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Directeur de la publication : Edwy Plenel Mercredi 26 Novembre www.mediapart.fr 1/59 Sommaire Relance en Europe: le simulacre du plan Juncker LE MERCREDI 26 NOVEMBRE 2014 | PAR LUDOVIC LAMANT p. 5 La probable mais chaotique révision de l’arbitrage Tapie PAR LAURENT MAUDUIT p. 6 UMP: dans les coulisses de la petite entreprise Le Maire PAR ELLEN SALVI p. 10 Affaire Arif : le contrat qui embarrasse l'Elysée et Matignon PAR MATHIEU MAGNAUDEIX p. 12 Les explications divergentes du FN sur son refus d'accréditer Mediapart et Le Petit Journal PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART p. 13 Le salut fasciste de l'argentier de Marine Le Pen PAR MARINE TURCHI p. 18 Le Front national décroche les millions russes PAR MARINE TURCHI p. 22 Aux Etats-Unis, Ferguson s’enflamme et le débat sur la police raciste reprend PAR IRIS DEROEUX p. 23 La déchéance de nationalité va repasser devant le Conseil constitutionnel PAR LOUISE FESSARD p. 25 Banques : les confessions d'un ancien maître du monde PAR MARTINE ORANGE p. 27 MediaPorte : « Et j'entends siffler le nain » PAR DIDIER PORTE p. 27 Sur l'Iran, «les négociateurs cherchent des solutions techniques à un conflit politique» PAR IRIS DEROEUX p. 30 Les djihadistes de l'Etat islamique sont de plus en plus populaires au nord du Liban PAR MARIE KOSTRZ p. 32 José Socrates, le visage disgracieux de la politique «moderne» PAR PHILIPPE RIÈS p. 34 En Tunisie, une campagne présidentielle passionnée mais sans grand suspens PAR PIERRE PUCHOT p. 36 Pascal Vaillant, handicapé à vie par une grenade de CRS PAR JADE LINDGAARD p. 37 Hollande retourne à Florange avec un bilan mitigé PAR MICHEL DE PRACONTAL ET MATHIEU MAGNAUDEIX p. 39 A Montpellier, la condamnation qui risque de couler un hebdo satirique PAR DAN ISRAEL p. 40 Radicalisation religieuse: l’Education nationale dérape PAR LUCIE DELAPORTE p. 42 Le ministre Kader Arif démissionne PAR MATHIEU MAGNAUDEIX ET MICHEL DELÉAN p. 44 Grigory Sokolov, le piano fait homme et vice versa PAR ANTOINE PERRAUD p. 46 Philippe Marlière, affligé mais combatif PAR HUBERT HUERTAS ET MARTINE ORANGE p. 46 Aux Etats-Unis, Obama annonce la régularisation de millions d'immigrés illégaux PAR THOMAS CANTALOUBE p. 48 La société civile africaine se rebelle contre l'accord de libre-échange UE-Afrique PAR FANNY PIGEAUD p. 51 Le futur congrès sort le PS d'un coma profond PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 54 Mort d'Ali Ziri : l'avocat général demande un supplément d'enquête PAR LOUISE FESSARD p. 55 La banque HSBC mise en examen pour « blanchiment de fraude fiscale » PAR DAN ISRAEL p. 56 Expo sur l'Oulipo: la littérature est un sport de combat PAR ANTOINE PERRAUD p. 58 Sivens : nouvelle plainte déposée contre le projet de barrage PAR JADE LINDGAARD

Mediapart Du 26 Novembre 2014

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Sommaire

Relance en Europe: le simulacre du plan JunckerLE MERCREDI 26 NOVEMBRE 2014 | PAR LUDOVIC LAMANT

p. 5 La probable mais chaotique révision del’arbitrage Tapie PAR LAURENT MAUDUIT

p. 6 UMP: dans les coulisses de la petite entreprise LeMaire PAR ELLEN SALVI

p. 10 Affaire Arif : le contrat qui embarrasse l'Elysée etMatignon PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 12 Les explications divergentes du FN sur son refusd'accréditer Mediapart et Le Petit Journal PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART

p. 13 Le salut fasciste de l'argentier de Marine Le PenPAR MARINE TURCHI

p. 18 Le Front national décroche les millions russesPAR MARINE TURCHI

p. 22 Aux Etats-Unis, Ferguson s’enflamme et le débatsur la police raciste reprend PAR IRIS DEROEUX

p. 23 La déchéance de nationalité va repasser devant leConseil constitutionnel PAR LOUISE FESSARD

p. 25 Banques : les confessions d'un ancien maître dumonde PAR MARTINE ORANGE

p. 27 MediaPorte : « Et j'entends siffler le nain »PAR DIDIER PORTE

p. 27 Sur l'Iran, «les négociateurs cherchent dessolutions techniques à un conflit politique» PAR IRIS DEROEUX

p. 30 Les djihadistes de l'Etat islamique sont de plus enplus populaires au nord du Liban PAR MARIE KOSTRZ

p. 32 José Socrates, le visage disgracieux de lapolitique «moderne» PAR PHILIPPE RIÈS

p. 34 En Tunisie, une campagne présidentiellepassionnée mais sans grand suspens PAR PIERRE PUCHOT

p. 36 Pascal Vaillant, handicapé à vie par une grenadede CRS PAR JADE LINDGAARD

p. 37 Hollande retourne à Florange avec un bilanmitigé PAR MICHEL DE PRACONTAL ET MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 39 A Montpellier, la condamnation qui risque decouler un hebdo satirique PAR DAN ISRAEL

p. 40 Radicalisation religieuse: l’Education nationaledérape PAR LUCIE DELAPORTE

p. 42 Le ministre Kader Arif démissionnePAR MATHIEU MAGNAUDEIX ET MICHEL DELÉAN

p. 44 Grigory Sokolov, le piano fait homme et viceversa PAR ANTOINE PERRAUD

p. 46 Philippe Marlière, affligé mais combatifPAR HUBERT HUERTAS ET MARTINE ORANGE

p. 46 Aux Etats-Unis, Obama annonce la régularisationde millions d'immigrés illégaux PAR THOMAS CANTALOUBE

p. 48 La société civile africaine se rebelle contrel'accord de libre-échange UE-Afrique PAR FANNY PIGEAUD

p. 51 Le futur congrès sort le PS d'un coma profondPAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 54 Mort d'Ali Ziri : l'avocat général demande unsupplément d'enquête PAR LOUISE FESSARD

p. 55 La banque HSBC mise en examen pour «blanchiment de fraude fiscale » PAR DAN ISRAEL

p. 56 Expo sur l'Oulipo: la littérature est un sport decombat PAR ANTOINE PERRAUD

p. 58 Sivens : nouvelle plainte déposée contre le projetde barrage PAR JADE LINDGAARD

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Relance en Europe: le simulacre duplan JunckerLE MERCREDI 26 NOVEMBRE 2014 | PAR LUDOVIC LAMANT

© Reuters

L'enveloppe de plus de 300 milliards d'euros paraît énorme. Maisle plan que Jean-Claude Juncker présente mercredi à Strasbourg,pour réveiller l'économie, mobilisera à peine une vingtaine demilliards d'euros d'argent public, tirés du budget européen déjànégocié l'an dernier… Le reste : d'hypothétiques effets de levier,difficiles à anticiper, grâce aux apports du privé.

De notre envoyé spécial à Bruxelles.- Ce sera la feuille de routede la nouvelle commission européenne, celle de la « dernièrechance » pour l'UE : un plan d'investissement de 315 milliardsd'euros que Jean-Claude Juncker doit présenter mercredi devantles eurodéputés à Strasbourg. Le Luxembourgeois pense avoirtrouvé le remède magique pour écarter le risque qui menacel'économie européenne d'une « décennie perdue » à la japonaise.Le projet, dans l'air depuis l'été, longtemps resté flou, pourraitêtre entériné dès la réunion des chefs d'État et de gouvernementde la mi-décembre. Sur le papier, le mécanisme, censé provoquerun électrochoc, doit réussir un tour de force : recourir le moinspossible à de l'argent public, débloquer le moins possible d'argentfrais, surtout ne pas endetter l'Union. Cet habile tour de passe-passe suffira-t-il à sortir l'Europe du marasme ?1 - Objectif : en finir avec le « sous-investissement »Le diagnostic n'est pas nouveau : l'économie européenne souffred'un manque massif d'investissement. D'après la commission,les investissements internationaux en direction du continent ontdégringolé de 15 % par rapport aux niveaux d'avant crise,en 2007. Selon une étude du think tank Bruegel, ce manqued'investissement représente, cette année, pas moins de 260milliards d'euros pour les seuls 15 pays « historiques » de l'UE.

La baisse est particulièrement sévère en Grande-Bretagne ou enItalie (voir graphiques ci-dessous). Il faudrait donc tout faire pourséduire ces fonds et entrepreneurs, venus d'Inde, de Chine ou duBrésil, pour relancer la machine.

2 - Une enveloppe trop modeste ?Les volumes sont trompeurs. Avec 315 milliards d'euros (si l'onen croit le Financial Times) étalés sur plusieurs années, Junckersemble frapper très fort. C'est nettement plus que le « pacte decroissance »négocié à l'été 2012 (130 milliards d'euros). Maiscela n'équivaut en fait qu'à 2,4 % environ du PIB européen.À titre de comparaison, le premier plan de relance de BarackObama, dans la foulée de sa première élection, dans le pur style «keynésien », avoisinait les 1 000 milliards d'euros – 7 % du PIBdes États-Unis.Depuis une semaine, chacun y va de sa contribution au débat,des capitales aux groupes politiques au sein du Parlement,avec des volumes presque à chaque fois plus élevés. Lessociaux-démocrates (dont le PS) ont mis au point un pland'investissement à 800 milliards d'euros. Les libéraux (auxquelsappartiennent les élus français UDI-MoDem) proposent uneenveloppe de 700 milliards (environ 5,5 % du PIB). Même ordrede grandeur pour la Pologne qui a, elle aussi, dévoilé un projettrès fouillé pour alimenter le débat.3 - Très peu d'argent publicC'est la grande astuce de la relance à la sauce Juncker : leseffets de levier. L'idée est de constituer un « fonds européend'investissement stratégique » (FEIS), constitué d'une vingtainede milliards d'euros d'argent public, placé sous le contrôle de laBanque européenne d'investissement (BEI). Cet argent va servirà garantir une batterie de grands projets (énergie, numérique,infrastructures, etc.), plus ou moins difficiles à financer en tempsde crise. Pour le dire vite, l'engagement de la BEI – qui prendradifférentes formes – va permettre de « rehausser » la qualité duprêt, et donc, en théorie, d'attirer de nouveaux investisseurs privés.Selon les montages financiers imaginés (prêts, garantie, prise departicipation, etc.), l'effet de levier varie. Il pourrait aller jusqu'à…18. En clair : pour un euro d'argent public, 18 euros d'argentprivé. À ce rythme-là, on arrive assez vite, à partir d'un fondsde 20 milliards environ, à une enveloppe, très abstraite pourl'instant, de 300 milliards et quelques, pour relancer l'économieeuropéenne… Soit un effet de levier de 1 à 15. L'effet d'annonceest impressionnant, mais cela reste à concrétiser, au fil des années

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et des projets. « Évoquer un effet levier de 1 à 15 est au mieuxoptimiste, sinon irresponsable », relève l'ONG Counter Balance,qui suit de près le travail de la BEI, dans un communiqué, mardi.

Jean-Claude Juncker © CE.

Précision capitale : l'essentiel du fonds de garantie (16 sur 21milliards) sera abondé par des capitaux publics que les Étatsmembres se sont déjà engagés à verser, dans le cadre du budgeteuropéen adopté en 2013, pour la période 2014-2020. Les 28 sepréparent donc à un grand exercice de cuisine budgétaire, pour« optimiser » l'utilisation d'un argent qu'ils ont déjà promis (enpiochant quelques milliards dans les lignes « relance » du budgetpluriannuel en question). Il y a donc très peu d'argent public, maisaussi très peu d'argent frais, dans le grand échafaudage imaginépar Juncker… Tout est affaire de mise en scène, pour séduire lesmarchés, mais aussi les eurodéputés et les capitales, qui n'ont pasencore donné leur feu vert.Dans un entretien au Financial Times, Emmanuel Macron avaitmis en garde, mi-novembre, contre le risque d'un « flop », si troppeu d'argent public était mis sur la table. Le ministre de l'économiefrançais plaidait, lui, pour une fourchette de 60 à 80 milliardsd'euros tirés du budget européen – les Français, sur ce point, sontloin d'avoir eu gain de cause.

Compatible avec l'austérité?À la défense de Juncker, il faut reconnaître que ses margesde manœuvre sont limitées, vu les contraintes budgétaires surles États. De nombreuses capitales, Londres en tête, auraientà coup sûr bloqué toute nouvelle injection d'argent frais pourBruxelles. Les 28 ont d'ailleurs toutes les peines du monde àboucler, ces jours-ci, le budget de l'année 2014, et à trouver lesquelques milliards nécessaires pour ne serait-ce que tenir leursengagements financiers de l'an dernier.Jusqu'à présent, le budget européen servait à « co-financer » desprojets ciblés, avec les États membres : l'UE apportait la moitiéde l'enveloppe, l'État l'autre moitié, pour financer, par exemple,une autoroute. Mais avec la crise, le système s'est rouillé : deslignes du budget européen ne sont pas débloquées, parce que lescapitales, asphyxiées, ne suivent plus. Une partie de l'argent « dort» à Bruxelles. Dans le plan Juncker, le « co-financement » UE-Étatmembre est relégué au second plan, et la BEI devient le maîtred'œuvre : cela devrait permettre d'accélérer la mise en chantier.

Le Finlandais Jyrki Katainen. Il est le commissaire chargéde la relance au sein de l'équipe Juncker. ©PE.

4 - Les fantômes du « pacte de croissance » de 2012Qui se souvient encore du « pacte de croissance » de 130milliards d'euros censé sortir l'Europe de la crise, défendu parFrançois Hollande à l'été 2012 ? Deux ans et demi plus tard,il n'en reste pratiquement plus rien. Le président français lui-même a reconnu que la mise en place de ce pacte s'avérait troplente, sinueuse, compliquée. Pourtant, le plan d'investissement deJuncker ressemble furieusement au pacte de croissance de 2012.À l'époque, le financement reposait déjà, en bonne partie, sur cesfameux effets de levier. Les États s'étaient engagés à recapitaliserla BEI à hauteur de 10 milliards d'euros. Ce qui devait former,en bout de course, une enveloppe de 60 milliards d'argent public-privé mobilisé. Fin 2014, cet argent n'a toujours pas été investidans sa totalité, preuve de l'extrême lenteur des mécanismes del'UE. Et l'effet de levier s'est révélé plus modeste qu'attendu. Pire :la toute première « obligation de projet » – l'un de ces mécanismesinnovants mi-public, mi-privé qui vont se développer dans lesmois à venir – a tourné au fiasco complet (voir notre enquête surle projet Castor en Espagne).

[[lire_aussi]]

Le plan Juncker a-t-il tiré les enseignements de cet échec ?En partie. Les États, par exemple, ne vont pas recapitaliserdirectement la BEI (ce qui s'était fait dans la douleur en 2012),puisque les sommes seront prélevées, directement, du budgeteuropéen. La BEI va aussi reprendre la liste de projets déjà établielors des débats sur les perspectives budgétaires l'an dernier, afin,là encore, de gagner du temps. Mais pour le reste, c'est très flou.L'un des enjeux sera de voir si la BEI, qui fait toujours trèsattention à conserver sa note suprême, son « triple A » délivrépar les agences de notation, va oser financer des projets vraimentrisqués. Quitte à s'engager sur des chantiers fragiles pour aiderdes structures plus modestes, qui pourraient menacer sa « qualitéde crédit »… En l'état, c'est loin d'être évident. C'est tout leproblème des effets de levier massifs, prévus dans le plan :ils sous-entendent que les projets sélectionnés seront assez peurisqués et que les investisseurs privés seront quasiment sûrs de s'yretrouver.À titre de comparaison, le plan alternatif défendu au Parlementeuropéen par les sociaux-démocrates repose sur davantaged'injections d'argent public dans l'enveloppe de base. Ce quiautorise des effets de levier moins importants, et sans doute plusréalistes. Concrètement, cela permettrait de financer des projets

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moins évidents, à plus petite échelle, en soutien aux PME parexemple. Mais ce n'est pas le scénario retenu par la commissionà ce stade.5 - Quelle cohérence avec les politiques d'austérité nationales ?C'est l'un des paris de la stratégie de Juncker : corriger leseffets « dépressifs » de l'austérité pratiquée au niveau des Étatsmembres, par un plan de relance européen à base d'argent privé.Après la présentation, mercredi, du plan d'investissement, lacommission européenne reprendra vendredi ses refrains pro-rigueur en délivrant des « avis » à 16 des 18 membres de la

zone euro. La France, sans surprise, sera épinglée. Davantaged'économies lui seront demandées pour son projet de budget 2015.

« Il y a un début de schizophrénie en Europe. D'un côté, oncontinue de vouloir appliquer le pacte budgétaire, en accentuantla pression sur plusieurs pays, dont la France, pour les fairerentrer dans les clous budgétaires. De l'autre, on se rend compteque la croissance est morne, que l'on a fait fausse route. Saufqu'on ne va pas vraiment jusqu'à en tirer toutes les conclusions »,commente l'universitaire Benjamin Coriat, membre du collectifdes « économistes atterrés ».

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La probable mais chaotiquerévision de l’arbitrageTapiePAR LAURENT MAUDUITLE MERCREDI 26 NOVEMBRE 2014

La cour d'appel de Paris a examiné ce25 novembre le recours en révision contrel'arbitrage Adidas-Crédit lyonnais. Elle amis son arrêt en délibéré jusqu'au 17février. L'État est sans doute en passe degagner cette confrontation avec BernardTapie, même si sa stratégie judiciaireapparaît chaotique, pour ne pas direfranchement suspecte.

L’histoire du scandale Tapie approchede son dénouement. Au moins au plancivil, sinon au plan pénal. Car si lesjuges d’instruction qui enquêtent surl’arbitrage et l’éventuelle escroquerie enbande organisée à laquelle il aurait pudonner lieu, allouant 405 millions d’eurosà Bernard Tapie, n’ont pas encore toutà fait fini leurs investigations, la courd’appel de Paris a examiné, elle, le voletcivil de l’affaire, ce mardi 25 novembre.Saisie d’un recours en révision, elle aentendu toutes les parties et a mis son arrêten délibéré au 17 février. C’est donc à cettedate que l’on saura si le célèbre arbitrageest finalement cassé et si Bernard Tapieaura à rendre l’argent qu’il a perçu sansdoute de manière indue.

En fait, comme nous l’avons expliqué àla veille de l’audience (lire : Audiencedécisive sur l’arbitrage Tapie mardi àParis), il est désormais très probable que lacour d’appel de Paris accède à la demandedu Consortium de réalisation (CDR, lastructure publique qui est en confrontationjudiciaire avec Bernard Tapie), à l’originedu recours en révision. En clair, le 17février 2015, Bernard Tapie pourrait toutperdre et devoir bientôt rendre le magotque les arbitres lui avaient alloué.

Mais, si c’est bel et bien le dénouementqui se dessine en début d’année prochaine,il faudra admettre que l’État n’aura pasgagné facilement. Et même qu’il n’aura eude cesse que de se tirer des balles dansle pied. Comme s’il avait trop souvent euenvie de perdre.

D’abord, un premier constat saute auxyeux. Cette idée d’un recours en révision,cela fait très longtemps qu’elle est surla table, mais pendant aussi longtemps,personne n’a voulu y prêter attention. Pourêtre précis, c’est le 10 septembre 2008 quel’idée est évoquée la première fois. On ladoit à Thomas Clay, le grand spécialistefrançais de l’arbitrage, qui est entendu cejour-là par la commission des financesde l’Assemblée nationale. En réponseaux députés qui cherchent à comprendrecomment Bernard Tapie a pu, deux moisplus tôt, percevoir un magot aussi colossal,le professeur de droit explique, commeon peut le voir avec la vidéo ci-dessous,que parmi plusieurs pistes de recourspossibles, une doit être privilégiée.

Vidéo disponible sur mediapart.fr

Au cours de son audition (que l’on peuttélécharger dans sa version intégraleici), le spécialiste de l’arbitrage expliqueen particulier ceci : « La dernière modalitéde recours possible est le recours enrévision, exorbitant du droit commun ettrès exceptionnel. Il est prévu par l’article1491 du Code de procédure pénale, quile rend possible si un fait nouveau montreque la sentence n’a pas été renduedans les conditions où l’on croit qu’ellea été rendue. Quatre conditions sontnécessaires : qu’il n’y ait plus de recoursordinaire possible ; que le fait litigieux soitapparu postérieurement à la forclusiondu délai de recours en annulation ; qu’ilsoit intenté uniquement par les parties àl’instance, pendant un délai de deux moisaprès la découverte du fait nouveau ; quele fait soit grave – fraude, dissimulationd’une pièce décisive, production d’unepièce fausse ou formulation d’une fausse

déclaration. J’insiste sur cette possibilitéde recours au cas où un fait nouveauapparaîtrait prochainement. »

Or, ce qu’il y a de stupéfiant, c’est quel’arbitrage Tapie s’est précisément avérédans les mois suivants être le cas typedécrit par le professeur de droit, puisquetrès tôt, des présomptions de fraude ontpesé sur l’arbitrage. Mais, pourtant, il aurafallu attendre plus… de six ans – et unequantité de manœuvres, de couacs – pourque la proposition de Thomas Clay finissepar être prise en compte. Cette audience du25 novembre – à laquelle il a assisté sur lesbancs du public –, c’est donc un peu aussisa victoire personnelle.

Les manquementsdéontologiques des conseils del'ÉtatMais cet invraisemblable délai avant quel’État ne se décide à introduire un recoursen révision n’est pas la seule balle qu’ils’est tirée dans le pied. L’audience de ce25 novembre a, elle-même, pris en certainsmoments une étrange tournure.

De manière parfaitement inexplicable,le ministère des finances n’a en effetpas fait pression sur le CDR, aulendemain de l’élection présidentielle,pour qu’il change d’avocats et mettesur la touche ceux qui avaient une partde responsabilité dans la débâcle del’arbitrage. En particulier, le CDR a gardé

pour avocat Me Jean-Pierre Martel, dontnous avons pointé les nombreuses erreursdans plusieurs enquêtes (lire notammentAudience décisive sur l’arbitrage Tapiemardi à Paris ou encore Affaire Tapie :Guéant convoqué, les avocats de l’Etatconfrontés).

Les avocats de Bernard Tapie, dontplusieurs ne manquent vraiment pasde talent, s’en sont donc donné àcœur joie tout au long de l’audience,

pilonnant Me Jean-Pierre Martel, maisaussi un professeur de droit, CharlesJarrosson, qu’il a consulté, mettant encause implicitement leur déontologie.

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Me Jean-Georges Betto s'est ainsi délectéà sortir des documents montrant le rôleantérieur de Jean-Pierre Martel dans ledossier. Et notamment un document danslequel il a écrit qu'il était défavorableau recours. Pour l'avocat en charge du…recours, cela fait désordre.

Mais c'est à l'égard d'un professeurde droit consulté par le CDR, leprofesseur Charles Jarrosson, professeurà l'Université Paris 2, qu'ont été portésles coups les plus rudes, d'un pointde vue déontologique. Ils ont faitd'autant plus mal qu'ils étaient portéspar un des avocats de Bernard Tapie,Christophe Seraglini, lui-même professeurde droit. On était donc là entre collègues,spécialistes de droit de l'arbitrage. OrChristophe Seraglini a montré que leprofesseur Charles Jarrosson avait publiéun article récent, dans un ouvrage collectif(Mélanges en l'honneur du professeurBernard Audit, Lextenso, 2014), quidéfendait de manière prétendument neutreune question importante du dossier Tapie,à savoir la compétence de la cour d'appel,objet de l'audience de ce 25 novembre.

Cet article a été utilisé par Jean-Pierre Martel dans ses conclusions etencore durant l'audience. Or, le professeurSeraglini n'a eu qu'à rappeler que leprofesseur Christophe Jarrosson a étéconsulté à plusieurs reprises par le CDR(en clair : payé pour donner son avis). Ilest notamment celui qui, le 11 novembre2008, avait déconseillé de récuser PierreEstoup alors qu'il était encore temps defaire casser l’arbitrage, puisqu’il n’étaitpas encore achevé.

Mais surtout, en rappelant cela, ChristopheSeraglini a disqualifié l'article récentde Charles Jarrosson, dont il a montréque c'était une œuvre de commandeinavouée. Outre que cela en dit longsur la déontologie personnelle des acteursde la défense du CDR (en principe, unprofesseur de droit n'écrit pas sur des sujetsqui favorisent des dossiers pour lesquelsil est par ailleurs rémunéré, ou bien ille mentionne dans l'article), mais cela asurtout ruiné la défense du CDR sur cepoint.

En bref, la stratégie judiciaire de l’État,même depuis que les socialistes enont pris les commandes, est apparuesoudainement, en pleine audience,stupéfiante.

Le même Jean-Pierre Martel a, de plus,été hors sujet tout au long de sa plaidoirie,parlant très longuement du fond del’affaire, alors qu’il s’agissait de justifierla pertinence juridique de la révisionde l’arbitrage. Les conseils de BernardTapie, eux, n’ont pas commis cette erreur,s’appliquant à essayer de démontrer quel’arbitrage était de nature internationaleet que la cour d’appel n’était donc pascompétente pour examiner le recours.

Pourtant, les faits sont têtus, et les sinombreuses maladresses de l’État et toutparticulièrement du CDR – maladressesqui finissent par devenir suspectes – n’ychangeront sans doute rien : l’arbitrage aété émaillé de fraudes si nombreuses quesa révision sera sans doute inéluctable.C’est ce qu’a suggéré le propos dureprésentant du parquet. Soulignant qu’ils’agissait « d’un arbitrage interne », etnon pas international, il a fait valoir quedu même coup, c’était bel et bien lacour d’appel qui était compétente et pasun nouveau tribunal arbitral. Insistant surle fait que l’un des trois arbitres, PierreEstoup, avait « joué un rôle moteur,déterminant dans cet arbitrage » et qu’iln’avait pas tout « révélé » de ses liensavec le clan Tapie, il a conclu : « Donc, lafraude civile est démontrée. »

Au terme de six heures d'audience, leprésident de la première chambre de lacour d'appel de Paris a indiqué que l’arrêtsera rendu le 17 février 2015.

UMP: dans les coulissesde la petite entreprise LeMairePAR ELLEN SALVI

LE MERCREDI 26 NOVEMBRE 2014

Bruno Le Maire et les jeunes BLMà Nice, le 6 septembre. © Reuters

Présenté comme le “challenger” de lacampagne pour l'UMP, Bruno Le Mairerécolte les fruits d'un travail engagédès 2012. Soutiens financiers, politiques,intellectuels : l'homme invisible del'opposition a méticuleusement tracé lescontours de son projet. Avec un premierobjectif, la présidence de sa famillepolitique. Et un autre à moyen terme : laprimaire de 2016.

Un matin de novembre 2013, dansune salle de réunion du sous-sol del’Assemblée nationale, Bruno Le Maireest en train de discuter avec la poignéede fidèles parlementaires qu’il réunittous les mercredis, quand la portes’ouvre brusquement. Surgit Dominiquede Villepin qui fonce tout droit vers sonancien directeur de cabinet à Matignon.« Vu l’état de la droite, il n’y a pascinquante solutions : il faut faire unputsch ! », lâche l’ex-premier ministre,avant de tourner les talons et de quitter lasalle aussi rapidement qu’il y était entré.

Bruno Le Maire en meeting àNice, le 24 novembre. © Reuters

« Une vraie tornade, on se serait cru faceà Taillard de Vorms (le personnage dela bande-dessinée Quai d’Orsay, inspiréde Villepin – ndlr) », s’amuse encore, unan plus tard, l’un des élus présents cejour-là. L’épisode fait aussi sourire Bruno

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Le Maire, mais deux secondes seulement,car avec lui, le premier degré l’emportetoujours. « Ce n’est pas mon caractèrede faire un putsch. Le pouvoir ne sedonne jamais, il doit se prendre dans debonnes conditions », commente le députéde l’Eure qui a fait de l’adjectif “sérieux”l’un de ses mots préférés. Pas de putschdonc, mais une volonté clairement affichéede s’inscrire dans un temps long, celuide la réflexion. « Je suis rigoureux etméthodique », ajoute-t-il, comme pourmieux se démarquer de Nicolas Sarkozy,de son impatience et de sa nervositélégendaires.

Bruno Le Maire veut apparaître commeun candidat sérieux, ce qui a le donde sérieusement agacer son principaladversaire à la présidence de l'UMP. Pasun jour ne passe sans que sorte un “off”de l’ex-chef de l’État sur ce « connardqu’(il a) fait ministre » et qu’il taxe enprivé de « Bac +18 ». L’ancien ministrede l’agriculture fait mine de se moquerde ces petites phrases assassines. Maiscomme tout un chacun, il sait qu’ellesdénotent en vérité la fébrilité qui gagne lecamp sarkozyste depuis le retour fiascode leur champion. Et il ne peut que s’enréjouir. Alors que la campagne-naufragede l’ancien président ne trouve grâcequ’aux yeux de l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles, celle deBruno Le Maire rencontre en revanche uncertain succès auprès des journalistes quiqualifient volontiers le député de l’Eured’« outsider » ou de « challenger ».« Le candidat des médias », raille-t-ondu côté de la concurrence pour minimiserl’audience grandissante de celui qui se faitdésormais surnommer “BLM”.

Depuis l’annonce de sa candidature le 11juin, l’ancien bras droit de Villepin necesse de répéter qu’il créera « la surprise »le 29 novembre, date du premier tourde l'élection interne. En vérité, il peuts’enorgueillir d’avoir déjà surpris tousceux qui, à droite, lui présageaient aumieux un rôle de figurant aux côtés del’ex-chef de l’État. Certes, le « tsunami» Sarkozy qu'annonçaient les soutiens dece dernier s’est finalement révélé être une

petite vaguelette et la confiance de BrunoLe Maire s'en est trouvée renforcée. Maiscomment expliquer qu’un ancien secondcouteau du gouvernement Fillon, que l’onprésentait il y a encore quelque tempscomme un énarque coincé au « charismed’huître », ait pu si rapidement s’imposerdans le débat et remplir des salles demeeting entières ? Précisément parce quela mutation ne fut pas rapide.

Nicolas Sarkozy et Bruno Le Maire. © Reuters

La campagne BLM n’a pas commencéil y a cinq mois, mais il y a deux ans.En septembre 2012, le député de l’Eurerenonce à se présenter à la tête de l’UMP,faute d’avoir recueilli le nombre deparrainages nécessaires. Volontaire pourincarner une « troisième voie » face au duelFillon-Copé, il doit se rendre à l’évidence :personne ne l’attend. Pire, tout le mondese contrefiche parfaitement de lui, de sesidées et de ses ambitions. L’homme abeau s’être constitué un précieux carnetd’adresses dans le sillage de Dominique deVillepin à Matignon, il reste notoirementméconnu au sein de sa propre famillepolitique. « Un réseau ce n’est rien,explique-t-il aujourd'hui. Ce qui compte,c’est le poids politique. » Or, à l’époque,Le Maire est un poids mouche.

L’ancien ministre de l'agriculture se lancealors dans une vaste entreprise : construireson propre parti. Lui s’en défend, préférantparler de « nouvelle offre politique ».C’est pourtant bien un mouvement à côtédu mouvement UMP qu'il commence àcharpenter à l’automne 2012. « Je l'aivu organiser un parti politique au sensstructurel du terme, se souvient Jean-Baptiste Reignier, qui a piloté un tempsle “pôle idées” du candidat. On avaitune mini-direction des finances, une mini-direction des études, une mini-directiondu territoire... » « On a créé un parti

politique à partir de rien ! », se réjouitencore l’un des principaux artisans de ceprojet, l'avocat Jérôme Grand d’Esnon.

C’est d'ailleurs autour d’un dîner aveccet ancien conseiller de Jacques Chiracà l'Élysée que les premiers plans de lafuture structure BLM sont tracés. Grandd’Esnon accepte de prendre les chosesen main à condition que son poulainfasse « du terrain, du terrain et encoredu terrain », « la seule bonne école ».Pour le reste, « je lui ai dit que jem'en occupais ! », ajoute celui versqui Dominique de Villepin s'était déjàtourné lorsqu'il songeait à se présenter àla présidentielle de 2007. Le chiraquienn'est pas seul dans cette entreprise.Pour l'épauler, il peut compter sur lesoutien de plusieurs anciens collaborateursministériels de Le Maire : SébastienLecornu, Jérôme Steiner, Camille Tubianaou encore Bertrand Sirven. Ensemble, ilsse retrouvent chaque dimanche soir àl'hôtel Montalembert, à Paris.

Quand Bruno Le Mairediscutait « avec tout le CAC 40 »Afin d’incarner le fameux « renouveau »de sa base line de campagne (« Lerenouveau, c'est Bruno »), le député del'Eure a besoin de soutiens politiques, maisaussi financiers. Il crée donc rapidementson propre micro-parti – l’Association deFinancement d’Avec BLM – qui, selonJérôme Grand d’Esnon, engrange prèsde 200 000 euros dès 2013. « Nousavons approché de gros donateurs etfait du fundraising par mail, détaille lechiraquien devenu entre temps directeurde campagne. C’est Alain Missoffe (chefd’entreprise et frère cadet de François dePanafieu – ndlr) qui était en charge detout cela. Bruno avait besoin d'argent pourson projet, il a rencontré beaucoup demonde. Les dons ont augmenté au fur et

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à mesure. Depuis juin, cela afflue. Ceuxqui ont donné en 2013 ont généralementredonné en 2014. »

Jérôme Grand d'Esnon, le directeur decampagne de Bruno Le Maire. © YouTube

Le député de l'Eure a promis de publierla totalité de ses comptes de campagneà l’issue du scrutin de fin novembre.En attendant de jouer complètement latransparence, il se contente d'assurerque ce sont « les petits dons qui fontvivre », contredisant ainsi son directeurde campagne qui estime pour sa partque « le plus gros » de la cagnotte“A.F.A.BLM” provient de ces généreux« gros donateurs » dont il préfèreévidemment taire le nom. Quand onl’interroge sur la présence d’Ernest-Antoine Sellière, principal héritier deWendel et ancien président du Medef,au meeting parisien de la Maison dela Mutualité le 4 novembre, il botte entouche.

Nous ne saurons pas si Sellière fait partiede ceux qui ont donné un “coup de pouce”à Bruno Le Maire, mais le fait qu’ils’affiche ainsi à une réunion publique del'ancien ministre de l'agriculture est ensoi un marqueur intéressant du désamourdu milieu des affaires – du moins cellesqui ne sont pas judiciaires – pour NicolasSarkozy. Le député de l’Eure, en revanche,est très bien entouré en la matière.« Il a rencontré beaucoup de monde àMatignon, raconte l’un de ses proches. Àl’époque, Chirac n’était déjà pas très enforme et Villepin peu accessible. Pendant

deux ans, Le Maire s’est donc retrouvé àpiloter l’appareil d’État et à discuter avectout le CAC 40. »

Dominique de Villepin et BrunoLe Maire. © www.brunolemaire.fr

Quand il commence ses premièresréunions à l'automne 2012, Bruno LeMaire peut compter sur la présence d'unedizaine de fidèles issus de tous horizons.Autour de la table, certains de ses ancienscamarades de promo de l’ENA discutentavec des hommes d'affaires, des banquierset même… un éditeur. En marge de cepetit cercle de privilégiés, se constitue undeuxième groupe, plus large, destiné àfournir à l’élu des notes « en flux » surtoutes sortes de thématiques. Placé sousl’égide de la députée d'Eure-et-Loir Laurede la Raudière, fidèle parmi les fidèles,il est animé par Jean-Baptiste Reignier,un ancien chargé de mission à l’Élyséepassé par le cabinet de Xavier Bertrandau ministère du travail et la direction desétudes de l’UMP en 2007.

« J’ai assez vite compris que Bertrandn’était pas vraiment intéressé par lesidées et j'ai donc rejoint Bruno Le Mairequi tenait un discours très clair sur lesujet, se souvient Reignier, précisant avoirégalement apprécié le fait que le député del'Eure soit l'un des rares ténors de la droiteà n'avoir jamais défilé contre le mariagepour tous. Il répétait tout le temps : “Cene sont pas les énarques qui trouverontdes idées, elles doivent venir de la sociétécivile, donc ouvrez grand vos écoutilles.”Pour lui, la question à se poser n’étaitpas “quoi ?”, mais “comment ?”. Celam’a séduit. » Grâce au travail accomplipar des dizaines de spécialistes, l'ancienministre de l'agriculture commence à sedégrossir, multipliant les prises de position

au sein du groupe UMP à l'Assembléenationale, mais aussi dans l'hémicycle etsur les plateaux de télévision.

Lui qui martèle ne jamais changer d'avisen fonction des intérêts du moment, a toutde même aquis avec le temps une solidecapacité d'adaptation. Sans pour autantretourner sa veste comme le fit NicolasSarkozy au meeting de Sens Commun le15 novembre, il sait jouer les équilibristesquand cela lui semble nécessaire. Surla réforme des allocations familiales, parexemple, celle qu'il défendait il y aencore un an et qu'il juge aujourd'hui« proprement indigne ». Ou encore lorsdes réunions militantes durant lesquellesil écoute sans ciller les discours lesplus droitiers de ceux qui, à la base del'UMP, franchissent sans vergogne la lignefrontiste.

Bruno Le Maire en meeting à la Maison de laMutualité à Paris, le 4 novembre. © Reuters

Bruno Le Maire est à son tour devenuun stratège politique. Bien qu'il refuseencore de s'exprimer sur ses ambitionspost-29 novembre, l'objectif du travailqu'il a engagé en 2012 est tracé depuis ledébut. « Il nous a tout de suite dit qu'ilvisait les primaires de 2016 », expliquel'un des pionniers du projet. Pour être à lahauteur de ses ambitions, l'ancien hommeinvisible de l'UMP a donc enclenché trèstôt la machine à idées et à financements.Restait une pièce essentielle pour parfaireson puzzle : les soutiens politiques. Sansle savoir, c'est François Fillon et Jean-François Copé qui la lui ont offerte.

