Mabille B. - Hegel, Heidegger et la question du néant

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    HEGEL, HEIDEGGER ET LA QUESTION DU NANTBernard MabilleP.U.F. | Revue de mtaphysique et de morale

    2006/4 - n52

    pages 437 456

    ISSN 0035-1571

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-4-page-437.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mabille Bernard, Hegel, Heidegger et la question du nant ,

    Revue de mtaphysique et de morale, 2006/4 n52, p. 437-456. DOI : 10.3917/rmm.064.0437

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour P.U.F..

    P.U.F.. Tous droits rservs pour tous pays.

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    France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

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    Hegel, Heideggeret la question du nant 1

    RSUM. Hegel et Heidegger caractrisent lattitude de la tradition mtaphysiquevis--vis du nant par trois traits : 1) Le nant est la ngation de la totalit de ltant.2) Cette ngation est un acte dentendement logique. 3) Le nant est indicible et impen-sable. Selon Heidegger, Hegel manque le nant parce quil ne le considre que commeun non-tant, parce que sa ngativit nest pas le frmissement de ltre maislactivit de la subjectivit reprsentative et parce que lentre-appartenance de ltre et

    du nant ne traduit que leur indtermination et immdiatet. Mais pouvons-nous enrester l ? Un dialogue est-il possible travers lequel la question du nant claire lasignification de laprt philosophia?

    ZUSAMMENFASSUNG. Hegel und Heidegger kennzeichnen das Verfahren der meta-physischen berlieferung in Bezug auf die Frage nach dem Nichts auf dreierlei Art :1) Das Nichts ist die Negation der Allheit des Seienden. 2) Diese Negation ist einelogische Verstandeshandlung. 3) Das Nichts ist unsagbar und undenkbar. Fr Heideggerversumt Hegel das Nichts, weil er es nur als ein Nicht-Seiendes betrachtet, weil seine

    Negativitt nicht die Erzitterung des Seyns , sondern die Ttigkeit der vorstellenden

    Subjektivitt ist, und weil das Zusammengehren von Sein und Nichts nur ihre Unbe-stimmtheit und Unmittelbarkeit anzeigt. Aber knnen wir dabei stehenbleiben ? Ist einGesprch mglich, wo die Frage nach dem Nichts die Bedeutung derprt philosophiaerklrt ?

    Dans le volumeBeitrge zur Philosophie(GA 2 65) encore indit en fran-ais , Heidegger crit : Dans toute lhistoire de la mtaphysique [...] ltre

    (dasSein) a toujours t conu en tant qutantit de ltant (als Seiendheitdes Seienden) . Une telle assimilation, poursuit-il, engage limpuissance de lamtaphysique penser le nant : correspondant cela (Dementsprechend), lenant a toujours t compris comme le non-tant 3. La Leon inaugurale de

    1. En labsence de terme distinct en allemand, nous choisissons de traduire, en rgle gnrale,Nichtspar nant plutt que par rien adopt par certains traducteurs de Heidegger (commeR. MUNIER) soucieux de mettre en valeur son originalit et sa distance lgard du langage dela mtaphysique .

    2. Selon lusage le plus courant, nous utilisons pour renvoyer la Gesamtausgabelabrviation

    GAsuivi du numro du volume et de la page.3.GA 65, p. 266.

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    1929 (Was ist Metaphysik ?) 4 avait dj montr cette impuissance en faisant deHegel une de ses figures paradigmatiques 5 ; ce que confirme la premire partie(Die Negativitt) du volumeHegel(GA68) galement indit en franais. Nous

    voudrions, dans le prolongement dautres travaux6

    , poser trois questions. Com-ment Heidegger comprend-il la pense spculative hglienne du nant ? Cettecomprhension correspond-elle ce que les textes de Hegel 7 nous apprennent ?Quels fruits peut-on tirer de cette confrontation pour tenter de caractriser unephilosophie premire du nant ?

    H E G E L , L E N A N T I M P E N S

    Lorsque lon tente de cerner la comprhension heidggrienne de la logiquehglienne du nant, deux lments dominent. Premirement Hegel ne pense lenant que rduit au non-tant. Deuximement, son aveuglement se joue paravance dans lapprochelogiquequil en pratique. Ce nest donc quen dlaissantcette voie pour lui substituer celle de langoisse pokhplus radicale que cellede Husserl puisquelle met hors circuit tout tant jusqu lego transcendantallui-mme que peut tre pens le nant.

    Premier point : la rduction ontique. La Confrence de 1929 montre com-ment, pour toute la tradition dont Hegel est laccomplissement, le nant est

    la complte ngation de la totalit de ltant (das Nichts ist die vollstndigeVerneinung der Allheit des Seienden) 8. Les Beitrge, comme nous lavonsvu dentre, confirment cette perspective strictement ontique 9 : le nant estencore et toujours compris comme non-tant. Lorsque Heidegger se concentresur la Science de la logique, il y voit le mme geste : ce qui nest pas untant, nest rien (Was nicht ein Seiendes ist, ist Nichts) . Dans la parenthsequi suit, il dstabilise cette espce de dogme en questionnant : mais toutnant nest-il que le non-tant (Aber ist jedes Nichts nur das Nicht-

    4.GA 9, pp. 103 et sq.5. Heidegger distingue le moment grec (ex nihilo nihil fit), le moment chrtien (ex nihilo fit

    ens creatum) et seul auteur cit comme tel : Hegel (GA9, p. 120).6.Hegel, Heidegger et la mtaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004.

    Dans la mesure o la prsente tude est dans le prolongement de cet ouvrage, le lecteur nouspardonnera dy renvoyer parfois pour des raisons de concision (abrviation HHM).

    7. En particulier en en observant le tout dernier tat, cest--dire la rvision faite par Hegel en1831 (juste avant sa mort) et parue en 1832 de la doctrine de ltre de la Science de la logique.G.W.F. HEGEL, Gesammelte Werke, Band 21, herausgegeben von F. Hogemann und W. Jaeschke,1985. AbrviationHGW, suivi du numro du volume et celui de la page.

    8.GA 9, p. 109.9.GA 65, pp. 266-267.

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    Seiende) ? 10. Cest cette question que Hegel ne rpond pas et ne peutpasrpondre.

    La Confrence de 1929 le montre en sappuyant sur une formule du dbut

    de laScience de la logique: Ltre pur et le nant pur, cest donc le mme11

    ,[cela] est juste (Das reine Sein und das reine Nichts ist also dasselbe,bestehtzu Recht). Hegel a bien entrevu (sinon pens) que ltre et le nant sentre-appartiennent (gehren zusammen) . Mais il ne voit l quune identit due une commune indtermination immdiate, alors que ce Zusammengehrennomme la manifestation de ltre essentiellement fini 12 dans louverture du

    Dasein 13. Si Hegel dit du nant quil faut le penser en tant que non de ltre(Nichts als Nicht des Seins) , il nentend pas et ne peut pas entendre ce quesignifieSein. tre chez Hegel reste pens partir de ltance tance en

    loccurrence vide parce que si ltre pur nest certes pas un quelque chose, ilreste de lordre de ltant. Ltre pur comme le nant pur sont en quelque sorteles deux extnuations symtriques et inverses du quelque chose ; ltre-l vidde lui-mme : la privation 14 de ltance.

