Michel Foucault Il faut défendre la société , Gallimard Seuil, pages 213 à 235

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Michel FoucaultMichel Foucault « Il faut défendre la société », Gallimard Seuil, pages 213 à 235 COURS DU 17 MARS 1976Publié dans l’article ayant comme titre Michel Foucault « Faire vivre et laisser mourir – la naissance du racisme » 1976 Les Temps modernes 1991, vol. 56, no535, pp. 37-61

Citation preview

Michel Foucault Il faut dfendre la socit , Gallimard Seuil, pages 213 235 COURS DU 17 MARS 1976 Publi dans larticle ayant comme titre Michel Foucault Faire vivre et laisser mourir la naissance du racisme 1976 Les Temps modernes 1991, vol. 56, no535, pp. 37-61 Du pouvoir de souverainet au pouvoir sur la vie. - Faire vivre et laisser mourir. De l'homme-corps l'homme-espce : naissance du bio-pouvoir. - Champs d'application du bio-pouvoir. - La population. - De la mort, et de celle de Franco en particulier. -Articulations de la discipline et de la rgulation : la cit ouvrire, la sexualit, la norme. -Bio-pouvoir et racisme. Fonctions et domaines d'application du racisme. -Le nazisme. -Le socialisme. Il faut donc essayer de terminer, de boucler un peu ce que j'ai dit cette anne. J'avais essay un petit peu de poser le problme de la guerre, envisage comme grille d'intelligibilit des processus historiques. Il m'avait sembl que cette guerre avait t conue, initialement et pratiquement pendant tout le XVIIIe sicle encore, comme guerre des races. C'tait un peu cette histoire de la guerre des races que j'avais voulu reconstituer. Et j'ai essay, la dernire fois, de vous montrer comment la notion mme de guerre avait t finalement limine de l'analyse historique par le principe de l'universalit nationale.* Je voudrais maintenant vous montrer comment le thme de la race va, non pas disparatre, mais tre repris dans tout autre chose qui est le racisme d'tat. Et alors, c'est la naissance du racisme d'tat que je voudrais un petit peu vous raconter aujourd'hui, vous mettre en situation au moins. Il me semble qu'un des phnomnes fondamentaux du XIXe sicle a t, est ce qu'on pourrait appeler la prise en compte de la vie par le pouvoir : si vous voulez, une prise de pouvoir sur l'homme en tant qu'tre vivant, une sorte d'tatisation du biologique, ou du moins une certaine pente qui conduit ce qu'on pourrait appeler l'tatisation du biologique. Je crois que, pour comprendre ce qui s'est pass, on peut se rfrer ce qutait la thorie classique de la souverainet, qui finalement * Manuscrit. la phrase se poursuit : aprs nationale : l'poque de la Rvolution . nous a servi de fond, de tableau toutes ces analyses sur la guerre, les races, etc. Dans la thorie classique de la souverainet, vous savez que le droit de vie et de mort tait un de ses attributs fondamentaux. Or, le droit de vie et de mort

est un droit qui est trange, trange dj au niveau thorique ; en effet, qu'est-ce que c'est qu'avoir droit de vie et de mort ? En un sens, dire que le souverain a droit de vie et de mort signifie, au fond, qu'il peut faire mourir et laisser vivre; en tout cas, que la vie et la mort ne sont pas de ces phnomnes naturels, immdiats, en quelque sorte originaires ou radicaux, qui tomberaient hors du champ du pouvoir politique. Quand on pousse un peu plus et, si vous voulez, jusqu'au paradoxe, cela veut dire au fond que, vis--vis du pouvoir, le sujet n'est, de plein droit, ni vivant ni mort. Il est, du point de vue de la vie et de la mort, neutre, et c'est simplement du fait du souverain que le sujet a droit tre vivant ou a droit, ventuellement, tre mort. En tout cas, la vie et la mort des sujets ne deviennent des droits que par l'effet de la volont souveraine. Voil, si vous voulez, le paradoxe thorique. Paradoxe thorique qui doit se complter videmment par une sorte de dsquilibre pratique. Que veut dire, de fait, le droit de vie et de mort ? Non pas, bien entendu, que le souverain peut faire vivre comme il peut faire mourir. Le droit de vie et de mort ne s'exerce que d'une faon dsquilibre, et toujours du ct de la mort. L'effet du pouvoir souverain sur la vie ne s'exerce qu' partir du moment o le souverain peut tuer. C'est finalement le droit de tuer qui dtient effectivement en lui l'essence mme de ce droit de vie et de mort : c'est au moment o le souverain peut tuer, qu'il exerce son droit sur la vie. C'est essentiellement un droit de glaive. Il n'y a donc pas de symtrie relle, dans ce droit de vie et de mort. Ce n'est pas le droit de faire mourir ou de faire vivre. Ce n'est pas non plus le droit de laisser vivre et de laisser mourir. C'est le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Ce qui, bien entendu, introduit une dissymtrie clatante. Et je crois que, justement, une des plus massives transformations du droit politique au XIXe sicle a consist, je ne dis pas exactement substituer, mais complter, ce vieux droit de souverainet - faire mourir ou laisser vivre - par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pntrer, le traverser, le modifier, et qui va tre un droit, ou plutt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de faire vivre et de laisser mourir. Le droit de souverainet, c'est donc celui de faire mourir ou de laisser vivre. Et puis, c'est ce nouveau droit qui s'installe : le droit de faire vivre et de laisser mourir. Cette transformation, bien sr, ne s'est pas faite d'un coup. On peut la suivre dans la thorie du droit (mais l je serai extraordinairement rapide). Dj, vous voyez, chez les juristes du XVIIE et surtout du XVIIIe sicle, pose cette question propos du droit de vie et de mort. Lorsque les juristes disent : quand on contracte, au niveau du contrat social, c'est--dire lorsque les individus se runissent pour constituer un souverain, pour dlguer un souverain un pouvoir absolu sur eux, pourquoi le font-ils ? Ils le font parce qu'ils sont presss par le danger ou par le besoin. Ils le font, par consquent, pour protger leur vie. C'est pour pouvoir vivre qu'ils constituent un souverain. Et dans cette mesure-l, la vie peut-elle effectivement entrer dans les droits du souverain ? Est-ce que ce n'est pas la vie qui est fondatrice du droit du souverain, et est-ce que le souverain peut

