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L’ORGANISATION DES FONCTIONS PSYCHIQUES A LA LUEUR DES DONNRES NEUROPHYSIOLOGIQUESl par Marcel MONNIER Laboratoire de Neurophysiologie appliqude (Genbve) Les fonctions psychiques supkrieures inipliquent l’activitt;. d’un vaste reseau de neurones a la surface du cerveau - l’tcorce ctrtbrale ou ttlenct- phale - acquisition relativement recente du point de vue phylogenetique. L’aclivite de l’ecorce cerebrale est conditionnee toutefois par celle de divers appareils sous-corticaux plus anciens. Les plus importants parmi eux sont localises dans le dienctphale, appele aussi cerveau intermediaire, parce qu’il est intercalk entre l’ecorce cerdbrale et les structures sous-jacentes du tronc cerebral (mesencephale et rhombenckphale avec le bulbe rachidien). Ces seg- ments sous-jacents contiennent le systeme reticulaire, qui a, lui aussi, le pouvoir d’aetiver ou de moderer le fonctionnement de l’ecorce cCrCbrale. Toutes les parties du cerveau sont en relations etroites les unes avec les autres. Les fonctions psychiques sont le produit de leur integration ; toute tentative de classification de ces fonctions est donc artificielle, puisqu’elle isole necessairement certaines parties du tout. Etant donne qu’un groupe- ment des fonctions psychiques est indispensable, toutefois, du point de vue diaicctique, nous proposerons celui qui se rapproche le plus de la hikrarchie que la nature Btablit elle-mCme au cours du developpement phylogknique et ontogenique du systbme nerveux central. A. Rtgulation des fonctions psychiques primordiales. a) Regulation des activites vigiles et hypniques. b) Regulation des conduites affectives et instinctives. c) Regulation de la conscience. a) Sensations et perceptions. Genbse des abstractions. h) Integration sensorio-motrice. Transformation des abstractions en actes. Les cerveaux-machine et la cybernktique. c) Le substratum des activitks intellectuelles et de la memoire. C. La personnaliie‘. Activitts manuelles et langage an service de la vie sociale. B. Organisation temporo-spatiale des fonctions psychiques soptrieures. Hommage A F. GONSETH, A l’occasion de son soixantihme anniversaire.

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L’ORGANISATION DES FONCTIONS PSYCHIQUES A LA LUEUR DES DONNRES NEUROPHYSIOLOGIQUESl

par Marcel MONNIER Laboratoire de Neurophysiologie appliqude (Genbve)

Les fonctions psychiques supkrieures inipliquent l’activitt;. d’un vaste reseau de neurones a la surface du cerveau - l’tcorce ctrtbrale ou ttlenct- phale - acquisition relativement recente du point de vue phylogenetique. L’aclivite de l’ecorce cerebrale est conditionnee toutefois par celle de divers appareils sous-corticaux plus anciens. Les plus importants parmi eux sont localises dans le dienctphale, appele aussi cerveau intermediaire, parce qu’il est intercalk entre l’ecorce cerdbrale et les structures sous-jacentes du tronc cerebral (mesencephale et rhombenckphale avec le bulbe rachidien). Ces seg- ments sous-jacents contiennent le systeme reticulaire, qui a, lui aussi, le pouvoir d’aetiver ou de moderer le fonctionnement de l’ecorce cCrCbrale.

Toutes les parties du cerveau sont en relations etroites les unes avec les autres. Les fonctions psychiques sont le produit de leur integration ; toute tentative de classification de ces fonctions est donc artificielle, puisqu’elle isole necessairement certaines parties du tout. Etant donne qu’un groupe- ment des fonctions psychiques est indispensable, toutefois, du point de vue diaicctique, nous proposerons celui qui se rapproche le plus de la hikrarchie que la nature Btablit elle-mCme au cours du developpement phylogknique et ontogenique du systbme nerveux central.

