Memoire Soc Halbwachs

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  • 8/13/2019 Memoire Soc Halbwachs

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    Paul Sabourinsociologue, dpartement de sociologie, Universit de Montral(1997)

    Perspective

    sur la mmoire socialede Maurice Halbwachs

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel:[email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Paul Sabourin, Perspective sur la mmoire sociale de Maurice Halbwachs. (1997) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-MarieTremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep deChicoutimi partir de larticle de :

    Paul Sabourin, Perspective sur la mmoire sociale de MauriceHalbwachs.. Un article publi dans la revue Sociologie et socits,volXXIX, no 2, automne 1997, pp. 139-161. Montral: PUM.

    M. Paul Sabourin est professeur de sociologie au dpartement desociologie de l'Universit de Montral.

    [Autorisation formelle de diffuser cette uvre accorde le 30 janvier 2004par lauteur.]

    [email protected]

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001

    pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 26 mars 2004 Chicoutimi, Qubec.

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    Paul Sabourin, Perspective sur la mmoire sociale de Maurice Halbwachs. (1997) 3

    Table des matiresIntroduction

    I. Gense de la sociologie de la mmoire de Maurice Halbwachs

    A. Sociologie de la mmoire et socialisationB. Mmoire et contexte: les rfrents de sens commun et ceux des

    construits sociologiques

    II. Mmoire et morphologie socialeIII. La mmoire de l'exprience: reconstruction du pass et localisation dessouvenirs

    A. La localisation sociale des souvenirs

    IV. La mmoire dans l'exprience: aspect opratoire de la mmoire socialeV. Rapport entre relations sociales: les modalits sociales de

    l'appropriation collective

    RsumBibliographie

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    Introduction

    Durkheim fait venir la raison de la socit,Halbwachs montre que la raison rsulte de cetteforme humaine que seule ralise et animeconstamment l'existence sociale.

    J.-Michel Alexandre Introduction La Mmoire collective.

    Retour la table des matires

    La mmoire dans son acception premire a pour fonction d'inscrire les

    moments de l'existence dans une continuit. Continuit de l'espace, continuitdu temps, continuit du regard qui rassemble et homognise les contenussensibles et incorpore les vnements qui s'y retrouvent. Dans ce premier sens,cette fonctionnalit de la mmoire semble se situer l'oppos mme de la viecontemporaine, qui donne voir plus facilement l'htrogne et le discontinu travers les individus diffrencis, les groupes humains identifis, les activi-ts, les lieux, les poques jusqu'aux moments et aux contextes qu'il y a lieu dediscerner. Dans ses virtualits contemporaines, la mmoire apparat vanes-cente, fragmente voire absente . Cette multiplicit de sens des repr-sentations de la mmoire exprime son caractre problmatique aujourd'huicomme hier, lors des moments d'intenses transformations sociales. La sociolo-

    gie, comme mmoire de la vie sociale, aborde cette dualit ou antinomieperue 1 entre les mmoires vcues et les formes institutionnalises de la

    1 Plusieurs travaux de Fernand Dumont font tat de cette double antinomie entre

    mmoires vcues et mmoires institutionnalises. Voir ce sujet notamment Structured'une idologie religieuse , Recherches sociographiques, 1960, vol. 1, no 2, pp. 161-189, L'Institution de la thologie : essai sur la situation du thologien, Montral,Fides, 1987, Le Lieu de l'homme: la culture comme distance et mmoire, Montral,ditions H.M.H., 1969,L'Avenir de la mmoire, Qubec, Nuit Blanche diteur, 1995.

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    mmoire. Plus gnralement, elle traite la fois du continu et du discontinu del'existence sociale, des rgularits sociales et des changements sociaux avecles problmes conceptuels que suppose la rarticulation de ces diverses facettes du social une fois distingues. Maurice Halbwachs avait dj trs

    bien identifi cette difficult conceptuelle dans La Morphologie sociale(1938) : la socialisation est faite la fois de continuit et de discontinuit, demmoire et d'oubli ; en somme, elle ne se conceptualise pas sous la formed'un mcanisme social 2, mais bien comme un processus d'appropriation parles groupes sociaux de leur existence. Pour cette raison, la socialisationsuppose la prsence de la mmoire et suscite l'laboration d'une thorie de lasocialisation fonde sur une sociologie de la mmoire.

    IGense de la sociologiede la mmoire de Maurice Halbwachs

    Retour la table des matires

    Deux problmatiques gnrales dans luvre d'Halbwachs peuvent situerla gense de la sociologie de la mmoire. Une premire relative la formationdes reprsentations individuelles et collectives, comme l'a montr G. Namer 3,nous y reviendrons, et une seconde mergeant plus tard dans son trait demorphologie sociale des suites des travaux sur l'conomie et la dmographie.Cette seconde problmatique au fondement de la sociologie de la mmoire estsouleve dans la thse suivante : les phnomnes sociaux tudis dans lamorphologie sociale au sens large (religieuse, conomique, politique) commeau sens strict (dmographique) n'ont pas les proprits ncessaires de conti-nuit ou de persistance pour figurer comme le squelette de la vie sociale.Plus encore, la mmoire sociale, comme activit socio-symbolique, est une

    constituante des phnomnes tudis de la morphologie sociale et permet-

    2 Mais, d'autre part, quelle vie proprement sociale attribuer un groupe, si, derrire les

    units rassembles, telles qu'elles tombent sous les sens, nous n'atteignons pas despenses, des sentiments, surtout l'ide de l'organisation qui les unit ? Parlerions-nous(peut-tre tort) de socits de fourmis, si elles n'taient pour nous que des lmentsmcaniques, des animaux-machines ? (Halbwachs (1938), 1970.)

    3 Voir la postface de G. Namer la rdition des Cadres sociaux de la mmoire, (Nattier,1994), pp. 318-319.

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    trait de redfinir le champ de la morphologie dans les sciences sociales et ensociologie.

    Cette seconde gense conceptuelle de la sociologie de la mmoire sera

    notre point de dpart. La sociologie de la mmoire de Maurice Halbwachs sesitue dans le projet de l'cole franaise de sociologie, laquelle visait dter-miner les proprits morphologiques spcifiques la vie sociale humaine. Lanotion de mmoire sociale privilgie par Halbwachs de prfrence celle demmoire collective forme 4un avanc remarquable pour rsoudre certains desproblmes relatifs une thorie de la socialisation. Pour ce faire, la sociologiede la mmoire consistera d'abord remettre en question les conceptionssavantes de la mmoire (philosophie, psychologie, histoire) qui, par leursrfrents et les procds identifis de mmoire, reconduisent cette dissociationen hypertrophiant tantt la continuit, tantt la discontinuit dans leur con-ception de la mmoire humaine.

    La relecture propose ici ne prtend pas rsoudre des difficults d'inter-prtation qu'a dj souleves la sociologie de la mmoire de MauriceHalbwachs 5. Elle vise plutt tracer une voie possible d'analyse des travauxsur la mmoire sociale en tablissant leur rle central dans le dveloppementd'une science 6 de la morphologie sociale. Ainsi, nous laisserons dansl'ombre le cheminement et les nuances apportes par Halbwachs sa concep-tion de la mmoire pour retenir deux lments principaux de son cadreconceptuel : la localisation sociale formant la remmoration des souvenirs etla rciprocit des perspectives constituant les interactions sociales. Noustenterons de montrer qu'il s'agit de la conceptualisation de deux processus

    sociaux formant la mmoire sociale : une mmoire de l'exprience et unemmoire dans l'exprience.

    Pour dfinir cette dernire, nous reprenons la distinction due l'pistmo-logue G.-G. Granger, qui identifie dans le rapport de la connaissance l'exprience deux niveaux d'organisation immanente l'exprience rele-vant du langage et de la perception qui rendent possible la communication et4 Dans les carnets de M. Halbwachs, nous dit G. Namer, celui-ci crit que Janet aurait

    bien pu le citer quand il utilisait dans ses cours au Collge de France le concept demmoire sociale et que d'ailleurs Piron lui avait dit ds 1931. Cela veut dire qu'en 1944,mme si l'ensemble du monde a gard le mot de "mmoire collective" comme symbole de

    la destine des Cadres sociaux, dans le for intrieur de sa pense, Halbwachs parle de"mmoire sociale" . (Nattier, 1994, p. 320.)5 En bibliographie, nous avons tabli une liste des crits consacrs aux travaux de M.

    Halbwachs sur la mmoire. Notons que la trs grande majorit sont de brvesintroductions qui proposent un survol plutt qu'une analyse des travaux exception faite dulivre et la postface de G. Namer.

    6 Nous entendons ici par science une forme de connaissance dans l'horizon pistmolo-gique des sciences constitues dont l'objet a des proprits spcifiques, connaissance dontles rgles construction explicites permettent d'envisager un cumul systmatique.L'analyse de la localisation sociale applique aux construits sociologiques pourrait tre undes fondements de cette forme de connaissance.

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    plausible l'unicit du rel 7 . En somme, dans un premier temps, nousclaircirons la relation entre morphologie sociale et sociologie de la mmoirepour ensuite aborder le processus de localisation sociale des souvenirs quipermet la mise au jour de l'organisation de la mmoire de l'exprience. ces

    deux premires parties, s'en ajoutera une troisime qui visera expliciter etsaisir les prolongements possibles du processus de rciprocit des perspec-tives, parties prenantes des interactions sociales, partir de l'exemple de lammoire conomique. Nous conclurons notre analyse sur la porte thoriqueet mthodologique de la sociologie de la mmoire de Maurice Halbwachs.

    Il ne s'agit donc pas ici d'effectuer un simple rappel de ce rle de pr-curseur de Maurice Halbwachs, mais de favoriser un cumul critique de sestravaux. Ce cumul est d'autant ncessaire que plusieurs perspectives sociolo-giques actuelles, outre qu'elles s'excluent mutuellement (Berthelot, 1990),semblent cultiver l'oubli des acquis antrieurs dans les modles de socialisa-

    tion qu'elles proposent sous forme thorique ou mthodologique. Deuxproblmatiques actuelles le maintient bien.