rclamer effectivement ses sujets le droit d'exercer sur eux le pouvoir de vie et de mort, c'est--dire le pouvoir tout simplement de les tuer ? La vie ne doit-elle pas tre hors contrat, dans la mesure o c'est elle qui a t le motif premier, initial et fondamental du contrat ? Tout ceci est une discussion de philosophie politique qu'on peut laisser de ct, mais qui montre bien comment le problme de la vie commence se problmatiser dans le champ de la pense politique, de l'analyse du pouvoir politique. En fait, l o je voudrais suivre la transformation, c'est au niveau non pas de la thorie politique mais, bien plutt, au niveau des mcanismes, des techniques, des technologies de pouvoir. Alors, l, on retombe sur des choses familires : c'est que, au XVIIE et au XVIIIe sicle, on a vu apparatre des techniques de pouvoir qui taient essentiellement centres sur le corps, sur le corps individuel. C'taient toutes ces procdures par lesquelles on assurait la distribution spatiale des corps individuels (leur sparation, leur alignement, leur mise en srie et en surveillance) et l'organisation, autour de ces corps individuels, de tout un champ de visibilit. C'taient aussi ces techniques par lesquelles on prenait en charge ces corps, on essayait de majorer leur force utile par l'exercice, le dressage, etc. C'taient galement des techniques de rationalisation et d'conomie stricte d'un pouvoir qui devait s'exercer, de la manire la moins coteuse possible, par tout un systme de surveillance, de hirarchies, d'inspections, d'critures, de rapports : toute cette technologie qu'on peut appeler technologie disciplinaire du travail. Elle se met en place ds la fin du XVIIE et au cours du XVIIIe sicle 1. Or, pendant la seconde moiti du XVIIIe sicle, je crois que l'on voit apparatre quelque chose de nouveau, qui est une autre technologie de pouvoir, non disciplinaire cette fois. Une technologie de pouvoir qui n'exclut pas la premire, qui n'exclut pas la technique disciplinaire mais qui l'embote, qui l'intgre, qui la modifie partiellement et qui, surtout, va l'utiliser en s'implantant en quelque sorte en elle, et s'incrustant effectivement grce cette technique disciplinaire pralable. Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire tout simplement parce qu'elle est d'un autre niveau, elle est une autre chelle, elle a une autre surface portante, et elle s'aide de tout autres instruments. Ce quoi s'applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, c'est - la diffrence de la discipline, qui, elle, s'adresse au corps - la vie des hommes, ou encore, si vous voulez, elle s'adresse non pas l'homme-corps, mais l'homme vivant, l'homme tre vivant ; la limite, si vous voulez, l'hommeespce. Plus prcisment, je dirais ceci : la discipline essaie de rgir la multiplicit des hommes en tant que cette multiplicit peut et doit se rsoudre en corps individuels surveiller, dresser, utiliser, ventuellement punir. Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s'adresse la multiplicit des hommes, mais non pas en tant qu'ils se rsument en des corps, mais en tant qu'elle forme, au contraire, une masse globale, affecte de processus d'ensemble qui sont propres la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort,

la production, la maladie, etc. Donc, aprs une premire prise de pouvoir sur le corps qui s'est faite sur le mode de l'individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle, n'est pas individualisante mais qui est massifiante, si vous voulez, qui se fait en direction non pas de l'homme-corps, mais de l'hommeespce. Aprs l'anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du XVIIIe sicle, on voit apparatre, la fin de ce mme sicle, quelque chose qui n'est plus une anatomo-politique du corps humain, mais que j'appellerais une biopolitique de l'espce humaine. De quoi s'agit-il dans cette nouvelle technologie du pouvoir, dans cette biopolitique, dans ce bio-pouvoir qui est en train de s'installer? Je vous le disais en deux mots tout l'heure : il s'agit d'un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des dcs, le taux de reproduction, la fcondit d'une population, etc. Ce sont ces processus-l de natalit, de mortalit, de longvit qui, justement dans la seconde moiti du XVIIIe sicle, en liaison avec tout un tas de problmes conomiques et politiques (sur lesquels je ne reviens pas maintenant), ont constitu, je crois, les premiers objets de savoir et les premires cibles de contrle de cette biopolitique. C'est ce moment-l, en tout cas, que l'on met en oeuvre la mesure statistique de ces phnomnes avec les premires dmographies. C'est l'observation des procds, plus ou moins spontans, ou plus ou moins concerts, qui taient mis effectivement en oeuvre dans la population quant la natalit ; bref, si vous voulez, le reprage des phnomnes de contrle des naissances tels qu'ils taient pratiqus au XVIIIe sicle. Cela a t aussi l'esquisse d'une politique nataliste ou, en tout cas, de schmas d'intervention dans ces phnomnes globaux de la natalit. Dans cette biopolitique, il ne s'agit pas simplement du problme de la fcondit. Il s'agit aussi du problme de la morbidit, non plus simplement, comme cela avait t le cas jusque-l, au niveau de ces fameuses pidmies dont le danger avait tellement hant les pouvoirs politiques depuis le fond du Moyen Age (ces fameuses pidmies qui taient des drames temporaires de la mort multiplie, de la mort devenue imminente pour tous). Ce n'est pas des pidmies qu'il s'agit ce moment-l, mais de quelque chose d'autre, la fin du XVIIIe sicle : en gros, de ce qu'on pourrait appeler les endmies, c'est--dire la forme, la nature, l'extension, la dure, l'intensit des maladies rgnantes dans une population. Maladies plus ou moins difficiles extirper, et qui ne sont pas envisages comme les pidmies, titre de causes de mort plus frquente, mais comme des facteurs permanents - et c'est comme cela qu'on les traite - de soustraction des forces, diminution du temps de travail, baisse d'nergies, cots conomiques, tant cause du manque produire que des soins qu'elles peuvent coter. Bref, la maladie comme phnomne de population : non plus comme la mort qui s'abat brutalement sur la vie -c'est l'pidmie - mais comme la mort permanente, qui glisse dans la vie, la ronge perptuellement, la diminue et l'affaiblit. Ce sont ces phnomnes-l qu'on commence prendre en compte la fin du XVIIIe sicle et qui amnent la mise en place d'une mdecine qui va avoir,

maintenant, la fonction majeure de l'hygine publique, avec des organismes de coordination des soins mdicaux, de centralisation de l'information, de normalisation du savoir, et qui prend aussi l'allure de campagne d'apprentissage de l'hygine et de mdicalisation de la population. Donc, problmes de la reproduction, de la natalit, problme de la morbidit aussi. L'autre champ d'intervention de la biopolitique va tre tout un ensemble de phnomnes dont les uns sont universels et dont les autres sont accidentels, mais qui d'une part ne sont jamais entirement compressibles, mme s'ils sont accidentels, et qui entranent aussi des consquences analogues d'incapacit, de mise hors circuit des individus, de neutralisation, etc. Ce sera le problme trs important, ds le dbut du XIXe sicle (au moment de l'industrialisation), de la vieillesse, de l'individu qui tombe, par consquent, hors du champ de capacit, d'activit. Et d'autre part les accidents, les infirmits, les anomalies diverses. Et c'est par rapport ces phnomnes-l que cette biopolitique va mettre en place non seulement des institutions d'assistance (qui existaient, elles, depuis trs longtemps), mais des mcanismes beaucoup plus subtils, conomiquement beaucoup plus rationnels que la grosse assistance, la fois massive et lacunaire, qui tait essentiellement rattache l'glise. On va avoir des mcanismes plus subtils, plus rationnels, d'assurance, d'pargne individuelle et collective, de scurit, etc. 2 Enfin, dernier domaine (j'numre les principaux, en tout cas ceux qui sont apparus la fin du XVIIIe sicle et au dbut du XIXe ; il y en aura bien d'autres aprs) : prise en compte des relations entre l'espce humaine, les tres humains en tant qu'espce, en tant qu'tres vivants, et puis leur milieu, leur milieu d'existence -que ce soient les effets bruts du milieu gographique, climatique, hydrographique : les problmes, par exemple, des marcages, des pidmies lies l'existence des marcages pendant toute la premire moiti du XIXe sicle. Et, galement, le problme de ce milieu, en tant que ce n'est pas un milieu naturel et qu'il a des effets de retour sur la population ; un milieu qui a t cr par elle. Ce sera, essentiellement, le problme de la ville. Je vous signale l, simplement, quelques-uns des points partir desquels s'est constitue cette biopolitique, quelques-unes de ses pratiques et les premiers de ses domaines la fois d'intervention, de savoir et de pouvoir : c'est sur la natalit, sur la morbidit, sur les incapacits biologiques diverses, sur les effets du milieu, c'est sur tout cela que la biopolitique va prlever son savoir et dfinir le champ d'intervention de son pouvoir. Or, dans tout cela, je crois qu'il y a un certain nombre de choses qui sont importantes. La premire serait celle-ci : l'apparition d'un lment - j'allais dire d'un personnage-nouveau, qu'au fond ni la thorie du droit ni la pratique disciplinaire ne connaissent. La thorie du droit, au fond, ne connaissait que l'individu et la socit : l'individu contractant et le corps social qui avait t constitu par le contrat volontaire ou implicite des individus. Les disciplines, elles, avaient affaire pratiquement l' individu et son corps. Ce quoi on a