Début 2013, en pleine crise interne àl'UMP, le député de l'Eure profite dela brèche ouverte par la guerre que selivrent les deux hommes pour remettresur la table son idée de « troisièmevoie ». Chef de file des élus “non-alignés”,il multiplie à ce moment-là les tête-à-

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tête avec ses collègues parlementaires.Autour d'un café ou dans son bureau del'Assemblée nationale, il les invite à lerejoindre dans sa réflexion « sur la façonde transformer les pratiques politiques etde proposer un renouveau complet de ladroite républicaine après 30 ans d'échecau pouvoir ». « Ma position de neutralitém'a permis d'asseoir ma crédibilité »,reconnait-il aujourd'hui.

« Au début, nous étions une petitedizaine à nous réunir le mercredi pouraborder toutes sortes de sujets d’actualité», détaille le député de l'Ain, DamienAbad. « On se réunissait chaque semainepour parler de positionnement politique,confirme Laure de la Raudière. Au début,notre démarche n'était pas connue. Onse demandait comment structurer notreaction. Ce qui est agréable, c'est que nousavons toujours été libres. Bruno n'a jamaisrien promis à personne. » L'ambiance,décrite par tous les membres de ce petitgroupe comme « très sympa », attirede plus en plus de monde. Les rangsBLM grossissent au fil des mois, ce quiexplique en partie que le candidat puissedésormais se prévaloir d'être soutenu par53 parlementaires qui ont officiellementpris position en sa faveur, et ce malgré leretour et les pressions de Nicolas Sarkozy.

Une “coolitude” parfois pousséejusqu’à la caricatureTandis que Bruno Le Maire se constitueun réseau de fidèles dans les couloirs duPalais Bourbon, ses anciens collaborateursministériels et Jérôme Grand d’Esnoncontinuent à travailler dans l'ombre,discrètement secondés par un petitgroupe d’assistants parlementaires. Sept« responsables de zone » sont désignésafin de quadriller le territoire et detrouver des soutiens locaux parmi lesjeunes pop. En 2013, BLM dispose ainsid’un référent par département. En 2014,chaque circonscription en compte un. Laplupart n'ont même pas encore dépasséla trentaine. Ce sont eux qui donnentaujourd'hui de la voix dans les meetings

de leur champion, arborant des tee-shirtscolorés et se brûlant les mains à forced'applaudir.

Bruno Le Maire et les jeunes BLMà Nice, le 6 septembre. © Reuters

Le terrain reste la pierre angulaire duprojet de Bruno Le Maire. « Le principede deux déplacements par semaine estinstauré à partir de janvier 2013 »,explique son directeur de campagne.« Il a très vite théorisé le fait qu'illabourait le terrain, souligne égalementle député de Seine-et-Marne, FranckRiester, qui a toujours été très proche del'ancien ministre de l'agriculture, mais n'aréellement intégré le dispositif qu'à l'été2014. Il avait semé quelque chose et il lecultivait. »

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En mars 2014, le député de l’Eure adéjà effectué plus de cent déplacementsen France, alors que Jean-François Copén'est même encore au quart de la moitiédu commencement d'un éventuel départ.Les élections municipales lui offrent unenouvelle occasion de soigner ses réseauxpolitiques en se rapprochant des jeunescandidats UMP qui ne souhaitent pass’afficher en compagnie de Jean-FrançoisCopé ou de François Fillon, qui ontcristallisé bien trop de divisions. Mais unancien ministre, qui plus est quadra etprêchant la bonne parole du « renouveau »,« franchement, ça coûte pas très cher »,comme dirait Nicolas Sarkozy.

Pendant plusieurs semaines, Bruno LeMaire se fait donc prendre en photo auxcôtés de tout ce que la nouvelle générationUMP compte de plus prometteur. Commelui, ces futurs jeunes élus veulent en finiravec « les vieilles méthodes » de leur parti.« Bruno incarne vraiment le renouveau,cette façon de renouer avec le terrain

et la base militante, assure le députéArnaud Robinet, élu maire de Reims enmars dernier. J'ai été reçu par NicolasSarkozy courant octobre. Il m'a dit : “Lesinaugurations et les dépôts de gerbes, çava un temps, tu seras présent à mes côtésen 2017”. Cela m'a tellement déçu... Jene fais pas partie de ceux qui considèrentque la politique s'envisage depuis la rue deMiromesnil. »

Damien Abad, Arnaud Robinet, Delphine Bürkli...Plusieurs figures de la nouvelle génération de

l'UMP soutiennent Bruno Le Maire. © ES

Les nombreux voyages en train de l'ancienministre de l'agriculture n'auront pas étévains. Outre le fait de s'être constitué unréseau de fidèles locaux et d’avoir enrichisa réflexion avec des retours directs duterrain, Bruno Le Maire a également pu sepasser des services d'un coach personnel.À force de réunions militantes, il aacquis une certaine aisance qui surprendjusque dans les rangs sarkozystes. « C’estcomme ça qu’il s’est déboutonné ! », sefélicite Jérôme Grand d’Esnon, heureux depouvoir faire la nique à tous ceux qui luirépétaient que son poulain était trop bienélevé, trop froid, trop lisse, trop ceci etsurtout, pas assez cela.

Pour paraître crédible, Bruno Le Mairedevait devenir BLM. « Il a beaucoupobservé la façon de faire de JacquesChirac, confie l'un de ses fidèles. Cettefaçon de prendre le temps avec lesgars, de boire une petite bière à l’issuedes réunions… » Cette façon aussi delâcher quelques gros mots en interview oud’expliquer qu’il apprécie Beyoncé et sonmari « Jizé ». Une “coolitude” parfoispoussée jusqu’à la caricature, qui a parfoisfait sourire ses plus proches soutiens.

Son directeur de campagne assure pourtantqu’il n’y a jamais eu aucun calcul derrièretout cela. « On ne vend pas un produitcommercial, on essaie de mettre en avant

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un homme politique, dit-il. Ça ne sert àrien de truquer sa personnalité. Les sortiesde Bruno Le Maire sont à son image.Il a aussi ce goût de la provoc’. » Pluslargement, Grand d’Esnon refuse touteforme de “peopolisation”. « Le jour où ilposera sur des feuilles mortes, avec uneharpe, je quitte le bateau ! », plaisante-t-il, en référence à un célèbre clichéde Nathalie Kosciusko-Morizet paru dansParis Match. Bruno Le Maire n’a toutefoispas complètement échappé au « choc desphotos » de l’hebdomadaire, posant en2011 avec femme et enfant, ou encoredernièrement en tenue de tennis.

Nathalie Kosciusko-Morizet et Bruno Le Maire semettent en scène dans Paris Match. © Paris Match

Preuve supplémentaire de l’importanceque le député de l'Eure porte à son imageet à sa communication : l’embauche deDimitri Lucas, ancien chargé de mission àl’Élysée, qui gère aujourd’hui ses relationspresse et le recrutement plus récent d'unphotographe professionnel qui alimenteles réseaux sociaux de clichés du candidat.« Ce sont les seules personnes salariéesde l'équipe. À part eux, tout le monde estbénévole », assure Grand d'Esnon.

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Comme celui de Nicolas Sarkozy, lecalendrier de Bruno Le Maire s’estaccéléré avec l’affaire Bygmalion etla démission forcée de l'ex-patronde l'opposition, Jean-François Copé.L'ancien ministre de l'agriculture, quiprenait jusqu'alors soin de s'inscrire dansun temps long, a finalement décidé desaisir la balle au bond. « L’enchaînement

des événements à partir du mois de maia renforcé la conviction que nous avionsdepuis le début, rapporte Laure de laRaudière. Les choses étaient claires : çane pouvait plus durer comme ça. Débutjuin, Bruno nous a tous réunis pour nousdemander ce que nous pensions du faitqu’il brigue la présidence de l’UMP. Nousavons été unanimes. Il devait y aller ! »

Au terme d'une « réflexion collective »,le député de l’Eure officialise donc sacandidature sur BFM-TV, le 11 juin.La suite a été largement relatée dans lapresse. Mi-octobre, dans les colonnes duMonde, Bruno le Maire se réjouissaitque sa « PME (soit) devenue unevraie machine politique ». Samedi 29novembre, les résultats du premier tourde l’élection pour la présidence du partiscelleront définitivement l’avenir de sapetite entreprise.

Boite noireSauf mention contraire, toutes lespersonnes citées dans cet article ont étéjointes par téléphone au cours des deuxdernières semaines.

Affaire Arif : le contratqui embarrasse l'Elysée etMatignonPAR MATHIEU MAGNAUDEIXLE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

François Hollande et Kader Arif, le11 novembre, à Oyonnax. © Reuters

Le ministère de la défense a confirmé àMediapart l'existence d'un contrat douteuxpassé en 2013 entre Kader Arif, ex-secrétaire d'État aux anciens combattants,et une société détenue par ses neveux.Selon l'entourage de Jean-Yves Le Drian,ce contrat a été découvert le 22 aoûtdernier, le chef de l'État comme le premier

ministre ont été immédiatement prévenus.Kader Arif, très proche de FrançoisHollande, est pourtant resté à son postependant trois mois.

Kader Arif viré du gouvernement, la« République exemplaire » aurait-elletriomphé ? À voir. Vendredi 21 novembre,plusieurs voix au PS s'étaient empresséesde saluer la démission du secrétaired'État aux anciens combattants, aprèsles révélations de Mediapart sur uneperquisition au ministère de la défense.« Il y a aujourd'hui une exigence renforcéede transparence portée par le présidentde la République, se félicitait ainsi surFrance Info une des porte-parole du PS,Juliette Méadel. Au moindre soupçon, etdès qu'il y a une mise en cause judiciaire,il y a démission. Dès lors qu'on fait dela politique et qu'on est mis en questiondans une affaire, non seulement ça se saitrapidement, mais surtout, ce n'est pluspossible de continuer. »

Jeudi, Mediapart expliquait (lire notrearticle) qu'une perquisition avait eu lieule 6 novembre dernier au ministère dela défense dans le cadre d'une enquêtepréliminaire ouverte en septembre àToulouse sur les activités de sociétés deproches de Kader Arif. Cette investigationa depuis été confiée au parquet nationalfinancier (PNF), spécialisé dans la luttecontre la délinquance financière et lafraude fiscale, créé dans la foulée del'affaire Cahuzac.

Vingt-quatre heures après nos révélations,vendredi, vers midi, le ministredémissionnait. Avant d'être mis enexamen. Avant qu'un juge n'ait étédésigné. Une sortie express.

Kader Arif, un très proche de FrançoisHollande, inamovible secrétaire d'État auxanciens combattants depuis mai 2012, ajustifié sa démission par le fait que son «nom est cité dans le cadre d’une enquêtepréliminaire ». Un argument repris parl'Élysée, qui a dit avoir accepté cettedémission pour que Kader Arif puisse« apporter toutes les précisions visant àl’établissement de la vérité dans le cadrede l’enquête préliminaire menée par leparquet financier dans laquelle son nom

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est cité ». Une nouvelle jurisprudencesemble alors avoir vu le jour : sitôt inquiétépar la justice, un ministre sera désormaisremercié. Voilà qui tranche pour le moinsavec les atermoiements de l'exécutif dansles affaires Cahuzac ou Thévenoud.

Fin de l'histoire ? Pas sûr. Trois jours plustard, cette lecture idyllique est mise endoute. Ce lundi, le ministère de la défense(qui exerce la tutelle sur le secrétariatd'État aux anciens combattants) a assuréà Mediapart que Jean-Yves Le Drian,le ministre de la défense, puis très viteFrançois Hollande et Manuel Valls, ontappris, dès le mois d'août, l'existence d'uncontrat signé en 2013 entre Kader Arif,alors au gouvernement, et une sociétédétenue par des membres de sa famille.

Si l'on en croit ces affirmations, Kader Arifserait donc resté en poste pendant troismois, comme si de rien n'était, alors quece contrat était connu du président etde son premier ministre et que de trèsforts soupçons de favoritisme pesaientcontre lui. Au passage, il aurait mentien affirmant, le 10 septembre dernier,n'être« absolument pas concerné » par lesenquêtes en cours. Tout comme ManuelValls, qui avait alors assuré que sonministre n'était « en rien concerné »par lesinvestigations de la justice.

Samedi, c'est Le Point qui a relancél'affaire. « En perquisitionnant un servicede la défense, les enquêteurs ont retrouvéune facture de 50 000 euros pourdes prestations en faveur du secrétaired'État », assurait le site internet del'hebdomadaire. À en croire l'article, leministère de la défense se serait aperçudès le 22 août de l'existence d'un contratdatant de 2013, d'un montant de 50 000euros (hors taxe), signé de gré à gré entre lesecrétaire d'État et All Access, une sociétédont les deux associés sont les neveux

de Kader Arif. Objectif de ce contrat :payer au ministre des séances de "mediatraining".

François Hollande et Kader Arif, le11 novembre, à Oyonnax. © Reuters

Toujours selon lepoint.fr, sitôt ce contratretrouvé dans les archives du Serviceparisien de soutien de l'administrationcentrale (SPAC), un service de 1 500personnes notamment chargé des achatsdu ministère de la défense, le présidentde la République et Manuel Valls ontimmédiatement été alertés par Jean-YvesLe Drian, qui fait lui aussi partie ducercle des fidèles de François Hollande. Ilsauraient alors pris une curieuse décision.« Pour ne pas faire de “vagues”, il estprévu qu'Arif quittera ses fonctions aprèsles différentes commémorations liées à laPremière Guerre mondiale », écrit encorele journaliste, citant une “source proche del'enquête”, sans plus de précision.

Ce week-end, Mediapart a eu vent de cetteversion des faits. Mais nous n'avons rienpublié, faute de la moindre confirmation.Contacté par nos soins samedi matin,l'Élysée a continué de nous assurer que ladémission de Kader Arif a été décidée « aucours des derniers jours », parce que lenom du ministre était cité dans l'enquêtepréliminaire. Ce matin-là, lorsque nousavons soumis à un proche du chef de l'Étatl'hypothèse d'une démission décidée delongue date au sommet de l'État, ce derniernous a dit « ignore(r) » de tels faits. « Nousn'avons pas ces informations, mais cela nesemble ni probable ni cohérent », nous a-t-il dit alors.

Lundi 24 novembre, après avoir refusé des'exprimer ce week-end, le ministère dela défense nous a pourtant confirmé laversion du Point. « Nous avons procédéà un examen attentif des contrats duministère de la défense le 22 août, raconte

à Mediapart l'entourage de Jean-YvesLe Drian. Nous nous sommes aperçus qu'ily avait un contrat de 50 000 euros horstaxe conclu entre le secrétariat d'État auxanciens combattants et All Access. » Uncontrat conclu de gré à gré, sans appeld'offres, qui a alors fait naître des soupçonsde favoritisme – le ministère a refusé denous communiquer le document.

« Le ministre l'a signalé immédiatementau président de la République, au premierministre et à l'intéressé (Kader Arif – ndlr)lui-même », poursuit-on chez Le Drian.Hollande, Valls et Le Drian auraient alorspris la décision de se séparer de KaderArif, mais pas avant le mois de novembre,date prévue de la fin des célébrationsde la guerre de 1914. Au prétexte quec'est justement Arif qui était chargé depiloter cette succession de rendez-vous etde cérémonies commémoratives.

Autrement dit, si la Défense ditvrai, l'exécutif soupçonnait un cas defavoritisme, mais le ministre est quandmême resté en place. Qu'en disent l'Élyséeet Matignon ? À nouveau questionné lundipar Mediapart, l'Élysée n'a pas donné suite.Les proches de Manuel Valls ont refuséde répondre. « Merci de voir cela avec leministère de la défense », nous a réponduMatignon, laconique. Quant à Kader Arif,nous l'avons contacté ce lundi sur sonportable, mais il ne s'est pas manifesté.

Cette ronde mystérieuse au sommet del'État ne laisse pas d'étonner. Pourquoile ministère de la défense, dirigé par un“hollandais” historique proche du chef del'État, confirme-t-il de tels faits, tandis quel'Élysée et Matignon se terrent dans lesilence ? Le Drian était-il en désaccordavec la décision de conserver Arif à sonposte en août ? No comment, répond sonentourage. Souhaite-t-il se défendre alorsque son ministère a dû avaliser un contratdouteux, éventuellement passé en dehorsdes règles de passation des marchés ?Veut-il protéger son administration, alorsque le directeur du SPAC doit bientôtêtre entendu par la justice ? « L'ensembledes administrations concernées devront

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livrer à la justice les éléments dont ellesdisposent », se contente de nous répondreson ministère.

Autre interrogation : dans ce cas,pourquoi Kader Arif n'a-t-il pas quittéimmédiatement le gouvernement sitôt lefameux contrat découvert ? Une occasionen or s'est pourtant présentée : le 25août, trois jours après la découverte par lecabinet de la défense du fameux contrat,François Hollande et Manuel Vallsdécident de congédier du gouvernementArnaud Montebourg, Aurélie Filippetti etBenoît Hamon. Dans ce grand remue-ménage gouvernemental, pas grand monden'aurait remarqué le départ d'Arif.

François Hollande souhaitait-il garderauprès de lui ce très proche, qui connaîtpar ailleurs tout de la “Hollandie” ?Outre le fameux contrat de 50 000 euros,l'enquête préliminaire concerne aussi descontrats passés depuis 2008 entre leconseil régional Midi-Pyrénées et AWFMusic puis AWF, deux sociétés détenuespar des parents de Kader Arif, figure duPS de Haute-Garonne. Liquidée en mai2014 avec 275 000 euros de passif, AWFMusic a notamment organisé des meetingslors des primaires socialistes et pendantla campagne présidentielle de FrançoisHollande.

Les explications divergentesdu FN sur son refusd'accréditer Mediapart etLe Petit JournalPAR LA RÉDACTION DE MEDIAPARTLE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Le Front national a refusé lundid'accréditer Mediapart et « le Petit Journal» de Canal Plus à son congrès, qui setiendra à Lyon les 29 et 30 novembre. Maisses dirigeants ont livré des explicationsbien différentes pour justifier ce refus.

Le Front national a refusé d'accréditerMediapart et « le Petit Journal » deCanal Plus à son congrès, qui se tiendra àLyon les 29 et 30 novembre, comme l'arapporté l'AFP lundi 24 novembre.

Voici l'email reçu par Mediapart lundi, oùle parti explique ce refus à Mediapart :

Une source au FN a confirmé à l'AFPque Mediapart n’était pas accrédité, enjustifiant : « Il y a beaucoup, beaucoup,beaucoup de monde. » Pourtant, le sited'information Streetpress est, lui, parvenuà s'accréditer mardi (demande envoyéelundi), comme il l'a signalé en publiant laconfirmation reçue du directeur du servicede presse du FN, Alain Vizier :

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Le vice-président du FN, FlorianPhilippot, a donné une tout autreexplication de ce refus d'accréditer lesdeux médias, lundi soir, sur i-Télé : « Cen'est pas nouveau... On accepte au congrèsdu Front national les militants du Frontnational et les médias, on n'accepte pasles militants des autres partis. Ce sont desmilitants, il faut l'assumer. En tout cas, cesont des militants anti-Front national (... )Ce ne sont pas des médias, ce ne sont pasdes journalistes. »

Sur Twitter, il a ensuite ironisé sur cerefus, expliquant que notre journaliste «pourra profiter d'un agréable week-endde congés ».

La présidente du FN, elle, livre encoreune autre explication : sur Twitter, lundisoir, elle se défend de vouloir écarter

certains médias, tout en évoquant des «médias hostiles », parmi lesquels elle placel'Agence France-Presse (AFP) :

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

De son côté, Éric Domard, son conseillerspécial et conseiller aux sports, par ailleursmembre du bureau politique du parti,évoque ceci :

« On fera comme d'habitude. On parleraquand même du congrès du Front nationallundi dans Le Petit Journal », a commentélundi soir Yann Barthès, qui présente « lePetit Journal ».

« Par nos enquêtes, tant sur les liensde Marine Le Pen avec les ultras del’extrême droite qu’avec nos révélationssur le financement du FN par une banquerusse, on vient gêner la grande entreprisede communication de Marine Le Pen», a réagi François Bonnet, le directeuréditorial de Mediapart, interrogé lundi soirpar l'AFP, regrettant que l’accès de notremédia à des rendez-vous FN ait été refusé«trois fois en un an ».

Le Front national refuse régulièrement àCanal Plus et Mediapart l’accès à sesévénements. La chaîne – et notamment« le Petit Journal» –, ont cassé plusieursplans com’ de Marine Le Pen. Lors dela campagne municipale par exemple,les équipes de Yann Barthès n'ontpu accéder à une conférence depresse du candidat FN aux municipalesd'Avignon, entraînant un boycott généraldes journalistes qui, ce jour-là, a contraintle FN à revenir sur sa décision. Mêmeexclusion quelques semaines plus tard,lors d'un discours de Marine Le Penpour ses vœux à la presse. La présidentedu mouvement avait alors expliquéque « certains médias sont dans uncombat politique, ils en assument lesconséquences ».

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Depuis la campagne de 2012,les journalistes de Mediapartsont systématiquement refoulés desévénements du Front national, une date quicorrespond également à une accélérationde notre travail d'enquête sur le sujet. Àla convention du FN à Lille, en février2012 (lire notre article) ; au meetingdu Zénith, à Paris, en mars 2012; enavril 2014, lors d’une réunion militanted’Aymeric Chauprade, puis lors d’uneconférence de presse de Marine Le Pensur les européennes – malgré l’invitationde notre journaliste par le directeur decommunication du candidat Chauprade(lire l’article du figaro.fr).

En septembre, Mediapart avait pu accédernormalement à l’Université d’été desjeunes FN à Fréjus, le samedi matin,avant de s’en voir refuser l’accès dansl’après-midi. En conséquence, plusieursjournalistes (dont l'AFP, Le Monde,L’Opinion, L’Humanité, Le Ravi, LeCanard enchaîné, RFI) avaient décidé deboycotter les travaux de l’après-midi.

Outre Canal Plus et Mediapart, leFront national refuse aussi ponctuellementl'accès à ses événements à d'autresjournalistes, notamment dans ses villes :exemples avec France Info et L'Expressà Fréjus ; Le Ravi au Pontet, ou encoreun photographe de l'AFP, qui n'avait pasreçu l'aval de la direction du FN pourassister à une conférence de presse, endécembre 2012.

En mai dernier, Aymeric Chauprade,conseiller international de Marine Le Pen,avait diffusé un communiqué ciblantviolemment notre confrère de l'AFPaprès un article qui lui avait déplu.Il y qualifiait le journaliste de « petitVychinski » et « (se) demand(ait) ce qu’ilaurait pu être à d’autres heures bien plussombres de notre histoire… ».

Après l'éviction de Mediapart del'université du FNJ, en septembre, MarineLe Pen avait expliqué : « Mediapart aorganisé toute une série de débats pendantla présidentielle. Ils ont dit clairementdans un texte : "Nous inviterons tous lescandidats à la présidentielle sauf MarineLe Pen." S’ils invitent tout le monde sauf

moi, moi j’invite tous les journalistes saufMediapart (...). En faisant ça, Mediapartrompt avec la déontologie journalistique.»« Marine Le Pen n’a toujours pascompris qu’en démocratie une presse estlibre et doit être autorisée à couvrir lespartis avec les choix éditoriaux des médiaset non les siens », a rappelé FrançoisBonnet lundi. De fait, Mediapart avaitinvité pendant la campagne présidentiellequatre candidats en tout et pour tout,représentant « l'alternance démocratiqueet sociale » (titre de notre émission live).

Wallerand de Saint-Just, l'avocat du FN,a précisé à l'AFP que le parti ouses dirigeants avaient depuis la créationde Mediapart engagé « deux ou troisplaintes » contre notre site d’information.

Me Emmanuel Tordjman, l'avocat deMediapart, a précisé à l’AFP n’avoirconnaissance que de deux plaintes. Lapremière était une plainte du FN contreun « billet de blog mis en ligne parMediapart, gagnée en septembre 2012»par Mediapart. La seconde, engagée parMarine Le Pen et son compagnon LouisAliot pour diffamation à cause d’un articlequi accusait la présidente du parti de «conflit d’intérêts » au Parlement européen,a été perdue le 13 novembre par lesdeux dirigeants frontistes, qui peuventfaire appel.

Le salut fasciste del'argentier de Marine LePenPAR MARINE TURCHI

LE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Axel Loustau lors de son 40e anniversaire, en 2011, surune péniche, à Paris © Thierry Vincent / Mediapart

Une photo révélée par SpécialInvestigation (diffusé ce lundi soir surCanal Plus) montre le trésorier du micro-parti de Marine Le Pen faisant un salutfasciste. Axel Loustau, ancien du GUD,anime avec Frédéric Chatillon le réseaude sociétés qui fournissent le matérielde campagne de la présidente du FN.Des éléments recueillis par Mediapartmontrent les curieux rituels de ce cerclequi entoure Marine Le Pen.

Ce sont des photos qui font voler enéclats la stratégie de « dédiabolisation» du Front national. Sur deux clichésqu'a obtenus le journaliste Thierry Vincentet que Mediapart publie, le trésorierdu micro-parti de Marine Le Pen, AxelLoustau, fait un salut fasciste devantses amis. À Canal Plus, M. Loustaua affirmé qu'il ne faisait que « saluerl'amitié et la présence » de ses « 150amis ». Pourtant, de nombreux élémentsrecueillis par Mediapart montrent lesrituels obsessionnels du trésorier deJeanne, le micro-parti de Marine LePen, comme de son ami FrédéricChatillon, anciens membres du Groupeunion défense (GUD), qui n'ont cesséde fréquenter la mouvance néofascisteeuropéenne.

Axel Loustau et les responsables de Jeannesont déjà au cœur d'une informationjudiciaire ouverte en avril sur dessoupçons de « faux et usage de faux »,d’« escroquerie en bande organisée »,

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et élargie à de possibles faits d’« abusde biens sociaux » et « blanchimenten bande organisée », concernant lefonctionnement de l'association definancement de Marine Le Pen. Lesenquêteurs se penchent notamment sur lesystème de prêts accordés aux candidatsFN et la vente de kits de campagne.

La scène de la photo se déroule sur unepéniche près de la tour Eiffel, à l’occasion

du 40e anniversaire d'Axel Loustau, enfévrier 2011. Parmi les invités figurentle vieil ami de Marine Le Pen, FrédéricChatillon, ancien leader du GUD, etMinh Tran Long, ancien de la FANE,un groupuscule violent et ouvertementnéonazi dissous dans les années 1980.

Axel Loustau lors de son 40e anniversaire, en 2011, surune péniche, à Paris. © Thierry Vincent / Mediapart

Axel Loustau (au centre) devant ses invités, à ses 40ans, en 2011. À droite, Frédéric Chatillon. À gauche,

Minh Tran Long. © Thierry Vincent / Mediapart

Mediapart a questionné Frédéric Chatillonet Axel Loustau au sujet de ces photos,ils ont tous deux réagi par l'envoi de «mises en demeure » de leurs avocats,expliquant qu'ils engageraient « sans délaiune procédure pour diffamation » et «

violation de la vie privée », en cas depublication de notre article (lire notreboîte noire). Notre confrère de Canal Plusa reçu la même mise en demeure de lapart d'Axel Loustau. Marine Le Pen a faitsavoir le 19 novembre par son chef decabinet qu'elle « ne souhait(ait) pas réagirà (notre) article ».

Ces photos du trésorier de Jeanne sontrévélées dans un documentaire de CanalPlus consacré à la recrudescence desviolences à l’extrême droite, qui seradiffusé ce lundi soir dans l’émissionSpécial Investigation. Pendant un an etdemi, le journaliste Thierry Vincent aenquêté sur des violences ou agressionscommises par des groupuscules d’extrêmedroite à Paris, Lyon, Lille, Clermont-Ferrand (notamment sur la mort dumilitant antifasciste Clément Méric).L'une des séquences est consacrée à AxelLoustau :

Cet ami et associé de Frédéric Chatillonfait partie du cercle des anciens du GUD,qui occupe une place grandissante auprèsde la présidente du Front national. S’ils nesont pas encartés au FN, ils travaillent aveclui, via leurs sociétés. Frédéric Chatillon aété le prestataire phare de la campagneprésidentielle de Marine Le Pen en 2012.Axel Loustau et sa société VendômeSécurité ont assuré à plusieurs reprisesla sécurité des Le Pen lors de meetingset événements frontistes. Déjà prestatairede la campagne 2012 de Le Pen, MinhTran Long travaille avec la plus grandemairie FN, Fréjus. Tous trois sont aucœur du QG de la rue des Vignes, dans

le XVIe arrondissement de Paris, où sontinstallés les prestataires de confiance deMarine Le Pen, et où elle se rend parfois.

Axel Loustau, à droite de Grégoire Boucher, organisateuravec l'oreillette, lors du «Jour de colère»à Paris le 26 janvier 2014. © M.T. / Mediapart

Candidat FN aux législatives de1997, Axel Loustau, 43 ans, apparaîtrégulièrement dans des manifestationsde l'extrême droite la plus radicale, àParis : au traditionnel défilé du 9mai ; au « Jour de colère », mobilisationponctuée de slogans antisémites, enjanvier, où Mediapart l'a aperçu auxcôtés d'un organisateur ; ou encore à unemanifestation des identitaires, en octobre2010, où il était venu surveiller lanouvelle génération du GUD.

M. Loustau a aussi participéaux débordements en marge demanifestations contre le mariage pourtous, aux Invalides, à Paris, où il a étéinterpellé le 23 avril 2013. Malgré cela,il a été promu au fil des années. Il aété propulsé, en mars 2012, au posteclé de trésorier de Jeanne, le micro-parti de Marine Le Pen. En septembredernier, il est devenu, d’après Le Monde,le responsable du cercle Cardinal, unnouveau cercle du FN rassemblant despetits patrons.

D'après plusieurs documents ettémoignages d'anciens de ce cercle duGUD recueillis par Mediapart, le brastendu d'Axel Loustau n'est pas un gesteanecdotique. De fait, s'ils ne sont plusofficiellement aux manettes du grouperadical, les anciens gudards qui entourentMarine Le Pen – Frédéric Chatillon, Axel

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Loustau et Olivier Duguet (trésorier deJeanne entre 2010 et 2012, condamné enjuin 2012 dans une affaire d'escroquerieau préjudice de Pôle emploi) –, en ontgardé les traditions et le folklore.

Craignant des menaces ou des représailles,plusieurs témoins n'ont accepté de nouslivrer leurs récits qu'à condition que leuranonymat soit préservé, mais certainsd'entre eux se disent prêts à témoignerdevant la justice. Un seul a acceptéd'apparaître. Denis Le Moal, militantdu GUD entre 1986 et 1995, qui a« beaucoup côtoyé Frédéric Chatillon», a livré en janvier un témoignageinédit, publié sur Mediapart, remis autribunal de grande instance de Paris par lejournaliste Frédéric Haziza, dans le cadred'une procédure en référé engagée parChatillon pour faire censurer des passagesde son livre. Depuis, l'ancien gudard adonné à Mediapart un grand nombre dedétails, malgré les « menaces de mort» qu'il affirme avoir reçues après s'êtreexprimé.

Marine Le Pen avec Frédéric Chatillon etAxel Loustau (à droite), en novembre 2013,

à Paris. Dossier Figaro Magazine (mai 2014). © Julien Muguet / IP3 Press / MaxPPP

Il faut dire que les gudards se sont déjàmontrés menaçants. L'ancien rédacteur enchef de Minute, Bruno Larebière, a étéfrappé en public par Frédéric Chatillon,en juin 2010. Un mois plus tôt, nosconfrères du Mondeavaient raconté lesmenaces (et crachat) reçus de la partd'Axel Loustau lors du traditionnel défiléde l'extrême droite radicale. Sur Twitter,M. Loustau s'en est aussi pris à Mediapart(ici et là) et s'est amusé à poster laphoto de l'auteure de ces lignes la veilled'une manifestation que nous couvrions.Lors de son enquête pour Canal Plus,Thierry Vincent a lui aussi fait l'objetd'intimidations de l'extrême droite.

Contacté par Mediapart, seul Minh TranLong a accepté de confirmer sa présenceà l'anniversaire d'Axel Loustau. « Cettesoirée était festive, déclare-t-il, pour mapart aucune allusion et aucun doutepossible. Tout sera toujours pris dansle sens qui intéressera vos médias. »« Cela m'étonne qu'une telle photo aitpu paraître, surtout si je suis dessus »,ajoute-t-il. Sollicité, Olivier Duguet n'apas répondu à nos questions.

Des rencontres avec l'ancienWaffen-SS Léon Degrelle

Olivier Duguet et Frédéric Chatillon lors d'unrassemblement pro-Bachar al-Assad, le 30

octobre 2011, à Paris. © Capture d'écrand'un documentaire de Canal Plus.

Que disent les témoignages recueillispar Mediapart ? Ils évoquent les soiréesréunissant la fine fleur du GUD desannées 1990, autour du trio Chatillon-Loustau-Duguet, dans leur quartier deprédilection, place Léon-Deubel, dans le

XVIe arrondissement de Paris, dans un barou dans les locaux de la société d'AxelLoustau.

Leurs sujets favoris restent « les juifs, lescamps d'extermination », « Hitler, qu'ilsappellent "Tonton" »,relate un témoin. «Il n'y a pas une soirée où il n’y a pasun salut nazi. Quand ils sont entre eux,ils se lâchent complètement car ils sonten confiance. Et quand ils sont dans unrestaurant où il y a du monde, leur blagueest de faire des petits saluts, en levantjuste la main. Toutes leurs conversationstournent autour de cela. »

Certains rendez-vous restent dans lesmémoires. Comme cette soirée organiséechez un ancien du GUD, à deux pasde la place Charles-de-Gaulle, à Paris,pour commémorer la mort de Jörg Haider,leader de l’extrême droite autrichiennedécédé en 2008, connu pour ses proposantisémites. « Il y avait un portrait

d’Haider sur la cheminée avec un rubannoir, pour célébrer la perte d’un grandhomme. Ils faisaient des saluts nazis »,raconte le même témoin. Ou encore lasoirée d'anniversaire d’Olivier Duguet, en2009, à son domicile dans les Hauts-de-Seine : « Des chants nazis étaient passés.Il y avait une quinzaine de personnes,pratiquement toutes chantaient. »

Par mail ou sur Facebook – sur descomptes où ils figurent parfois souspseudonymes et dont ils changent souventles noms –, les « blagues » et allusionsau nazisme et aux juifs sont « permanentes», affirme l'un des témoins. Sur Facebook,le compte d'un certain « Alex Soulatu» – anagramme d’Axel Loustau et quiaffichait sa photo – enchaînait, avec sesamis, des références implicites à la Shoah,ironisant sur « 6 millions de Franciliensinquiétés par le gaz ». Ces publications,datées du 22 janvier 2013 et que Mediaparts'est procurées, ont depuis été supprimées,ainsi que toute la page.

L’antisémitisme n’est pas seulement aucœur de prétendues « blagues ». «Leur référence, c’est Robert Faurisson(historien révisionniste maintes foiscondamné pour avoir nié l’existence deschambres à gaz, ndlr) », affirme l'undes témoins. Au fil des années, Chatillonet certains gudards ont d’ailleurs assuréla protection des négationnistes RobertFaurisson et Roger Garaudy (exemple en1998 – voir ce documentaire à 45'45) lorsde leurs procès.

Frédéric Chatillon (au téléphone), lors duprocès de Dieudonné et Robert Faurisson,le 22 septembre 2009, à Paris. © Reflexes

Ce récit rejoint le témoignage de l'ancienmilitant du GUD Denis Le Moal,qui détaille dans une attestation detrois pages (à lire sous notre onglet

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"prolonger") la« haine maladive des juifs»de Chatillon. Selon lui, « il ne s'agitaucunement d'erreurs de jeunesse », carses « engagements de jeunesse » et ses« rapports avec les milieux néonazisfrançais ou européens ne se sont jamaisdémentis ». Frédéric Chatillon, celui quiconfectionne le matériel de propagandede Marine Le Pen et l'accompagne danscertains déplacements, connaît bien cettemouvance : il a travaillé lui-même àla principale librairie négationniste deFrance, Ogmios.

Il raconte ainsi comment,« sous(l')impulsion » de Frédéric Chatillon, «le GUD prit un tournant antisémite etnégationniste ». « Nous militions surtoutpar anticommunisme. Les juifs, avantl’arrivée de Chatillon, ce n’était pas notreproblème », explique-t-il. Cette militanceau GUD est parfaitement connue deMarine Le Pen : elle a été l'avocate demembres de cette organisation qui ontenvahi les locaux de Fun Radio, en 1994.

F. Chatillon (à droite) et Jean-Pierre Emié, dit« Johnny le boxeur » (à gauche), aux 25 ans du

GUD, à la Mutualité, à Paris. © Les Rats Maudits

Parmi les nombreux épisodes édifiantsrelatés par Denis Le Moal, le meetingdes 25 ans du GUD, à la Mutualitéà Paris, le 3 mai 1993. Organisé parFrédéric Chatillon, il « s’est transforméen réunion faisant l’apologie du nazismelors de l’intervention du délégué allemandFranck Rennicke, se concluant par unesérie de “Sieg Heil” accompagnés de“saluts nazis” », relate-t-il.

DansLes Rats maudits, un livre publié «sous la direction de Frédéric Chatillon »en 1995 et qui retrace les trente années duGUD, les auteurs expliquent, à l'occasionde ce meeting, que « le danger rougen'existe plus » et que « l'ennemi change» : « On retrouve aujourd’hui côte à côte

les marxistes, les sionistes, et les libérauxalliés contre les défenseurs de l’identiténationale. »

D'après M. Le Moal, Chatillon «organisait » à l'époque, « chaque année», « un dîner le jour de l’anniversairedu “Führer” le 20 avril, pour rendrehommage à “ce grand homme” ». Présentà l’un de ces dîners, « dans un restaurantde Montparnasse », l'ex-gudard expliqueque Chatillon était venu avec « un portraitpeint d’Adolf Hitler », et qu’il le présentaau cours du dîner « en prononçantces mots “mon Führer bien-aimé, ilest magnifique”, avant de l’embrasser». Il assure aussi que l'ancien présidentdu GUD « organisait, alors qu’il étaitétudiant, des soirées “pyjamas rayés” enallusion aux tenues de déportés juifs ».

