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cahier n° 12 DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN EXEMPLAIRE SUR JAPON AVEC UN ENVOI AU PEINTRE JEAN BÉRAUD MARCEL PROUST

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cahier n° 12

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cahier n° 12

21, rue Fresnel. 75116 Paris

M. + 33 (0)6 80 15 34 45 - T. +33 (0)1 47 23 41 18 - F. + 33 (0)1 47 23 58 65

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et aux règlements de la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne

N° de TVA.: FR21 478 71 326

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proUSt, marcelDu côté de chez SwannParis, Bernard Grasset, 1913

EXEMPLAIRE DE TÊTE SUR JAPON IMPÉRIAL, PARFAITEMENT CONSERVÉ DANS SA CONDITION D’ORIGINE : LE SEUL ENCORE BROCHÉ, À TOUTES MARGES, ET L’UN DES DEUX SEULS PORTANT UN ENVOI CONTEMPORAIN DE LA PARUTION DU LIVRE.

EXEMPLAIRE (N° 3), AVEC ENVOI AU PEINTRE JEAN BÉRAUD :“UN DE NOS DERNIERS CHEVALIERS” (Marcel Proust, 1907).

JEAN BÉRAUD FUT LE TÉMOIN DE MARCEL PROUST LORS DU DUEL QUI L’OPPOSA À JEAN LORRAIN, EN 1897.

“UN DUEL EST UN DE MES TRÈS BON SOUVENIRS” (Marcel Proust, 1913).

“EXEMPLAIRE À L’ÉTAT DE NEUF” (Pierre Berès, 1953) ÉDITION ORIGINALE

In-8 (197 x 153mm)TIRAGE : exemplaire de tête sur japon (n° 3), celui du peintre Jean Béraud, un des 4 exemplaires sur japon (le cinquième ayant été spolié durant la Seconde Guerre mondiale). Les exemplaires sur japon possèdent les caractéristiques suivantes : la présence sur le dos du nom de l’auteur tout en capitales (et non seulement le “P”), la mention “JAPON” à la place du prix au dos, la correction de la coquille au nom de Grasset sur la page de titre (mais avec toutes les autres fautes d’impression dans le texte, propres au premier tirage), une couverture de papier japon au lieu de la couverture jaune du tirage courant

BROCHÉ, à toutes marges. Chemise, étuiPROVENANCE : Jean Béraud (envoi) -- Pierre Berès (catalogue 53, “Livres Romantiques et Modernes”, n° 293) -- Georges Blaizot -- Louis de Sadeleer (ex-libris ; acquis chez Georges Blaizot, octobre 1972) -- Librairie Jean-Claude Vrain -- Julien Bogousslavsky (ex-libris)

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ENVOI (sur le recto du second feuillet du bifolium de brochage) :

À Monsieur Jean Béraud Hommage respectueux de ma profonde reconnaissance et de mon admiration Marcel Proust Les exemplaires sur japon de Du côté de chez Swann.

Les cinq exemplaires imprimés sur japon sont aujourd’hui réduits à quatre puisque l’exemplaire de Jacques de Lacretelle (n° 4), qui appartint à Alexandrine de Rothschild, fut spolié pendant la Seconde Guerre mondiale (Répertoire des Biens spoliés, n° 10498). Jacques de Lacretelle l’avait acquis et fait dédicacer par Proust quelques années après sa parution, en 1918 (Kolb, XVII, lettre 73).

L’exemplaire de Lucien Daudet (n° 1) a été relié par Randeynes à une date inconnue. Il fut présenté à la vente en 2013, mais sans envoi (Paris, 18 décembre 2013, n° 607, € 601.500 avec les frais). L’envoi à Lucien Daudet a été réuni à l’exemplaire la même année, en 2013. Il est aujourd’hui conservé dans la collection de M. Pierre Bergé.

L’exemplaire supposé de Gaston Calmette (n° 2) ne comporte pas d’envoi. Sa reliure, signée par Mercier, porte la date de 1919 mais a sans doute été réalisée à une date ultérieure. Émile et André Maylander ajoutèrent à la reliure, pour Charles Hayoit, un décor de rosace doré et argenté, dans les années 1950 ou 1960. Après l’assassinat de Gaston Calmette, l’exemplaire aurait été acquis par le libraire Legueltel, dans une manette à Drouot (selon Maurice Chalvet). Il passa ensuite successivement entre les mains d’Auguste Blaizot, Laurent Meeûs, Charles Hayoit (Paris, 1er décembre 2001, n° 1157, 2.232.000 FF avec les frais) et Pierre Leroy, (Paris, 27 juin 2007, n° 79, € 336.000 avec les frais).

L’exemplaire de Jean Béraud, notre exemplaire (n° 3), fut acquis par Pierre Berès après la Seconde Guerre mondiale (cat. 53, “Livres Romantiques et Modernes”, 1953, n° 293, 2.200.000 FF., prix le plus élevé du catalogue). Il est ainsi succinctement décrit : “comportant un envoi autographe de l’auteur à un peintre connu. Exemplaire à l’état de neuf ”. Il appartint à Georges Blaizot, puis, dès 1972, au baron Louis de Sadeleer, avant de rejoindre la collection de M. Julien Bogousslavsky.

L’exemplaire de Louis Brun (n° 5), l’ancien directeur des éditions Bernard Grasset, fut présenté deux fois en vente aux enchères (Drouot, 30 mai-2 juin 1928, n° 276 et 28 mai-2 juin 1942, n° 66). Il est aujourd’hui conservé dans une collection particulière en Belgique. Il fut d’abord relié par Blanchetière, puis, après 1942, par Huser. L’envoi à Louis Brun est postérieur à la parution, puisqu’il se réfère à l’édition de la NRF (en 1918) : “à Monsieur Brun, ce livre qui est passé à la Nouvelle Revue Française,

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n’a pas oublié son amitié première pour Grasset. Affectueux souvenir. Marcel Proust”.

