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Ordre Noir

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Les premières pages du nouveau Johan Heliot.

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JOHAN HELIOT

ORDRE NOIR

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Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, queles « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisationcollective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration,« toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de sesayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçonsanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

©© 2010, Éditions Fleuve Noir, département d’Univers Poche,

pour la traduction française.ISBN : 978-2-265-08862-7

Avertissement au lecteur : une fois éliminé de ce livre tout ce que la sciencen’autorise pas encore, et tout ce qui relève de l’impossible, restent unesuccession d’anecdotes, de portraits et de citations, rigoureusementauthentiques – là se niche la terreur véritable.

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PARTIE I

« Non la paix, mais le glaive. »

(Matthieu, 10, 34)

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Judée, au début de notre ère

Ils suivaient un chemin tracé longtemps avant le jour de leurnaissance, un chemin emprunté depuis par un tout petitnombre d’élus. Ils suivaient ce chemin pour celui qui avait étéd’abord leur chef, ensuite leur maître, enfin bien plus encore :pour eux et beaucoup d’autres, presque un roi. Et parce qu’ilallait mourir, ils suivaient ce chemin dans le secret des fonda-tions du Temple, plaçant leurs pas dans ceux des initiés qui lesavaient précédés, ici, depuis des générations, ailleurs, là oùtout avait commencé, depuis des temps immémoriaux.Ils suivaient le chemin depuis l’aube et chaque pas ajoutait

une nouvelle souffrance à leur épreuve. Mais ils avaient étéchoisis pour leur capacité à endurer la douleur imposée par leparcours du Temple. Avant eux, ceux qui étaient passés par lemême chemin avaient connu les affres de la folie. Les démonss’étaient emparés de leurs esprits pour les déchirer en lam-beaux entre leurs griffes, et ils erraient à présent dans les ruesde la cité comme les ombres d’eux-mêmes, décharnés et pâles ;bientôt, ceux-là disparaîtraient.Ils avaient dépassé le point où il fallait abandonner son âme

derrière soi, silhouette trouble qui leur ressemblait sans pourautant offrir la consistance de la chair. Parfois, au hasard d’undes innombrables détours du chemin, ils pouvaient l’aperce-voir, à la fois terriblement proche et pourtant inaccessible.

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Mais ils continuaient d’avancer, indifférents aux lamentationset aux suppliques. Rien n’aurait pu les contraindre au renonce-ment. Pas même les menaces des prêtres quand ils les décou-vrirent, après le lever du jour, non loin de leur destination.Les prêtres étaient furieux. Ils dirent : « Fous qui avez osé

vous aventurer dans la Maison de l’Architecte, nous vous enconjurons, faites demi-tour ! »Mais il était trop tard, car ils avaient parcouru presque tout

le chemin. Les prêtres les supplièrent : « Ne rompez pas la paixétablie depuis des siècles pour sauver un rebelle à nos lois !Nous vous conjurons de n’en rien faire ! »Maintenant, les prêtres ne cherchaient plus à dissimuler la

peur qui les avait saisis. Ils tombèrent à genoux et implorèrenten vain. Car les voyageurs étaient arrivés enfin au bout duchemin.Alors les fondations du Temple se mirent à trembler. Mais

ses murs étaient les plus solides de toute la cité et il ne croulapas. Ils se trouvaient dans la Maison de l’Architecte et celan’aurait pas été permis. L’un après l’autre, les pèlerins en fran-chirent le seuil, laissant les prêtres désemparés. Pour ces der-niers, le temps des pleurs était venu. Bientôt, viendrait celui dela vengeance.Le calme régna à nouveau dans le Temple et les heures

s’écoulèrent. Dehors, la foule s’assemblait, avertie par le trem-blement du sol qu’un événement de grande importance s’étaitproduit, ou qu’il n’allait plus tarder.À leur retour, les voyageurs n’étaient plus douze, mais un

treizième les accompagnait. En le découvrant, les prêtres blê-mirent et s’écrièrent : « Qu’allons-nous faire de celui-là ? »Alors celui qui était le guide des voyageurs leur dit : « Nous

ne vous laisserons pas le traiter comme vous l’avez fait avec sonfrère. »Le plus vieux prêtre s’avança jusqu’au seuil de la Maison de

l’Architecte et dit à son tour : « Tu sais qu’ils ne peuvent vivreensemble. Son frère doit mourir si celui-là veut continuer àvivre. Sinon de grands malheurs s’abattront sur les peuples decette terre. »