affaire dans cette nouvelle technologie de pouvoir, ce n'est pas exactement la socit (ou, enfin, le corps social tel que le dfinissent les juristes) ; ce n'est pas non plus l'individu-corps. C'est un nouveau corps : corps multiple, corps nombre de ttes, sinon infini, du moins pas ncessairement dnombrable. C'est la notion de population . La biopolitique a affaire la population, et la population comme problme politique, comme problme la fois scientifique et politique, comme problme biologique et comme problme de pouvoir, je crois qu'elle apparat ce moment-l. Deuximement, ce qui est important aussi - en dehors de l' apparition mme de cet lment qu'est la population - c'est la nature des phnomnes qui sont pris en considration. Vous voyez que ce sont des phnomnes collectifs, qui n'apparaissent avec leurs effets conomiques et politiques, qui ne deviennent pertinents, qu'au niveau mme de la masse. Ce sont des phnomnes qui sont alatoires et imprvisibles, si on les prend donc en eux-mmes, individuellement, mais qui prsentent, au niveau collectif, des constantes qu'il est facile, ou en tout cas possible, d'tablir. Et enfin, ce sont des phnomnes qui se droulent essentiellement dans la dure, qui doivent tre pris dans une certaine limite de temps plus ou moins longue ; ce sont des phnomnes de srie. Ce quoi va s'adresser la biopolitique, ce sont, en somme, les vnements alatoires qui se produisent dans une population prise dans sa dure. partir de l - troisime chose, je crois, importante - cette technologie de pouvoir, cette biopolitique, va mettre en place des mcanismes qui ont un certain nombre de fonctions trs diffrentes des fonctions qui taient celles des mcanismes disciplinaires. Dans les mcanismes mis en place par la biopolitique, il va s'agir d'abord, bien sr, de prvisions, d'estimations statistiques, de mesures globales ; il va s'agir, galement, non pas de modifier tel phnomne en particulier, non pas tellement tel individu en tant qu'il est un individu, mais, essentiellement, d'intervenir au niveau de ce que sont les dterminations de ces phnomnes gnraux, de ces phnomnes dans ce qu'ils ont de global. Il va falloir modifier, baisser la morbidit ; il va falloir allonger la vie ; il va falloir stimuler la natalit. Et il s'agit surtout d'tablir des mcanismes rgulateurs qui, dans cette population globale avec son champ alatoire, vont pouvoir fixer un quilibre, maintenir une moyenne, tablir une sorte d'homostasie, assurer des compensations ; bref, d'installer des mcanismes de scurit autour de cet alatoire qui est inhrent une population d'tres vivants, d'optimaliser, si vous voulez, un tat de vie : mcanismes, vous le voyez, comme les mcanismes disciplinaires, destins en somme maximaliser des forces et les extraire, mais qui passent par des chemins entirement diffrents. Car il ne s'agit pas l, la diffrence des disciplines, d'un dressage individuel qui s'oprerait par un travail sur le corps lui-mme. Il ne s'agit absolument pas de se brancher sur un corps individuel, comme le fait la discipline. Il ne s'agit, par consquent, pas du tout de prendre l'individu au niveau du dtail, mais, au contraire, par des mcanismes globaux, d'agir de telle manire qu'on obtienne des tats globaux d'quilibration,

de rgularit ; bref, de prendre en compte la vie, les processus biologiques de l'homme-espce, et d'assurer sur eux non pas une discipline, mais une rgularisation 3. En de, donc, de ce grand pouvoir absolu, dramatique, sombre qu'tait le pouvoir de la souverainet, et qui consistait pouvoir faire mourir, voil qu'apparat maintenant, avec cette technologie du bio-pouvoir, cette technologie du pouvoir sur la population en tant que telle, sur l'homme en tant qu'tre vivant, un pouvoir continu, savant, qui est le pouvoir de faire vivre . La souverainet faisait mourir et laissait vivre. Et voil que maintenant apparat un pouvoir que j'appellerais de rgularisation, qui consiste, au contraire, faire vivre et laisser mourir. Je crois que la manifestation de ce pouvoir apparat concrtement dans cette fameuse disqualification progressive de la mort, sur laquelle les sociologues et les historiens sont revenus si souvent. Tout le monde sait, surtout depuis un certain nombre d'tudes rcentes, que la grande ritualisation publique de la mort a disparu, ou en tout cas s'est efface, progressivement, depuis la fin du XVIIIe sicle, et jusqu' maintenant. Au point que maintenant la mort- cessant d'tre une de ces crmonies clatantes laquelle les individus, la famille, le groupe, presque la socit tout entire, participaient - est devenue, au contraire, ce qu'on cache ; elle est devenue la chose la plus prive et la plus honteuse (et, la limite, c'est moins le sexe que la mort qui est aujourd'hui l'objet du tabou). Or, je crois que la raison pour laquelle, en effet, la mort est devenue ainsi cette chose qu'on cache, n'est pas dans une sorte de dplacement de l'angoisse ou de modification des mcanismes rpressifs. Elle est dans une transformation des technologies de pouvoir. Ce qui donnait autrefois (et ceci jusqu' la fin du XVIIIe sicle) son clat la mort, ce qui lui imposait sa si haute ritualisation, c'tait d'tre la manifestation d'un passage d'un pouvoir un autre. La mort, c'tait le moment o l'on passait d'un pouvoir, qui tait celui du souverain d'ici-bas, cet autre pouvoir, qui tait celui du souverain de l'au-del. On passait d'une instance de jugement une autre, on passait d'un droit civil ou public, de vie et de mort, un droit qui tait celui de la vie ternelle ou de la damnation ternelle. Passage d'un pouvoir un autre. La mort, c'tait galement une transmission du pouvoir du mourant, pouvoir qui se transmettait ceux qui survivaient : dernires paroles, dernires recommandations, volonts ultimes, testaments, etc. C'taient tous ces phnomnes de pouvoir qui taient ainsi ritualiss. Or, maintenant que le pouvoir est de moins en moins le droit de faire mourir, et de plus en plus le droit d'intervenir pour faire vivre, et sur la manire de vivre, et sur le comment de la vie, partir du moment donc o le pouvoir intervient surtout ce niveau-l pour majorer la vie, pour en contrler les accidents, les alas, les dficiences, du coup la mort, comme terme de la vie, est videmment le terme, la limite, le bout du pouvoir. Elle est du ct extrieur, par rapport au pouvoir : elle est ce qui tombe hors de ses prises, et sur quoi le pouvoir n'aura prise qu'en gnral, globalement, statistiquement. Ce sur quoi le