L’exemplaire de Jean Béraud est donc le seul exemplaire sur japon encore broché. Aucun des trois autres exemplaires ne se présente dans une reliure d’époque. L’envoi qu’y inscrivit Proust est contemporain de la parution du volume, privilège qu’il ne partage qu’avec l’exemplaire de Lucien Daudet. Alors que les quatre autres exemplaires sur japon ont connu des trajectoires mouvementées (probable envoi perdu pour Calmette, envoi retrouvé pour Daudet, deux reliures successives et tardives pour Louis Brun, exemplaire spolié pour Lacretelle), cet exemplaire de Jean Béraud est resté immuablement loin des tourments de l’histoire, semblable au premier jour où, tout juste broché, Proust y inscrivait un envoi. On reste étonné devant cet exemplaire préservé dans sa pureté d’origine quand les autres exemplaires sur japon ont été proposés, chacun, au moins une fois en vente publique. L’exemplaire sur japon de Jean Béraud constitue, en ça, l’exemplaire le plus pur qui puisse exister de Du côté de chez Swann.

Le bifolium de brochage des exemplaires sur japon.

L’exemplaire de Jean Béraud constitue le seul témoin - étant le seul resté broché d’origine - à partir duquel peuvent s’élaborer des réf lexions sur la constitution matérielle des exemplaires sur japon. Un bifolium de papier ordinaire fut broché en tête des exemplaires imprimés sur japon. Il fut cousu avec et placé devant le premier cahier de deux feuillets (titre et faux-titre) au moment du brochage des volumes. Le retour du bifolium est bien visible après ces deux premiers feuillets sur papier japon. Le premier feuillet est plus court que le second dans sa marge inférieure. La raison en serait que les exemplaires sur japon sont justifiés sur leur marge supérieure. Les marges inférieures sont, par conséquent, de longueur inégale, pour un exemplaire non rogné, resté broché d’origine. Ces deux feuillets de brochage de cet exemplaire, de longueur inégale quant à leur marge inférieure, furent donc justifiés sur leur marge supérieure, coupés puis cousus en même temps que tous les cahiers du volume.

Proust usa des feuillets de brochage pour y porter ses envois à Jean Béraud et à Lucien Daudet. L’envoi à Jean Béraud a été écrit au recto du second feuillet du bifolium. Il a légèrement déchargé sur le feuillet opposé (le verso du premier feuillet) et, en partie, sur le rabat de la couverture. On comprend, au passage, que ce premier feuillet du bifolium de brochage était protégé dans le rabat au moment de l’écriture de l’envoi. Cette décharge de l’encre permet d’imaginer le geste de Proust en train d’écrire l’envoi en tête du volume, et de le refermer avant que l’encre n’ait eu le temps de sécher. Aussi minime soit-il, ce geste vivant crée une forte résonance. La signature de Proust s’y lit à l’envers, en vis-à-vis de celle de l’envoi, comme un test de Rorschach.

Décharge de la signature de Marcel Proust

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Jean Béraud, peintre de la Belle Époque.

Jean Béraud est indissociable du Paris de la Belle Époque dont il fixe les scènes avec charme et précision. Il est le peintre des fiacres et des calèches, des premières femmes à bicyclette (comment ne pas penser à Albertine ?), des premières automobiles, semblables à celle des promenades autour de Balbec, des boulevards de la capitale, des cafés, des théâtres dont les programmes sont placardés sur les colonnes Morris. Dans les années 1890, Jean Béraud déplace son chevalet vers les Champs-Élysées, l’hippodrome de Longchamp et le Bois de Boulogne fréquentés par l’aristocratie et la haute bourgeoisie qui abandonnent les grands boulevards, devenus trop populaires à leur goût. Marcel Proust et Jean Béraud se rencontrent à cette époque, très probablement dans l’atelier de Madeleine Lemaire. Jean Béraud, de vingt ans l’aîné de Proust, est un peintre à la mode. Il ouvre les portes des salons parisiens au jeune chroniqueur du Figaro. Celui de Madeleine Lemaire reçoit le Tout-Paris, au 31 rue de Monceau, tous les mardis de la belle saison.

Des personnalités très diverses par leur origine sociale et leur talent se croisent dans ce fameux salon : des jeunes hommes que Madeleine Lemaire lance, comme Marcel Proust et Reynaldo Hahn (il s’y rencontrent en 1894) et des artistes au sommet de leur gloire, comme Victorien Sardou, Guy de Maupassant, Paul Bourget, Anatole France, Sarah Bernhardt ou François Coppée. Des cantatrices viennent y donner des récitals. La musique est à l’honneur chez ce futur modèle de Madame Verdurin. Elle y invite Camille Saint-Saëns et Jules Massenet. Des comédiens que les salons parisiens se disputent viennent à ses réceptions, ainsi de Lucien Guitry, Réjane, Tony, ou des auteurs à la mode comme Robert de Flers, Francis de Croisset, Georges de Porto-Riche, Gaston Arman de Caillavet, Robert de Montesquiou. Madeleine Lemaire invite des hommes politiques comme Raymond Poincaré et Paul Déroulède, le directeur du Figaro Gaston Calmette et des femmes de l’aristocratie. Ces dames fascinent déjà Proust. Il écrit par exemple dans le compte-rendu d’une de ces réceptions pour Le Gaulois, en mai 1894 :

la comtesse Greffulhe est habillée en “robe de soie lilas rosé, semée d’orchidées, et recouverte de mousseline de soie de même nuance, le chapeau f leuri d’orchidées et tout entouré de gaze lilas… La comtesse de Fitz-James, popeline noire et blanche, ombrelle bleue incrustée de turquoises, jabot Louis XV ; Madame de Pourtalès, taffetas gris perle parsemé de f leurs foncées, les parements clairs, le chapeau surmonté d’une aigrette jaune”.