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Mais les malheurs étaient déjà en route et tous le savaient.Un des frères allait mourir sans que l’autre survive longtempsaprès lui et des ombres mauvaises s’étendraient pour l’éternitésur les peuples, car les douze voyageurs avaient semé la dis-corde dans la Maison de l’Architecte. Celui qui était leur guideprit une décision : il veillerait à en condamner l’accès pour quede plus grands malheurs encore ne frappent pas les habitantsde cette terre. Il le dit aux prêtres et ceux-ci lui répondirent :« Ce qui se présentera sur le seuil de cette Maison sera maudit.La guerre frappe à nos portes. Combien de temps crois-tu queles murs du Temple lui résisteront ? »À cette question, il n’y avait pas de réponse.Ce fut le début d’une ère de troubles comme les enfants des

peuples n’en avaient plus connu depuis les temps anciens, etcela devait durer encore au moins deux mille ans.

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États-Unis – de nos jours

CATASTROPHE

L’été insistait pour ne pas se faire oublier, réchauffait l’air,accrochait aux branches des couleurs rarement observées à lafin du mois de septembre. Une langueur persistante ralentissaitles gestes, amollissait les corps. Roulant vitre baissée, la jouecaressée par un souffle chaud, les cheveux redressés tels lahouppe de paille sur le crâne d’un épouvantail, Patricia tâchaitd’évacuer la tension de la journée. Après six heures de coursplus deux consacrées à une réunion des enseignants durantlaquelle Jeffrey Hotts, le proviseur du lycée, n’avait cessé demarteler ses objectifs de réussite et d’ambition pour l’ensembledes élèves confiés par sa communauté, la jeune femme aspiraità une détente absolue de l’esprit – surtout, ne plus penser àrien de toute la soirée ! Pour cela, elle connaissait un trucinfaillible : déambuler dans le centre commercial.Elle touchait au but. En se tordant le cou, elle pouvait aper-

cevoir une partie de la verrière en forme de dôme qui coiffait leMall. La structure se détachait sur un fond de ciel bleu pâle,au bout de la voie express où les voitures roulaient maintenantpare-chocs contre pare-chocs en direction de la banlieue.À l’instar de nombreuses cités de moyenne importance en

Nouvelle Angleterre, Bowden s’était construite autour de sonuniversité, pas vraiment prestigieuse sans pour autant désho-norer les étudiants qui parvenaient à y décrocher leur diplôme.

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Aussi la plupart des emplois offerts en ville dépendaient-ilsdirectement de la fréquentation du campus. Si le lycée nevalait pas la faculté, Patricia connaissait sa chance d’avoirdécroché un poste de professeur vacataire aussi peu de tempsaprès la fin de ses études, dans le contexte actuel de morositééconomique, même si elle devait se contenter d’enseignermoins de vingt heures par semaine à des adolescents peu inté-ressés par l’histoire comparée des civilisations. Dès leur pre-mier entretien, Jeffrey Hotts l’avait mise en garde contre unexcès d’enthousiasme générateur de désillusion. Au moinsn’avait-il pas essayé de flirter, ce dont Patricia lui était recon-naissante, tant elle se savait vulnérable aux pressions deshommes de pouvoir, comme beaucoup de jeunes femmes céli-bataires et dénuées de soutien familial. Elle avait vite appris –les ragots constituant l’essentiel des conversations en salle desprofesseurs – que monsieur le proviseur ne s’intéressait pas ausexe prétendu faible. La rumeur le disait attiré par ses sem-blables, ce que condamnaient à la fois l’Église et la loi de laplupart des États de l’Union. Personnellement, Patricia n’enavait cure. Hotts pouvait bien se taper des chèvres dans l’inti-mité de son bureau si cela lui chantait, pourvu qu’il lui offre satitularisation au terme de sa première année.Les visites au centre commercial constituaient un exutoire