A. Rtgulation des fonctions psychiques primordiales. a) Regulation des activites vigiles e t hypniques. b ) Regulation des conduites affectives e t instinctives. c ) Regulation de la conscience.

a ) Sensations et perceptions. Genbse des abstractions. h ) Integration sensorio-motrice. Transformation des abstractions en

actes. Les cerveaux-machine et la cybernktique. c ) Le substratum des activitks intellectuelles et de la memoire.

C. La personnaliie‘. Activitts manuelles et langage a n service de la vie sociale.

B. Organisation temporo-spatiale des fonctions psychiques soptrieures.

Hommage A F. GONSETH, A l’occasion de son soixantihme anniversaire.

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L’organisation anatomo-physiologique des fonctions psychiques a pour

la regulation des activites vigiles et hypniques (veille e t sommeil), la regulation des conduites affectives ef instinctives, la regulation de la conscience. Ces regulations s’eff ectuent essentiellement a l’etage sous-cortical, dans

le dienckphale. L’ecorce cerebrale, avec son reseau neuronique developpe en surface, est

indispensable, par contre, a l’organisation temporo-spatiale des sensations, des perceptions et des fonctions intellectuelles superieures : pensee e t me- moire.

Dc l’interaction des fonctions psychiques primordiales, reglees a 1’Ctage sous-cortical, et des fonctions psychiques supkrieures, Claborees dans t‘kcorce ckrebrale, resulte la personnalite de l’individu, son integration a la collec- tivitb et au milieu extericur.

objectifs primordiaux :

A. REGULATION DES FONCTIONS PSYCHIQUES PRIMORDIALES

a ) Regulation des activiiis uigiles et hypniques La stimulation electrique systematique des regions sous-corticales du

cerveau a permis de localiser un centre dynamogine dans la portion poste- tieure et centrale du diencephale (W. R. Hess, 1947 a 1949). Ce centre a la proprietk d’activer, avec le concours du systeme sympathique, les fonctions vkgetatives indispensables a l’individu, des que celui-ci entre en relations actives avcc le milieu extdrieur. I1 intensifie, par exemple, la circulation sanguine et la respiration, ce qui ameliore les conditions du travail muscu- laire au cours des activitks motrices : locomotion, mouvements profession- nels, etc.

Dans la sphere des fonctions psychiques, la stimulation electrique du centre dynamoghe diencbyhalique favorise les dispositions vigiles ; elle pro- voque le reveil du sujet endormi et augmente le pouvoir attentionnel du sujet CveillC. Si l’on enregistre par la mCthode Clectro-enckphalographique l’activite de l’ecorce cerPbrale pendant la stimulation electrique du centre dynamogbne, on observe une augmentation de la frequence et une diminu- tion de l’amplitude des rythmes cependant que le sujet devient plus alerte. Le centre dynamogbne diencephalique a donc la propriete d’activer le fonc- tionnement de 1’6corce cerkhrale. Si on le detruit par electro-coagulation, on observe des effets inverses de ceux declenchks par la stimulation : affaihlis- sement de la circulation sanguine et de la respiration, diminution de l’activite gCn6rale spontanee et des symptames d’excitation du systeme sympathique. L‘activitC Clectrique de l’ecorce cerebrale se modifie e t l’on voit se substituer aux rythmes de frequence Clevee e t de faible voltage, caractkristiques des Ctats vigiles, des fuseaux d’ondes plus lentes et plus amples, symptomatiques des Ctats de detente. Tout se passe comme si la lesion avait dCconnect6

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l’ecorce ctirebrale des appareils sous-jacents qui l’activent, notamment de l’appareil reticulaire du tronc cerdbral, qui agit dans le m&me sens que le centre dynamogene, en favorisant 1’Ctat vigile.

Dans un segment plus anterieur et plus lateral du diencephale, W. R. Hess a localisi: un centre frophotrope, qui contrble les fonctions vegetatives aptes a assurer la nutrition, la conservation et la reconstitution de l’cnergie cellu- laire, la protection du milieu interieur et la detente des organes menac6s de surmenage. La stimulation dlectrique de ce centre trophotrope modere les activitks circulatoires et respiratoires, abaisse la pression arterielle, favorise la digestion avec ses multiples activitks secretrices et excrdtrices. Dans la sphkre motrice, elle impose le repos sous forme d’hypodynamie, voire m6me d’adynamie, accompagnee de chute de pression.

