

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Au passage, il frôla la vieille Marthe qui, déjà, s'affairait.

— ... jour Marthe, grogna-t-il en raflant une boîte de D.T.T. placée sur le buffet au bois noirci.

— ... jour, marmonna la vieille, sans lui prêter attention.

Il enjamba deux marches qui, elles, conduisaient à la cour cimentée et, de là, au jardin. L'aube grise l'accueillit. Il frissonna. Le froid hérissa les poils de sa poitrine que laissait nue l'échancrure d'une che- mise sport en laine brune. Sourcils froncés, il huma l'air comme cherchant à prévoir le temps de la journée. Quoique très bas, les nuages ne semblaient pas à la pluie ; un vent hargneux les refoulait vers l'ouest. Heureusement. Le travail urgeait. Dans un nouveau bâillement, Kérouan se tourna vers la sombre cuisine où son regard plongea.

— Faites vite à préparer le jus, Marthe ! dit-il. J' vais chercher les hommes.

La vieille ne répondit pas. D'une main rageuse, encore ferme, elle tisonnait dans le fourneau. Une lueur balafrait de pourpre sa face ridée, mettait du rouge sur sa blouse noire aux plis graisseux. Se baissant, Kérouan retroussa le bas de son pantalon de velours, comme il l'aurait fait d'un blue-jean. Puis, avec soin, il saupoudra de D.T.T. ses lourds brodequins. Laissant la boîte dans un coin, il s'éloi- gna, longeant le mur crépi de sa maison trapue sans étage. Il marchait comme il mangeait, lentement, en homme qui connaît la valeur de l'effort et celle de la nourriture.

Dans le prolongement de la maison, se trouvait accotée une sorte de baraque que perçait une porte aux planches disjointes. Kérouan poussa cette porte.

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L'odeur habituelle l'enveloppa ; une puanteur faite de corps et de hardes jamais lavés, de sueur et de dégueulis, de paille macérée dans la prise.

Sans tâtonner, il trouva l'interrupteur et donna la lumière. Des grognements s'échappèrent des lits superposés. Kérouan tonna :

— Debout, là-dedans ! L'ampoule nue, qui pendait à un fil, éclairait mal la

pièce sans fenêtre où les hommes s'entassaient. Ils étaient douze, vautrés sur des paillasses aux toiles crevées, maculées, tachées de rouille. La plupart étaient enroulés dans des couvertures de l'armée.

Fabriquées avec planches et chevrons, les couchet- tes étaient plus que rudimentaires. Sur l'une des planches, on pouvait encore lire : « Fragile. A manier avec précaution. » Six hommes occupaient les lits du haut, six ceux du bas. Deux autres lits restaient vides. De vieux vestons et des loques rapiécées étaient suspendus à des clous. De la paille, des bouteilles vides, des papiers gras jonchaient le sol en terre battue. Des croûtons de pain, de vieilles boîtes de camembert et de sardines, s'empilaient sur une étagère de fortune.

Dans le plafond béait une ouverture qui menait à une espèce de soupente où l'on rangeait la paille. L'accès n'en était possible qu'en se servant des couchettes.

D'un œil dur, Kérouan balaya la tanière et aboya : — Debout, bordel de Dieu ! Nous allons être en

retard !

Un à un et à regret, les corps glissèrent des couchettes. Pour dormir, tous les hommes gardaient pantalon, chemise et chaussettes. La plupart de ces dernières — quand ce n'étaient pas des chaussettes

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russes faites de chiffons — laissaient passer des doigts de pieds noirs de crasse...

En silence, les hommes se chaussèrent, enfilèrent des chandails troués, des vestons dépenaillés. Kérouan avisa une couchette du bas où un corps demeurait immobile, caché sous une couverture. Il jeta en cette direction :

— Qu'est-ce que t'attends, le Légionnaire? Que je t'apporte ton café ?

Une tête rasée émergea lentement de la couver- ture. Des paupières sans cils se soulevèrent, dévoi- lant un œil noir et rusé. Une voix grasseya :

— ... suis malade. Quelques hommes ricanèrent. Embauché depuis

trois jours, le Légionnaire ne perdait pas son temps. Il semblait coriace ! Ils attendirent.