    A. Sociologie de la mmoire et socialisation

    Retour la table des matires

    Prenons comme premier exemple le dbat thorique sur la formation desvaleurs entre les tenants de la socialisation (tels Bourdieu, Berger etLuckmann) et ceux de la rationalit cognitive (Boudon). Dans ce dbat, partir de la critique de l'inculcation attribue la mcanique causale de lasocialisation 8, se dveloppe le modle d'une rationalit cognitive afin derendre explicite le processus de formation des valeurs tout en postulant un7 Pour G.-G. Granger, L'exprience comporte deux niveaux d'organisation immanente,

    celui de la perception et celui du langage. Immanente veut dire ici : intrieure l'exprience, donne dans cette exprience mme. Cette double organisation rend possible

    la communication et plausible l'unicit du rel (Granger, 1992, p. 28.) Dans les travauxde sociologie de la mmoire, cette distinction doit tre explicite, bien qu'Halbwachstraite du langage et de la perception (espace-temps) comme des rfrents de l'interactionsociale et dmontre la fonction d'indexation de ces points de repre de la mmoiresociale.

    8 Raymond Boudon critique de cette faon l'explication positiviste des valeurs: Leproblme du caractre contraignant des jugements de valeur a en effet proccup tous lesthoriciens des sentiments moraux. Un Durkheim l'a rsolu en postulant une mystrieuseemprise morale de la socit sur l'individu. Pour Boudon cette mystrieuse emprisemorale est postule par le modle de la socialisation. Voir Raymond Boudon, 1995, p.212.)

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    niveau d'existence de ces valeurs mta-conscient chez les individus. Or, lestravaux de Halbwachs nous semblent dj avoir indiqu des lieux d'observa-tion privilgis de ces processus socio-cognitifs : la mmoire individuelle etcollective. Non pas parce que celle-ci est seulement expressive des valeurs et

    plus gnralement de la connaissance, mais aussi parce que la mmoire per-met l'observation d'un ensemble de procds socio-cognitifs renvoyantprcisment la constitution de ces valeurs sociales.

    L'tude de la mmoire sociale nous semble se situer d'emble sur le terrainmme de ces processus de formation socio-symbolique. Comme le soulignaitG. Namer, la sociologie de la mmoire dveloppe par Halbwachs avait aussipour but de rpondre aux critiques adresses la notion de reprsentationcollective de Durkheim 9. La critique principale qu'a suscite cette conceptionde la socialisation peut tre facilement rapproche de certains arguments dudbat actuel : les reprsentations collectives, l'instar du cadrage cognitif

    socialis ou de l'habitus aujourd'hui, taient conues comme rfrant desentits autonomes qui s'imposent aux groupes sociaux comme aux individuspar un procd d'inculcation des reprsentations lors de la socialisation.Concrtement, pour avoir constat l'appartenance d'une personne un milieusocial, on induit trop rapidement une intriorisation intgrale et immdiate desreprsentations collectives que l'on prsume caractristiques de ce milieu.Pour reprendre l'expression du sociologue de l'conomie Mark Granovetter 10,il s'agit l d'une conception sur-socialise des relations sociales dont lependant inverse se retrouve dans la conception sous-socialise des thoriesde l'individu rationnel telle celle de la rationalit cognitive.

    La sociologie de la mmoire implicite, que suppose ce dernier modle desocialisation, s'avre tout aussi problmatique par son caractre local etcontextuel 11qui fait que les individus ont diffrentes bonnes raisons decroire. Dans les deux cas, ce qui manque et que l'on peut retrouver dansl'uvre d'Halbwachs, c'est une problmatique de la socialisation mme derendre compte des processus sociaux formant la mmoire individuelle etcollective. L'tude de ces processus sociaux montre que l'organisation de lammoire est en rapport avec la structuration de l'exprience sociale, et ce travers les modalits concrtes de l'interaction sociale et des groupes sociauxqui en dcoulent.

    9 Il est a remarqu que mile Durkheim utilisait la notion d'habitus en tant que concep-tualisation moins rigide rfrant l'inculcation des reprsentations collectives.

    10 Granovetter, 1985, pp. 481-482.11 Nous comprenons la diffrence entre une conception atomistique et individualiste du

    sujet avance par Boudon. Il n'en reste pas moins que sa perspective de la rationalitcognitive suppose le sujet psychologique avec sa fermeture tandis que le modle del'appropriation sociale de M. Halbwachs montre qu'il n'y a pas d'intrieur et d'extrieur l'individu. Dans ce cadre, la formation des valeurs ne serait pas "transubjective" mais"rciproque" : il y aurait la rciprocit des perspectives dans l'interaction sociale qui,selon leurs modalits, forme un processus d'individuation de la connaissance.

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    Loin d'tre dpasse, la sociologie de la mmoire d'Halbwachs rejetait dsses dbuts la notion de mmoire rceptacle intgral du pass. Elle met au jourle phnomne de l'oubli dans les termes d'une mmoire reconstruisant le pass

    partir des catgories cognitives relatives aux relations sociales prsentes. Laproblmatique de l'anamnse souvent voque aujourd'hui, celle de la recons-truction du pass partir du prsent, postule que le prsent est form dansla connaissance de catgories homognes locales. Or, Halbwachs n'envisagepas tant la mmoire du pass fait d'un prsent que le rapport entre la mmoireet l'exprience sociale qui est diversifie notamment dans l'ordre des tempo-ralits sociales. Il en ressort des nuances importantes. Constater l'oubli d'ungroupe n'est possible que si on a conserv le souvenir d'un autre groupe socialdont la mmoire ne procderait pas uniquement des catgories Prsentes .

    Nous avancerons que le dveloppement des travaux d'Halbwachs trace une

    nouvelle voie vers une sociologie de l'exprience et les considrations sur lesmodalits du cumul social de la connaissance qu'elle implique. Il y a lieu icide faire un parallle entre les travaux de M. Halbwachs et ceux de Jean Piaget,qui tous deux tudieront le phnomne de la mmoire et dcouvriront quecelle-ci recouvre en grande partie les processus de l'intelligence humaine.Prenant pour modle l'appropriation sociale, problmatisant le rapport entreles mmoires, les relations sociales et la morphologie sociale, la sociologied'Halbwachs tente de rendre compte de la complexit des configurationsempiriques spcifiques travers lesquelles peut se donner observer le social.Le lien entre mmoire et morphologie sociale n'est pas uniquement labor auniveau thorique ; il est tout aussi essentiel en ce qui a trait la mthodologie.

    La localisation sociale des mmoires individuelles et collectives avance parM. Halbwachs vise dvelopper une rciprocit des perspectives explicitesentre les mmoires permettant d'laborer une topographie sociale sur la basede rfrents sociaux, c'est--dire internes la construction sociologique. Celadfinit les enjeux mthodologiques importants qui sont lis au dveloppementd'une sociologie de la mmoire.

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    B. Mmoire et contexte:

    les rfrents de sens communet ceux des construits sociologiques

    Retour la table des matires

    Un second exemple de dbat actuel recoupant des lments d'une sociolo-gie de la mmoire se situe dans le champ de la mthodologie. Il s'agit de laproblmatique de l'universel et du contextuel, du local et du global. Autrement

    dit, celle de la signification et de la gnralit des faits sociaux en regard desmatriaux, des oprations techniques et des mthodes qui interviennent dansl'laboration des faits sociaux. La sociologie de la mmoire constitue l'un desrares cadres d'analyse gnrale pour traiter de ces questions. De plus, celle-ci,dans la vise d'une problmatique de la construction de l'objet en sociologie,permet d'apprhender de difficiles problmes en ce qui a trait sa morpholo-gie au sens premier de la dlimitation de sa forme (continuit/discontinuit) 12.Nous retrouvons encore ici, cette fois sur le plan mthodologique, l'articula-tion entre sociologie de la mmoire et morphologie sociale. La sociologie dela mmoire d'Halbwachs reconnat d'emble que la connaissance et lesPratiques sociales se donnent observer sous une forme contextualise. Ellecritique radicalement les prtentions au dveloppement d'un savoir et d'unemmoire universels. Par ailleurs, la problmatique de la localisation socialedes mmoires dpasse l'vocation du contexte pour proposer la mise au jourdes rfrents sociaux (langage, espace, temps) mme de situer et de dlimi-ter les formes de connaissance et les pratiques sociales. Cette problmatiquepermet de prciser la nature du travail sociographique. Elle explicite les rglesde mtiers ou les procdures implicites utilises pour dvelopper l'tude de casen sociologie 13.

    12 Cette dlimitation de l'objet par le rapport continuit/discontinuit est lmentaire dans

    l'apprhension de toute forme que ce soit travers la mesure ou la structure en sciences.

    Voir ce sujet (Granger, 1982). R. Thom identifie ce problme en sciences sociales : certaines disciplines, surtout dans le cadre des sciences dites sciences de l'homme - jepense principalement la sociologie - en sont encore se demander quels sont les "faits"qui relvent de leur domaine d'tude et n'ont pas encore russi en donner unedescription strictement morphologique. [...] Dans une telle optique, le premier objectifconsiste caractriser un phnomne en tant que forme, forme "spatiale" (R. Thom,1980), pp. 5-6. Luvre de M. Halbwachs s'inscrit trs bien dans cette perspective.

    13 Dans Learning from the Field , W. F. Wythe dveloppe une orienting theory pourobjectiver la reconnaissance des phnomnes sociaux qui a comme procd heuristique lamise distance et en rapport des matriaux. Nous pensons que ce procd relve de lalocalisation sociale.

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    Dans cette ligne, nous avons dj eu l'occasion de montrer comment lesoprations de reconstitution ou d'laboration de matriaux forment la premiremdiation de la construction des donnes et par le fait mme dterminent les

    faits sociaux construits. La cl pour objectiver cette premire mdiation desmatriaux relve d'une sociologie de la mmoire dont le projet demande trepoursuivi (Sabourin, 1992). En somme, que l'on traite du local ou du global,de l'universel ou du contextuel, fi s'agit d'expliciter la question des rfrentsde mmoire dont sont constitus les matriaux partir desquels s'laborent,aussi socialement situs, les rfrents gnraux de la sociologie travers cesmatriaux. Tout ceci constitue et suppose l'armature d'une morphologiesociale et d'une sociologie de la mmoire ds lors qu'on accorde un statutsocial un matriau dans la description d'un objet de recherche. Ceci soulvede nombreuses questions en ce qui a trait aux modalits de cumul de l'exp-rience par l'entremise d'un savoir second de nature sociologique qui s'labore

    travers ces matriaux. Est-ce que l'on peut retrouver dans les travauxd'Halbwachs un cho ces questions ? Comment le sociologue peut-il trans-cender ces mmoires localises ?