pouvoir a prise ce n'est pas la mort, c'est la mortalit. Et dans cette mesure-l, il est bien normal que la mort, maintenant, retombe du ct du priv et de ce qu'il y a de plus priv. Alors que, dans le droit de souverainet, la mort tait le point o clatait, de la faon la plus manifeste, l'absolu pouvoir du souverain, la mort va tre, au contraire, maintenant, le moment o l'individu chappe tout pouvoir, retombe sur lui-mme et se replie, en quelque sorte, sur sa part la plus prive. Le pouvoir ne connat plus la mort. Au sens strict, le pouvoir laisse tomber la mort. Pour symboliser tout cela, prenons, si vous voulez, la mort de Franco, qui est un vnement tout de mme trs, trs intressant par les valeurs symboliques qu'il fait jouer, puisque mourait celui qui avait exerc le droit souverain de vie et de mort avec la sauvagerie que vous connaissez, le plus sanglant de tous les dictateurs, qui avait fait rgner absolument, pendant quarante ans, le droit souverain de vie et de mort et qui, au moment o lui-mme va mourir, entre dans cette espce de nouveau champ du pouvoir sur la vie qui consiste non seulement amnager la vie, non seulement faire vivre, mais finalement faire vivre l'individu au-del mme de sa mort. Et, par un pouvoir qui n'est pas simplement prouesse scientifique, mais exercice effectivement de ce bio-pouvoir politique qui a t mis en place au XIXe sicle, on fait tellement bien vivre les gens qu'on arrive les faire vivre au moment mme o ils devraient, biologiquement, tre morts depuis longtemps. C'est ainsi que celui qui avait exerc le pouvoir absolu de vie et de mort sur des centaines de milliers de gens, celui-l est tomb sous le coup d'un pouvoir qui amnageait si bien la vie, qui regardait si peu la mort, qu' il ne s'tait mme pas aperu qu'il tait dj mort et qu'on le faisait vivre aprs sa mort. Je crois que le choc entre ces deux systmes de pouvoir, celui de la souverainet sur la mort et celui de la rgularisation de la vie. se trouve symbolis dans ce petit et joyeux vnement. Je voudrais maintenant reprendre la comparaison entre la technologie rgularisatrice de la vie et la technologie disciplinaire du corps dont je vous parlais tout l'heure. On a donc, depuis le XVIIIe sicle (ou en tout cas depuis la fin du XVIIIe sicle), deux technologies de pouvoir qui sont mises en place avec un certain dcalage chronologique, et qui sont superposes. Une technique qui donc est disciplinaire : elle est centre sur le corps, elle produit des effets individualisants, elle manipule le corps comme foyer de forces qu'il faut la fois rendre utiles et dociles. Et, d'un autre ct, on a une technologie qui, elle, est centre non pas sur le corps, mais sur la vie; une technologie qui regroupe les effets de masse propres une population, qui cherche contrler la srie des vnements hasardeux qui peuvent se produire dans une masse vivante ; une technologie qui cherche en contrler (ventuellement en modifier) la probabilit, en tout cas en compenser les effets. C'est une technologie qui vise donc, non pas par le dressage individuel, mais par l'quilibre global, quelque chose comme une homostasie : la scurit de l'ensemble par rapport ses dangers internes. Donc, une technologie de dressage oppose, ou distincte d'une

technologie de scurit; une technologie disciplinaire qui se distingue d'une technologie assurancielle ou rgularisatrice ; une technologie qui est bien, dans les deux cas, technologie du corps, mais dans un cas, il s'agit d'une technologie o le corps est individualis comme organisme dou de capacits, et dans l'autre d'une technologie o les corps sont replacs dans les processus biologiques d'ensemble. On pourrait dire ceci : tout s'est pass comme si le pouvoir, qui avait comme modalit, comme schma organisateur, la souverainet, s'tait trouv inoprant pour rgir le corps conomique et politique d'une socit en voie, la fois, d'explosion dmographique et d'industrialisation. Si bien qu' la vieille mcanique du pouvoir de souverainet beaucoup trop de choses chappaient, la fois par en bas et par en haut, au niveau du dtail et au niveau de la masse. C'est pour rattraper le dtail qu'une premire accommodation a eu lieu: accommodation des mcanismes de pouvoir sur le corps individuel, avec surveillance et dressage -cela a t la discipline. Bien sr, cela a t l'accommodation la plus facile, la plus commode raliser. C'est pourquoi elle s'est ralise le plus tt - ds le XVIIE, dbut du XVIIIe sicle - un niveau local, dans des formes intuitives, empiriques, fractionnes, et dans le cadre limit d'institutions comme l'cole, l'hpital, la caserne, l'atelier, etc. Et puis vous avez ensuite, la fin du XVIIIe sicle, une seconde accommodation, sur les phnomnes globaux, sur les phnomnes de population, avec les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines. Accommodation beaucoup plus difficile car, bien entendu, elle impliquait des organes complexes de coordination et de centralisation. On a donc deux sries : la srie corps - organisme - discipline institutions ; et la srie population - processus biologiques - mcanismes rgularisateurs * - tat. Un ensemble organique institutionnel : l'organo-discipline de l'institution si vous voulez, et d'un autre ct, un ensemble biologique et tatique : la bio-rgulation par l'tat. Je ne veux pas faire jouer dans l'absolu cette opposition entre tat et institution, parce que les disciplines tendent, de fait, toujours dborder le cadre institutionnel et local o elles sont prises. Et puis, elles prennent facilement une dimension tatique dans certains appareils comme la police, par exemple, qui est la fois un appareil de discipline et un appareil d'tat (ce qui prouve que la discipline n'est pas toujours institutionnelle). Et de la mme faon, ces grandes rgulations globales qui ont prolifr au long du XIXe sicle on les trouve, bien sr, au niveau tatique, mais au-dessous aussi du niveau tatique, avec toute une srie d'institutions sous-tatiques, comme les institutions mdicales, les caisses de secours, les assurances, etc. C'est la premire remarque que je voudrais faire. D'autre part, ces deux ensembles de mcanismes, l'un disciplinaire, l'autre rgularisateur, ne sont pas de mme niveau. Ce qui leur permet, prcisment, de ne pas s'exclure et de pouvoir s'articuler l'un sur l'autre. On peut mme dire que, dans la plupart des cas, les mcanismes disciplinaires de pouvoir et les

mcanismes rgularisateurs de pouvoir, les mcanismes disciplinaires sur le corps et les mcanismes rgularisateurs sur la population, sont articuls l'un sur l'autre. Un ou deux exemples : prenez, si vous voulez, le problme de la ville, ou plus prcisment cette disposition spatiale, rflchie, concerte que constitue la ville-modle, la ville artificielle, la ville de ralit utopique, telle qu'on l'a non seulement rve, mais constitue effectivement au XIXe sicle. Prenez quelque chose comme la cit ouvrire. La cit ouvrire, telle qu'elle existe au XIXe sicle, qu'est-ce que c'est ? On voit trs bien comment elle articule, en quelque sorte la perpendiculaire, des mcanismes disciplinaires de contrle sur le corps, sur les corps, par son quadrillage, par le dcoupage mme de la cit, par la localisation des familles (chacune dans une maison) et des individus (chacun dans une pice). Dcoupage, mise en visibilit des individus, normalisation des * Manuscrit. la place de rgularisateurs : assuranciels . conduites, sorte de contrle policier spontan qui s'exerce ainsi par la disposition spatiale mme de la ville : toute une srie de mcanismes disciplinaires qu'il est facile de retrouver dans la cit ouvrire. Et puis vous avez toute une srie de mcanismes qui sont, au contraire, des mcanismes rgularisateurs, qui portent sur la population en tant que telle, et qui permettent, qui induisent des conduites d'pargne, par exemple, qui sont lies l'habitat, la location de l'habitat et ventuellement son achat. Des systmes d'assurancemaladie ou d'assurance-vieillesse ; des rgles d'hygine qui assurent la longvit optimale de la population ; des pressions que l'organisation mme de la ville fait jouer sur la sexualit, donc sur la procration ; les pressions qu'on exerce sur l'hygine des familles ; les soins apports aux enfants; la scolarit, etc. Donc, vous avez [des] mcanismes disciplinaires et [des] mcanismes rgularisateurs. Prenez un tout autre domaine - enfin tout autre, pas entirement - ; prenez, dans un autre axe, quelque chose comme la sexualit. Au fond, pourquoi la sexualit est-elle devenue, au XIXe sicle, un champ dont l'importance stratgique a t capitale ? Je crois que si la sexualit a t importante, c'est pour tout un tas de raisons, mais en particulier il y a eu celles-ci : d'un ct, la sexualit, en tant que conduite exactement corporelle, relve d'un contrle disciplinaire, individualisant, en forme de surveillance permanente (et les fameux contrles, par exemple, de la masturbation qui ont t exercs sur les enfants depuis la fin du XVIIIe sicle jusqu'au XXe sicle, et ceci dans le milieu familial, dans le milieu scolaire, etc., reprsentent exactement ce ct de contrle disciplinaire de la sexualit) ; et puis, d'un autre ct, la sexualit s'inscrit et prend effet, par ses effets procrateurs, dans des processus biologiques larges qui concernent non plus le corps de l'individu mais cet lment. cette unit multiple que constitue la population. La sexualit, elle est exactement au carrefour du corps et de la population. Donc, elle relve de la discipline, mais elle relve aussi de la