Non loin du centre trophotrope, W. R. Hess a localise un centre somnogdne, dont la stimulation electrique au moyen de chocs de basse frkquence, induit un sommeil physiologique. Si l’on enregistre l’activit6 electrique du cerveau pendant le passage de 1’6tat de veille a l’etat de sommeil provoque par sti- mulation du centre somnogene, on constate un ralentissement progressif des rythmes corticaux, caracteristique des etats de detente et d’assoupissement (Monnier 1950). Lorsque le sommeil profond succede A la somnolence, on voit apparaitre des ondes lentes et amples, localisees en avant du vertex et dans la region frontale (M. Brazier 1949). Au contraire, le passage de 1’Ctat de sommeil a l’etat de veille se traduit par une brusquc suppression des rythmes lents, ou encore, lorsque l’attention devient plus active sous I’in- fluence d’un stimulus sensoriel, par une reaction d’arr&t de l’activitk ryth- mique fondamentale du cerveau : reaction d’arrst du rythme alpha.

b) Riggulation des conduites affectives et insfinctives Une stimulation de plus en plus intense du diencephale, au voisinage du

centre dynamogkne, peut exacerber la disposition vigile j usqu’a un paro- xysme : le sujet prksente d’abord une agitation motrice sans but prkcis, puis des reactions affectives de formes diverses, suivant la situation : impulsion agressive ou fuite. Ces deux conduites sont deux expressions du m&me ins- tinct de conservation. Dam certains cas, la stimulation au voisinage du centre dynamogbne peut provoquer des accbs de boulimie, avec sensations de faim e t de soif intenses (W. R. Hess, 1947 a 1949).

com- prendre certaines manifestations psychopathologiques. Si l’on enregistre dans divers etats d’excitation, de tension nerveuse et d’anxiCt6 l’activite dleclrique de 1’Ccorce ckrebrale, on constate des signes semblables a ceux que produisent les Ctats vigiles paroxystiques : rythmes de frkquence elev6e et de bas voltage. Quant aux etats hyperemotifs e t impulsifs, ils se manifestent souvent par des bouff Bes d’ondes lentes, particulierement amples dans les regions tem- porales du cerveau. Leur distribution symktrique et synchrone au niveau des deux hemispheres suggkre m e origine sous-corticale, centrale et profonde.

Ces observations neurophysiologiques experimentales nous aident

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c) Kigulation de la conscience

Pour Ctudier les mecanismes de la conscience, on a analyse les manifes- tations electriques qui se produisent au niveau de l’ecorce cerebrale lorsqu’un signal sensoriel afferent y declenche, en mCme temps que la riposte electrique, une experience consciente : une sensation.

Par ailleurs, on a examine dans quelle mesure les reponses de l’ecorce cerebrale a une excitation sensitive varient, lorsqu’on modifie par une nar- cose, la receptivite de l’ecorce cerebrale en m6me temps que la conscience. Ainsi, au cours d’une narcose profonde, on a constate que l’activite Clectrique de I’ecorce cerebrale se traduit par des rythmes lents, amples et reguliers, comme pendant le sommeil. Si l’on applique, dans ces conditions, un stimulus tactile, on voit l’activite rythmique du centre recepteur de la sensibilitP tactile se fragmenter sous l’influence des excitations afferentes. Un rythme rapide, de bas voltage, se substitue au rythme spontane, cependant que le sujet presente de petites secousses des membres, comme celles qui se pro- duisent parfois dans la periode d’endormissement. A un stade de narcose plus legire, lorsque la substance narcotique s’est partiellement volatilisee deja et que le retour de la conscience est proche, l’action du m6me stimulus tactile ne se limite plus au centre recepteur cortical, mais se manifeste egale- ment dans les champs d’association adjacents, sous forme de reaction d’arrCt du rythme fondamental, comme chez le sujet eveille, soumis a une stimulation optique.