    Certains affirmeront que la dmarche d'Halbwachs apparente la phno-mnologie relve d'une pense quasi magique plutt que de la mthodologieen ce qu'elle se situe au-del des contraintes sociales de l'ordre de la mmoirequ'elle met au jour (Duvignaud, 1968, XIII). Bien qu'il n'y ait pas d'expossspcifiquement mthodologiques dans les travaux sur la mmoired'Halbwachs, la porte mthodologique de la sociologie de la mmoire n'enest pas moins vidente. Elle rside dans le cumul des lieux d'observation du

    social que constituent les diffrentes mmoires, dans l'analyse des procdssocio-symboliques formant ces mmoires et enfin dans la mise au jour de lamultiplicit des mmoires et leur caractre composite. Tout ceci supposequ'on conoive des catgories cognitives mme de rendre compte de cettediversit de perspectives de l'ordre du sens commun ou des savoirs savants,c'est--dire qu'on les localise socialement. Elle suggre la ncessit d'unetriangulation des matriaux avant celle des mthodes (Sabourin, 1992). Onpeut aussi en tirer des considrations pistmologiques. La mmoire de M.Halbwachs mobilise dans sa dmarche introspective n'est ni homogne, nitotalement htrogne. Elle est compose de plusieurs formes de connaissanceet soumise l'preuve empirique en ce qu'elle rend compte de points de vuesocialement diffrencis. La reconnaissance de ce caractre composite de sammoire est essentielle pour lui. Cette sociologie de la mmoire s'labore travers la rciprocit des perspectives entre ces formes de connaissancesocialement diffrencies que tente d'expliciter M. Halbwachs partir de sapropre mmoire. Nous retrouvons encore une fois sur notre route le lien entrela mmoire et la morphologie sociale formul dans les termes de distinctionsanalytiques proposant deux niveaux d'objectivation des faits sociaux dans

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    luvre de M. Halbwachs, distinctions qu'on aurait tort d'assimiler ladistinction substantive du local et du global, comme nous allons voir.

    IIMmoire et morphologie sociale

    Retour la table des matires

    La majorit des travaux d'importants de M. Halbwachs peuvent tre rangssoit sous la rubrique morphologie sociale, soit sous celle de la sociologie de lammoire. Quel est le rapport entre ces deux niveaux d'objectivation du social? Pour bien expliciter ce rapport et la tentative de synthse de ces deux pointsde vue, il faut revenir brivement au projet de morphologie sociale deDurkheim. La morphologie sociale est constitue de la masse des individusqui composent la socit, la manire dont ils sont disposs sur le sol, la natureet la configuration des choses de toutes sortes qui affectent les relationscollectives14. L'tude de la morphologie sociale vise rendre compte desformes sensibles et matrielles des socits. Halbwachs va expliciter etredfinir trois lments importants de la morphologie sociale de Durkheimdans son livre consacr ce sujet : l La vie sociale repose sur un substratmatriel, le rapport ce substrat matriel n'existe que sous une forme socia-lise ; 2 La nature et la configuration des choses affectent les relationssociales, ce rapport entre les choses et les relations sociales est conceptualiscomme un rapport de double causalit : une causalit rciproque dont laproblmatisation volue selon les travaux sur la mmoire et la morphologieenvisage; 3 La notion de socit comme totalit va tre redfinie dansl'observation des configurations empiriques tel que le phnomne des villesdans le cadre de la morphologie, tandis que pour la sociologie de la mmoire,le processus de composition met enjeu au premier chef les notions d'espace etde temps sociaux. Nous y reviendrons. Dans tous les cas, les ensemblessociaux sont conus sous la forme de totalits partielles 15, c'est--dire locali-ses. Autrement dit, la logique sociale ou la raison, pour reprendre le terme de

    14 Durkheim, 1899, p. 520.15 Une totalit qui n'est pas referme sur elle-mme ni conue comme universelle. Ceci est

    similaire la notion de totalit explicite par Lucien Goldmann. Voir Goldmann, 1967,pp. 992-1018.

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    J.-Michel Alexandre cit en exergue, qui rendrait compte de la ncessit d'uneforme de vie sociale plutt que d'une autre, ne sont pas rapporter la socit,comme chez Durkheim, mais l'existence sociale. Cette existence socialepermet de constater des processus de totalisation partielle : des mmoires

    sociales et des rapports entre mmoires sociales l'chelle individuelle etcollective.

    Cette rlaboration de la thorie de la morphologie sociale est majeuredans la mesure o Halbwachs en vient remettre en cause la pertinence mmede l'usage de la distinction biologique laquelle elle emprunte : la morpho-logie, tude des organes et la physiologie, tude des fonctions lorsque celle-ciest applique au domaine du social :

    Les termes de formes, de structures, nous orientent vers le monde de la vie. Orc'est bien l'image de la biologie qu'Auguste Comte proposait de diviser lasociologie en une anatomie et une physiologie sociales, tude des organes, et tudedes fonctions. La morphologie est-elle donc l'tude des organes de la socit ? Enbiologie, vues sous l'aspect structure, les organes reprsentent ce qu'il y a depermanent dans l'organisme, ce qui change le moins, en tout cas ce qui changelentement. La fonction est, aussi, constante en ce sens qu'elle reproduit d'ordinairepriodiquement le mme processus. Mais c'est un processus, c'est--dire unesuccession d'tats, un changement incessant travers des passages ou repassages parles mmes tapes. Certes, les organes s'usent, ils se renouvellent, ils voluent. Lamatire vivante s'coule sans cesse. Mais la forme demeure, et c'est cet aspect stabledu corps que nous appelons sa structure.

    Si nous essayons d'introduire la mme distinction dans la vie sociale, nousserons bien plus embarrasss. Une constitution, par exemple, dtermine quels serontles organes de la vie politique, assemble, cours suprmes, hauts dignitaires: elle fixeaussi leurs attributions, leurs pouvoirs, leurs fonctions. Mais tout ce que la socit

    politique a dtermin, elle peut le modifier, qu'il s'agisse du nombre, de la forme, dela disposition des organes, aussi bien que de l'tendue et de la nature mme desfonctions. Comment distinguer ici et opposer le permanent et le changeant ? Il arrivequ'une fonction soit plus stable et dure plus longtemps qu'un organe, de mme quel'inverse. (Halbwachs, 1938, p. 166-167.)

    On ne peut faire correspondre la morphologie l'tude des rgularitssociales et la physiologie celle des changements sociaux. Prcisment parcequ'il n'existe pas de traces du social qui soient indicatrices du permanent ou duchangeant. L'objet de la sociologie est relationnel : les relations liant les objetsphysiques, les objets symboliques et les tres dans un usage social. Il s'agirait

    donc d'une proprit spcifique des phnomnes humains par rapport ceuxdu vivant biologique : les traces caractrisant les situations sociales changentde statut. L'objet de la sociologie ne peut donc pas tre substantif. Dans le casdu fait humain, tel que le montre la sociologie de la mmoire, il s'agit d'unmouvement impliquant constamment la fois assimilation et accommodationne permettant pas, partir de traces, de discerner directement celle relevant dela continuit et de la discontinuit. C'est seulement en objectivant le niveaudes relations entre traces de mmoire que l'on peut dlimiter une forme

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    sociale. Le modle de la causalit rciproque des activits sociales dans lesensembles sociaux, vu sous l'angle de la morphologie sociale tradition-nellement dfinie, rend compte, sa faon, de ce mme rapport aux traces dusocial. Pour cela, la plus grande stabilit constate dans la vie sociale relve

    non pas des institutions, pour Halbwachs, mais des groupes sociaux: Recon-naissons cependant qu'il existe dans les groupes sociaux des arrangements,des dispositions qui tendent subsister, demeurer tels quels, et qui opposentune rsistance tout changement . (Halbwachs, 1938, p. 167.) Cesarrangements et dispositions sont affaire de mmoire collective. La mmoireest donc constitutive de la morphologie sociale. En effet, cette conception dela morphologie et de la mmoire ne correspond pas des distinctions entre lematriel et le symbolique, ce sont des distinctions analytiques qui visent rendre compte, entre autres, des conditions d'existence matrielles :

    Ainsi les conditions matrielles de la socit opposent leur rsistance au jeu deses fonctions, la transformation de ses organes, sa vie et son volution. Cetaspect de la vie collective, c'est--dire les groupes en tant qu'ils sont dans le mondedes corps et se trouvent pris dans le courant de la vie biologique, mais surtout(puisqu' cette condition nous restons dans le domaine du social, de la pensecollective) en tant qu'ils se reprsentent eux-mmes eux-mmes comme chosesdans l'espace et comme ralits organiques, tel est l'objet de la morphologie sociale.(Halbwachs, p. 168-169.)

    Il s'agit d'une morphologie sociale, car elle fait tat de l'apprhensionsociale ralise travers la pense collective des contraintes physiques etorganiques de l'existence : le rapport social qui construit le rapport humain

    la nature et sa propre nature. Le fait matriel est conu comme un fait socialdans la mesure, notamment, o il est compos d'une activit socio-symbolique ; la mmoire qui produit une reprsentation des personnes dansl'ordre de l'exprience (choses dans l'espace et ralits organiques). Cetteactivit socio-symbolique est une donne immdiate de la consciencesociale qui tranche sur toutes les autres et qui n'a pas encore t assezaperue par les sociologues eux-mmes, pour plusieurs raisons (Halbwachs,1938, pp. 182-183). On mentionne souvent ce passage lorsque l'on rfre lagense de la sociologie de la mmoire de M. Halbwachs. Mais est-ce que l'ona vraiment prcise sur quelles bases celui-ci en arrive attribuer au faitmatriel et au fait sensible de la morphologie la valeur d'une donne qui

    tranche sur tous les autres faits sociaux qu'il s'agisse des comportementspolitiques, religieux, conomiques, etc. ?

    La morphologie des activits sociales (religieuse, politique, conomique)forme la morphologie au sens large, tandis que la morphologie de la popula-tion dans l'espace et le temps figure comme morphologie au sens strict(dmographique). Les rapports entre les phnomnes de morphologie, au senslarge et au sens strict, sont conceptualiss en termes de double causalit ou

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    causalit rciproque. Les faits sociaux relatifs aux activits relevant de l'tudede la morphologie au sens large exercent des dterminations sur les faits depopulation. l'inverse, les dterminations exerces par les phnomnes depopulation relevant de la morphologie au sens strict sont plus importantes sur

    les activits sociales spcifiques. L'argumentation provient du fait que lesindividus vivent, non pas uniquement leurs activits religieuses, politiques,conomiques, mais, travers ces activits, un rapport gnral au cadre socialspatial : tout fonctionnement collectif a des conditions spatiales (Halbwachs, 1938, p. 172).

