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1 ENS Éditions Matérialisme et passions | PierreFrançois Moreau, Ann Thomson Déterminisme et passions Ann Thomson p. 7995 Texte intégral Cet article – qui vise, assez modestement, à présenter quelques réflexions sur le lien entre déterminisme et passions au XVIII e siècle notamment – a son origine dans ce qui me semble être une mauvaise compréhension de certains aspects de la pensée matérialiste de cette période et notamment de celle de quelquesuns de ses représentants comme Julien Offray de La Mettrie. On a en effet tendance à aborder la question du déterminisme dans le contexte du débat général sur la causalité et la téléologie. L’importance de ce dernier débat qui constitue indéniablement le contexte dans lequel il faut

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ENSÉditionsMatérialisme et passions | Pierre­François Moreau, AnnThomson

Déterminisme etpassionsAnn Thomsonp. 79­95

Texte intégralCet article – qui vise, assez modestement, à présenterquelques réflexions sur le lien entre déterminisme etpassions au XVIIIe siècle notamment – a son origine dansce qui me semble être une mauvaise compréhension decertains aspects de la pensée matérialiste de cettepériode et notamment de celle de quelques­uns de sesreprésentants comme Julien Offray de La Mettrie. On aen effet tendance à aborder la question du déterminismedans le contexte du débat général sur la causalité et latéléologie. L’importance de ce dernier débat – quiconstitue indéniablement le contexte dans lequel il faut

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Suivant Spinosa encore, l’homme est un véritableautomate, une machine assujettie à la plus constantenécessité, entraînée par un impétueux fatalisme, commeun vaisseau par le courant des eaux. L’auteur deL’homme­machine semble avoir fait son livre exprèspour défendre cette triste vérité.2

Si l’homme est libre, il est spirituel ; s’il est spirituel, ilest immortel ; s’il est immortel, il ne peut avoir que Dieupour auteur ; si Dieu est son créateur, il doit être sonlégislateur ; si Dieu est son législateur, il lui doit unepunition pour ses vices, et une récompense pour sesvertus : mais comme cette punition et cette récompensene sont pas toujours arrachées au sort de cette vie, il faut

situer le déterminisme des penseurs matérialistes duXVIIIe siècle – est considérable. Cependant, je crois qu’ilfaut voir leurs réflexions comme faisant également partied’un contexte plus large. Pour La Mettrie au moins, laquestion du déterminisme semble étroitement liée à celledes passions : dans ce qui suit il sera donc question dulien entre ces deux discussions.Il est en effet vrai qu’un élément essentiel dumatérialisme du milieu du XVIIIe siècle est le fait de nier laliberté de l’être humain. On n’a pas toujours assez tenucompte du fait que pour La Mettrie, l’auteur scandaleuxde L’homme­machine (1747), affirmer que l’homme estune machine équivaut à l’affirmation qu’il n’est paslibre1. Ceci apparaît clairement dans sa brèveprésentation de la philosophie de Spinoza (dont il n’avaitd’ailleurs qu’une connaissance de deuxième main etassez simpliste) qui fait partie de l’Abrégé des systèmesannexé à l’édition de 1750 de son Traité de l’âme. LaMettrie y écrit :

C’est d’ailleurs sur cette question de la liberté de l’êtrehumain que s’appuieront les ennemis des philosophespour essayer de les discréditer : pour eux, l’affirmationde la liberté semble détruire le matérialisme. Commel’écrit l’abbé Claude Yvon, auteur par ailleurs d’unegrande partie de l’article « Liberté » de l’Encyclopédie :

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en reconnaître une autre après celle­ci. Toutes cesvérités amènent après elles les attributs moraux de laDivinité, la providence, la sagesse, la sainteté, la bonté,la justice, sur lesquels s’élève la religion. On conçoitmaintenant combien la liberté doit être chose fâcheusepour tous ceux qui veulent vivre indépendants de laDivinité.3

En effet, la question de la liberté et de la nécessité estune de celles qui intéresse le plus les penseursantireligieux du XVIIIe siècle. Dans ce contexte, toutcomme dans le passage de La Mettrie cité ci­dessus, c’estSpinoza qui est très souvent évoqué. Paul Vernière, quiqualifie la philosophie du médecin malouin de « néo­spinozisme », écrit : « Il est un nouveau mal, le malmétaphysique par excellence, dont la source est Spinozaet que l’on appelle, faute d’un meilleur mot, fatalisme. »4

Et il souligne la façon dont les sciences de la vie sontutilisées pour donner une nouvelle impulsion auxconstructions abstraites du philosophe (p. 554). Mais ilne faudrait pas non plus nier l’importance de ThomasHobbes pour ce débat. En effet, l’article « Fatalisme » del’Encyclopédie se réfère autant à ce dernier qu’aupremier ; comme l’on sait, le « spinosisme » du XVIIIe

siècle est souvent un amalgame des deux philosophies(comme par exemple dans le célèbre Traité des troisimposteurs).Avant d’aller plus loin, il faut ouvrir ici une parenthèsepour évoquer le problème de vocabulaire. Comme nousvenons de voir, l’article de l’Encyclopédie qui traite decette question utilise le mot « fatalisme », mot employépar La Mettrie dans la citation au début et repris parDenis Diderot dans son Jacques le fataliste pourqualifier Jacques, disciple des spinosistes. Cette notionest liée dans cet ouvrage à l’image du « grand rouleau »où tout est inscrit à l’avance, notion que Diderot présenteavec beaucoup d’ambiguïté. Par contre, l’utilisation dumot « déterminisme », quand il s’agit des auteursmatérialistes dont il sera question ici, ne va pas sans