Les activistes ultras n'hésitaient pas àrencontrer d'anciens dignitaires nazis. En1992, Frédéric Chatillon et ses camaradesrendent visite, à Madrid, à l'ancienWaffen-SS Léon Degrelle – ce fondateurdu mouvement collaborationniste Rex enBelgique, qui estimait qu'« Hitler c’étaitle génie foudroyant, le plus grand hommede notre siècle ». Dansle documentaire« Léon Degrelle ou la Führer de vivre», diffusé sur la RTBF en 2009, Chatillonraconte, filmé de dos, leurs « dîners »et « réunions » avec l'ancien Waffen-SS,qu'il a vu « régulièrement ». « Il nousdonnait l'envie de combattre, enfin demiliter pour nos idées. On revenait delà, on était galvanisés. On avait vraiment

envie de continuer dans notre engagement,nos idées, c'était vraiment des momentstrès très forts », témoigne-t-il :

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Dans ce film, on voit également AxelLoustau se faire dédicacer, en 1992, lelivre de Degrelle, en lui adressant unepoignée de main et un « mon Général, c’estun très grand honneur » :

Axel Loustau (à 21 ans) avec Léon Degrellelui dédicaçant son livre, en 1992, à Madrid. ©

Documentaire « Le#on Degrelle ou la Führer de vivre »

Frédéric Chatillon se serait également vuoffrir, par le général Tlass, « à l’occasionde son premier séjour en Syrie », « unmagnifique exemplaire de Mein Kampf enarabe », rapporte Denis Le Moal. Ce quilui aurait valu d’être « interpellé pour undébriefing par les services français à sadescente d’avion », à Paris.

C'est « après cette visite en Syrie » queles actions du GUD prenant « pour cibledes intérêts ou symboles juifs en France »auraient commencé, selon M. Le Moal.D'après lui, elles auraient été organiséespar Chatillon « du début à la fin ». Ilse souvient notamment d'une «attaque dela manifestation de la communauté juivedevant l'ambassade d'Allemagne, par unetrentaine de gudards », dont « FrédéricChatillon, Axel Loustau et Olivier Duguet», au début des années 1990.

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La proximité de FrédéricChatillon avec Soral etDieudonné

Frédéric Chatillon, Dieudonné et lenégationniste Robert Faurisson, au théâtre

de la Main d'or, en 2009. © Reflexes

Plus récemment, Frédéric Chatillonn’a pas non plus caché sagrande proximité avec les nouveaux"polémistes" antisémites Alain Soralet Dieudonné. À plusieurs reprises, auZénith et au théâtre de la Main d’Or,il a assisté au spectacle de Dieudonné,« un pote », expliquait-il à Mediaparten 2012. Dans les années 2000, l'ancienleader du GUD est à la confluence durapprochement des deux hommes avec leFront national.

Il était notamment présent, ainsi que Jean-Marie Le Pen, au Zénith en décembre2008, lorsque l'humoriste a remis àFaurisson sur scène un prix de «l’infréquentabilité et de l’insolence »,apporté par une personne habillée endéporté juif. Ce proche de Marine Le Pens'amuse depuis à s'afficher sur les réseauxsociaux faisant des "quenelles", ce geste

popularisé par Dieudonné, et considéré parcertains comme un « salut nazi à l'envers» :

F. Chatillon s'affichant sur les réseauxsociaux faisant une quenelle en juillet et août

2013 (avec le boxeur Jérôme Le Banner).

Chatillon escorte Alain Soral lorsqu'il estexpulsé d’une dédicace mouvementée àSciences-Po, en 2006 (voir la vidéo à 7’).En 2009, c'est Axel Loustau qui assurela protection de Dieudonné, lors d’unemanifestation de soutien à Gaza, commeon le voit sur ces images.

Alain Soral et Frédéric Chatillon à la fin des années2000. Photo postée sur le Facebook d'Alain Soral.

Soutien du régime syrien, l'ex-président duGUD s’est rendu en Syrie et au Liban avecDieudonné et Soral en août 2006 (voirles photos de REFLEXes). Encoreaujourd'hui, le tandem Chatillon-Loustausoutient implicitement Soral en relayantsur Internet les attaques visant AymericChauprade, le conseiller international deMarine Le Pen, en conflit ouvert avec lepolémiste.

Leur ami Minh Tran Long précise lui qu'iln'a « pas pris part à ces élucubrations »évoquées par Mediapart. « S'ils (FrédéricChatillon et Axel Loustau, ndlr) sontmis en cause, cela les regarde, maisje ne supporterai pas les amalgamesà deux balles. » Ancien de la FANE,organisation néonazie, Minh Tran Long «

ne regrette rien »de son militantisme, maisle considère comme « passé » et « derrière(lui) ».

Ces photos montrant Axel Loustau en trainde faire un salut fasciste relancent en toutcas la question de l’antisémitisme au Frontnational. Marine Le Pen, arrivée en 2011à la tête du parti, a plusieurs fois prisses distances avec les propos polémiquesde son père. Jean-Marie Le Pen s’estillustré par ses propos antisémites (surles chambres à gaz qualifiées, encoreen 2009, de « détail de l’histoire dela Seconde Guerre mondiale », surun ministre surnommé en 1987 « M.Durafour-Crématoire » ou, en juin, sur la« fournée » et Patrick Bruel).

En 2008, devant le tollé, Marine Le Penexplique qu’elle « ne partage pas surces événements la même vision que (s)onpère ». L'année suivante, elle indiquequ’elle « ne pense pas » que les chambresà gaz « soient un détail de l'Histoire». En 2011, après son intronisation, elledéclare au Point : « Tout le monde saitce qui s'est passé dans les camps et dansquelles conditions. Ce qui s'y est passé estle summum de la barbarie. »

Frédéric Chatillon accompagnant Marine Le Pen lorsde sa visite en Italie, en octobre 2011. © Capture

d'écran d'un documentaire de Canal Plus.

Néanmoins, Marine Le Pen n’a jamaisretiré à son père son titre de présidentd’honneur du Front national, ni condamnésur le fond ses propos antisémites.Lorsque, en septembre 2013, un futurcandidat frontiste aux municipales dans leNord poste sur Facebook des publicationsantisémites, la patronne du FN ne lesuspend qu’après qu’un député UMP amédiatisé l'affaire.

Surtout, Marine Le Pen continue de fairetravailler et de confier les finances deson micro-parti à ce noyau d’anciens

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du GUD mené par Frédéric Chatillon.Dès 2007, lorsqu’elle dirige la campagneprésidentielle de son père, elle s’«appuy(e) sur des personnes de l’extérieuret non sur les cadres maison », rapporteValérie Igounet, spécialiste de l'extrêmedroite et du négationnisme, dans satrès documentée Histoire du Frontnational (Seuil, 2014). L'historienne cite «l’avocat Philippe Péninque, "figure dela droite extrême" et ami de Marine LePen », « Frédéric Chatillon, Alain Soral» qui seront « les vrais instigateurs dela campagne "à contre flots" (titre queMarine Le Pen a donné à son livre en 2006,ndlr) ».

[[lire_aussi]]

« Depuis son accession à la présidence,et bien qu’elle s’en défende, MarineLe Pen préserve des contacts avecl’extrême droite traditionnelle, conclut lachercheuse dans son livre, en évoquant« son ami Frédéric Chatillon », qui «reste en relation avec des néofascistes etla mouvance négationniste de DieudonnéM’Bala M’Bala ».

Louis Aliot, numéro deux du FN,avait expliqué dans un entretien avecl'historienne que « la dédiabolisation (duFN, ndlr) ne porte que sur l’antisémitisme» car « c’est l’antisémitisme qui empêcheles gens de voter pour nous ». En 2013, ladirection du FN a de nouveau demandé àses candidats de « respect(er) la lignepolitique du parti »et de ne« pas selaisser aller à des délires personnels ouidéologiques ».

Et pourtant. Une étude de la Fondationpour l'innovation politique (FondaPol),proche de l'UMP, publiée le 14novembre, démontre que l'antisémitismereste fort au Front national. Ce queconfirme L'Express, qui a exhumé le18 novembre des publications antisémitesde responsables et ex-candidats frontistes,dont des propos sur les juifs tenus en 2013sur Facebook par le conseiller économiquede Marine Le Pen, Bruno Lemaire. « Iln'est pas contraire à la réalité de penserque le lien des juifs aux puissancesfinancières est une vérité historique – etencore actuelle – mais que la persécution

qu'ils ont subie au XXe siècle est làencore une vérité historique », avait-ilnotamment écrit. Le conseiller a dénoncéun « mauvais procès », tout en justifiant : «C'est peut-être maladroit, mais je penseque c'est important de dire les choses tellesqu'elles sont. »

Boite noire« Violences d'extrême droite : leretour », une enquête de ThierryVincent, journaliste indépendant etancien rédacteur en chef adjointde Spécial Investigation. Diffusion le 24novembre à 22 h 50 sur Canal Plus,dans Spécial Investigation. ProductionAntipode, 52 min.

Sollicitée le 18 novembre parl'intermédiaire de son chef de cabinetPhilippe Martel, Marine Le Pen a faitsavoir qu'elle « ne souhait(ait) pas réagirà (notre) article ». Sollicité sur sonportable et par mail, Olivier Duguet n'a pasrépondu. De leur côté, Frédéric Chatillonet Axel Loustau, à qui nous avons transmisune liste de questions détaillées, ontrépondu par l'envoi de deux « mises endemeure » de leurs avocats, que nouspublions :

« Madame,Je vous écris en qualité de conseil deMonsieur Frédéric CHATILLON qui vientde me transmettre le courriel que vous luiavez adressé le 18 novembre 2014 à 22heures 24.Les allégations évoquées dans le courrielsusvisé étant de nature purementdiffamatoires et portant gravementatteintes à l'honneur ainsi qu'à laréputation de mon client, ce dernierme charge de vous indiquer que sipar extraordinaire vous publiez l'articleenvisagé, il engagera sans délai uneprocédure pour diffamation tant à votreencontre qu'à l'encontre du directeur deMEDIAPART sur le fondement de l'article42 de la loi du 29 juillet 1881 puis sinécessaire à l'encontre de CANAL PLUS.Je reste donc dans l'attente de vous lire àcet égard étant précisé que conformémentà mes règles déontologiques, vous pouvez

remettre une copie du présent courriel àvotre conseil habituel afin qu'il prenneattache avec mon cabinet.Je vous prie de croire, Madame, enl'assurance de ma parfaite considération.DGNP AARPIAvocats au Barreau de ParisMaître Philippe de LA GATINAIS »

« Madame,Il a été porté à la connaissance demon client, Monsieur Axel LOUSTAU, unprojet d’article dans lequel il serait cité etcertaines photographies relatives à sa vieprivée diffusées.Les allégations évoquées dans cetarticle sont contestées par mon clientet manifestement diffamatoires. Ellesconstituent en outre une atteinte à la vieprivée.Ce dernier me charge de vous indiquer quesi par extraordinaire vous publiez l'articleenvisagé je saisirai immédiatement lesjuridictions compétentes pour diffamationet violation de la vie privée.Je reste donc dans l'attente devous lire et vous remercie dem’indiquer conformément à mes règlesdéontologiques les coordonnées de votreavocat afin qu'il prenne attache avec moncabinet.Je vous prie de croire, Madame, enl'assurance de mes sentiments distingués.Frédéric Pichon »

Le Front national décrocheles millions russesPAR MARINE TURCHI

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LE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Au Parlement européen, le 2 juillet 2013. © Reuters

La présidente du FN a obtenu, enseptembre, un prêt de 9 millions d’eurosde la First Czech Russian Bank. 2 millionsd’euros ont déjà été versés. À l’approchedu congrès du FN, ce financement, obtenuaprès un intense lobbying des dirigeantsfrontistes à Moscou, pose la question del’origine des fonds.

Le Front national, nouveau « parti del’étranger » ? La question risque de hanterle congrès du parti d’extrême droite, quis’ouvre samedi prochain, au centre descongrès de Lyon. Selon les informationsobtenues par Mediapart, la présidente duFN a décroché, en septembre, un prêtde 9 millions d’euros de la First CzechRussian Bank (FCRB), une banque fondéeen République tchèque aujourd’hui baséeà Moscou.

Les fonds ayant déjà été partiellementversés au parti, à hauteur de 2 millionsd’euros, la nouvelle du déblocage del’argent russe a fini par sortir du premiercercle des conseillers de Marine Le Pen.« Le prêt est arrivé », a confirmé àMediapart un membre du bureau politique.Un proche conseiller de la présidente duFN confirme lui aussi à Mediapart lasignature de ce prêt, d’un taux d’intérêtfixé a 6%, qui offre au parti un droit detirage « selon les besoins de financement». C'est le député européen Jean-LucSchaffhauser, ancien consultant de chezDassault, qui a servi de "go-between" enRussie pour acter le principe de ce prêt.

Le déblocage de ce prêt au Frontnational par une banque russe survient àun moment critique des relations entrel'Union européenne et la Russie, misesà mal par la crise ukrainienne. Cinqbanques publiques russes (Sberbank, VTBBank, Gazprombank, Vnesheconombanket Rosselhozbank) sont visées par lessanctions, et 119 personnes, parmilesquelles des oligarques et des banquiers,sont interdites d'entrée sur le territoirede l'UE. L'un des contacts du FN, ledéputé Alexander Mikhailovich Babakov,est d'ailleurs visé par cette mesure.

Si l’on en croit Marine Le Pen, c’està contrecœur que le Front national s’esttourné vers les banques étrangères. « Notreparti a demandé des prêts à toutes lesbanques françaises, mais aucune n’aaccepté, a-t-elle expliqué, le 23 octobre, àL’Obs. Nous avons donc sollicité plusieursétablissements à l’étranger, aux États-Unis, en Espagne et, oui, en Russie. »La présidente du FN expliquait attendreencore « des réponses », et ne pas savoirquelles banques avaient été sollicitées :« C’est le trésorier qui s’occupe deça », signalait-elle. « L’idée est, bien sûr,de rembourser ces prêts », croyait-ellenécessaire de préciser à l’hebdomadaire.

« On a pris des contacts avec beaucoupde banques françaises et européennes,

a expliqué Me Wallerand de Saint-Just,trésorier du Front national à Mediapart,fin octobre. C’est niet en France. Ils neprêteront pas un centime après le rejet descomptes de Nicolas Sarkozy. Nous, on aélargi le cercle. Ce genre de négociations,plus c’est discret mieux c’est. On a pris descontacts avec les plus grosses banques.On a envoyé des lettres, c’est tout. Laplupart du temps, on n’a pas de réponse. »

Le trésorier ne confirmait pas encore lasignature de l’emprunt russe, intervenueen septembre.

Marine Le Pen, Louis Aliot et Thierry Légierreçus par Sergueï Narychkine, un proche

de Vladimir Poutine, le 19 juin 2013. © dr

Sollicitée par l'intermédiaire de sonchef de cabinet et du directeur decommunication du Front national, MarineLe Pen n'a pas donné suite. « Commed'habitude, je ne réponds pas à Mediapart.Marine Le Pen ne vous répondra pas »,a indiqué Philippe Martel, son chef decabinet. « Merci mais je n'ai pas l'intentionde vous répondre », a également faitsavoir à Mediapart Wallerand de Saint-Just. Finalement joint samedi après-midi,après la publication de cet article, Jean-Luc Schaffhauser a confirmé son rôlecentral dans l'obtention de ce prêt. « Nousavons fait notre travail, il n’y a riende répréhensible », a-t-il admis, tout endéplorant l’exposition médiatique de ses «amitiés et réseaux ».

« Les banques sont très frileuses pourprêter aux partis politiques, quels qu’ilssoient, confie un membre du bureaupolitique du parti. Ce n’est pas un boycottdu Front national, c’est une craintegénéralisée. À partir du moment où cen’est pas un don, ni une subvention, ce quiserait interdit venant d’un État étranger,cela ne me choque pas. »

« Pourquoi ce ne serait pas une bonnenouvelle d’avoir trouvé une banque quiprête ? », a réagi le russophile ChristianBouchet, secrétaire départemental adjointdu FN en Loire-Atlantique et anciennationaliste révolutionnaire. C’est paspire que d’aller emprunter à Kadhafi.Pourquoi pas une banque russe ? Cequi intéresse les militants de base et les

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cadres moyens, c’est que Paris nous versenotre part tous les ans. L’argent n’a pasd’odeur, c’est surtout ça. »

L’obtention de ce prêt est le résultatd’un rapprochement politique engagé parMarine Le Pen dès son arrivée à la têtedu Front national en 2011, lorsqu’elledit « admirer » Vladimir Poutine. Unlobbying intense a été mis en œuvre endirection de Moscou parallèlement auxvisites de la présidente du FN sur place.Marion Maréchal-Le Pen s’y rend endécembre 2012, Bruno Gollnisch, en mai2013. Après une visite en Crimée, MarineLe Pen y va en juin 2013 avec Louis Aliot.Elle est reçue par le président de la Douma,Sergueï Narychkine, un ancien généralqui a connu Poutine au KGB et au FSB(sécurité de l'État). Elle rencontre aussiAlexeï Pouchkov, qui dirige le comité desaffaires étrangères de la Douma, et le vice-premier ministre Dmitri Rogozine.

Marine Le Pen reçue par Dmitri Rogozine,vice-premier ministre russe, le 21 juin2013. © Twitter / Ludovic de Danne

Marine Le Pen se fait alors l’apôtrede « l’approfondissement des liens entrela France et la Russie ». « Je penseque nous avons des intérêts stratégiquescommuns, je pense que nous avons aussides valeurs communes, que nous sommesdes pays européens, affirme-t-elle. J’ai lesentiment que l’Union européenne mèneune guerre froide à la Russie. La Russieest présentée sous des traits diabolisés (…)une sorte de dictature, un pays totalementfermé : cela n’est pas objectivement laréalité. Je me sens plus en phase avecce modèle de patriotisme économiquequ’avec le modèle de l’Union européenne.» Une vraie déclaration d’allégeancepolitique. L’un des conseillers officieux et

prestataires de service de Marine Le Pen,Frédéric Chatillon, est présent à Moscouau même moment.

En avril 2014, la présidente du Frontnational retourne à Moscou, cette fois-ci en visite privée, pour y revoir SergueïNarychkine. Son engagement pro-russes'illustre à chaque visite. Les Russes, deleur côté, courtisent depuis plusieursannées l'extrême droite française, etréservent un bon accueil à MarineLe Pen. « Vous êtes bien connue enRussie et vous êtes une personnalitépolitique respectée », lui avait lancéSergueï Narychkine lors de sa visite en2013, selon Le Figaro.

Comme l’a signalé L’Obs, elle rencontrefréquemment en privé l’ambassadeurde Russie en France Alexandre Orlov.Ses entrées en Russie sont favoriséespar les relations sur place d’AymericChauprade, son éminence grise durantquatre ans, devenu officiellement sonconseiller international à l'automne 2013,et le moteur de l’alliance pro-russe.

Aymeric Chauprade lors de la présentation desa candidature par Marine Le Pen, le 24 avril.

Chauprade avait lancé un appel devantla Douma, en juin 2013, visant à résisterà « l’extension mondiale des droits desminorités sexuelles ». Il est invité àplusieurs reprises à Moscou jusqu’enseptembre dernier, après avoir été, en

mars 2014, l’un des « observateurs » duréférendum organisé par les séparatistes enCrimée.

Aymeric Chauprade et Konstantin Malofeev lors duWorld Congress of Families, le 10 septembre 2014,à Moscou. © Blog du chercheur Anton Shekhovtsov

Consultant international à Vienne, au seindu cabinet Lee & Young GMBH, éludéputé européen en juin, Chauprade est enrelation avec un oligarque clé du régime,proche de Poutine, Konstantin Malofeev,qui est à la tête du fonds d’investissementMarshall Capital, et de la fondationSaint-Basile-le-Grand, la plus importanteorganisation caritative orthodoxe russe.Le 31 mai 2014, les deux hommes sesont rencontrés à Vienne lors d’unecélébration des « 200 ans de la Saintealliance », réunissant près d’une centained’invités à huis clos, puis le 12 septembre,lors de la visite d’une délégation dedéputés français, à l’hôtel Président àMoscou.

« Je ne crois pas que l'on touchede l’argent du Kremlin »Mais c’est un troisième homme qui apermis au Front national d’obtenir unfinancement bancaire en Russie : Jean-Luc Schaffhauser, ancien consultant dechez Dassault, propulsé l’hiver derniertête de liste aux municipales à Strasbourg

puis, au printemps, 3e sur la liste Île-de-France aux européennes. Schaffhauseraurait présenté Marine Le Pen à unpuissant député nationaliste, AlexanderMikhailovich Babakov – conseiller duprésident Poutine en charge de lacoopération avec les organisations russesà l’étranger – lors d’un voyage restéconfidentiel en Russie, en février. Lorsde ce déplacement, la présidente duFront national aurait rencontré Vladimir

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Poutine, et enclenché la recherche d’unorganisme susceptible de faire un prêt auFront national.

Élu à la Douma, Alexander MikhailovichBabakov, ancien chef du parti nationalisteRodina, responsable de la commission encharge du développement du complexemilitaro-industriel de la Fédération deRussie, a fait son apparition sur la listedes personnes visées par les sanctionsde l’Union européenne consécutives àl’intervention russe en Ukraine.

Jean-Luc Schaffhauser, eurodéputé élu le 25 mai sur laliste d'Aymeric Chauprade. © eurojournaliste.eu

Aujourd’hui député européen, M.Schaffhauser a précisé dans sa déclarationd’intérêts avoir été consultant spécialisédans « l’implantation de sociétés àl’étranger et dans la recherche definancement pour sociétés ». Cet anciencentriste, qui n'est pas membre du Frontnational, est très actif sur la question del'Ukraine, au parlement européen commedans certains médias pro-russes. Il s'estd'ailleurs rendu en Ukraine comme «observateur » des élections séparatistesen novembre et en Crimée en mars lors du« référendum ».

Homme d'affaires et intermédiaire avantd'être député, Schaffhauser s'est vantéauprès de certains dirigeants frontistesd'avoir apporté l'emprunt russe à MarineLe Pen. Il fallait certainement debonnes connexions pour dénicher cepetit établissement. Créée en Républiquetchèque, en 1996, la First Czech RussianBank (FCRB) a été progressivementreprise par le géant russe Stroytransgaz– leader dans la construction degazoducs –, avant de basculer entre les

mains de Roman Yakubovich Popov, unancien chef du département financier deStroytransgaz.

Roman Yakubovich Popov le 8 septembre 2011, à unesoirée où était présent Dmitri Medvedev. © clubdsr.ru

Aujourd’hui « banquier indépendant »basé à Moscou, Popov a créé au seinde la First Czech Russian Bank (FCRB)plusieurs filiales, notamment la EuropeanRussian Bank destinée à s’ouvrir aux payseuropéens, notamment l’Italie. Alors que

son établissement a été classé 42e banquerusse, Roman Yakubovich Popov apparaîtbien placé dans l’establishment moscovite.Il a co-présidé l’anniversaire des 50 ansdu vol spatial de Youri Gagarine aux côtésdu premier ministre de la Fédération deRussie Dmitri Medvedev.

Le recours à cette banque, de dimensionmodeste et peu connue, plutôt qu'àun établissement de premier plan, posequestion sur le dispositif de financementtrouvé par le Front national, et l'origine desfonds mis à disposition du parti français.D'autant que cette banque est de facto entreles mains d'un ancien cadre bancaire del'État.

Le Kremlin a en tout cas toutes les raisonsd'encourager en France une force politiquequi lui est aussi favorable, et d'autantplus si Le Pen fait figure d'alternative àdroite. « La Russie a tout intérêt à avoirune partie du monde politique en Francequi ne lui soit pas hostile. Cela ne mesemble pas idiot. On est quand mêmepas tous obligés de trouver que les États-Unis sont le summum de la civilisationmondiale », estime le russophile ChristianBouchet. « Il y a parmi les vecteursd’opinion de la Russie le Front national etcertains députés UMP, c'est un fait acquis.

Maintenant je ne crois pas que l'on touchede l’argent du Kremlin », explique undirigeant du FN.

La First Czech Russian Bank(FCRB). © Google Street View

« Légalement, rien n’interdit à un partipolitique de contracter un emprunt auprèsd’une banque française ou étrangère,à la condition bien sûr que le prêtne dissimule pas un don de personnemorale ou un blanchiment d’argent »,

remarque Me Jean-Christophe Ménard,avocat spécialisé en droit du financementpolitique, ancien rapporteur auprès dela commission nationale des comptes decampagne (CNCCFP).

Dans les années 1990, les dirigeants duParti républicain (PR) avaient eu recours àun prêt fictif souscrit auprès d'une banqueitalienne, le Fondo. Alors dirigeants dece parti, l’ancien ministre de la défenseFrançois Léotard et Renaud Donnedieude Vabres ont été condamnés pour «blanchiment » dans cette affaire, en février2004.

« L’origine des fonds prêtés auparti est évidemment cruciale, poursuitl'avocat. Dans le cas présent, il faudraits'intéresser aux conditions de l'emprunt oubien encore à l'éventuelle participation del'État russe au capital de la banque. Leproblème est que la CNCCFP ne disposepas des compétences lui permettant decontrôler la légalité de ce type demontages financiers, parfois complexes. »

« Un parti a tout à fait le droit decontracter un prêt auprès d’une banqueà l’étranger, explique-t-on à la CNCCFP.Cela apparaît forcément dans les comptesdu parti, mais nous n’avons qu’unmontant global des emprunts, seuls lescommissaires aux comptes ont les détails

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en mains et effectuent ce contrôle. Nousexerçons un contrôle sur les dons, pas surles prêts. »

En revanche, les juges d’instructionRenaud Van Ruymbeke et Aude Buresisont aujourd’hui saisis de soupçonsd’irrégularités sur les financementsdu Front national – à travers le micro-partide Marine Le Pen –, une enquête élargieen septembre à des faits de « blanchimenten bande organisée » liés aux contrats deprêts accordés à des candidats frontistes. Ilne serait pas absurde qu’ils s'intéressent àterme au financement accordé au FN parla First Czech Russian Bank.

Boite noireMises à jour:

Cet article a été actualisé samedi 22novembre à 16h10, avec la confirmationde la signature du prêt par un procheconseiller de Marine Le Pen, puis à 17h50avec la réaction de Jean-Luc Schaffhauser.

Aux Etats-Unis, Fergusons’enflamme et le débat surla police raciste reprendPAR IRIS DEROEUXLE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

A Ferguson cette nuit © Reuters

La décision a été rendue cette nuit : lepolicier, blanc, qui a tué le jeune Afro-Américain Mike Brown en août dernier,à Ferguson dans le Missouri, ne serapoursuivi. Des manifestations ont aussitôtéclaté à Ferguson mais aussi à travers lepays.

De notre correspondante aux Etats-Unis.La décision était attendue depuisplus de trois mois et elle a enfin étérendue la nuit dernière : l’officier DarrenWilson, qui a abattu le jeune Afro-

Américain Mike Brown en août dernierà Ferguson, dans le Missouri, n’aura pasà répondre de ses actes devant la justice.Le jury, qui était réuni depuis le 20 aoûtafin de décider si celui-ci devait êtrepoursuivi, a estimé « qu'il n'y avait pas deraison suffisante d'intenter des poursuitescontre l'officier Wilson », selon lestermes du procureur, Robert McCulloch.Les douze jurés, neuf Blancs et troisNoirs, ont basé leur décision sur unesérie de témoignages contradictoires et dedocuments tels que les rapports médicaux,le rapport d’autopsie pratiqué sur MichaelBrown, ou encore l’examen des photosdes blessures infligées à l’officier. Desphotos peuvent être consultées ici. Latranscription de la décision des jurés estici.

Cette décision a immédiatement déclenchéde violentes manifestations dans cettepetite ville de banlieue de Saint Louis,dans le Missouri, ainsi que des marchesdans plusieurs villes du pays, àWashington, New York, Los Angeles,Chicago ou Seattle. Sur les pancartesbrandies par les manifestants, on a pu liredes messages comme : « Justice pour MikeBrown », « Cessez de tuer nos enfants »,« Stoppez la terreur policière » ou encore« La vie des Noirs compte ».

Si l’affaire Ferguson a pris aujourd’huiune telle ampleur, c’est qu’elle est devenueun sujet d’attention nationale dès aoûtdernier, en relançant le débat sur lesbrutalités policières, un système judiciairejugé discriminant à l’égard des Afro-Américains et plus généralement sur leracisme (nous l’expliquions ici). Car ledéroulé de cette affaire est considéré parbeaucoup comme tristement classique : unjeune homme noir non armé abattu parun policier blanc dans des circonstances

floues, suivi d’une réaction lente et jugéeinsuffisante de la part des autorités, puisd’une libération du policier.

Une série de tweets dans la nuit de DerayMckesson (@deray) présent sur placeet membre du site noindictment.org

L’affaire de Ferguson a précisémentcommencé le 9 août 2014, lorsque MikeBrown a été tué par arme à feu dans descirconstances sur lesquelles deux versionscontradictoires n’ont cessé de s’affronter.Le jeune homme et l'un de ses amisse dirigeaient à pied vers leur domicilequand ils ont croisé la route d’un policier,peu de temps après le signalement d’unlarcin dans une épicerie du quartier. Ils'est alors produit une altercation qui adégénéré. La police dit que l’officier aété attaqué, que Michael Brown a tentéde lui prendre son arme et que l'officiers’est donc légitimement défendu ; tandisque l’un des témoins de la scène affirmeque le jeune homme n’était pas armé, qu’ila couru pour s’éloigner de la voiture depolice, et qu’il levait les bras, mains enl’air, quand l’officier a tiré plus de dixfois. Le policier a ensuite quitté les lieuxet le corps du jeune homme est resté au

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milieu de la chaussée pendant plusieursheures, nourrissant la colère des habitants,ne tardant pas à exploser.

Après le verdict à Ferguson © Reuters

Dix jours de manifestations et d’émeutess’en sont suivis. Et les tensions ne sontjamais vraiment retombées, alimentéesjusqu’à la veille de ce verdict par lesdécisions et méthodes de communicationhasardeuses des autorités locales. Ellesont choisi de ne pas révéler le nom del’officier, refusant de publier le rapportd’autopsie, de dire combien de ballesavaient été tirées sur Mike Brown, puisont fait appel à plusieurs reprises à lagarde nationale, à des renforts équipésde matériel militaire lourd pour disperserles manifestants… Pendant ce temps, desleaders religieux tel que le New-YorkaisAl Sharpton, des associations nationalesde lutte pour les droits civiques telleque le NAACP, ainsi qu’une myriaded’associations locales, se sont saisisdu problème, lui donnant une visibiliténationale, et entamant un débat sur lesréformes à mener, à la fois localement etnationalement (nous avons parlé de cemilitantisme ici).

C’est sur ce travail de réflexion qu’ainsisté Barack Obama, prenant brièvementla parole immédiatement après le verdictlundi soir. Le président a d’abord appeléà manifester dans le calme et il a reprisles mots du père de Mike Brown, déclarantque « la solution n’était pas de s’enprendre aux autres ou de détruire desbiens matériels ».

Il a aussi jugé lesdébordements « inévitables », glissé avecune pointe de cynisme qu’ils feraient de« bonnes images pour la télévision ».Puis il a estimé que le pays, touten ayant « beaucoup progressé » surles problèmes raciaux, avait encore du

chemin à parcourir, qu’il fallait améliorerles relations « entre la police et lescommunautés de couleur ». Et il a appelé,sans donner de détails, à agir de manière« constructive ».

Ce discours, il l’a déjà tenu à denombreuses reprises, notamment finaoût lorsqu’il a pris la parole pourcommenter les premières émeutes àFerguson, ou encore après l’acquittementde Georges Zimmerman dans l’affaireTrayvon Martin. Au point de ne plusvraiment être entendu, puisque des affairesde ce type continuent de se produirerégulièrement, en faisant l’objet de plusou moins d’attention médiatique, et sansque des réformes d’ampleur ne soiententamées.

Ne serait-ce qu’au cours des derniersjours, deux autres faits divers sont venusnourrir ce débat. Il y a eu la mort d’AkaiGurley, 28 ans, non armé, abattu dans unhall d’immeuble à Brooklyn par un jeuneofficier (lire ici). Une affaire dans laquellele département de la police new-yorkaise aconcédé avoir commis une erreur, mais quicontinue de mobiliser à New York. Puisle jeune Tamor Rice, 12 ans, a été abattusur une aire de jeux de Cleveland, dansl’Ohio, par un policier craignant que sonfaux pistolet, attaché à sa ceinture, ne soitune arme létale (ici).

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Quelques statistiques, quoiqueinsuffisantes, permettent encore de mieuxcerner le problème. Ce sont parexemple celles du Center for DiseaseControl qui compile des données parÉtat. Nationalement, le Centre arrive àla conclusion que les Noirs ont troisfois plus de chances d’être tués par lesforces de l’ordre que les Blancs. (Ici, unecompilation de statistiques sur le sujet.)

Face à cette réalité, et face à la méfiancede la communauté afro-américaine enversles forces de police, de nombreuses pistesde réformes existent bien sûr, tant auniveau local que national. Il s’agit parexemple d’instaurer des mécanismes desurveillance et de responsabilisation de la

police plus efficaces (un article d'opinionici dans le New York Times, intitulé «Comment la cour suprême protège lesmauvais policiers »), de revoir les règlesdu port d’armes (comme l’explorait cetarticle fouillé du site Think Progressen août, comparant l’Angleterre et lesÉtats-Unis), de réintroduire une police deproximité. Une loi a encore été proposée,surnommée « loi Mike Brown », quiobligerait tous les officiers du pays àêtre munis d’une caméra, fournissantdes preuves par l’image bien moinsdiscutables que des témoignages.

La déchéance de nationalitéva repasser devant leConseil constitutionnelPAR LOUISE FESSARDLE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Déchu de sa nationalité le 28 mai2014 par le ministre de l'intérieur suiteà sa condamnation pour terrorisme,Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi estime ceretrait contraire au principe d’égalitéconsacré par la Constitution. Le Conseild’État a récemment transmis sa questionprioritaire de constitutionnalité au Conseilconstitutionnel.

À l’heure où l’UMP et le FNdemandent une extension des cas dedéchéance de nationalité, le Conseilconstitutionnel va devoir se prononcersur la constitutionnalité de la loi du 22juillet 1996 qui a créé cette mesure pourles auteurs d’actes terroristes. Le Conseild’État lui a en effet transmis le 31octobre 2014 une question prioritaire deconstitutionnalité (QPC) soulevée par undétenu récemment déchu de sa nationalitéfrançaise après avoir été condamné pour« association de malfaiteurs en relationavec une entreprise terroriste». Ce dernierestime que ce retrait de la nationalité estcontraire au principe d’égalité consacrépar la Constitution française.

Présenté lors de son interpellation comme«un des cerveaux d’Al-Qaïda au Maroc»,Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi a étécondamné le 22 mars 2013 par le tribunal

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correctionnel de Paris à sept ans de prisonferme et à cinq ans de privation de sesdroits civils, civiques et familiaux. « Illui est reproché d’avoir participé à desrecrutements pour Al-Qaïda au Maroc,ainsi que des voyages en Afghanistan,mais aucun fait sur le sol français »,

affirme son avocat, Me Nurettin Meseci.Son client exécute aujourd’hui sa peine aucentre pénitentiaire du Plessis Picard, dansle Val-de-Marne.Marocain, Ahmed Sahnouni el-Yaacoubiavait, selon son avocat, obtenu lanationalité française le 26 février 2003. Le28 mai 2014, suite à sa condamnation, leministre de l’intérieur Bernard Cazeneuvel’en a déchu par décret, après avis duConseil d’État, comme le permet la loi encas de condamnation pour acte terroriste.Le ministre de l’intérieur avait d’ailleursfait allusion à son cas lors des débats àl’Assemblée nationale sur le projet de loiantiterroriste, le 15 septembre. « J’ai pris,en mai dernier, des mesures pour qu’uneprocédure de déchéance soit engagée pouractes de terrorisme », avait-il dit sans plusde précision.L’article 25 du Code civil prévoit quatremotifs de déchéance de nationalité :– une condamnation pour un « crime oudélit constituant une atteinte aux intérêtsfondamentaux de la nation » ou pour« terrorisme » ;– une condamnation pour un « crime oudélit prévu au chapitre 2 du titre III dulivre IV du Code pénal » (espionnage,haute trahison militaire, etc.) ;– s’être soustrait « aux obligationsrésultant pour lui du Code du servicenational » ;– s'être « livré au profit d'un État étrangerà des actes incompatibles avec la qualitéde Français et préjudiciables aux intérêtsde la France ».En 1998, le gouvernement Jospin avaitabrogé un cinquième motif qui visait,depuis 1945, les personnes condamnéespour crime « à une peine d'au moins cinqannées d'emprisonnement ».Trois conditions sont nécessaires. Lapersonne ne doit pas être née française,mais avoir été naturalisée. Elle doitposséder une autre nationalité, la

Déclaration universelle des droits del'homme interdisant de créer des apatrides.Enfin, les faits reprochés doivents’être produits avant l'acquisition de lanationalité française ou moins de dix ansaprès. Et la déchéance « ne peut êtreprononcée que dans le délai de dix ans àcompter de la perpétration desdits faits ».Concernant les actes de terrorisme, cesdeux délais ont été portés à quinze anspar la droite en 2006. C’est-à-dire qu’unepersonne, naturalisée en 2000, qui commetun acte terroriste en 2014, peut se voirenlever sa nationalité jusqu’en 2029.

« En réalité, la déchéance est une triplepeine, car Ahmed Sahnouni el-Yaacoubiest attendu de pied ferme au Maroc, quidemandera son extradition et où il encourtvingt ans d’emprisonnement pour lesmêmes faits pour lesquels il a déjà été jugé

en France », redoute Me Nurettin Meseci.C'est en effet le Maroc qui avait signalé lesfaits aux autorités françaises, entraînant en2010 l'arrestation de Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi par l'ex-Direction centrale desrenseignements intérieurs (DCRI).