On peut conclure de ces observations d’Adrian (1947) que pendant la narcose profonde, caracterisee par une abolition de la conscience, les mes- sages sensitifs parviennent encore au champ recepteur cortical, mais n’in- fluencent pas l’activite de l’ecorce cerebrale, dans son ensemble. Au contraire, dans les etats de conscience partielle ou totale, la riposte de l’ecorce cerChrale a un stimulus sensoriel tend a se generaliser. La figure d’excitation elaboree dans le centre recepteur cortical se reproduit dans les champs d’association voisins, puis dans d’autres champs plus eloignes de l’ecorce cerebrale. Lea fonctions de perception e t la conscience paraissent donc impliquer l’existence de processus d’irradiation et de giniralisation.

En fait, certaines observations cliniques et experimentales ont montrc qu’aucune region de 1’6corce cerebrale n’est vraiment indispensable a la conscience. L’excision d’un lobe entier du cerveau (lobectomie) n’abolit pas la conscience, bien qu’elle.altere le comportement general de l’individu. De meme, la stimulation electrique des divers champs de l’dcorce cerebrale peut provoquer des sensations ou des perceptions, sans que la conscience soit alteree (Foerster, Penfield). Le malade se rend parfaitement compte qu’il s’agit d’illusions de ses sens provoquees A son insu par l’electrode appliquee sur I’ecorce cerebrale.

I1 n’en va pas de m6me des lesions qui interessent les regions profondes et centrales du cerveau, notamment le diencephale. Elles peuvent provoquer des perturbations prolong6e.J de la conscience (coma) sans altkrer les fonc-

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tions de l’ecorce cerebrale d’une part, ni celles du bulbe rachidien et de la moelle d’autre part. I1 ressort de ces faits que les appureils rigulateurs de la conscience paraissent Ctre localisis duns le dienciphale.

Une autre preuve en faveur de la localisation diencephalique des appa- reils regulateurs de la conscience a 6tk fournie par I’observation des effets de l’irritation pathologique ou experimentale des centres sous-corticaux. En 1890 deja, le neurologue Hughlings Jackson afirmait que certaines crises d’epilepsie, dont le symptame essentiel etait une perte de conscience, rdsul- taient de l’irritation d’une region profonde du cerveau en rapport avec les lobes frontaux. Cette region, que nous assimilons aujourd’hui au diencephale, etait consideree par Jackson comme un centre d’integration superieure, res- ponsahle du maintien de la conscience. L’excitation paroxystique de ce centre au cours des crises d’epilepsie essentielle est si violente que l’activite de ses neurones demeure siderde pendant quelque temps et que la conscience est abolie. Quand l’excitation est plus circonscrite, ses effets se limitent a une (( absence )) de conscience de quelques secondes, comme c’est le cas dans une forme particul2re d’epilepsie essentielle appel6e petit mal. Le sujet pre- sente une expression figee, un regard hagard, un allongement du temps de latence entre la question posee e t la reponse.

Les conceptions de Jackson sur la regulation diencephalique de la cons- cience ont Cte confirm6es par les observations plus recentes de Lhermitte, Penfield e t par celles des clectro-encephalographistes. Ceux-ci ont rkussi a reproduire les manifestations du petit mal, notamment les absences e t les reactions d’arrCt, soit par stimulation electrique d’un systkme neuronique special a l’interieur du dienccphale - le systkme intralaminaire du thalamus - (Jasper et Drooglever Fortuyn 1948, Hunter et Jasper 1949).