idéal à la tension nerveuse accumulée en une semaine decours. Le métier s’avérait plus exigeant que Patricia l’auraitcru, mais peut-être s’impliquait-elle trop dans la préparation deses leçons – un défaut propre à tous les débutants à en croirel’avis général de ses collègues. La résistance passive de la majo-rité de ses élèves, sinon leur indifférence à ses tentativesd’ouverture sur le vaste monde, n’expliquait pas tout. L’accueiltimoré des citoyens de Bowden avait sa part dans l’abattementcaractéristique du vendredi soir – aucune invitation pour leweek-end, pas la moindre proposition de verres à partager de lapart des enseignants mâles et disponibles, après plus d’un moisde signaux pourtant explicites envoyés lors des repas pris encommun dans le réfectoire du lycée. Alors, ce soir comme tousles autres, ce serait virée en solitaire dans les arcanes du Mall,dans l’espoir d’une rencontre.

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Les niveaux supérieurs du parking étaient déjà complets.Tout Bowden semblait s’être donné rendez-vous ici. Où allersinon, quand on ne voulait pas rester cloîtré chez soi ? Si lesétudiants disposaient sur le campus de divertissements variés –théâtre, cafés, cinéma… – les autres habitants n’avaient guèrele choix, à moins de parcourir des dizaines de kilomètres surune autoroute encombrée en direction des grandes villes de lacôte Est. Épicentre de toutes les activités marchandes et cultu-relles, le Mall voyait converger chaque fin de semaine unefoule considérable, en provenance des quatre coins de la vastebanlieue pavillonnaire.Patricia trouva une place dans le troisième sous-sol. La

petite Chevy s’y faufila en grinçant. Ce foutu problème de sus-pension ne s’arrangeait pas. Mais pas question de consacrerune partie de son maigre salaire à la mécanique quand, pourun budget équivalent, elle pouvait s’offrir plusieurs week-endsde débauche en solitaire dans les allées du Mall… Mon Dieu,songea-t-elle, atterrée par ses propres réflexions, comment ai-jepu en arriver là si vite ? Allons, ma fille, secoue-toi ! Il y a bienquelque part un homme qui t’attend, prêt à jouer les chevaliersservants le temps nécessaire à une cour dans les règles – avantde passer à plus sérieux !Elle se trouva stupide. Comment de telles pensées

pouvaient-elles lui traverser l’esprit ? Était-elle donc si désœu-vrée, à tout juste vingt-six ans ? Pouvait-on décemment, à sonâge, craindre de vieillir sans personne à ses côtés ? Si les pre-mières années de son existence l’avaient habituée à la solitude,elle ne devait y voir aucune fatalité. Elle avait bien réussi ànouer quelques relations lors de son passage en faculté. Il yavait eu ce garçon de deuxième année, Tommy et ses jolis yeuxverts, avec qui elle avait perdu sa virginité. Cela n’avait pas étébeaucoup plus loin, contrairement à ce qu’elle avait espéré,mais ça avait tout de même compté, pour un temps du moins.Se traitant d’idiote, Patricia verrouilla les portières de la

Chevy puis prit la direction de l’ascenseur. Des éclats de rire etdes cris joyeux résonnèrent sous la voûte de béton du plafond,sillonnée de néons. Plusieurs familles et de plus nombreuxcouples sans enfants empruntaient la rampe d’accès aux étages