En 1903, Proust fait explicitement l’éloge de Jean Béraud dans Le Figaro, en rendant compte d’une de ces soirées chez Madeleine Lemaire :

“Mme Lemaire (…) fait lever les personnes qui encombrent l’entrée, et au jeune et glorieux maître, à l’artiste que le nouveau monde comme l’ancien acclament, à l’être charmant que tous les mondes recherchent sans pouvoir l’obtenir, elle fait une entrée sensationnelle. Mais comme Jean Béraud est aussi le plus spirituel des hommes, chacun l’arrête au passage, pour causer un instant avec lui et Mme Lemaire, voyant qu’elle ne pourra l’arracher à tous ces admirateurs qui l’empêchent de gagner la place qu’on lui avait réservée, renonce avec un geste de désespoir comique, et retourne auprès du piano où Reynaldo Hahn attend que le tumulte s’apaise pour commencer à chanter”. (Le Figaro, 11 mai 1903).

Les Parisiens inspirent Jean Béraud, d’abord les aristocrates et les bourgeois. Les petits métiers ne sont pas absents de son œuvre : marchandes de f leurs, bougnats, allumeurs de réverbères, arroseurs municipaux, vendeurs de marrons, modistes, balayeurs, etc. Ces personnages-là existent aussi chez Proust, que l’on songe à la description pleine d’humour du marchand d’habits poussant son cri dans La Prisonnière ou à la marchande de quatre-saisons chantant sous les fenêtres du narrateur :

“Dans sa petite voiture conduite par une ânesse, qu’il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait : “Habits, marchand d’habits, ha… bits” avec la même pause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eût entonné en plain-chant : “Per omnia saecula saeculo… rum” ou : “Requiescat in pa… ce”, bien qu’il ne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s’entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne”.

Jean Béraud aime peindre également les édifices des différents quartiers parisiens dont certains sont éminemment proustiens. On pense à l’église Saint-Augustin où Robert Proust se maria ou au lycée Condorcet que fréquentèrent Marcel Proust et Jean Béraud, à deux époques différentes. Le célèbre tableau de Béraud intitulé La Sortie du lycée Condorcet nous pousserait presque à y chercher la silhouette du jeune Proust parmi les élèves s’éparpillant sur le trottoir.

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16 17La sortie du lycée Condorcet, Musée Carnavalet, Paris

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un témoignage de ces folles années d’observation d’un monde que l’on retrouve dans son oeuvre.

Pourquoi Proust a-t-il offert l’un de ses deux plus beaux exemplaires à Jean Béraud ? Si l’on exclut l’exemplaire de Calmette, sans envoi connu, il reste bien deux exemplaires de Du côté de chez Swann sur japon portant un envoi de 1913 (à Lucien Daudet et à Jean Béraud). Proust estimait certes le peintre et l’homme mais il ne faisait pas partie de son cercle intime, comme Reynaldo Hahn par exemple (qui reçut un exemplaire sur papier ordinaire). Jean Béraud semble lui-même étonné de ces égards que lui conserve encore Proust près de vingt ans après le duel : “je suis bien touché de l’affection et de la reconnaissance (exagérée) que vous me témoignez toujours pour le léger service que je vous ai rendu il y a si longtemps” (janvier 1908, Kolb, VIII, lettre 13). Malgré les manques importants dans la Correspondance entre Proust et Béraud éditée par Kolb, on comprend que leur relation, depuis ce duel, n’a jamais cessé d’être suivie et entretenue. Proust fait régulièrement appel à la bienveillance de Jean Béraud. Vers 1902, il lui demande conseil dans une nouvelle affaire de duel (Kolb, III, lettre 1). En 1908, il sollicite Béraud comme parrain pour l’entrée au Cercle de l’Union que l’affaire Dreyfus, et non son homosexualité, rend impossible. Béraud n’aura pas assez de poids pour permettre à Proust d’intégrer ce Cercle, allant même jusqu’à regretter que Gustave de Borda ne soit plus là pour le seconder à nouveau. Après la guerre, ils ne se voient plus. Proust a déménagé, il est de plus en plus malade. Le chaos de la guerre et la création de son oeuvre l’ont séparé de nombreuses personnes qu’il fréquentait encore en 1914 (par exemple la comtesse de Chevigné). Mais le relais est pris par l’envoi d’autres exemplaires dédicacés. Proust les adresse à Béraud au fur et à mesure qu’ils sont publiés. Dans une lettre de 1920, Béraud remercie Proust de lui avoir envoyé Le Côté de Guermantes I : “Merci d’abord pour le fidèle et amical souvenir que je reçois de vous dans votre charmante dédicace, merci aussi pour le très intéressant ouvrage qui continue l’heureuse série de vos travaux” (Kolb, XIX, lettre 302). Il y a bien une continuité de ces envois. Deux ans plus tard, en mai 1922, Proust envoie un exemplaire dédicacé de Sodome et Gomorrhe à Jean Béraud : “Ne pas vous voir m’est déjà assez cruel (et vous voir de temps en temps ne me serait pas impossible). Pourquoi perdre au moins l’occasion d’aller sous l’espèce d’un livre plus transportable que moi vous faire visite, vous rendre hommage de la plus respectueuse et plus ardemment reconnaissante admiration” (Kolb, XXI, lettre 170). Cette admiration que Proust porta à Béraud jusqu’à la veille de sa mort n’aura jamais cessé d’être entretenue par des lettres et des envois.