    On peut facilement concevoir que l'on dfinisse un niveau d'objectivationdes faits sociaux dmographiques en tant que fait de population dans le cadrede la dmographie. Mais considrer sous une forme autonome les faits depopulation, cela ne conduit-t-il pas Halbwachs donner un statut diffrent etfondamental la famille formant l'unit domestique 16? Nous verrons aussi

    que dans sa conception de la mmoire sociale, on retrouve un statutfondamental accord au cadre spatial. Dans les Cadres sociaux de la mmoire,M. Halbwachs attribue un statut particulier la mmoire familiale du fait qu'ilprsume que les relations de parent sont fixes vie. En fait, pour affirmer laprsence de la mmoire des donnes immdiates qui tranchent sur toutes lesautres , il introduit une autre distinction, celle de l'existence de repr-sentation active :

    Une telle conscience commune des rapports du groupe avec l'espace,comment le groupe, en sa vie propre, faite de reprsentations actives, pourrait-il s'en passer ? Lorsqu'on sort du sommeil, le premier sentiment qu'on

    prouve, c'est celui qu'on a de la position de son corps, de ses membres, deson orientation dans l'espace, par rapport aux meubles, aux murs de lachambre, la fentre, etc. C'est l le premier fondement de notre vie mentale,ce sur quoi tout le reste s'difiera, et qui n'a pas besoin du reste pourapparatre. Il en est de mme du groupe : la connaissance qu'il prend de sastructure et de ses mouvements est la base de toute la vie sociale. Nequittons pas l'individu. Il a besoin, en quelque sorte, de reprendre pied dansl'espace. L'espace, le monde des corps, est stable. Les formes y durent, inchan-ges, ou, si elles changent, c'est suivant des lois fixes, avec des rgularits etdes retours, qui maintiennent et rtablissent sans cesse en nous l'ide d'unmilieu en quilibre. Mais c'est dans cette conscience que nous prenons denotre corps, de sa forme, de ce qui l'entoure, qu'est la condition de notre qui-libre mental. Qu'elle s'altre, et l'on verra apparatre des troubles psychiquesdivers, de l'hallucination la folie. De mme dans le monde collectif. Lapense commune, dans le groupe, risquerait de devenir une pense maniaque,16 En ce sens, il vaudrait mieux parler de faits socio-dmographiques. Voir ce sujet

    Danile Blanger, rapport intergnrationnel et rapport hommes-femmes dans latransition dmographique au Vietnam, de 1930 1990, thse de doctorat, Dpartementde dmographie, Universit de Montral, 1997.

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    incohrente, elle s'emporterait toutes les divagations sociales, se dissoudraitdans les rves et les imaginations les plus chimriques, si elle ne se repr-sentait pas de faon continue le volume et la figure stable du groupe, et sesmouvements rguliers dans le monde matriel. (Halbwachs, 1938, p. 185.)

    Ce qu'avance Halbwachs par cette distinction dans ce long extrait, c'estqu'il existe des reprsentations collectives qui tranchent sur toutes les autres;dans la mesure o celles-ci sont opratoires, elles nous insrent activement dans le monde. Cette mmoire dans l'exprience qui est ici associe troite-ment l'apprhension du milieu matriel tranche sur toutes les autres et estprsente dans l'exprience humaine considre l'chelle individuelle oucollective. Elle est la base sur laquelle l'ensemble des autres reprsentations sedveloppera. Les processus de mmoire, comme nous le verrons, ne sont pasuniquement rflexifs, ils inscrivent l'individu et les groupes sociaux dans unrapport pratique au monde.

    Nous pouvons conclure cette partie en affirmant : l que la mmoiresociale est effectivement une notion centrale de la constitution de la morpho-logie sociale d'Halbwachs; 2 que ce caractre central est le rsultat de la miseau jour du processus opratoire de la conscience commune qui tranche surtous les autres: les reprsentations actives. Ceci nous permet d'avancer notrehypothse gnrale afin d'interprter l'volution des principaux travauxd'Halbwachs sous l'angle restreint du rapport tabli entre mmoire etexprience. Si le livreLes Cadres sociaux de la mmoire, publi en 1925, vise tablir l'organisation sociale de la mmoire individuelle et qu'il y parvient enmontrant que les rfrents de la mmoire sont relatifs aux relations sociales,

    les processus de mmoire tudis par Halbwachs relvent ce moment de lammoire au sens strict: la mmoire figurative principalement dans sa fonctiond'vocation 17. Le vecteur de sa dmonstration tant que l'organisation de lammoire est relative l'exprience sociale. Il fait tat aussi de la perceptioncomme procd immdiat de mmorisation, laissant de ct la mmoire parreconstitution ou imitation 18.

    Dans La Mmoire collective, uvre posthume et donc subsquente LaMorphologie sociale (1938), la sociologie de la mmoire portera d'emble surce processus opratoire au fondement de la mmoire sociale : la rciprocitdes perspectives entre les individus dans l'interaction sociale. Au rfrent dulangage s'ajoute l'explicitation des rfrents temporels et spatiaux. L'ensemble

    17 Nous reprenons ici la conceptualisation de la mmoire de Jean Piaget et B. Inhelder, qui

    parlent de mmoire de rcognition, de reconstitution et d'vocation. L'aspect figuratif dela conservation des schmes correspond la mmoire "au sens strict", cf. Mmoire etintelligence, Paris, PUF, 1968, p. 465.

    18 Halbwachs ici est fidle la perspective durkheimienne. On se souviendra de l'oppositionentre Tarde et Durkheim, ce dernier rejetant l'imitation comme processus de socialisation(Moscovici, 1981).

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    de ces rfrents restituant ainsi les dimensions de la morphologie des interac-tions sociales. Nous rejoignons ici les proccupations de la morphologiesociale gnrale dans l'tude des rapports entre les espaces-temps sociaux. Ensomme, si la sociologie de la mmoire a mis d'abord au jour les schmes

    socio-cognitifs constituant la mmoire de l'exprience, l'vidence par la suitede la multiplicit des espaces-temps sociaux contemporains coexistant dansl'exprience sociale pose avec acuit le problme de l'existence d'une indexa-tion sociale (notions de langage, d'espaces et de temps sociaux) dansl'exprience. Par ailleurs, comme nous allons le voir, il est possible d'inter-prter La Mmoire collective de faon plus stricte. Il s'agirait d'uneproblmatique visant faire le lien entre la part idelle du matriel et la partmatrielle de l'idel.

    IIILa mmoire de l'exprience:

    reconstruction du passet localisation des souvenirs

    Retour la table des matires

    Il n'est pas facile de rsumer en quelques pages les notions essentielles dela sociologie de la mmoire. Il s'agit d'une problmatique largement ouvertefaisant tat d'un cheminement complexe dans chacun des ouvrages consacrs ce sujet. La postface de G. Namer la rdition des Cadres sociaux le montretrs bien et s'avre particulirement clairante pour saisir les influencessociales, politiques et intellectuelles marquant l'laboration du livre fondateurde ce champ de recherche. Nous y renvoyons le lecteur pour une analyse plusdtaille. Pour notre part, notre relecture vise plutt la logique interne dudveloppement du modle conceptuel de la sociologie de la mmoire et sesprolongements possibles.

    C'est sur le terrain des psychologues que va tre dmontre par une tudecritique de leurs travaux la constitution sociale de la mmoire individuelle. partir de l'observatoire que constituent les phnomnes limites, tels le rve etles troubles de l'aphasie, M. Halbwachs montre que la mmoire individuellesuppose l'existence des notions collectives issues du groupe social. Ces

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    situations limites font tat de l'effacement, voire de l'absence de liens entre lesimages souvenirs qui figurent comme contenus sensibles. Seule la socit,nous dit Halbwachs, pense effectivement par ensemble : elle rattache sesnotions les unes aux autres, et les groupes en reprsentations plus complexes

    de personnes et d'vnements, comprises dans des notions plus complexesencore (Halbwachs, 1925, p. 81). C'est ainsi que l'irrductibilit sociale dela mmoire se donne voir travers ces deux observatoires diffrencis os'estompe en grande partie l'influence sociale : le langage apparat comme lelieu o les hommes pensent en commun (Halbwachs, 1925, p. 53). Lasociologie jusqu'alors avait bien dmontr l'impossibilit de sa crationstrictement individuelle : Le rveur, nous l'avons montr, n'est plus capablede reconstituer le souvenir des vnements complexes, qui occupent une dureet une tendue spatiale apprciable; c'est qu'il a oubli les conventions quipermettent l'homme veill de nommer les objets, et de les distinguer les unsdes autres au moyen de leur nom. (Halbwachs, 1925, p. 82.) Mais ces

    conventions verbales ne sont pas suffisantes pour tablir la mmoire. Lareconstruction du pass porte sur le langage, mais aussi sur son usage social.La localisation sociale des souvenirs images de l'exprience propose uneconceptualisation de cet usage : le processus de raisonnement social quiarticule les expressions langagires. M. Halbwachs montre que la mmoireindividuelle est une reconstruction du pass partir des catgories prsentesen recourant des expriences cognitives impliquant dans le sens commun ceque les sciences de l'interprtation ont explicit en termes de cercle herm-neutique (Molino, 1985). Or, l'originalit d'Halbwachs est d'examiner cecercle hermneutique l'chelle du mme individu, dconstruisant ainsi l'ided'une conception substantive et littralement cumulative de la mmoire

    conue comme un rceptacle. La relecture d'un livre qu'une personne a lu dansson enfance montre l'existence de deux points de vue socialement diffrencisselon les poques, ce qui explique pourquoi la lecture d'un livre de notreenfance nous apparat comme celle d'un livre nouveau, ou tout au moinsremani (Halbwachs, M., 1925, p. 83).