rgularisation. L'extrme valorisation mdicale de la sexualit au XIXe sicle a, je crois, son principe dans cette position privilgie de la sexualit entre organisme et population, entre corps et phnomnes globaux. De l aussi l'ide mdicale selon laquelle la sexualit, quand elle est indiscipline et irrgulire, a toujours deux ordres d'effets : l'un sur le corps. sur le corps indisciplin qui est immdiatement sanctionn par toutes les maladies individuelles que le dbauch sexuel s'attire sur lui-mme. Un enfant qui se masturbe trop sera malade toute sa vie : sanction disciplinaire au niveau du corps. Mais, en mme temps, une sexualit dbauche, pervertie, etc., a des effets au niveau de la population, puisque celui qui a t dbauch sexuellement est cens avoir une hrdit, une descendance qui va tre perturbe elle aussi, et ceci pendant des gnrations et des gnrations, la septime gnration, et la septime de la septime. C'est la thorie de la dgnrescence 4 : la sexualit, en tant qu'elle est au foyer de maladies individuelles et tant donn qu'elle est, d'autre part, au noyau de la dgnrescence, reprsente exactement ce point d'articulation du disciplinaire et du rgularisateur, du corps et de la population. Et vous comprenez alors, dans ces conditions, pourquoi et comment un savoir technique comme la mdecine, ou plutt l'ensemble constitu par mdecine et hygine, va tre au XIXe sicle un lment, non pas le plus important, mais dont l'importance sera considrable par le lien qu'il tablit entre les prises scientifiques sur les processus biologiques et organiques (cest--dire sur la population et sur le corps) et en mme temps, dans la mesure o la mdecine va tre une technique politique d'intervention, avec des effets de pouvoir propres. La mdecine, c'est un savoir-pouvoir qui porte la fois sur le corps et sur la population, sur l'organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc avoir des effets disciplinaires et des effets rgularisateurs. D'une faon plus gnrale encore, on peut dire que l'lment qui va circuler du disciplinaire au rgularisateur, qui va s'appliquer, de la mme faon, au corps et la population, qui permet la fois de contrler l'ordre disciplinaire du corps et les vnements alatoires d'une multiplicit biologique, cet lment qui circule de l'un l'autre c'est la norme . La norme, c'est ce qui peut aussi bien s'appliquer un corps que l'on veut discipliner, qu' une population que l'on veut rgulariser. La socit de normalisation n'est donc pas, dans ces conditions, une sorte de socit disciplinaire gnralise dont les institutions disciplinaires auraient essaim et finalement recouvert tout l'espace - ce n'est, je crois, qu'une premire interprtation, et insuffisante, de l'ide de socit de normalisation. La socit de normalisation, c'est une socit o se croisent, selon une articulation orthogonale, la norme de la discipline et la norme de la rgulation. Dire que le pouvoir, au XIXe sicle, a pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au XIXe sicle, a pris la vie en charge, c'est dire qu'il est arriv couvrir toute la surface qui s'tend de l'organique au biologique, du corps la population, par le double jeu des technologies de discipline d'une part, et des technologies de

rgulation de l'autre. Nous sommes donc dans un pouvoir qui a pris en charge et le corps et la vie, ou qui a pris, si vous voulez, la vie en gnral en charge, avec le ple du ct du corps et le ple du ct de la population. Bio-pouvoir, par consquent, dont on peut reprer aussitt les paradoxes qui apparaissent la limite mme de son exercice. Paradoxes qui apparaissent d'un ct avec le pouvoir atomique, qui n'est pas simplement le pouvoir de tuer, selon les droits qui sont donns tout souverain, des millions et des centaines de millions d'hommes (aprs tout, ceci est traditionnel). Mais ce qui fait que le pouvoir atomique est, pour le fonctionnement du pouvoir politique actuel, une sorte de paradoxe difficile contourner, sinon tout fait incontournable, c'est que, dans le pouvoir de fabriquer et d'utiliser la bombe atomique, on a la mise en jeu d'un pouvoir de souverainet qui tue, mais, galement, d'un pouvoir qui est celui de tuer la vie elle-mme. De sorte que, dans ce pouvoir atomique, le pouvoir qui s'exerce, s'exerce de telle faon qu'il est capable de supprimer la vie. Et de se supprimer, par consquent, comme pouvoir d'assurer la vie. Ou il est souverain, et il utilise la bombe atomique, mais du coup il ne peut tre pouvoir, bio-pouvoir, pouvoir d'assurer la vie comme il l'est depuis le XIXe sicle. Ou l'autre limite, vous avez l'excs, au contraire, non plus du droit souverain sur le bio-pouvoir, mais l'excs du bio-pouvoir sur le droit souverain. Cet excs du bio-pouvoir apparat lorsque la possibilit est techniquement et politiquement donne l'homme, non seulement d'amnager la vie, mais de faire prolifrer la vie, de fabriquer du vivant, de fabriquer du monstre, de fabriquer - la limite - des virus incontrlables et universellement destructeurs. Extension formidable du bio-pouvoir qui, l'opposition de ce que je disais tout l'heure pour le pouvoir atomique, va dborder toute la souverainet humaine. Excusez-moi pour ces longs parcours propos du bio-pouvoir, mais je crois que c'est sur ce fond-l que l'on peut retrouver le problme que j'avais essay de poser. Alors, dans cette technologie de pouvoir qui a pour objet et pour objectif la vie (et qui me parat tre un des traits fondamentaux de la technologie du pouvoir depuis le XIXe sicle), comment va s'exercer le droit de tuer et la fonction du meurtre, s'il est vrai que le pouvoir de souverainet recule de plus en plus et qu'au contraire avance de plus en plus le bio-pouvoir disciplinaire ou rgulateur ? Comment un pouvoir comme celui-l peut-il tuer, s'il est vrai qu'il s'agit essentiellement de majorer la vie, d'en prolonger la dure, d'en multiplier les chances, d'en dtourner les accidents, ou bien d'en compenser les dficits ? Comment. dans ces conditions, est-il possible, pour un pouvoir politique, de tuer, de rclamer la mort, de demander la mort, de faire tuer, de donner l'ordre de tuer, d'exposer la mort non seulement ses ennemis mais mme ses propres citoyens ? Comment peut-il laisser mourir, ce pouvoir qui a essentiellement pour objectif de faire vivre ? Comment exercer le pouvoir de la mort, comment exercer la fonction de la mort, dans un systme politique centr sur le bio-pouvoir ?