Le duel, un passage initiatique chez Proust.

Marcel Proust se battit en duel contre Jean Lorrain, l’après-midi du 6 février 1897, sous la pluie, dans le bois de Meudon. Jean Lorrain avait attaqué Les Plaisirs et les Jours (1896) dans deux articles publiés en juillet 1896 et en février 1897. Les insinuations du second article quant à la nature des liens unissant Marcel Proust et Lucien Daudet ne laissèrent pas Proust indifférent. Il demanda à Jean Béraud d’être le premier de ses témoins de duel, lequel obtint de son vieil ami Gustave de Borda qu’il soit le second témoin de Proust. Borda avait longtemps été un imbattable bretteur. Il était l’un des plus prestigieux témoins de duels que l’on puisse obtenir à Paris comme en témoigne l’Annuaire du duel, pour les années 1880-1889. On découvre dans le même Annuaire que Jean Béraud avait déjà été témoin d’un duel, onze ans avant celui de Proust (le 5 février 1886), opposant à l’épée un certain Georges Legrand et Edmond Magnier, directeur de L’Événement.

Si le duel de Proust est bien connu, il a trop longtemps été considéré comme anecdotique. Son statut, dans la vie et l’oeuvre de Marcel Proust, n’a pas encore été vraiment étudié comme nous l’a confirmé aimablement M. Jean-Yves Tadié. Pourtant Proust rappelle régulièrement l’importance qu’eut pour lui ce duel, dans sa correspondance et dans son oeuvre. Le choix d’offrir l’un de ses plus beaux exemplaires à Jean Béraud en est naturellement le plus beau témoignage.

“Je n’ai pas été touché, rapporta Proust à Lucien Daudet, ni Lorrain non plus bien que ma balle ait tombé [sic] presqu’à son pied droit” (Lettres à Lucien Daudet, p. 130). À la fin du combat, ses deux témoins dissuadèrent Proust de serrer la main de son adversaire. Le lendemain du duel, Madame de Caillavet écrivit à Proust : “Je vous embrasse pour ce que vous avez été si brave et que vous nous revenez sain et sauf de cette aventure. J’aurais voulu que le monstre eût quelque dommage mais c’est déjà très beau de l’avoir attaqué, parmi la lâcheté universelle qui laissait jusqu’ici l’impunité à ce ruffian” (Kolb, II, lettre 98).

Quelque temps après, Marcel Proust organisa, chez ses parents, boulevard Malesherbes, un dîner réunissant ses deux témoins et d’autres convives dont Anatole France (préfacier des Plaisirs et les Jours), Robert de Montesquiou et Reynaldo Hahn. Le 1er juillet 1907, Proust donna enfin son fameux premier dîner à l’hôtel Ritz. Parmi les quelques bourgeois siégeant au milieu des aristocrates, se trouvaient Gaston Calmette et Jean Béraud. Le premier sera dédicataire de Du côté de chez Swann et le second en recevra un exemplaire sur japon, comme

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20 21Scène de bal, collection privée

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Léon Daudet rapporte dans ses souvenirs, une altercation que Proust eut vers la fin de l’année 1902 :

“Un soir, entrant au restaurant, Marcel crut entendre un vieux et élégant diplomate, M. de Lagrené, murmurer à son endroit une phrase désobligeante. Il vint me trouver : ‘Monsieur, je ne puis supporter cela. Je déteste les histoires, néanmoins je vous serais très reconnaissant, monsieur, de demander à M. de Lagrené s’il a eu l’intention de m’offenser et, s’il ne l’a pas eue, de me faire des excuses’. Robert de Flers, plein de talent, de tact et de nuances, me fut adjoint pour cette mission. Nous étions fort ennuyés, car l’offenseur, ou supposé tel, bien qu’assez âgé, était de première force à l’épée et au pistolet et Marcel n’a rien d’un spadassin. Mais tout se passa le mieux du monde : ‘Messieurs, nous dit M. de Lagrené, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai jamais eu la moindre intention d’offenser M. Proust que, d’ailleurs, je ne connais pas. J’ajoute qu’il ne me déplaît pas du tout qu’un jeune homme ait la tête près du bonnet et que cette susceptibilité me le rend sympathique’”. (Salons et Journaux, 1917).

Léon Daudet précise que la remarque dont Proust se serait offensé est : “Va donc, dreyfusard !”. Les deux témoins et amis de Proust arrangèrent l’affaire le soir même au café Weber.