Le détenu a déposé sa QPC à l’occasiond’un recours contre sa déchéance denationalité devant le Conseil d’État.Il souligne que celle-ci porte atteinteau principe d’égalité consacré par laConstitution dans son premier article.Cet article définit la France commeune « République indivisible, laïque,démocratique et sociale », qui « assurel'égalité devant la loi de tous les citoyenssans distinction d'origine, de race ou dereligion ».

Le 31 octobre, le Conseil d’État a estiméque cette QPC était suffisamment sérieuseet nouvelle pour être transmise au Conseilconstitutionnel, même si ce dernier s'étaitdéjà penché sur l'article 25 du Codecivil au moment de l'adoption de laloi. Le 16 juillet 1996, saisi par desdéputés et sénateurs socialistes, le Conseilconstitutionnel avait en effet examinéla perte de nationalité pour faits deterrorisme.

Dans cette décision, quelque peucontradictoire, le Conseil constitutionnelavait commencé par rappeler qu’« au

regard du droit de la nationalité, lespersonnes ayant acquis la nationalitéfrançaise et celles auxquelles lanationalité française a été attribuée à leurnaissance sont dans la même situation ».Pour aussitôt justifier une différence detraitement entre Français de naissance etFrançais naturalisés, « eu égard à lagravité toute particulière que revêtent parnature les actes de terrorisme ». Il fautrappeler le contexte de cette décision, unan après la vague d’attentats qui frappa laFrance en 1995.

Mais le Conseil constitutionnel n’avait pasécrit noir sur blanc dans ses conclusions(le « dispositif » en termes juridiques)que cette mesure était conforme àla Constitution. Et depuis, les délaispermettant de retirer la nationalité encas d’acte terroriste ont été allongés àquinze ans. Pour ces raisons, le Conseild’État a décidé, le 31 octobre 2014,que le Conseil constitutionnel pouvait ànouveau se pencher sur l’article 25 duCode civil. « Depuis le premier examen en1996, il y a aussi eu l’entrée en vigueurde la charte des droits fondamentauxde l’Union européenne qui interdit toutediscrimination fondée sur la nationalité »,

précise Me Nurettin Meseci.

Il note également que le champdes infractions terroristes s’estconsidérablement élargi : création en2003 du délit de non-justification deressources d’une personne en relationshabituelles avec une ou plusieursterroristes ou encore, le 13 novembre2014, du délit d’entreprise individuelleterroriste. « Aujourd’hui, si vous êtesincapable de justifier de vos revenuset que vous êtes en lien avec unepersonne condamnée pour associationde malfaiteurs en vue de commettre unacte terroriste, vous êtes un terroriste »,remarque l'avocat.

Au moment du vote de la loi antiterroristedu 22 juillet 1996, le ministre del'intérieur n'était autre que l'actuelprésident du Conseil constitutionnel, Jean-

Louis Debré… Me Nurettin Mesecia donc demandé sa récusation. « Leseul fait qu’un membre a participé à

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l’élaboration de la disposition législativefaisant l’objet de la QPC ne constituepas à lui seul une cause de récusation »,indique cependant le règlement intérieurdu Conseil constitutionnel. Et lors desdébats au Parlement, le projet de loiavait été porté par le garde des SceauxJacques Toubon (aujourd’hui Défenseurdes droits), et non par Jean-Louis Debré.

Atteinte au principe d'égalitéLa déchéance de nationalité est uneprocédure très rare. Questionné pardes députés de l'UMP pour obtenirdes chiffres, Bernard Cazeneuve avaitsuccinctement répondu le 15 septembre2014. « Au cours des dix dernières années,très peu de déchéances de la nationalitéont été prononcées, a-t-il indiqué. Lorsquevous étiez en situation de responsabilité,entre 2007 et 2011, il n’y en a pas eudu tout. Depuis 2012, une seule a étéprononcée, mais pas pour des actes deterrorisme, puisque c’est de cela dont ils’agit aujourd’hui. Vous nous invitez àforcer l’allure : j’ai pris, en mai dernier,des mesures pour qu’une procédure dedéchéance soit engagée pour actes deterrorisme. »

Selon le ministère de l'intérieur, 21déchéances des nationalité ont étéprononcées depuis 1990. De 1990 à 1999,les 13 retraits ont tous concerné des«personnes condamnées pour un actequalifié de crime par les lois françaisesà une peine d'au moins cinq annéesd'emprisonnement». Depuis 2000, seules8 déchéances ont été prononcées, toutessuite à une condamnation pour acte deterrorisme.

Sur le site du Conseil d’État, unerapide recherche montre douze recoursconcernant des déchéances de nationalitédepuis 1990, dont quatre pour actesde terrorisme. Toutes les décisionsconfirment le retrait, sauf dans le cas deM. Sahnouni oùles Conseil d'Etat ne s'estpas encore prononcé. Il a sursis à statuerdans l'attente de la réponse du Conseilconstitutionnel.

Dans un article de 2010, Rue 89 citaitle cas de Français arrêtés en 2001 etaccusés de préparer un attentat contrel’ambassade des États-Unis à Paris. Parmiles six condamnés, les cinq naturalisés severront retirer leur nationalité françaiseet trois d’entre eux seront expulsés versl’Algérie, selon le site d’information. L’undes membres du groupe, Kamel Daoudi,condamné à six ans d'emprisonnement,saisit la Cour européenne des droits del’homme (CEDH). Le 3 décembre 2009, laCEDH jugea son expulsion vers l’Algériecontraire à l’article 3 de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme quiinterdit « la torture ou des peines outraitements inhumains et dégradants ».

« Il est vraisemblable qu’en cas de renvoivers l’Algérie, le requérant deviendraitune cible pour le DRS (services desécurité–ndlr)», avait argumenté la Cour.« En Algérie, les personnes impliquéesdans des faits de terrorisme sontarrêtées et détenues par les services desécurité (DRS) de façon peu prévisibleet sans base légale clairement établie,essentiellement afin d’être interrogéesou obtenir des renseignements et nondans un but uniquement judiciaire, avaitrappelé la Cour. Selon ces sources, cespersonnes, placées en détention sanscontrôle des autorités judiciaires nicommunication avec l’extérieur (avocat,médecin ou famille), peuvent être soumisesà des mauvais traitements, y compris latorture.»La question de la déchéance denationalité est régulièrement agitée parla droite et l’extrême droite. L’UMP estd’ailleurs récemment revenue à la charge,inscrivant dans sa niche parlementaireune proposition de loi visant à déchoirde sa nationalité française «tout individuportant les armes contre les forces arméesfrançaises et de police». Le vote aura lieule 4 décembre à l’Assemblée nationale.

En 2010, lors du discours de Grenoble,Nicolas Sarkozy avait souhaité que «toutepersonne d'origine étrangère qui auraitvolontairement porté atteinte à la vied'un policier, d'un gendarme ou de touteautre personne dépositaire de l'autorité

publique» soit déchue de sa nationalité.À l'époque, Manuel Valls s’y étaitopposé, jugeant le « débat nauséabondet absurde ». «Des personnes qui sontfrançaises depuis moins de dix ans et quituent un policier doivent-elles perdre leurnationalité ? Posée comme ça, la questionest caricaturale, est-ce que c’est ça quiempêchera les meurtres ? Non. Vous avezdans la loi la possibilité de déchoir ceuxqui s’attaquent à l’autorité de la nation.Je crois qu’il faut en rester là. On rentredans un débat nauséabond et absurde… oùon essaye de faire croire qu’immigrationet insécurité seraient liées.»

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Quant au constitutionnaliste GuyCarcassonne, décédé depuis, il avait jugéle projet «inconstitutionnel, en vertu del’article 1 de la Constitution, qui “assurel'égalité devant la loi de tous les citoyenssans distinction d'origine, de race ou dereligion” ». «Faire une distinction entreles Français d’origine et ceux qui lesont devenus me paraît donc incompatibleavec la Constitution, d’autant plus quele critère retenu n’est pas la gravité del’infraction», tranchait Guy Carcassonne.

Le Conseil constitutionnel disposedésormais d'un délai de trois moispour juger cette QPC. Mais au vu ducontexte politique actuel de surenchère,un spécialiste du droit public interrogéjuge peu probable une décision censurantla déchéance de nationalité. «Ce seraittrès courageux de la part du Conseilconstitutionnel», souligne ce spécialiste.

Banques : les confessionsd'un ancien maître dumondePAR MARTINE ORANGE

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LE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Extraits vidéos dans l'article

Un ancien banquier d’affaires allemand aaccepté de raconter devant la caméra lestrente années de dérégulation financière,qui a mené le monde au bord del’explosion. Extraits du documentaireMaster of Universe, réalisé par MarcBauder.

L’exercice est devenu un classique depuisla crise financière de 2008. Écœurés parleur renvoi, furieux contre le sort qui leur aété réservé, d’anciens banquiers racontentà intervalles réguliers les turpitudes dusystème financier, dénoncent ses pratiqueset ses dérives. Même si ces récitsde l’intérieur apportent des éclairagesprécieux sur les méthodes réelles de lafinance, il y a souvent quelque gêne à lireles confessions de ces banquiers repentis.Les mêmes questions reviennent. Maispourquoi n’ont-ils pas dénoncé les foliesdu système financier avant ? Pourquoitout ce qu’ils ont connu, supporté, voireencensé pendant des années leur paraît-ilintolérable, seulement à partir du momentoù ils ont été chassés de ce monde ?

Le documentaire Master of Universe(Maître du monde), réalisé par MarcBauder, qui sera en salles le 26 novembre,évite en partie l’écueil. Cherchant àprendre de la distance, l’ancien banquierd’affaires allemand Rainer Voss choisitd’expliquer les ressorts internes plutôtque d’épouser une indignation furieuse ettardive. Le but du film est de démonterles forces psychologiques, culturelles,historiques, financières qui ont conduit àla construction de ce monde à part. Unmonde désormais incontrôlable, qui peutmettre à terre des sociétés entières, quandil le veut.

Dans les locaux vides d’une immensetour située dans le quartier financier deFrancfort, Rainer Voss raconte ce qu’ilétait : un jeune de milieu modeste, arrivé

au bon moment. Celui où l’informatiqueest en train de révolutionner le mondebancaire, offrant une voie royale auxjeunes bien plus à l’aise que les cadresinstallés face à un ordinateur. Celui où ladérégulation bat son plein en Europe etoù les banquiers américains débarquent,tels des dieux capables « de marchersur l’eau », sur le vieux continentavec des milliers d’innovations financièrestotalement inconnues en Europe. Lemoment où tout semble possible pourle monde financier, à l’image de cestours toujours plus hautes, toujours plusnombreuses ayant envahi le centre deFrancfort.

Une véritable industrie financière estnée alors, développant une culture depuissance et d’impunité. Pour entrer dansce monde, raconte le banquier, « il faut êtreprêt à renoncer à sa vie ». On entre dans labanque comme on entre dans les ordres : ilfaut ne plus se poser de questions, renoncerà avoir des idées politiques, accepter deperdre ses amis. Peu à peu, la réalités’éloigne. Les repères disparaissent. Lessalariés de la banque s’installent dans unmonde clos, presque concentrationnaire oùle contrat d’un jour devient la chose la plusimportante du monde, même s’il n’a guèrede sens.

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Le trader est devenu la figure symboliquede cette finance déchaînée. Il est l’hommequi se présente à chaque instant à la tabledu grand casino mondial, celui qui d’unsimple clic peut faire chavirer la vie demilliers de personnes. Pourtant, rappelleRainer Voss, le trader dans la banque estl’équivalent de l’ouvrier sur la chaîne demontage chez BMW, l’homme tout enbas de l’échelle mais muni d’une capacitéd’action considérable, qui peut faire des

dégâts monstrueux. Revenant sur l’affaireKerviel, il décrypte la culture bancairequi met une pression infernale sur lestraders pour les conduire à maximisertoujours plus les profits, quelles que soientles circonstances, quels que soient lesdangers.

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Au jeu du grand casino, les banques neveulent jamais perdre. Elles ont mis aupoint des systèmes à la nanoseconde – letrading à haute fréquence –, s’approchentau mètre près des serveurs pour pouvoiréchanger le plus rapidement possible.Que valent les arguments en faveur d’uncapitalisme entrepreneurial, ou la créationde valeurs pour l’actionnaire si chère auxnéolibéraux depuis les années 1990, quandle temps moyen de détention d’une actionest désormais de 22 secondes, comme lesouligne Rainer Voss ?

Dans leur recherche éperdue des gainsassurés à tout coup, les banques ontredoublé d’ingéniosité pour inventer desproduits nouveaux. Comme en France,les banques allemandes ont élaboré leursprêts toxiques, yen contre franc suisse,swap sur Libor. Des produits jamaisprésentés à des grands groupes commeSiemens ou Daimler, « parce qu’ils ontles mêmes modèles que les banques »,explique le banquier, mais « auxclients qui n’ont pas accès aux mêmesinformations » comme les municipalités,par exemple. Aujourd’hui, certainescollectivités allemandes se retrouvent,comme leurs homologues françaises,piégées par ces produits toxiques. « Est-ce que les clients comprenaient ce qu’ilsachetaient ? » lui demande l’intervieweur.

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Le banquier demande alors de couperla caméra. Il y a des secrets quimanifestement ne peuvent être dévoilés.

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Sur une des vitres de la salle de marchésabandonnée, Rainer Voss a fait une rapideaddition du coût des faillites bancairesen Allemagne : 488 milliards d’euros. Lasomme, sans surprise, est pour l’essentielà la charge de l’État. Dans la panique,les États ont su trouver des centainesde milliards en quelques jours pouréviter l’effondrement des banques. Ils ontaccepté de payer pour les dérives d’unsystème, qui a nourri une spéculation sansretenue. Mais les banques n’ont rien retenude cette crise. « Le système ne se réformerapas de l’intérieur », insiste le banquierallemand qui ne voit « aucune chance pourque cela se termine bien ».

La crise de la dette en Europe, unecrise née essentiellement des abus dusecteur privé, rappelle Rainer Voss, en estl’illustration la plus frappante. Le systèmefinancier a mis des pays de l’Europe duSud en déroute. Revenant sur l’Espagne,il décrit une infrastructure qui se détruit,un pays qui s’écroule, des gens désespérés.Mais cela ne s’arrêtera pas selon lui. Lesfinanciers vont continuer à attaquer lesuns après les autres les maillons faiblesde l’Europe. Le prochain sur la liste ?« La France », dit-il. « Après, c’est gameover. »

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• Le documentaire, qui sort en salles le26 novembre, est déjà disponible surcertains sites de VOD.

MediaPorte : « Et j'entendssiffler le nain »PAR DIDIER PORTELE LUNDI 24 NOVEMBRE 2014

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Cette semaine, Didier Porte s'adressedirectement à Alain Juppé, hué samedi surses terres, lors du meeting de Sarkozy.

Cette semaine, Didier Porte s'adressedirectement à Alain Juppé, hué samedi surses terres, lors du meeting de Sarkozy.

Sur l'Iran, «les négociateurscherchent des solutionstechniques à un conflitpolitique»PAR IRIS DEROEUXLE LUNDI 24 NOVEMBRE 2014

À la veille de la date butoir fixéedans les négociations sur le programmenucléaire iranien, les tensions et lesdivergences semblent l’emporter sur labonne volonté des parties impliquées.« On se dirige vers une extension desnégociations », estime Karim Sadjadpour,expert de l’Iran rattaché au think-tankCarnegie Endowment for Internationalpeace, à Washington.

De notre correspondante aux Etats-Unis.- Cette semaine, se tenait à Vienneun ultime marathon de négociations entrel’Iran et les États-Unis, la Russie, laChine, la France, le Royaume-Uni (lespays formant le groupe dit « P5+1 ») afinde parvenir à un accord sur le programmenucléaire iranien avant la date butoir dulundi 24 novembre au soir.

La conclusion d’un accord seraithistorique après plus de dix ans d’effortsdiplomatiques infructueux afin de contenirles ambitions nucléaires militaires de laRépublique islamique d’Iran. Ce cyclede négociations a repris à l’été 2013,notamment à la suite d'un échangetéléphonique très médiatique entre BarackObama et le président iranien modéréHassan Rohani, fraîchement élu. Le 24novembre 2013, l’Iran et le groupeP5+1 concluaient un accord intérimaire àGenève.

L’Iran s’engageait entre autres à cesserd’installer de nouvelles centrifugeuses,servant à enrichir l’uranium nécessairepour produire du combustible pour descentrales civiles, mais pouvant aussiservir à fabriquer de l’uranium de qualitémilitaire et donc une bombe atomique.En face, le groupe P5+1 – constitué descinq membres permanents du Conseil desécurité de l’Onu plus l’Allemagne –promettait de ne pas imposer de nouvellessanctions au cours des mois suivants. Et lesdifférentes parties se donnaient un an pourparvenir à un accord définitif.

À la veille du jour J, les tensionset les divergences semblent cependantl’emporter sur la bonne volonté deséquipes de négociateurs. « Ils semblentse diriger vers une extension desnégociations plutôt qu’un accord final celundi », estime Karim Sadjadpour, expertde l’Iran rattaché au think-tank CarnegieEndowment for International peace, àWashington. Nous l’avons interrogé pourmieux cerner les obstacles à cet accordsur le programme nucléaire iranien, maisaussi afin de mettre en perspectiveles négociations. S’il salue ces effortsdiplomatiques indiquant qu’un dialogueest possible, il se montre assez critique

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vis-à-vis du discours ambiant faisant decet accord un tournant, pouvant changerla nature des relations entre les États-Uniset l’Iran et la place de l’Iran sur la scèneinternationale.

Pour rappel, depuis une dizaine d’années,plusieurs cycles de négociations ont étéengagés autour des capacités nucléairesiraniennes avec l’objectif de freiner lacourse à la bombe atomique. Les termesde la négociation se résument ainsi : sil’Iran accepte de réduire ses capacitésd’enrichissement d’uranium, les paysoccidentaux participant aux pourparlerss’engagent à ne pas appliquer de nouvellessanctions et à progressivement lever lessanctions existantes, censées faire pressionsur l’Iran. De lourdes sanctions frappenten effet le pays depuis 2006, date despremières sanctions décidées par l’ONUauxquelles se sont ajoutées des sanctionsdistinctes de l’Union européenne et desÉtats-Unis. Leur coût pour l’Iran esténorme, il a été évalué à 385 milliardsd'euros, ce qui équivaut à un an de PIBiranien.

Mediapart. Ces derniers jours, lesnégociations sur le programmenucléaire iranien se révèlent tendueset ardues, au point qu’il est peuprobable qu’une résolution complète etsatisfaisante soit annoncée d’ici lundisoir. Pouvons-nous revenir sur lessources de désaccord entre les parties,

tout particulièrement entre les États-Unis et l’Iran qui semblent engagés dansun véritable face-à-face ?

© d.r

KarimSadjadpour. Je crois qu’il estimportant de commencer par mettre cesnégociations en perspective. La plusgrande difficulté vient du fait queles négociateurs cherchent des solutionstechniques à ce qui est, fondamentalement,un conflit politique. L’hostilité sous-jacente entre les États-Unis et l’Iranne vient pas du programme nucléaire,il n’est qu’un symptôme. La raison dela méfiance américaine est la naturemême du régime iranien, un régime quirejette l’existence d’Israël et qui critiquel’influence américaine dans la région. ÀTéhéran, les autorités sont tout aussiméfiantes des intentions américaines, etpensent que ce qui intéresse les États-Unis,au bout du compte, c’est un changementde régime. Ce contexte est important pourcomprendre les difficultés actuelles.

Ensuite, si on observe les négociationsdans le détail, il y a en effet une séried’obstacles techniques qui accaparentl’attention des équipes de négociateurs.L’Iran et les pays du groupe P5+1 nesont pas d’accord sur le nombre decentrifugeuses que l’Iran devrait avoir ledroit de faire fonctionner. Ils ne sontpas d’accord sur la quantité d’uraniumenrichi que l’Iran devrait avoir le droitd’accumuler. Il y a encore des différends

sur le type de mécanismes de transparenceauquel devrait se soumettre l’Iran. Lespays du P+5 veulent un système aussitransparent que possible (permettant parexemple à l’Agence internationale del’énergie atomique, l’AIEA, d’inspecterdes sites militaires controversés commecelui de Parchin, auquel elle n’a pas euaccès depuis 2005 – ndlr). Ce à quoil’Iran répond que c’est un pays souverain,réaffirmant son droit au nucléaire civil.Les négociateurs achoppent encore surle rythme de levée des sanctions. LesIraniens veulent un retrait rapide de toutesles sanctions, et non une levée temporaireou partielle.

La conclusion, c’est que la probabilitéd’une résolution complète d’ici lundi soirest proche de zéro. Je pense que ce cyclede négociations ne se soldera ni par unéchec total ni par un accord complet,mais plutôt par un entre-deux qui convientà tout le monde. C’est-à-dire que lescapitales impliquées admettent qu’ellesn’ont pas réussi à s’entendre, mais ellesreconnaissent que personne n’a intérêt àrevenir à la situation antérieure, à uneescalade de part et d’autre (renforcementdu programme nucléaire d’un côté etsanctions économiques de l’autre – ndlr).Je pense qu’il y aura une forme d’accordafin de poursuivre les négociations.

Vous commenciez par souligner laméfiance qui règne entre les États-Unis et l’Iran. On peut presquese demander quel type d’accord ilsespéraient atteindre dans ce climat.Quels intérêts ont-ils à poursuivreleurs efforts ? Qu’espèrent les autoritésaméricaines et iraniennes ?

Si vous êtes Barack Obama, vous avezdeux priorités vis-à-vis de l’Iran :vous voulez éviter une bombe nucléaireiranienne et vous voulez éviter debombarder l’Iran. La seule façon decocher ces deux cases, c’est de parvenirà une solution diplomatique. Ensuite, sile président observe les multiples crisesau Moyen-Orient, de la Syrie à l’Irak enpassant par le Liban, il lui paraît clairqu’il sera difficile de stabiliser la régionsans une coopération plus active avec

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l’Iran. C’est dans l’intérêt national desÉtats-Unis de s’engager dans ce genre denégociations.

La République islamique s’est, elle, assiseà la table des négociations à partir dumoment où l’isolement politique et lessanctions économiques ont commencé àavoir des conséquences trop lourdes. Parexemple, lorsque vous discutez avec desnégociateurs des pays du groupe P5+1, ilsvous expliquent que la position de l’Irana changé de manière drastique après quel’Union européenne a décidé, durant l’été2012, d’un embargo sur le pétrole iranienet d’un gel des avoirs de la Banque centraled’Iran dans l’Union européenne.

D’autres souligneront que le changementde posture de l’Iran correspond aussiavec un changement de gouvernement,avec l’arrivée de Hassan Rouhani, pluspragmatique et plus ouvert que sonprédécesseur Mahmoud Ahmadinejad.C’est en partie vrai. Mais il faut se rappelerque l’Iran avait accepté des négociationsavec les États-Unis avant l’élection deHassan Rouhani en juin 2013, peu detemps après que de nouvelles sanctions ontété votées. Ces négociations bilatérales ontété tenues secrètes et révélées après l’appeltéléphonique de Barack Obama à HassanRouhani, fin septembre 2013.

Quels sont les autres intérêtséconomiques jouant un rôle dansces négociations ? Les intérêtscommerciaux des pays occidentaux enIran par exemple ? Est-ce que la« terre d’opportunités » que pourraitreprésenter l’Iran motive les parties enprésence ? Wendy Sherman, à la têtede l’équipe de négociateurs américains,disait en septembre que « le mondeinonderait l’Iran », suite à un accord.

La principale contribution de l’Iran àl’économie mondiale est le pétrole. Etmalgré le fait que l’embargo a bloquél'accès aux ressources iraniennes, lescours du pétrole n’ont pas augmenté,ils ont baissé. Cela a donc affaiblil’argument iranien selon lequel sonpétrole était indispensable, selon lequel lessanctions économiques heurtaient encoreplus l’Occident que l’Iran. En revanche,

on entend souvent l’argument selon lequelle reste du monde a hâte de retisserdes liens commerciaux avec l’Iran, et cetargument-là a du poids. Vous avez unepopulation de 75 millions de personnes,éduquées, jeunes. Et c’est l’une des pluspopulations les plus isolées du mondeéconomiquement. C’est évident qu’il y ades possibilités commerciales. Mais enfin,même si je comprends cet engouement, jepense qu’il y a un problème d’appréciationde la réalité du terrain. L’Iran est un paysmarqué par la corruption, le népotisme…C’est compliqué. Ce n’est pas un accordsur le nucléaire qui va transformer l’Iranen Dubaï.

Les pays impliqués dans lesnégociations, en particulier les États-Unis, insistent beaucoup sur le tournantque doit représenter cet accord surle programme nucléaire, ouvrant lavoie à une normalisation des relationsavec l’Iran, à une meilleure coopérationen Irak ou dans la lutte contrel’État islamique. Que pensez-vous dece discours, et par ailleurs les États-Unis et l’Iran ne travaillent-ils pas déjàensemble sur ces dossiers ?

Ils ont sans doute le même désir decontenir ISI (l'État islamique en Irak -ndlr), mais je ne sais pas si l'on peut direqu’ils travaillent directement ensemble.Écoutez, je dirais que si la politiqueintérieure iranienne est connue pour êtretotalement imprévisible, ce n’est pas lecas de sa politique étrangère. Le rôle del’Iran au Moyen-Orient depuis trente-cinqans a été remarquablement constant, quele pays soit gouverné par un réformistecomme Mohammad Khatami ou parAhmadinejad. Les piliers de cette politiqueau Moyen-Orient sont le rejet d’Israël etle rejet de l’influence américaine dans larégion. Il n’y a aucune preuve tangibleque l’Iran se prépare à abandonner cetteposture. Donc si je pense qu’un accord surle programme nucléaire est dans l’intérêtnational des États-Unis et dans l’intérêtnational de l’Iran, qu’un tel accord peutavoir un effet positif au Moyen-Orient, jecrois qu’il ne faut pas exagérer l’impact

de ce genre d’accord. Les États-Unis etl’Iran ne vont pas soudainement devenirdes alliés régionaux.

C’est d’autant plus improbable que leCongrès se montre très réticent à touteamélioration des relations avec l’Iran etpourrait freiner les négociations à veniren votant de nouvelles sanctions à sonencontre. Est-ce que cette dynamiquepeut changer ? Vous venez vous-mêmede témoigner face à la Chambre desreprésentants, plus précisément devantla Commission des affaires étrangèrespour le Moyen-Orient et l’Afrique.Qu'avez-vous dit à ces élus ?

Non, je ne crois pas que l’attitude duCongrès va évoluer. Le Congrès nes’inquiète pas vraiment de la quantitéd’uranium enrichi dont dispose l’Iran,mais plutôt du soutien au Hezbollah,de l’opposition à Israël. Et depuis unan et demi, si Téhéran envoie dessignaux indiquant qu’une réduction deson programme nucléaire est possible, lesautorités iraniennes ne se montrent pasmoins hostiles à l’encontre d’Israël. Neserait-ce que la semaine passée, le guidesuprême Khameini twittait sur la façondont Israël devrait être annihilé. Dans cesconditions, je ne vois pas comment leCongrès pourrait adopter une approcheplus conciliante. En revanche, les États-Unis sont aussi un pays fatigué par laguerre, par le Moyen-Orient, et les élusdu Congrès savent que leurs électeurs nesont pas en faveur d’une nouvelle guerredans cette région. Même s’ils restenttrès cyniques vis-à-vis de l’Iran, ils sontdonc aussi désireux d’éviter de nouveauxconflits.

Lors de mon témoignage devant laChambre, jeudi dernier, je suis doncrevenu sur ce qui est, selon moi, unparadoxe iranien : une société qui aspireà être comme la Corée du Sud, maisqui est dirigée par un régime ressemblantfortement à celui de la Corée du Nord,isolée et extrêmement idéologique. Saufque les politiques américaines visantà contrer les ambitions nucléaires del’Iran, en prenant la forme de sanctionséconomiques, font avant tout souffrir

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la société civile iranienne. C’est unproblème. Je leur ai dit qu’ils avaientbesoin de penser de manière plus créative.Car en agissant de la sorte, en multipliantles sanctions, ils ne soutiennent pasdu tout les aspirations démocratiqueset économiques du peuple iranien. (Laretranscription de ce témoignage est à lireen anglais ici - ndlr.)

Beaucoup d’élus, républicains etdémocrates, critiquent vivement ladémarche de Barack Obama,notamment cette fameuse lettre« secrète » révélée par le Wall StreetJournal début novembre, qui serait laquatrième écrite au guide suprême afinde discuter d’une coopération entreleurs deux pays. Que pensez-vous decette démarche ?

D’abord, beaucoup d’élus critiquentabsolument tout ce que fait Obama, alorsdes lettres à Khameini, n’en parlons pas...Nombre d’entre eux ont une vision en noiret blanc de l’Iran, estimant que « c’est unpays terroriste qui soutient le terrorisme,notamment le terrorisme contre les États-Unis » et que pour ces raisons, il ne faut pasdialoguer avec l’Iran. Certains estimentaussi que ces lettres ne sont pas une bonnetactique de négociation. Car si vous avezl’air prêt à tout pour conclure un accord,votre interlocuteur peut avoir l’impressionque sa marge de manœuvre est bien plusgrande.

Personnellement, je ne pense pas qu’à75 ans, le guide suprême va commencerà changer sa vision du monde. Celafait 35 ans qu’il dit la même chose demanière hebdomadaire. Il sert de l’anti-américanisme à ceux qui le soutiennentdepuis des années. Cela paraît difficileà changer maintenant… Vous savez, lapremière règle de politique américaine est« connais ton électorat de base ». La basede Khameini n’est pas pro-américaine,il provoquerait la colère de ceux qui lesoutiennent en répondant favorablement àces lettres. Pour cette raison, je ne pensepas qu’elles aient beaucoup d’impact.En outre, effectivement, si les États-Unisparaissent prêts à tout pour décrocher

un accord, l’Iran peut s’en servir pourmarchander et cela peut ralentir encore unpeu plus le rythme des négociations.

Les djihadistes de l'Etatislamique sont de plus enplus populaires au nord duLibanPAR MARIE KOSTRZLE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

À Tripoli, une des villes les plus pauvresdu Nord-Liban, l'EI gagne en popularité.De violents combats ont eu lieu lemois dernier contre l'armée libanaise.La sympathie pour le groupe djihadistes'explique davantage par des raisonspolitiques et économiques que religieuses.

De notre correspondante auLiban. Comme toujours après unaffrontement à Tripoli, au Liban, la viea vite repris son cours. Trois semainesaprès l'offensive d'un groupe djihadiste surl'armée libanaise dans les vieux souks dela deuxième ville du pays, les vitrines desmagasins fracassées par les tirs ont étéremplacées, les débris de verre déblayés.Les rues de ce quartier commerçantfourmillent de passants.

Les 24 et 25 octobre, des combatsd'une rare intensité ont pourtant fait ragedans ce dédale de ruelles pavées, joyauarchitectural érigé par les mamelouks au

XIIIe siècle. Non loin de là dans lequartier populaire de Bab Tebbaneh, oùles combats se sont déplacés le 26 octobreà l'aube, les immeubles pulvérisés par laviolente riposte de l'armée libanaise sontles seuls vestiges de la bataille. Du moinsen apparence : quinze civils et douzesoldats ont été tués dans les combats, plusde 150 personnes ont été blessées.

À l'origine de ces affrontements, on trouvel'arrestation d'Ahmad Mikati, accusé d'êtrel'un des principaux cadres de l'Étatislamique (EI) au Liban. Ce coup de filetdans les milieux radicaux du nord dupays a déclenché à Tripoli la fureur deses sympathisants. Pour la première fois,ces derniers ont attaqué l'armée dans lesvieux souks de la ville avec l'aide du

groupe armé d'Abou Omar Mansour etShadi Mawlawi, venu de Bab Tebbaneh.Ces affrontements mettent en lumièreun phénomène indéniable : l’organisationislamiste d’origine syrienne Jabhat Al-Nosra mais aussi l'EI jouissent d'unepopularité croissante à Tripoli.

« Pourquoi traiter l'EI de terroriste alorsque Bachar al-Assad tue cent enfants parjour en Syrie et qu'aucun État ne s'opposevraiment à lui ? » peste Mohammad, unhabitant du quartier qui a assisté à lacontre-attaque de l'armée fin octobre.

Comme des centaines d'autres hommes dece bastion sunnite acquis à l'oppositionsyrienne, ce journalier qui vivote d'untravail à un autre a participé aux combatsqui ont redoublé d'intensité depuis 2011avec le quartier voisin alaouite et pro-Assad de Jabal Mohsen. Tout en montrantfièrement les photos de ses enfants sur sontéléphone portable, il affirme aujourd'huisoutenir l'EI et le groupe armé de Mansouret Mawlawi.

Ces très jeunes hommes de Bab Tebbaneh,partis plusieurs fois se battre en Syrie,ont prêté allégeance au groupe djihadisteet sont aussi en lien avec Jabhat Al-Nosra. Depuis 2012, mais surtout depuismoins d'un an, ils se sont imposés dansle quartier, faisant du souk de la placeAl-Asmar leur QG recouvert de drapeauxde l'EI. Avec leur groupe, comptantune quarantaine de combattants en robestraditionnelles, barbes longues et armes aupoing, ils sont allés jusqu'à expulser lecheikh salafiste de la mosquée AbdullahBin Saoud pour s'y installer. « Ce sont desgens bien, ils prient, ils jeûnent pendant leramadan, ils sont honnêtes, ce ne sont pasdes voleurs », résume Mohammad.

Son soutien à l'EI s'explique cependantdavantage par des motifs politiques quereligieux. Selon lui, Mansour et Mawlawisont plus à même d'assurer la protectiondu quartier que l'armée libanaise. « Onne l'aime pas, quelle armée digne de cenom opprime son propre peuple ? » dit-il.Depuis le conflit syrien, l'armée libanaiseest accusée d'être l'alliée du parti islamistechiite Hezbollah. Ce mécontentementrépandu dans la communauté sunnite

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libanaise a redoublé après la bataille deQousseir en mai 2013 : la présence duHezbollah aux côtés du régime syriena permis à ce dernier de reprendrele contrôle d'une région frontalière trèsstratégique pour l'opposition.

« Pourquoi l'armée libanaise laisse-t-elle passer le Hezbollah en Syrie alorsque les Libanais qui vont se battre avecl'opposition se font arrêter à la frontière etemprisonner ? C'est injuste ! » s'emporteMohammad. Imam à Bab Tebbaneh,Sheikh Kharms reconnaît que l'animositédes jeunes contre l'armée s'est traduite parune plus grande attirance pour les groupesdjihadistes. « L'EI est avant tout vu commeun moyen possible de combattre l'arméelibanaise et le Hezbollah », explique-t-il.« Je dois beaucoup parler avec les jeunes,leur rappeler que les idées de l'EI n'ontrien à voir avec l'Islam. »

Là n'est pas la seule raison de l'attrait pourl'État islamique. Khaled habite avec safemme et ses six enfants dans un misérableappartement du Souk Al-Khodra. Ce jeunechauffeur de taxi, qui essaie de pourvoirtant bien que mal aux besoins de sa famille,voit dans l'EI une solution à ses problèmesquotidiens. « L'EI au moins représentele vrai Islam, pas comme les politicienssunnites qui ne pensent qu'à eux et nousont abandonnés », lance-t-il.

En avril dernier, l'armée a appliqué unplan sécuritaire conclu à la faveur d'unaccord politique entre partis ennemis. Les

blocs du 8 Mars, pro-régime syrien, etdu 14 Mars, qui lui est opposé, ont actéla fin de la guerre entre quartiers rivauxà Tripoli. Le bloc du 14 Mars et lespoliticiens sunnites modérés de la ville,qui finançaient les combattants de BabTebbaneh, s'en sont désolidarisés. Ceuxqui se battaient avant tout pour obtenirun maigre salaire de la part des chefsde guerre locaux eux-mêmes financés pardes politiciens de la ville, se sententaujourd'hui trahis.

Le quartier où réside Khaled, fief du chefde guerre Ziad Allouki, n'a pas échappéà l'armée. « Elle est venue faire unedescente chez moi en pleine nuit alorsque ma femme était en pyjama et sansvoile », déplore Khaled, debout dans sachambre devant une armoire défoncée parles soldats lors de leur passage. « Avant leplan sécuritaire, je pouvais parfois obtenirune aide pour payer l'école de mes enfantsou les soins de santé mais depuis qu'il aété mis en place et que les combats ontcessé je n'ai plus rien. » Les politiciens ontégalement privé les combattants de leurcouverture politique. « Ils avaient promisque si les combattants se rendaient, ilsseraient vite relâchés mais mon fils est enprison depuis sept mois, il n'a toujourspas été jugé et on n'a aucune nouvelle delui », se plaint un autre habitant de BabTebbaneh.

Les chefs de guerre qui n'ont pas été arrêtésont pris la fuite, laissant un vide que l'EIremplit très facilement.

« La pauvreté pousse beaucoupde gens à faire des chosesinhumaines »Assis dans le salon d'une maison vieillede six siècles dans les souks de Tripoli,Fadi s'estime heureux d'avoir la vie sauve.Cet habitant a été passé à tabac par lescombattants, cagoulés, lors de leur arrivéedans le quartier le 24 octobre au soir. « Ilsont débarqué chez moi et m'ont demandé sij'étais sunnite, ce qu'heureusement je suis,puis ils m'ont tabassé quand ils ont vu queje buvais de l'alcool », témoigne-t-il. Alorsque le calme est revenu dans le quartier,Fadi est persuadé que ces combattants

« sont tous dans la rue désormais ».Selon lui, ce sont les jeunes du quartier,certains d'entre eux ayant été enrôlés pardes hommes qui y ont élu domicile il y aenviron un an.