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problèmes, car le mot n’existe pas encore. En outre,comme le souligne Gerhardt Stenger5, le déterminismeest étroitement lié à la question de la prévisibilité et à laconviction que les lois scientifiques qui régissentl’univers sont telles qu’un seul effet peut résulter d’unecause donnée. C’est l’affirmation de la causalit sansexception, déjà évoquée. Prévisons donc d’emblée quemon utilisation de ce mot quelque peu anachronique,plutôt que celle du mot fatalisme » avec sa connotationde « destinée », vise moins à désigner cette prévisibilitéet cette régularité que la remise en cause de la liberté del’être humain de choisir sans être assujetti à son corps etdonc à ses passions.Ce débat sur la liberté ou la nécessité des actions de l’êtrehumain prend, bien sûr, des formes diverses. L’aspect decette question qui focalise le plus souvent l’attention auXVIIIe et au début du XVIIIe siècle, concerne la presciencede Dieu. Car la question entraîne des considérationsthéologiques complexes, et elle constitue une grandepartie de l’argument de Hobbes dans ses textes OfLiberty and Necessity. Plus tard, au début du XVIIIe siècle,l’ouvrage important du libre­penseur anglais AnthonyCollins, A Philosophical Inquiry Concerning HumanLiberty, publié en 1717, agite beaucoup les esprits etsuscite un débat, notamment avec le théologien SamuelClarke. Le texte est traduit en français en 1720 et ensuiteen 1754, et il semble avoir joué un rôle important auprèsde certains penseurs, tels Voltaire – qui présente lesarguments de Collins dans ses Éléments de laphilosophie de Newton – ou Joseph Priestley (dont ilsera question ci­dessous)6. Collins, suivant Hobbes,définit la liberté uniquement comme l’absence decontraintes externes et donc la possibilité d’agir selon savolonté. En même temps, il nie que la volonté puisse sedéterminer librement, sans être le résultat d’une cause :les arguments utilisés par Collins tendent tous à prouverque l’homme est un « agent nécessaire et déterminé par

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le plaisir et par la douleur »7. Mais cette référence auplaisir et à la douleur reste plutôt abstraite. Cesaffections sont pour Collins le fondement de la moralité :il retourne contre les théologiens les arguments enfaveur de la liberté, affirmant que si les causes ne sontpas nécessaires, la porte est ouverte au système épicuriendu hasard, d’un monde crée par les rencontres fortuitesd’atomes ou sans cause du tout8. Il ne s’appuie pas sur laphysiologie, il n’approfondit pas les notions de plaisir etde douleur, et il s’en tient aux arguments concernant lanécessit pour toute action d’avoir une cause et l’utilitédes récompenses et des punitions. Comme le faitremarquer James O’Higgins dans l’introduction à sonédition du texte de Collins, ce dernier tente une synthèsedes arguments en faveur du à déterminisme psychique,causal et logique » inspirés de Thomas Hobbes, de JohnLocke ou de Pierre Bayle ainsi que de Leibniz9. L’échangeavec Clarke, publié par Pierre Des Maizeaux en 1720,porte surtout sur des questions logiques et théologiques,et non pas physiologiques, encore une fois. Et Collins,dans la préface de son ouvrage, nie défendre une« nécessité absolue, physique ou mechanique »10, maissimplement une nécessité morale, car l’homme est unêtre intelligent et sensible, determiné par sa raison et parses sens.On peut, il est vrai, se demander si cette dernièreaffirmation correspond à ses convictions réelles, car lesvéritables opinions du libre penseur Collins ont étésouvent débattues. Bien qu’il soit généralement classécomme déiste, certains, et notamment David Berman, lesoupçonnent d’athéisme caché11. Il ne s’agit pas derentrer ici dans ce débat, mais on peut se demander dansquelle mesure il ne serait pas en effet un matérialiste, endépit de ses précautions de langage. Car dans sa réponseà Samuel Clarke intitulée A Dissertation on Liberty andNecessity, et publiée en 1729, il affirme que l’âme estainsi construite qu’elle est influencée par des objets

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Nos notions les plus abstraites ne peuvent pas nousfournir d’idée affirmative d’une substance immatérielle.Mais notre incapacité d’expliquer de nombreux effets àpartir des qualités connues de la matière est, je crois, laseule raison pour laquelle nous les attribuons à autrechose.12

Les parties qui composent le cerveau humain peuventavoir, sous cette modification, la faculté de penser, ou àtitre de production naturelle ou comme une vertu queDieu ajoute à une telle combinaison de partiesmatérielles, quoique chacune prise séparément ou soustoute autre forme, n’ait point cette faculté.13

matériels et donc que la matière agit sur elle. Il affirmenotre ignorance quant à ses opérations, car nombre desqualités de la matière nous échappent et nous ignoronstotalement la substance de l’âme. Il continue :

Rappellons également que dans l’échange entre Collinset Clarke concernant l’ouvrage de Henry Dodwell surimmatérialité de l’âme, Collins défend une positionplutôt matérialiste. Il y écrit, par exemple :

Chez Collins, cependant, malgré cette indication d’uneforme de matérialisme, les arguments contre la liberté nes’appuient pas sur des considérations physiques, ni sur lamatérialité des sensations, qu’il ne discute pas non plus,mais plutôt sur la causalité généralisée.Il existe néanmoins en Angleterre au début du XVIIIe

siècle certains auteurs qui défendent ouvertement despositions matérialistes, et qui nient l’immortalité del’âme. Il s’agit notamment, mis à part John Toland, desmortalistes Henry Layton et William Coward, dont lesouvrages, contemporains de ceux de Toland, suscitentune énorme polémique et une réprobation quasi­universelle14. Il est remarquable que les arguments dumédecin Coward, qui se situe dans la tradition desmortalistes anglais, tendent avant tout à nierl’immatérialité et l’immortalité de l’âme et l’existence despunitions et des récompenses réservées à l’âme