B. ORGANISATION TEMPORO-SPATIALE DES FONCTIONS PSYCHIQUES SUPERIEURES

a) Les sensations et les perceptions. G e n b e des abstractions La qualite des sensations ne depend pas de la nature des fibres nerveuses,

mais de la figure d’excitation realisee par l’ensemble des influx que dechargent les organes sensoriels et les nerfs afferents dans le champ recepteur cortical, ainsi que dans les champs d’association adjacents. La figure d’excitation de l’organe sensoriel, conditionnee elle-mCme par les stimuli exterieurs. Ainsi, A l’image qui stimule l’organe recepteur de I’ceil - la retine - correspond une figure d’excitation dans le centre recepteur visuel du lobe occipital.

L’electro-physiologie n’a permis de detecter jusqu’a ce jour que les signes physiques elementaires de l’excitation corticale au moment oh se produit une sensation. D’autres experiences plus recentes permettent d’esperer toute- fois qu’il sera possible de saisir peu a peu les principes de l’organisation temporo-spatiale des perceptions. On doit en effet a Adrian (1947) des expe-

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riences qui eclairent d’une lumibre nouvelle le probleme du parallelisme psycho-physique.

Un sujet est soumis a une stimulation lumineuse intermittente, dont on contrale les effets - les signes physiques - sur 1’Ccorce cCrCbrale, en enre- gistrant 1’6lectro-enc6phalogramme dans la rCgion du centre visuel. Un rythme cortical induit, de frkquence Cgale h celle des kclairs de la source lumineuse, est enregistr6. Quand la frkquence des Cclairs diminue, celle du rythme cor- tical induit diminue parallblement ; lorsque la premikre s’abaisse au-dessous de neuf Cclairs par seconde, le rythme cortical induit ne se laisse plus entrainer h une fr6quence inferieure : il se d6double. Le parallClisme entre la frequence des Cclairs et celle des ripostes du champ recepteur cortical cesse. A ce moment prCcis, le sujet qui 6prouvait jusqu’alors une sensation d’6clairement continu a l’impression que la frCquence des Cclairs vient de s’abaisser. I1 ressort de cette expkrience que la sensation est conditionnee par la structure temporelle de la figure d’excitation du champ rkcepteur cortical.

Une autre experience d’hdrian met en evidence l’organisation spatiale des sensations et des perceptions.

Un sujet fixe une surface scintillante entre deux zones obscures. L’activitC rythmique du cortex induite par ce scintillement est enregistrCe au niveau du centre rkcepteur visuel de chaque cBt6. Si le sujet fixe la bande obscure situke u gauche de la surface scintillante, on enregistre au niveau du centre r6cepteur visuel a gauche le rythme cortical induit, cependant qu’h droite, on ne dCtecte qu’une activitC Clectrique trbs nivelke. Si le sujet dCplace au contraire son regard vers la bande noire qui borde a droite l’bcran lumineux, on observe une inversion de l’activit6 Clectrique des deux hCmisphbres : le rythme induit par le scintillement se manifeste dans la r6gion du centre rkcepteur visuel droit, cependant que l’activitk Clectrique du centre visuel gauche apparait nivel6e.

Ces deux experiences montrent que la riposte de l’ecorce cerebrale aux signaux kmis par la retine prksente une organisation temporelle e t spatiale analogue a celle du stimulus et de la figure d’excitation engendree par le stimulus sur l’organe recepteur retinien.

Si les signes physiques qui accompagnent les sensations ou les percep- tions elementaires peuvent Ctre detectks avec des techniques relativement simples e t si l’on peut, dans ces cas, saisir plus qu’un simple paralldisme. psychophysique, il n’en va pas de mCme lorsqu’il s’agit de perceptions plus complexes, notamment de la perception des formes.

On sait que. les animaux superieurs e t l’homme peuvent reconnaitre des formes gkomktriques - un triangle par exemple - inddpendamment des dimensions absolues de l’objet ou de son image sur la retine. La reconnais- sance d’une forme gkometrique ne nkcessite pas une correspondance rigide entre les divers points de I’objet, ceux de son image sur la retine, e t des points prksumks l’intkrieur du centre visuel. Contrairement Q la thkorie associationiste, ce qui est determinant pour la reconnaissance d’une forme,

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c’est la relation qui existe entre les elements essentiels de la forme de I’objet et de son image rktinienne : les angles du triangle, par exemple. On suppose que la perception des formes dans la region des champs corticaux consiste dans une abstraction, a partir de la multiplicite des stimuli visuels, de la relation qui existe entre les elements essentiels de l’objet et qui fait que cet objet a une forme de triangle.