Un autre duel faillit avoir lieu à Cabourg, en 1908, entre Marcel Proust et le père d’un de ses amis. Proust recevait tous les soirs dans sa chambre du Grand-Hôtel la visite de Marcel Plantevignes, âgé de dix-neuf ans, et lui lisait des extraits de son manuscrit. Une amie commune, qui aimait se moquer de Proust et de son indifférence envers les femmes, allait faire une allusion à son homosexualité lorsque le jeune Plantevignes dit : “Je sais, je sais…”

Proust se vexa. Il provoqua immédiatement en duel son père, Camille Plantevignes, (le fils offenseur étant jugé trop jeune pour se battre). Le père essaya, au cours de deux visites, d’éclaircir le malentendu devant un Proust furieux, mais il fut éconduit. Proust avait déjà choisi ses témoins parmi les aristocrates alors présents à Cabourg, le vicomte d’Alton et le marquis de Pontcharra. À la troisième visite des Plantevignes, l’affaire fut réglée, après qu’ils eurent juré qu’ils n’avaient pas la moindre raison de croire une telle chose. Proust demanda cependant au jeune garçon comment il pouvait “savoir” ce que la femme avait l’intention de dire. “C’est ce que tout le monde dit sur la promenade” répondit le fils. – “Comme c’est agréable d’arriver quelque part précédé de sa réputation”, se lamenta Proust. Cependant, la réconciliation de Proust et du jeune Plantevignes scella leur amitié. “L’écharpe de jeunes filles” (ou “la petite bande”) dont était toujours entouré Plantevignes aurait même inspiré, à Proust, le titre d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Ce “léger service”, que Béraud mentionne dans sa lettre de janvier 1908, revêtait donc, en réalité, pour Proust, une valeur bien plus importante que le peintre ne pouvait l’imaginer. Béraud ne fut pas seulement, pour Proust, le témoin d’un duel relativement classique. Il fut le témoin d’un passage initiatique auquel Proust se référa toute sa vie, régulièrement, comme un gage de sa valeur et de sa virilité. Ce duel de 1897 marque un moment décisif dans l’affirmation, par Proust, de sa propre identité.

Marcel Proust, après ce duel contre Jean Lorrain, faillit en avoir d’autres  ; ou plutôt, mit un point d’honneur à se montrer prêt à en avoir d’autres. Il ne manqua pas une occasion de le faire savoir, présentant justement comme événement fondateur de sa noblesse, cet épisode de 1897. Le 30 novembre 1899, par exemple, il écrit au Prince Pierre d’Orléans (malgré leur éloignement dû à l'affaire Dreyfus) : “J’ai un peu écrit, j’ai fait un livre [Les Plaisirs et les Jours], j’ai (je vous dis cela pour vous faire rire) eu un duel, et chose qui vous fera rire plus encore, j’y ai été très bien” (Kolb, XIV, lettre 164). À la toute fin de sa vie, en 1922, il se défendra encore d’être “un efféminé” en évoquant son duel de jeunesse, dans une lettre au journaliste Paul Souday :

“Au moment où je vais publier Sodome et Gomorrhe, et où, parce que je parlerai de Sodome, personne n’aura le courage de prendre ma défense, d’avance vous frayez (sans méchanceté, j’en sui sûr) le chemin à tous les méchants, en me traitant de “féminin”. De féminin à efféminé, il n’y a qu’un pas. Ceux qui m’ont servi de témoins en duel vous diront si j’ai la mollesse des efféminés” (Kolb, XIX, 312).

“J’avais la manie des duels” (Proust, 4 janvier 1920).

Proust connut un certain nombre de duels qui n’eurent jamais lieu. Le premier duel “manqué” est antérieur à celui contre Jean Lorrain. Proust l’évoque dans une lettre du 28 août 1896 à Reynaldo Hahn : “J’ai eu au Mont-Dore un ennui qui a failli devenir un duel et qui est fini (donc n’en reparlons plus) et dans lequel M. Bérardi a été pour moi (c’était la seule personne que je connaissais là-bas) au-dessus de tout éloge, exquis. Je ne vous parle de cet incident que pour vous dire ce bien de lui”. L’incident en question a peut-être servi d’inspiration à certains éléments des épisodes où Jean Santeuil se bat en duel. Un exemplaire des Plaisirs et les Jours, conservé à la Bibliothèque nationale de France, porte cet envoi : “À Monsieur Gaston Bérardi, En Hommage de profonde reconnaissance, Marcel Proust, 14 août 1896”. On peut en conclure qu’il existe déjà une certaine pratique, chez Proust, d’envoyer ses exemplaires aux témoins de ses duel, réels ou fictifs.

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24 25Bois de Boulogne, collection privée

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Plusieurs autres duels “possibles” se présentèrent encore à Proust :

“le goût de Proust (à la fois susceptible au plus haut point, que ses mœurs exposent à la médisance, et désireux de prouver sa virilité – il affirmera du reste avec force que l’inversion n’exclut pas le courage, ce dont témoigne la mort de Saint-Loup) pour les duels est attesté dans Jean Santeuil et La Recherche, mais aussi dans sa vie : déjà au Mont-Dore, en 1896 ; plus tard, avec Paul Hervieu, en 1901 ; avec Henri de Vogüé, le marquis de Medici, ou, à la fin de sa vie, avec Jean de Pierrefeu en 1920, et Jacques Delgado, au Bœuf sur le toit” (J.-Y. Tadié, pp. 351-352).

Le “duel inévitable” dont Proust menaça Jean de Pierrefeu devint une invitation à dîner au Ritz (lettre du 4 janvier 1920, Kolb, XIX, n° 9), suivie d’une lettre de vingt-quatre pages, dans laquelle Proust rappelle :

“ jadis en pareil cas, j’avais la manie des duels. Mon état de santé ne me les rend pas impossibles... mais j’ai trouvé désirable de n’en provoquer aucun quand à la suite du Prix Goncourt je fus quotidiennement assailli d ’un f lot d’injures (...) j'ai laissé les journaux changer mon age, blanchir mes cheveux, noircir ma vie, dire que j'avais donné de l'argent à M. Elémir Bourges (que je n'ai jamais vu !) pour recevoir le prix etc. etc. sans répondre à personne.” (Kolb, XIX, lettre 22).