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immédiatement après la mort. L’auteur défend ladoctrine de la résurrection de l’homme matériel entierlors du Jugement dernier. La préoccupation est avanttout théologique, et accessoirement politique, car il s’agitde contester le rôle politique de l’Église et del’Establishment qui s’appuie sur elle. Dans ce contexte, laquestion de la liberté de l’être humain n’est pas évoquée,et Hobbes n’est mentionné qu’en passant. Collins, quiécrit peu de temps après Coward, ne se réfère pas à luidans ses œuvres, et dans sa correspondance avec JohnLocke les deux hommes font preuve de peu d’estimepour William Coward15. Il début du siècle, nous soyonsen présence, en Grande­Bretagne au moins, d’une variétéde matérialisme d’un côté, et d’un nécessitarisme del’autre : ces deux tendances, si elles sont toutes les deuxreliées en quelque sorte à la pensée de Hobbes, semblents’être développées indépendamment l’une de l’autre.Plus tard dans le siècle, cependant, nous pouvonsconstater une convergence de ces deux traditions surcertains points. En outre, c’est ici qu’apparaît un lienplus étroit avec la question des passions. Il s’agit d’abordde David Hartley, contemporain de La Mettrie etmédecin comme lui. Il publie en 1749 ses Observationson Man, his Frame, his Duty and his Expectations,ouvrage qui devait exercer par la suite une énormeinfluence. Le système de Hartley tente de fournir uneexplication complète des sensations et des idées, fondéesur la théorie lockéenne de l’association et la théorienewtonienne des vibrations : ce sont les vibrations dansles nerfs, transmises jusqu’au cerveau, qui sontresponsables des sensations et qui donnent lieu à lapensée. Hartley analyse minutieusement l’origine dessensations dans les vibrations, et l’association d’idées etde sentiments à ces sensations. Bien que Hartley affirmetrès clairement son attachement au dualisme et qu’il nelaisse subsister aucun doute sur sa foi religieuse, sonouvrage peut très bien aussi fonder un système

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Il convient d’observer ici qu’en attribuant la formationde la sensation aux vibrations excitées dans la substancemédullaire, je ne prétends ni assurer, ni insinuer que lamatière puisse être douée du pouvoir de sensation.16

Par mécanisme des actions humaines, j’entends quechaque action résulte des circonstances préalables ducorps et de l’esprit, comme les autres effets résultent deleurs causes mécaniques ; de sorte qu’une personne nepeut faire indifféremment les actions a ou ses contrairesA, tant que les circonstances préalables sont les mêmes ;mais se trouve dans la nécessité absolue de faire l’uned’elles et celle­là seule.19

matérialiste de l’être humain. En effet, pour expliquer lesactivités intellectuelles, il ne prend en compte que lefonctionnement matériel du cerveau. Conscient lui­même du danger inhérent à ses descriptions détailléesdu fonctionnement du cerveau, des sensations et desnerfs, il prend la précaution d’écrire :

Ces explications matérielles de la pensée et dessensations s’accompagne d’un déterminisme absolu. Ilécrit : « La volonté est donc ce désir ou cette aversion quiest, dans le moment présent, le plus fort ou la plusforte, »17 et comme toutes les passions sont factices etgénérées par l’association, c’est­à­dire mécaniquement,de la même façon la volonté est aussi « mécanique ». Desurcroît, dans une annexe à la première partie del’ouvrage, il souligne lui­même le déterminisme physiqueet il reconnaît que pour être immortelle, l’âme n’a pasbesoin d’être immatérielle18. Malgré ses dénégations,David Hartley continue donc dans une certaine mesurela tradition mortaliste anglaise déjà évoquée, qui serapoursuivie par Joseph Priestley un quart de siècle plustard. Le déterminisme de Hartley reste également dansla tradition de Collins, car il écrit :

La cause des actions humaines est le mouvement desvibrations dans le cerveau, qui détermine sa volonté. Dela même façon, les passions sont le résultat des traces

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… que toutes les actions et passions diverses de l’âme,telles que la perception, la compréhension, ladélibération, le jugement, le raisonnement, et en un motles opérations intellectuelles de toutes sortes, dépendenten grande partie de l’ordre et de la disposition desparties du corps ; c’est à dire des organes qui exercentleurs fonctions respectives d’une manière conforme à lanature du composé et des visées de l’âme.20

laissées dans le cerveau par les sensations, auxquellessont associés certains sentiments. Dans la deuxièmepartie de l’ouvrage, quand Hartley en vient à décrire lesdevoirs de l’homme, il souligne le fait que la gratificationdes plaisirs des sens ne peut pas être le but principal del’homme, car il détruirait ainsi inévitablement son bien­être. L’homme doit donc rechercher les plaisirsintellectuels prescrits par Dieu (t. II, p. 211 et suivantes)et se consacrer à transformer sa sensualité en spiritualité(t. II, p. 214). Hartley parvient donc à fournir une basephysiologique à la morale chrétienne et ainsi à concilierune forme limitée de matérialisme avec la religion.On peut associer au livre de Hartley un autre ouvrage,publié anonymement deux ans plus tôt et attribué à uncertain James Long, inconnu par ailleurs ; on a mêmesoupçonné Hartley d’être le véritable auteur de ce livre.Intitulé An Enquiry into the Origin of the HumanAppetites and Affections, shewing how each arises fromassociation, il développe une théorie qui présente desressemblances remarquables avec l’ouvrage de Hartley.Tout en affirmant au début de l’ouvrage la dualité ducorps et de l’âme, l’auteur décrit le fonctionnementphysique des sensations par des vibrations transmises aucerveau, le sensorium commune, par les nerfs. L’auteurutilise la théorie de l’association pour expliquer lespassions, et il affirme :

Il défend cependant la liberté de l’être humain, car ilaffirme notre capacité de résister aux associations crééesmécaniquement :