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supérieurs. Patricia accrocha un sourire satisfait à ses lèvres, secomposa un masque de circonstance, comme si elle redoutaitde gâcher la soirée à tous ces gens. Elle ne put s’empêcher deremarquer qu’aucun homme seul ne prit place dans la cabinede l’ascenseur, où elle se retrouva comprimée entre la paroimétallique et le dos d’une grosse femme engoncée dans unerobe de coton moite de transpiration. L’odeur dégagée par lescorps pressés les uns contre les autres avait de quoi étourdir.Patricia retint sa respiration le temps que l’appareil s’immobi-lise au rez-de-chaussée et que les portes coulissent, laissantpénétrer un peu de la fraîcheur artificielle du hall, au milieuduquel cascadaient les eaux d’une fontaine.Elle attendit que les autres passagers se soient dispersés

avant de quitter l’ascenseur, pour se diriger vers la margelle dela pièce d’eau. Une musique suave l’accompagna, parasitée parles bribes de conversations et les exclamations échappées descentaines de gorges alentour. Le hall conservait une tempéra-ture assez douce. Trente mètres plus haut, une partie del’immense verrière avait été entrouverte, de façon à créer uncourant d’air avec les portes à tambour de l’entrée principale.Patricia trempa le bout des doigts dans l’eau et s’essuya le

front. Il était brûlant, comme sous l’effet de la fièvre. Un ver-tige la saisit, l’obligeant à s’asseoir sur la margelle, les jambestremblantes. Sans doute l’effet du surmenage.Ce n’était pas la première fois qu’un étourdissement la vidait

de son énergie. Durant ses études, elle avait maintes foiséprouvé cette sensation de brusque apathie après êtredemeurée trop longtemps le nez dans ses livres. Il lui étaitmême arrivé de s’endormir sur sa table de travail, terrassée parun coup de fatigue si subit qu’elle n’en avait pas ressenti lesprémices – épaules roides, nuque de bois, muscles engourdis.Généralement, c’était l’occasion de ses “rêves fous”, ainsiqu’elle avait baptisé les successions d’images délirantes qui luivenaient alors, avec ceci de particulier que le retour à la réaliténe les chassait pas, mais les fixait au contraire dans sa mémoireavec une étonnante précision, tel un cliché photographiqueplongé dans le bain du révélateur. Dans les moments defatigue extrême où la confusion s’emparait de ses sens, Patricia

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ne parvenait plus à distinguer lesquels parmi ses souvenirs rele-vaient de la réalité ou des rêves fous. Cela ne durait jamais plusde quelques minutes, mais l’expérience n’avait rien de plaisant.Elle avait appris à vivre avec.Le vertige disparut aussi vite qu’il était venu. Patricia aban-

donna sa place sur le rebord de la margelle à une filletteblonde. Un groupe d’enfants avait pris d’assaut la fontaine,heureux de s’y ébrouer sans craindre de réprimandes puisquecertains adultes donnaient l’exemple. Patricia adressa un sou-rire à la fillette. La petite lui tira la langue.— Salut à toi aussi, dit l’enseignante, improvisant une gri-

mace.— Tu dois faire attention, rétorqua la fillette. La catastrophe

est proche.La grimace de Patricia se mua en une moue de perplexité.

Avait-elle bien entendu ? Qu’est-ce qui avait poussé unegamine de cet âge à prononcer ces mots aux allures de funesteprésage ? Certains parents feraient mieux de surveiller les lec-tures de leur progéniture ! Patricia voulut faire la leçon à lapetite – une déformation professionnelle – mais celle-ci luiavait déjà tourné le dos pour s’accroupir dans le bassin, touteà la joie de sa baignade. Inutile d’insister. Patricia s’éloigna ense demandant vers quelle boutique allaient la diriger ses pas.La devanture bariolée de la librairie l’attira presque naturel-

lement. L’enseigne appartenait à une chaîne d’éditions popu-laires proposant surtout des ouvrages bon marché, de lalittérature de divertissement, mais c’était tout à fait ce dont elleavait besoin pour le reste du week-end – surtout, ne pas réflé-chir !Un jeune homme en costume gris perle, la trentaine encore

juvénile malgré un léger embonpoint, se tenait devant lavitrine, un attaché-case à la main. Il semblait plongé dans lacontemplation des empilements de best-sellers, comme s’iln’arrivait pas à se décider lequel choisir. Patricia ne puts’empêcher de constater combien son allure détonait avec celledes passants, habillés plus simplement, comme elle, d’unepaire de jeans et de baskets, d’un tee-shirt ou d’un chemisier.Les autres hommes avaient tombé la veste pour arpenter les