Cette réalité désole la vendeuse d'uneboutique de vêtements attenante :« L'ambiance a changé avec la présencede ces hommes mais ils ne représententpas la majorité des sunnites tripolitainsqui sont contre la violence et cetteinterprétation de l'Islam. » Un voisinchrétien dont la famille habite les souksdepuis trois générations souligne que cetteminorité n'en est pas moins dangereuse :« Avant, chrétiens et musulmans vivaienten harmonie ici mais aujourd'hui çadevient dur. » Selon lui, cette dérive estavant tout due à la grande pauvreté deTripoli. « Les jeunes sont au chômage, ilsn'ont rien à faire », dit-il. « Les hommesliés aux djihadistes sont généreux aveceux puis leur proposent d'aller prier àla mosquée et leur servent un discoursviolent. »

Depuis la mise en place du plan sécuritaire,aucun projet de développement n'a étélancé à Tripoli, l'une des villes les pluspauvres du Liban. Selon une étude publiéepar la Commission économique et socialedes Nations unies pour l'Asie de l'Ouest(Escwa) en 2012, 51 % des habitants deTripoli et 76 % de ceux de Bab Tebbanehvivent avec moins de quatre dollars parjour. « La pauvreté pousse beaucoup degens à faire des choses inhumaines »,remarque Sami Minkara, ancien maire deTripoli de 1990 à 1998.

Aujourd'hui président de l'Université Al-Manar de Tripoli, Sami Minkara a renoncéà la politique, fatigué de constater quela population n'est jamais la priorité.« L'ancien gouvernement Mikati a promisen décembre 2012 de débloquer 100millions de dollars pour le développementde la ville. J'ai alors pris contact aveclui pour rappeler qu'une étude avait étéréalisée en 2011 dans laquelle 24 projetssont listés pour Tripoli et qu'il est possibled'utiliser l'argent pour les réaliser. Maisdepuis, rien n'a été fait. » Selon SamiMinkara, il y a une volonté de maintenir

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les Tripolitains dans la pauvreté : « Pourun politicien, c'est plus utile de donneraux habitants des médicaments et de lanourriture que de leur permettre d'êtreindépendants, car qui donne ordonne. »

L'armée libanaise patrouille dans lesrues de Tripoli le 28 octobre 2014, juste aprèsles affrontements. © Omar Ibrahim/Reuters

Peu éduquée, la population des quartierspauvres de Tripoli est aussi très malléable.Car si le soutien à Jabhat Al-Nosra et à l'EIest une réalité, l'instrumentalisation descombattants qui leur ont prêté allégeanceest également une question qui se pose. Àl'issue des trois jours de combats au coursdesquels l'armée a réduit à néant le fiefde Mansour et Mawlawi à Bab Tebbaneh,aucun d'eux n'a été capturé. La quarantainede combattants qui les accompagnaientcourent eux aussi toujours. « C'estévident qu'ils ont des soutiens parmi lesservices de renseignements, l'armée oules politiciens », pense un ingénieur, bonconnaisseur du quartier.

Difficile en effet de comprendre commentquarante combattants ont pu se sortirindemnes d'une contre-attaque de l'arméequi a déployé des hélicoptères de combatpour l'occasion. Volonté d'attiser lesmouvements djihadistes de Tripoli pourmieux les frapper selon les uns, désirde faire baisser le prix des terrainspour un projet immobilier pour lesautres : les spéculations vont bon trainà Tripoli. Une chose est sûre : le liende Mawlawi et Mansour avec certainspoliticiens est avéré. Lors de l'arrestationde Mansour en mai 2012 par les servicesde renseignement, c'est Najib Mikati,ancien premier ministre originaire deTripoli, qui avait obtenu sa libération.

Ces liens entre ces combattants liés à l'EIet la scène politique libanaise tendent àfaire relativiser leur dangerosité. Activiste

dynamique de la société civile tripolitaine,Nazih Fino est le créateur de la campagneSalam wa Taqwa, qui vient en aide auxhabitants de Bab Tebbaneh. « Le soutien àJabhat Al-Nosra et l'EI existe, mais je nepense pas qu'il soit très profond », nuance-t-il. « Les gens ici sont très pauvres etpeuvent être facilement achetés, quand lesoutien financier cessera, ils arrêteront deles supporter. » La situation est selon luidifférente de l'Irak ou de la Syrie. « Là-bas,les gens n'ont plus rien à perdre après desannées de guerre, c'est différent au Liban.»

Pourtant, la sympathie pour l'EI dépasseles limites de Tripoli. Elle est présenteaussi bien à Ersal, bastion sunnite prèsde la frontière syrienne, ou au Akkar.Dans cette région majoritairement sunnite,les arrestations de membres de l'EI etde Jabhat Al-Nosra se multiplient. ÀMasha, village du Akkar d'où est originaireun soldat libanais ayant fait défectionet rejoint Jabhat Al-Nosra, les rues sontbarbouillées de tags pro-djihadistes que lamairie s'est empressée de recouvrir.

« Les habitants ici se sentent abandonnéspar les politiciens qui ne font rienpour l'économie de la région. Ils sontaussi fâchés que le gouvernement nes'oppose pas à l'action du Hezbollahen Syrie », résume le maire de MashaZakaria al-Zohbi, reconnaissant que lestensions sectaires s'exacerbent même si lespartisans des djihadistes restent selon luiminoritaires. « Le discours sur les chiiteschange aussi. Si le gouvernement ne réagitpas, c'est évident que sunnites et chiitesfiniront par s'affronter. »

José Socrates, le visagedisgracieux de la politique«moderne»PAR PHILIPPE RIÈSLE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

C'est sans précédent dans l'histoirecontemporaine du Portugal et de l'Europeoccidentale : un ancien premier ministre

soupçonné de corruption, arrêté etincarcéré. Portrait de José Socrates,personnalité « clivante ».

Comme Nicolas Sarkozy, José Socratesest une personnalité « clivante ».Comme Nicolas Sarkozy, l’ancien premierministre portugais mis sous les verrousà la veille du week-end, entretient avecl’argent des rapports suspects. CommeNicolas Sarkozy, José Socrates a pratiquéau pouvoir un style de gouvernementpersonnel et brutal. Comme NicolasSarkozy, le gouvernant José Socratescherchait constamment à manipuler ouimpressionner les médias. Comme NicolasSarkozy, José Socrates a construit aucœur de l’État et dans la société des« réseaux d’influence » dévoués à sapersonne. Comme Nicolas Sarkozy, JoséSocrates continue à projeter une ombre surla scène politique de son pays, longtempsaprès avoir été congédié par les électeurs.Comme celle de Nicolas Sarkozy, lacarrière politique de José Socrates estémaillée d’épisodes judiciaires dont il étaitjusqu’ici sorti indemne. Comme celui deNicolas Sarkozy, l’avenir politique de JoséSocrates est suspendu au succès ou l’échecdu travail des policiers et des juges. Quele premier se réclame de la droite quandl’autre se dit « de gauche » est anecdotique.La « bête » politique française et sonalter ego portugais incarnent le visage «moderne » d’une certaine « politique ». Unvisage plutôt repoussant.

Commentant samedi l’arrestation deJosé Socrates, soupçonné par la justicede « corruption, fraude fiscale etblanchiment de capitaux », le directeur del’hebdomadaire Expresso Ricardo Costa(et frère du nouveau secrétaire général duPS et maire de Lisbonne Antonio Costa)remarquait que « certaines personnesperdent toute attitude rationnelle quand ils’agit de José Socrates ». Cela vaut pour

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ceux qui le haïssent comme pour ceuxqui l’adulent, et restent nombreux dans lesrangs des militants du PS.

José Socrates lors de son arrestation © Reuters

Né il y a 57 ans dans une famille dela bourgeoisie de Covilha (Beira Alta),ancien grand centre textile au pied de laSerra da Estrela, massif montagneux leplus élevé du pays, José Socrates CarvalhoPinto de Sousa est l’incarnation de laprofessionnalisation croissante de la viepolitique, dans le Portugal démocratiqued’après la révolution des Œillets, commed’ailleurs dans la majeure partie del’Europe. Ayant initialement flirté avec lecentre droit (via l’organisation de jeunessedu PSD aujourd’hui au pouvoir) au débutdu PREC (le processus révolutionnaire), ilentame des études d’ingénieur à Coimbra,la capitale universitaire historique dupays. Il y obtient un simple diplôme detechnicien.

C’est bien plus tard, en 1996, quesoucieux de pouvoir se faire appeler «l’ingénieur Socrates » dans un pays où lestitres liés aux peaux d’âne académiquesont encore une grande valeur statutaire,le politicien déjà influent qu’il est devenuse fait attribuer une « licence » parl’Université indépendante de Lisbonne,dans des conditions jugées hautementsuspectes. Par exemple, la validation a étéexpédiée un dimanche par télécopie depuisle bureau du recteur de cette universitéprivée dont le ministère de l’éducationdevait décider plus tard la dissolution.Pas aussi fort que son camarade socialistefrançais, le « docteur des universités» Jean-Christophe Cambadélis, mais pasmal tout de même. Un peu commeCambadélis, il multipliera les inscriptionsuniversitaires, par exemple en droit à laLusiada de Lisbonne, où il ne compléterajamais le cursus de première année. La

justice étouffera l’affaire de la « vraie-fausse » licence révélée en 2007, pendantle premier mandat de Socrates à la tête dugouvernement.

En 1981, après une brève carrière « dansle privé » (il travaille en fait surtout pourles municipalités de la région, dont sa villenatale), José Socrates entame son parcoursau Parti socialiste. Il prend la roue du futurpremier ministre Antonio Guterres dont ilest le second de liste à Castelo Branco auxélections législatives de 1987, ce qui luipermet de faire son entrée pour la premièrefois à Sao Bento, siège de l’Assemblée dela République et du gouvernement.

Tout en cherchant toujours à enrichir sonCV universitaire, il se lance parallèlementdans les « affaires », brièvement etsans succès, avec un camarade dejeunesse, le fidèle et sulfureux ArmandoVara, dont Mediapart a déjà chroniquél’itinéraire typique de l’enrichissementpersonnel par la voie politique, jusqu’àsa condamnation dans le cas « FaceOculta », une affaire de corruption oùJosé Socrates passe à travers les gouttes(lire ici). Il faut dire que certainesdes plus hautes autorités judiciaires semobiliseront pour protéger le dirigeantsocialiste, notamment en imposant auxpoliciers et aux magistrats instructeursla destruction d’écoutes téléphoniquesrévélant des échanges suspects entreSocrates et Vara.

Socrates au pouvoir: une courseà l'abîme financierC’est en 1995 que José Socratescommence son parcours ministériel,comme secrétaire d’État auprès de laministre de l’environnement Elisa Ferreira(qui a joué un rôle moteur récemmentpour les paquets de régulation financièreadoptés par le Parlement européen) ausein du gouvernement de Guterres, aprèsla victoire électorale des socialistes. En1997, un remaniement lui permet dedevenir ministre adjoint auprès du premierministre, chargé notamment de la Jeunesseet des sports. C’est à ce titre qu’il porterala candidature du Portugal, où le footballest une religion, à l’organisation de l’Euro

2004. Une gabegie financière obscène(lire ici) qui contribuera à accélérer ladérive des finances publiques conduisantle pays en 2011, Socrates étant chef dugouvernement, à passer sous les fourchesCaudines de la « troïka » UE-FMI-BCE.

En 1999, après une nouvelle victoiredu PS conduit par Guterres, Socratesretrouve le ministère de l’environnementet de l’aménagement du territoire, commeministre de plein exercice. Un postesensible, avec de gros budgets (lesfonds structurels européens aidant) et despouvoirs de décision et de régulationsur des investissements lourds. Selonde nombreux témoignages, Socrates vautiliser cette position pour renforcer sesréseaux d’influence à travers le pays.C’est dans ce passage à l’Environnementque prend racine l’affaire « Freeport», Socrates étant soupçonné d’avoirignoré certaines règles et contraintesenvironnementales pour permettre laconstruction à Alcochete, sur la rive duTage en face de Lisbonne, d’un énorme« usine center ». Alors que des membresde sa famille sont directement liés auxintermédiaires, sept années d’enquêteau Portugal et en Grande-Bretagne seperdront dans les sables mouvants dusystème judiciaire portugais, l’affaire setraduisant finalement par un enterrement «faute de preuves ».

Mais elle ne cessera de poursuivre ledirigeant socialiste quand il accède auposte de chef de gouvernement en 2005,le retour des socialistes au pouvoirétant considérablement facilité par la «fuite à Bruxelles » du patron de ladroite José Manuel Durao Barroso, oùil sévira dix ans comme président dela Commission européenne (lire ici).Le travail d’investigation de la presseportugaise, qui ne « lâche » pas Socrates,conduit à des rapports extrêmement tendusentre le chef du gouvernement et certainsjournalistes, le comportement abrasif dudirigeant socialiste dans les entretienstélévisés n’aidant pas. Un conflit violentet personnalisé l’opposera par exempleà Manuela Moura Guedes, qui accuseraSocrates d’avoir obtenu la disparition de

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la tranche d’information qu’elle animaitsur la chaîne TVI, où il s’estimait victimed’une « chasse à l’homme ». José Socratesa attaqué des journalistes en justice à denombreuses reprises, sans jamais gagner.

Pour son premier mandat à la têtedu gouvernement, Socrates disposeexceptionnellement d’une majoritéabsolue au parlement et va lancer,sans les mener à bien, des politiquesde réforme dans des domainescomme la simplification administrative,l’éducation, l’indépendance énergétique.Mais cette gestion très technocratiquede « l’ingénieur Socrates » comporteégalement des aventures ruineuses commel’ordinateur pour les jeunes Magalhaes.Féru de « grands projets » mais déjàà court d’argent, le pouvoir multiplieles PPP (partenariats publics privés) trèsmal négociés et à terme ruineux pour lecontribuable. Le Portugal persiste dansle modèle d’un développement « toutbéton », privilégiant les infrastructurescoûteuses (le réseau autoroutier le plusdense d’Europe) au détriment du «capital humain ». Le second mandat, oùles socialistes sont réduits à unemajorité relative, est une marche àl’abîme financier, scandée par les PEC(programme de stabilité et de croissance)successifs négociés avec Bruxelles.Les années Socrates verront prospérercet « État parallèle » envahissant,constitué d’innombrables fondations,instituts, associations où s’engloutitl’argent public et qui fournissent des «tachos » (prébendes) aux « boys » (et «girls ») passés par les structures du parti aupouvoir.

Provoquée par l’implosion de la Grèce,la contagion de la crise financièremondiale aux dettes souveraines despays périphériques de la zone eurosignale la fin de la récréation financéeà crédit depuis des décennies. Pourla troisième fois depuis 1974, ungouvernement démocratique portugaisdoit faire appel au FMI, qui, cettefois-ci, débarque accompagné de laCommission européenne et de la Banquecentrale européenne. Le dernier acte du

gouvernement Socrates sera la négociationen avril 2011 avec la « troïka » d’un« mémorandum » plaçant le pays soustutelle, en échange d’une aide financièreinternationale de 74 milliards d’euros.Aux élections législatives qui suivent, lessocialistes perdent la majorité au profitde la coalition PSD-CDS et José Socratesannonce son retrait de la vie politique.

Si la responsabilité de cette mauvaisegestion publique au fil des ans estlargement partagée entre les formationsdu « bloc central » qui alternent aupouvoir depuis 1976, l’héritage de JoséSocrates est particulièrement lourd. Ilinclut trois scandales bancaires, dont lanationalisation ruineuse du BPN, qui ontpris en défaut un autre ancien numéroun du PS, le gouverneur de la Banquedu Portugal Vitor Constancio, qui seranéanmoins promu par ses pairs européensà la vice-présidence de la BCE (lire ici).

Le désir du retraité Socrates de parfaireson profil universitaire (cela tient del’idée fixe) à Paris fait d’abord sourire,avant d’intriguer, étant donné le trainde vie « à grande e à francesa »(expression traditionnelle en portugais)que semble mener dans la « Ville lumière» cet étudiant de Sciences-Po d’un genreparticulier. Au retour de ses deux annéesd’exil doré, la télévision publique RTP, endépit de protestations nombreuses, déroulele tapis rouge pour José Socrates quise voit offrir un commentaire politiquehebdomadaire, souvent mis à profit pourrégler des comptes et justifier son bilan.

Le lancement en librairie de sa «thèse » consacrée au phénomène de latorture dans le monde, sous le titre AConfiança no Mundo, à l’automne 2013,prend la dimension d’une nouvelle entréeen scène politique, sous le patronagede l’ancien président brésilien Lula daSilva, son préfacier, et du patriarchedes socialistes portugais Mario Soares,devenu un sniper sénile tirant sur toutce qui bouge, y compris dans son proprecamp (mais pas sur Socrates). Toutefois,l’hebdomadaire Sol, revendiquant denombreuses révélations sur les opérationsfinancières qui auraient valu à José

Socrates d’être interpellé vendredi 21novembre à l’aéroport de Lisbonne àla descente du dernier avion venantde Paris, affirmait aussi que l’argentdissimulé aurait servi à acheter des milliersd’exemplaires du livre afin d’en gonfler letirage…

En Tunisie, une campagneprésidentielle passionnéemais sans grand suspensPAR PIERRE PUCHOTLE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

Le candidat de Nida Tounes, Béji CaïdEssebsi, lors d'un meeting à Beja,

en Tunisie, lundi 17 novembre. © Reuters

Le premier tour de l’élection présidentielletunisienne a lieu ce dimanche, sur fondd'entorses massives à la loi électoraledans les médias. Tous les sondagesdonnent victorieux Béji Caïd Essebsi, deNida Tounes, parti déjà vainqueur deslégislatives en octobre.

Les Tunisiens votent à nouveauce dimanche, et du point de vueconstitutionnel, c’est la confirmation d’unchangement d’époque. Environ 5 200 000citoyens tunisiens sont appelés à élireleur futur président pour cinq ans. Unposte qui n’a plus rien à voir avec celuidéfini par l'ancienne Constitution de 1959,suspendue en mars 2011, deux mois aprèsla révolution. Que nous dit exactement lenouveau texte, adopté en janvier 2014 ?Selon l’article 71, le pouvoir exécutif « estexercé par le Président de la Républiqueet un gouvernement présidé par un Chefdu gouvernement ». L’article 72 préciseque le président de la République est lechef de l'État. Symbole de son unité, ilgarantit son indépendance et sa continuitéet veille au respect de la Constitution. Pour

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les détails de ses prérogatives, il faut sereporter à l’article 77, dont voici l'essentieldes dispositions :• « Le Président de la République est

chargé de représenter l’État. Il estcompétent pour définir les politiquesgénérales dans les domaines de ladéfense, des relations étrangères etde la sécurité nationale relative à laprotection de l’État et du territoirenational des menaces intérieures etextérieures et ce, après consultation duchef du gouvernement » (Retrouvezl’article et l’analyse de la Constitutiondans son ensemble ici)

En Tunisie, ce n’est donc plus le présidentqui dirige le pays, comme ce fut lecas entre 1959 et 2011, mais le premierministre, selon un régime parlementairemixte. De ce point de vue, les électionslégislatives du 26 octobre constituaientun enjeu autrement plus important quele scrutin de ce dimanche. Et pourtant,la campagne présidentielle est bien plusanimée que ne le fut celle des législatives.« Ennahda n’a pas donné de consignede vote, mais a appelé ses militantsà aller voter, juge l'analyste politiquetunisien, Selim Kharrat. Et tout un pande l’électorat s’est davantage intéresséà ces élections, car la présidentielle estun scrutin davantage personnifié. On saitpour qui l’on vote, et les Tunisiens ne sontpas encore familiarisés avec le régimeparlementaire. »

Le candidat de Nida Tounes, Béji CaïdEssebsi, lors d'un meeting à Beja,

en Tunisie, lundi 17 novembre. © Reuters

L’élection oppose 24 candidats, parmilesquels émerge un grand favori, en lapersonne de Béji Caïd Essebsi. À 87ans, celui qui fut ministre de l'intérieur,de la défense et des affaires étrangèressous le premier président tunisien, HabibBourguiba, puis président du Parlementen 1990-1991, sous le second, Ben Ali,

a construit peu à peu sa candidatureen créant Nida Tounes en 2012, puisen s'opposant de manière constante augouvernement mené par le parti musulmanconservateur Ennahda jusqu’en janvier2014. À la suite de la victoire deson parti aux législatives (lire ici lesrésultats officiels, publiés le vendredi21 novembre), toute sa campagne s'estessentiellement concentrée sur la nécessitéde rétablir le prestige de l’État grâce auretour des hommes d’« expérience ».

Dans un contexte de retour en force denombreux cadres de l’ancien régime telsles autres candidats et anciens ministresdu dictateur Ben Ali, Mondher Zenaidiou Kamel Morjane (lire à ce propos cettetribune publiée par de jeunes chercheurset intellectuels tunisiens, En Tunisie, leretour de l’ancien régime n’est pas unerumeur ), la présence de Béji Caïd Essebsiau second tour ne fait aucun doute.

Une légère incertitude entoure cependantl’identité de celui qui l’accompagnera. Seprésentant comme le recours face au partide l’ancien régime, le président par intérimMoncef Marzouki a en partie réussi àfaire oublier son bilan catastrophiqueet son incapacité à exister sur le planpolitique aux côtés d’Ennahda, pendant lesdeux années de son mandat. Son parti,le congrès pour la République (CPR),a pourtant subi une large déconvenueaux élections d’octobre en n’obtenantque trois députés. Mais Marzouki jouitde circonstances favorables : Ennahdane présentant pas de candidat, beaucoupde Tunisiens le considèrent comme lecandidat officieux du parti musulmanconservateur. « Marzouki bénéficie-t-ildes réseaux nahdaouis sur le terrain ?Difficile à dire, juge Selim Kharrat. Cequi est sûr, c’est que la campagne ne s’estpas faite sur un prétendu débat de société,qui opposerait d’un côté les islamistes,de l’autre, les modernistes. L’élémentclivant a été : “Allons-nous voter pourla révolution ou pour le parti de l’ancienrégime ?” À ce jeu-là, Marzouki a été trèsbon, et semble avoir capitalisé sur lui unepartie du vote anti-Béji Caïd Essebsi. »

Prenant en compte le terrain gagné par leuradversaire, les militants de Nida Tounes sesont lancés dans une critique systématiquedu bilan de Marzouki, moquant sapolitique étrangère et la manière dont leprésident sortant a tourné le dos à la Syrie,estimant aussi qu’il fallait se rapprocherde l’Algérie pour sécuriser les frontièrestunisiennes.

Autre campagne remarquée, celle duFront populaire (15 élus) autour deHamma Hammami. Débarrassé des enjeuxéconomiques et sociaux qui ne relèventpas des prérogatives du président,modérant donc son discours traditionneljugé clivant par une partie des Tunisiens,l’ancien opposant à Ben Ali a recentré sacampagne pour tenter de toucher le plusgrand nombre : « Il a enlevé le masquede Che Guevera pour offrir un visageplus consensuel, explique Selim Kharrat.Il parle de “dignité”, s’appuie sur lagrande popularité de sa femme, l’avocateRadhia Nasraoui. Il peut créer la surpriseet se hisser au second tour. » Toujoursen lice également, le controversé présidentde l’Union patriotique libre (UPL, 16sièges à l’Assemblée) et milliardaire, SlimRiahi, dont la campagne illustre le climat« compliqué », selon un membre del'instance de régulation des médias, quientoure cette campagne présidentielle.

Après l'élection, une coalitionavec ou sans Ennahda ?« Le climat de la présidentielle estpire que celui des législatives.» Membrede la Haute autorité indépendante dela communication audiovisuelle (Haïca,l’équivalent de Conseil supérieur del’audiovisuel en France), Riadh Ferjanidresse un portrait pour le moins contrastédes conditions dans lesquelles s’estdéroulée la campagne : «Nous sommeschargés de deux choses : faire le“monitoring” des infractions à la loiélectorale et du pluralisme politique. Parrapport aux législatives, on assiste à untournant sur ces deux paramètres. Lesinfractions dans les médias audiovisuelssont plus nombreuses, notamment pour cequi est de la publication des sondages etde la publicité politique – les spots pour

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les candidats maquillés en reportagespar exemple –, deux pratiques qui sontinterdites par la loi et qui se sont pourtantmultipliées. Cela fausse forcément lacompétition, de même que la polarisationélectorale de certaines chaînes, qui sesont positionnées clairement en faveurd’un candidat. » Parmi les nombreusessanctions, la Haïca a ainsi infligé plusieursamendes de 20 000 dinars à la radiopublique pour publication de résultatsd’enquêtes d’opinion.

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L'instance de régulation a toutefois faitl’objet de lourdes critiques, notammentpour son incapacité à empêcher lesviolations répétées des règles de lacampagne par le candidat de l'UPL, SlimRiahi, qui, après avoir fait l’acquisitiond’une chaîne de télévision, a multipliéles émissions où il se présentait commele seul invité, sans que la Haïca nesévisse. Riadh Ferjani se défend cependantde toute complaisance : « Nous avonssanctionné cette émission au début dela campagne électorale, au motif avéréqu’il y avait eu complaisance avecun commentateur sur la question del’apologie du terrorisme. Conformémentà la loi, nous avons pris la décisiond’interdire cette émission pendant unmois. Mais le tribunal administratif ena décidé autrement, en introduisant unréféré pour surseoir à la décision dela Haïca. Une première. De manièregénérale, il y a beaucoup de problèmes,et la relation avec l’Instance indépendantepour les élections (ISIE) n’est pas bonnenon plus, nous avons eu des différendsà propos de la loi électorale, qui estimpraticable et ne nous permet pas deréguler comme il le faudrait. »

Dans ce climat particulier, l’enjeu estaussi, pour les partis, d'évaluer le rapportde force avant de construire les alliancesde demain. En obtenant la présidence dela République, Nida Tounes pourrait êtretenté de se rapprocher du parti de centredroit Afek (8 sièges) et du Front populaire,plutôt que de se tourner vers Ennahda.Allié au Front et à Afek, Nida pourrait

former un groupe de 109 députés, soitl’exact nombre d'élus nécessaire (sur 217)pour être majoritaire à l’Assemblée.

Pour voir le profil de la future coalitiongouvernementale, il faudra donc peut-êtreattendre le résultat du second tour, si BéjiCaïd Essebsi ne remporte pas l’électiondès dimanche, comme l’espèrent encoreses partisans. La date de ce second tourn’est d’ailleurs pas fixée à cette heure.Le délai entre le premier et le secondtours de la présidentielle dépendra dunombre de recours, a indiqué l'ISIE dansun communiqué, publié ce vendredi21 novembre. « La loi électorale adonné à l'ISIE jusqu'au 31 décembre pourorganiser le second tour, cependant cedélai peut être raccourci, si les recours nesont pas nombreux ou si les jugements sontrapidement rendus », note l'Instance.

Pascal Vaillant, handicapéà vie par une grenade deCRSPAR JADE LINDGAARDLE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

Blessé grièvement par une grenade deCRS, en 2009, alors qu’il marchait dansla rue, Pascal Vaillant alerte sur lesdangers de la « grenade lacrymogèneinstantanée », une arme explosive utiliséepar les forces de l’ordre dont le ministre del’intérieur, Bernard Cazeneuve, vient deconfirmer l’autorisation. Mediapart publieson témoignage, alors qu'avaient lieuce samedi des manifestations contre lesviolences policières à Toulouse, Nantes, etParis notamment.

Blessé par une grenade de CRS, un jourde 2009, alors qu’il marchait dans la rue,Pascal Vaillant, 48 ans aujourd’hui, n’apas réussi à obtenir justice. Handicapéà vie par cette blessure, il dénonce une

justice peu soucieuse des victimes deviolence policière. Trois semaines après lamort de Rémi Fraisse, tué par une grenadeoffensive lancée par les gendarmes, ilalerte sur les dangers d’un autre typed’arme utilisé par les forces de l’ordre : la« grenade lacrymogène instantanée », dite« GLI », qui contient, elle aussi, une chargeexplosive de TNT, dont le ministre del’intérieur Bernard Cazeneuve vientde confirmer l’autorisation. « Elle estdangereuse, elle peut tuer », affirmePascal Vaillant.

Alors que des manifestations avaientlieu ce samedi 22 novembre à Nantes,Toulouse ou encore Paris contre lesviolences policières, Mediapart livredans la vidéo ci-dessous le témoignagede Pascal Vaillant.

Le 29 janvier 2009, des dizaines demilliers de manifestants défilent dansles rues en France pour la défensede l’emploi, du pouvoir d’achat et dusystème des retraites. C’est une journéed’action syndicale nationale. À Saint-Nazaire, la mobilisation est forte, entre10 000 et 18 000 participants. PascalVaillant, 43 ans, menuisier spécialisé dansla construction de cabines de navires,en reconversion professionnelle dans lavente après un accident du travail nonreconnu, bat le pavé. C’est sa premièremanifestation, dit-il. Il veut défendre laprise en compte de la pénibilité du travaildans le calcul des retraites et protestercontre la politique de Nicolas Sarkozy,« qui n’avait rien d’humain », selon lui. Lafoule est dense, le cortège met du temps às’ébranler. Il patiente, marche, puis rentrechez lui.

Entre 17 h 30 et 18 heures, il sort fairedes courses au magasin Ed près de sondomicile. Sans le savoir, il se retrouvesur la ligne de front entre les policiersqui protègent la sous-préfecture de Saint-Nazaire et des militants qui les attaquent,comme il le raconte dans l’entretien vidéoci-dessus. Alors qu’il tente de traverser larue, une grenade lacrymogène instantanée(GLI), une forme explosive de lacrymo,l’atteint au pied et le mutile. Il ne lui resteplus qu’une partie du pied, amputé de deux

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orteils, brûlé et greffé en partie. Il marcheaujourd’hui avec difficulté, est reconnuinvalide à 75 % et vit d’une allocationadulte handicapé (autour de 600 euros parmois).La GLI est une arme à effet de soufflequi contient 40 grammes d’explosif et peutêtre lancée à la main ou à l’aide d’un lance-grenades. Une circulaire de la gendarmerie(n° 200 000 DOE/SDOPP) la décrit ainsi :«L'effet explosif produit un éclair et uneonde de choc (effet de souffle) qui peuventse révéler dangereux (effet de paniqueou lésion possible du tympan). »Selonle rapport « relatif à l’emploi desmunitions en opérations de maintien del’ordre » commandé par le ministère del’intérieur après la mort du botaniste RémiFraisse, 21 ans, tué par une grenadeoffensive lancée par les gendarmes lorsd’affrontements entre forces de l’ordre etopposants au barrage de Sivens (Tarn), cetype de grenade doit être « mis en œuvreavec des mesures particulières de sécuritépour les manifestants et les membres desforces de l'ordre ». La France est le seulpays européen à utiliser des munitionsexplosives en opération de maintien del’ordre.

Le 13 novembre, près de quinze joursaprès la mort de Rémi Fraisse, BernardCazeneuve a suspendu l’utilisation desgrenades offensives par les gendarmes.Mais a décidé de maintenir l’usagedes grenades GLI, se contentant d’enmodifier les modalités d’emploi : ellesdoivent désormais être lancées en binôme.Pour le ministre de l’intérieur, elles sont« nécessaires au maintien à distance »et « indispensables à la gradation dela réponse ». Pourtant, le rapport, qu’ila lui-même commandé et rendu public,explique que « les dispositifs à effetde souffle produit par une substanceexplosive ou déflagrante sont susceptiblesde mutiler ou de blesser mortellementun individu ». Le risque létal est doncofficiellement reconnu mais toléré. Selonle même rapport, « comme il s’agitd’un dispositif pyrotechnique, une atteinteà la tête ou sur le massif facial nepeut jamais être totalement exclue ». Enoctobre 2013, plus de quatre ans après la

blessure de Pascal Vaillant, un militantdu mouvement Bonnets rouges a perduune main à cause d’une grenade lorsd’une manifestation contre les portiquesde l’écotaxe à Pont-de-Buis (Finistère).

Selon le décompte du ministère del’intérieur, 334 GLI ont été tirées par lesCRS en 2009, tandis que les gendarmesen ont lancé pas moins de 522 en2014. Mais ces chiffres ne reflètent pasforcément la réalité. Car aussi incroyableque cela puisse paraître, « il n'existe aucunoutil de collecte des données commun etexhaustif ». Pas de recension systématiquedu recours à ces armes, ni des blessés.

Après sa blessure, Pascal Vaillant aporté plainte au pénal pour violenceinvolontaire. Le tribunal de grandeinstance de Saint-Nazaire puis la courd’appel de Rennes l’ont débouté,considérant que les policiers avaient fait« un usage nécessaire de la force » etrespecté la procédure des sommations.Le commissaire Beauce a déclaré avoirprocédé aux sommations marquant lafin de la manifestation autorisée et ledébut de la dispersion vers 16 h 30puis à 17 heures, plus d’une heure avantque Pascal Vaillant ne soit victime dutir policier. Mais pour la cour d’appel,« il importe peu que Pascal Vaillant,seul ou plusieurs manifestants alentour,n’ait pas entendu ces sommations, cefait n’étant susceptible que d’influencerla qualification pénale des infractionséventuellement poursuivies contre lesémeutiers ». Le juge conclut ainsi qu’« ilne peut être reproché à quiconque ledélit de blessures involontaires », carl’usage des grenades explosives « étaitproportionné au trouble ». Le jour oùPascal Vaillant a été mutilé, 26 policiersont été blessés, souffrant notamment decontusions, selon la justice.

À l’inverse, pour son avocat, ErwanLemoigne, « alors que les GLI sontdes armes dangereuses, dont l’emploi nepeut être justifié que par l’inefficacité dematériel moins nocif, leur utilisation a iciété guidée par un défaut d’organisationet de commandement des services demaintien de l’ordre ».

Également saisie, la Commissionnationale de déontologie de la sécurité(CNDS), aujourd’hui dissoute au profit duDéfenseur des droits, s’est rangée à l’avisdu juge. Quant à l’Inspection généralede la police nationale (IGPN), la policedes polices, dans son rapport du 25 août2009, elle a conclu que « les blessuresoccasionnées à M. Vaillant sembleraientêtre essentiellement dues à l’imprudencequ’il a commise en bloquant sous son piedun engin explosif lancé par les policiers ».Pascal Vaillant initie aujourd’hui uneprocédure au civil pour faire reconnaîtreles préjudices qu’il continue de subir.

Boite noireJ'ai rencontré Pascal Vaillant à Saint-Nazaire, où il habite, mercredi 19novembre. Je lui ai proposé de retournerensemble sur le lieu de son accident afinde mieux comprendre le déroulé des faits.Il a tout de suite accepté d'être filmé,dans l'espoir que son histoire alerte sesconcitoyens sur le danger des grenadeslacrymogènes instantanées. Une personneprésente sur les lieux de la manifestationdu 29 janvier 2009 a filmé Pascal Vaillant,encore inconscient, juste après le jet degrenade, et a mis en ligne la vidéo sur YouTube. C'est un extrait de ces images que jereprends dans la vidéo de l'interview de M.Vaillant.

Hollande retourne àFlorange avec un bilanmitigéPAR MICHEL DE PRACONTAL ET MATHIEUMAGNAUDEIXLE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

François Hollande revient le 24 novembreà Florange, comme il s'y était engagé. S'il atenu une partie de ses promesses, il lui seradifficile d'effacer la déception suscitée parla fermeture des hauts-fourneaux et deréduire la fracture qui a conduit le Frontnational à la mairie de Hayange.

François Hollande avait promis derevenir à Florange. C’était enfévrier 2012, dans l’optimisme de lacampagne présidentielle. Édouard Martin,

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ouvrier sidérurgiste, leader CFDT desArcelorMittal de Florange, lui avait payéune merguez.

Dans son enthousiasme, le candidat s’étaitengagé à tout faire pour sauver les emploiset les hauts-fourneaux. Le président a évitéles licenciements secs. Il n’a pas sauvéles hauts-fourneaux. Sa venue, lundi 24novembre, est attendue dans une ambiancemitigée. La CGT et FO, qui n’avaient passigné l’accord de 2012 sur la fermeture deshauts-fourneaux, ne participeront pas à larencontre de lundi, à l’opposé de la CFDTet de la CFE-CGC.

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Lire le texte d'Aurélie Filippetti,députée de Moselle et ancienne ministre.

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Le chef de l’État se rendra au siège du futurInstitut de métallurgie du val de Fenschà Uckange, puis chez ArcelorMittalà Florange, indique-t-on à l’Élysée. Ilinaugurera également le nouveau site dela société Safran à Commercy. « Autantsignaler les trains qui arrivent à l'heure», dit un proche de François Hollande.Manière de se rassurer à bon compte ?Selon un communiqué de la CFDT,majoritaire et cheville ouvrière de l’accordde 2012, « beaucoup de chemin a étéparcouru depuis l’arrêt de la phase liquide(c’est-à-dire la production d’acier) :grâce à l’accord social signé par la CFDTqui a fait suite aux engagements entrel’État français et ArcelorMittal, les 629salariés du site concernés par l’arrêt deshauts-fourneaux auront une affectationdéfinitive au 31 décembre 2014 » (sur les629, 266 salariés sont partis en retraite,361 ont été mutés, dont 324 à Florange, etdeux sont encore en formation ; il n’y aeu aucun licenciement sec). Pour continueravec les trains qui arrivent à l’heure,ArcelorMittal a respecté jusqu’ici l’accord

de 2012 et recrute à nouveau – 17 CDIannoncés pour décembre (selon L’Usinenouvelle).

Les hauts-fourneaux d'ArcelorMittal,à l'entrée de Hayange © DR

La CGT n’en dénonce pas moins un« génocide social » dans la vallée deFlorange, et une « fracture entre lemonde ouvrier et les dirigeants politiquesgestionnaires, François Hollande enpremière ligne ». Hanté par l’exemple deSarkozy, incapable de tenir sa promessede revenir à Gandrange, Hollande n’a pasabandonné le dossier Florange. Mais lemoins qu’on puisse dire est que la gestionconcrète n’a pas été à la hauteur desespérances initiales.

Rappelons les principales étapes. Débutoctobre 2012, ArcelorMittal annonce lafermeture des hauts-fourneaux de l’aciériede Florange. À l’époque, Jean-PierreJouyet, qui n’était pas encore secrétairegénéral de l’Élysée mais directeur généralde la Caisse des dépôts, déclare avecsa finesse habituelle que la BPI (futureBanque publique d’investissement, crééeen 2013), « n’a pas vocation à aiderles canards boiteux ». En fait, le projetenvisagé un moment d’une aide deFlorange par la BPI est vite abandonné.