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Mais, bien que nombre de ces associations émergentmécaniquement, pour ainsi dire, de nos circonstances etde notre relation aux choses environnantes, néanmoinsnous possédons le pouvoir, soit de les renforcer etconfirmer, soit de les empêcher et éliminer. C’est, mesemble­t­il, un fait. Il faut cependant avouer quecertains estiment que nous n’avons aucune liberté,aucun principe d’agence, mais que nous sommes commedes machines, une horloge, par exemple, totalementpassive, etc. Mais je fais appel à ces Messieurs, s’ils nesentent pas à l’intérieur d’eux­mêmes un pouvoir dedéterminer et d’agir indépendamment sur les objets quitombent sous leur choix ! Ils doivent l’admettre. Nousconstatons que nous ne sommes pas à tout momentemportés par le courant, mais que dans certains casnous pouvons résister et agir contre lui, même si ce n’estqu’avec difficulté, jusqu’au moment où, à force d’effortscontinus et d’avancées supplémentaires lentes, nouspossédons assez de force pour arrêter le courant et pourpouvoir, sinon le faire reculer, au moins le détournerpour le faire prendre une autre direction.21

En même temps, l’auteur s’emploie à nier l’existenced’un sentiment inné de bien et de mal moral (p. 101). Aucontraire, c’est la recherche du bonheur et la conscienced’avoir besoin de la bienveillance des autres qui nousincitent à des actions morales. Encore une fois, noussommes en présence d’une tentative de fonder unemorale sur la constitution physique de l’homme, maisdans le contexte d’un monde bien ordonné par un Dieubienveillant. Ce matérialisme limité s’accompagne chezHartley du déterminisme dans le contexte d’unecroyance en Dieu. Les sensations, la pensée et lespassions sont expliquées en termes purement matériels,mais les passions sont perçues comme quelque chose depositif, qui contribue au bien de l’individu et qui garantitson comportement vertueux. L’être humain, dansl’ouvrage de James Long comme dans celui de DavidHartley, doit suivre le chemin de la vertu prescrit parDieu, car celui­ci s’accorde avec son propre bien­être.

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Les passions purement physiques qui peuvent emporterl’homme ne sauront pas le dominer de façon définitivecar elles sont contraires à son vrai bonheur. Le soucireligieux permet à Hartley de fournir des règles deconduite conformes à la morale chrétienne.Les théories de Hartley sont reprises et développées parle chimiste Joseph Priestley dans les années 1770. Ils’inscrit dans la continuation de la pensée du médecin,dont il réédite l’ouvrage22. À la différence du premier,cependant, Priestley défend ouvertement lematérialisme, sous une forme assez particulière, il estvrai, car il affirme que sa doctrine constitue la vraiedoctrine chrétienne. Mais c’est un matérialisme quandmême, dont le déterminisme constitue une partieessentielle. Ce matérialisme est développéessentiellement dans ses Disquisitions Relating toMatter and Spirit, publiées en 1777, ouvrage auquel ilannexe The Doctrine of Philosophical NecessityIllustrated, qui présente plus longuement sondéterminisme. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans lesdétails du matérialisme de Priestley, fondéessentiellement sur une nouvelle théorie de la matièrereprise de Roger Joseph Boscovitch, théorie qui définit lamatière en termes de force ; ceci permet donc à Priestleyde démontrer qu’elle est capable de penser23. Il nes’intéresse pas du tout aux détails concernant lefonctionnement du cerveau ou des sensations, détailsqu’il omet de son édition de Hartley. Il se limite à desréflexions sur l’influence réciproque du cerveau et ducorps, avec des exemples de passions fortes qui ont uneffet sur le corps24. Sa défense de la nécessité est plutôtabstraite : dans la préface de sa Doctrine ofPhilosophical Necessity Illustrated, il déclare que si nousacceptons la thèse qui affirme que l’homme est un êtretotalement matériel, nous ne pouvons pas nier que c’estun être « mécanique », c’est à dire soumis à certaineslois. Il affirme à plusieurs reprises et avec beaucoup de

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force que tout argument en faveur du matérialisme estun argument en faveur de la nécessité qui s’ensuit. L’êtrehumain paraît ici comme purement passif : dans saréponse aux objections de Richard Price, Priestleyaffirme que l’homme ne peut pas se mouvoir lui­même.Ce sont apparemment les causes externes qui motivent lavolonté25. Dans ces écrits, Priestley renvoie souvent àHobbes, malgré la réprobation entourant son nom : c’estle premier, selon lui, à avoir compris la doctrine de lanécessité philosophique, qui ne contredit pas la liberté,car elle est définie comme la possibilité de faire ce quenous voulons26. Pour lui, cette doctrine de la nécessitépostule que la volonté est déterminée par lescirconstances où se trouve l’esprit, et que dans un mêmeétat d’esprit on fera toujours le même choix (p. 7). Cetteconclusion se déduit de la doctrine de l’association desidées, reprise de Hartley : c’est une loi aussi invariableque les lois de la mécanique (p. 72). Anthony Collins estnaturellement l’autre référence privilégiée de Priestley,qui réédite l’ouvrage de ce dernier concernant la liberté.Mais l’éditeur prend ses distances avec l’irréligion bienconnue du libre­penseur, en affirmant qu’il ne faut pasjuger de la validité d’une philosophie en fonction despersonnes qui la défendent27.On peut donc s’étonner de trouver, dans la bibliographiefournie par Priestley à l’appui de ses théories, etimprimée au début de ses Disquisitions, l’Histoirenaturelle de l’âme de La Mettrie. Sa présence s’expliquepar la priorité donnée par ce chimiste à la nécessité defournir une explication physique de la pensée. Il peutainsi regarder favorablement tous ceux qui ont contribuéà combattre la doctrine d’une âme immatérielle etimmortelle et tenté d’expliquer comment la matière peutproduire la pensée, même s’il s’agit d’ennemis de lareligion. Car le matérialisme et le déterminismedéfendus par La Mettrie sont très différents de ceuxdéfendus par Priestley et par les autres matérialistes