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allées du Mall en toute décontraction. Le garçon élégant nedevait pas avoir l’habitude d’évoluer parmi une foule de tra-vailleurs manuels, constata Patricia en remarquant la peau rosede ses mains aux ongles impeccables. À croire qu’il s’étaitégaré ici, à Bowden, sur le chemin de la côte.Elle rougit en remarquant le regard du jeune homme braqué

sur le sien, par l’intermédiaire de son reflet dans la vitrine. Elles’efforça de ne pas détourner la tête et d’afficher son sourire leplus engageant. Et si c’était lui, l’occasion qu’elle attendait ?Un étranger à la petite ville universitaire, un avocat peut-être,voire un courtier en Bourse, en tout cas quelqu’un qui n’avaitpas besoin de s’abîmer les mains pour gagner sa vie, un veinardau vu de la situation dans l’ensemble de l’Union.Et si elle osait l’aborder ? Si, profitant de cet échange de

regards, elle s’enhardissait, pour une fois, et lui demandait cequ’il cherchait ici, peut-être aurait-il le bon réflexe, à savoir seprésenter et lui proposer un verre ? Mais, le temps de cesréflexions, le contact entre eux se rompit. Le jeune hommeposa sa mallette, rajusta son nœud de cravate en utilisant ladevanture comme miroir. Patricia était presque arrivée à sahauteur. Elle se sentit plus ridicule que jamais. Ne voulant paspasser pour une fille facile, elle fit mine de s’intéresser auxlivres exposés derrière la vitre. Du coin de l’œil, elle vitl’inconnu épousseter un revers de veste pourtant impeccable,puis remettre à sa place une mèche châtain qui retombait envirgule au milieu du front. Une pellicule de sueur faisait brillerses tempes ainsi que ses joues, telle une couche de verni appli-quée sur sa peau de bébé. Malgré son évident inconfort, il gar-dait sa veste boutonnée jusqu’au col. Une fois satisfait de sonapparence, il tourna les talons et partit d’un pas vif en direc-tion de la terrasse du glacier.Patricia retint un soupir. Elle esquissa un geste en direction

de l’entrée de la librairie. Son pied heurta quelque chose.L’homme avait oublié son attaché-case. Patricia se surprit alorsde sa propre audace :— Monsieur, s’il vous plaît ! le héla-t-elle.Il s’immobilisa d’un coup et resta planté droit comme un I

au milieu de la foule. Puis il se retourna lentement, les bras

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écartés du corps, soulevant les pans de sa veste jusqu’au pre-mier bouton, à hauteur du nombril. Patricia ne comprit passon geste. Ni pourquoi il avait l’air aussi effrayé. Le sang avaitdéserté ses joues de poupon et ses lèvres tremblaient. La trans-piration noircissait son col de chemise. Était-il malade ?C’est alors que le regard de Patricia accrocha la ceinture

encore pour partie dissimulée par les revers de la veste : unmodèle incongru et encombrant qui expliquait l’embonpointde son propriétaire.Des fils électriques de couleurs différentes tissaient une

tresse autour de l’espèce de cartouchière ceignant le bassin dujeune homme. Patricia n’arrivait pas à en croire ses yeux. Desimages d’actualité lui revinrent en mémoire, des reportages deguerre, qu’elle volait en cachette sur le vieux poste noir etblanc de l’internat. Mais ceux qui portaient ce genre d’attirailavaient le teint halé, la peau sur les os ainsi qu’une épaissetignasse de jais, et, dans son imaginaire adolescent nourri deréférences au catéchisme, ils ressemblaient à des démons surgisde l’Enfer…Elle esquissa un mouvement de recul. Le jeune homme

déboutonnait sa veste avec une application déplacée. Desbadauds ralentirent le pas pour observer le spectacle. Patriciaaurait voulu leur hurler de s’enfuir, mais les mots restaientcomprimés dans le fond de son estomac, réduit à une bouleglacée plus dure que la pierre.Les enfants s’agitaient au ralenti dans le bassin de la fon-