Cette lettre oscille étrangement, en quelques pages, entre les déclarations d’un duelliste qui se dit prêt à se battre et celles d’un homme qui désire qu’on vienne dîner le plus souvent possible avec lui. Le duel contre Jean Lorrain n’empêchait d’ailleurs déjà pas Proust de vouloir lui serrer la main.

L’altercation au Bœuf sur le toit avec un certain Jacques Delgado (15 juillet 1922) est tout aussi ambiguë. Proust relate cette soirée à Edmond Jaloux :

“Et si vous saviez comment elle [la soirée] a fini dans cet endroit qui semblait si calme. Maleyssie et les autres... se sont battus avec des maquereaux invraisemblables. Tout le monde avait bu (pas moi), c’était affreux. J’ai eu l’impression que le patron et le personnel avaient pris parti pour les maquereaux et les tapettes... J’ai cru que le temps charmant des duels allait renaître pour moi, mais il paraît que les assaillants ne sont pas des gens avec qui on puisse se battre. Je trouve ce genre de principes très exagéré car évidemment si on ne consentait à croiser le fer qu’avec Mgr Baudrillart ou M. de Luynes, on aurait chance de ne se battre jamais ! Mais puisque ma bande a adopté ce principe et que d’ailleurs moi-même je n’ai eu à faire à personne, je n’ai pu faire cavalier seul ”. (Kolb, XXI, lettre 247).

Il y a évidemment une mise en scène du duel chez Proust. Il écrit qu’il va se battre ou qu’il s’est battu, il le dit, il est prompt à choisir des témoins. Est-il réellement offensé ou joue-t-il à l’être ? Proust ne refuse pas sa propre homosexualité mais il refuse qu’on y fasse allusion.

Bernard Grasset, le futur éditeur de Du côté de chez Swann, connut lui aussi un duel quelques mois avant de publier le roman de Proust. Le Journal du mardi 10 juin 1913 relate l’événement sous le titre Le Duel d’ hier : “À la suite d’un différend d’ordre littéraire, une rencontre à l’épée a eu lieu hier matin, à Neuilly, entre M. Postel du Mas, homme de lettres, et l’éditeur Bernard Grasset”. Proust lui écrit, après avoir lu l’article du Journal, et ce faisant, exprime sa vision du duel :

“il s’est noué entre nous des relations assez sympathiques pour que, sans vous connaître personnellement, je n’aie pu pourtant lire tout à l’heure sans émotion le récit de votre duel. Et il me semble que le fait même de l’avoir ressentie m’autorise à vous l’exprimer. Je ne vous plains pas car je sais par expérience combien ces journées sont agréables ; un duel est un de mes très bons souvenirs. Mais je vous félicite de votre vaillance” (Kolb, XII, lettre 88).

Duel de Paul Déroulède et Georges Clémenceau, au parc de Saint-Ouen, en 1892

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Un “véritable culte” voué par Marcel Proust à ses témoins.

Proust publia, sous un pseudonyme stendhalien (“Dominique”), un hommage à Gustave de Borda, dans Le Figaro du 26 décembre 1907. Il évoque, dix ans après qu’il eut lieu, ce “culte” qu’il voue encore à ses deux témoins :

“M. Gustave de Borda, qui est mort la semaine dernière et qui était surtout connu et légendaire sous le surnom de “Borda Coup d’épée”, avait en effet passé sa vie l’épée à la main. Ce merveilleux duelliste qu’était M. de Borda, fut aussi, avec une compétence sans égale, avec une finesse et une bonté rares, un incomparable témoin. La dernière personne, si notre mémoire est exacte, qu’il assista sur le terrain en qualité de second, fut notre collaborateur, M. Marcel Proust, qui a toujours gardé pour lui un véritable culte. M. Gustave de Borda avait eu pour amis tout ce qui compte à Paris par le cœur, par la naissance, ou par la pensée. Mais celui qui lui était le plus cher de tous (…) c’était le grand peintre Jean Béraud. M. de Borda sentait en ce merveilleux artiste une nature qui, par des côtés moins connus du public, par la bravoure et par le cœur, était voisine de la sienne. Il reconnaissait en lui un de nos derniers chevaliers”.

Le lendemain, Proust répond à la lettre du principal “assaillant” :

“vous ne me deviez aucune excuse ; il n’est que plus délicat et “élégant” de votre part de m’en adresser. Un instant, dans le tumulte un peu confus de la vie de bar dont je n’ai pas l’habitude, j’avais pu espérer être mêlé en quelque façon à ce que j’avais pris d’abord pour un jeu et qui était une querelle. Je dis que je l’avais espéré, non pas que j’envisage même la possibilité d’une bataille dans un café, chose incompatible avec mes goûts, mon âge et ma santé, mais parce que j’entrevoyais la chance de ce que j’ai tant aimé et que ma santé ne m’empêche nullement de renouveler – un duel. Mais mes amis m’ont juré que c’était impossible, que je n’étais pour rien dans leur dispute, qu’un envoi de témoins serait risible et sans effets... En tout cas, les sentiments si élevés dont votre lettre témoigne me donnent précisément le plaisir que j’aurais eu après un duel (et sans qu’il ait été nécessaire de croiser le fer préalablement avec vous), je veux dire celui de vous serrer, Monsieur, très cordialement la main” (ibid. lettre 248).

Duel et poignée de main sont à nouveau associés, l’encanaillement dans un bar, la veille, n’ayant fait qu’aviver ce désir de retrouver le “temps charmant des duels” où la “bataille” annonçait une réconciliation.