    Mais si cette comprhension du ne-ensest bien celle de Hegel, on sattendraitalors le voir opposerstrictement tre et Nant. Or dans la phrase mme queretient la Confrence de 1929, Hegel les dit le mme . Mais que signifiecette mmet (Selbigkeit) ? Dabord dasselbe ne peut tre pris au sens oParmnide dclare : to; ga;r aujto; noei'n ejstivn te ka; ei\nai. Heidegger traduit

    denn dasselbe ist Denken und Sein (car le mme est pense et tre) faisantainsi du mme le terme originaire du fragment. Mais alors que dans le texteparmnidien la Selbigkeitexprime lentre-appartenance originaire de ltre etdu penser ou, plus prcisment, dit cette mmet la faveur dequoi lentre-appartenance mme peut se dployer 15, la Selbigkeit hglienne nexprime

    10.GA 68, p. 19.11. Il nous semble inacceptable de traduire dasselbepar la mme chose . Ce qui caractrise

    les trois premiers termes de la Science de la logique, cest trs prcisment dtre en de de

    ltre-chose, du quelque chose et plus largement de toutedtermination.12.GA 9, p. 306.13. Ltre pur et le nant pur, cest donc le mme, [cela] est juste. tre et nant sentre-

    appartiennent cependant non point parce que du point de vue du concept hglien du penser ils concordent dans leur indtermination et [leur] immdiatet, mais parce que ltre mme estessentiellement fini et ne se manifeste que dans la transcendance du Daseinen instance extatiquedans le nant (in der Transzendenz des in das Nichts hinausgehaltenen Daseins offenbart) . GA9, p. 120 (traduction Munier lgrement modifie).

    14. Privation dsigne depuis Aristote (Mtaphysique, T, 1, 1046 a) jusqu la fameuse tablekantienne du nant (Critique de la raison pure, A 292/B, pp. 348-349) : labsence de ce qui estnaturellement ou essentiellement prsent. Si le pur rien nest que la privation du quelque chose, deltant, cest donc bien parce que ltre ne signifie qutant.

    15. Nous avons analys linterprtation heideggrienne du fragment 3 et marqu lirrductibilitet la cohrence de la lecture hglienne de ce mme fragment dans notre ouvrage HHM, chap. 2.

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    quune identit et, ds lors, lentre-appartenance nest quune commune ind-termination et immdiatet. La vritable mmet ne dit pas lidentit maisimplique la diffrence. Non pas une diffrence logique mais ce que lesBeitrge

    nomment le frmissement essentiel de ltre mme (die wesentliche Erzitte-rung des Seyns selbst) dont le Nant (ou le Rien) est le voile. Le cours sur la Ngativit lexplique : Le Nant est la diffrence abyssale de ltre entant que nantisation et, pour cela ? son essence (Das Nichts ist das ab-grndigVerschiedene vom Seyn als Nichtung und deshalb ? seines Wesens). 16 Pensemagistralement ressaisie au dbut de lalina suivant : Ltre en tant que fondabyssal 17 est le Nant [...] le Nant nantise (Das Seyn als Abgrund ist das

    Nichts[...]das Nichts nichtet) . Pourquoi Hegel ne peut-il accder la pensedu nant comme nantisation ? Que signifie chez lui la ngativit ? Bien

    que nantisation et ngativit aient au moins en commun de ne pas signifier anantissement , ont-elles la moindre proximit ? Si ce nest pas le cas,quest-ce qui frappe la pense hglienne dimpuissance ?

    La rponse ces questions passe par lexamen du second point : lapprochelogique. Si la voie hglienne est bloque, cest parce quelle obit au primattraditionnel dun traitement logique du nant. Second point sans doute plusoriginaire que le premier puisque, en tant que telle, la mtaphysique est unelogique 18 ou encore puisque la coappartence Sein/Grund sancre dans le

    Logos. Loubli de ltre et linstauration de la mtaphysique comme logique

    sont, chez Heidegger, indissociables. Avant de lire les textes du volume 68 desuvres compltes, revenons la Confrence de 1929 o le dbat avec la logique(et la rponse anticipe 19 ses objections) occupe une trs large place 20. Cestle rgne du principe de non-contradiction fondateur de toute la rationalitmtaphysique depuis Aristote qui interdit par avance toute rflexion sur lenant : Le principe [selon lequel] la contradiction [est] viter, la logique

    16.GA 68, p. 48.17.Ab-grundest traduit gnralement par abme . On pourrait proposer absence de fonde-

    ment mais dune part lallemand possdeGrundlosigkeitet dautre part la formule de Heideggerdit deAbgrundquil est la fois le Rien et le fond . Avec D. PANIS(Il y a le il y a , Bruxelles,Ousia, 1993, p. 131 et sq.), nous choisissons donc lexpression fond abyssal qui rend bien lesdeux dimensions fond et retrait du fond.

    18. La mtaphysique correspond ltre comme Lovgo"et, dans cette mesure, est en son traitprincipal par-dessus tout logique. Die Onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik ,in Iden-titt und Differenz, Neske, Neuente Auflage, 1990, p. 62.

    19. Il ne faut pas pratiquer une lecture anachronique consistant voir dans la Confrence lesrponses des objections de Carnap (berwindung der Metaphysik durch logische Analyse derSprache, 5,Erkenntnis, II, 1932) qui nont pas encore t formules.

    20. En particulier GA 9, p. 107 (o Heidegger aborde le principe de contradiction , ladomination (Herrschaft) de la logique , laVerneinungqui nest pas seulement loprateur nga-

    tion mais lacte de nier manant du sujet logique) etGA 9, pp. 115-116 (qui montre comment cenest pas la ngation logique qui est lorigine du nant mais linverse).

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    gnrale (Der Satz vom zu vermeiden Widerspruch, die Allgemeine Logik,) abat[tent] cette question (schlgt diese Frage nieder). 21 Penser, cest penser quel-que chose. La pense du nant est un nant de pense. Dire le nant est A ou

    B est une contradiction qui stoppe le discours ds son commencement une m-onto-logique est donc un objet monstrueux.Au sens plus large dune exigence logique de connaissance, pour quil y ait

    nant, il faut quil y ait ngation du tout (et non dune simple partie) de ce quiest. Or quel est le moteur de cette ngation ? Cest lopration de ngation 22.Verneinung dit plus que Negation et ce supplment dsigne lactivit dunentendement (Verstandshandlung) 23. Autrement dit, la pense logique du nantsuppose loprateur ngation qui lui-mme ne peut jouer que par lactivitdu logicien. Double origine de nant : la ngation et le sujet.

    Heidegger impose un renversement24

    : Ny a-t-il le Nant que parce quily a le non, cest--dire lacte de nier (Gibt es das Nichts nur, weil es das Nicht,d.h. die Verneinung gibt) ou bien est-ce linverse (oder liegt es umgekehrt) ? La voie dessine par Heidegger est ici celle dun Nant plus originaire nonseulement que toute ngation logique mais encore que toute opration subjectivede ngation. Mais 1) Quen est-il de ce nant ? 2) Comment y accder puisquilest en de de nos efforts logiciens ? Autant de questions auxquelles Hegel nesaurait rpondre. Pourquoi ?