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… que l’âme pense selon que le cerveau est disposé, etqu’à de certaines dispositions matérielles du cerveau, età de certains mouvements qui s’y font, répondentcertaines pensées de l’âme.28

Quant à la morale, ce système rend la vertu un purbonheur et le vice un pur malheur ; il détruit donc toutela vanité et toute la présomption qu’on peut tirer de lavertu et donne beaucoup de pitié pour les méchants sans

britanniques.Mais avant de nous pencher sur le médecin malouin,remontons d’abord à un texte important pour ladiscussion sur la liberté, texte longuement repris parl’abbé Yvon dans l’article LIBERTÉ de l’Encyclopédie : ils’agit du petit traité clandestin, généralement attribué àBernard le Bouvier de Fontenelle, et intitulé Traité sur laliberté. Publié une première fois et brûlé sur l’ordre duParlement de Paris en 1700, il circule surtout grâce à sapublication dans le volume intitulé Nouvelles libertés depenser et publié en 1743. Bien que l’auteur y commencepar la question de la prescience de Dieu, une grandepartie de son argumentation contre la liberté de l’hommeest fondée sur le fait :

Il constate, en s’appuyant notamment sur des exemplesconcernant les fous, les enfants et les hommes quidorment, que « le pouvoir qu’elle a de se déterminer auchoix des pensées vertueuses ou vicieuses, estabsolument dépendant des dispositions du cerveau »(p. 223). Il affirme donc que l’homme n’est jamais libre.Nous retrouvons encore une fois l’argumentphysiologique concernant la détermination du cerveau,et même si le dualisme est retenu en principe, on est trèsproche des arguments ouvertement matérialistes. Enoutre, malgré l’affirmation du déisme, nous n’y trouvonspas, comme chez les Anglais, de tentative réelle deconcilier ce déterminisme avec la morale. Au contraire,ce qui est particulièrement intéressant est la conclusionque tire l’auteur de sa théorie sur le plan de la morale :

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inspirer de haine contre eux. (p. 235)

Cette affirmation, ainsi que la suivante : « Les criminelssont des monstres qu’il faut étouffer en les plaignant ;leur supplice en délivre la société, et épouvante ceux quiseraient portés à leur ressembler », rappelle de façonsaisissante certaines affirmations de La Mettrie, quidevait connaître ce texte, comme il connaissait nombred’autres ouvrages relevant de la littérature clandestine. Ilcite, par exemple, L’examen de la religion, autre textecélèbre qui nie l’existence de valeurs morales absolues29.C’est en effet chez La Mettrie que nous trouvonsl’exposition la plus radicale du matérialisme et dudéterminisme, et des conséquences morales qu’ilsentraînent, comme nous avons vu au début de cet article.Il me semble cependant que nous trouvons chez LaMettrie une approche de ce problème, surtout pour cequi concerne les passions, qui le distingue de sesprédécesseurs. Ce médecin ne s’intéresse pas auxquestions concernant la prescience de Dieu ou l’ordredans l’univers : il s’intéresse uniquement, en médecin, àl’être humain et à la possibilité d’expliquer toutes sesfonctions, y compris les fonctions intellectuelles, par lamatière et le mouvement. Son épicurisme, dans latradition des libertins, fait qu’il nie les causes finales etqu’il considère que l’univers est le fruit du hasard, thèmequ’il développe, suivant Lucrèce, dans son Systèmed’Épicure30.Quant à l’être humain, son comportement est dicté parsa constitution, ou son « organisation », physique. Il nepeut agir autrement que suivant les impulsions du corps,qui déterminent comment il cherchera son bonheurindividuel. Rien ne garantit que ses impulsions ne leconduisent au crime et au vice : au contraire même, laplupart des êtres humains sont ainsi constitués que c’estprécisément dans le crime et le vice qu’ils cherchent leurbonheur31. Seul une petite élite d’hommes bien néssuivront le chemin de la vertu. Bien sûr, le bien et le mal

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Voiez cet oiseau sur la branche, il semble toujours prêt às’envoler ; l’imagination est de même. Toujoursemportée par le tourbillon de sang et des esprits ; uneonde fait une trace, effacée par celle qui suit…32

n’ont aucune existence absolue, car ils sont dictés par lesbesoins de la société. Le plus grand nombre des êtreshumains se comporte naturellement de façon antisocialeet ils doivent donc être maintenus sur le droit cheminpar des lois et endoctrinés par l’éducation et même par lareligion. La Mettrie ne discute pas la question de lacausalité générale ou la prévisibilité. Il ne semble pastrop se préoccuper des lois qui gouverneraient lecomportement humain comme l’univers en entier. Il estbeaucoup plus concerné par le comportement individuel,imprévisible car soumis aux passions du moment, quisont dictées par les impulsions du corps. Il estremarquable que dans le passage cité au début del’article, l’être humain est décrit comme « entraîné parun impétueux fatalisme, comme un vaisseau par lecourant des eaux ». On trouve souvent sous sa plume desmots comme « impétueux », « torrent », « tourbillon » :il s’intéresse au côté ingouvernable du comportement, etau fait que l’être humain ne peut pas contrôler sesimpulsions, qu’il est la proie de la volupté… Ce n’est pasle calcul des intérêts qui détermine le comportementhumain, mais le sang qui galope dans les veines. C’est lehasard que souligne ce libertin plutôt que la prévisibilitéou le fonctionnement régulier des lois. Il écrit parexemple dans L’homme­machine :

Ainsi le déterminisme ou le « fatalisme » de La Mettrien’est pas, comme c’était le cas chez Collins, opposé auhasard des Épicuriens, mais compatible avec celui­ci.Dans les arguments qu’il utilise pour défendre sonmatérialisme, La Mettrie souligne le plus souvent deuxchoses : d’un côté la capacité que possède la matière dese mouvoir, de sentir et donc de penser, une foisorganisée de façon appropriée ; et de l’autre, la manière