C'est l, je crois, qu'intervient le racisme. Je ne veux pas dire du tout que le racisme a t invent cette poque. Il existait depuis bien longtemps. Mais je crois qu'il fonctionnait ailleurs. Ce qui a inscrit le racisme dans les mcanismes de l'tat, c'est bien l'mergence de ce bio-pouvoir. C'est ce moment-l que le racisme s'est inscrit comme mcanisme fondamental du pouvoir, tel qu'il s'exerce dans les tats modernes, et qui fait qu'il n'y a gure de fonctionnement moderne de l'tat qui, un certain moment, une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme. En effet, qu'est-ce que le racisme ? C'est, d'abord, le moyen d'introduire enfin, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. Dans le continuum biologique de l'espce humaine, l'apparition des races, la distinction des races, la hirarchie des races, la qualification de certaines races comme bonnes et d'autres, au contraire, comme infrieures, tout ceci va tre une manire de fragmenter ce champ du biologique que le pouvoir a pris en charge; une manire de dcaler, l'intrieur de la population, des groupes les uns par rapport aux autres. Bref, d'tablir une csure qui sera de type biologique l'intrieur d'un domaine qui se donne comme tant prcisment un domaine biologique. Cela va permettre au pouvoir de traiter une population comme un mlange de races ou, plus exactement, de traiter l'espce, de subdiviser l'espce qu'il a prise en charge en sous-groupes qui seront, prcisment, des races. C'est l la premire fonction du racisme, de fragmenter, de faire des csures l' intrieur de ce continuum biologique auquel s'adresse le bio-pouvoir. D'un autre ct, le racisme aura sa seconde fonction : il aura pour rle de permettre d'tablir une relation positive, si vous voulez, du type : plus tu tueras, plus tu feras mourir , ou plus tu laisseras mourir, et plus, de ce fait mme, toi tu vivras . Je dirais que cette relation ( si tu veux vivre, il faut que tu fasses mourir, il faut que tu puisses tuer ) aprs tout ce n'est pas le racisme, ni l'tat moderne, qui l'ont invente. C'est la relation guerrire : pour vivre, il faut bien que tu massacres tes ennemis . Mais le racisme fait justement fonctionner, fait jouer cette relation de type guerrier - si tu veux vivre, il faut que l'autre meure - d'une manire qui est toute nouvelle, et qui est prcisment compatible avec l'exercice du bio-pouvoir. D'une part, en effet, le racisme va permettre d'tablir, entre ma vie moi et la mort de l'autre, une relation qui n'est pas une relation militaire et guerrire d'affrontement, mais une relation de type biologique : plus les espces infrieures tendront disparatre, plus les individus anormaux seront limins, moins il y aura de dgnrs par rapport l'espce, plus moi - non pas en tant qu'individu mais en tant qu'espce - je vivrai, je serai fort, je serai vigoureux, je pourrai prolifrer . La mort de l'autre, ce n'est pas simplement ma vie, dans la mesure o ce serait ma scurit personnelle ; la mort de l'autre, la mort de la mauvaise race, de la race infrieure (ou du dgnr, ou de l'anormal), c'est ce qui va rendre la vie en gnral plus saine ; plus saine et plus pure.

Rapport, donc, non pas militaire, guerrier ou politique, mais rapport biologique. Et si ce mcanisme peut jouer, c'est que les ennemis qu'il s'agit de supprimer, ce ne sont pas les adversaires au sens politique du terme ; ce sont les dangers, externes ou internes, par rapport la population et pour la population. Autrement dit, la mise mort, l'impratif de mort, n'est recevable, dans le systme de bio-pouvoir, que s'il tend non pas la victoire sur les adversaires politiques, mais l'limination du danger biologique et au renforcement, directement li cette limination, de l'espce elle-mme ou de la race. La race, le racisme, c'est la condition d'acceptabilit de la mise mort dans une socit de normalisation. L o vous avez une socit de normalisation, l o vous avez un pouvoir qui est, au moins sur toute sa surface, et en premire instance, en premire ligne, un bio-pouvoir, eh bien le racisme est indispensable comme condition pour pouvoir mettre quelqu'un mort, pour pouvoir mettre les autres mort. La fonction meurtrire de l'tat ne peut tre assure, ds lors que l'tat fonctionne sur le mode du bio-pouvoir, que par le racisme. Vous comprenez, par consquent, l'importance - j'allais dire l'importance vitale -du racisme dans l'exercice d'un tel pouvoir : c'est la condition sous laquelle on peut exercer le droit de tuer. Si le pouvoir de normalisation veut exercer le vieux droit souverain de tuer, il faut qu'il passe par le racisme. Et si, inversement, un pouvoir de souverainet. c'est--dire un pouvoir qui a droit de vie et de mort, veut fonctionner avec les instruments, avec les mcanismes, avec la technologie de la normalisation, il faut qu'il passe lui aussi par le racisme. Bien entendu. par mise mort je n'entends pas simplement le meurtre direct, mais aussi tout ce qui peut tre meurtre indirect: le fait d'exposer la mort, de multiplier pour certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l'expulsion, le rejet, etc. partir de l, je crois qu'on peut comprendre un certain nombre de choses. On peut comprendre, d'abord, le lien qui s'est rapidement - j'allais dire immdiatement - nou entre la thorie biologique du XIXe sicle et le discours du pouvoir. Au fond l'volutionnisme, entendu en un sens large - c'est--dire non pas tellement la thorie de Darwin elle-mme que l'ensemble, le paquet de ses notions (comme : hirarchie des espces sur l'arbre commun de l'volution, lutte pour la vie entre les espces, slection qui limine les moins adapts) -, est devenu, tout naturellement, en quelques annes au XIXe sicle, non pas simplement une manire de transcrire en termes biologiques le discours politique, non pas simplement une manire de cacher un discours politique sous un vtement scientifique, mais vraiment une manire de penser les rapports de la colonisation, la ncessit des guerres, la criminalit, les phnomnes de la folie et de la maladie mentale, l'histoire des socits avec leurs diffrentes classes, etc. Autrement dit, chaque fois qu'il y a eu affrontement, mise mort, lutte, risque de mort, c'est dans la forme de l'volutionnisme que l'on a t contraint, littralement, de les penser. Et on peut comprendre aussi pourquoi le racisme se dveloppe dans ces socits modernes qui fonctionnent sur le mode du bio-pouvoir ; on comprend pourquoi le