taine, visibles par-dessus l’épaule du jeune homme d’affaires, àprésent débarrassé de sa veste. Il eut un nouveau gesteincongru. Avec un soin maniaque, il replia le vêtement avantde le déposer à ses pieds. Puis il se redressa, portant les mainsaux cordons qui dépassaient de sa drôle de ceinture, et l’uni-vers de Patricia se disloqua.Elle vit nettement le décor familier du Mall se transformer,

tandis qu’une vague lumineuse d’une incroyable intensitédéferlait de sous la surface des choses.Une gifle brûlante la fit vaciller. Une fraction de seconde

plus tard, un terrifiant fracas lui crevait les tympans. Elle sentitune main immense la faucher d’un revers de paume et la sou-

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lever du sol pour la propulser en direction de la vitrine de lalibrairie. Celle-ci se fendit en milliers d’éclats juste avant l’iné-vitable impact, s’écroulant sous son propre poids au momentoù le corps de Patricia la traversait, avant d’achever sa coursecontre une pile d’ouvrages balayés par le souffle de l’explosion.Sonnée, désorientée et percluse de douleurs, Patricia

chercha immédiatement à se relever. Ses muscles lui obéirentnon sans réticence. Les cris et les râles des blessés lui parve-naient à travers la bourre de coton enfoncée dans ses oreilles,tel un chœur de damnés monté des profondeurs de la Terre.Patricia ignora leur supplique. Elle gardait en mémoire levisage de la fillette blonde. Titubante, elle enjamba lesdécombres de la vitrine. Une épaisse fumée avait commencéd’envahir le hall dévasté. Partout, des gens couraient. Certainsétaient la proie des flammes. D’autres avaient perdu une main,un bras, et tournaient en rond, sous le choc. Des sirènesd’alarme résonnaient dans la plupart des boutiques. Des vigilesaccoururent de tous côtés, brandissant des extincteurs. Patriciapensait seulement à la fillette dans la fontaine – commentavait-elle su ?Elle l’aperçut à travers un voile de fumée et de poussière,

toujours accroupie dans le bassin, fixant d’un regard exorbitéla terrasse du glacier tout proche, ou plutôt ce qu’il en restait :un enchevêtrement de chair et de métal où se mêlaient lescadavres des clients et le mobilier. Du jeune homme élégant, ilne restait plus rien, hormis une salissure noirâtre dans le fonddu cratère creusé à l’endroit où il s’était tenu quelques instantsplus tôt. Comme si son ombre n’avait pas souhaité l’accompa-gner dans sa dernière demeure, préférant rester là, fixée parl’horreur et la puissance du souffle destructeur.Les choses avaient changé, dans le Mall. Pas seulement du

fait de la déflagration. Malgré ses blessures, de simples contu-sions, Patricia s’en rendait parfaitement compte.Des silhouettes évoluaient au milieu des décombres, indiffé-

rentes à la souffrance des victimes. Des dizaines d’hommes etde femmes, d’enfants également, s’égaillaient au cœur du char-nier. Certains riaient, d’autres se tenaient enlacés, amoureux.D’autres encore brandissaient de petits appareils dans le creux

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de leurs paumes, les portant à l’oreille pour converser ou secontentant de jouer avec les boutons de minuscules claviers.Tout ça n’avait aucun sens, sinon celui, occulte, des rêves fous.Et, comme eux, cela se dissipa sans préavis, le temps d’un bat-tement de paupière.La fillette blonde observait Patricia. Elle écarquillait des

yeux ronds à la manière des personnages de dessin animé.Avait-elle entraperçu les fantômes insouciants, elle aussi ? Aumoins était-elle encore en vie, protégée de l’explosion par lamargelle de la fontaine.— Ma pauvre chérie, murmura Patricia, consciente de son

impuissance.Un carillon se mit à jouer quelque part dans le hall. Une

grêle de flocons scintillants tomba du ciel tandis que descloches sonnaient par milliers. Patricia hurla son désespoir :— NON !La verrière venait de céder. L’averse mortelle s’abattit sur la

fillette. C’en était trop pour Patricia. Elle s’effondra, lâchementsoulagée de sombrer dans l’inconscience.