    Malgr cela, si nous conservons un sentiment d'identit individuelle, ilfaut l'attribuer non pas une vertu substantive individuelle, mais la filiationcontinue des souvenirs sans cesse reproduits successivement par des systmesde notions collectives socialement diffrencies. Ceci travers les diffrentsmoments de notre vie et en fonction de notre appartenance des groupessociaux. Or, pour Halbwachs, mme si nous avions des traces quotidiennesdes activits sociales, tel un journal de lecture, ou mieux encore un grandnombre de tmoignages crits et oraux de personnes vivant ces situations, celane suffirait pas en fin de compte pour affirmer avoir ralis une vritable reconstitution du pass :

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    Une telle reconstitution du pass ne peut jamais tre qu'approche. Elle le serad'autant plus que nous disposerons d'un plus grand nombre de tmoignages crits ouoraux. Que tel dtail extrieur nous soit rappel, par exemple que nous lisions celivre le soir, en cachette, jusqu' une heure trs avance, que nous avons demanddes explications sur tel terme, ou tel passage, qu'avec de petits amis nous repro-duisions, dans nos jeux, telle scne ou imitions tels personnages du rcit, que nous

    avons lu telle description de chasse en traneau, un soir de Nol, alors qu'il neigeaitdehors, et qu'on nous avait permis de veiller, alors, par la convergence des circons-tances extrieures, et des vnements du rcit, se recre une impression originale quidoit tre assez voisine de ce que nous ressentmes alors. Mais, de toute faon, ce n'estqu'une reconstruction. Comment en serait-il autrement, puisque, pour nous replacerexactement dans notre ancien tat d'me, il nous faudrait voquer en mme temps, etsans exception, toutes les influences qui s'exeraient alors sur nous, du dedans aussibien que du dehors, de mme que, pour restituer en sa ralit un vnementhistorique, il faudrait tirer de leurs tombeaux tous ceux qui en ont t les acteurs etles tmoins ? (Halbwachs, 1925, p. 89.)

    Cette reconstitution du pass ne serait qu'approximative tout au plus, dans

    la mesure o des circonstances extrieures la lecture, mais intrieures lasituation de lecture de l'enfance, seraient mme de rappeler le contexte de la lecture, tenant compte qu'il est pratiquement impossible de reconstituerles influences qui s'exerceraient sur nous dans notre enfance. A la diffrencedes vertbres dont l'empreinte est intacte dans un fossile et qui permettentd'identifier clairement la forme, les formes sociales rsident dans les relationssociales constituant la pratique de lecture. D'une faon un peu excessive,Halbwachs exige que tous les acteurs et les tmoins revivent pour prtendrereconstituer la situation sociale. Sur cette base, aucun amnagement du cerclehermneutique n'est possible pour laborer sa propre sociologie, comme lesoulignait Jean Duvignaud. La Mmoire collective nous semble, l'inverse,

    rendre possible une voie vers la reconstitution approche d'un point de vuesociologique des formes sociales antrieures. Reste, par ailleurs, que si lescadres sociaux de la mmoire ne sont faits que de notions collectives issuesdes groupes sociaux prsents, alors comment rendre compte de la prgnanceplus grande de certains souvenirs lointains par rapport des souvenirs rcentset, plus gnralement, du processus de rapprochement et d'idalisation del'enfance que l'on observe chez les personnes ges ?

    La rsolution que propose Halbwachs ce problme est de replacer laremmoration dans son rapport l'exprience, anticipant ici la localisationsociale qu'il exposera subsquemment. La personne ge n'est pas dans le

    mme rapport avec l'exprience de son enfance parce que se sont transformsses rapports avec les membres des groupes sociaux et de ce fait les souvenirsqui y sont lis :

    Quels sont les traits principaux qui distinguent de la socit actuelle celle onous nous replongeons ainsi en pense ? D'abord elle ne s'impose pas nous, et noussommes libres de l'voquer quand nous voulons, de choisir, dans le pass, la priodeo nous nous transportons ... Tandis que, dans la socit actuelle, notre place est biendtermine, et avec elle, le genre de contraintes que nous subissons, la mmoire nousdonne l'illusion de vivre au sein des groupes qui ne nous emprisonnent pas, et qui ne

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    s'imposent nous qu'autant et aussi longtemps que nous l'acceptons. (Halbwachs,1925, p. 109.)

    La conclusion d'Halbwachs sur l'exprience de la personne ge s'avreambigu: Ainsi, en un sens, le tableau que nous reconstruisons du pass nousdonne une image plus conforme la ralit. Mais, en un autre sens, et en tantque cette image devrait reproduire la perception ancienne, elle est inexacte. (Halbwachs, 1925, p. 112.) Passant du point de vue prsent au choix d'un lieuet d'une poque passe loigns, la personne ge aperoit les deux facettes dusocial. Une premire facette, la contrainte que Durkheim a abondammentutilise en termes pdagogiques pour faire comprendre le social, une seconde,beaucoup moins vidente, rsultat de la remmoration montrant les possi-bilits de l'existence sociale passe :

    La socit, au moment prsent, ne nous rvle peut-tre que ses aspects lesmoins attirants : ce n'est qu' la longue, par la rflexion et le souvenir, que notreimpression se modifie. L'ensemble des tres humains n'est pas seulement une ralitplus forte que nous, une sorte de Moloch spirituel qui rclame de nous le sacrifice detoutes prfrences individuelles, nous y apercevons la source de notre vie affective,de nos expriences et de nos ides, et nous y dcouvrons une tendue et uneprofondeur d'altruisme que nous ne souponnions pas. (Halbwachs, 1925, pp. 111-112.)

    Cette oscillation entre le prsent et le pass dans l'activit rflexive de laremmoration permet d'avoir une perception plus juste de la constitution dusocial la fois faite de contraintes et de possibilits l'chelle individuelle.L'idalisation s'explique aussi par l'incompatibilit entre les contraintesanciennes et les contraintes prsentes de l'exprience et plus gnralement parl'effacement des contenus concrets de l'exprience antrieure qui rsulte de lamoindre densit des relations sociales liant aux groupes concerns. Parailleurs, l'analyse du processus de localisation sociale, que propose Halbwachspourrait mener modifier l'explication de ce processus d'idalisation parcequ'il implique le rapport entre le pass et le prsent en fonction de l'organi-sation de la mmoire. Cette modification peut tre envisage sur la base de laplus ou moins grande intensit du processus de rorganisation de la mmoireaux diffrents moments de la vie.

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    A. La localisation sociale des souvenirs

    Retour la table des matires

    G. Namer a bien mis en vidence la spcificit du concept de cadre socialde la mmoire (totalisation, ritration, notion). Le terme de notion quicompose le cadre de la mmoire rfre selon celui-ci un tat entre le conceptet le sensible. Nous ajouterions qu'elle prend le sens d'un processus de mise enforme de l'exprience sociale fait d'un rapport forme/contenu 19. C'est cetteconception de la notion organisant la mmoire qui fait refuser Halbwachs ladissociation entre le processus de localisation, qui serait de l'ordre du raison-

    nement, et celui de la reconnaissance, qui serait une activit d'impressionautomatique dans la mmoire des contenus sensibles.

    Plus de soixante ans plus tard, B. Inhelder et Jean Piaget, dans Mmoire etintelligence, en arrivent rduire grandement cette dissociation entre raison-nement et mmoire par l'entremise de la distinction entre la mmoire au senslarge et celle dfinie au sens strict (Piaget, Inhelder, 1968, p. 470). L'asso-ciation de trs larges recoupements du raisonnement, c'est--dire des schmesde l'intelligence et de la mmoire, rejoint ici la conception d'Halbwachs ens'opposant de la mme faon la vision de Bergson (Halbwachs, 1968, chap.III). Elle se diffrencie en ce qui a trait au rapport entre mmoire et prsent

    partir de la fermeture de l'entit psychologique individuelle. La conclusion desexpriences mnsiques de Jean Piaget et B. Inhelder les amne nuancerencore plus la question d'une frontire entre mmoire et intelligence :

    [...] seulement, si une rcognition se distingue d'une perception quelconque, unereconstitution mnsique d'une imitation quelconque et une image-souvenir d'uneimage reprsentative quelconque, c'est, comme on l'a vu (sous II), non pas en vertude leurs proprits figurales ou de qualits particulires de leur contenu, mais enraison de jugements, qui rattachent ou non celui-ci au pass. Leur localisationtemporelle tient donc essentiellement aux contextes, c'est--dire aux problmes, etpar consquent aux fonctions assumes par la perception, images et schmes dansl'activit actuelle du sujet. D'un tel point de vue, il n'existe plus de frontire

    immuable mais une srie de frontires mobiles et vicariantes entre l'acte mnsique etl'acte de l'intelligence en gnral : tout participe de la mmoire si l'on se place aupoint de vue de la mmoire au sens large en dehors de laquelle il ne saurait y avoir nicomprhension du prsent ni mme invention, mais la mmoire au sens strict estd'autant plus diffrencie que les mmes schmes sont accommods de faonspcialise aux objets, tats momentans et vnements appartenant l'exprience

    19 Gilles Houle, dans ses travaux sur les histoires de vie, a dvelopp le concept de modle

    concret de connaissance pour rendre compte de la mise en forme de l'exprience dans lesens commun. Voir ce sujet Lidologie comme mode de connaissance , Houle,1979, pp. 123-145.

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    Ces liens extrieurs l'individu sont fonds sur les notions relatives auxgroupes sociaux. Sur ce point Halbwachs se distingue de Piaget et Inhelder.Le phnomne de la mmoire n'existe pas l'chelle de l'individu, mais seule-

    ment des relations sociales qui oprent littralement les liens qui rassemblentet organisent les souvenirs dans la mmoire. Il y a ici correspondance entre lerle des schmes de l'intelligence dont fait tat la schmatisation de lammoire chez Piaget et le social, ou plus prcisment la schmatisation quemet au jour le processus de localisation sociale. Halbwachs reviendra en con-clusion sur les cadres sociaux de la perception. Il dmontrera les fondementsmmes qui supposent une perception strictement individuelle du fait quel'individu dans sa perception intrieure ne peut que procder du souvenir desmots et des notions qui permettent aux hommes de s'entendre propos desobjets :

    En mme temps que l'on voit les objets, on se reprsente la faon dont les autrespourraient les voir: si on sort de soi, ce n'est pas pour se confondre avec les objets,mais pour les envisager du point de vue des autres, ce qui n'est possible que parcequ'on se souvient des rapports qu'on a eus avec eux. Il n'y a donc pas de perceptionsans souvenir. Mais inversement, il n'y a pas alors de souvenir, qui puisse tre ditpurement intrieur, c'est--dire qui ne puisse se conserver que dans la mmoireindividuelle. (Halbwachs, 1925, p. 274.)