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dont le fonctionnement du cerveau est généralementsoumis aux aléas du corps. Il décrit les effets du vin, del’opium, des lésions, ou l’effet du désir physique. Il estremarquable que l’homme n’est pas présenté commesoumis à une force extérieure, ou comme déterminé pardes lois externes. C’est plutôt, selon La Mettrie, étantdonné l’unité matérielle de l’homme, une force intérieureà lui­même, contenue dans la matière dont il estcomposé, qui détermine ses actions. Si l’esprit (c’est­à­dire le cerveau) peut, jusqu’à un certain degré, influersur le fonctionnement du corps à travers les nerfs, il estbien plus souvent à la merci de ce fonctionnement. Il estvrai que dans ses premières œuvres et notamment dansl’Histoire naturelle de l’âme, (publiée en 1745, etdevenue le Traité de l’âme en 1750), La Mettrie souligneavant tout le fonctionnement de la sensation, source detoutes les idées, et donc le rôle plutôt passif du cerveau,perçu essentiellement comme sensorium commune. Parla suite, cependant, le ton change et l’auteur met l’accentsur la créativité de l’être matériel et sur le rôle de soncorps et de ses sens internes. Dans l’Anti­Sénèque, LaMettrie s’attache à décrire l’effet des sens internes, lessens externes n’étant évoqués qu’en passant au début.Selon lui, « les causes internes du bonheur sont propreset individuelles à l’homme »33.Ainsi, chez La Mettrie, les passions jouent un rôleessentiel. Son matérialisme repose sur l’idée de l’unitématérielle de l’homme. L’être humain est ce que font delui ses passions, qui sont simplement la manifestation dufonctionnement de son organisation. Il ne s’agit pasd’essayer de les dompter ou de les vaincre, car ellesseront toujours plus fortes que l’éducation ou la moraleartificielle inculquée par elle ou par la religion. Car iln’existe, bien sûr, aucune morale absolue, comme iln’existe aucune finalité dans le monde soumis au hasard.Même si, pour les besoins de la société, il faut unemorale et il faut punir ces malheureux individus

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Mais, s’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action quimérite la louange ou le blâme. Il n’y a ni vice ni vertu,rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu’est­ce quidistingue donc les hommes ? La bienfaisance et lamalfaisance. […] la bienfaisance est une bonne fortune,et non une vertu.

Nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, àl’organisation, à l’éducation, et à la chaîne desévénements. Voilà ce qui dispose de nousinvinciblement. On ne conçoit non plus qu’un être agissesans motifs, qu’un des bras d’une balance se meuve sansl’action d’un poids ; et le motif nous est toujoursextérieur, étranger, attaché ou par la nature, ou par unecause quelconque qui n’est pas nous.34

entraînés par des passions, il faudrait en fait surtout lescomprendre et compatir avec leur situation.L’image qui ressort de cette vision du monde humain est,on le voit, loin d’être celle du « grand rouleau » ou d’undestin inscrit à l’avance, ni même celle d’une strictecausalité qui permettrait de prévoir les effets enexaminant les causes. C’est plutôt une sorte d’anarchie,gouvernée par le hasard, d’individus emportés par despassions incontrôlables ou (ce qui revient au même), pardes impulsions de leur organisme. On comprendfacilement pourquoi les autres matérialistes choisirentde prendre leurs distances avec une pensée sicompromettante. Et ceci malgré des ressemblancesindéniables entre la pensée de La Mettrie et certainsaspects de celle de Denis Diderot. Il est bien connu que laLettre à Landois de ce dernier (1756) présente une formede déterminisme et d’amoralisme assez proche de ceuxde La Mettrie. Diderot y écrit, par exemple :

Dans cette lettre, cependant, le déterminisme est fondésur la nécessité physique générale :

Mais, comme l’a très bien montré Jacques Chouillet, lapensée de Diderot sur ce point évolue dans un sens qui lerapproche de la position de La Mettrie. Entre 1756 et Le

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Mais qu’est­ce qu’un être sensible ? Un être abandonnéà la discrétion du diaphragme. Un mot touchant a­t­ilfrappé l’oreille ? Un phénomène singulier a­t­il frappél’œil ? Et voilà tout à coup le tumulte intérieur quis’élève, tous les brins du faisceau qui s’agitent, le frissonqui se répand, l’horreur qui saisit, les larmes qui coulent,les soupirs qui suffoquent, la voix qui s’interrompt,l’origine du faisceau qui ne sait ce qu’il devient ; plus desang­froid, plus de raison, plus de jugements, plus

rêve de d’Alembert en 1769, son point de vue change, etil souligne dans ce dernier texte les causes internes :l’être humain est déterminé avant tout par sa propreconstitution. Comme l’écrit Jacques Chouillet : « lacausalité est entrée dans l’homme, elle est devenuel’homme lui­même »35. Cette façon de privilégier lescauses propres à l’homme et l’autorégulation del’homme, se trouve déjà chez La Mettrie. La longuediscussion, dans Le rêve de d’Alembert, de la façon dontla constitution de l’homme détermine ce qu’il est ainsique sa volonté, est en droite ligne des remarques plusbrèves du médecin. Quand le personnage « Bordeu » ditaux personnages « d’Alembert » et « Mademoiselle del’Espinasse » : « je ne vous dirai de la liberté qu’un mot,c’est que la dernière de nos actions est l’effet nécessaired’une cause une : nous, très compliquée, mais une » ou« on est heureusement ou malheureusement né ; on estinsensiblement entraîné par le torrent général quiconduit l’un à la gloire, l’autre à l’ignominie »36, onreconnaît un développement de la même problématiqueque nous avons constatée chez La Mettrie. Il ne s’agit pasde la prévisibilité ou des lois de l’univers, mais d’essayerde comprendre ce qui détermine l’être humain, et dereconnaître qu’il est le jouet de ses passions, autrementdit du fonctionnement de son corps. La nécessité estdonc interne. Diderot parle lui aussi d’anarchie, maisdans l’homme bien constitué, l’origine du réseaus’efforce d’y remédier. Ainsi il oppose l’homme sensibleau sage :