On a emis I’hypothCse que les mouvements imperceptibles, continuels, effectues par les globes oculaires, jouent un r61e important dans le processus de differenciation et d’abstraction des formes. On sait en effet que les globes oculaires ne sont jamais dans on etat de fixite absolue ; ils executent de minimes mouvements a une frequence de 10 a 100 par seconde. Dans ces conditions, la retine sur laquelle se projette l’image de l’objet cst animCe de mouvements fins, continuels. Le contour de l’image sur la retine est anime lui aussi de mouvements continuels et les rkcepteurs retiniens sur lesquels il se projette sont excites davantage que les recepteurs adjacents, sollicitb par des parties plus neutres de l’image. 11s envoient vraisemblablement aux centres recepteurs visuels un nombre d’influx plus grand, A une frequence plus elevCe, si bien que le contour de l’objet serait perCu avec une intensite accrue. Le processus de differenciation et d’abstraction d’une forme impli- querait donc la formation de figures d’excitation dans les centres corticaux en rapport avec les centres recepteurs.

I1 est possible aussi que le cerveau utilise pour la perception des formes un micanisme analogue a celui developpe en technique radio-electrique. I1 s’agit dans le cas particulier d’un dispositif de sondage systematique d’un champ donne (scanning), analogue a celui d’un kcran de television, et qui aurait la propriete de cerner le point repere, d’en scruter les contours, d’en suivre les dkplacements. Ce ne sont la encore que des analogies e t des hypo- thirses, mais il est possible que les manifestations electriques concomitantes des perceptions puissent &re analysees un jour dans le temps et I’espace, par des methodes electrographiques perfectionnkes, a l’aide d’un grand nombre d’electrodes introduites dans le cerveau et d’un grand nombre dam- plificateurs, permettant d’enregistrer simultanement I’activite de plusieurs points du rbeau neuronique.

b) I n t i p a t i o n sensorio-motrice. Transformation des abstracfions en acfes. Les cerueaux-machines el la cybernitique

Nous avons vu que les techniques electro-physiologiques modernes per- mettent de detecter, au niveau de 1’Ccorce cerebrale, l’arrivee des signaux emis par les organes sensoriels et d’analyser les ripostes de cette ecorce c6rCbrale pendant que le sujet eprouve une sensation. Inversement, nous sommes en mesure de contr6ler les manifestations Blectriques qui accom- pagnent la reaction motrice a une excitation sensorielle. On peut, par exemple, dCtecter la decharge des centres moteurs dans les muscles, qui effectuent un mouvement en reponse a une excitation sensorielle. Ce qui kchappe par contre

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a notre analyse, ce sont les processus intermediaires qui se deroulent dans les vastes champs d’association du cerveau, depuis l’arrivee des signaux affe- rents dans le champ recepteur cortical, jusqu’a la reponse du centre moteur cortical. I1 s’agit precisement des processus psychiques superieurs, qui per- mettent de reconnaitre le signal, de le distinguer d’autres signaux et d’y rkpondre par un acte approprie. Nos methodes de contr6le objectif sont insuffisantes pour en analyser les mecanismes, si bien que nous ignorons ce qui se passe dans le cerveau au moment ou celui-ci fait euvre de synthbe supirieure, d’intigrafion au sens de Sherrington.