    Cette argumentation, outre qu'elle annonce le processus de rciprocit desperspectives qui constitue les interactions sociales, vient aussi lgitimer leprocd d'introspection en vue de l'laboration d'une sociologie de lammoire. La localisation des souvenirs est dissocie de la reconnaissance dufait qu' on dtache l'individu de la socit en psychologie (Halbwachs,

    1925, p. 275.) En fait, le lien entre localisation et perception devient manifestelorsqu'on ralise que la localisation suppose des rfrents extrieurs fonds surla perception collective du monde. Mais revenons au processus de localisationlui-mme. C'est en replaant les images du souvenir dans des lieux, du pointde vue des personnes et des objets, autrement dit, en utilisant les notionscollectives des groupes auxquels on appartient, que, par raisonnement, sereconstruit le souvenir. Cette organisation de la mmoire est structure par despoints de repres qui en forment l'indexation, c'est--dire qui organisent lescontenus sensibles en ce qu'ils permettent leur localisation sociale. Halbwachsreprend ce constat de M. Ribot tout en contestant l'ide que ces points derepre soient essentiellement individuels. partir de l'exemple de sa conver-sion religieuse que relate Pascal, il montrera que ces points de repres sont desnotions collectives de temps et d'espace. L'ensemble des rfrents forment lescadres sociaux de la mmoire : l'ensemble des notions qu' chaque momentnous pouvons apercevoir, parce qu'elles se trouvent dans le champ plus oumoins de notre conscience, mais toutes celles o l'on parvient en partant decelle-ci, par une opration de simple raisonnement (Halbwachs, 1925, p.129). Reste rendre compte des dtails et de l'exhaustivit plus grande de lammoire court terme, qui semble contredire l'existence d'une structuration

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    sociale de la perception ainsi que de l'ensemble de la mmoire envisage moyen et long terme. Si la perception est structure socialement, pourquoi legroupe conserve-t-il tous ces faits immdiats ?

    Si, dans l'ensemble des faits rcents, un trs grand nombre sont retenus parrapport la mmoire long terme, c'est qu'ils ont une valeur et une impor-tance quivalentes pour le groupe social ce moment. Il faut considrer lastabilit relative des groupes sociaux et leurs transformations : le rle et lasituation des membres du groupe changent sans cesse, ce qui expliquerait cettequivalence des vnements et la possibilit dans le prsent de les rapporterles uns aux autres (Halbwachs, 1925, p. 130). En somme, aucun des faits n'estindiffrent tant qu'on n'en saisit pas les consquences. Le prsent ne peutrvler que le possible. C'est ainsi qu' la limite de l'existence prsente seproduit un travail de radaptation perptuel, qui nous oblige, l'occasionde chaque vnement, revenir sur l'ensemble de notions labores

    l'occasion d'vnements antrieurs (Halbwachs, 1925, p. 135). On voit icique la sociologie de la mmoire ne conoit qu'un niveau de schmatisation.Celui-ci vaudrait pour la remmoration comme pour la perception, contraire-ment ce que pensait Jean Piaget. Ce dernier envisage des schmes distinctset en relation, du niveau opratoire celui figuratif de la mmoire.

    Dans l'ensemble de ces souvenirs, quels sont ceux qui persisteront dans lammoire ? Les souvenirs relatifs aux groupes sociaux avec lesquels noussommes en liens plus troits et durables conserveront la vivacit des souvenirsprsents (Halbwachs, 1925, pp. 138-139). Ds lors, pour Halbwachs, la multi-plicit des contenus des mmoires individuelles ainsi que la possibilit

    d'accder au contenu d'un souvenir de plusieurs points de vue dans sammoire peuvent tre rapportes la diversit des groupes sociaux auxquelsnous appartenons : Ces diverses modes d'association des souvenirs rsultentdes diverses faons dont les hommes peuvent s'associer. (Halbwachs, 1925,p. 144.) Ces cadres sociaux prsents dans une configuration spcifique l'chelle de la mmoire individuelle sont issus de la mmoire collective. Onpeut noter comment le concept de radaptation continuelle rsout le paradoxede la continuit et de la discontinuit, des rgularits et des changementssociaux en s'appuyant sur une conceptualisation trs similaire labore ult-rieurement par Jean Piaget, celle de l'assimilation et de l'accommodation,comme le souligne G. Namer 20. La mmoire collective familiale servira par lasuite dmontrer d'une faon exemplaire le lien entre la persistance dessouvenirs redfinis dans les mmoires et la fixit des relations sociales. Cettedmonstration sera d'autant plus probante qu'Halbwachs, tant bien de sonespace-temps social, peroit les relations familiales comme fixes vie .

    20 G. Namer,Mmoire et socit, Mridiens Klincksieck, p. 41.

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    On peut donc conclure cette partie en notant l'importance de la notion delocalisation sociale tant du point de vue thorique que mthodologique. Lalocalisation sociale de la mmoire individuelle montre l'existence de notionscollectives en tant qu'units de raisonnement et d'exprience. C'est ainsi que

    mme lorsque l'on constate une idalisation du pass, celle-ci n'est pas lersultat d'une rupture avec l'exprience, mais rsulte d'une transformation durapport social de l'individu l'exprience : le rapport au groupe s'est trans-form, il n'est plus constamment prsent l'individu dans ses activits. Alorsse produit un dtachement des contraintes sociales existantes rendant acces-sible la conscience le virtuel : le social vcu recelant des possibilitsd'existence qui auraient pu se concrtiser. De ce point de vue mthodologique,la localisation sociale des traces de la mmoire permet d'objectiver le fonde-ment et la relativit sociale de la connaissance, travers la mise au jour de sacomposition sociale diversifie issue des rapports de l'individu aux groupessociaux. Ce caractre composite de l'organisation de la mmoire sera l'objet de

    La Mmoire collective.

    La localisation montre donc une unit forme/contenu d'exprience travers la remmoration et la perception. Le contenu tant appropri partird'un point de vue. Il n'existe pas en dehors d'un ou plusieurs points de vue. Laconclusion tout ceci, c'est que l'activit de mmoire a une organisation gnralisante 21 . Le souvenir est mis en forme en fonction d'un usageultrieur dans des pratiques sociales.

    IVLa mmoire dans l'exprience:aspect opratoire de la mmoire sociale

    Retour la table des matires

    Il ne s'agit pas ici d'opposer l'aspect figuratif (vocation) l'aspect opra-

    toire de la mmoire (rcognition et reconstitution) ni de dissocier leraisonnement des contenus sensibles. Nous pensons qu'en prenant pour base lathorie de la mmoire et de l'intelligence de Jean Piaget et B. Inhelder, quifont tat de ces processus opratoires constituant la mmoire, il est possible de

    21 Cette conception des proprits du souvenir comme mise en forme de l'exprience est

    compatible avec la recherche actuelle en neuro-physiologie de la mmoire, comme enfont foi les travaux du psycho-sociologue Frdric Bartlett. Voir Israel, Rosenfield,L'Invention de la mmoire, Paris, Flammarion, 1994.

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    dgager ce qui est esquiss par le cheminement d'Halbwachs dans LaMmoire collective : l'tude de la mmoire constitutive de l'exprience. Ceparallle est d'autant plus fond que les tudes sociologiques de Piaget 22

    dveloppent propos de la circulation des biens sociaux un tel modle

    d'indexation de l'exprience dans l'exprience.

    Dans Les Cadres sociaux de la mmoire, M. Halbwachs cherchait dmontrer que la mmoire individuelle est relative aux groupes sociaux. Lespremiers chapitres de la mmoire collective sont consacrs l'lucidation desrapports entre les relations sociales impliques dans la mmoire, autrement ditles clivages sociaux. L'tude de ces rapports entre mmoires sociales est lavoie indique qui permet d'explorer les modalits de "cumul" de laconnaissance dans une socit.

    Dans La Mmoire collective, les catgories cognitives du groupe qui

    organisent la mmoire individuelle ont chang de statut. Elles sont posescomme relevant de clivages sociaux entre des groupes, les groupes sedfinissant eux-mmes en relation avec d'autres groupes (Namer, 1994, p.335). L'exemple du souvenir d'un enfant gar, c'est--dire en situationd'loignement de son groupe social, permet Halbwachs de montrer quel'inscription d'un vnement marquant dans la mmoire est relative latransformation momentane du point de vue de l'enfant en celui d'un adulte.Cette transformation de point de vue consiste en une opration de rciprocitdes perspectives qui dfinit pour Halbwachs ce que l'on peut dsigner commeune interaction sociale requrant l'activit de la mmoire:

    Comment, sans la mmoire et en dehors des moments o l'on se souvient, aurait-on conscience d'tre dans le temps et de se transporter travers la dure ? [...] celaimplique que je suis capable, tous moments, de me placer, en prsence d'un objet,en mme temps qu' mon point de vue, celui des autres, et que, me reprsentant, aumoins comme possibles plusieurs consciences, et la possibilit pour elles de rentreren rapport, je me reprsente aussi une dure qui leur est commune. (Halbwachs1968, p. 128.)

    Cette rciprocit des perspectives est le processus constituant l'interactionsociale o le langage, l'espace et le temps social se trouvent labors enconjonction simultane dans ce rapport aux autres du fait que les tres etmme les choses figurent comme signes. Il faut se situer de leur point de vuepour agir avec eux. Il s'agit du lieu de la radaptation continuelle, de l'assimi-lation et de l'accommodation transformant l'organisation de la mmoire travers les rptitions quotidiennes. Le terme radaptation continuelle exprime le rapport continuit/ discontinuit et rend compte du fait que lammoire est ncessaire l'interaction sociale : comment agir sans une repr-22 Jean Piaget, tudes sociologiques, Genve, Droz, 1965.

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    sentation des tres et des choses ? Comment concevoir une reprsentation destres et des choses hors du langage, de l'espace et du temps ?