    Reprenons notre lecture du cours sur la ngativit (GA 68). Heidegger

    dgage deux tendances chez Hegel qui manent dun mme prsuppos. Lapremire consiste penser le nant partir de la ngation (logique). Le nant,prcise Heidegger, se donne donc comme le non de ltant en totalit (dannergibt sich als das Nicht des Seienden im Ganzen das Nichts). 25 La secondeconsiste penser le nant partir de lindtermination : Le Nant en tant quepure et simple indterminit et immdiatet (Das Nichts als bloe Unbestimmt-heit und Unmitteltheit). 26 Dans les deux cas, un mme prsuppos : les deuxdmarches renvoient (par contraste) ltant comme quelque chose (Etwas,aliquid). Le Nant surgit de la ngation dtance, or le critre de ltance est la

    dtermination, donc le Nant est essentiellement in-dtermin. Hegel reste dansla ligne de la mtaphysique scolaire qui identifie tant (ens) et quelque chose(aliquid). Cela lui rend par avance impossible tout accs une pense authen-tique du Nant.

    21.GA 9, p. 107.22.Ibid.23.GA 9, p. 108.24.Ibid.

    25.GA 68, p. 38.26.GA 68, pp. 15-16.

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    On peut, partir de l, voir Heidegger tracer un autre chemin vers le Nant :passer de la voie de la logique lpreuve existentiale de langoisse. Mais pourque cette preuve du nant soit pense, il faut que soit lucide la question

    paradoxale de ladonationdu nant. Cest cette question quaffronte la Conf-rence de 1929 : Si le nant, comme toujours, doit tre questionn lui-mme ,alors il doit ncessairement dabord tre donn (Wenn das Nichts, wie immer,befragt werden soll es selbst dann mu es zuvor gegeben knnen). 27 Laquestion est monstrueuse : celle de ladonationdu nant ! Impossible dy rpon-dre par la voie de la connaissance (et pas seulement par la logique qui travaille

    justement hors donn). Heidegger explique cela en suivant une dmarche kan-tienne. Il part dune ncessit dessence : le Nantne peut pastre une simplengation partielle, rgionale mais la complte ngation de la totalit de ltant

    (die vollstndige Verneinung der Allheit des Seienden) 28

    . La totalit est bienchez Kant une catgorie de lentendement. Cependant elle nopre que sur destotalits partielles ( la totalit de mes biens sera lgue ... ), or le nantrequiertla (et non pasune) totalit de ltant dans son ensemble. Cette totalitest, la limite 29, pensable mais pas connaissable car elle ne fait prcismentpas lobjet dune donation (sensible). En lecteur assidu de la Critique de laraison pure, Heidegger le reconnat : impossible de saisir le tout de ltant(Erfassen das Ganze des Seienden) 30.

    Mais la connaissance est-elle seul accs ltant en totalit ? Nous pouvons

    en effet nous prouver , nous trouver au milieu de ltant en totalit. Sichbefinden ne signifie pas faire une exprience, mettre en jeu une quelconque rceptivit puisque cette totalit du monde nest justement pas donne. La

    Befindlichkeit, cest la disposition . Ce nest pas un tat psychologique maisun type de relation au monde. Les manires dtre dispos sont lesStimmungen(les dispositions affectives , comme Heidegger recommande lui-mme detraduire ce terme). Or la seule disposition qui nous expose au nant en prouvantle flottement de ltant dans son ensemble, cest langoisse : recul deltant en totalit , oppression , perte dappui langoisse nous ouvre

    au Nant 31. Elle ne rvle pas un anantissement (Vernichtung) mais une nantisation (Nichtung) . Le nant nanantit pas, il nantise (Das Nicht selbstnichtet) 32.

    27.GA 9, p. 108.28.GA 9, p. 109.29. La quatrime figure de la table kantienne du nant (voque plus haut) montre au moins un

    cas o le nant nest mme plus pensable : le nihil negativum(une figure rectiligne deux cts)est lexpression de limpensable, dune signification qui se dtruit dans son nonciation mme.

    30.GA 9, p. 110.

    31.GA 9, pp. 113-114.32.GA 9, p. 114.

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    Hegel semble donc condamn ne pas pouvoir penser le nant etparce queson concept est form partir de ltant etparce que lapproche logique entant quessentielle la mtaphysique bloque davance laccs ce qui est

    digne dtre pens (Denkwrdig). Nous reviendrons sur le cas de la logiquemais il faut dabord valuer le jugement sur lunilatralit ontique dans laquellela spculation hglienne se dploie. Ltant hglien nest pas monolithique ;comme nous le suggrions plus haut, tout lecteur de Hegel confront linter-prtation heideggrienne se demande immdiatement si langativitde ltantest bien prise en compte dans laccusation de labsence de pense du rien.Heidegger est un lecteur trop averti de Hegel pour luder ce problme. Lorsquonexamine lensemble des cours de 1938-1939 repris en 1941 (GA68), on saper-oit dabord que la premire partie sintitule prcismentNegativitt. Lorsquon

    lobserve de plus prs, on voit Heidegger reconnatre que chez Hegel ltre deltant nest pas substance inerte, existence neutralise 33 ou tre-l rduit unesimple thse 34 mais que, en apparence au-del de la sphre de la mtaphysiquede la subjecti(vi) t, il est pens en relation avec Aristote 35 : ce que nousnommons tre, conformment au commencement de la philosophie occidentale,sappelle pour Hegel Wirlichkeit(effectivit) ; et cette dnomination nest pascontingente mais est prdtermine chez Aristote la premire fin du commen-cement :ejnevrgeia- ejntelevceia. LaWirklichkeiten saWirkungdit lactivitet non la substance inerte. Cest partir de cette actualit ou de cette

    nergie de ltre de ltant que Heidegger met laccent sur le thme de langativit dfi lanc sa lecture. Mais, justement, quest-ce que la ngativithglienne selon Heidegger ? Est-ce une voie pour exprimenter le nant commece que les Beitrge nomment Erzitterung de ltre et la Confrence de 1929Schwebende ltant ?

    Deux affirmations, constamment rptes, dominent les 61 pages du coursde Heidegger. Dabord la ngativit est omniprsente chez Hegel mais jamaisinterroge 36 : La ngativit de Hegel ne fait pas question (Hegels Negativittist fr ihn keine Frage) [...] [elle] nest pas digne de question et pasquestion-

    nable([sie] ist nicht fragwrdig und nichtfragbar) . Cette absence dinterro-gation nest pas le fait dun oubli contingent ou dune quelconque mauvaise foide Hegel ; elle ne peut pas ne pas tre. Pourquoi ? La suite du texte, en rpondant notre question, introduit la seconde affirmation heideggrienne qui caractrise

    33. Nous faisons ici allusion aux clbres analyses de GILSON(Ltre et lessence, Paris, Vrin,3e d., 1994, chapitre VI.

    34. Das Dasein ist die absolute Position eines Dinges, inBeweisgrund zu einer Demonstrationdes Daseins Gottes, 2.

    35.GA 68, p. 50.

    36. Le thme de laFraglosichkeit der Negativittest gren tout au long du cours : p. 14, 15,38, 39 (au moins 4 fois), 40, 41, 42, etc.

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    lessence de la ngativit : parce que la ngativit est dj pose avec len-ceinte 37 prsuppose de son questionner (weil die Negativitt mit dem voraus-gestzten Bezirk seines Fragens schon gesetzt ist) pos avec le penser qui

    signifie ici : je reprsente quelque chose [littralement : je pose quelque chosedevant] en gnral (gesetzt mit dem Denken, das hier besagt :Ich stelle etwasvor im allgemein) 38. Comme chaque fois 39 que Heidegger doit affronter lelien entreWirklichkeitet ejnevrgeia, il la ramne la premire la reprsentation(Vorstellung), la replace dans lorbe de la mtaphysique postcartsienne de lasubjecti(vi) t. Lorigine et la nature de la ngativit (ni interroge ni susceptiblede ltre) sont subjectives et cette subjectivit est reprsentative. Au bout ducompte, Hegel reste tributaire des deux critres traditionnels (dj reprs dansla Confrence de 1929) de toute conception du nant : ngation et subjectivit.