On a pu mesurer toutefois la duree d’un processus d’intigration corticale : le processus d’integration opto-motrice d’un sujet s’eff orcant de rkagir aussi rapidement que possible a un stimulus lumineux par un mouvement du doigt. Si l’on deduit d’une part le temps perdu dans la retine et dans les voies optiques qui conduisent le signal au centre recepteur visuel, si l’on deduit d’autre part le temps necessaire a la conduction des commandes dam les voies motrices effkrentes, du centre moteur cortical jusqu’au muscle, on ohtient un temps #integration corticale opto-motrice de 70 m/sec. (Monnier 1949). C’est donc pendant une periode de 70 millikmes de seconde que le cerveau elabore la reponse motrice adequate au stimulus perqu. I1 va sans dire que ce temps d’intkgration corticale varie en fonction du degre d’atten- tion du sujet.

Le probleme de l’integration sensorio-motrice a une importance fonda- mentale lorsqu’on etudie les processus de transformation des abstraciions en acles.

Comment se fait-il que Yon soit capable, m e fois que l’on a perqu une forme gkometrique, un triangle par exemple, de la reproduire par un mou- vement? Et plus encore, de la reproduire en nous ser-vant d’organes effec- teurs differents: la main droite, la main gauche, au besoin mtme le pied? OR peut la reproduire plus ou moins grande, de meme que l’on etait capable de la reconnaitre lorsqu’elle se presentait a notre retine sous forme d’image plus ou moins grande. I1 est donc impossible d’expliquer la transposition d’une abstraction en mouvement par de simples considkrations mecanistes ou associationistes, supposant l’existence de connexions anatomiques fixes entre I’organe recepteur, le centre recepteur cortical, le centre moteur cor- tical et l’organe effecteur (muscle).

Ce qui importe ici, tant pour la perception de l’objet que pour sa figu- ration au moyen d’un mouvement, c’est la constitution d’un modkle temporo- spatial de I’objet (Gestalt), modele qui r6sume les relations caracteristiques entre les elements essentiels de l’objet. Les dimensions absolues n’importent plus alors e t des objets de dimensions difikrentes peuvent avoir une action 6quivalente dans le domaine des perceptions, a condition qu’ils aient la m&me forme : principe d’iquiualence des stimuli. C’est vraisemblablement a partir de ces modeles, de ces abstractions que nous reproduisons la forme dans ce qu’elle a d’esseritiel, independamment des dimensions absolues de l’objet.

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On comprendra mieux l’opportunite de cette discipline nouvelle, la cyber- netique, c’est-a-dire la science des moyens de contrale de la machine et de I’organisme animal, dont Norbert Wiener est l’instigateur (1948), si l’on realise que notre cerveau est lui-mCme, (( comme l’automate o, une machine dans laquelle le monde exterieur est represent6 sous forme de symboles (les gnosies), cependant que les conduites de l’individu sont representees a leur tour sous forme de modkles (les praxies). L’esprit devient alors la fonc- tion principale de cette machine cerebrale, qui Clabore des images du monde ext6rieur d’une part, des modeles d’action d’autre part, images et modeles qu’il intkgre en un tout qui constitue la conscience de l’individu e t condi- tionne les rapports entre cet individu e t le monde exterieur.

c) Le substratum des activitds inteltectuelles et de la mkmoire

On s’est demande A maintes reprises quelle region de l’ecorce cerebrale est indispensable a l’excrcice des fonctions psychiques superieures, notam- ment des activites intellectuelles qui impliquent la memoire. Certaines obser- vations neurochirurgicales (Penfield) incitent a admettre que les vastes champs d’association des regions temporales de 1’Ccorce cerebrale ont une importance particuliere pour la mCmoire d’acquisition. En eff et, la stimu- lation Clectrique du lobe temporal declenche souvent des souvenirs ou des experiences oniriques riches en scBnes vecues. Inveisement, on a constate que l’on peut exciser, en dehors des champs d’association temporaux et parietaux, des territoires etendus de l’ecorce ckrebrale, sans provoquer d’altb ration profonde e t irreversible des facultes intellectuelles. E t cependant, ces facultes sont abolies si l’ecorce est detruite dans sa totalite. C’est ce qui se passe, toutes proportions gardCes, dans les cas de degenerescence diffuse de l’ecorce cerebrale (demence senile) : les aptitudes intellectuelles e t mnb- tiques sont considerablement affaiblies et I’activite electrique de l’ecorce cerebrale s’avkre, elle aussi, appauvrie sur l’electro-encephalogramme. On en vient donc a admettre avec Lashley que tous les territoires de l’ecorce cerebrale concourent, dans une certaine mesure, a la formation des habitudes. Lorsque celles-ci sont acquises, leur conservation ne depend plus de l’inte- grit6 d’un seul territoire et les effets de la destruction d’une partie de l’ecorce cerebrale peuvent Ctre cornpens& par l’activite des autres regions restees intactes.