    La conjonction du langage, de l'espace-temps, est la cl de la dlimitation

    de la morphologie des relations sociales et se diffrencie de la morphologiesociale au sens traditionnel comme formant un autre niveau d'objectivation.Dans l'ordre de la remmoration, la multiplicit des rfrents du langage, dutemps et de l'espace social prend la forme d'une problmatique, analogique-ment ce qu'on appelle une problmatique dans le discours scientifique, pro-cessus de mise en rapport de la connaissance avec exprience. Celle-ciprocde de plusieurs types d'objets : objet thorique, objet opratoire et objetempirique, qui sont mis en relation et qui gnrent, par leur compatibilit etincompatibilit, la problmatisation du rapport au rel. De la mme faon, onpeut dire que, dans l'ordre du sens commun, la mmoire dans la vie socialecontemporaine est faite de plusieurs objets concrets, c'est--dire de notions

    collectives relevant d'expriences socialement diffrencies.

    Cette conception de la mmoire sociale faite d'une multiplicit demmoires collectives formant des totalits partielles est trs diffrente de lammoire historique, celle du discours savant de l'Histoire qui propose unevision universelle et totale. Si Halbwachs, dans son premier livre, s'est opposradicalement la conception psychologique et individuelle de la mmoire,dans La Mmoire collective, il s'oppose tout aussi radicalement l'Histoirecomme mmoire universelle. Pour lui, il n'existe pas de mmoire universelle,ou une mmoire qui transcenderait les groupes sociaux. Plus encore, engnral l'Histoire ne commence qu'au point o finit la tradition, moment o

    s'teint ou se dcompose la mmoire sociale (Halbwachs, 1968, p. 68). C'estque, comme dans le cas de la lecture du livre de notre enfance, l'histoire pr-tendant reconstituer le pass ne fait que le reconstruire partir des catgoriesprsentes. En somme, l'Histoire fait face la forme historique du cerclehermneutique (Molino, 1985) : Certes, un des objets de l'histoire peut tre,prcisment, de jeter un pont entre le pass et le prsent et de rtablir cettecontinuit interrompue. Mais comment recrer des courants de pensecollective qui prenaient leurs lans dans le pass, alors qu'on n'a prise quesur le prsent ? (Halbwachs 1968, p. 69.)

    L'Histoire, du moins celle qui procde d'un schma chronologique et d'uncadre spatial naturalis, ne peut prtendre reconstituer, puisqu'elle dconstruitles traces des mmoires collectives en assemblant la totalit, les vnementsdans un tableau unique formant une continuit de temps et d'espace quirassemble les faits historiques : L'histoire est un tableau des change-ments. Elle est un tableau de diffrences dont fait tat la notion d'vnementhistorique. l'inverse, la mmoire collective forme un tableau de ressemblan-ces rsultant de la rptition et de la radaptation continuelles du groupe socialqui en est le support. Cette radaptation peut mener la diffrenciation

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    sociale. On comprendra, la lumire de ces considrations, que la recons-titution du pass ne peut se faire qu' travers les mmoires collectives. Lamthode d'une sociologie de la mmoire serait de localiser socialement lestraces de la mmoire sociale et de restituer par le mouvement de rciprocit

    des perspectives de proche en proche les rfrents en conjonction dans le butd'expliciter le processus d'assimilation et de radaptation continuelle quesupposent les formes sociales. Cette formulation de la mthode qu'utiliseHalbwachs a l'avantage de rendre compte du perptuel mouvement de rci-procit des perspectives qui caractrise son apprhension du social. Celle de laradaptation continuelle de sa pense pour rendre compte des notions dediffrents groupes sociaux. Ceci amne Halbwachs constater, travers sesdiffrents points de vue sociaux adopts et explicits, qu'il conserve l'intrieur de lui-mme, une socit reproduite dans sa conscience: une con-naissance ainsi localise dont il parcourt systmatiquement les espaces-tempsde la problmatique qui la forme. Mais ce caractre multiple des langages, des

    espaces-temps sociaux contemporains ne mne-t-il pas une fragmentationsans fin de la mmoire et de l'existence ?

    Pour circonscrire ce problme, il faut reformuler une analyse dveloppepar Halbwachs dansLes Cadres sociaux de la mmoire. Cette analyse permetd'envisager une distinction entre mmoire figurative et mmoire opratoire.On peut concevoir que les schmes d'organisation ne seraient pas sanscontinuit tout en tant diffrencis, comme le suggre le modle de JeanPiaget de la mmoire et de l'intelligence. Halbwachs lui-mme discernait lammoire de l'exprience, en ce qu'il nous est possible de voyager libre-ment dans la mmoire, de celle du prsent, qui fait apparatre les contraintes

    sociales, du fait que nous sommes en lien immdiat avec les groupes sociauxauxquels elle renvoie. Du point de vue de la remmoration, nous avons vu quela mmoire du prsent retient un grand nombre d'vnements qui serontoublis dans le long terme. Lorsque Halbwachs avance comme conceptcentral la rciprocit des perspectives pour dfinir la mmoire collective, il netraite plus uniquement de la mmoire figurative. En somme, il n'aborde pasuniquement les processus collectifs de remmoration en groupe d'un vne-ment, mais aussi l'activit de mmoire dans l'interaction sociale qui construitl'espace-temps d'une forme sociale:

    On dira que, ce qui rompt la continuit de ma vie consciente individuelle, c'est

    l'action qu'exerce sur moi, du dehors, une autre conscience, qui m'impose unereprsentation o elle est comprise. C'est une personne qui croise mon chemin, etm'oblige remarquer sa prsence. Mais aprs tout, les objets matriels s'imposentaussi du dehors ma perception. Cependant, si nous supposons que je suis enfermen moi-mme et que je connais rien du monde extrieur, une telle perception sensiblen'arrtera point le courant de mes tats plus qu'une impression affective ou qu'unepense quelconque: elle s'y incorporera, sans me faire sortir de moi-mme... Pourqu'il en soit autrement, il faut que l'objet agisse sur moi comme signe. [...] Celaimplique que je suis capable tout moment de me placer, en prsence d'un objet, enmme temps qu' mon point de vue, celui d'un autre, et que, me reprsentant, aumoins comme possibles, plusieurs consciences, et la possibilit pour elles d'entrer en

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    rapport, je me reprsente aussi une dure qui leur est commune. (Halbwachs, 1968,pp. 89-90.)

    L'analyse de la mmoire collective ne met pas uniquement en vidence lesprocessus de remmoration des groupes sociaux telle la rencontre d'amis quise rappellent le pass. Si cette remmoration est possible, c'est que laformation de la mmoire collective s'est labore travers l'interaction socialequotidienne impliquant le groupe social. De ce point de vue, le processus derciprocit des perspectives dans l'interaction sociale est la construction d'untemps, d'un espace, d'un langage qui permettent l'laboration d'une reprsen-tation active qui tablit une correspondance entre le point de vue premier de lapersonne et les points de vue adopts tout au cours de l'interaction sociale etncessaires sa poursuite. Cette correspondance entre les perspectives,d'autres parleraient de traduction 23, sous-tend d'interaction sociale. Or, il ne

    s'agit pas d'une logique procdurale ou simplement formelle, mais, dans lasuite de la conceptualisation de la mmoire sociale par Halbwachs, d'unrapport forme/contenu. C'est ce qui caractrise le temps social par rapport autemps astronomique utilis comme rfrent extrieur aux activits. Plussimplement dit, la montre nous est ncessaire pour nous rappeler le tempsastronomique, parce que le temps des activits sociales est par sa naturediffrent dans son rythme et sa dure. Le temps astronomique, en fait, sert derfrent extrieur aux temps des activits sociales. Comme les objetsmatriels, il n'agit sur nous que comme un signe et renvoie un usage social.L'analyse des temps sociaux est rvlatrice: il y a impermabilit des tempsdes groupes : l'interaction sociale formant une activit est l'laboration d'une

    dure sociale spcifique. Par ailleurs, il y a multiplicit des temps sociauxdans l'exprience contemporaine par les diffrentes activits sociales qu'ellesuppose. La conscience individuelle est le point de rencontre des tempscollectifs (Halbwachs, 1968, p. 127) : Plaons-nous maintenant du point devue des individus. Chacun est membre de plusieurs groupes, il participe plusieurs penses sociales, son regard plonge successivement dans plusieurstemps collectifs. (Halbwachs, 1968, p. 126.)

    Il n'y a pas vritablement multiplicit des temps l'intrieur des groupessociaux, puisque en fin de compte, l'mergence d'un nouveau temps dans ungroupe correspond celle d'un nouveau groupe redfini partir de l'ancien

    (Halbwachs, 1968, p. 122). L'tude de la mmoire collective forme par larciprocit des perspectives permet de dterminer la temporalit sociale del'activit. Il s'agit d'un autre rfrent qui, tudi en relation avec le langage etl'espace, permet d'identifier la morphologie des relations sociales.

    23 Nous pensons aux travaux de Michel Calons et Bruno Latour.

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    Pour Halbwachs, l'espace a un statut privilgi en termes morphologiquespar rapport au temps. Il existe un espace social local, celui immdiat etquotidien de l'existence (Halbwachs, 1968, p. 141), qui fait que ce rfrentforme une dimension morphologique plus stable que les autres. Cette concep-

    tion est en accord avec celle exprime auparavant dans La Morphologiesociale. Ce rapport entre les groupes sociaux et les objets ainsi que l'amna-gement des lieux quotidiens tranchent sur tous les autres, pour Halbwachs: legroupe s'y enferme au fur et mesure qu'il rend plus compatibles sonexistence les lments matriels de la vie sociale. Il existe aussi une multi-plicit des espaces sociaux du fait de la superposition et l'adquation d'espacessociaux seconds, juridique, conomique, religieux, etc., sur cet espace socialpremier local. Cette surimposition est dcelable dans le travail institu-tionnalis de mmoire (par exemple le notariat), qui rend prgnants cesespaces-temps sociaux dcels dans le lien opr entre objets et sens, parexemple, terre et droits juridiques, objets matriels et prix. Si ces temps

    sociaux paraissent sans bases spatiales , bien qu'ils en aient une, c'est qu'ilsdracinent les individus de leur rapport premier l'existence sociale locale enles insrant dans un espacetemps social second. On peut s'interroger encore icisur le fait que le statut donn par Halbwachs l'espace-temps social local nerelve pas de la continuit des relations de parent et d'alliances, dontHalbwachs postulait la fixit vie. Ceci aurait pour consquence de confrerune stabilit temporelle plus grande l'espace domestique, d'o son statutlocal.