    L I R R D U C T I B IL I T H G L I E N N E

    Heidegger a bien vu comment le nant joue chez Hegel selon deux opposi-tions : dune part avec ltre pur et dautre part avec le quelque chose. Larduction ou plutt la subordination de la pense du nant lontique estparticulirement nette dans la seconde opposition. Commenons donc par elle.Il est incontestable que le nant (en tant que ngation ou privation dun ceci )

    soppose un tant dtermin (ou quelque chose). Certes lopposition quelquechose/rien vient de laSchulmetaphysik:Enssignifiealiquidqui quivaut nonnihil. Cest ainsi que Baumgarten au 8 de saMetaphysica, dclare : quelquechose (Etwas) est le non-rien : le reprsentable, ce qui nenveloppe pas decontradiction (non nihil est aliquid (Etwas) : repraesentabile, quicquid noninvolvit contradictionem) . Cependant il ne faut pas se mprendre. Ce nestpas parce que Hegel reconnat lexistence de cette conception postleibniziennede ltant comme non-rien , cest--dire comme le non-impossible (le pos-sible), le non-contradictoire (le pensable) quil la lgitime pour autant et la

    reprend comme la pense spculative mme de ltantit de ltant. Lorsquonlit attentivement les remarques qui suivent la premire triade tre pur Nantpur Devenir, on voit Hegel prsenter la conception scolaire de ltant commece que la Phnomnologie de lespritappelait un bien connu dont il fautbriser la certitude : On a lhabitude dopposer le nant au quelque chose

    37. Nous prfrons traduire par enceinte plutt que par rgion pour faire ressortir ce quil y ade clos dans la pense hglienne, ce cercle totalement parcouru mais dont le centre reste inacces-sible (GA24, p. 400).

    38.GA 68, p. 37.39. Voir notreHHM, chap. 2, pp. 55 et sq. et chap. 5, pp. 211 et sq.

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    (Nichts pflegt dem Etwas entgegengesetzt zu werden). 40 Ce dbut de la pre-mire remarque parle dune habitude comme dun prsuppos de la mtaphy-sique dentendement svrement critiqu 41 ds la premire version duConcept

    prliminairede lEncyclopdie. Chez Hegel, la dtermination qui fait dun tantun quelque chose na pas le sens de la dtermination complte scolaire(Baumgarten) mais sinspire plutt dAristote : tant (o[n) signifie tance (ouj-siva), cest--dire quelque chose (tovde ti) qui implique une dtermination(cwristovn, wJrismevnon) 42.

    Ce qui conduit galement Hegel ne pas en rester lopposition rien / quelquechose au sens scolaire tient au fait quune telle opposition ne donne quun nant dtermin (ein bestimmtes Nichts) 43 alors que le Nant en tant que telne doit tre pens que comme pur . Ici encore, lopposition doit tre replace

    dans une ligne aristotlicienne plutt que wolffienne. Le troisime chapitre delaPhysiqueI dclare ainsi : Rien nempche que le nant soit, non pas le nontre absolu (mh; aJplw'" ei\nai) mais un non tant dtermin (mh; o[n ti). 44 Ceque le Nant pur donne penser, cest ce que le Stagirite nvoque que pourlcarter. Hegel (comme Aristote) dclare impensable un nant absolu ce quinest en rien 45 tant. Reste cependant que, mme dans cette optique, linspirationhglienne demeure strictement ontique. Mais reste aussi que la diffrence entreHegel et laSchulmetaphysikainsi que la distinction entre nant absolu et nantdtermin doivent demeurer en tte lorsquil faudra penser dune part le sens

    de la ngativit tel quil rsiste la lecture heideggrienne et dautre part,la fonction des deux premires figures de la Logique.

    Prenons maintenant le cas plus complexe du couple tre pur/Nant pur. Il nesagit pas simplement dopposer(ce que fait lentendement) 46 indterminationet dtermination (et ce que semble se contenter de faire littralement Hegel)mais de penser : dune part deux indterminations et dautre part leur renver-

    40.HGW, 21, p. 70.41.Encyclopdie des sciences philosophiques, 26 et sq. Sur ce point, nous permettons de

    renvoyer notre article Hegel et la signification du principe de raison , in Lectures de Hegel,O. Tinland (dir.), Paris, LGF, p. 116-140 (en particulier).

    42.Mtaphysique, Z, chapitre 1, 1028 a, pp. 25-30.43.HGW21, p. 70.44.Physique I, chapitre 3, 187 a, pp. 3-6. Voir, en parallle, HGW21, pp. 74-75 et pp. 89-90.45. Cest justement dans cet en rien quun heideggrien va voir une sorte de dngation tout

    comme la Confrence de 1929 insiste sur la volont des sciences de ltant de ne pas interroger nimme considrer le nant : Worauf der Weltbezug geht, ist das Seiende selbst und sonst nichts.Wovon alle Haltung ihre Fhrung nimmt, ist das Seiende selbst und weiter nichts. Womit dieforschende Auseinandersetzung im Einbruch geschieht, ist das Seiende selbst und darber hinausnichts. Aber merkwrdig gerade in dem, wie der Wissenschaftliche Mensch sich seines Eigenstenversichert, spricht er, ob ausdrcklich oder nicht, von einem Anderen.[...] Wie steht es um dieses

    Nichts ? GA 9, p. 105.46. Thme particulirement dvelopp dans la deuxime remarque, HGW21, pp. 77 et sq.

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    sement rciproque. Lorsque Hegel dclare tre pur et Nant pur le mme(Dasselbe) , est-ce vraiment dire quil les dclare identiques ? En fait laScience de la logique ne voit l ni une identit abstraite, ni une diffrence

    extrieure (opposition) dentendement. Pour ce dernier, lopposition stricte entretre et nant est une vidence. Pour le spculatif, le sens de la mmet deltre et du nant nest pas exprimable directement 47. Ce nest que depuis ledevenir que lidentitet/avecla diffrence de ltre pur et du nant pur peuventapparatre 48. partir de l, il devient possible de comprendre le thme annoncde leurrenversementrciproque. Ce renversement, explique Hegel, est en dedun rapport 49 parce quun rapport implique stabilit et dtermination deses termes. Ici lunit est un passage , non point passage dans un devenirqui serait un troisime terme, mais passage qui estce devenir mme en tant

    quindtermin. Cest pourquoi, lorsquil sagit dexpliciter la mmet deltre et du nant purs, la troisime division (devenir) du premier chapitre (tre)de la logique de la qualit dclare que leur mouvement est limmdiat dispa-raissant de lun dans lautre (des unmittelbaren Verschwindens des einen in demanderen) 50. Il faut bien comprendre la forme substantive du prsent Ver-schwinden. Chacun nestpas disparaissant (comme si quelque chose dispa-raissait) mais le renversement rciproque de ces deux indterminations en undevenir lui-mme indtermin estce disparatre mme.