En novembre 2012, Lakshmi Mittalconfirme la fermeture d’une partie dusite de Florange. Arnaud Montebourg,ministre du redressement productif,monte au créneau, lance l’idée d’unenationalisation temporaire du site, ettrouve des soutiens à gauche commeà droite. Mais début décembre, aumoment des révélations sur le compteCahuzac, le premier ministre Jean-MarcAyrault désavoue Montebourg. Colère dessyndicats, devant ce qui apparaît commeune trahison du gouvernement, mais

surtout de Hollande et de ses promessesde campagne : « Je suis venu aussi vousdire que si Mittal ne veut plus de vous,lançait-il en mars 2012 (...) je suis prêt àce que nous déposions une proposition deloi qui dirait la chose suivante : quand unegrande firme ne veut plus d’une unité deproduction et ne veut pas la céder, nous enferons obligation. »

Fin novembre, Ayrault annonce un accordconclu à l’arraché, qui maintient lesemplois mais ne sauve pas les hauts-fourneaux. Compromis décevant, aprèsles espoirs suscités par Hollande etMontebourg. Après de beaux discours, onabandonne l’essentiel du site sidérurgique,pourtant jugé l’un des plus rentables dugroupe, d’après un document interne de ladirection de Mittal. La fracture n’est passeulement entre les dirigeants politiqueset les ouvriers, elle touche l’équipe deHollande : « La première vraie cassure,celle qui brise quelque chose au seindu gouvernement, c’est Florange », diraune ancienne ministre, tandis que pour unancien de Matignon, « Florange, c’est unecassure fondatrice ».

Politiquement, elle se paiera au prix fort.Quand Hollande revient à Florange, finseptembre 2013, l’ambiance n’est plus àlui offrir des saucisses épicées – « nousn’avons plus les moyens d’acheter desmerguez », plaisante Édouard Martin. Lavraie sanction tombe aux municipales demars 2014 : à Florange, le maire socialistePhilippe Tarillon est sèchement battu aupremier tour, et l’UMP Michel Deckerest élu. Mais c’est surtout Hayange, laville voisine, le site symbolique où setrouvaient les derniers hauts-fourneauxArcelorMittal de Lorraine (à Florange, il yavait des bureaux et la filière froide, maispas de production d’acier), qui sanctionnel’échec politique des socialistes : laville passe au Front national, et élitFabien Engelmann. Certes, la victoire duFN est fragile. En septembre, le Frontnational implose à Hayange. Aujourd’hui,Fabien Engelmann, dont les comptes decampagne ont été rejetés par le tribunal

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administratif, est sous le coup d’uneenquête préliminaire, et risque un à troisans d’inéligibilité.

La portée symbolique de son élection n’enest pas moins désastreuse. Hayange étaitla plus grande ville de la vallée lorrainede l’acier, la Fensch, elle avait été lecœur de l’empire des Wendel. Des maîtresde forge de la famille reposent dans uneéglise monumentale que les Wendel ont

fait construire au XIXe siècle. La ville asouvent été gérée, depuis la guerre, parle PS et le PCF. François Hollande s’estpris lui-même au piège de ses promesses.Il voulait empêcher les industriels defermer des sites rentables. Non seulementil n’a pas stoppé la fermeture des hauts-fourneaux de Hayange, mais la « loiFlorange », destinée à éviter que descas similaires se produisent, sera censuréepar le Conseil constitutionnel. Elle estfinalement promulguée sous une formeédulcorée, le 29 mars 2014, trop tard pourinfluer sur les municipales.

Aux européennes de mai 2014, le reculsocialiste se poursuit. Édouard Martin, têtede liste, se retrouve seul élu de la liste PSdans l’est (voir dans la vidéo ci-dessous,l'interview qu'il nous avait donné pendantla campagne). Et le FN caracole.

L’accord de 2012 aura évité le pire pourles ouvriers de Florange. Il n’a pas redresséla production industrielle, ni l’économiede la vallée lorraine, ni l’image du PS.Les hauts-fourneaux désormais inutiles deHayange restent le symbole gênant del’impuissance et des contradictions de lagauche au pouvoir.

A Montpellier, lacondamnation qui risque decouler un hebdo satiriquePAR DAN ISRAELLE LUNDI 24 NOVEMBRE 2014

L'Agglorieuse a été condamnée à verserplus de 90 000 euros à un promoteurimmobilier et à ses sociétés pourdiffamation. La condamnation n'est pasforcément hors de propos, mais le montant

de l'amende laisse songeur. D'autant que lajuge en charge du dossier a des raisons dene pas beaucoup aimer l'hebdo.

La peine risque de clouer définitivementle bec à L’Agglorieuse, l’hebdomadairesatirique de Montpellier dont la mascotteest une mouette. Le 25 septembre, lejournal, son directeur et l’un de sesjournalistes ont été condamnés par lacour d’appel de Nîmes à verser 91 200euros en tout, pour diffamation enversun promoteur immobilier local, RobertGarzillo, et sa société Strada. « La sommequ’on nous demande correspond à lamoitié de notre chiffre d’affaires annuel,s’étrangle Tristan Cuche, le directeur deL’Agglorieuse. On ne peut pas payer. »Pour l'heure, le promoteur n'a d'ailleurs pasexigé l'argent.

Le petit hebdo satirique, tiré à 2 300exemplaires, existe depuis douze ans.Pour ses créateurs, pas de doute, lacondamnation équivaut à une « peine demort », comme ils l’ont écrit à la gardedes Sceaux Christiane Taubira. En cause,un article daté du 12 mai 2010, où lepromoteur était durement attaqué, dès laune. L’Agglorieuse révélait que RobertGarzillo, présenté comme un « arnaqueurprésumé » et « un homme d’affaires ayantpignon sur rue à Montpellier », était misen examen pour « escroqueries, abus deconfiance, abus de biens sociaux, faux,

usage de faux et subornation de témoin »,dans une enquête menée à Marseille, ettoujours pas jugée aujourd’hui.

Il est soupçonné par les enquêteursd’avoir participé à plusieurs arnaquesà l’immobilier. Des partenaires etlui auraient empoché des sommesvenant d’investisseurs intéressés pardes opérations de défiscalisation, maisauraient laissé à l’abandon pendant desmois les bâtiments qu’ils étaient censésretaper dans plusieurs villes. Dans sonarticle, L’Agglorieuse citait la procédureen cours, en nommant à plusieurs reprisesla société Strada et ses filiales. Lejournal évoquait aussi les « faillitesretentissantes » qu’était censé avoir subiesl’homme d’affaires par le passé, ainsi qued'autres « ennuis judiciaires, antérieurs àla procédure ».

Deux problèmes sont apparus rapidementaprès publication de l'article. D’abord,il ne donnait à aucun moment leséléments nécessaires pour accréditer les« faillites » ou les « ennuis judiciairesprécédents » de l’homme d’affaires. Parailleurs, l’entreprise Strada et ses filialesn’existaient pas au moment où ce derniera été accusé de magouilles. Strada aété créée en 2004, et les faits dontest soupçonné Robert Garzillo s’arrêtenten 2003, alors qu’il était à la tête dedeux autres sociétés, elles aussi basées àMontpellier à l’époque.

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« On peine à imaginer le mal qu’a pu fairecet article, affiché sur tous les points devente de journaux, dans une petite ville,ça a été l’horreur », assure l’avocat del’entrepreneur, Alain Jakubowicz. De soncôté, Tristan Cuche reconnaît que « lepapier forçait un peu le trait » et que sonjournaliste « s’est emmêlé les pinceauxdans les noms des sociétés », mais estimeque ces points sont « assez mineurs comptetenu du tableau global » que l’articledressait. Il rappelle « qu’on ne sait pas oùest parti l’argent versé par des particulierspour leurs opérations de défiscalisation ».

Ce n’est clairement pas l’avis de lacour d’appel de Nîmes, qui a rendu unjugement très sévère le 25 septembre.Elle a confirmé la condamnation enpremière instance du journal contre RobertGarzillo, à qui la publication devra verser8 000 euros. Les termes « faillitesretentissantes » et « ennuis judiciaires »qui ont été accolés au nom de l’hommed’affaires n’ont pas été justifiés par uneenquête sérieuse et relèvent donc de ladiffamation, a-t-elle tranché.

Mais surtout, la cour d’appel a donnéraison à la société Strada et à ses troisfiliales, aux mains de l’homme d’affairesmais qui attaquaient dans une procédureséparée. Et les attendus du jugement sontimplacables. « Il apparaît que les prévenusne se sont livrés à aucune enquêtesérieuse », écrit le tribunal, qui évoquenotamment un « e-mail très précis »envoyé par le promoteur la veille dela publication de l’article, où celui-cisoulignait que Strada ne pouvait pas êtremêlée à ses ennuis judiciaires précédents,puisque la société n’existait pas à l'époque.« Force est de constater que les prévenusn’ont tenu aucun compte du mail précité »,souligne le tribunal, estimant qu’« il y a làune volonté de nuire évidente ».

Ces arguments sont opposés à ceux quiavaient été retenus en première instance

le 1er décembre 2011. Le tribunal degrande instance de Montpellier avaitdécidé qu’il n’y avait pas lieu à condamnerl’hebdo satirique à la demande des sociétésde M. Garzillo. « De très nombreusesvictimes se sont plaintes des malversations

commises dès l’an 2000 » par le gérantd’une société de marchand de biens etses partenaires, dont Robert Garzillo,rappelait le tribunal. Il estimait qu’« unlien incontestable peut être fait » entreStrada et les anciennes sociétés dupromoteur. S’appuyant sur les e-mailséchangés entre ce dernier et l’auteur del’article (qui cite par ailleurs l'avocatAlain Jakubowicz dans son papier), le TGIjugeait l’enquête sérieuse, sans animositépersonnelle, et pourvue d'un but légitime.« La bonne foi est suffisamment établie »,estimait le jugement.

Animosité personnelle de lajuge ?À Nîmes, la cour d’appel a jugé en sensinverse, et a eu la main particulièrementlourde. « Plus de 90 000 euros à payer,dont 80 000 euros de dommages et intérêtspour les sociétés, c’est problématique», déclare David Mendel, l’avocat dujournal. Il rappelle que lorsque LeCanard enchaîné a été condamné enseptembre pour avoir révélé le contenude enregistrements de Patrick Buisson, iln’a dû débourser que 10 000 euros, toutcomme le site Atlantico. « Le montant desdommages et intérêts ne sont pas justifiéspar quoi que ce soit dans le dossier »,affirme l’avocat.

« Nous acceptons les sanctions justes deserreurs que nous aurions pu commettre,mais en aucun cas que ces erreurs soientfinancièrement sanctionnées comme sinous étions des délinquants du CAC40 », a écrit de son côté Tristan Cuchedans son courrier à Christiane Taubira.Il souligne aussi ne pas comprendrepourquoi, si l'article était si problématique,le tribunal a estimé que, « compte tenu del’ancienneté des faits », la condamnationne nécessitait pas d’être rendue publiquepar une diffusion dans un journal. « C’estla seule fois où notre journal a étécondamné sans que nous ayons à rendre ladécision publique », pointe David Mendel.Depuis 2007, L’Agglorieuse a déjà étécondamnée trois fois pour diffamation etune fois pour injure (suite à un dessin depresse), et a bénéficié de deux relaxes.

L’hebdo et son avocat s’interrogent sur lapersonnalité de la présidente de la courd’appel ayant jugé leur cas (avec deuxassesseurs). D’une part, elle est connuecomme étant plutôt sévère. À tel pointqu’en février 2012, les avocats du Gardet du Vaucluse s’étaient tous mis engrève pour protester contre la dureté deses jugements et de ceux d’un de sesconfrères. Mais surtout, il apparaît queL’Agglorieuse était loin d’être inconnuepour la magistrate avant qu’elle ne jugel’affaire. L’hebdomadaire lui avait en effetconsacré un de ses articles ironiques aumoment de la grève des avocats, endonnant son nom. Ce qu’elle n’aurait pasapprécié, si l’on en croit le témoignage dujournaliste auteur des articles sur la grèveet sur Garzillo. Dans une attestation touterécente, il raconte que, lors d’un mariageà l’été 2012, la magistrate l’a « “agressé”verbalement, au moment de l’apéritif, surle bord de la piscine du restaurant ». Ellelui aurait reproché le ton de l'article de2012 et le fait de l’avoir citée nommément.

Le compagnon de la juge n’est pas nonplus un inconnu pour le journal, puisqu’ils’agit de l’ancien directeur départementalde la police nationale, membre d’unclub regroupant des personnalités deMontpellier, et candidat aux dernièresélections municipales sur la liste socialisteperdante. Ces trois titres lui ont valu d’êtrecité plusieurs fois par L’Agglorieuse, etpas toujours de façon élogieuse.

De là à contester l’impartialité de ladécision rendue, il n’y a qu’un pas,que l’hebdo compte franchir. « Nousnous sommes déjà pourvus en cassation,mais nous allons aussi saisir le Conseilsupérieur de la magistrature de ces faits »,annonce son avocat. En attendant, unesoirée de soutien est organisée mercredi26 novembre.

Radicalisation religieuse:l’Education nationaledérapePAR LUCIE DELAPORTE

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LE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Mediapart s'est procuré un stupéfiantdocument envoyé par l'académie dePoitiers aux chefs d'établissement. Souscouvert de « prévenir la radicalisation» religieuse de jeunes, il manie clichéset préjugés en ciblant les musulmans. Leministère admet un certain embarras.

La radicalisation religieuse de jeunesFrançais est, compte tenu de l'actualité,devenue un sujet de préoccupation majeurdes pouvoirs publics. Dans le cadredu « plan national de lutte contrela radicalisation » lancé en avrilpar Bernard Cazeneuve, l’Éducationnationale a décidé de s’atteler au problèmeavec l’objectif de détecter au plus tôt cessituations. Au vu du stupéfiant documentque s’est procuré Mediapart, il n’estpourtant pas certain que le ministère se soitdoté des outils adéquats.

Un Powerpoint de 14 pages, intitulé« Prévention de la radicalisation en milieuscolaire » (à lire ici en intégralité), aainsi été envoyé par courriel à tous leschefs d’établissements de la Vienne. Ille sera bientôt dans toute l’académie dePoitiers. Le document qui porte l’en-tête du ministère de l’Éducation nationaleet de l’académie de Poitiers se proposed’apporter à ces cadres des indicateurspour repérer les situations potentiellementdangereuses.

Si aucune définition ne vient préciser dequelle « radicalisation » on parle, c’estpourtant exclusivement de l’extrémismemusulman qu’il est question tout au longdu document. À croire qu’il n’y a pasde radicaux catholiques, juifs ou autres…Et que la radicalisation politique, àl’extrême droite, par exemple, n’intéressepas l’Éducation nationale.

À la manière d’un petit guidepratique, le Powerpoint offre aux chefsd’établissement une liste de précieuxindices pour repérer les élèves enperdition. En tête de ces « signes extérieursindividuels », la « barbe longue non taillée(moustache rasée) » doit mettre la puceà l’oreille, tout comme les « cheveuxrasés » et « l’habillement musulman ». Les« jambes couvertes jusqu’à la cheville »,le « refus du tatouage » viennent ensuite,juste avant le « cal sur le front » (quiapparaît après des années de pratiqueassidue chez les musulmans très religieux)ou la « perte de poids liée à des jeûnesfréquents » – à ne pas confondre, la tâcheest ardue, avec l’anorexie adolescente. Ledocument ne dit pas si un seul de cessignes suffit à tirer la sonnette d’alarmeou s’il faut tous les cumuler pour mériterun signalement. Ni ce que devront faireles chefs d’établissement face à des barbusmaigrichons non tatoués.

Le document pédagogique rappelle quecertains « comportements » doiventinciter à la vigilance. Ainsi « le repliidentitaire », la « rhétorique politique »sont particulièrement suspects surtout sil’individu fait référence à « l’injusticeen Palestine », ou à certains paysprécisément listés : « Tchétchénie, Iraq(sic), Syrie, Égypte ». Marquer un « intérêtpour les débuts de l’Islam » est aussiun signe inquiétant pour l’Éducationnationale. Enfin, bien qu’on imagineassez mal qu’ils le revendiquent, lesjeunes qui raconteraient être soumis

à une « exposition sélective auxmédias (préférences pour les sites websdjihadistes) » sont à surveiller de près.

Le ministère très embarrasséLe document propose aussi dans lafoulée une typologie de la psychologiede ces individus en cours de« basculement ». On trouve ainsi letype « Lancelot » qui « recherche » le «sacrifice », le type « Mère Térésa : départpour des raisons humanitaires ». Au vudu contexte, on imagine qu’il s’agit desdéparts vers la Syrie ou l’Irak mais rien nevient le préciser tant tout dans ce documentest frappé au coin du bon sens et du sous-entendu.

Le type « porteur d’eau » relève,note doctement le document, de « larecherche d’appartenance à un groupe »– malheureusement très fréquentchez les adolescents, ce qui peutprêter à confusion –, quand letype « GI » s’apparente plus àla « recherche de l’affrontement et ducombat » et semble donc assez proche dutype « Zeus » qui est une « volonté depuissance »...

Dans un souci pédagogique, quelquesrepères historiques sont apportés auxchefs d’établissement. Là encore, ledocument ne fait pas trop dans le détail.Pour ne pas encombrer la tête desenseignants et des chefs d’établissement,

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trois grands repères historiques sontproposés comme des éléments decontexte essentiels pour comprendre laradicalisation musulmane. « Fin desannées 70 : Révolution islamique enIran », « Fin des années 90 : Création d’AlQaida, appel au djihad » et « Dès 2010 :Explosion des conflits au Moyen-Orient ».Les enseignants d’histoire apprécierontcette pénétrante vision historique.

Enfin, pour étayer par des faits précis lephénomène de radicalisation, islamique,l’académie de Poitiers a élaboré un tableauqui recense, sans donner la source deschiffres présentés, le poids du djihadismefrançais. On apprend ainsi que « 354 »personnes sûrement sont actuellementprésentes « sur place » – on ne sait pasoù - au « Djihadistan » sans doute, et que« 934 » sont « concernés par le djihad »...Toujours plus éclairant.

Comment et qui a rédigé ce document quicible exclusivement les musulmans,sans jamais distinguer d'ailleurs ce quirelève de la stricte religiosité ou dudangereux extrémisme ? Renseignementpris auprès du rectorat de Poitiers,pas moins de dix agents de l’équipemobile de sécurité (EMS) du rectoratont contribué à son élaboration. Ceséquipes chargées d’assurer la sécuritédans les établissements scolaires, etcréées en 2009, travaillent en étroitecollaboration avec les préfectures. Ce

seraient elles, selon Romain Mudrak,chargé de communication de l’académiede Poitiers, qui auraient demandé à cesfonctionnaires de l’éducation nationale,pour moitié d’anciens gendarmes oupoliciers, de se saisir de ce sujet.

[[lire_aussi]]

Comme mentionné à la fin du document,ces fonctionnaires se sont appuyés surles travaux de la Miviludes (la missioninterministérielle de lutte contre les sectes)et sur les analyses du CPDSI (Centrede prévention contre les dérives sectairesliées à l’islam) dirigé par la très médiatiqueDounia Bouzar. (lire ici la réponse qu'ellea fait parvenir à Mediapart après lapublication de notre article)

Nicolas Bray, chargé de ces questionsau cabinet de Najat Vallaud-Belkacem,confirme qu'une politique de formationdes cadres a bien commencé et quedes outils sont mis en place enétroite collaboration avec le ministère del'intérieur. Visiblement très embarrassépar la teneur du document que nouspublions, il assure que le cabinet ne l'apas « à (sa) connaissance visé », etqu'il« manque peut-être de nuances »tout en précisant qu'« un Powerpoint esttoujours accompagné de commentairesqui manquent un peu ici ». Sauf queles chefs d'établissement de la Viennel'ont reçu par courriel et donc sansaucun commentaire, comme nous l'aindiqué le rectorat.Pour lui, la politique deprévention qui est en train de se mettre enplace doit « permettre d'aider des jeunesen difficulté et en aucun cas stigmatiser ».Pour le coup, c'est raté.

Boite noireCet article a été modifié après sa parutionpour intégrer la mise au point de DouniaBouzar, que nous avions vainement tentéde joindre avant publication.

Le ministre Kader ArifdémissionnePAR MATHIEU MAGNAUDEIX ET MICHEL DELÉAN

LE VENDREDI 21 NOVEMBRE 2014

De gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre dela défense), François Hollande, Kader Arif © Reuters

Le secrétaire d'État Kader Arif a présentésa démission ce vendredi, au lendemaindes révélations de Mediapart. Uneperquisition l'avait visé le 6 novembre,dans une enquête sur des marchés passéspar le conseil régional de Midi-Pyrénées àune société dont les associés sont le frère,la belle-sœur ou les neveux du secrétaired'État aux anciens combattants.

Jusqu'ici, Kader Arif disait n'être «absolument pas » concerné par l'enquêtejudiciaire sur les sociétés de certains deses proches, enquête préliminaire ouvertele 10 septembre à Toulouse. « Cesont des affaires qui ne me concernentabsolument pas », avait-il déclaré auxmédias le 11 septembre, en marged'une visite ministérielle dans le Pas-de-Calais. Pourtant, ce vendredi matin,au lendemain de nos révélations, lesecrétaire d'État aux anciens combattants aprésenté sa démission à Manuel Valls et àFrançois Hollande.

En tout début d'après-midi, alors mêmeque le ministre n'a pas été mis en examen,l'Elysée a annoncé avoir accepté cettedémission « afin d’apporter toutes lesprécisions visant à l’établissement dela vérité dans le cadre de l’enquêtepréliminaire menée par le parquetfinancier dans laquelle son nom est cité». Une formulation qui semble indiquerque les enquêteurs ont établi un lien entreKader Arif et les sociétés en question.« Mon nom est cité dans le cadred’une enquête préliminaire », a confirméKader Arif dans un communiqué adressévendredi à l'Agence France Presse. KaderArif, qui était chargé des commémorationsdu centenaire de la guerre de 1914-1918,dit avoir démissionné « par respect pour

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la fonction ministérielle . « Cette décisionest aussi l'expression de ma loyautétotale au président de la République etau Premier ministre », ajoute-t-il. Selonl'AFP, l'entretien entre le chef de l'Etatet son ministre, vendredi matin, se seraitmal passé. Sollicité par nos soins sur lesconditions de la démission de Kader Arif,l'Elysée ne nous a pas rappelé.

Le sénateur socialiste de Moselle Jean-Marc Todeschini, homme fort du parti enLorraine, a été nommé pour remplacerKader Arif – nous l'avions épingléen 2011, Todeschini employant sa fillecomme collaboratrice.

Au PS, les réactions ne se sont pasbousculées vendredi. « C'est logique avecla culture de la transparence vouluepar François Hollande. C'est bien qu'ilpuisse s'expliquer sans que cela interfèresur le travail du gouvernement », s'estfélicité Corine Narassiguin, porte-paroledu PS. « Personne n'est au-dessus deslois en France. La justice fait son travail.La démission de Kader Arif, c'est laRépublique exemplaire », a égalementcommenté le député PS Alexis Bachelay,un des rares à s'exprimer. « Arif était augouvernement pour la simple raison qu'ilest le "factotum" de Hollande qui a rendudes services pendant quinze ans, réagit unautre parlementaire socialiste, proche del'aile gauche du PS. On ne va pas le pleurerou le regretter. »

De gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre dela défense), François Hollande, Kader Arif © Reuters

Pour François Hollande, cette démissionapparaît comme un nouveau coup durpolitique. Un de plus. Arif est letroisième ministre poussé à la démission,après Jérôme Cahuzac – en mars 2013,après l'ouverture d'une informationjudiciaire sur son compte en Suisse –,Thomas Thévenoud, éphémère ministre

exfiltré du gouvernement en septembredernier pour s'être soustrait au fisc.Soupçonnée d'avoir menti sur sadéclaration de patrimoine, YaminaBenguigui, membre du gouvernementAyrault, n'avait pas été reconduite parManuel Valls. Le chef de l'Etat aégalement dû se séparer de son conseillerspécial, Aquilino Morelle, dont Mediapartavait révélé les conflits d'intérêt avecl'industrie pharmaceutique.

Comme Mediapart l'a révélé jeudi, lesbureaux du secrétaire d'État aux ancienscombattants, placé sous l'autorité duministre de la défense Jean-Yves Le Drian,ont été perquisitionnés le 6 novembre,dans le cadre d'une enquête préliminaireouverte en septembre sur des marchéspublics attribués par le conseil régionalde Midi-Pyrénées à des parents de KaderArif.

De source proche de l'enquête, laperquisition a été menée par l'Officecentral de lutte contre la corruptionet les infractions financières et fiscales(OCLCIFF), service de police judiciairespécialisé dans la lutte anti-corruption.Les bureaux visités sont ceux de lasous-direction des achats du ministère. Ils'agissait pour les enquêteurs de vérifierla passation de marchés avec les sociétésdes proches d'Arif. Des documents ont étésaisis et sont en cours d'exploitation, a-t-on appris de même source. AWF Music esten effet référencée sur le site recensant lesfournisseurs du ministère de la Défense.Mais le ministère de la Défense, que nousavons sollicité, assure qu'AWF « n'est pasfournisseur » du ministère, et que ce siterecense en réalité toutes les entreprisesayant été « candidats à des appels d'offres,qu'ils aient été remportés ou perdus ».

Le 10 septembre, l'annonce de l'ouverturede cette enquête préliminaire par leparquet de Toulouse avait fait du bruit.Kader Arif est en effet un très proche deFrançois Hollande. Il fut un des piliersdu "club des 3 %", ces quelques soutiensqui ont entouré François Hollande lorsqu'iln'était qu'un outsider dans la course àl'Élysée, au plus bas dans les enquêtesd'opinion.

D'origine modeste et fils de Harki, Arif,54 ans, arrivé en France à l'âge de troisans, a grandi dans le Tarn, à Castres.« Je suis totalement français, fils de laRépublique et en même temps, né à Alger,fils d’Algériens analphabètes de culturemusulmane », disait-il en mars dernier àLibération.

La légende veut que Jospin, alors hommefort du PS et élu de Cintegabelle, aitfait sa connaissance par hasard, à la findes années 1980. « Kader Arif était làdans un café à jouer au flipper, et il ainvectivé Jospin », rapporte un socialistede Haute-Garonne. Les deux hommes ontsympathisé, avant que Kader Arif ne soitembauché comme chauffeur. Le débutd'une ascension dans l'appareil du PS deHaute-Garonne, une des grandes "fédés"du parti: chargé de mission auprès deJospin en 1988, premier secrétaire du PSlocal de 1999 à 2008, député européen en2004 réélu en 2009, député en 2012.

En 2002, après l'élimination de LionelJospin au premier tour de la présidentielle,Arif, premier fédéral et fidèle d'entre lesfidèles de Jospin, console des militantsabasourdis:

« Ça fait des années que Jospin leprotège. Grâce à ce soutien, il a longtempsbénéficié d'une quasi-impunité », assureun socialiste de Midi-Pyrénées. Au PSde Haute-Garonne, Arif surprend plusieursde ses camarades par son train de vie.Selon plusieurs témoins, il a même disposéd'un chauffeur personnel, ce qui n'estpas habituel pour les premiers fédérauxsocialistes.

Dès 2002, Arif devient secrétaire nationaldu PS, chargé de l'international puisdes fédérations, un poste clé, de 2005à 2008. François Hollande est alors lepremier secrétaire du parti. Kader Arifsera ensuite une des chevilles ouvrièresde la campagne des primaires. Lors dela campagne présidentielle, il pilotait lepôle "coopération" de l'équipe du candidat.Depuis mai 2012, il était un membre dugouvernement aussi discret qu'inamovible,proximité avec le chef de l'État oblige.D'ici un mois, il pourra revenir siéger àl'Assemblée nationale.

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La justice s'intéresse à une série demarchés passés entre le conseil régionalde Midi-Pyrénées, présidé par le socialisteMartin Malvy, et deux sociétés, AWFMusic (liquidée en mai 2014) puis AWF,dont les associés sont le frère, la belle-sœur ou les neveux du ministre. Elu dès1999 à la tête de la puissante fédérationde Haute-Garonne, eurodéputé de 2004 à2012, Kader Arif n'a jamais été conseillerrégional. Mais il est suspecté d'avoir aidéà ces attributions de marchés. L'enquêtea été déclenchée suite à un signalementà la justice de l'opposition UMP-UDI duconseil régional de Midi-Pyrénées, alertéepar des concurrents malheureux d'AWF.

Depuis la mi-septembre, le dossier avaitété dépaysé au Parquet national financier(PNF), service spécialisé dans la luttecontre la délinquance financière et lafraude fiscale annoncé fin 2013 et créé enmars 2014, en réaction à l'affaire Cahuzac.

Ces deux sociétés, spécialisées dansla production de spectacles et lasonorisation, ont été depuis 2009 chargéesde l'organisation d'événements pour lecompte de la région – 242 prestationsentre décembre 2009 et juillet 2014 selonl'opposition, soit environ une facture parsemaine, pour un montant global de 2,046millions d'euros.

La société s'est également occupée decertaines prestations pendant la primairesocialiste puis lors de la campagneprésidentielle de François Hollande. AWFMusic était notamment chargée dela réalisation de certains meetings ducandidat François Hollande.Selon le procureur de la République deToulouse, le signalement de l'oppositionfait état « d'anomalies dans lesrelations contractuelles existant entrela région et certaines sociétés ».L'opposition s'interroge sur les modalitésde certains marchés, soupçonnantd'éventuels favoritismes ou de possiblessurfacturations.

En 2008, un premier marché desonorisation et de structures scéniques aété conclu pour deux ans. Le montantprévu (179 000 euros) est atteint en un an.En 2009, un contrat « relatif à la fourniture

de concepts visuels, à l'agencement et àla décoration d'événements organisés parla région » est passé pour 4 ans. Estiméà 340 000 euros, il a finalement atteintplus de 1,7 million d'euros. En 2013,un autre appel d'offres a dû être annulépour « insuffisance de concurrence » cardeux des sous-missionnaires, AWF et AllAccess, avaient en fait le même gérant.Finalement, un nouvel appel d'offres aété lancé en 2014, lui aussi remportépar AWF. Le marché est estimé à 2,8millions d'euros. Selon le conseil régional,ce contrat est toujours en cours.La démission de Kader Arif affaibliten tout cas Martin Malvy, le presqueoctogénaire président du conseil régional(depuis 2004). Après l'annonce del'ouverture d'une enquête qui dénonce une« campagne de dénigrement », Malvyavait pris fait et cause pour Kader Arif.Il avait contesté que Kader Arif soit «intervenu ni directement ni indirectementpour favoriser l’attribution d’un marchéqui concerne la Région et elle seule »,réfutant que des « factures fictives » aientété « émises ».

« Les marchés (…) attribués l’ont étéau terme d’appels d’offres qui ont faitl’objet de larges publications d’appelsà la concurrence », insistait-il dansson premier communiqué, publié lejour de l'annonce de l'ouverture d'uneenquête préliminaire. Le 12 septembre,une perquisition a eu lieu au conseilrégional. À cette occasion, les enquêteursont « rencontré la haute administrationdu conseil régional », confirme un porte-parole.

Boite noireNotre article Marchés publics:le ministre Kader Arif a étéperquisitionnéa été mis en ligne jeudi 20novembre dans l'après-midi. Cet article,mis à jour en temps réel vendredi aprèsl'annonce de la démission du ministre, enreprend une partie.

Grigory Sokolov, le pianofait homme et vice versaPAR ANTOINE PERRAUD

LE DIMANCHE 23 NOVEMBRE 2014

Vidéos dans l'article

Le pianiste russe Grigory Sokolov, 64 ans,a donné son concert annuel au Théâtredes Champs-Élysées à Paris, vendredi21 novembre 2014. Une expériencecosmique. Retour sur un génie caché quel'univers a fini par découvrir. Il se cantonneà l'Europe, fuit la presse et joue comme unange...

En dépit d'une douzaine d'exhibitionnistesenrhumés venus cracher leurs poumonsau Théâtre des Champs-Élysées plein àcraquer vendredi 21 novembre 2014, lepianiste Grigory Sokolov, né à Léningraden 1950 et vivant à Vérone (Italie), offritune merveille de récital. La gigue finale dela première Partita de Bach, le Largo de

la 7e Sonate de Beethoven, l'arpège initial

de la 3e Sonate de Chopin, donnèrent lachair de poule. Et puis il y eut les bis, dontSokolov a le génie.

Le 20 novembre 2013, l'artiste avait annuléson immuable concert annuel prévu dansce même Théâtre des Champs-Élysées.Sa femme se mourait. Officiellement, lemaître avait la grippe. Tout est ritualisé

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chez Grigory Sokolov. Il fait le mêmenombre de pas pour gagner le piano,salue du même air presque renfrogné,s'assoit de façon mécanique et joue alorscomme un ange. Douze mois durant, ilpropose les mêmes morceaux de musiqueau cours de tournées codifiées, limitéesà l'Europe – l'Amérique le réclame avecinsistance, désormais en vain. Puis ilabandonne à jamais le répertoire dontil a fait le tour face à ses différentspublics, pour entamer un nouveau cycle.Paris n'avait donc pas entendu les piècesde Schubert à son programme durantl'automne 2013 (4 Impromptus, op. 90,D 899, 3 Klavierstücke, D 946). Parconséquent, le pianiste offrit, en guise delongs bis, une partie de ce que nous avionsmanqué ; un an et un jour plus tard ; avecune émotion décuplée, comme si planaitsur cette soirée la compagne disparue.

De toute façon, quelles que soient lescirconstances, Sokolov surprend, émeut,sidère. Son agent depuis trente ans,Franco Panozzo, explique à Mediapart :« Tout en restant dans les limites dece que voulait le compositeur, sanstransgression provocante ou inutile, lemaestro veut expérimenter toutes lesnuances ou les approches possiblesde l'interprétation d'un chef-d'œuvre, enfonction de l'acoustique, de l'instrument,de l'atmosphère de la salle et desdispositions du public. » Comme ClaudeMonnet avec la cathédrale de Rouen, saisieselon différentes lumières, ni tout à fait lamême, ni tout à fait une autre...

Le 21 novembre 2012, voilà doncexactement deux ans, le Théâtredes Champs-Élysées connut, dans unrecueillement et des larmes dignes dupublic russe, l'un des plus beaux concertsde son histoire. Le récital de Grigory

Sokolov comportait la 29e Sonate deBeethoven, dite Hammerklavier. L'Adagiofameux de cet opus 106 devint, l'espaced'une soirée, un moment hypnotique infini.Bruno Monsaingeon avait filmé Sokolovà Paris lors de son récital annuel en 2002,dix années auparavant – permettant ainside garder un témoignage de l'interprétationahurissante, avant évanouissement du

répertoire, de la 7e Sonate de Prokofiev.Le réalisateur – à qui l'on doit desdocumentaires somptueux sur Menuhin,Oistrakh, Gould ou Richter – a vouluque restât une trace patrimoniale dela Hammerklavier par Sokolov. Ce futpossible à Berlin, le 5 juin 2013. Il suffitde quelques secondes pour être gagné parla magie :

Le pianiste Mikhaïl Rudy déclare àMediapart : « Sokolov est le plus grand.J'en avais entendu parler, trois ansavant qu'il ne remporte le concoursinternational Tchaïkovski en 1966, parmon professeur de Donetsk, qui était lacousine de son professeur à Léningrad.La musique était le secteur artistique lemoins bridé par le régime soviétique.Les esprits créatifs s’y épanouissaient,donnant libre cours à une émotion virantà la communion et relevant de la religion– interdite alors. Une telle atmosphère, quidevait donc tant à la demande du public,est en train de disparaître. Du coup,Sokolov impose ce qu’on ne lui réclameplus. Il impose son univers. C’est tout saufune partie de plaisir, un récital de Sokolov.C’est une expérience existentielle, aumême titre qu’un film de Tarkovski. Au-delà de la simple performance, un concertde Sokolov s'avère d'ordre spirituel et peutdonc changer la vie. Imaginez la chargeémotionnelle que cela implique : il mettout se vie dans chaque note qu'il joue.Il est le dernier d'une espèce en voie dedisparition. Il m'offre ce que j'ai perdu etque je trouvais en écoutant Gilels, Richter,ou Michelangeli. »

Pour comprendre la comète Sokolov,voici une petite démonstration avec lesolo initial (conçu à l'origine pour unpiano-pédalier) du premier mouvement,Andante, du concerto n° 2 en sol mineurde Saint-Saëns. Comparons l'ultimeenregistrement d'une gloire absolue quis'apprête à quitter la scène, ArthurRubinstein (1887-1982, filmé en 1975 :orchestre symphonique de Londres dirigépar André Prévin), avec la premièregravure d'une jeune pousse enregistrantdans la foulée de l'épreuve du concoursTchaïkovski : Grigory Sokolov, donc

– Neeme Järvi (père de l'actuel directeurmusical de l'orchestre de Paris PaavoJärvi) est à la tête de l'orchestresymphonique de l'URSS (disque Melodya,1967) :

Ci-dessus, Sokolov parvient à suggérer lasonorité de l'orgue, dont s'inspirait Saint-Saëns, de même qu'il donne l'impressionde restituer le timbre du clavecin lorsqu'iljoue Rameau (voir et entendre ici soninterprétation des Tendres plaintes). Il aune connaissance intime de l'instrument,comme nous le raconte le réalisateurBruno Monsaingeon : « Il se trouve que j'aichez moi, en plus du Yamaha de concertde Richter, un Steinway que Sokolov, depassage, s'est empressé d'examiner soustoutes les coutures avec une petite lampede poche qu'il avait sur lui. Je me suiséclipsé pour le laisser ausculter puis jouer.N'entendant plus rien depuis de longuesminutes, je suis revenu et l'ai trouvé abîmédans mes disques de Glenn Gould, qui,visiblement, le fascine. »

Grigory Sokolov sait tout sur tout, selonson agent, qui le compare à un ordinateurvorace et pudique : l'artiste intègre etaccumule des données dans tous lesdomaines, mais n'éprouve aucun besoind'en faire état – même sous prétexte departage. Il ne se trouve jamais que dansla musique : « Sokolov n'est ni triste nijoyeux, Sokolov est tout le temps Sokolov.Rien ne le conditionne. La fatigue, lamauvaise humeur, ou les contrariétésn'ont aucune prise sur lui. Du moment qu'ilapproche un piano, il est cent pour centSokolov, même si vous le trouverez, aprèsle concert, disert et souriant comme unenfant », nous affirme Franco Panozzo.

