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Michel Foucher Frontières d’Afrique Pour en finir avec un mythe

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Frontières d’Afrique Pour en finir avec un mythe

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Présentation de l’éditeur

Le principe d’intangibilité des frontières a été adopté par les chefs d’État africains en 1964, au moment des indépendances. Depuis, les États se sont appropriés cet héritage d’une période coloniale. Il est donc temps d’en finir avec le mythe de cicatrices coloniales, tracés artificiels qui seraient responsables des conflits actuels et du mal-développement. Les frontières d’Afrique sont bel

et bien devenues des frontières africaines. Et quoique parfois encore imprécises ou sources d’insécurité, elles fonctionnent néanmoins comme une ressource et comme autant d’interfaces utilisées par les réseaux marchands, acteurs d’une mondialisation par le bas.

Michel FoucherGéographe et ancien diplomate, Michel Foucher est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales (FMSH, Paris). Spécialiste de la question des frontières, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont, entre autres Le retour des frontières (CNRS Éditions, coll. « Débats », 2020), mais aussi Les Frontières (CNRS Éditions, coll. « Documentation photographique », 2020).

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Michel Foucher

CNRS ÉDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

Frontières d’AfriquePour en finir avec un mythe

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© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2014. © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2020 pour la présente édition.

ISBN : 978-2-271-13375-5

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« Il n’est pas trop tard pour fonder le futur africain dans le respect des textes. »

Patrice Nganang1

1. Écrivain camerounais, lauréat du Grand Prix littéraire de l’Afrique noire et du prix Marguerite Yourcenar pour Temps de chien, Paris, Serpent à plumes, 2003  ; Prix des cinq continents de la francophonie pour Mont Plaisant, Paris, Éditions Philippe Rey, 2011 ; voir « Mythologie politique, l’alphabet du rêve », Jeune Afrique (Hors-série  «  L’Afrique en 2014  », no35), décembre 2013. Critique de la politique du pouvoir camerounais dans la région anglophone frontalière du Nigeria, il a été expulsé en janvier 2018.

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Frontières "Inter-Impériales"Frontières "Intra-Impériales"Frontières "Ottomanes"Frontières "Européo-Africaines"Frontières "Afro-Africaines"

HOROGÉNÈSES AFRICAINES

17

6

5

4

3

2

8

A

E

DC

B

HG F

Contentieux frontaliers les plus graves

Règlements frontaliers de la CIJ :

Frontières en réaffirmation par le PFUA

Horogénèse

2013 : Burkina Faso-Niger (dépôt en 2009)2005 : Bénin-Niger (île de Lété Goungou revient au Niger -dépôt en 2002)2002 : Cameroun-Nigéria : délimitation de toute la frontièredu Lac Tchad à la mer. 2008: restitution de Bakassi (dépôten 1994, Guinée Equatoriale comme intervenant)1999 : Botswana-Namibie : île de Kasikili/Sedudu revient auBotswana (dépôt en 1996)1995 : Guinée Bissau-Sénégal : frontière maritime (dépôt en 1989)1994 : Tchad-Libye : bande d’Aouzou au Tchad (dépôt en 1990)1986 : Burkina Faso-Mali : Bély et 4villages (dépôt en 1983)1963 : Cameroun nord contre Royaume-Uni (dépôt en 1961)

12

3

4

5678

E

DCBA

HGF

Mali-Burkina FasoMozambique-ZambieZambie-MalawiMozambique-Tanzanie

Mozambique-MalawiMali-SénégalSénégal-GambieSénégal-Guinée

Affaire en cours à la CIJ :Somalie et Kenya : délimitation maritime (dépôt en 2017)C

C

© Conception : Michel Foucher ; réalisation : Pascal Orcier, 2020.

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Introduction

Les frontières d’Afrique ont mauvaise réputation. Elles seraient, aujourd’hui encore, arbitraires et absurdes, poreuses et subverties, indéfendables et non défendues.

Pourtant, en juillet 2014, la résolution de l’Organisa-tion de l’unité africaine (OUA) sur les litiges entre États africains au sujet des frontières, adoptée par la conférence des chefs d’État et de gouvernement réunie au Caire les 17-21 juillet 1964, passe le cap du demi-siècle :

« Considérant que les problèmes frontaliers sont un facteur grave et permanent de désaccord, consciente de l’existence d’agissements d’origine extra-africaine visant à diviser les États africains, considérant en outre que les frontières des États africains, au jour de leur indépendance, consti-tuent une réalité tangible, [la conférence]  déclare solen-nellement que tous les États membres s’engagent à respec-ter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance. »

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Elle se référait au paragraphe 3 de l’article III de la Charte de l’OUA de 1963 (« respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque État et de son droit inaliénable à une existence indépendante »).