    On peut comprendre ds lors pourquoi la question quest-ce quele Nant

    pur ? na pas lieu dtre. Pour Hegel, la question na pas et ne peut pas avoirde rponse directe. Dire le Nant estx, ce serait en faire quelque chose 51.Il nest donc possible de le penser, en quelque sorte, que de biais. Dune part,si lon peut dire rtrospectivement partir du rle quil joue dans le devenir : cest dans le devenir qutre et nant sont diffrencis 52, ou encore : ltreet le nant [...] nexistent pas pour eux-mmes mais seulement dans le deve-nir 53. Dautre part en relation au rsultat de la Logique lui-mme en rapportspculatif avec le commencement. Le commencement nest pas point de dpartmais abstraction du tout 54. Lindtermination initiale en ses trois premiers

    moments de la Doctrine de ltre, cest lIde absolue qui se dpouille de

    47.Ibid., pp. 78-79.48. Cest ainsi que le seul vrai rsultat que nous ayons obtenu jusquici est le devenir. [...] Le

    rsultat fait donc ressortir la diffrence entre ltre et le nant, mais comme une diffrence simple-ment pense (ibid., 78) Simplement pense parce que le devenir reste indtermin or, pour Hegel,penser, cest avoir des penses dtermines.

    49.Ibid., p. 90-91.50.Ibid., p. 70.51. Ce que fait lentendement incapable de penser lunit tre/nant (ibid., pp. 88-89).52.Ibid., p. 80.

    53.Ibid., p. 81.54.Ibid., p. 93.

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    soi-mme comme tre pur puis tre-l. Cela ne veut pas dire quau Nant nesont pas reconnus une fonction logique, un sens capital non seulement aucommencement mais peut-tre mme au principe de lonto-logique spculative

    celui, comme nous allons le montrer dans la troisime partie de notre texte,dunepense limite.Do vient cette impensabilit ? Si lon se souvient du diagnostic de Heideg-

    ger, on rpondra : le nant est, pour la mtaphysique, impensable, non interro-geable et sil en est ainsi, cest parce que lapproche logique, caractristique dela mtaphysique, nous condamne le manquer, rester muet. Pourtant, il nefaut pas nous en tenir l. La logique spculative ne peut pas si facilement trerabattue sur ce que Kant sest mis nommer la logique formelle . Que signifiele fait queetHegeletHeidegger mettent en garde contre la tentation de rpondre

    la question quest-ce que le nant ? par une proposition du type le nantestx ? Pourquoi, dans les deux cas, y a-t-il dnonciation du fait quune telledmarche fait perdre sa puret au rien pour en faire un quelque chose oupour ltantifier ? La relation entre question du nant et logique est-elle de puredivergence entre Hegel et Heidegger ou admet-elle des traits communs ? Si oui,

    jusquo peut-on aller ?Il nest pas difficile de reprer des traits homologues dans les critiques des

    procdures de la logique classique (celle que Hegel nomme logique dentende-ment). Il ne faut cependant pas forcer les homologies : l o Heidegger exige

    un dlaissement de la logique pour se mettre en qute dun nouveau Logos,Hegel exige une transformation de la logique qui dpasse le formel et le trans-cendantal sans renoncer la logicit et mme pour laccomplir. Essayonsdexpliquer ce que Hegel nous donne voir. Distinguons une part destructricede la logique traditionnelle du nant et une part constructrice celle quisexprime spculativement. Ce que Hegel condamne dabord, cest une com-prhension du nant commande par lusage dune ngation extrieure. Cestce que dcrit la premire remarque qui suit le dveloppement sur le Devenirlorsquelle rappelle le fait que la rationalit dentendement oppose gnrale-

    ment le nant quelque chose 55. La deuxime remarque (toujours selon laversion de 1832) replace toute lapproche traditionnelle du nant dans le cadrede laproposition reprsentative. Il sagit de comprendre pourquoi lentendementprouve de la rpugnance devant la dclaration (celle-l mme retenue parHeidegger) : le mme est ltre et le nant . Hegel explique 56 : laccent estmis principalement sur tre le mme comme cela se fait dans le jugement engnral o cest seulement le prdicat qui nonce (aussagt) ce que le sujetest.

    55.Ibid., p. 70.56.Ibid., p. 77.

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    La premire remarque a clairement (et ironiquement) donn les lments de cejugement. Dire ltre est le nant ou le nant est ltre est une absurditpour la conscience commune parce quelle prsuppose une proposition o ce

    dont on parle est un sujet (la base fixe dont parlait la Prface57

    de la Phno-mnologie de lesprit) sur lequel des prdicats vont et viennent , en quelquesorte, se dposer. Or comment le nant peut-il tre attribu ltre et ltre aunant ? Hegel ironise : que les fameux cent Thalers de Kant fassent ou nonpartie de mon patrimoine, quils soient ou ne soient pas, cela fait certes uneimmense diffrence. Mais sagit-il bien de cela ? La proposition reprsentativeen hypostasiant le sujet du discours, en exigeant quil soit donn quelqueintuition sensible et en naccordant dactivit qu lentendement fini qui noncele jugement, rend impensable et mme scandaleuse la proposition spculative.

    La suite de la deuxime remarque donne la possibilit dexprimer la significationspculative de la mmet de ltre et du nant : il y a l pose, uneproposition qui, y regarder de plus prs (nher betrachtet) a le mouvement(die Bewegung hat) de disparatre par soi-mme 58.

    Quand donc laScience de la logiquedclare : ltre est le nant , il ny apas simple attribution dun prdicat un sujet logique par un sujet connaissant.Cest ltre pur lui-mme qui se prsente (darstellt) comme nant pur, cest cetteautoprsentation ou cette autologie du sens (dont les sujets finis ne sont que les porte-parole ) qui est renversement dont la signification napparat que dans

    le devenir pur 59. Cette animation ou ce mouvement , exprims dans la propo-sition spculative, rvlent un devenir qui nest pas genesisnaturelle maisprocessualit logique. Elle se dtermine comme/par ngativit dialectique souspeine de ntre quune coule informe. Si cest seulement partir de ce devenirque la mmet est pensable, tre et Nant ne peuvent tre dtermins respec-tivement que comme tre pos rflchi (gesetzte reflektierte Sein) et nantpos rflchi 60. La ngativit exprime donc la fois ce qui dtermine la proces-sualit et ce qui corrode toute dtermination et en montre linconsistance.

    Peut-on, partir de l, voir dans la ngativit une sorte de flottement de

    ltant ? Commenons par prciser le lien entre ngativit et subjectivit, sur

    57.HGW9, p. 21 et 42.58.HGW21, p. 77.59. Cest pourquoi Hegel insiste sur les efforts et les checs ( chaque fois) des tenants de

    lentendement qui veulent rfuter lunit de ltre et du nant. Il ironise sur leur surprise devant le mme (HGW21, p. 70), montre la dpendance kantienne lgard de la proposition repr-sentative lorsquil sagit dexaminer largument ontologique (ibid., pp. 72-73 et pp. 76-77), dnoncela diffrence extrieure que lentendement cherche maintenir entre tre et nant ( ibid., p. 74-75),analyse leur indicible (unsagbar) unit pour la reprsentation, enfin limpossibilit de maintenir

    ltre pur spar du rien pur sans le transformer en tre dtermin (ibid., p. 79).60.Ibid., p. 72.