Kérouan leur lança un regard rapide, le reporta sur la couchette avant de l'attarder sur quatre litres vides tombés au pied de celle-ci. Il avait compris. Sans un mot, il s'approcha du lit et, d'un geste brusque, rejeta la couverture. Retrouvant soudain la santé, le malade se détendit comme un resssort. Il était nu comme un ver ; il était le seul à dormir à nu. Des pieds à la tête, des tatouages bleuissaient son corps musculeux ; la plupart n'étaient que cris de révolte contre la société, les autres que cris de fidélité envers des femmes de bastringue. Il retomba sur les talons et se dressa, menaçant, devant Kérouan. Dans le dos de ce dernier, de nouveaux ricanements s'élevèrent. Le Légionnaire y puisa un encouragement. Une moue arrogante lui retroussa les lèvres, un éclair jaillit de ses yeux. Il amorça un geste dédaigneux, grossier, qu'il n'acheva pas. Kérouan l'avait devancé. Il avait cogné du gauche. Sèchement. En plein ventre. De ce

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gauche que les doigts manquants transformaient en un moignon osseux et que protégeait une chair tassée et dure. Le Légionnaire accusa le choc, mais récu- péra aussitôt. Il voulut foncer. Déjà Kérouan redou- blait. Du droit cette fois. Il avait visé le cou qu'une ligne bleutée cerclait et sous laquelle était inscrit, à l'adresse d'un bourreau futur : « A découper suivant le pointillé. » Son poing s'écrasa sur la pomme d'Adam de l'homme qui, souffle bloqué, s'abattit en travers du lit.

Dans la pièce, les ricanements cessèrent. Des godillots raclèrent la terre battue. Se groupant en paquet près de la porte, les hommes attendirent la suite. Kérouan aussi attendait. Son œil bleu devenu grisâtre, comme le devenait par gros temps la mer de son Finistère natal, ne quittait pas le Légionnaire qui ahanait.

— Relève-toi ! ordonna-t-il rudement. L'homme lui décocha un regard où la soumission

et la haine luttaient. Puis, seule, la haine demeura. Insensiblement, sa main droite rampa vers la couver- ture rabattue à la recherche d'une arme, d'un cou- teau probable. La voix de Kérouan claqua dans le lourd silence.

— Ne bouge plus ta main ! Surtout pas ! Il se tenait jambes écartées, bien d'aplomb, bras

pendant le long du corps. En lui, la cinquantaine s'était ramassée en un bloc de muscles et de nerfs, en une violence contenue, en une brutalité sauvage d'homme habitué à se frayer la route à coup de poings, à coups de souliers, à coups de tête. Le Légionnaire, qui le lorgnait par en dessous, ne s'y trompa pas. Ses mains s'immobilisèrent. Néanmoins, il tenta encore.

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— Puisque j' vous dis que j' suis malade ! — D e b o u t ! se contenta de laisser tomber

Kérouan.

Le Légionnaire parut hésiter puis, vaincu, se releva en grattant autour de son sexe qui pendait et que glorifiait, en lettres bleues sur le bas-ventre : « Robinet d'amour, plaisir des femmes. » Il s'in- forma, l'air sournois :

— J' suis viré ?

Kérouan le sonda de son œil dur. Longuement. Enfin, ses lèvres minces s'entrouvrirent :

— Non, dit-il. Fringue-toi. Départ dans dix minutes.

Et pivotant sur lui-même, il se dirigea vers la porte que les hommes, domptés et serviles, s'empressèrent de lui livrer.

— Qu'est-ce que vous attendez ? gronda-t-il à leur intention. J'ai dit, départ dans dix minutes.

Il allait sortir quand un bruit en provenance de la soupente lui fit tourner la tête.

Raymonde, une de l'équipe, descendait en s'aidant des couchettes. A chaque mouvement, sa croupe serrée dans un pantalon d'homme, houlait. Elle atterrit sur le sol et agita la main.

— Salut à tous ! Kérouan fronça les sourcils. — Qu'est-ce que tu fous là ? Pourquoi que t'as pas

couché à l'hôtel? La femme, belle encore, haussa ses épaules prises

dans un chandail de marin. Son doigt indiqua les hommes sans en désigner aucun.

— Envie d'un mâle... C'est tout. A son tour, Kérouan eut un geste des épaules et

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sortit. Tout ça ne le concernait plus. Dès l'instant que le travail n'en souffrait pas...

Tous les ouvriers lui emboîtèrent le pas. L'un d'eux, Raoul, un jeune, serviette et savon à la main, fonça vers le robinet de la cour. C'était le seul...

Pour les autres, la toilette, la brosse à dents, l'eau froide...

Dans la cuisine, Kérouan trouva Miguel, son contremaître qui, comme Raymonde, couchait à l'hôtel du pays. Assis devant la longue table, il cassait du pain dans son bol de café. Kérouan lui serra la main, s'inquiéta :

— Le plein de la Mac Cormick est fait ? L'Espagnol, un brun trapu qui avait tiré douze ans

pour avoir étranglé sa femme, rassura : — Oui, oui, patron. J' m'en suis occupé hier soir.