Ce principe d’intangibilité a été respecté, à de rares exceptions près : indépendance de l’Érythrée (selon une ligne coloniale ancienne, italo-abyssinienne) et séces-sion, sous forte pression extérieure et à l’issue problé-matique, du Soudan du Sud ; seule la tenue d’un réfé-rendum a permis à l’Union africaine d’accepter cette altération de la ligne générale. L’engagement du Caire de 1964 a été globalement tenu et continue de l’être. Les États se sont appropriés cet héritage d’une période coloniale finalement assez brève (1885-1960) au regard de la longue durée de l’histoire politique du conti-nent africain et des perspectives de long terme (2013-2063) dessinées par la présidente de la Commission de l’Union africaine lors de son cinquantenaire en mai 2013 à Addis-Abeba.

Il est donc temps d’en finir avec le mythe des cica-trices coloniales  responsables de tous les maux  : des tracés arbitraires, artificiels et absurdes dans un conti-nent qui aurait ignoré les limites politiques et donc le Politique  ; des limites gérées de manière coercitive et incohérente par l’administration coloniale et n’ayant entraîné que des effets négatifs  ; des lignes, enfin, res-ponsables des conflits et du mal-développement.

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L’affirmation du caractère pénalisant des frontières afri-caines fait partie d’une de ces nombreuses idées reçues. Tout comme celle de l’absence de limites politiques pré-coloniales ou encore celle de la non-prise en compte des réalités géopolitiques préexistantes (voir le Ghana des Ashanti ou le Choa du plateau éthiopien).

Le présent essai entend poursuivre la déconstruc-tion de cette doxa2 qui ressurgit à l’occasion de chaque conflit3 et qui fait l’impasse sur les réalités politiques (des frontières assumées depuis cinquante ans par les États et les nations) et les dynamiques de terrain (des frontières gérées de manière pragmatique comme une source d’opportunités et comme une ressource par les sociétés). Certes, les démarcations font encore souvent

2. La première entreprise a été menée dès 1988 dans Michel Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, qui, dans sa partie Afrique, insiste sur le rôle des réalités géopolitiques et géo-historiques du continent  ; sur la nécessaire prise en compte des temporalités et des contextes  ; enfin sur l’impératif de l’analyse de terrain, de la lecture attentive des traités et l’étude des cartes disponibles. Ces analyses ont conduit l’ancien président Alpha Oumar Konaré à m’associer au Programme Frontières de l’Union africaine (PFUA) lancé en juin 2007 avec l’adoption de la première déclaration des ministres africains en charge des questions de frontières (Addis-Abeba, juin 2007, juin 2010 et Convention de Niamey, mai 2012).3. C’est notamment le cas du Mali où l’intégration des Touaregs a toujours été problématique, tant pour eux que pour le pouvoir de Bamako qui n’exerce toujours pas de contrôle véritable sur son septentrion.

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défaut même si elles progressent mais les frontières africaines fonctionnent comme autant d’interfaces créatrices utilisées par les réseaux marchands, acteurs d’une mondialisation par le bas.

Comment expliquer cette longue phase de stabilité territoriale  ? Au-delà du droit, il est utile d’examiner la gestion des différends frontaliers par les États (huit recours devant la Cour internationale de justice de La Haye, un devant la Cour internationale d’arbitrage, des négociations bilatérales nombreuses et des accords tenus de cogestion économique) et par la division Paix et sécurité de la Commission de l’Union africaine et de prêter attention aux nouvelles tendances qui se des-sinent, tant dans l’amélioration des régimes frontaliers que dans la persistance de crises graves.

Les frontières d’Afrique sont devenues des fron-tières africaines, assumées comme telles, dans une politique de réaffirmation des frontières avec le sou-tien de l’Union africaine. La genèse des tensions internes est à chercher ailleurs. L’enjeu central est dans l’appropriation et le contrôle des périphéries et des enveloppes. La démonstration en sera présentée en sept points.

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Le principe d’intangibilité des frontières africaines

Le continent africain compte aujourd’hui environ 83  500 km de frontières politiques terrestres. Sur les 165 dyades, frontières terrestres communes à deux États, moins du quart d’entre elles sont dûment démarquées sur le terrain. Sur les 50 frontières maritimes potentielles de l’Afrique, 22 ont déjà fait l’objet d’accord4.