racisme va clater en un certain nombre de points privilgis, qui sont prcisment les points o le droit la mort est ncessairement requis. Le racisme va se dvelopper primo avec la colonisation, c'est--dire avec le gnocide colonisateur. Quand il va falloir tuer des gens, tuer des populations, tuer des civilisations, comment pourra-t-on le faire si l'on fonctionne sur le mode du bio-pouvoir ? travers les thmes de l'volutionnisme, par un racisme. La guerre. Comment peut-on non seulement faire la guerre ses adversaires, mais exposer ses propres citoyens la guerre, les faire tuer par millions (comme cela s'est pass justement depuis le XIXe sicle, depuis la seconde moiti du XIXe sicle) sinon, prcisment, en activant le thme du racisme ? Dans la guerre, il va s'agir de deux choses, dsormais : dtruire non pas simplement l'adversaire politique, mais la race adverse, cette [sorte] de danger biologique que reprsentent, pour la race que nous sommes, ceux d'en face. Bien sr, ce n'est l, en quelque sorte, qu'une extrapolation biologique du thme de l'ennemi politique. Mais, plus encore, la guerre - ceci est absolument nouveau - va apparatre, la fin du XIXe sicle, comme une manire non pas simplement de renforcer sa propre race en liminant la race adverse (selon les thmes de la slection et de la lutte pour la vie), mais galement de rgnrer sa propre race. Plus nombreux seront ceux qui meurent parmi nous, plus la race laquelle nous appartenons sera pure. Vous avez l, en tout cas, un racisme de la guerre, nouveau la fin du XIXe sicle, et qui tait, je crois, ncessit par le fait qu'un bio-pouvoir, quand il voulait faire la guerre, comment pouvait-il articuler et la volont de dtruire l'adversaire et le risque qu'il prenait de tuer ceux-l mmes dont il devait, par dfinition, protger, amnager, multiplier la vie ? On pourrait dire la mme chose propos de la criminalit. Si la criminalit a t pense en termes de racisme, c'est galement partir du moment o il fallait rendre possible, dans un mcanisme de bio-pouvoir, la mise mort d'un criminel ou sa mise l'cart. Mme chose pour la folie, mme chose pour les anomalies diverses. En gros, le racisme, je crois, assure la fonction de mort dans l'conomie du biopouvoir, selon le principe que la mort des autres, c'est le renforcement biologique de soi-mme en tant que l'on est membre d'une race ou d'une population, en tant que l'on est lment dans une pluralit unitaire et vivante. Vous voyez que nous sommes l, au fond, trs loin d'un racisme qui serait, simplement et traditionnellement, mpris ou haine des races les unes pour les autres. Nous sommes trs loin aussi d'un racisme qui serait une sorte d'opration idologique par laquelle les tats, ou une classe, essaieraient de dtourner vers un adversaire mythique des hostilits qui seraient tournes vers [eux] ou qui travailleraient le corps social. Je crois que c'est beaucoup plus profond qu'une vieille tradition, beaucoup plus profond qu'une nouvelle idologie, c'est autre chose. La spcificit du racisme moderne, ce qui fait sa spcificit, n'est pas li des mentalits, des idologies, aux mensonges du pouvoir. C'est li la technique du pouvoir, la technologie du pouvoir. C'est li ceci, qui nous place,

au plus loin de la guerre des races et de cette intelligibilit de l'histoire, dans un mcanisme qui permet au bio-pouvoir de s'exercer. Donc, le racisme est li au fonctionnement d'un tat qui est oblig de se servir de la race, de l'limination des races et de la purification de la race, pour exercer son pouvoir souverain. La juxtaposition, ou plutt le fonctionnement, travers le bio-pouvoir, du vieux pouvoir souverain du droit de mort implique le fonctionnement, la mise en place et l'activation du racisme. Et c'est l, je crois, qu'effectivement il s'enracine. Vous comprenez alors, dans ces conditions, comment et pourquoi les tats les plus meurtriers sont, en mme temps, forcment les plus racistes. Bien sr, l il faut prendre l'exemple du nazisme. Aprs tout, le nazisme c'est bien en effet le dveloppement jusqu'au paroxysme des mcanismes de pouvoir nouveaux qui avaient t mis en place depuis le XVIIIe sicle. Pas d'tat plus disciplinaire, bien sr, que le rgime nazi ; pas d'tat, non plus, o les rgulations biologiques soient reprises en compte d'une manire plus serre et plus insistante. Pouvoir disciplinaire, bio-pouvoir : tout ceci a parcouru, soutenu bout de bras la socit nazie (prise en charge du biologique, de la procration, de l'hrdit ; prise en charge aussi de la maladie, des accidents). Pas de socit la fois plus disciplinaire et plus assurancielle que celle qui avait t mise en place, ou en tout cas projete, par les nazis. Le contrle des alas propres aux processus biologiques tait un des objectifs immdiats du rgime. Mais en mme temps qu'on avait cette socit universellement assurancielle, universellement scurisante, universellement rgulatrice et disciplinaire, travers cette socit, dchanement le plus complet du pouvoir meurtrier, c'est-dire de ce vieux pouvoir souverain de tuer. Ce pouvoir de tuer, qui traverse tout le corps social de la socit nazie, se manifeste, d'abord, parce que le pouvoir de tuer, le pouvoir de vie et de mort est donn non pas simplement l'tat, mais toute une srie d'individus, une quantit considrable de gens (que ce soient les SA, les SS, etc.). la limite mme, tout le monde a droit de vie et de mort sur son voisin, dans l'tat nazi, ne serait-ce que par la conduite de dnonciation, qui permet effectivement de supprimer, ou de faire supprimer, celui qui est ct de vous. Donc, dchanement du pouvoir meurtrier et du pouvoir souverain travers tout le corps social. galement, par le fait que la guerre est explicitement pose comme un objectif politique - et pas simplement au fond, comme un objectif politique pour obtenir un certain nombre de moyens, mais comme une sorte de phase ultime et dcisive de tous les processus politiques -, la politique doit aboutir la guerre, et la guerre doit tre la phase finale et dcisive qui va couronner l'ensemble. Par consquent, ce n'est pas simplement la destruction des autres races qui est l'objectif du rgime nazi. La destruction des autres races est l'une des faces du projet, l'autre face tant d'exposer sa propre race au danger absolu et universel de la mort. Le risque de mourir, l'exposition la destruction totale, est un des principes inscrits parmi les devoirs fondamentaux de l'obissance nazie, et parmi les objectifs essentiels de la politique. Il faut que

l'on arrive un point tel que la population tout entire soit expose la mort. Seule cette exposition universelle de toute la population la mort pourra effectivement la constituer comme race suprieure et la rgnrer dfinitivement face aux races qui auront t totalement extermines ou qui seront dfinitivement asservies. On a donc dans la socit nazie cette chose tout de mme extraordinaire : c'est une socit qui a absolument gnralis le bio-pouvoir, mais qui a, en mme temps, gnralis le droit souverain de tuer. Les deux mcanismes, celui classique, archaque, qui donnait l'tat droit de vie et de mort sur ses citoyens, et le nouveau mcanisme organis autour de la discipline, de la rgulation, bref le nouveau mcanisme de bio-pouvoir, se trouvent exactement concider. De sorte qu'on peut dire ceci : l'tat nazi a rendu absolument coextensifs le champ d'une vie qu'il amnage, protge, garantit, cultive biologiquement, et, en mme temps, le droit souverain de tuer quiconque - non seulement les autres, mais les siens propres. Il y a eu, chez les nazis, une concidence d'un bio-pouvoir gnralis avec une dictature la fois absolue et retransmise travers tout le corps social par cette formidable dmultiplication du droit de tuer et de l'exposition la mort. On a un tat absolument raciste, un tat absolument meurtrier et un tat absolument suicidaire. tat raciste, tat meurtrier, tat suicidaire. Cela se superpose ncessairement et a abouti, bien sr, la fois la solution finale (par laquelle on a voulu liminer, travers les Juifs, toutes les autres races dont les Juifs taient la fois le symbole et la manifestation) des annes 19421943 et puis au tlgramme 71 par lequel, en avril 1945, Hitler donnait ordre de dtruire les conditions de vie du peuple allemand lui-mme 5. Solution finale pour les autres races, suicide absolu de la race [allemande]. C'est cela que menait cette mcanique inscrite dans le fonctionnement de l'tat moderne. Seul, bien sr, le nazisme a pouss jusqu'au paroxysme le jeu entre le droit souverain de tuer et les mcanismes du bio-pouvoir. Mais ce jeu est inscrit effectivement dans le fonctionnement de tous les tats. De tous les tats modernes, de tous les tats capitalistes ? Eh bien, pas sr. Je crois que justement -mais ce serait l une autre dmonstration - l'tat socialiste, le socialisme, est tout aussi marqu de racisme que le fonctionnement de l'tat moderne, de l'tat capitaliste. En face du racisme d'tat, qui s'est form dans les conditions dont je vous ai parl, s'est constitu un social-racisme qui n'a pas attendu la formation des tats socialistes pour apparatre. Le socialisme a t, d'entre de jeu, au XIXe sicle, un racisme. Et que ce soit Fourier 6, au dbut du sicle, ou que ce soient les anarchistes la fin du sicle, en passant par toutes les formes de socialisme, vous y voyez toujours une composante de racisme. L, il m'est trs difficile d'en parier. En parler comme cela, c'est pratiquer l'affirmation massue. Vous le dmontrer, cela impliquerait (ce que je voulais faire) une autre batterie de cours la fin. En tout cas, je voudrais simplement dire ceci : d'une faon gnrale, il me semble -l, c'est un peu un libre propos que le socialisme, tant qu'il ne pose pas, en premire instance, les problmes