Tout est paré. Kérouan approuva : — C'est bon. Aussitôt le jus avalé, prends le

camion et emmène l'équipe. J' passerai vous voir dans la matinée.

— Entendu, fit Miguel qui, de la pointe de son couteau, maintenait les morceaux de pain au fond du bol.

Kérouan dégagea la table devant la ruée des hommes. Ceux-ci, affamés, en prirent possession dans un bruit de bottes et de godillots. Aussitôt, la vieille Marthe posa devant eux des boules de pain et une cruche de café fumant. Raymonde se chargea de la distribution. Des récipients disparates se tendirent vers elle : quarts de soldats de toutes nations, bols ébréchés, verres fendillés et même un pot de cham- bre miniature, le fétiche de Nez-de-Bœuf, un vieux bougre au cerveau fêlé.

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Les laissant là, Kérouan alla dans sa chambre pour passer un pull-over. Il se coiffa d'une casquette, s'enroula un foulard autour du cou, débusqua un flacon de calva dissimulé dans le coffre et revint à la cuisine où il s'adossa au fourneau pour s'y chauffer les reins. La vieille Marthe, tout en marmonnant qu'il la gênait, lui passa néanmoins une tasse de café. Il la prit et y laissa tomber une giclée de gnole, son chasse-grippe comme il disait. Il but d'un trait, insensible à la chaleur du liquide brûlant.

— Encore, Marthe, dit-il, présentant la tasse à présent vide.

La vieille souleva la cafetière, découvrant le rond du fourneau. Une brève lueur les raya de rouge. La vieille allait verser quand Kérouan l'arrêta d'un geste brusque.

— Inutile, Marthe. Plus le temps. Son regard était braqué sur la porte où venait de

s'encadrer le Légionnaire. Il rendit la tasse, tendit le flacon de calva en spécifiant :

— Rangez-le dans ma chambre. Ne le laissez pas traîner avec tous ces soiffards.

— Et pour le repas d'à midi ? s'inquiéta la vieille. Qu'est-ce que je vais faire? C'est que...

— J' vous rapporterai ce qu'il faut du marché de Lagny, coupa Kérouan en marchant au-devant du Légionnaire.

En le voyant passer, tous les hommes se levèrent. C'était le signal immuable. Ceux qui n'avaient pas fini se dépêchèrent de boire, une main crispée sur leur croûton de pain.

Comme Kérouan parvenait près du Légionnaire qui enjambait un banc, il lui happa le bras.

— Trop tard, dit-il. C'est l'heure...

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— Mais..., se rebiffa l'homme. J'ai pas bu le jus ! — J' t'avais donné dix minutes, précisa Kérouan.

Et elles sont passées. Ici il n'y a qu'un service. On est pas au wagon-restaurant. Allez, en route !

— Mais..., répéta l'homme, cherchant à dégager son bras.

Kérouan accentuant sa pression, gronda, appuyant sur les mots :

— J'ai dit, en route ! Tous deux se prirent aux yeux. Les têtes se

tournèrent vers eux. Miguel vint se poster près de son patron. Son œil et ses dents luisaient dans sa face sombre. De son poing droit, il frappait à petits coups nerveux dans sa paume gauche.

Bonne fille, Raymonde vida le fond de la cruche dans son bol qu'elle poussa vers le Légionnaire. Sans la regarder, Kérouan laissa tomber :

— Quand j'aurai besoin de toi, j' te ferai signe, Raymonde.

Et, attirant le Légionnaire à lui d'une secousse, il amena la face tatouée à quelques centimètres de son muffle tendu.

— Un seul homme commande ici, dit-il durement. Un seul. Souviens-t'en. Maintenant, dehors !

Sous la poigne de fer qui lui tenaillait le bras, l'ancien légionnaire dut quitter le banc qu'il avait commencé à enjamber. Sans ménagements, Kérouan le poussa vers la sortie et ajouta, le désignant à Miguel :

— S'il cherche à coller la panique dans le boulot, avertis-moi.

— Vous inquiétez pas, rassura l'Espagnol dont les mâchoires saillaient. J'en fais mon affaire.

Tous sortirent dans le petit jour qui pointait.

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Galvaudeux, le chat de la maison, un tigré de gouttière, de retour d'expédition, bondit dans la cuisine.

A sa vue, la vieille Marthe se dérida. — Où que t'as encore été traîner, bâtard ? gour-

manda-t-elle. Hein ? Peux-tu me le dire ? Sa fine tête dressée, le tigré miaula en frottant ses

poils boueux contre les bas de coton noir.

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II

Le vent avait molli et le ciel se dégageait lorsque la camionnette, une 2 CV, commença à longer les murs du château. Sur ceux-ci, haut d'un mètre et tracé au goudron, s'étalait : « LIBEREZ MARTIN. » Une vieille histoire, en partie oubliée, sauf pour l'homme qui l'avait payée de sa liberté.