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    lequel Heidegger insistait tant. Si la ngativit est lie la subjectivit elle napas son origine dans la subjectivit reprsentative. Lorsque laPhnomnologiede lespritvoque la pure et simple ngativit 61, cest dans un contexte o

    Hegel vient de dclarer quil convient de saisir le Vrai non seulement commesubstance mais tout aussi bien comme sujet 62. Or cette subjectivit ne dsignepas le sujet pensant fini mais lAbsolu comme Sujet. La ngativit est ngativitde ltant lui-mme (et non de la subjectivit reprsentative comme le rpteHeidegger). Lunit de ltre et du Nant en tout tant et dans toute pense 63

    nest pas une unit comme identit abstraite et inerte ; elle est ngativit. Ren-versement tre/Nant mais dans lordre du dtermin, cest--dire dun quel-que chose ou dun effectif quelconque 64.

    Mais comment cette ngativit en tant que ngation de la ngation de toute

    thse se manifeste-t-elle ? Traduit-elle un flottement ou un frmissement de ltant ? Cette ngativit se manifeste de deux faons. Dans Doctrine deltre, elle apparat dans lidalit du fini : tout tant (tout tre-l) est dter-min en deux sens. Il est dabord dfini, il a cette limite (au sens du pevra")qui le fait tre ce quil est, cest--dire cela et pasautre chose. Cette dtermi-nation est en quelque sorte ce par quoi il se rassemble en son essence. Mais ilest ensuite dtermin au sens o il est fini, o sa d-finition mme en faitun non-tout et donc un tant qui porte en soi le germe de sa disparition 65. Silon tente de penser ensemble, comme la dialectique nous y enjoint, ces deux

    dimensions du dtermin , on saperoit que le propre du quelque chose estdapparatre sous le signe du disparatre. Mais il faut, encore une fois, se pr-munir contre la vision unilatrale du sens commun. Lidalit du fini ne consistepas dire quil y a dans un premier temps un quelque chose quiensuitedisparat.Ltre de ltant dtermin estle disparatre. La ngativit qui ronge ltantdans son ensemble signifie bien le vacillement de ce qui est en tant quil est.

    Lexpression plus concrte de ce vacillement de tout tant dtermin sefait dans la Doctrine de lessence. La ngativit de ltant se dvoile dans etcomme contingence. Le 144 de lEncyclopdie dclare : Avec [la] valeur

    dune simple possibilit, leffectif est un contingent, et inversement la possibilitest la simple contingence elle-mme. Expliquons. Est contingent ce qui peuttre autrement ou autre, ou encore ce qui peut ntre pas. Dans chacune de ces

    61.HGW9, p. 18.62.Ibid.63. Il ne serait pas difficile de retrouver cette unit de ltre et du Nant dans chaque exemple,

    danschaquerel ou [dans chaque] pense. On doit rpter la mme chose que ce que nous avonsdit plus haut de limmdiatet et [de la] mdiation [...] il ny a nulle part dans le ciel et sur la terrequelque chose qui ne contienne en soi les deux : ltre et le Nant (ibid., p. 71).

    64.Ibid.65.Ibid., p. 116.

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    deux expressions, le contingent est li au possible et plus prcisment lapossibilitque ne pas. La contingence, cest la thse de ltant qui se met vaciller, balancer (Umschlagen) 66 entre possible et rel : [le contingent] est

    le balancement pos non mdiatis (das gesetzte, unmittelte Umschlagen) delintrieur et de lextrieur . La contingence de ltant nest pas simplementsa caducit (Zuflligkeit) . Elle est son balancement, son vacillement le faitque la thse de ltant en tant que tel participe de leffectif ( lextrieur ditici ce que Leibniz appelle lexistence) et du possible (lintrieur, cest--dire lepossible en tant que prexistence ou prtension lexistence). La contingencervle que la ngativit qui transit ltant est ce qui la fois le pose et le faitflotter ou vaciller. Cependant, parce que cette contingence fait partie de leffec-tivit et mme en est un moment ncessaire , elle ne signifie pas simplement

    un anantissement mais une mise en relation. Linstabilit de chaque tantdtermin louvre la totalit de ce qui est totalit que dit le systme.

    Reste que ngativit nest pas nantisation, que le vacillement ou le balan-cement entre possibilit et effectivit, constitutif de ltant en sa contingence,nest en rien le flottement (Schweben) de ltant en son ensemble dans lexp-rience de langoisse. Chez Hegel, linstabilit de chaque tant est invitation une autologique de la totalit. Chez Heidegger, le flottement de ltant dans sonensemble permet cette sorte de descellement, douverture qui nous porte au-delde ltance, la rencontre de ce rien dtant la faveur duquel tout ce qui

    est entre en la prsence. Le seul point, peut-tre, sur lequel une homologiepourrait tre discerne est le lien entre le rien et le possible. La fin de laConfrence de 1929 aprs avoir rappel notre appartenance originelle la mta-physique, montre comment la philosophie en et par elle parvient sadestination propre. Ce cheminement (que Heidegger qualifie de saut ) passepar un se laisser gagner au rien , se donner ou sadonner au suspens qui servle dans langoisse pour parvenir la question fondamentale de la mta-physique : pourquoi est-il en gnral de ltant et non pas plutt rien ? 67.Dans le et non pas plutt souvre la voie du rien dont le fond abyssal

    est ltre 68. Lorsque Hegel assigne la philosophie la tche essentielle de surmonter (berwinden) le contingent , cest pour prciser un peu plus loinquil ne faut pas entendre cela comme si la contingence tait carter abso-lument pour quon parvienne la vrit 69. Si philosopher signifie en quelquesorte affronter la contingence (sans la fuir ou prtendre pouvoir lannuler) et sila contingence sannonce comme le renversement ou le balancement rciproque

    66. Voir notreHegel. Lpreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, sections 6 et 7.67.GA 9, p. 122.

    68.GA 68, p. 48.69.Encyclopdie, 145 addition, traduction Bourgeois, pp. 577-579.

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    de leffectif dans le possible, alors la tche de lonto-logique spculative consiste sinstaller dans cette instabilit, cette unit entre tre et Nant que la ngativitnous oblige reconnatre en tout tant et en toute pense. Cette instabilit est

    celle que lepotius quamde Leibniz nonce (la possibilit comme nant au curde ltant) elle est cela mme qui met en marche lexigence nonce dj parle jeune Hegel de penser ce qui est . Le possible, chez Hegel comme chezHeidegger, est donc ce qui ouvre ltant, le dstabilise en mettant ainsi enmarche la pense dans des directions cependant trs diffrentes. Chez Hegel,linstabilit du possible au cur de leffectif contingent ouvre la ngativitqui est lme du drame de lAbsolu comme libert. Chez Heidegger 70,la possibilit (Mglichkeit), par son Mgen ou Vermgen, est arrache lemprise mtaphysique de lapossibilitasou de la potentiapour tre rendue

    la largesse ou au don de ltre commees gibt. Quelles leons en tirer pournotrepropre situation lgard de la philosophie premire telle quelle doit assumerla question du nant ?