I1 est difficile de concevoir que les activites intellectuelles superieures - pensee e t memoire - ne soient pas likes etroitement, elles aussi, a un substratum materiel. Le fait que les souvenirs resistent a des modifications importantes de l’activite des neurones pendant la narcose, la syncope ou le coma, prouve que les activitks intellectuelles e t mnestiques sont ancrees dans un substratum materiel. On suppose aujourd’hui que des populations de neurones sont excitees dans des conditions temporo-spatiales determinees au moment de la formation d’une habitude, e t que leur structure (proteinique) ainsi que celle de leurs connexions synaptiques, sont modifiees de facon

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durable par cette excitation. Certains auteurs supposent m&me que les agrd- gats neuroniques constitues au moment de la formation d’une habitude sont doues d’un pouvoir d’auto-excitation et qu’ils sont parcourus par des cou- rants electriques de faqon continuelle (reverberating circuits). Ce sont la des hypothkses inspirees par la decouverte de certains principes de technique radio-electrique moderne (feed back).

C. LA PERSONNALIT~

Actiuitis manuelles et langage au service de la oie sociale

Le caractere et la personnalite sont l’expression d’une synthese de toutes les fonctions psychiques de l’individu, influence d’une part par le milieu int6rieur de son organisme, e t sollicit6 d’autre part par le milieu exterieur collectif dans lequel il est appele a vivre. Cette integration supreme, dont I’objectif depasse l’individu, incombe aux lobes frontaux, qui reprksentent une des acquisitions les plus rCcentes de l’enckphale, susceptibles encore d’evolution ulterieure. Les fonctions d’integration des lobes frontaux s’ex- pliquent par leurs multiples connexions avec les autres territoires de l’ence- phale. Ce sont eux qui reqoivent les signaux des innombrables organes ritcep- teurs visceraux et sensoriels e t les communiquent aux vastes champs d’asso- ciation des lobes temporaux, parietaux et occipitaux de l’ecorce chrebrale, o~ s’elaborent les fonctions intellectuelles snpkrieures. 11s dynamogtnisent d’une part les fonctions psychiyues, qui permettent a l’individu de faire face aux situations &verses du milieu collectif, et modirent d’autre part, suivant les circonstances, les conduites affectives et instinctives de l’individu (volonte). Ainsi s’explique le paradoxe que l’amputation des lobes frontaux, pratiquee a des fins thkrapeutiques dans les cas de troubles mentaux, ait pour effet tantat un etat apathique (suppression de la fonction dynamogene), tantat un comportement effrCn6, asocial (suppression de la fonction mode- ratrice).

Soulignons enfin le fait que c’est dans les lobes frontaux, en cooperation 6troite avec les centres moteurs corticaux, que s’effectue l’integration des activites de l’homo faber et de l’homme doue de langage articulk. L’actiuitt manuelle technique est like au developpement du clavier cortical des mouve- ments de precision et le langage implique une representation differenciee des mouvements des levres, de la langue, du.pharynx et du larynx dans l’aire motrice corticale. Par son habilete manuelle et par son langage, l’indi- vidu entretient des relations organis6es avec les autres Ctres de la collectivite humaine et animale. Le dkveloppement de l‘homo faber et de ce que !’on pourrait appeler I’homo loquax va de pair avec celui de l’homo sapiens, c’est-&dire avec le developpement des fonctions psychiques superieures e t des fonctions volitives organisees dans le lobe frontal.

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