Rétrogradant une vitesse, Kérouan vira douce- ment pour s'engager dans le portail en fer forgé. Dans l'allée qui menait à l'énorme bâtisse, le château pour les gens de la région, il relança la voiture. Il ne s'arrêta pas devant la maison ardoisée que des échafaudages déparaient. Il alla plus loin, s'enfon- çant dans une deuxième allée bordée d'arbres, entre lesquels apparaissait une herbe drue : 15 hectares d'un seul tenant, clos par des murs solides.

Il avait acquis le tout quelques années auparavant pour trois fois rien. Ce n'est pas le château qui l'avait intéressé ; il ne se décidait pas à y vivre, mais la terre, un bon lopin, situé à cinq minutes de Lagny. Depuis, la valeur de la propriété avait décuplé et on lui en avait offert gros. Pourtant, il s'était toujours refusé à la vendre ; elle lui servait à entreposer son matériel et, comme il voyait loin, il avait même fait transfor-

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mer en dortoir la maison des gardes pour y loger des Italiens qu'il attendait.

Il stoppa près d'une vaste serre d'hiver où la toiture s'écroulait, où les carreaux manquaient. La serre, la maison des gardes, le kiosque japonais au bois pourrissant qui s'érigeait non loin de là et les immenses volières devenues inutilisables apparte- naient à un passé révolu, celui de l'ancien proprié- taire, un banquier d'avant-guerre qui avait mal fini.

Nez-de-Bœuf, assis à côté de Kérouan, descendit de la camionnette et la contourna. Il ouvrit la portière-arrière. Prisonniers à l'intérieur, les trois hommes qui n'attendaient que ça sautèrent au sol. Tous rejoignirent le patron qui, mains dans les poches de son velours, s'informait près du mécani- cien chargé de l'entretien du matériel.

— Alors, Henri. Le cirque est prêt ? Henri, un jeune qui habitait Lagny et dont la

moustache copiait celle de Brassens, opina : — Oui, vous pouvez y aller. J'ai même vérifié le

phare du camion-grue au cas où vous travailleriez de nuit.

Ce que Kérouan appelait le cirque était rangé contre les arbres, à l'abri des branches. Il y en avait pour une fortune : deux Mac Cormick des U.S.A., deux Massey-Harris du Canada, plusieurs remorques Poclain de Plessis-Belleville et de nombreux tracteurs Hanomag-Diesel. Le tout peint en rouge très vif égayait l'œil et faisait coquet au milieu de la verdure. Et, ma foi, ce rouge et ces grandes roues peintes en jaune criard rappelaient assez une caravane de cirque.

Kérouan se tourna vers les hommes, regarda le plus grand, un pur Arabe.

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— Tu te chargeras du camion-grue, l'Arbi, dit-il. Mais, fais gaffe dans les chemins ! Va pas me l'esquinter.

L'Arabe leva ses mains aux doigts déliés. — Vous inquiétez pas, patron. J'ai l'habitude. Kérouan le chassa d'un geste et acheva de donner

ses ordres. — Toi, le Curé, tu prendras une remorque. Et

tâche d'en mettre un coup ! Te saoule pas la gueule. L'homme, un prêtre défroqué à ce qu'on croyait, à

la face joyeuse et couperosée, se rebiffa mollement. — Voyons, patron... Kérouan le balaya de la main. — File. Toi, Nez-de-Bœuf, tu restes avec moi

comme d'habitude. Nous ferons le marché ensemble. Toi, le Follingue.

Son doigt désignait le dernier homme. — ... tu mèneras une deuxième remorque. Et

surtout, pas d'histoire sur la route avec les filles, hein ?

Le Follingue, un hyper-nerveux, détourna ses yeux incolores qu'illuminaient parfois des lueurs bizarres. Cela faisait six mois qu'il était sorti d'un asile d'aliénés où l'avait conduit un attentat à la pudeur. Sans un mot, il se dirigea vers l'un des tracteurs dont Henri venait de lancer le moteur. Une odeur de fuel chaud commença à troubler la pureté de l'air. Henri lança deux autres moteurs. Leur bruit saccadé fit s'enfuir les oiseaux. Kérouan cria pour se faire entendre :

— Henri ! Prends l'autre 2 CV et accompagne les hommes chez Debroucque. Il te dira par où les faire attaquer. Après, tu pourras revenir. Compris?

Le mécanicien qui, penché sur une aile, écoutait

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— N° d'édit. 9402. — N° d'imp. 372. — Dépôt légal : 4 trimestre 1967.

Imprimé en France

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