    N A N T E T P H I L O S O P H I E P R E M I R E

    Ce que nous apporte notre lecture croise de Hegel et Heidegger, cest dabordla possibilit dnoncer ce que nous pourrions appeler les dimensions ou les

    invariants dune pense du nant. Pas de prise en compte du nant dabord sansrfrence ltant dans son ensemble, ensuite sans une figure de la ngationou pour moins marquer cette dimension par la logique du non, enfinsans assignation duneorigine cette figure du non . Pour quil y ait nant,il ne suffit pas en effet quun non touche un tant dtermin ; sinon il nyaurait quun tant dtruit mais pas proprement parler le nant. Le rien nestpas dans sa radicalit lavers du quelque chose mais bien de la totalitdeltant. Pas de nant non plus sans une forme de non relie cet tant enson ensemble. Nous avons vu au moins trois formes de non : la ngation

    logique (qui opre en quelque sorte distance du ni), la ngativit (qui uvreau sein mme de ltant) et la nantisation (qui, dans langoisse, manifeste lafois le glissement de ltant et le frisonnement de ltre). Les figures du non nengagent pas une qute de fondementpuisque cest prcisment de rien quil sagit. Elles ne sont cependant pas pensables hors relation leurorigine. La ngation logique (Negation) ne touche ltant quen prenant source(origo) dans lacte de nier (Verneinung) dun sujet fini. La ngativit nadvientqu partir de laWirkungde ltant effectif dont lorigine dernire est la vie de

    70.GA 9, pp. 316-317.

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    lAbsolu mme. La nantisation renvoie, dans le branle (Schweben) deltant, lavnement de ltre.

    Comment Hegel et Heidegger se placent-ils dans cette constitution du

    nant ? Il faut distinguer deux plans : dune part une attitude commune de dfiancevoire de rejet devant une (m) comprhension traditionnelle du nant lie chezlun comme chez lautre la logique telle que la tradition la dploie jusqu Kantet au-del (en particulier ancre sur le principe de non-contradiction et base surla proposition prdicative comme unit dnonciation du vrai). Hegel la caract-rise comme une pense dentendement. Heidegger met en garde contre touteapproche logique (sans distinguer vraiment entre le formel, le transcendantal oule spculatif). Quelles sont les critiques communes ? Pour lun comme pourlautre, le concept vulgaire du nant part de la considration de lensemble de ce

    qui est. Pour lun comme pour lautre, la figure du non mise en uvre estloprateur logique de la ngation. Cependant, pour lun comme pour lautre, langation nopre pas de soi ou par soi mais est, en quelque sorte, tenue ou ani-me parunoprateurquinestpasunesimplefoncteurmaislesujetconnaissant.Pour Hegel comme pour Heidegger, une telle dmarche prsuppose un tant opa-que et inerte objet devant un sujet logicien qui applique une ngation de lext-rieur. lun comme lautre vont dpossder le non du sujet rationnel fini. Hei-degger le fait contre la rationalit subjective (et pour accder une autre pense)en insistant sur lirrductibilit de la finitude (concentre sur ltre-l et non plus

    sur le sujet connaissant). Hegel dplace la figure du non vers un sujet qui nestplus sujet philosophique mais Sujet de la philosophie en modifiant radicalement(dans un sens spculatif) la rationalit logique non pour la dlaisser mais pour laprserver et laccomplir. Faut-il en rester un parallle ? Est-on plac danslimpossibilit de choisir ou mme plutt dans la vanit dun choix entre deuxthses irrductibles et donnes par leurs auteurs comme incontestables ?

    Pour sortir de cet embarras, la premire chose faire nous semble consister comprendre que la pense de Hegel ou celle de Heidegger sur le nant nesont pas desthsesmais ce que nous pouvons nommer desgestes. Elles ne sont

    donc prendre ni comme des objets entre lesquels il faudrait choisir ni commeune sorte dalternative que lon se proposerait navement de dpasser . Ris-quer une philosophie premire du nant, ce nest pas lire et imposer unilat-ralement une thse (quitte parer son arbitraire des atours dune ncessithistorique ou historiale) mais commencer pardcrireet reconnatre des gestesde pense description que nous avons esquisse dans les deux premiresparties de cette petite tude. En tentant ailleurs 71 de reprendre ( travers une

    71.HHM en particulier chapitres 3 et 7 pour la mise en place de lhypothse du couplea[rsi"-qevsi"comme rythme principiel dune constitution mettre lpreuve.

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    confrontation entre Hegel et Heidegger) la question dune constitution de lamtaphysique, nous avons montr que chacun des constituants (ltant, lepremier 72 et lelogos) peut se manifester selon deux gestes : le premier que nous

    avons nomm arsique ( partir du grec a[rsi" qui signifie soulvement ouabolition) et le second thtique (qevsi", position) . Ces deux gestes ne sontpas exclusifs mais se composent dans une relation rythmique qui nous semblepouvoir jouer le rle de principe (ce qui commence et commande) dans ledploiement dune philosophie premire.

    Au regard de notre lecture des deux penses du nant, il apparat que cellede Heidegger montre un primat du geste arsique dans la mesure o il sagit dedstabiliser ou de soulever ltance et lattitude dune raison (en particulierscientifique) en quelque sorte colle mme (an) cette tance et incapable de

    seulement apercevoir la question du nant. Cette dmarche arsique est donc in-dterminante puisquelle part de la relation (exclusive) de sciences quiaffirment considrer ltant sinon rien (und sonst nichts) 73, quellete toutappuisur ltant initialement peru comme thse inbranlable et trouve dans lenant(ir) de langoisse accs ltre qui nest rien dtant et qui se dploie(west) en faisant advenir ltant mme.

    Chez Hegel simpose un primat du geste dterminant (ou thtique) selon unmouvement que lon peut ainsi rsumer. En premier lieu, il sagit de dpasserlindtermination de ltre, du Nant et du Devenir purs pour assister la

    position dun quelque chose vritable commencement (ou plutt com-mencement effectif) de la pense. Plus profondment, ce qui (si lon peut dire)est mis ici hors circuit, ce nest pas ltant mais prcisment ce qui nest riendtant, cest--dire, selon Hegel, la tentation de lindtermination ou, plusexactement, celle de mettre lindtermin au principe comme le montre, dansla troisime remarque qui suit la premire triade de la logique de la qualit, larfrence la premire hypothse du Parmnidede Platon 74. Hegel repre enelle ce que nous appelons un geste arsique ou in-dterminant : il sagit dloigner de lUn les diverses dterminations (von dem Einen, die mancher-

    lei Bestimmungen [...] entferne [n]) . Consquence de cette extrme arsis:ltre en tant que dtermination doit tre limin de lUn ( so ist das

    72. Tho est le constituant le plus ambigu de la constitution telle que Heidegger la dgage.Il peut tre Dieu, le dieu (o thos) ou le divin (thion) mais il joue surtout le rle (dans et par sonlien aulogos) de premier . On a parl de katholou-proto-logie ; onto-proto-logie nous semblebien caractriser une constitution condition de prciser seulement que le premier ne se concen-tre pas exclusivement dans le th(i) ologique mais peut relever de lontologique comme du logique.Sur ce point, voir notre article Philosophie premire et pense principielle (le rvlateur nopla-tonicien) , inLe principe, Paris, Vrin, 2006, chap. 1, pp. 9-42.

    73.GA 9, p. 105.74.HGW21, p. 87.

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    Resultat, da dem Einen das Sein nicht zukomme). Ds lors, il faut en arriverau non-tre de lUn (zu dem Nichtsein des Einen), cest--dire lUn qui comme tel nestpas. Do la diffrence marque par Hegel entre dune

    part la formule lUn est (das Eine ist) qui le fait immdiatement devenirautre et dautre part lUn (das Eine) qui en retranchant le verbe tre respecte lirrductibilit du Principe. Cependant, en disant que le Principe nestriendtant ouen rientant, la pense se condamne dune part au mutisme etdautre part faire de la relation du Principe au principi une difficult, auxyeux de Hegel, insurmontable. En commenant par tre pur et Nant pur, laScience de la logiquedonne donc les limitesau-del ou en de desquelles laphilosophie premire (en tant que Logique) ne peut aller sans renoncer laraison (et donc elle-mme) 75, sans retrouver une parole mythique, une parole

    indtermine qui revendique son indtermination foncire sur un ton inspirou prophtique. Il y a l une sorte de discipline de la raison mais de laraison spculative 76.