On peut enfin évoquer l’étrange cadeau de mariage qu’offrit Marcel Proust à Armand de Gramont, duc de Guiche, et à Hélène Greffulhe. Marcel assista à leur mariage en 1904 (un film d’époque conserverait même les seules images mobiles connues de Proust). Il chargea sa mère de trouver un pistolet. Il fit décorer la boîte par son amie Coco de Madrazo. Un poème, écrit par la jeune mariée alors qu’elle était enfant, y fut imprimé. Le pistolet fut disposé parmi les cadeaux des autres invités. Afin de s’assurer qu’on reconnaîtrait l’auteur du cadeau, Proust fit faire une carte de visite avec son nom en gros caractères. C’est en réalité le duc de Guiche en personne qui avait suggéré l’idée d’un tel cadeau, et le petit mot de Proust inscrit sur la carte : “sachez tuer pour ne pas être tué”.

Proust travaille à se forger une réputation d’homme dangereux, à l’occasion. Il peut offrir une arme à l’un de ses amis, le jour de son mariage. Et il prend soin de faire savoir qu’un tel présent vient de lui.

Pistolet offert par Proust au duc de Guiche

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Weber s’assied. Les deux minutes sont écoulées, le duel reprend plus vigoureusement. Et tout à coup, c’est un moment d’anxiété. L’épée de M. Blum eff leure le visage de M. Weber. Nouveau repos, nouvelle reprise. Cette fois les adversaires semblent plus calmes et s’observent. M. Blum cherche à se loger à contretemps. À un moment, les adversaires s’échauffent. Une épée eff leure Blum à la main gauche et l’a écorché, le sang coule. Et voici le dénouement : brusquement M. Blum veut prendre le fer de son adversaire. Le coup arrive en f lèche. M. Weber fait un pas en arrière, les témoins se précipitent, écartent la chemise. Un centimètre plus bas et le foie était atteint. On porte le blessé. “C’est un coup dans la bagarre”, commente le maître de la cérémonie”.

Ces textes ne laissent aucun doute sur la violence de l’affrontement. La Une de L’Ouest-Éclair écrit encore : “un duel farouche. M. Blum qui visait M. Weber au corps a réussi à le toucher au sternum, il s’en fallait d’un centimètre que la blessure ne fût mortelle”.

Les journalistes insistent sur la violence du choc, sur l’agressivité de Léon Blum. En dépit de sa mise de dandy fréquentant plus les salons que les salles d’escrime, Blum, tout comme Dreyfus et Proust, fit montre d’un courage indéniable.

La qualité des témoins grandit la qualité du duelliste. Proust fut secondé par deux hommes qui élevèrent son propre combat à une dimension quasi chevaleresque. Le duel est, pour Proust, une entrée dans la chevalerie. Gustave de Borda était mort au moment où parut Du côté de chez Swann. L’envoi d’un exemplaire sur japon à Jean Béraud, “un de nos derniers chevaliers”, est donc une marque de ce culte qu’il lui voue.

Les duels réels ou intentionnels de Proust ont quasiment toujours pour origine une injure faite à sa virilité. Ceux mentionnés dans À la recherche du temps perdu sont davantage liés à l’affaire Dreyfus :

“Dans la France au tournant du siècle, le duel règle toutes sortes d’affronts et constitue une manière de montrer au public une virilité incontestable, un courage physique qui en impose à ses adversaires mais également à l’opinion publique qui ne peut que constater la masculinité de celui qui affronte avec bravache les pires blessures.” (Pierre Birnbaum, Léon Blum).

L’affaire Dreyfus. Le duel de Léon Blum.

Une quarantaine de duels se déroulèrent en France dans le cadre de l’affaire Dreyfus. L’un des plus célèbres opposa Léon Blum au critique de théâtre Pierre Weber, en 1912. Il évoque inévitablement celui de Marcel Proust avec Jean Lorrain. De nombreux journalistes furent invités pour l’occasion. Un cameraman immortalisa même cette scène, dans une courte prise de vue (en partie accessible sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=vybUtd4GOnU) où l’on peut voir Léon Blum, élégamment vêtu en cette circonstance dramatique, reconnaissable par son large chapeau et sa jaquette noire, se précipiter sur son adversaire et lui porter des coups qui auraient pu être fatals :

“à la troisième reprise, M. Pierre Weber a été atteint au côté droit d’une blessure pénétrante qui a mis fin au combat. La blessure est moins grave qu’on ne le pensait. La pointe s’est arrêtée sur la dernière côte mais un centimètre plus haut, elle pouvait être mortelle car elle eût intéressé le foie. Les adversaires ne se sont pas réconciliés” (L’Aurore).

Le Temps se montre encore plus précis :

“à la façon dont l’attaque est menée par M. Blum, une certaine anxiété s’empare des personnes présentes. Contre de seconde, contre de sixte, M. Blum charge vigoureusement. Pendant le repos, M. Blum se promène avec M. Porto-Riche. M.

Léon Blum contre Pierre Weber

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Cottard) pour leur demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eut envoyés au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eut été un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eut pas daigné fréquenter le maître.”

La scène s’étend sur une dizaine de pages. À la tristesse initiale de Charlus succède sa joie quasi hystérique. Celle-ci devient comique quand Cottard croit être tombé dans un traquenard et qu’il va être violé par le baron.