conomiques ou juridiques du type de proprit ou du mode de production - dans la mesure o, par consquent, le problme de la mcanique du pouvoir, des mcanismes de pouvoir, n'est pas pos et analys par lui -, [le socialisme, donc,] ne peut pas manquer de raffecter, de rinvestir ces mmes mcanismes de pouvoir que l'on a vus se constituer travers l'tat capitaliste ou l'tat industriel. En tout cas, une chose est certaine : c'est que le thme du bio-pouvoir, dvelopp la fin du XVIIIe et pendant tout le XIXe sicle, non seulement n'a pas t critiqu par le socialisme mais, en fait, a t repris par lui, dvelopp, rimplant, modifi sur certains points, mais absolument pas rexamin dans ses bases et dans ses modes de fonctionnement. L'ide, finalement, que la socit ou l'tat, ou ce qui doit se substituer l'tat, a essentiellement pour fonction de prendre en charge la vie, de la mnager, de la multiplier, d'en compenser les alas, d'en parcourir et dlimiter les chances et les possibilits biologiques, il me semble que ceci a t repris tel quel par le socialisme. Avec les consquences que cela a, ds lors que l'on se trouve dans un tat socialiste qui doit exercer le droit de tuer ou le droit d'liminer, ou le droit de disqualifier. Et c'est ainsi que, tout naturellement, vous allez retrouver le racisme - non pas le racisme proprement ethnique, mais le racisme de type volutionniste, le racisme biologique - fonctionnant plein dans les tats socialistes (type Union sovitique), propos des malades mentaux, des criminels, des adversaires politiques, etc. Voil pour l'tat. Ce qui me parat intressant aussi, et qui m'a fait longtemps problme, c'est que, encore une fois, ce n'est pas simplement au niveau de l'tat socialiste que l'on retrouve ce mme fonctionnement du racisme, mais aussi dans les diffrentes formes d'analyse ou de projet socialiste, tout au long du XIXe sicle et, me semble-t-il, autour de ceci : chaque fois qu'un socialisme a, au fond, insist surtout sur la transformation des conditions conomiques comme principe de transformation et de Passage de l'tat capitaliste l'tat socialiste (autrement dit, chaque fois qu'il a cherch le principe de la transformation au niveau des processus conomiques), il n'a pas eu besoin, immdiatement au moins, de racisme. En revanche, tous les moments o le socialisme a t oblig d'insister sur le problme de la lutte, de la lutte contre l'ennemi, de l'limination de l'adversaire l'intrieur mme de la socit capitaliste ; lorsqu'il s'est agi, par consquent, de penser l'affrontement physique avec l'adversaire de classe dans la socit capitaliste, le racisme a resurgi, parce qu'il a t la seule manire, pour une pense socialiste qui tait tout de mme trs lie aux thmes du bio-pouvoir, de penser la raison de tuer l'adversaire. Quand il s'agit simplement de l'liminer conomiquement, de lui faire perdre ses privilges, on n'a pas besoin de racisme. Mais, ds qu'il s'agit de penser que l'on va se trouver en tte tte avec lui, et qu'il va falloir se battre physiquement avec lui, risquer sa propre vie et chercher le tuer, lui, il a fallu du racisme. Par consquent, chaque fois que vous avez ces socialismes, des formes de socialisme, des moments de socialisme qui accentuent ce problme de la lutte,

vous avez le racisme. C'est ainsi que les formes de socialisme les plus racistes, cela a t, bien sr, le blanquisme, cela a t la Commune et cela a t l'anarchie, beaucoup plus que la social dmocratie, beaucoup plus que la Seconde Internationale, et beaucoup plus que le marxisme lui-mme. Le racisme socialiste n'a t liquid, en Europe, qu' la fin du XIXe sicle, d'une part par la domination d'une social-dmocratie (et, il faut bien le dire, d'un rformisme li cette social-dmocratie), et d'autre part, par un certain nombre de processus comme l'affaire Dreyfus en France. Mais, avant l'affaire Dreyfus, tous les socialistes, enfin les socialistes dans leur extrme majorit, taient fondamentalement racistes. Et je crois qu'ils taient racistes dans la mesure o (et je terminerai l-dessus) il n'ont pas restim -ou ils ont admis, si vous voulez, comme allant de soi -ces mcanismes de bio-pouvoir que le dveloppement de la socit et de l'tat, depuis le XVIIIe sicle, avait mis en place. Comment peut-on faire fonctionner un bio-pouvoir et en mme temps exercer les droits de la guerre, les droits du meurtre et de la fonction de la mort, sinon en passant par le racisme ? C'tait l le problme, et je crois que c'est toujours cela le problme. * NOTES 1. Sur la question de la technologie disciplinaire, voir Surveiller et Punir, op. cit 2. Sur toutes ces questions. voir le Cours au Collge de France, anne 19731974: Le Pouvoir psychiatrique, paratre. 3. M. Foucault reviendra sur tous ces mcanismes surtout dans les Cours au Collge de France, anne 1977-1978: Scurit. Territoire et Population et 19781979: Naissance de la biopolitique, paratre. 4. M. Foucault se rfre ici la thorie, labore en France, au milieu du XIXe sicle. par des alinistes, et en particulier par B.-A. Morel (Trait des dgnrescences physiques. intellectuelle, et morales de l'espce humaine, Paris, 1857; Trait des maladies mentales, Paris, 1870), par V. Magnan (Leons cliniques sur les maladie, mentales, Paris, 1893) et par M. Legrain & V. Magnan (Les Dgnrs, tat mental et syndromes pisodiques, Paris, 1895). Cette thorie de la dgnrescence, fonde sur le principe de la transmissibilit de la tare dite hrditaire , a t le noyau du savoir mdical sur la folie et l 'anormalit dans la seconde moiti du XIXe sicle. Trs tt prise en charge par la mdecine lgale, elle a eu des effets considrables sur les doctrines et les pratiques eugniques, et n'a pas manqu d'influencer toute une littrature, toute une criminologie et toute une anthropologie. 5. Hitler, ds le 19 mars, avait pris des dispositions pour la destruction de l'infrastructure logistique et des quipements industriels de l'Allemagne. Ces dispositions sont nonces dans deux dcrets du 30 mars et du 7 avril. Sur ces dcrets, cf. A. Speer, Erinnerungen, Berlin, Propylem- Verlag, 1969 (trad. fr. : Au Coeur du Troisime Reich, Paris, Fayard, 1971). Foucault a certainement lu

l'ouvrage de J. Fest, Hitler. Frankfurt a. M./Berlin/Wien, Verlag Ullstein, 1973 (trad. fr. Paris, Gallimard. 1973). 6. De Ch. Fourier. voir surtout ce propos: Thorie des Quatre Mouvements et des Destines gnrales, Leipzig [Lyon]. 1808; Le Nouveau Monde industriel et socitaire, Paris, 1829; La Fausse Industrie morcele, rpugnante, mensongre, Paris, 1836,2 vol.