    La complexit de l'existence contemporaine ne rside pas tant dans lamultiplicit des espaces et des temps sociaux que dans la prsence simultane

    de plusieurs temps et espaces l'intrieur de la mme activit sociale, tellel'activit conomique. Ceci semble contredire prime abord la conception dutemps et de l'espace social avance. Le commerant dans le cadre de l'activitconomique est en rapport avec deux grands groupes sociaux : les autrescommerants et les consommateurs. l'chelle de la mme personne, onconstate l'existence d'une double mmoire dans la ralisation de son activit.

    Selon la situation sociale, le rapport tabli en objet et prix se transforme.Dans le contexte de l'interaction sociale avec le consommateur, l'ensembledu dispositif social qu'est le magasin concourt avec l'action du march pourconfrer selon Halbwachs l' illusion que le prix correspond la valeur del'objet, que les rgles de march s'appliquent rigoureusement et confrent unprix stable. Il s'agit du dispositif social l'origine de l' universalisme conomique. Tandis que le contexte de l'interaction sociale avec les autresmarchands met en vidence une mmoire de l'conomie situe dans des lieuxet des temps sociaux o les prix fluctuent, Halbwachs aborde ici un contre-exemple de sa conception du temps et de l'espace social. Cet espace-temps eststructur non pas seulement par un groupe social, mais par le rapport deuxgroupes diffrencis simultanment. Le marchand doit acheter aux autres

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    marchands pour vendre aux consommateurs. Le mme individu interagit selondeux logiques sociales diffrencies dans le cadre de l'unit d'une mmeactivit de nature conomique. Autrement dit, l'activit conomique intgreune forme de rciprocit des perspectives l'chelle du marchand aux fins

    de la ralisation de profits. De ces deux mmoires conomiques, quelle est lavraie et quelle est l'illusoire ?

    Dans le cas de la mmoire d'un fait marquant, l'accommodation de lammoire rvlera un l'existence d'un clivage social qui la forme. Pour lapremire fois, l'enfant perdu adoptera le point de vue du groupe d'adultes.Mais ce double point de vue ne persistera pas dans le temps parce qu'il n'estpas dans la structuration du groupe, on ne peut tre la fois enfant et parent.Le cas de la mmoire conomique est diffrent. Halbwachs n'a pas de chapitresur la mmoire de classe comme dans Les Cadres sociaux, qui poserait ceproblme crucial des proprits morphologiques du social ainsi fait et

    structur par des clivages sociaux que sont les rapports de classes.

    VRapport entre relations sociales:

    les modalits socialesde l'appropriation collective

    Retour la table des matires

    La mmoire de l'exprience est laboration d'une connaissance qui prendla forme d'une problmatique. Celle-ci implique au niveau de la mmoire dansl'exprience une mmorisation des contenus relatifs des formes d'interac-tions sociales diffrencies mais coexistantes : une mmoire opratoirestructure par le rapport entre relations sociales et qui ne peut pour cela sersumer qu' une seule logique identitaire, un seul ordre de grandeur social 24.

    24 Cette situation serait analogue en psychologie de l'enfant l'exprience bien connue de

    rciprocit des perspectives de Jean Piaget, soit celle des verres d'eau de formesdiffrentes. Le contenu sera transvid au cours de l'exprience. Selon l'ge, les enfantsauront des comportements diffrents : une rponse adquate ou non, une rponseadquate mais sans verbalisation et, par la suite, avec verbalisation de cette opration derciprocit des perspectives.

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    La mmoire individuelle serait localise, faisant tat de la coexistence deplusieurs mmoires collectives simultanment.

    Le cas de l'espace socio-conomique dcrit par Halbwachs nous semble

    illustrer cette situation. L'espace conomique est le monde des valeurs. Lammoire conomique repose sur la relation entre valeur et objet : Les prixsont attachs aux choses comme des tiquettes. Mais comment les prix sont-ilstablis ? Pour le comprendre, il faut examiner en dtail comment se forme lammoire dans l'exprience conomique. Le commerant est en rapport avecdeux groupes spars : le groupe des autres commerants et celui des consom-mateurs. La reprsentation de l'espace et de la mmoire des commerants esten apparence sans base spatiale . En fait, si on suit l'argumentationd'Halbwachs, les prix sont associs aux proprits matrielles des objets :

    Les prix sont des nombres, qui reprsentent des mesures. Mais tandis que lesnombres correspondent aux qualits physiques de la matire et sont, en un certainsens, contenus en elle, puisqu'on peut les retrouver en l'observant et par la mesure,ici, dans le monde conomique, les objets matriels n'acquirent une valeur qu'partir du moment o l'on attribue un prix. Ce prix n'a aucun rapport avec lesproprits physiques de l'objet. Comment l'image de l'objet voquerait-elle lesouvenir du prix, c'est--dire d'une somme d'argent, si l'objet nous est reprsent telqu'il nous apparat dans l'espace physique, c'est--dire dgag de toute liaison avec lavie du groupe ? (Halbwachs, 1968, p. 154.)

    Aussi, l'objet ne recle pas le prix, c'est l'tiquetage qui le lui confre etfait partie du rapport social l'objet. Mais ce rapport objet et prix est double.

    Pour comprendre la relation entre le prix et l'objet dans le groupe desmarchands, il faut faire appel la mmoire conomique du groupe : Maisprcisment parce que les prix rsultent d'opinions sociales en suspens dans lapense du groupe et non des qualits des objets, ce n'est pas l'espace occuppar les objets, ce sont les lieux o se forment ces opinions sur la valeur deschoses et o se transmettent les souvenirs des prix, qui peuvent servir desupport la mmoire conomique. (Halbwachs, 1968, p. 154.) Ces lieuxd'interactions sociales entre les commerants sont les marchs concrets qu'ilsfrquentent. Or, dans ces marchs, le rapport entre prix et objets fluctueconstamment, constate Halbwachs : il reste que les conditions des ventes etdes achats, les prix, les salaires sont soumis de perptuelles fluctuations, et

    que, d'ailleurs, il n'est gure de domaine o les souvenirs proches chassentplus vite et plus entirement ceux qui sont plus anciens (Halbwachs, 1968, p.155). La reconstitution de la mmoire conomique des marchands dmontrel'existence d'une mmoire collective, c'est--dire de la mmoire d'un groupesocial localis dans l'espace conomique. L'apparence universelle du marchserait une illusion. Nous disons illusion , car Halbwachs utilisera ce motpour dcrire le rapport objet et prix dans l'change avec le consommateur. Ledispositif de mmoire que forme le magasin et auquel participe le marchand

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    de la localisation des mmoires collectives. Ceci serait au fondement d'unrapport de domination du marchand sur le consommateur: la rciprocit desperspectives n'est pas gale entre le marchand et le consommateur 26. Cettehgmonie de l'apparence sans base spatiale de l'espace conomique

    viendrait de l'opacit des relations sociales dans la configuration sociale del'activit conomique.

    Dans les Cadres sociaux de la mmoire, M. Halbwachs avanait quel'largissement des rfrents des individus et des groupes sociaux serait lasource d'un progrs social (Namer, 1994, p. 367). Cette conception de ladynamique sociale, celle du progrs par l'largissement des rfrents descadres sociaux, nous apparat un peu succincte pour caractriser ce rapportentre le local et l'universel la lumire de la mmoire collective. La topogra-phie du rapport entre des espaces-temps sociaux peut tre vue commeexprimant des rapports de domination conomique d'autant plus assures que

    l'on est mme d'intgrer des rfrents du point de vue de l'Autre dansl'laboration du dispositif social. Reste, par ailleurs, ce que suggre laconfiguration mme de l'espace-temps des activits sociales contemporainesfaites de plusieurs formes de mmoires sociales de et dans l'exprience. Cettecoexistence dans les pratiques de plusieurs formes serait au principe d'uneintelligence sociale qui ne rduit pas totalement l'irrationnel les formessociales diffrentes vcues par les mmes individus et les mmes groupessimultanment 27.

    * * *

    En proposant une relecture possible de quelques lments essentiels de lasociologie de la mmoire de M. Halbwachs, nous avons cherch dmontrerla porte thorique et mthodologie de ses travaux. Du point de vue thorique,elle permet d'asseoir la formulation d'un modle de socialisation, celui de26 Les travaux de T. Todorov en littrature compare sont remarquables en ce qu'ils

    clairent des formes de rciprocit des perspectives comme technique militaire dansla Conqute des Amriques : la question de l'Autre, Paris, Seuil, 1982, ou biend'appropriation sociale individuelle et collective dans Les Morales de l'Histoire, chapitreII, Paris, Grasset, 1991.

    27 Dans le domaine de la sociologie conomique, les travaux de Y- Polanyi, par exemple,ont montr comment l'mergence de l'espace socio-conomique capitaliste d'accumu-lation simultanment ou presque avait suscit l'invention d'un second espace : le social . Celui d'une redistribution qui s'avrait ncessaire la poursuite del'autonomisation de l'activit conomique malgr les idologies conomiques librales.Dans le cadre de nos travaux sur l'appropriation des francophones de l'conomiedominante, nous avons pu montrer aussi la coexistence dans l'activit conomique d'uneentreprise et d'un milieu, sur une longue priode, de deux espaces socio-conomiquessocialement diffrencis mais interrelis, structurant le dveloppement de cette conomieet son rapport l'conomie dominante. Plusieurs sociographies de l'conomie contem-poraine ont mis en vidence de telles configurations. Par exemple, C. A. Gregory, GIFTSand Commodities, Academic Press London, 1952, William Fonte Whyte, Kathleen KingWhyte,Making Mondragon, New York, Ill Press, 1988, 315 p.

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    Paul Sabourin, Perspective sur la mmoire sociale de Maurice Halbwachs. (1997) 35

    l'appropriation sociale que nous avons tent d'expliciter. Nous sommes bienloin par ailleurs d'tre mme de dterminer systmatiquement en quoiconsisteraient des rgles gnrales d'appropriation sociale. Des tudes de casexistent. Elles constituent un terrain privilgi pour le dveloppement d'une

    sociologie de la mmoire. Du point de vue mthodologique, elle a des impli-cations importantes pour le travail sociographique. Nous pouvons dduire dela sociologie de la mmoire deux niveaux d'objectivation du social en termesde morphologie. Un premier niveau d'objectivation, la morphologie au sensstrict, qui renvoie la morphologie des relations sociales o les rfrents de laconstruction sociologique sont internes l'objet: langage, temps et espacessociaux. Le social explique le social , affirmait Durkheim. Ce principeappliqu la morphologie devient ici, le social mesure le social ; les rf-rents chronologiques ou gographi