L'organisatrice de concert Jeanine Roze,active depuis 40 ans dans le domaineclassique, a misé sur un Grigory Sokolovalors quasiment inconnu. Il joua dans

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un Théâtre des Champs-Élysées à moitiévide, avant que les places ne s'arrachassentd'année en année. La dame refuse des'épancher sur cet artiste si singulier,histoire de ne pas créer de jalousieparmi tous ceux qu'elle produit. On sentnéanmoins chez elle un tendre intérêt pourcet homme hanté par l'ombre et tourmentépar la lumière, qui ne grave plus de disqueen studio depuis 1990, qui ne joue plusavec orchestre, qui laisse enregistrer sesrécitals mais refuse toute diffusion avantsa mort.

Franco Panozzo vient pourtant de réussirà le convaincre de laisser éditer, parDeutsche Grammophon, l'enregistrementd'un concert donné en 2008 au festivalde Salzbourg : « Je gardais la captationde ce moment, deux sonates de Mozart etles 24 Préludes de Chopin, en espérantqu'un jour le maestro dirait oui. Ce jourvient d'arriver, le disque sera disponibleen janvier 2015. »

Quand Grigory Sokolov accordera-t-il,enfin, le moindre entretien à la presse ?« Avec lui, plaide son agent, il faudraitentrer dans une autre dimension. Ilfaudrait un ou une journaliste qui nefasse pas que recueillir des propos,mais qui devienne comme l'interprètede l'interprète. Est-ce possible et mêmenécessaire ? Il suffit de l'écouter jouer,il raconte tout du monde et de lui-même.C'est son moyen d'expression. Pourquoiprétendre lui en imposer un autre ?... »

Philippe Marlière, affligémais combatifPAR HUBERT HUERTAS ET MARTINE ORANGELE SAMEDI 22 NOVEMBRE 2014

Vidéo dans l'article

Pour le premier entretien enregistré dansles studios flambant neufs de Mediapart,Objections a choisi d'inviter le politologue

Philippe Marlière. Avec l'économisteLiêm Hoang-Ngoc, il publie cette semaineun manifeste, La gauche ne doit pasmourir.

Philippe Marlière, professeur de sciencespolitiques à University College London,est bien connu des lecteurs de Mediapart,où il tient l'un des blogs les plusrecommandés. Il a longtemps appartenuà l'aile gauche du PS, avant d'en partiren 2009, pour rejoindre le NPA d'OlivierBesancenot, et le quitter à son tour.

Marlière fait partie d'une gauche radicalequi rêve néanmoins d'unité jusqu'auxsociaux-démocrates, sauf que pour lui lessociaux-démocrates sont représentés enEurope par Syriza en Grèce, ou Podemosen Espagne, et que dans son esprit les« sociaux-libéraux » français, FrançoisHollande ou Manuel Valls en tête, nereprésentent plus « la gauche » mais sontpassés avec armes et bagages dans le campd'en face, celui de la droite...

Avec l'économiste Liêm Hoang-Ngnoc,ancien député européen et toujoursmembre du PS, il a donc entrepris de tracerle contour idéologique de cette nouvelleunion de la gauche, dans un « Manifestedes socialistes affligés » intitulé La gauchene doit pas mourir (le blog sur Mediapartdes socialistes affligés est ici).

Un « affligé » combatif, qui critiqueà boulets rouges l'idée selon laquelle ilfaudrait craindre les marchés ou la fuitedes multinationales : « C'est un fantasmeentretenu, comme l'obsession de la dette,qui est un loup-garou. »

Se défendant de tout excès (« Ce quiest excessif, c'est la politique économiquedu gouvernement ») il qualifie de «putsch idéologique » la nomination deManuel Valls à Matignon, et la CinquièmeRépublique de « césarisme obscène » oude « bizarrerie en Europe ».

Pour lui, les « sérieux », ceux qui«dispensent les leçons d'austérité en setrompant en permanence », au nom dufameux « Tina » de Margaret Thatcher («There is no alternative »), ne sont pas deséconomistes mais des idéologues.

L'alternative politique, développée parPhilippe Marlière dans Objections, devraitconduire à ne plus s'enfermer dans le refusde toute alliance (il vise Besancenot) età admettre (il pense à Mélenchon) quel'avenir ne passera pas par l'effondrementdes sociaux-démocrates mais au contrairepar leur ancrage à gauche.

À ce titre, il regarde avec intérêt lemouvement des frondeurs, en espérantqu'ils passeront, « avant qu'il ne soit troptard », de l'abstention à un refus clair etnet.

Aux Etats-Unis, Obamaannonce la régularisationde millions d'immigrésillégauxPAR THOMAS CANTALOUBELE VENDREDI 21 NOVEMBRE 2014

Le président des États-Unis, prenant actede l'inaction du Congrès, a décidé derégulariser 4 à 5 millions de sans-papiers sur un total d'environ 11 millions.Ce faisant, il provoque l'ire mais aussil'inquiétude des républicains.

Dix jours après avoir perdu la majorité auSénat, et se trouvant désormais face à uneopposition requinquée, Barack Obama aréagi en décidant d’agir seul sur un sujetparticulièrement sensible : l’immigrationillégale. Prenant acte du fait que les deuxchambres du Congrès se renvoyaient laballe depuis des années en se montrantincapables d’adopter la moindre loi sur lesujet, le président des États-Unis a doncdécidé d’agir en usant de son pouvoirexécutif (plus ou moins l’équivalent desdécrets présidentiels en France).

La mesure annoncée jeudi 20 novembre2014 au soir consiste à autoriser lesimmigrés illégaux présents depuis aumoins cinq ans sur le sol américain, etqui ont des enfants nés aux États-Unisou disposant de papiers, à bénéficier d’untitre de séjour. Ils devront pour ce fairecontacter les services du gouvernement,subir une vérification de leur casierjudiciaire, et payer leurs impôts (ycompris des amendes pour paiement en

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retard s’ils ne les ont jamais payés).Une fois ces formalités accomplies,ils pourront bénéficier d’une carte de« Social Security », le sésame pourtoutes les démarches administratives auxÉtats-Unis, et ne courront plus le risqued’être expulsés. Libres à eux ensuitede poursuivre les démarches d’accès àla citoyenneté s’ils le souhaitent. Selonles estimations du gouvernement, cettemesure devrait concerner quatre à cinqmillions de personnes, sur les onzemillions d’illégaux supposés vivre sur leterritoire des États-Unis – en très grandemajorité des « latinos » originaires duMexique et d’Amérique centrale.

Obama en pleine discussion avec le chef desrépublicains au Sénat, le très conservateur Mitch

McConnell © Pete Souza/Maison-Blanche

Cette annonce a eu pour effet de fairegrimper les républicains aux rideaux, pourune variété de raisons allant de « l’abusde pouvoir exécutif » à l’accusationde procéder à « une amnistie quiva encourager l’immigration illégale ».Pourtant, Obama est loin d’être le premieroccupant de la Maison Blanche à prendrece genre de décision. Ronald Reagan, lehéros de la droite républicaine, et GeorgeH.W. Bush (le père) avaient pris desmesures identiques, le premier légalisantplus de 3 millions de sans-papiers en1986 et le second un peu plus de 1,5million quelques années plus tard. Dansles années 2000, George W. Bush (lefils) avait envisagé de le faire à plusieursreprises sans s’y résoudre, en raison del’opposition des extrémistes dans sonparti. Il avait néanmoins accéléré l’accèsà la citoyenneté des immigrés en situationrégulière engagés dans les forces armées.

En vérité, la plupart des présidentsaméricains depuis Franklin Rooseveltdans les années 1930 prennentrégulièrement des mesures de

régularisation afin de « désengorger »les statistiques de l’immigration illégaleet de permettre à des gens qui, de toutemanière, ont fait leur vie aux États-Unis,en y travaillant, en y payant des impôts,en s’engageant dans l’armée, en y élevantleurs enfants nés sur place, d’obtenir despapiers et de ne plus craindre d’êtredéportés au premier contrôle de police. S’ily a onze millions d’illégaux aujourd’huiaux États-Unis, c’est justement parcequ’aucune régularisation massive n’a étéeffectuée depuis une vingtaine d’années,principalement en raison du climatpolitique.

Jusque dans les années 1990, il yavait suffisamment d’élus républicainset démocrates au Congrès pour formerune majorité et s’entendre sur le sujetafin de voter des lois de régularisation.Aujourd’hui, en raison de la dérivedroitière des républicains, et des craintesde nombreux démocrates qui font face àdes électorats populaires déstabilisés par labaisse de leur niveau de vie, cette majoritén’existe plus. D’où la décision prisepar Barack Obama d’avancer seul, sansles élus. Dans son allocution télévisée,le président les a renvoyés à leur(ir)responsabilité : « Aux membres duCongrès qui questionnent mon autoritésur le sujet, ou à ceux qui se demandentpourquoi j’interviens alors que les élus ontéchoué, je n’ai qu’une réponse : votez uneloi ! »

Sans surprise, les ténors du partirépublicain ont répondu de manièreoutragée, voire véhémente, certainsappelant à démettre Obama et à l’envoyeren prison. Au-delà de ces gesticulations,les conservateurs sont extrêmementembarrassés face à l’annonce du Président,pour deux raisons. Premièrement, lesrépublicains savent depuis quelquesannées qu’ils ont un « problème latino » :élection après élection, les Hispaniquesqui représentent environ 17 % de lapopulation et le quart des naissancesdans le pays, votent majoritairement enfaveur des démocrates. Les raisons sontsimples : les démocrates sont plus souplessur les questions d’immigration et plus

favorables aux programmes sociaux aidantles plus faibles, alors que la plupartdes républicains emploient une rhétoriqueanti-immigrés comparable à celle duFront national en France, alors mêmeque, selon de nombreux sociologues, lapopulation « latino » pourrait facilementvoter pour les conservateurs si ceux-cine les stigmatisaient pas sans arrêt (lesHispaniques sont plus religieux et sontfréquemment de petits entrepreneurs).

Pour comprendre la portée de l’annonced’Obama, il suffisait de regarder latélévision : alors qu’aucune des chaîneshertziennes n’a retransmis l’allocutiond’Obama en direct, la grande chaînehispanophone Univision a interrompu sacouverture des « Latin Grammys »,la grande cérémonie de récompensesde l’industrie musicale hispanique,pour diffuser l’annonce présidentielle.Selon les spécialistes électoraux, cetterégularisation n’aura pas nécessairementun grand impact sur les prochains scrutins,mais elle pourrait en avoir sur le longterme, surtout si le parti républicainpersiste dans sa rhétorique anti-immigrés:« Si les républicains se coupent deslatinos, ils resteront dans l’oppositionpour longtemps », affirme Nate Cohn dansle New York Times.

L’autre aspect de cette annonce quiinquiète les conservateurs tient à lamanière dont Obama entend mener la finde son mandat pendant les deux ans qui luirestent, alors qu’il doit affronter un Sénatet un Chambre des représentants qui luisont hostiles. Si le Président s’engage dansla voie des « executive orders », les élusvont avoir bien du mal à le contrer car,notamment sous Bush, ils ont grandementtoléré ce mode de gouvernance et ilsn’ont que peu de recours pour s’opposerà lui – hormis la Cour suprême. Quantau vote des lois, la Maison Blanchepossède un pouvoir de veto difficilementcontournable (sauf à rassembler les deuxtiers des voix du Congrès).

Tout cela laisse entrevoir la possibilitéd’un affrontement très musclé entre lePrésident et la majorité républicaineau Congrès. Derrière la main tendue

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d’Obama au lendemain des électionsde début novembre, celui-ci pourraitdécider d’engager seul un certain nombrede réformes qui ne nécessitent nifinancement ni autorisation spécifique desélus – notamment les questions liées àl’environnement. Certains progressistes semettent d’ores et déjà à rêver d’un Obamaqui ne serait plus limité par la perspectived’une prochaine élection à remporter, oupar des négociations à n’en plus finir avecles élus de son camp et de l’opposition, etqui mènerait enfin une vraie politique degauche. Mais on n’en est pas encore là…

La société civile africaine serebelle contre l'accord delibre-échange UE-AfriquePAR FANNY PIGEAUDLE VENDREDI 21 NOVEMBRE 2014

Après douze années de bataille, laCommission européenne a fait signer auxpays africains un accord de libre-échangequi leur est très défavorable. Sur place, desorganisations de la société civile semobilisent pour demander aux parlementsnationaux de refuser sa ratification.

La nouvelle est passée inaperçue enEurope, et pourtant, le commissaireeuropéen au commerce, Karel De Gucht,a dû jubiler ce jour-là : le 16octobre, cinq pays d’Afrique de l’Est ontsigné avec l’Union européenne (UE) unaccord de partenariat économique (APE).Quelques mois plus tôt, c’était toutel’Afrique de l’Ouest et plusieurs Étatsd’Afrique australe qui disaient oui à l’UE.L’événement a été à la mesure des effortsdéployés par la Commission européenne :elle a bataillé pendant douze ans pour faireaccepter cet accord de libre-échange. Saufque… ce n’est peut-être pas terminé ! EnAfrique, des organisations de la sociétécivile se mobilisent depuis plusieurssemaines pour demander aux parlements

nationaux de refuser la ratification de cesAPE, ultime étape avant leur mise enœuvre.

Chefs d’entreprise, ONG, hommespolitiques, économistes, monde paysan :beaucoup ont été en effet consternés parla signature des APE. « Trahison »,« suicide », « mise à mort », « erreurhistorique », entend-on ainsi en Afriquede l’Ouest. Pour ceux qui ont suivil’histoire des APE depuis le début, rien desurprenant : tout au long du processus denégociation entre Européens et Africains,les tensions ont été fortes.

Au départ, il s’agissait de trouver unesolution pour remplacer la conventionde Lomé et les accords de Cotonou.Ces derniers permettaient depuis 1975 àcertains produits des pays ACP (AfriqueCaraïbes Pacifique) d’entrer sans taxeen Europe, prenant ainsi en compteles différences de développement entreles deux zones. Mais parce que nonréciproques et discriminatoires, Lomé etCotonou ont été jugés non conformesaux règles de l’Organisation mondialedu commerce (OMC). En 2002, laCommission européenne a donc proposéde nouveaux accords à signer avec sixblocs (Afrique orientale, Afrique australe,Afrique de l’Ouest, Afrique centrale,région des Caraïbes et région Pacifique).

L’idée principale de ces APE, qui vontbien au-delà des demandes de l’OMC, peutse résumer en une phrase : « On permetà 100 % de vos produits d’entrer sansdroits de douane en Europe et vous faitesla même chose pour au moins 80 % desnôtres. » Très tôt, les régions Caraïbeset Pacifique ont accepté le deal. Pour lesautres, il a été pendant longtemps hors dequestion d’y adhérer. D’ailleurs, l’Afriquecentrale, le Cameroun excepté, résisteencore. Et pour cause : toutes les études

indiquent que l’ouverture des marchésaux produits européens va plomber leséconomies africaines, très vulnérables.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

« Les produits fortement subventionnéseuropéens vont déstabiliser notreagriculture et induire une baisse desprix », a ainsi rappelé en août le Roppa,une plate-forme regroupant les principalesorganisations paysannes d’Afrique del’Ouest. La Chambre des communesbritannique avait dit la même chose dansun rapport publié en 2005. Qui dit baissedes prix, dit évidemment appauvrissementdes paysans mais aussi « un exoderural massif qui se traduira, fauted’opportunités, en émigration illégale endirection de l’Europe », prévient le Roppa.Le scénario risque d’être le même pourle tissu industriel : il va se trouverlui aussi concurrencé par des produitsvenus d’Europe, plus compétitifs. Enjuillet, le président d’une organisationpatronale du Cameroun, Protais Ayangma,a expliqué à ses concitoyens que l’APEallait déstructurer l’industrie, déjà faible,de leur pays et « détruire les emplois,qui vont se transporter vers les paysdu Nord, nous réduisant au statut deconsommateurs ».

Autre grand motif d’inquiétude : labaisse des revenus douaniers qu’impliquel’ouverture des marchés. « Aprèsla suppression des recettes fiscalesdouanières qui constituent parfois prèsde 40 % des ressources budgétaires desÉtats, les APE vont procéder durablementsinon définitivement au désarmementdes États », a estimé en 2008 laparlementaire et aujourd’hui ministre dela justice, Christiane Taubira, dans unrapport commandé par Nicolas Sarkozy(lire ici notre article de l'époque, etlà le rapport lui-même). Ces pertesfinancières ne seront pas compensées parles exportations vers l’UE, essentiellementconstituées de produits primaires : les APEconçus par l’UE interdisent la hausse destaxes à l’exportation.

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L’UE a certes promis des financementspour aider ses partenaires à s’adapterà ce nouveau contexte, mais ils sontjugés largement insuffisants et contre-productifs. « Nous refusons d’admettrecette politique de la main tendue. Notreavenir ne dépendra pas de l’assistancemais de la possibilité qu’auront nospeuples de créer par eux-mêmes de larichesse et de vivre ensemble sur leur terredans la paix et la dignité », s’indigne, auSénégal, une Coalition nationale contre lesAPE.

La clause de la « Nation la plusfavorisée » (NFP) figure aussi parmiles nombreux points jugés scandaleuxpar la partie africaine : elle impose auxACP l’obligation d’étendre à l’Europe lesavantages commerciaux plus favorablesqu’ils accorderaient à un autre grospartenaire commercial… Les APE signéspar l’Afrique de l’Ouest « confinentdavantage la région dans un rôle defournisseur de matières premières et declient des produits (…) subventionnéseuropéens », résume le Roppa.

Alassane Ouattara a pesé detout son poids pour faire plierl’Afrique de l’OuestÀ travers les APE, se lit surtout la volontéde l’Europe de contrer d’autres grandespuissances comme la Chine, de plus enplus présente sur le continent africain,alors que ce dernier va être, selon toutesles prévisions, le prochain gisement decroissance de la planète. C’est d’ailleursla direction générale du commerce dela Commission européenne, et non ladirection générale du développement, quia géré de bout en bout le dossier APE.Pas étonnant, donc, que personne necroie à la sincérité de la Commissionquand elle affirme que les APE vontassurer à l’Afrique « prospérité » et« croissance ». « Il n’y a pas d’exemple

d’ouverture de marché qui ait conduitau développement », soulignait le rapportTaubira.

Au cours des derniers mois, laCommission européenne a certes revu, à lademande de plusieurs États européens (laFrance, le Danemark, la Grande-Bretagne,l'Irlande et les Pays-Bas), quelques-unesde ses exigences : elle a accepté de fairedescendre sous la barre des 80 % le niveaude libéralisation demandé à l’Afriquede l’Ouest. Elle lui donne aujourd’huivingt ans pour ouvrir progressivementson marché à 75 %. Mais c’est encorebeaucoup par rapport à ce que voulaientles Africains : ils avaient prévenu au débutdu processus qu’ils ne pourraient allerau-delà de 60 %, au risque de devenirtotalement perdants. Surtout, « les chiffresavancés aujourd’hui ne correspondent pasà la réalité. L’ouverture à 75 % donton parle, s’appuie sur des données de2002-2004. Si on les actualise, on se rendcompte qu’on va en réalité libéralisernos marchés à 82 % », souligne CheikhTidiane Dieye, membre du comité régionalde négociations de l’APE Afrique del’Ouest et responsable de l’ONG Enda-Cacid, à Dakar.

Pourquoi, alors, la plupart des paysafricains ont-ils finalement adhéré auxAPE ? Premier élément de réponse :leurs négociateurs n’ont pas toujours étéà la hauteur. La société civile d’Afriquecentrale leur a ainsi reproché de « manquerde détermination dans la préservationdes intérêts » des Africains. Un anciendirecteur de la Banque centrale du Nigeria,Chukwuma Soludo, lui, s'interrogeait, en2012 : « Les pays africains ont-ils lacapacité de négocier un APE bénéfiquepour eux alors que certains de leursconseillers et consultants sur les APE sonteuropéens ? »

Deuxième élément de réponse : l’arrivéeau pouvoir de certains chefs d’État a joué,et en particulier celle d’Alassane Ouattaraen Côte d’Ivoire, en 2011. Ancien du FMI,très favorable au marché, sans doute aussiredevable à l’UE pour l’aide qu’elle luia apportée pour accéder à la présidence,il a pesé de tout son poids pour faireplier l’Afrique de l’Ouest. Macky Sall,élu en 2012 au Sénégal, s’est montré luiaussi favorable aux APE, contrairementà son prédécesseur Abdoulaye Wade,qui dénonçait une « recolonisation ducontinent » et demandait un « accordtenant dûment compte de l’asymétrie deséconomies africaines et européennes ».Au Cameroun, les autorités ont fait mieuxque partout ailleurs : elles ont empêchépendant douze ans toute tentative dedébat public sur les APE, menaçant aubesoin les journalistes de représailles. Etc’est en catimini, le 9 juillet, que leParlement, dominé par le parti du présidentPaul Biya, a donné son accord à laratification de l’APE. L’Acdic, la seuleONG camerounaise qui se soit intéresséede près à ces accords, a parlé à cetteoccasion de « complot contre les intérêtsdu peuple camerounais ».

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Troisième élément de réponse : desmultinationales installées sur le continentet exportant vers l’Europe ont menéun lobbying intense. Ce sont elles quiont pour l’instant le plus intérêt àvoir le niveau des barrières tarifaireseuropéennes rester faible. Les entrepriseshorticoles implantées au Kenya ontainsi tout particulièrement insisté auprèsdes autorités de Nairobi pour qu’ellessignent un APE, menaçant de quitter lepays. « Elles sont allées jusqu’à avancerde faux chiffres, majorant largement lespertes qu’elles subiraient en cas d’APEnon signé », explique Jacques Berthelot,économiste spécialiste des politiquesagricoles et membre de l’associationSolidarité.

En Afrique de l’Ouest et au Cameroun, cesont les producteurs français de bananesqui ont fait pression. La Compagnie

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fruitière, basée à Marseille et qui a desplantations de bananes au Cameroun,au Ghana, en Côte d’Ivoire, a eu,selon plusieurs observateurs, un rôledéterminant. Le cas du Cameroun estparticulièrement parlant : lorsque le paysa signé, en 2007, un APE, le principalnégociateur de la partie camerounaise étaità la fois ministre du commerce et présidentdu conseil d’administration de… la filialecamerounaise de la Compagnie fruitière !Le plus haut sommet de l’État pourraitavoir été mêlé à ce conflit d’intérêts.Mais l’APE ne résoudra qu’à court termeles problèmes de la banane française,relève Jacques Berthelot : d’autres accordsde libre-échange ont été, ou sont entrain d’être signés entre l’UE et desÉtats latino-américains et asiatiques, trèsgros producteurs de bananes. Face àleurs productions très compétitives, labanane de la Compagnie fruitière ne ferapas le poids, même si elle bénéficieaujourd’hui de subventions européennespour « s’adapter » à cette concurrence.

La partie européenne a fait duchantageEnfin, quatrième élément de réponse :la Commission européenne a usé denombreux moyens de pression. En 2007,un collectif d'ONG, la Plate-forme desacteurs non étatiques d’Afrique centrale(Paneac), l’a accusée de « bloquer lesnégociations au niveau des experts afin derecourir aux instances politiques », touten utilisant des méthodes « paternalisteset humiliantes ». À la même époque,les ministres du commerce d’Afriquede l’Ouest ont « déploré les pressionsexercées par la Commission européenne(…) qui sont de nature à diviser larégion et à compromettre le processusd’intégration régionale ».

Face à la réticence des blocs régionaux,la Commission a en effet changé destratégie en cours de route et a initiédes négociations bilatérales. Elle a ainsiréussi à briser les solidarités régionales : leCameroun s’est désolidarisé dès 2007 del’Afrique centrale (huit pays) en acceptantde signer un APE « intérimaire ». LeGhana et la Côte d’Ivoire ont fait de

même, contre l’avis du reste de l’Afriquede l’Ouest (seize pays). La manœuvreeuropéenne était bien pensée : tous lespays n’ont pas le même niveau dedéveloppement et certains ont plus àperdre que d’autres avec un APE. Ainsiles « pays les moins avancés » (PMA),majoritaires, ont tout intérêt à ne pas signerd’APE : ils bénéficient déjà d’un accèslibre de droits et de quotas au marchéeuropéen dans le cadre de l’initiative« Tout sauf les armes ». À l’inverse, lespays « à bas revenu ou à revenu moyeninférieur » (dont le Cameroun, la Côted’Ivoire, le Ghana et le Kenya) vont, s’ilsn’adhèrent pas aux APE, devoir payerdes droits d’entrée : ils vont rejoindrele régime du système généralisé depréférences (SGP), qui offre aux produitsdes pays en voie de développementdes tarifs privilégiés, mais est moinsintéressant qu’un APE.

La partie européenne a aussi faitdu chantage. Elle a imposé à sesinterlocuteurs plusieurs ultimatums. Ledernier en date les menaçait, s’ils ne se

soumettaient pas avant le 1er octobre 2014,de supprimer immédiatement le libre accèsau marché européen autorisé par lesaccords de Cotonou. C’est ainsi qu’unegrande partie du continent a cédé. Lapression et la crainte de voir imploser lesensembles régionaux étaient trop fortes :afin que les bananes du Ghana et deCôte d’Ivoire puissent continuer à entrersans frais en Europe, toute l’Afrique del’Ouest a capitulé. L’Afrique de l’Est, elle,a craqué un peu plus tard, mi-octobre, l’UEayant mis à exécution sa menace, au granddam des horticulteurs. La région s’est alorsengagée à ouvrir son marché, à partir dejanvier 2015, à 82,6 % d’ici à 2033.

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Toutefois, la Commission européenne n’apour autant pas totalement gagné : ilfaut encore que les parlements nationauxratifient les APE. Ibrahima Coulibaly,président de la coordination nationale desorganisations paysannes du Mali (Cnop),ne se fait pas d’illusions : « Nous savonsque nos parlements sont là juste pouramuser la galerie. Il y a peu à attendre

de leur côté.» Mais au Sénégal, desdéputés ont déjà prévenu qu’ils voteraientcontre. L’un d’eux, Cheikhou Oumar Sy,a récemment déclaré : « Je refuse departiciper à la trahison. Je refuse departiciper à la mise à mort de l’avenir denos petites et moyennes entreprises. (…)Je refuse de participer à une reconquêtecoloniale de l’Afrique de l’Ouest àtravers des accords suicidaires. » Il aajouté : « L’APE de l’Afrique de l’Ouest neprofite qu’aux intérêts (…) d’une poignéede pays et d’acteurs congénitalementreliés à des intérêts européens, et plusparticulièrement français. »

Le Nigeria, qui représente plus de la moitiédu PIB de l’Afrique de l’Ouest, pourraitfaire capoter l’édifice construit par l’UE.Sachant qu’il a tout à perdre avec un APE,c’est sans conviction, et sans doute pourgagner du temps, qu’il a joint sa signatureà celles de ses voisins. « Le Nigeria adit lui-même qu’il ne peut pas accepterles APE et on ne veut pas l’écouter :ce n’est pas raisonnable. On ne peutimposer aux autres des accords conçuspour régler les problèmes de deux pays,la Côte d’Ivoire et le Ghana », commenteCheikh Tidiane Dieye. Ce dernier aentrepris avec d’autres de sensibiliserl’opinion publique ouest-africaine : « Nousallons démontrer, arguments documentésà l’appui, que nous faisons fausse routeavec ces APE. Et montrer qu’avantde nous engager dans de tels accords,nous devons bâtir de bonnes politiquesagricoles et industrielles régionales. » Lacoalition nationale contre les APE, quis’est constituée au Sénégal il y a quelquessemaines, pourrait bien passer par la ruepour se faire entendre.

L’avenir des APE va aussi se jouer enEurope : le Parlement européen et celuide chaque pays membre de l’UE vontdevoir donner leur consentement, avantune ratification par le Conseil européen. Ilreste là aussi une inconnue : l’impact de lamobilisation des anti-APE. Pour l’instant,cette dernière est faible : les grandesONG s’intéressent plus au Traité delibre-échange transatlantique (TAFTA).« Pourtant, il s’agit du même combat

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contre des accords de libre-échange »,souligne Jacques Berthelot. Le TAFTAaura d’ailleurs des retombées négatives surles pays ACP, encore plus si ces derniersappliquent les APE. Une pétition vienttout de même d’être lancée pour demanderaux députés européens de ne pas ratifierles APE, déplorant que la Commissioneuropéenne ait « refusé d’examiner toutesles options alternatives proposées parla société civile, qui auraient permisde maintenir les avantages commerciauxaccordés aux pays africains sans pourautant les contraindre à libéraliser leursmarchés ». Deux anciens rapporteursspéciaux des Nations unies pour le droità l’alimentation, Jean Ziegler et Olivierde Schutter, l’écrivain Pierre Rhabi, lesociologue Jean Baubérot ou l’économisteJacques Généreux, José Bové, Eva Joly,font partie des premiers signataires.

Le futur congrès sort le PSd'un coma profondPAR STÉPHANE ALLIÈSLE MARDI 25 NOVEMBRE 2014

Les socialistes ont entériné la date deleur prochain congrès, en juin 2015.Deux blocs, l’un soutenant l’orientationgouvernementale, l’autre la critiquant,devraient s'affronter. Reste à connaître lerôle des protagonistes ainsi que l'impactdes élections départementales de marsannoncées comme calamiteuses.

Éléphants dans la brume. Entraînédans un délitement paraissant jusqu’iciinéluctable, le parti socialiste voit sonappareil déliquescent s’ébranler de façoninattendue. Samedi, son conseil national(en tout cas, un peu moins de 200 deses membres, sur 330) a bouleversé ladonne de son épuisement programmé. Endécidant de façon inattendue d’organiserun congrès début juin 2015, le PS tente dese replacer au centre du jeu politique d’unegauche de gouvernement à la dérive, sansautre cap que celui d’une hypothétiqueamélioration de la situation économique.

Signe de sagesse ou de faiblesse, selon lespoints de vue, l’exécutif s’est finalementlaissé imposer un calendrier plus rapide

qu’il ne le souhaitait. Les prochesde Manuel Valls et François Hollandeplaidaient pour un congrès en 2016, maisla haute autorité du PS a réaffirmé lanécessité pour un parti démocratique derespecter ses statuts (lire ici).

Désormais, chez les récalcitrants d’hier,on s’accommode tant bien que mal dela situation d’aujourd’hui. « C’est décidé,alors il faut faire avec », explique leministre Stéphane Le Foll. Quitte à choisirl'année 2015 et non 2016, il regrettemême que le congrès n’ait pas lieu dèsfévrier prochain! Pour ce fidèle de longuedate du président, qui anime le courant“hollandais” au sein du PS, il s’agitdésormais de se lancer dans un exercice de« clarification, mais sans se déchirer ». Ilestime que le parti doit avant tout éviter «de se retrouver comme à Liévin (en 1994),quand le parti s’est marqué à gauchepour appeler dans le même temps JacquesDelors à se présenter à la présidentielle ».

Pour le député Carlos Da Silva, suppléantet proche du premier ministre, « il fautespérer que la tonalité de ces derniersmois change, que la responsabilitéet le respect permettent d’arriver aurassemblement à la fin des débats ducongrès ». Lui, comme d’autres dans lamajorité actuelle du parti, se dit « rassuré», mettant en avant les états-générauxportés par Jean-Christophe Cambadélis.« Ça a apaisé les esprits, la discussions’est libérée, les militants se sont remis auboulot », dit Da Silva.

Pour autant, si la remobilisation de la basemilitante fait l’unanimité dans le parti, laproposition de charte issue de ces états-généraux, qui semble « ancrée à gauche »,« bien écrite » ou « généreuse » aux diresmêmes des responsables les plus critiquesde l’orientation gouvernementale, suscitedéjà des réserves. « Cela pose tout demême un sérieux problème entre le dire, enl’occurrence l’écrit, et le faire », souligneEmmanuel Maurel, chef de file de l’ailegauche du parti. D’autres redoutent que le« molletisme ne gagne le PS », claironnantà gauche quand sa pratique du pouvoir necesse de dériver à droite.

Ce projet de charte, écrit par le n°2 du partiGuillaume Bachelay (également député etsuppléant de Laurent Fabius), ne définitfinalement pas le « nouveau progressisme» souhaité par Cambadélis (termeabandonné devant l'hostilité majoritaire auBN). Il a été adopté par le bureau nationaldu PS par 24 voix et 9 abstentions, mardisoir. Le texte (lire ici), qui doit être adoptépar les militants le 3 décembre, affirmele « primat du politique sur l'économisme», souligne « l’objectif du plein emploi» et considère que « la fiscalité doitfavoriser le réinvestissement des bénéficesplutôt que la distribution de dividendesaux actionnaires... ».« C'est le cadre dudébat du congrès, juge Carlos Da Silva,porte-parole du parti. On peut avoir unconsensus sur les frontières de ce cadre. »

Le congrès doit justement permettrede lever ces ambiguïtés, même si saperspective enfin claire semble avoirrefroidi les ardeurs de chacun. Il y ades rites à respecter à nouveau, aprèsdes initiatives critiques tous azimuts etles désirs de ruptures relatives qui sesont exprimés à l’assemblée ou sur lestréteaux des universités d’été. Se réunirentre diverses sous-sensibilités d’ici lafin de l’année, envisager le dépôt d’unecontribution commune, tout en faisantcampagne pour les départementales demars... Puis envisager le grand saut dudépôt d’une motion, peu après ce scrutinlocal qui a tout du grain de sable potentieldans la mécanique graissée d’un congrèsdu PS. Voilà le nouvel horizon desresponsables socialistes.• Les élections départementales comme

préalable

D’ores et déjà, les prévisionscatastrophiques circulent à Solférino, àpropos du futur scrutin départemental,sans que l’on ne sache si ellesrelèvent de l’intox, afin de relativiserla déroute à venir, ou de réelles étudesapprofondies. La perte d’une quarantainede départements et un score national entre10 et 13 % sont évoqués.

Une telle sanction électorale pourraitdéboucher sur un congrès cathartique, oùpour la première fois de son histoire, un

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exécutif socialiste ne serait pas soutenupar son parti. Cette hypothèse n'est pasévidente, tant elle dépend aussi de la réalitéde l’effectif militant du PS, comme dela capacité de son appareil en ruines àcontrôler encore les votes internes. « Celadépendra de l’état d’esprit des militantsencore présents, explique le député PascalCherki. Soit ils sont tétanisés, se replientsur eux-mêmes et font bloc comme dansun congrès de crise du PCF. Soit ilsexpriment leur colère et se révoltent. »

Des départementales aux airs dedébandade – ce qui apparaîtrait commeune victoire pour Nicolas Sarkozychef de parti – pourraient provoquerun « troisième temps inattendu duquinquennat », pronostiquent certains.Ceux-là imaginent alors un changement depremier ministre, plus compatible avec unretour à gauche, comme Martine Aubryou Claude Bartolone. « Dans un tel cas,ça changerait tout et il faudrait repartirà zéro, d’un point de vue stratégique», explique un député PS critique. «Ce congrès devient le levier principalpour faire pression sur le président dela République, estime le député critiqueLaurent Baumel. La question de l’inflexionà gauche du gouvernement redevientcentrale, là où le débat est devenu difficileau parlement. »

Cette incertitude face aux événementsest clairement à l’avantage de Jean-Christophe Cambadélis, expert-tacticiendans la maîtrise des circonstancesaléatoires depuis qu’il a pris la tête duparti. Mais son leadership est tout aussifragile que le pouvoir aux pieds d’argilequ’il tente, bon an mal an, d’accompagner.

Jean-Christophe Cambadélis, Martin Schulzet Manuel Valls, lors de la campagneeuropéenne, en mai 2014 © Reuters

• Cambadélis, haut, bas, fragile

Il a aujourd’hui autant de chances dese succéder à lui-même que de rejoindreHarlem Désir, Michel Rocard ou HenriEmmanuelli au panthéon des premierssecrétaires éphémères du PS. Pour l’heure,« Camba » la joue à mi-distance de Valls etde l’aile gauche. « Son attitude dépendrade Valls, s’il reste ou s’il part, ou de quellefaçon il part », croit savoir un de ses amis.

Si le premier ministre reste à Matignonaprès les départementales, Cambadélissaura le tenir à l’écart du congrès, touten espérant réunir ses proches avec leshollandais, et en profitant au maximum deson amitié parfois surjouée avec MartineAubry. En équilibriste d’un PS sur lefil, il entend rester le seul dénominateurcommun possible entre première gauche,deuxième gauche et après-gauche… «Mon objectif n’est pas de faire un congrèssur la politique gouvernementale, maisde faire en sorte qu’il soit utile àla fin du quinquennat, se contente-t-ilpour l’heure d’affirmer. On doit montrerque les socialistes sont capables de serassembler sur une position. Certes enfaisant l’inventaire de ce qui a fonctionnéou pas, mais surtout en faisant despropositions. »

Cambadélis se fait stratège avant tout, pourconserver la direction d’un parti qu’il amis tant de temps à conquérir (il étaitdéjà le n°2 de Lionel Jospin en 1995). Ilne répond pas aux questions sur la lignepolitique, mais souligne que « la clé dela vie politique française passe, aux yeuxde nos adversaires ou concurrents, parun éclatement du PS ». Or, estime-t-il,les militants ne feront pas ce cadeau auxautres forces politiques, et il appelle dèsmaintenant ses « camarades » à « avoiren tête la radicalisation de la droite etla façon dont l’extrême droite affine sonmodèle ».