La déclaration du Caire du 21 juillet 1964 marquait l’engagement des États à «  respecter les frontières exis-tantes lors de l’accession à l’indépendance nationale  ». Ce principe d’uti possidetis  juris, débouchant sur

4. On estime que sur 450 frontières maritimes potentielles dans le monde, 50 se situent autour du continent africain. 13 ont été fixées avant 1998 et 9 ont été déterminées depuis 10 ans, ce qui porte le total à 22  : 5 en mer Méditerranée, 12 dans l’océan Atlantique et 5 dans l’océan Indien. On ne relève pas de contentieux majeurs et il paraît urgent de régler le statut des frontières encore virtuelles. On notera que des formules coopératives ont été trouvées pour favoriser l’exploitation conjointe des ressources pétrolières et gazières dans les zones mitoyennes (Sao Tomé-et-Principé et Nigeria par exemple).

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l’intangibilité des frontières héritées, a été très majo-ritairement respecté depuis 1963-1964. Il a d’ailleurs été confirmé par la Cour internationale de justice de La Haye qui tranche elle aussi les différends selon le même principe, en recherchant l’instantané colonial, c’est-à-dire le « moment décisif » de l’acte juridique du tracé de la période coloniale, qui devra ensuite faire foi, aujourd’hui et dans l’avenir.

Deux États avaient émis un avis différent, le Maroc et la Somalie, l’un à cause du statut du Sahara occidental (l’ancien Rio de Oro), l’autre en raison d’une revendica-tion pan-somalie sur l’est de l’Éthiopie, le sud de Djibouti et l’est du Kenya. Deux États nouveaux, Érythrée et Soudan du Sud, ont été constitués, en reprise de tra-cés coloniaux antérieurs ou de limites administratives internes à la puissance tutélaire englobante. Mais les États africains ont globalement su, jusqu’à maintenant, s’en tenir à ce principe d’inviolabilité garante de stabi-lité et ont évité les logiques de fragmentation propres au continent européen depuis 1989.

Les frontières politiques actuelles y présentent plu-sieurs caractéristiques originales5. Elles ont été tracées en un bref quart de siècle (1885-1909) pour plus de 70 % de leur longueur. Situation historique unique au

5. Pour une analyse approfondie, voir Michel Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique.

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monde, qui procède du vecteur central du découpage, le partage de territoires en possessions et en sphères d’influence par des puissances extérieures rivales mais complices.

38 % des longueurs furent ainsi délimitées dans les dix premières années qui suivirent la conférence de Berlin et 50 % dans les quinze premières années, soit entre 1885 et 1900, ce qui confirme la réalité du « scramble for Africa ». Ce processus s’acheva avec le partage franco-espagnol du Maroc en 1911-1912 et l’annexion de la Libye par l’Italie. Hormis l’Éthiopie, il n’y eut plus rien à partager. Ce furent des frontières fixées a priori, tracées depuis l’Europe, sur des cartes indécises, avec beaucoup de blancs et d’inconnues et, le plus souvent, avant même toute reconnaissance de terrain. À la différence des fron-tières européennes, fixées a posteriori, au gré des luttes et des rapports de force, des affirmations nationales et de l’émancipation des formations impériales, figées par des traités.

Ces deux faits –  découpage exogène et partage rapide  – expliquent la nature des supports des tracés. Ils sont hydrographiques et lacustres dans 34 % du total, orographiques (suivant les contours de la géographie physique) dans 13 % ; ils suivent des lignes géométriques (astronomiques, mathématiques) dans 42 % des cas (contre 23 % en moyenne mondiale) ; ils relèvent d’autres

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catégories (ethniques, tracés antérieures) dans 11 % des cas seulement6.

La scène frontalière africaine a été dessinée par des processus d’horogenèse7 distincts selon la nature des États traceurs, dont je distingue quatre grandes catégories8 :

• 50 % du total des tracés actuels résulte de négocia-tions entre les États traceurs (exemple : Nigeria et Niger) selon les 13 combinaisons suivantes, citées par ordre décroissant des longueurs et du nombre de frontières concernées  : France et Royaume-Uni, Royaume-Uni et Allemagne, Royaume-Uni et Portugal, Royaume-Uni et Belgique, France et Allemagne, Belgique et France, Portugal et Belgique, France et Espagne, Portugal et Allemagne, Portugal et France, Belgique et Allemagne, Portugal et Belgique, France et Italie

• 24,6 % sont issues d’anciennes limites administra-tives internes aux ensembles impériaux européens (exemple : Mali et Sénégal)

6. Pour mémoire, les supports hydrographiques comptaient pour 25 % des tracés en Europe avant 1991, l’orographie pour 21 %, les lignes géométriques pour 5 % et les discontinuités de la géographie humaine pour 50 % ; preuve de l’histoire d’un continent « champ de batailles ». 7. J’entends par «  horogenèse  » le processus de production des frontières : qui, quand, où, pourquoi tel tracé, avec quelle intention et quels effets ?8. Estimations actualisées de l’auteur.