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d’instinct, plus de ressource. […] Le grand homme, s’il amalheureusement reçu cette disposition naturelle,s’occupera sans relâche à l’affaiblir, à la dominer, à serendre maître de ses mouvements et à conserver àl’origine du faisceau tout son empire. (p. 179­180)

Il croyait qu’un homme s’acheminait aussinécessairement à la gloire ou à l’ignominie qu’une boulequi aurait la conscience d’elle­même suit la pente d’unemontagne, et que si l’enchaînement des causes et deseffets qui forment la vie d’un homme depuis le premierinstant de sa naissance jusqu’à son dernier soupir nousétait connu, nous resterions convaincus qu’il n’a fait quece qu’il était nécessaire de faire. Je l’ai plusieurs foiscontredit, mais sans avantage et sans fruit. En effet querépliquer à celui qui vous dit : Quelle que soit la somme

Diderot ne pouvait pas, nous le voyons, s’en tenir aucynisme d’un La Mettrie, qu’il met en scène dans Leneveu de Rameau. Il cherche à sauver la sociabilité del’homme, qui ne peut trouver son bonheur que dans celuide ses semblables, et il veut ainsi démontrer que l’êtrehumain peut s’autocorriger, que s’il ne peut pas dominerou se libérer de ses passions, il peut néanmoins faire untravail sur son propre organisme pour changer sonfonctionnement. Ce qui pour La Mettrie est illusoire.Nous sommes, chez ces deux penseurs, loin du souci dela causalité universelle et des lois de la nature (ou deDieu) qui détermineraient le comportement de l’êtrehumain. Dans ce monde sans finalité, l’unité matériellede l’homme fait que ce sont les passions, autrement dit lefonctionnement de son propre organisme, qui ledéterminent. La causalité est interne, non plus externe àl’homme : c’est l’homme lui­même. En guise deconclusion, citons un passage de Jacques le fataliste,roman de Diderot où l’imprévisible surgit partout malgrél’image du « grand rouleau », et qui a donné lieu à demultiples interprétations. Ce passage, qui résume laphilosophie de Jacques, me semble aussi résumer lacomplexité du problème :

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des éléments dont je suis composé, je suis un, or unecause n’a qu’un effet ; j’ai toujours été une cause une, jen’ai donc jamais eu qu’un effet à produire, ma duréen’est donc qu’une suite d’effets nécessaires.37

Notes1. Pour une autre approche de cette question, voir dans cet ouvragep. 69 l’article d’A. Léon­Miehe.

2. Abrégé des systèmes, § VII, dans Traité de l’âme, T. Verbeek(éd.), Utrecht, OMI ­Grafisch Bedrijf, t. I, 1988, p. 170.

3. Abbé Yvon, Histoire de la religion, où l’on accorde la philosophieavec le christianisme, Paris, veuve Valade, 1785, t. II, p. 29.

4. Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF,1954, p. 552.

5. Dans son livre Nature et liberté chez Diderot aprèsl’Encyclopédie, Paris, Universitas, 1994.

6. Voir l’édition du texte de Collins procurée par J. O’Higgins dansDeterminism and Freewill, La Haye, Nijhoff, 1976 et notammentl’introduction par O’Higgins.

7. Paradoxes métaphysiques sur le principe des actions humainesou Dissertation philosophique sur la liberté de l’homme, ouvragenouvellement traduit de l’anglois, A Eleutheropolis, 1754, p. 171 (APhilosophical Inquiry Concerning Human Liberty, London, R.Robinson, 1717, p. 86).

8. A Philosophical Inquiry, p. 58 (O’Higgins [éd.], p. 83).

9. J. O’Higgins, p. 45.

10. Paradoxes métaphysiques, p. IV (A Philosophical Inquiry, p. III).

11. D. Berman, A History of Atheism in Britain from Hobbes toRussell, Londres, Croom Helm, 1988. Voir aussi P. Taranto, Dudéisme à l’athéisme : la libre­pensée d’Anthony Collins, Paris,Champion, 2000.

12. A Dissertation on Liberty and Necessity, wherein the Process ofIdeas, from their first Entrance into the Soul, until their Productionof Action, is delineated, London, J. Shuckburgh, 1729, p. 3 : « Ourmost abstracted conceptions can’t furnish us with an affirmativeidea of substance immaterial ; but our inability to account formultitudes of effects from the known qualities of matter is, I think,the sole reason we impute them to any thing else. » Sauf indicationcontraire, toutes les traductions sont de l’auteur.

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13. Les lettres de Collins à Clarke, datant de 1707, furent publiées enfrançais en 1769 sous le titre de Essai sur la nature et la destinationde l’âme humaine. Cette citation se trouve à la page 12.

14. Sur leur matérialisme, voir mon article : « Matérialisme etmortalisme » dans Mate­ria Actuosa. Antiquité, âge classique,Lumières. Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, Paris, Champion,2000, p. 409­426.

15. Voir par exemple la lettre de Collins à Locke le 16 février 1704(Correspondence, E. S. De Beer [éd.], Oxford, Clarendon Press, vol.VIII, 1989, p. 198).

16. David Hartley, De l’homme, de ses facultés physiques etintellectuelles, de ses devoirs et de ses espérances, traduit par R. A.Sicard, Paris, Ducauroy et Déterville, 1802 (an X), t. I, p. 50(Observations on Man, his Frame, his Duty and his Expectations,London 1749 [réimpression Hildesheim, Olms, 1967], t. I, p. 33 : « Itmay be proper to remark here, that I do not, by thus abscribing theperformance of sensation to vibrations excited in the medullarysubstance, in the least presume to assert, or intimate, that Mattercan be endued with the power of sensation »).