La cause des sauts d’humeur et des colères de Charlus - dont le duel est une des expressions passionnées -, sont clairement expliquées par Proust à Paul Souday dans une lettre du 1er janvier 1920 :

“Je suis un peu effrayé de voir que M. de Charlus semble au lecteur un noble plein de préjugés. C’est, en effet, la première impression qu’il fait et continuera pendant quelque temps de faire au “narrateur” que vous avez avec tant de finesse distingué de moi, mais, en réalité, M. de Charlus (et c’est ce qui explique cette misanthropie, ces sauts brusques de caractère, avec “moi”) est une vieille Tante (je peux dire le mot puisqu’il est dans Balzac)” (Kolb, XIX, lettre 2).

Le duel signifie donc autre chose qu’une simple réparation d’honneur. Chez Proust, il participe du thème des “hommes-femmes” selon lequel, chez les homosexuels, deux personnes de sexe opposé partagent le même corps. Les duels imaginaires de Proust, tout au long de sa vie, affirment le pendant viril de son identité, au moment même où le pendant féminin (voire “efféminé”) de celle-ci est raillé.

Le duel de Charlus sert une affectivité contrariée. S’il est fictif, il n’en rend que plus réel le désir qui en est la cause. Charlus écrit dans une lettre qu’il va se battre en duel. Ce duel n’existera pas ailleurs que dans ces mots tracés sur le papier. Mais Morel revient. Le duel est par essence romanesque.

Les duels dans À la recherche du temps perdu.

Deux des personnages principaux d’À la Recherche du temps perdu ont connu la dangereuse confrontation d’un duel réel : Swann et le narrateur. Il n’est fait qu’allusivement mention d’un duel qu’aurait eu Swann. Mais le narrateur évoque au moins à deux reprises ses “nombreux duels” : “n’étant nullement peureux, j’avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m’en moquant moi-même” ou “moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus”.

L’occurrence du duel apparaît dans presque tous les volumes de La Recherche, ne serait-ce que dans des images. On lit par exemple dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs : “Comme un jeune homme, un jour d’examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on l’a interrogé, la balle qu’il a tirée, bien peu de chose quand il pense aux réserves de science et de courage qu’il possède et dont il aurait voulu faire preuve”. Ou dans Le Temps retrouvé : “Or, il est faux de croire que l’échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d’un duel sérieux, d’un rat et pas d’un lion”.

“Le duel fictif de Charlus” (Sodome et Gomorrhe).

La grande scène de duel d’À la recherche du temps perdu est un duel qui n’eut pas lieu, un duel imaginaire, inventé par Charlus. Le baron prétend, dans une lettre qu’il écrit à Morel, qu’il va se battre en duel pour laver l’honneur du jeune musicien. Son but est en réalité de faire revenir Morel auprès de lui. Cet épisode donne lieu à l’une des scènes les plus burlesques de Sodome et Gomorrhe.

“Je remarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était

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La colonne Morris, Walters Art Museum, Baltimore34

“À la fin de l’envoi, je touche” (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac).

En définitive, l’exemplaire offert à Jean Béraud révèle un Proust jeune, courageux, intime. Le plus romanesque des duels de Proust est probablement le seul qu'il eut réellement, contre Jean Lorrain. Ce duel est d’autant plus précieux qu’il confère de la réalité à tous les autres, avant de devenir, à son tour, encre et papier, dans cet envoi à Jean Béraud.

Par un hasard des destinées que suivent les exemplaires, cet exemplaire de Du côté de chez Swann est le seul des très précieux exemplaires imprimés sur japon à être resté dans sa pureté originelle, broché, immaculé, sans un pli, sans une tache. L’encre a déchargé sur le feuillet opposé, laissant le nom de Proust lisible à l’envers, comme un double inversé de lui-même ou comme un portrait du duelliste en miroir.

EXPOSITION : cet exemplaire fut présenté à l’exposition “Marcel Proust en son temps”, Musée Jacquemart-André, 1971, n° 350a : “collection particulière”RÉFÉRENCES : Maurice Chalvet, “Du côté de chez Swann - Liste des exemplaires de l’édition originale tirés sur japon et sur hollande”, Le Livre et l’Estampe, n° 6, avril 1956, pp. 1-4 -- Max Brun, “Contribution à l’étude des premiers tirages de l’édition originale de Du côté de chez Swann”, Le Livre et l’Estampe, n° 45-46, 1966, pp. 5-39 – Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, 1996, p. 351 -- Patrick Offenstadt, Jean Béraud. La Belle Époque, une époque rêvée, Paris, 1999 -- Marie Miguet-Ollagnier, “Portrait du héros en duelliste et Galatée”, in Bulletin Marcel Proust, n° 41, 1991, pp. 60-72 – Julien Bogousslavsky, “Voyage au pays de quelques livres “impossibles”. Histoires de rencontres entre écrivains, peintres et bibliophiles”. Tiré à part de la revue Histoires littéraires, n° 52, 2012 -- D. W. Alden, “Marcel Proust’s duel”, Modern Language Notes, février 1938, pp. 104-106 -- Pierre Birnbaum, Léon Blum. Un portrait, Paris, 2016 -- Marcel Proust, Mon cher petit. Lettres à Lucien Daudet, Paris, 1991 – Marcel Proust (sous le pseud. de “Dominique”, “La cour aux lilas et l’atelier des roses. Le Salon de Mme Madeleine Lemaire”, Le Figaro, 11 mai 1903, réédité dans Contre Sainte-Beuve, Paris, 1971, pp. 460-461 – Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, Paris, 1970-1993 -- Ferréus, Annuaire du duel, 1880-1889, Paris, 1891 800.000 €

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21, rue Fresnel. 75116 ParisM. + 33 (0) 6 80 15 34 45 - T. + 33 (0) 1 47 23 41 18

F. + 33 (0) 1 47 23 58 [email protected]

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