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• 6,6 % proviennent des longueurs tracées à l’époque de la présence ottomane sur le continent (Lybie et Algérie)

• 12,1 % ont impliqué des États africains (par exemple l’Éthiopie) et des empires européens ;

• enfin 6,7% de la longueur totale est issue d’accords entre deux États africains (cas de la dernière fron-tière en date entre les deux Soudan).

Les États ayant participé au tracé des frontières du continent ont été la France (32 %) et le Royaume-Uni (26,8 %), soit un peu moins de 60 % à eux deux. Viennent ensuite l’Allemagne (8,7 %), la Belgique (7,6 %) et le Portugal (6,9 %), soit près de 82 % pour les cinq États cités. La Turquie ottomane (4 %), l’Italie (1,7 %) et l’Es-pagne (1,5 %) complètent le tableau des traceurs histo-riques extérieurs au continent9.

Ce partage fut d’abord une affaire de papiers, de traités, par lesquels les États dessinèrent des frontières de chan-cellerie délimitant possessions et sphères d’influence. Le partage de papier sur des cartes géographiques incer-taines ne devint un partage de terrain, assorti de traités, qu’après la conférence de Berlin. À la différence de ce qui se passait en Europe, on commença en Afrique par définir

9. Par simplification, la mention Belgique inclut les entreprises de Léopold.

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sur la carte les territoires convoités puis on entreprit sur le terrain de les conquérir. La carte précéda le texte.

Comme l’avait déclaré Léopold Sédar Senghor dès 1959, l’unité africaine était la seule réponse historique aux redoutables contradictions de l’Afrique noire. Le discours de l’artificialité des frontières africaines n’est pas porté par les dirigeants et peuples africains. Il est d’origine coloniale  ; il est surtout aussi ancien que la colonisation10. Il néglige l’importance des négociations entre puissances pour produire les limites inter-impé-riales – deux décennies dans le cas de la frontière très sinueuse entre le Niger et le Nigeria (1890-1904). Il sous-estime la prise en compte, par les traceurs puis les admi-nistrateurs, des réalités politiques locales et régionales antécédentes sur lesquelles ils cherchaient à s’appuyer, ne serait-ce que pour réduire les coûts. Il ignore l’existence de limites politiques précoloniales qui, pour être plus des marches de séparation que des frontières linéaires modernes, n’en étaient pas moins des marqueurs de royaumes et d’empires, des proto-frontières si l’on veut11.

10. Comme l’a repéré Camille Lefebvre : « La décolonisation d’un lieu commun. L’artificialité des frontières africaines : un legs intellectuel colonial devenu étendard de l’anticolonialisme  », Revue d’histoire des sciences humaines, no 24, 2011/1, p. 77-104.11. Voir Michel Foucher, « Des frontières nouvelles sur des traces anciennes », Fronts et frontières, p. 188-190.

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À la lecture des textes des traités et l’observation des cartes, j’ai évalué que, dans un sixième des cas, les confi-gurations ethniques locales avaient été prises en compte dans les tracés. Chiffre minimal car il ne retient que les limites pour lesquelles le critère ethnique a été avancé explicitement dans les textes et étudié par les commis-sions d’enquête. Manque une partie des limites précolo-niales de nature politique (royaumes et empires, limites d’aires de djihad comme au nord du califat de Sokoto12) ainsi que les dispositions particulières sur l’usage des aires de parcours et des puits13. Ajoutons que la méthode britannique d’indirect rule a figé les limites politiques antérieures. C’est avec le sultan que les Anglais signèrent un traité de protectorat en 1885 au nord du Nigeria. Les émirs y gardèrent leurs prérogatives en matière de sécu-rité et de collecte des taxes. La chaîne de commandement fut donc versée dans l’ordre colonial. D’où le maintien de l’intégrité territoriale des cités. On retrouve les mêmes pratiques de transformation des cadres locaux en auxi-liaires coloniaux en Afrique orientale et méridionale

12. Les cités du Kasar Haussa (Zamfara, Kebbi, Katsina, Kano, Zaria, Alkalawa, Birnin Gazarganu), affaiblies par les sécheresses du xviiie siècle durent se soumettre au djihad des réformistes peuls musulmans dirigés par Ousmane Dan Fodio de 1804 à 1808, sous la forme d’une confédération d’émirats.13. Michel Foucher, «  Des frontières nouvelles sur des traces anciennes », Fronts et frontières, p. 190-193.