17. De l’homme, t. II, p. 204(Observations on Man, t. I, p.371 :« Thewill is therefore that desire or aversion which is strongest for thepresent time »).

18. Observations, t. I, p. 512. Comme nous l’avons vu plus haut, unetradition britannique tente depuis longtemps de concilier lamatérialité de l’âme et la résurrection générale. Remarquons que lepremier traducteur français de l’ouvrage, Explication physique dessens, des idées, et des mouvemens tant volontaires qu’involontaires,(Reims, Delaistre­Godet, 1755), l’abbé Jurain, affirme qu’il neprésente pas de danger, car il ne favorise pas le matérialisme, et letraducteur supprime ce passage de Hartley.

19. De l’homme, t. II, p. 398­399 (Observations on Man, t. I,p. 500 : « By the mechanism of humain actions I mean, that eachaction results from the previous circumstances of body and mind,in the same manner and with the same certainty as other effects dofrom their mechanical causes, so that a person cannot doindifferently either of the actions A, and its contrary a, while theprevious circumstances are the same ; but is under an absolutenecessity of doing one of them, and that only »).

20. An Enquiry into the Origin of the Human Appetites andAffections, shewing how each arises from association…, Lincoln, W.Wood et Londres, R. Dodsley, 1752, dans Metaphysical Tracts byEnglish Philosophers of the Eighteenth century…, S. Parr (éd.),

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Londres, E. Lumley, 1837, p. 87 : « … that all the various actionsand passions of the soul such as perceiving, apprehending,deliberating, judging, reasoning and in a word the severalintellectual operations of all sorts, depend in a great measure onthe due order and disposition of the parts of the body, that is uponthe organs discharging their respective functions in a manneragreeable to the nature of the compound and the purposes of thesoul. »

21. « But though many of these associations arise mechanically asit were, from our circumstances, and the relation we stand in tothings around us, yet we have it very much in our power, either tostrengthen and confirm, or to impair and eradicate them. This is, Ibelieve, fact. Though it must be owned, it is the opinion of some,that we have no freedom, no principle of agency, but are likemachines, a piece of clockwork, for instance, wholly passive, etc.But I would appeal to these gentlemen, whether they do not feelwithin themselves a power both of determining and actingindependently on the objects which solicit their choice ! They mustallow it to be so. We find we are not at all times carried away withthe stream, but in some cases can bear up and move against it,though it be but heavily till by continual strivings, and furtheradvances slowly made, we acquire such degreees of strength as tostop the current and if not to drive it backwards, yet to turn it someother way, and give it a new direction. » (p. 73­74).

22. Hartley’s Theory of the Human Mind, on the Principle of theAssociation of Ideas, with Essays relating to the Subject of it,Londres, J. Johnson, 1775.

23. Voir mon article « Matérialisme et mortalisme », cité à la note 14ci­dessus, et « Materialistic Theories of Mind and Brain », W.Lefèvre (éd.), Between Leibniz, Newton and Kant. Philosophy andScience in the 18th Century, Dordrecht, Kluwer AcademicPublishers, 2001, p. 149­173.

24. J. Priestley, Disquisitions Relating to Matter and Spirit, 1777,p. 28.

25. A Free Discussion of the Doctrines of Materialism andPhilosophical Necessity, in a correspondence between Dr Price andDr Priestley…, Londres, 1778 (réimpression Thoemmes, 1994),p. 146­147.

26. J. Priestley, Disquisitions Relating to Matter and Spirit, p. XXVII.

27. A Philosophical Inquiry concerning Human Liberty, byAnthony Collins, with a preface by Joseph Priestley, Birmingham,Thomas Pearson, 1790 (réimpression Thoemmes, 1990), p. XI, XIV.

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28. Œuvres complètes de Fontenelle, A. Niderst (éd.), Paris, Fayard,1989, t. III, p. 222.

29. Voir à ce sujet mon article : « La Mettrie et la littératureclandestine », Olivier Bloch (éd.), dans Le matérialisme du XVIIIe

siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982, p. 235­244.

30. J’ai développé ce thème plus longuement dans mon article : « LaMettrie et l’épicurisme », à paraître dans les Actes du colloque deWolfenbüttel sur l’épicurisme (novembre 2000). Der Garten unddie Moderne, hrsg. von G. Paganini und E. Tortarolo, FrommannVerlag, Stuttgart, 2003.

31. Voir à ce sujet mon article : « La Mettrie et le bonheurmatérialiste », dans Être matérialiste à l’âge des Lumières.Hommage offert à Roland Desné, Paris, PUF, 1999, p. 299­314.

32. Aram Vartanian (éd.), Princeton, Princeton university Press,1960, p. 168.

33. Anti­Sénèque, dans De la volupté, Ann Thomson (éd.), Paris,Desjonquères, 1996, p. 31.

34. Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975 et suivantes(DPV), t. IX, p. 257­258.

35. Jacques Chouillet « Des causes propres à l’homme » dansApproches des Lumières. Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris,Klincksieck, 1974, p. 57.

36. DPV, t. XVII, p. 186.

37. DPV, t. XXIII, p. 189­190.

Auteur

Ann Thomson

Université Paris VIII

© ENS Éditions, 2004

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Référence électronique du chapitreTHOMSON, Ann. Déterminisme et passions In : Matérialisme etpassions [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2004 (généré le 14 mars2015). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/enseditions/1104>. ISBN :

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9782847884364.

Référence électronique du livreMOREAU, Pierre­François (dir.) ; THOMSON, Ann (dir.).Matérialisme et passions. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENSÉditions, 2004 (généré le 14 mars 2015). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/enseditions/1085>. ISBN :9782847884364.Compatible avec Zotero