Sa position centrale dans un partiaussi démonétisé n’est toutefois pas siconfortable qu’elle en a l’air. L’hommen’a pas vraiment de troupes à lui, en dehorsde son réseau militant essentiellementparisien et francilien, issu de l’Unef et de laMnef des années 1990. « Il est soutenu parqui, en vrai ?!, relativise ainsi un cadre du

courant hollandais “Répondre à gauche”.Il n’est là que parce qu’il est connaisseurdu parti, qu’il est disponible et qu’il nepouvait pas faire pire que Harlem. » Iln'est d'ailleurs pas sûr que le choix dela date de juin 2015 pour le congrès aitremonté sa cote auprès de l’exécutif. Deuxconcurrents se sont pour l’instant dressésface à lui, Benoît Hamon et EmmanuelMaurel. « Pourquoi faudrait-il sauverle soldat Camba ? s’interroge ce mêmecadre hollandais. C’est une des questionsà trancher dans ce congrès… »

Du côté de l’opposition interne à lapolitique gouvernementale, on s’interrogeaussi sur l’avenir du premier secrétaire.« Ses efforts et ses critiques ne sontaudibles que pour les journalistes et unepartie de l’appareil du parti, explique unresponsable des “frondeurs” du collectifVive la gauche. S’il veut s’imposer, ilfaudrait qu’il parvienne à vraiment faireplier le gouvernement sur un sujet fortd’ici le congrès. Mais est-il capable de lefaire ? »

Pour l’heure, l’intéressé fait comme si derien n’était, bien décidé à s’avancer dansle congrès comme un sortant souhaitantêtre reconduit sans discuter. Samedi, il aannoncé qu’« il y aura une contribution etune motion Cambadélis », sur l’air du quim’aime me suive, et en plus vous n’avezpas le choix. Réplique, « à titre personnel», du député Christian Paul, proche deMartine Aubry et l’un des meneurs de lacontestation au parlement : « Il n’y a pasd’hostilité vis-à-vis de Cambadélis, mais iln’y a pas d’automaticité à le soutenir nonplus. » À ses yeux, « le parti a plus quejamais besoin de vitalité démocratique, etsurtout pas de voir le débat tué avant decommencer : on n’est pas condamné àdevoir choisir entre Manuel et Valls ».• Aubry, combien de divisions ?

Au début de l’été, à la buvettede l’Assemblée, François Lamy avaitannoncé la couleur à Bruno Le Roux,président du groupe PS et fidèle deFrançois Hollande : « J’ai reçu une lettreme demandant d’ouvrir le placard et desortir les fusils. » La saynète, rapportéepar une députée présente à proximité de

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l’échange, illustre la volonté de la mairede Lille de ne plus se tenir à distancedes débats internes socialistes. Après unesuccession de « cartes postales » adresséesà l’exécutif, puis une « sortie du bois »fracassante il y a un mois (lire ici), Aubryest de retour.

Nouveau signe inquiétant pour sescontempteurs : l’annonce samedi – lemême jour que le conseil national –de l’implantation militante de FrançoisLamy, son plus fidèle lieutenant, sousle beffroi nordiste. Si une place sur laliste aux prochaines régionales, ou lasuccession de Bernard Roman, députéhollandais et meilleur ennemi d’Aubry àLille, sont évoquées à son sujet, c’est aussila perspective du congrès qui se cachederrière ce rapprochement géographique.Dans le même temps, d’autres de sesfidèles, comme les députés ChristianPaul ou Jean-Marc Germain, participent àl’animation du collectif “Vive la gauche”,qui entend, lui, s’adresser aux autres partisen rupture avec le pouvoir.

Depuis septembre, Martine Aubry a déjàréuni deux fois en un mois ses relaisdans le parti. « Plus que durant lesdeux dernières années », note un députéaubryste de longue date, pour qui « ilfaut arriver à tracer un chemin entre lesvallsistes et les frondeurs, pour réoccuperle cœur du parti ». Alors, elle inciteclairement ses proches à se structurer envue du congrès, pour y peser de façondécisive.

Car Aubry est bien l’une des clés ducongrès qui s’ouvre, dont on saura endécembre dans quelle ville il se tiendra(Avignon, Nantes, Metz, Lourdes ouDouai sont évoqués). Soutiendra-t-elleun candidat, ou mettra-t-elle « ses œufsdans divers paniers », comme l’imaginentbeaucoup ?

Un soutien à son ami Cambadélis, qui l’aaidée à prendre le parti lors du congrèsde Reims, lui ferait courir le risque d’être« débordée sur sa gauche », commel’estime un pilier de sa sensibilité : «La base des élus est dans la logiqued’en découdre, et les militants ne suivrontpas pour se ranger derrière Camba… »

Un soutien à son ancien protégé BenoîtHamon est aussi envisagé. Plus procheidéologiquement, elle entretient avec luides relations complexes et parfois tendues,comme chien et chat, héritées de leurcollaboration au ministère du travail, oùl’ancien président du MJS était conseillerde la ministre des 35 heures.

Benoît Hamon et Martine Aubry © Reuters

• Hamon, un boulevard seméd’embûches

Il se veut éloigné des stratégies àplusieurs bandes, oscille entre la tablerenversée (comme quand il évoque la« menace pour la République » queconstitue l’orientation gouvernementale)et le recentrage par rapport à une ailegauche qu’il a patiemment reconstruitepuis délaissée (lire notre reportage).

Au conseil national de samedi, BenoîtHamon est arrivé et reparti par une portedérobée, évitant les médias désireux deparler congrès. Et à la tribune, il a choiside ne parler que de la reconnaissancede la Palestine, lui qui a été l'un desinstigateurs de la proposition de résolutionde reconnaissance de l'Etat palestinien àl'Assemblée (lire ici). C'est un symbole,à ses yeux, de l’utilité dont peuvent fairepreuve les parlementaires socialistes pouraider à être de gauche malgré lui cegouvernement, qu’il a quitté avec fracasà la fin du mois d’août. C'est une façonde « se placer au-dessus de la mêlée »pour les uns, le signe qu’« il ne sait pasencore quoi raconter » pour les autres... Lenouveau député prend le temps et se gardebien d’attaquer bille en tête le quartiergénéral.

Au congrès de Reims, Martine Aubryl’avait un temps soutenu comme solutionde sortie de crise, alors que la nuitdes résolutions était bloquée. Il a étéfinalement porte-parole du PS, après avoir

recueilli 25 % du vote militant. Puisen 2012, Hollande l’avait nommé augouvernement, à la surprise générale,façon de l’empêcher de lorgner la directiondu parti. Il va désormais devoir cheminerjusqu’au vote du congrès, montrer qu’ilpeut être l’alternative à Cambadélis. Sur lepapier, un boulevard s’offre à lui. Dans laréalité, il est semé d’embûches.

En premier lieu, il voit se dresserdevant lui Emmanuel Maurel. Hérautde l’aile gauche du parti, dont il acontribué à entretenir la flamme quandHamon et les siens s’étaient rangés augouvernement et dans la majorité deHarlem Désir, Emmanuel Maurel entendpouvoir « poser toutes les questions quifâchent lors de ce congrès ». Peu désireuxde se mettre en retrait après deux anspassés à structurer “à l’ancienne” soncourant “Maintenant la gauche” (avecMarie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedjet Gérard Filoche), il ne pardonne pasencore vraiment à Hamon d’avoir joué,avec Montebourg, le marchepied deManuel Valls à Matignon (lire ici).

« Les hommes parfaits sont des hommesmorts », relativise Pascal Cherki, l’un deses proches, qui estime que “Benoît” « aune meilleure force de pénétration dans leparti ». Un autre ami, plus cash, avance deson côté : « On a mis des années à faireémerger un leader crédible à la gauchedu parti, qui en plus est devenu ministre,ce n’est pas pour se ranger derrière unnostalgique de Jean Poperen. »

Dans un premier temps, Hamon espèrerassembler au centre du parti. « L’idée,ce serait de retrouver le socle de NPS(le courant Nouveau parti socialiste crééen 2002 par Vincent Peillon, ArnaudMontebourg et lui), même si tout lemonde a roulé sa bosse depuis »,explique un jeune député aubryste. Envertu de leur amitié gouvernementale,Montebourg pourrait soutenir son collègueco-démissionnaire, en attendant MartineAubry. « Tout est possible dans cecongrès, dit un hamoniste. On peut gagnersans Aubry, comme perdre avec. »

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Cette opposition interne débouchera-t-ellesur un scénario à deux grosses motionsconcurrentes, entre un « pôle gauche »et un « pôle droit », sur plusieurs petitesmotions à côté d'une grosse (hypothèsela moins probable, même si beaucoupimaginent que « Cambadélis va sûrement“inventer” ») ? S'agira-t-il d'une rééditiondu congrès de Metz de 1979, théâtre del’affrontement entre première et deuxièmegauche, où François Mitterrand avait faitalliance en deux temps avec l’aile gauchedu Cérès de Jean-Pierre Chevènement,face à Michel Rocard ? Le congrès ne faitque commencer.

Boite noireTous les propos cités dans cet article ontété recueillis en marge du conseil nationalà huis clos (comme toutes les réunions duPS sous l’ère Cambadélis) et lors d’uneconférence de presse du premier secrétairesamedi, ainsi que par téléphone ces lundiet mardi.

Mort d'Ali Ziri : l'avocatgénéral demande unsupplément d'enquêtePAR LOUISE FESSARDLE VENDREDI 21 NOVEMBRE 2014

Ali Ziri, 69 ans, est décédé, asphyxié,le 11 juin 2009, deux jours aprèsson interpellation par la police àArgenteuil. Le parquet général de Rennesa demandé jeudi 19 novembre à relancerl’information judiciaire qui s’était concluepar un non-lieu.

Connaîtra-t-on enfin un jour la véritésur la mort d’Ali Ziri, un chibanide 69 ans, décédé par suffocation, le11 juin 2009, deux jours après soninterpellation par la police à Argenteuil ?L’affaire s’était d’abord conclue parun non-lieu prononcé le 15 octobre2012 par un juge d’instruction qui,pas plus que ses prédécesseurs, n’avaitpris la peine d’entendre lui-même lespoliciers interpellateurs. Mais début 2014,la Cour de cassation avait estimé queles juges auraient dû « rechercher siles contraintes exercées » sur le retraité

algérien « n'avaient pas été excessivesau regard du comportement de l'intéressé» et « si l'assistance fournie (par lespoliciers, ndlr) avait été appropriée ». Elleavait dépaysé l’affaire devant la chambrede l’instruction de la cour d’appel deRennes. Laquelle doit désormais déciderde l’annulation ou non de ce non-lieu.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Lors de l'audience, jeudi 19 novembre2014, l’avocat général, qui représentele parquet devant la cour d’appel deRennes, a demandé l’infirmation de cenon-lieu et un supplément d’enquête.Il s’est cependant opposé, à ce stadede l'enquête, à la mise en examendes trois policiers interpellateurs. Selon

Me Stéphane Maugendre, l’avocat de lafamille d’Ali Ziri, le parquet générala estimé que l’instruction avait étésérieuse mais avait eu deux défauts. «Le premier, de ne pas avoir vérifié si latechnique du pliage avait été utilisée et siune autre méthode pouvait être utilisée,

détaille Me Maugendre. Le second étaitqu’elle n’avait pas été attentive à latransparence vis-à-vis des parties civileset pas assez contradictoire, notamment auregard des demandes d’actes formuléespar les parties civiles. » Celles-ci étaientpourtant basiques : la famille a demandéune reconstitution, ainsi que l’accès auxbandes de vidéosurveillance montrantl’arrivée d’Ali Ziri au commissariat.

Selon feu la commission nationale dedéontologie de la sécurité (CNDS) quia pu les visionner, ces bandes montrentqu'Ali Ziri a été « littéralement expulsédu véhicule » puis « saisi par les quatremembres, la tête pendante, sans réactionapparente, et emmené dans cette positionjusqu'à l'intérieur du commissariat ».Mais aucun des trois juges d’instructionqui se sont succédé sur cette affaire n’ajamais jugé utile de visionner ces vidéos.

Arrêté avec un ami lors d'un contrôleroutier, Ali Ziri avait été transportéà l'hôpital une heure et demie aprèsson arrivée au commissariat. Les deuxhommes de 69 ans et 61 ans, étaient

fortement alcoolisés. Ali Ziri était revenupasser quelques jours en France poureffectuer des achats avant le mariage deson fils et les deux amis avaient descenduplusieurs verres dans l'après-midi.

Schéma montrant les multiples hématomes découverts surle corps d'Ali Ziri lors de la deuxième autopsie.

Dans son avis de mai 2010, la CNDS avaitdénoncé comme « inhumain et dégradant» le fait de les avoir laissés, lui et son amiinterpellé en même temps, « allongés surle sol du commissariat, mains menottéesdans le dos, dans leur vomi, à la vue detous les fonctionnaires de police présentsqui ont constaté leur situation de détresse,pendant environ une heure ».

Les rapports médicaux avaient donnélieu à une bataille d'experts. Alors qu’unpremier cardiologue avait pointé une biencommode « cardiomyopathie méconnue »,deux expertises ont ensuite mis en causela technique du pliage. Un procédé queles policiers d’Argenteuil, trois jeunesgardiens de la paix, ont reconnu avoirutilisé pour maintenir le vieil hommedurant le trajet vers le commissariat.

Dans son rapport de juillet 2009,l'ancienne directrice de l'institut médico-légal de Paris indiquait ainsi qu'Ali Ziri,fortement alcoolisé ce soir-là, est décédé« d'un arrêt cardio-circulatoire d'originehypoxique par suffocation multifactorielle(appui postérieur dorsal, de la face etnotion de vomissements) ». L’autopsieavait en effet montré une vingtained'hématomes sur le corps d'Ali Ziri,pouvant « correspondre à des lésions demaintien », ainsi que des signes d'asphyxiemécanique des poumons.

Malgré cela, les juges d’instructionn’ont jamais auditionné les policiersconcernés, ni les témoins présents cesoir-là au commissariat. Ils n'ont pasnon plus visionné la bande des caméras

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de la cour du commissariat. Aucunereconstitution n’a été réalisée. La chambrede l’instruction doit rendre sa décision le12 décembre 2014.

La banque HSBC mise enexamen pour « blanchimentde fraude fiscale »PAR DAN ISRAELLE VENDREDI 21 NOVEMBRE 2014

D'après Le Monde, la branche suisse degestion de fortune de la banque a été miseen examen pour « démarchage illicite »et « blanchiment de fraude fiscale ».Exactement comme UBS. L'avancéede l'enquête conforte les informationsfournies dès 2008 par Hervé Falciani.

Après UBS, HSBC. La filiale suisse degestion de fortune de la banque, HSBCPrivate Bank, a été mise en examen àParis pour « démarchage illicite » et« blanchiment de fraude fiscale ».Selondes informations du Monde, la miseen examen date du mardi 18 novembre.C’est une étape cruciale dans le travaildes juges d’instruction Guillaume Daïeffet Charlotte Bilger, qui enquêtent depuisavril 2013 pour établir si la banque aorganisé en toute connaissance de cause lafraude fiscale massive de ses riches clientsvers la Suisse. Une semaine auparavant,c'est en Belgique que la banque avait étémis en examen.

Selon LeMonde, HSBC devra payer unecaution de 50 millions d’euros. La banquea confirmé au quotidien avoir « été mise enexamen par les magistrats qui examinentsi la banque a eu un comportementapproprié en 2006-2007 vis-à-vis decertains clients ayant des obligationsfiscales en France et de la façon dont labanque a proposé ses services dans cepays (…) Nous continuerons de coopéreravec les autorités françaises autant qu’ilsera possible ».

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Début novembre, l'information selonlaquelle la banque allait être mise enexamen sous peu avait été confirmée à

Mediapart. Cet article est une reprisede celui que nous avions publié le 4novembre.

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Pour expliquer l'avancée de l'enquête,Le Monde s’appuie notamment sur unrapport de synthèse de la gendarmeriedu 30 juillet 2014, la réponse est sansambiguïté : au cours de l’enquête, oùils ont auditionné plus de 80 témoins,clients ou gestionnaires de fortuneconfondus, les enquêteurs ont acquis laconviction que l’établissement financierabritait en Suisse des dizaines, voiredes centaines de milliers d’euros de sesclients importants, principalement abritésderrière des sociétés-écrans permettant dedissimuler leurs bénéficiaires réels.

Les éléments dévoilés jusqu’à présentressemblent beaucoup à ceux quiconcernent UBS, dont la maison-mèrea été mise en examen pour lesmêmes motifs que HSBC en juilletpar le même juge Daïeff, qui aexigé le versement d’une caution deun milliard cent millions d’euros.Mais pour HSBC, le volume desopérations est largement supérieur. Lesjuges d’instruction estiment, en fourchettebasse, que UBS accueillait environ 10milliards d’euros occultes dans ses coffres,dont au moins 80 % appartenant àdes Français. Côté HSBC, « plus de5 milliards d’euros, dernier décomptefiscal en date, auraient été cachés pardes contribuables français », selon LeMonde. Cette somme est proche decelle calculée à l’été 2013 par ChristianEckert, alors rapporteur général de lacommission des finances de l’Assembléeet aujourd’hui secrétaire d’État aubudget. Mais elle ne concerne que lescontribuables hexagonaux. L’ensembledes sommes cachées sur les comptes deHSBC Private Bank en 2006 et 2007dépasserait les 180 milliards d’euros,« appartenant à 106 682 personnesphysiques et 20 129 personnes morales » !

Ces conclusions, et la mise en examende la banque, viennent conforter lesinformations et les données fourniesdès 2008 à la justice par Hervé

Falciani. Cet ex-informaticien de HSBC àGenève s’est mué en lanceur d’alerte depremier plan lorsqu’il a communiqué auxautorités françaises plus de 65 gigaoctetsde données, regroupés sur cinq DVD,formant un gigantesque et complexepuzzle de la fraude fiscale internationale,concernant des milliers de contribuables.Mediapart lui a longuement donné laparole, et l’a invité lors d’un récent live,en compagnie d’autres lanceurs d’alerte dusecteur bancaire.

Parmi les quelque 3 000 noms présents surles listings prioritaires établis par le fiscet les gendarmes à partir des données deFalciani, on trouve des célébrités, commeMediapart l’a déjà détaillé : le célèbrepatron de salons de coiffure JacquesDessange, deux monstres sacrés du cinémafrançais, les comédiens Michel Piccoliet Jeanne Moreau, ou encore un ancienreprésentant permanent de la France àl’ONU, Luc de Nanteuil. Tous ont indiquéavoir régularisé leur situation fiscaleces dernières années. Même situationpour le réalisateur Cédric Klapisch, lepsychanalyste Gérard Miller ou l’ex-président du CRIF Richard Prasquier. Lechef cuisinier Paul Bocuse aurait quant àlui « oublié » qu’il détenait 2,2 millionsd’euros non déclarés, avant qu’il ne rentredans les clous.

L'importance des sociétés-écrans biencomprise par Dugarry

De nombreux comptes étaient établis viades sociétés-écrans basées au Panama ouaux îles Vierges britanniques. Autant desociétés créées à partir de 2005 pourcontourner la mise en place d’une directiveeuropéenne prévoyant de taxer les revenusd’épargne des comptes à l’étranger, pourpeu qu’ils appartiennent à des personnes

physiques. Depuis le 1er juillet 2005,ces comptes basés en Suisse peuventrester anonymes, mais les intérêts qu’ilsrapportent subissent une retenue à lasource (passée de 15 % en 2005 à 35 %aujourd’hui).

Selon Le Monde, les enquêteurs détiennentune lettre datant de 2005 et signée dedeux dirigeants de HSBC, prévenant leursclients de la mise en application de la

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nouvelle taxe européenne, tout en leurassurant que de « nombreux instruments etstructures existent » pour y échapper.

Parmi les clients qui ont été sensiblesà cet argument, on trouve notamment leconsultant sportif et ancien footballeurinternational Christophe Dugarry. Dansun procès-verbal de gendarmerie dejuillet 2010 obtenu par Mediapart,les enquêteurs indiquent qu’il est lebénéficiaire économique d’un compteouvert au nom de Faroe Capital Ltd enmars 2005, et créditeur de 67 731,97 eurosau moment de sa découverte par la justice.

En Suisse, la justice française peuconsidérée

La future mise en examen de la banquene tombe pas bien pour elle, alors qu’ellea déjà été (légèrement) sanctionnéeen avril 2013, pour avoir géré lesfonds douteux du clan du présidenttunisien déchu Ben Ali pendant desannées, et qu’elle a versé fin 2012 1,9milliard de dollars (1,5 milliard d'euros)pour mettre fin à des poursuites desautorités américaines dans une affairede blanchiment en faveur de cartels dela drogue et de fonds iraniens, interditsd'accès au système financier américain.

Mais la décision des juges Daïeff etBilger ne devrait pas non plus améliorerles relations franco-suisses, alors queFrançois Hollande vient d’annoncer qu’ileffectuera l’an prochain une visited’État chez son voisin helvète, unepremière en plus de trente ans. LeMonde révèle que le ministère de lajustice suisse avait signalé par courrier

le 1er août ne pas apprécier que sesbanquiers soient convoqués directementpar la justice française, sans passer « par lavoie ministérielle ». Les juges hexagonauxont opposé une fin de non-recevoir à cettedemande, rallumant la guerre judiciaireque Mediapart évoquait l’an dernier.

Les activités de la justice française nesemblent cependant guère impressionnerde l’autre côté du Rhône : dans son éditiondu 3 novembre, le prestigieux quotidienLe Temps, traditionnellement proche de laplace bancaire genevoise, offre une belle

tribune à François Reyl, le banquier quiavait accueilli le compte caché de l’ancienministre du budget Jérôme Cahuzac dansses livres de comptes. Reyl y développeune brillante analyse des recours desbanques suisses pour continuer à gagnerde l’argent, maintenant que l’« exceptionculturelle » de la fraude fiscale massivedevient difficile à défendre. Mais FrançoisReyl ne rappelle nulle part qu’il est lui-même justement mis en examen enFrance pour « blanchiment de fraudefiscale ». Et le quotidien n’a pas non pluscru bon de préciser ce détail éclairant.

Lire ci-dessous nos principaux articlesconsacrés à l'affaire HSBC :• Scandale HSBC: Falciani, le témoin-

clé, raconte• Affaire HSBC: de nouvelles

personnalités apparaissent dans leslistings

• Les zones d'ombre de la liste Falciani• Derrière l'affaire Reyl, une guerre

judiciaire oppose la France à la Suisse• Liste HSBC: « Rien, ou presque, ne

s’est passé sur le front judiciaire »

Expo sur l'Oulipo: lalittérature est un sport decombatPAR ANTOINE PERRAUDLE JEUDI 20 NOVEMBRE 2014

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L'Oulipo (Ouvroir de littératurepotentielle), vétéran des mouvementslittéraires modernes (54 ans d'existence),s'expose jusqu'au 15 février 2015 à la

Bibliothèque de l'Arsenal (Paris IVe). Sousla marrade nasillarde, le refus du marasmenazi ? Tentative d'outing...

Tout se tient. Nous sommes dans l’ancienappartement de fonction de CharlesNodier (1780-1844). Conservateur de labibliothèque de l’Arsenal à Paris, Nodiertenait ici salon, recevant Hugo, Dumaset tant d’autres. C’est en ces lieux, oùgrincent les parquets à caissons sous lespieds du visiteur, que fut lu pour lapremière fois le Sonnet d’Arvers, qui

devait tenir le XIXe siècle en haleine.Quelle est donc la femme aimée parl’auteur d’une telle énigme nichée dans lesrimes (« Mon âme a son secret, ma vie ason mystère ») ?

Une exposition, sous des coursiveschargées d’histoire, retrace la naissancepuis l’existence réglée comme dupapier à musique d’un autre cénacle,ami des mystères, des devinettes,ou plutôt des contraintes formellesstimulant l'imagination, la création etl'affranchissement : l’Oulipo (Ouvroirde littérature potentielle). Ce groupe derecherche en littérature expérimentale,initialement au confluent de lapataphysique, forme une étrange confrérieà la fois scientifique et littéraire, qui seperpétue depuis plus de cinquante ans parl’injection de sang neuf coopté avec unsens du dosage définitif – on ne peutdémissionner qu’en se suicidant devanthuissier.

Les morts de toute autre forme detrépas répertoriée sont « excusés » :de Georges Perec à Luc Étienne (LeCanard enchaîné lui doit “l’album de lacomtesse” et ses contrepets), en passantpar Marcel Duchamp, Italo Calvino, ouFrançois Caradec. Quant aux vivants,ils se supportent : le benjamin, DanielLevin Becker, né en 1984, sua en portantjusqu’à une réunion haut perchée le doyen,Jacques Duchateau, voix durant trente ansdu “Panorama” de France Culture, né en1924 – mais sa coquetterie l’oblige àdéclarer 1929 (l’exposition hésite entrela légende et l’état civil, au gré desvitrines…).

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L’Oulipo fut créé en 1960 par deux« fraisidents-pondateurs » : RaymondQueneau (1903-1976) et FrançoisLe Lionnais (1901-1984). Ce dernier,selon Olivier Salon, oulipien venantd’achever une biographie de FLL (lesmembres du groupe se désignent parleurs initiales) , « avait moins d’aura» que RQ, dont la position était établiechez Gallimard et qui connut en 1959

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le succès avec son roman Zazie dans lemétro, devenu film de Louis Malle l’annéesuivante.

« Moins d’aura », dit donc àMediapart Olivier Salon à proposde François Le Lionnais, dont untexte admirable accueille le visiteur del'exposition : « La peinture à Dora». Paru en 1946 dans Confluences,revue de l’ancien résistant lyonnaisRené Tavernier, ce témoignage contrela déchéance évoque la place d’appelde Dora. L’occupant nazi avait déportédans ce camp, près de Buchenwald,au centre de l’Allemagne, l’activistecommuniste François Le Lionnais. Etcelui-ci, au milieu des milliers debagnards attendant, deux fois par jour,le dénombrement vétilleux des mortseffectué par leurs bourreaux bureaucrates,avait décidé de dispenser sa scienceà ses camarades, malgré l’interdictiond’ouvrir la bouche. Il murmurait donc desformules mathématiques, des lambeaux delittérature, ou des analyses picturales, en sesouvenant du moindre détail de centainesde tableaux : « FLL était incroyablementhypermnésique », nous confirme OlivierSalon.

Voici le début de son texte publié ausortir de l'horreur : « Mon regard seporta machinalement sur la colline quis'élevait du côté de l'infirmerie. L'automney achevait son établissement. Alors cesgrands arbres dépouillés fondirent sur moisans crier gare et m'emportèrent aveceux. L'Enfer de Dora se métamorphosasubitement en un Breughel dont jedevins l'hôte. Favorisée sans doute parl'affaiblissement physique et mental danslequel nous nous trouvions, une viveexaltation s'empara de moi : l'impressionde m'être évadé, comme aurait pu le faireune fumée, sous l’œil de mes gardiensimbéciles. »

En voici la fin : « J'ajouterai pourtantque ces exercices étaient souvent liés àune activité musicale et littéraire aussiintense. Où êtes-vous souvenirs de laPassacaille de Bach jouée au cours d'unedésinfection particulièrement redoutable,du Quintette pour clarinette de Mozart,

dont les volutes argentées s'enlaçaientau thème infect de la dysenterie, du

XIe Quatuor de Beethoven, grondant sarévolte au lendemain d'une série dependaisons particulièrement bien réussie,et de toutes ces angéliques visitations depoètes – Shelley, Rimbaud ou Eluard – quise firent plus pressantes au moment de lagrande faim ? »

Les contraintes menant à la liberté,instituées quinze ans après sa libérationpar François Le Lionnais – élément moteurde la fondation de l’Oulipo – ne sont-ellespas une façon de retourner comme un gantle legs concentrationnaire ? N’est-ce pasainsi qu’il faut comprendre la définition(attribuée à RQ mais peut-être due à FLL)de cette congrégation de travailleurs de lalangue : « Des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposentde sortir » ?

Oulipolitique !Olivier Salon n’est pas prêt à nous suivrejusqu’au bout d’une telle piste, qu’iln’ignore pas cependant. Il a fait le voyagede Dora pour tenter de comprendre cequi avait constitué FLL sans qu’il enparlât jamais. Olivier Salon est même alléjusqu’à visiter la bourgade allemande deSeesen, libérée par François Le Lionnais etdeux ou trois déportés en costumes rayés,ne pesant pas plus de 40 kg en mai 1945.Ils y avaient publié un journal intituléRevivre !, avec une grille de mots croisésencore marquée par l'horreur infligée.

Quand Le Lionnais se lance dans lethéâtre, il s'oblige à ce que chaque acte soitcomme le premier d'une pièce dont on neverrait pas les autres. Sa poésie sonne telleune séance d'appel cryptée : les vivantssoutiennent les morts pour que l'absencedonne le change. Pas étonnant que l'Oulipoait abrité ce merveilleux chat écorché deGeorges Perec, l'auteur de La Disparition.« Ce repère Perec », palindrome (qui selit de gauche à droite comme de droiteà gauche) inventé par les oulipiens LucÉtienne et Italo Calvino. Georges Perec,hanté par les disparus d'Auschwitz, dansUn cabinet d'amateur (1979), pochadetordante mais préoccupante sur des œuvres

parfaitement controuvées attribuées à despeintres célèbres, GP, donc, tendait lamain au FLL revenu de Dora...

François Le Lionnais, maître d'œuvreinconnu du grand public mais dont cetteexposition permet de saisir l'importancefondatrice, édictait ceci : « Lorsqu'ils sontle fait de poètes, divertissements, farceset supercheries appartiennent encore àla poésie. La littérature potentielle restedonc la chose la plus sérieuse du monde.C.Q.F.D. » L'apparente gaudriole d'unJacques Jouet (né en 1947), ou d'unHervé Le Tellier (né en 1957), ne doiventjamais faire oublier la gravité originelle.Ce dernier oulipien le confirme par l'unde ses titres en forme de clin d'œilréférentiel : Les amnésiques n'ont rienvécu d'inoubliable.

Derrière les mots-valises (l'un finit parun son par lequel l'autre commence),tels « sardinosaure » ou « taurossignol», se cache une quête de solidarité :Oulipolitique ! L'inquiétude d'un mondebarbare et sens dessus dessous perce,par-delà les combinatoires des “proverbesgreffés” : « Prendre le taureau dans sabouche », « tirer le diable à deux mains »,« tourner sept fois sa langue par les cornes», « prendre ses jambes dans la tombe»,« prendre son courage par la queue», «avoir un pied à son cou »...

L'Oulipo garde en lui la mémoire dela sortie du chaos nazi, qui avaitproduit, en réaction, le programme duCNR. Claire Lesage, conservatrice àla BNF et commissaire de l'exposition(avec Camille Bloomfield), insiste surla hardiesse régénératrice qui sous-tendle jeu sur la langue : « Il y adès l'origine un sens civique développé,une générosité, qui consiste à mettreà disposition des techniques et desrecherches langagières, dont se serventaujourd'hui les ateliers d'écriture. Onretrouve cette idée avec le champd'expérimentation et l'action vers lespublics que mène actuellement l'Oumupo(Ouvroir de musique potentielle). Lelien l'emporte sur la rupture. Dès ledépart, l'Oulipo a refusé la table raseen se désignant, de Lewis Carrol à

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Raymond Roussel sans oublier AlfredJarry, des ancêtres appelés “plagiairespar anticipation”. »

Ni effacement, ni dégommage permanent.François Le Lionnais avait faitl'expérience des purges stalinienneset Raymond Queneau des exclusionspropres aux surréalistes. Si bien quel'Oulipo rêve d'une démocratie discutantemais pacifiée, nous confirme ClaireLesage : « Contrairement aux avant-gardes traditionnelles, il y a une volontéd'inventer sans avoir la prétention desupprimer le passé. Jacques Roubaud atravaillé à une anthologie du sonnet.Aucun pape possible à l'Oulipo, où seforment plutôt des attelages, histoired'éviter le surgissement d'un André Bretonchargé d'excommunications – c'était unehantise pour le poète Noël Arnaud(1919-2003), par exemple. » D'où, àl'Oulipo, un duumvirat de secrétairesgénéraux, l'un « provisoirement définitif »et l'autre « définitivement provisoire ».

Ne pas s'imposer, ne pas se cramponnerau détriment d'autrui, savoir laisser saplace aux autres dans et avec la langue,par et avec la science, telle pourraitêtre la morale oulipienne. Le meilleurtémoignage de cette dignité empathiqueest apporté par MA. Ces initiales en formede pronom possessif signalent MichèleAudin, mathématicienne comme son père,Maurice Audin, mort sous la torturede l'armée française pendant la guerred'Algérie. Cette professeure d'universiténée en 1954, dans sa lettre extraordinaireannonçant cette année son départ à laretraite, offre le plus bel exemple dejeu vivifiant et bienveillant face à lacontrainte.

« Y'a pas que la rigolade, y'a aussi l'art ! »pouffait sérieusement Raymond Queneau.Non seulement l'exposition de l'Arsenalpermet de découvrir ce qu'échafaudèrentdepuis 1960 quarante oulipiens – dontdix-huit encore en activité –, c'est-à-direles possibilités créatrices d'une certaineidée du ludisme jubilant, mais encorel'exposition offre à retenir la morale del'histoire. Elle gît dans cette citation deFrançois Le Lionnais :

« On peut se demander ce qui arriverait sil'Oulipo n'existait pas ou s'il disparaissaitsubitement. À court terme on pourrait leregretter. À terme plus long tout rentreraitdans l'ordre, l'humanité finissant partrouver, en tâtonnant, ce que l'Oulipos'efforce de promouvoir consciemment. Ilen résulterait cependant dans le destin dela civilisation un certain retard que nousestimons de notre devoir d'atténuer. »

Jusqu'au 15 février 2015, du mardi audimanche de 12 h à 19 h (entrée libre).Bibliothèque de l'Arsenal 1, rue Sully,75004 Paris.

Catalogue sous la direction de CamilleBloomfield et Claire Lesage (Gallimard,208 pages, 123 ill., 39 €).

À lire également : L'Abécédaireprovisoirement définitif de l'Oulipo(Larousse, 320 p., 29,90 €).

Les activités, séances, animations,colloques, rencontres sérieuses etpoilantes de l'Oulipo (les jeudis del'Oulipo, l'Oulipo chasse la langue auRond-Point, etc.) sont détaillés sur cesite.

Olivier Salon fera une causerie surFrançois Le Lionnais le mercredi 3décembre 2014 à 19 h 30, en la Maison dela poésie sise à Paris (détails ici).

Hervé Le Tellier, oulipien suractif(pléonasme), vient de publier Demandeau muet. 115 dialogues socratiques dequalité (Éd. Nous, 128 p., 12 €).

Sivens : nouvelle plaintedéposée contre le projet debarragePAR JADE LINDGAARDLE JEUDI 20 NOVEMBRE 2014

Alors que plus aucun engin de chantiern’a pénétré le site du projet de barrage deSivens depuis la mort de Rémi Fraisse, unenouvelle plainte doit être déposée vendredi21 novembre pour infraction au code del’environnement et au code forestier.

Alors que plus aucun engin de chantiern’a pénétré le site du projet de barragede Sivens (Tarn) depuis la mort deRémi Fraisse, dans la nuit du 25 au26 octobre, une nouvelle plainte doitêtre déposée vendredi 21 novembre pourinfraction au code de l’environnementet au code forestier. L’ONG Francenature environnement (FNE), dont le jeunebotaniste tué par les gendarmes étaitadhérent, porte plainte contre X devantle procureur de la République d’Albipour plusieurs infractions commises lorsdes travaux d’aménagement du maîtred’ouvrage, la Compagnie d’aménagementdes coteaux de Gascogne (CACG), et deson donneur d’ordre, le conseil général :la destruction d’une partie de la zonehumide qui devait servir aux mesurescompensatoires, le non-respect de l’arrêté

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portant sur la loi sur l’eau, le non-respectdes engagements du maître d’ouvrage, ledéfaut de signalement de l’incident.

Une salamandre "occupante"de la zonehumide du Testet (©Tant qu'il y aura des bouilles).

« Détruire une zone humide sansautorisation est un délit», explique AliceTerrasse, avocate de FNE. L’associationsouhaite l’ouverture d’une enquêtepréliminaire et la venue sur place de lapolice de l’eau afin de dresser le procès-verbal des infractions. Pour FNE, le non-respect de ses obligations par le maîtred’ouvrage devrait entraîner la déchéancede l’autorisation des travaux. D’autres

associations se joignent à son action enjustice : le collectif pour la sauvegardede la zone humide du Testet, FNEMidi-Pyrénées et Nature Midi-Pyrénées(membres du réseau de FNE).

La zone humide du Testet s’étendait sur 13hectares. Elle a été entièrement déboisée

– mais non décapée – à partir du 1er

septembre, malgré l’occupation du site etles actions de résistance par les opposantsau projet. L’arrêté autorisant la CACG à ladétruire l’obligeait aussi à préserver troishectares de terrain, en aval de la digue,destinés à accueillir les espèces protégéesdans l’attente de la création de troismares artificielles. Or Jacques Thomas,le responsable du bureau d’études ScopSagne, spécialiste en compensation, a eu lamauvaise surprise de découvrir sur placeque non seulement 1,5 hectare de la zoneprotégée était en réalité détruit, mais queles fonctionnalités de la moitié restanteétaient menacées.

Le site héberge au moins 94 espècesprotégées (dont le campagnol amphibieet plusieurs reptiles amphibiens, commela salamandre). « Elles ne sont pasnécessairement exceptionnelles mais dansce contexte local dégradé, elles prennentde la valeur », explique Laurent Pelozuelo,

enseignant-chercheur à Toulouse. La zonehumide du Testet était précieuse par sataille (une vingtaine d’hectares en tout),dans un département où en moyenne, cetype de milieu n’excède pas les deuxhectares.

FNE porte aussi devant la justice lesconditions des travaux de défrichement,démarrés avant la publication de l’arrêtéles autorisant. « C’est illégal : ilsn’auraient dû commencer que quinzejours après la parution », explique AliceTerrasse. C’est la sixième procédureenclenchée contre le projet de barrage deSivens par des associations, qui mènentune bataille juridique pied à pied.

Par ailleurs, la Commission européennepourrait enclencher une procédured’infraction contre le barrage deSivens, pour violation des directivesenvironnementales (sur les habitats, enmatière de protection des forêts etdes zones humides, et sur les règleseuropéennes de financement). Le collègedes commissaires, l'organe politique del'institution, devrait en discuter lorsd'une réunion plénière le 27 novembre.L’Europe finance 30% des travaux. Encas de suspension de cette aide, c’est toutl’équilibre financier du projet qui serait àrevoir.

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