    Mais comme nous le rappelions en rsumant les acquis de notre rflexionsur une constitution de la philosophie premire, larsique (lin-dterminant) etle thtique (le dterminant) ne se donnent jamais ltat pur mais selon undosage dans lequel une dimension ou lautre est prdominante. Cest pourquoinous avons demble parl de primat . Cest ainsi que lon peut comprendrecomment, chez Heidegger, le soulvement partir de lunilatralit ontique

    ne fait pas de louverture ltre un mouvement de transcendance au sens dunefuite vers une sorte de l-bas (ejkei') plotinien 77. Ltre alors mme quilnestriendtant nest passparde ltant. Cest cette finitude de ltre que lapostfacede 1943 caractrise ainsi : jamais ltre ne se dploie (west)sans ltant, jamais un tant nest sans ltre 78. La premire partie de laformule est bien thtique au sens o elle affirme une immanence de ltre ltant sans pour autant identification qui ferait de ltre une modalittante mme ltant ([e] ine seiende Beschaffenheit an Seiendem) 79. ChezHegel, ltant nest pas simplement position . La thse kantienne de ltre

    75. Cette identification du philosophique au logique ou au rationnel est galement accompliepar Heidegger ; sauf que chez lui, cela implique justement lexigence de dlaisser la philosophiemme au profit dune autre pense .

    76. Cest en ce sens que Hegel met lentendement (et de faon gnrale toute pense nonspculative) au dfi de trouver et de dire un seul cas o tre et nant sont purs ou spars ( ibid.,p. 72).

    77. Lorsque le 9e trait dclarePavnta ta; o[nta tw'/ eJniv eJstin o[nta(cest par lUn que les tantssont tants), Plotin prserve la fois la transcendance de lUn (il ny a aucune parent entre lePrincipe et le principi) et affirme une certaine immanence puisque lhnsisest cette uni-ficationqui, au plus intime de ltant, le fait tre.

    78.GA 9, p. 306.79.Ibid.

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    est souleve , d-pose par la ngativit qui la traverse. Cette ngativit nestpas anantissement mais dcouverte du fait que lin-stabilit de toute thselouvre une relation dterminante aux autres dtermination rciproque que

    dploie le systme de la Logique. Ce soulvement de toute position, cetteintriorisation de toute extriorit(qui se rvle ds lors extriorisation) exprimele rythme de lAbsolu dont le nom le plus haut est libert.

    Lorsque lon tente de tenir ensemble dune part la dtermination des troisdimensions invariantes dune pense du nant et dautre part les deux types degestes dgags chez nos deux auteurs, on se retrouve devant trois figures pos-sibles dune philosophie premire du nant.

    1) La premire se caractrise la fois par son refus et son inconscience.Refus parce quil sagit de dclarer que le nant nest ni pensable ni penser ;

    que cela stablisse en y montrant une contradiction qui en dtruit le conceptmme (Carnap) ou en le dnonant comme une pseudo-ide (Bergson). Incons-cience parce que, comme le montre Hegel, le rejet de la question du nant

    prsuppose une conception non pense et unilatrale de la ngation commeopration extrieure applique lensemble de ltant rduit une prsenceneutre et compacte. Inconscience parce que, comme le montre Heidegger,mme si une telle dmarche ne veut rien avoir faire avec la question du nant,le nant a voir avec cette dmarche. La formule en apparence anodine sinonrien qui se veut affirmation dune plnitude ou dune prsence pleine de

    ltant, laisse en fait ouverte la question : mais quen est-il de ce rien ? . Langation par laquelle ltant est emport dans lexpression fictive et strile de nant nest peut-tre pas ce qui produit le rien mais ce qui en dcoule.Bref, le nant nest pas ltant plus sa ngation mais ce partir de quoi ilsavre que la ngation comme ltant doivent leur avnement plus originairequeux.

    2) La deuxime au lieu dcarter le nant (dans une sorte de geste dedngation) en mesure la fois limportance et la menace pour la pense.Importance, parce quune philosophie vritablement premire ne peut pas ne

    pas affronter cette figure extrme ou cette pense limite comme nous avonsvu la Science de la logique le montrer ds son ouverture. Menace, parce quechercher sen tenir la puret dun nant qui nest vritablement riendtant, cest renoncer la rationalit et se perdre dans un langage et unepense de plus en plus indtermins. Il faut ds lors renoncer la tentation derester fidle au rien pur et naccepter ce nant qu condition de le dterminer.Cest cette voie qua trace, depuis linstauration de la mtaphysique, la penseplatonicienne duSophiste(256 d, 258 c-259 e):il faut bien en quelque manirefaire tre le nant (comme autre ) pour que discours et pense soient sim-plement possibles. Cest cette leon platonicienne que Hegel reprend une fois

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    de plus 80. Dire et penser ce qui est, cest accepter de quitter le sjour brumeuxde ce qui nest qutre ou nest en rien tant pour entrer dans lordre relatifdu dtermin etdire(comme Aristote nous la appris)quelque chose de quel-

    que chose. Lessentiel tant de refonder cette diction sur une nouvelle logi-cit (celle, en particulier, de la proposition spculative) dont lautodploie-ment ne va pas sans ngation dterminante.

    3) Lindtermination du nant nest une faiblesse ou mme une tare que silon prsuppose la primaut de ltance et de la dtermination. Or une telleacceptation conduit soit refuser purement et simplement la question du nantpour sinstaller dans la pleine prsence dun tant sans au-del (geste 1), soit ne frler cette question que pour la dsamorcer en la dterminant logiquement(geste 2). La tche de la pense consiste alors reprendre un parcours arsique

    ou indterminant qui, comme nous lont appris les noplatoniciens et commele retrouve trs diffremment Heidegger, nous permet de nous ouvrir uneirrductible diffrence entre ltance (lie un logoslogique) et lau-del deltance (dont lexpression exige un autrelogosqutre et tempsqualifie dedlotique) 81 pour tenter de recueillir ou daccueillir ce qui, en toute rigueur,nest pas mais sans quoi nadviendrait pas ce qui est.

    Nant refoul, nant dtermin ou nant prserv tels sont les trois grandsgestes que nous donne voir la tradition mtaphysique et quil appartient encore une philosophie premire de dployer ou darticuler selon les significations

    de ltant, du Premier et du Logosquelle peut dterminer.

    Bernard MABILLEProfesseur luniversit de Poitiers

    80. G.W.F HEGEL,Vorlesungen, Ausgewhlte Nachschriften und Manuskripte, Bd 8,Vorlesungenber die Geschichte der Philosophie, Teil 3,Grichische Philosophie, II,Plato bis Proklos, Heraus-gegeben von P.GArniron und W. Jaeschke, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1996, p. 27.

    81. Logosals Rede besagt vielmehr soviel wiedhlou'n,offenbach machen das, wovon der Rede

    die Rede ist.Sein und Zeit, Tbingen, Niemeyer Verlag, siebzehnte Auflage, p. 32. Nous avonstudi cette distinction entre logoslogique etlogosdlotique dans notre HHM, chapitres Vet VI.

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