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sous domination britannique. Par ailleurs, plusieurs centaines de traités ont été signés avec les autorités, de sorte que les tracés coloniaux traduisaient l’existence antérieure, en particulier près des côtes, de divisions entre unités politiques distinctes.

Enfin et surtout, comme l’indiquait déjà l’historien Dominique Hado Zidouemba14, l’idée de frontière n’était pas étrangère à la culture africaine. Et pour le géographe Gilles Sautter15, les constructions politiques n’homogénéi-saient pas l’espace mais le polarisaient autour d’un noyau dur entouré d’une périphérie plus souplement reliée au pouvoir central avec, aux confins, des espaces tampons aux allégeances fluides et parfois vides de population ou piquetés d’enclaves et d’exclaves. Ce qui n’est pas sans rap-peler d’ailleurs l’Europe jusqu’au xviiie  siècle  ! En péri-phérie des anciens royaumes wolof du Sénégal occidental, les zones frontalières étaient peu peuplées car insécures et confiées à des campements peuls chargés de la garde des troupeaux et… de la surveillance des frontières.

La nécessité pour l’administration coloniale de s’adapter aux configurations locales explique l’ampleur

14. Dominique Hado Zidouemba, «  Les sources de l’histoire des frontières de l’Ouest africain  », Bulletin de l’Institut fondamental d’Afrique noire, série B, no 4, 1977.15. Gilles Sautter, « Quelques réflexions sur les frontières africaines », in Problèmes de frontières dans le Tiers Monde, C. Coquery-Vidrovitch et A. Forest (dir.), Paris, L’Harmattan, 1982, p. 41-50.

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des remaniements de tracés, entre puissances ou entre simples cercles (Afrique-Occidentale française et Afrique-Équatoriale française, par exemple), qui s’accentueront à l’heure des mises en valeur, après la phase d’allocation des territoires. Les incertitudes des tracés après 1960 procèdent de ces modifications de détail pas toujours explicites. La critique des premiers tracés était donc issue des colonisateurs eux-mêmes  ; elle se développa après les traités européens de 1919-1923, notamment dans les enseignements et les manuels de l’École coloniale et avec l’émergence d’une nouvelle grille d’interprétation de l’es-pace. Un espace non plus structuré en aires d’influence et en divisions administratives mais devant être désor-mais découpé selon des « régions naturelles » ou « aires ethniques » circonscrites de toute éternité. L’ethnie y était essentialisée et le politique évacué.

Après 1945, la même représentation de l’artificialité sup-posée des frontières d’Afrique a changé de camp, devenant l’argument central de l’anticolonialisme, notamment en France sous l’impulsion des travaux de Georges Balandier16.

16. Voir article de Georges Balandier dans Le Monde des 10-11 et 12-13 janvier 1960. Camille Lefebvre conclut ainsi l’analyse de cet article  : « Le thème de l’artificialité des frontières africaines postule que les organisations territoriales africaines n’ont aucune profondeur historique et sont avant tout des réalisations européennes, mais aussi que les sociétés traditionnelles africaines sont étrangères aux formes modernes d’organisation politique. », Camille Lefebvre, op.cit.

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Elle fut ensuite relayée par l’affirmation du courant pana-fricaniste conduite par Kwane N’Krumah, qui échoua à instaurer des États-Unis d’Afrique – qui auraient été fon-dés sur des frontières redessinées –, face aux tenants de la stabilité conduits par Félix Houphouët-Boigny, Sylvanus Olympio17 et Léopold Sédar Senghor.

17. Sylvanus Olympio récusa la version régionale panafricaniste du projet de N’Krumah de création d’un seul État entre Togo et Ghana pour résoudre la question Ewé, résidents d’une marche séparante entre les royaumes Ashanti et Abomey et divisés entre les deux États depuis le partage anglo-allemand de 1884.

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Table des matières

Introduction ...................................................................................... 5

Le principe d’intangibilité des frontières africaines .................. 9

Des ajustements à partir de 1963 ................................................ 19

Des solutions juridiques et politiques au règlement des contentieux .............................................................................. 25

Du bon usage des frontières africaines : ressources interfaces et voies de passage .................................... 33

Le continent en voie de défragmentation .................................. 35

Une pensée géopolitique de réaffirmation des frontières .........51

Les frontières d’Afrique devenues des frontières africaines .... 59

Les États africains et leurs frontières : enjeux régaliens .......... 67

Bibliographie .................................................................................. 75

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