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Dossier thématique Ethique & Santé 2007; 4: 19-23 • © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 19 Dossier thématique INSTITUTIONNALISATION DE L’ÉTHIQUE Perplexités sur la bioéthique officielle D. Müller Faculté de théologie et de sciences des religions & Département interfacultaire d’éthique, Université de Lausanne, Unil BFSH 2, 1010 Lausanne, Suisse. Correspondance D. Müller, à l’adresse ci-contre. e-mail : [email protected] Résumé L’auteur s’interroge, sur un mode volontairement provocateur et ironique, au sujet des ambiguïtés de la bioéthique contemporaine. Il se demande notamment si l’attention au malade singulier et souffrant, sujet privilégié de l’éthique clinique, les politiques de la santé et les défis urgents de justice sociale, économique et internationale ne sont pas relégués au second plan suite à la fascination excessive exercée sur les esprits et sur les médias par le début et la fin de la vie. Mots-clés : bioéthique - éthique - santé - sujet - souffrance - politique - justice - théologie Summary Perspectives on official bioethics Müller D. Ethique & Sante 2007; 4: 19-23 In a provocative and ironical way, the author questions the ambiguities of contemporary bioethics. Personal attention to the concrete, suffering patient, health policies and urgent challenges in the realm of social, economical and international justice seem to be sometimes relegated in the second place, because of the exaggerated fascination in the public and in the medias for topics connected with the beginning and the end of life. Key words: bioethics - ethics - health - subject - suffering - politics - justice - theology ardi 2 août 2005 - Le journal français Le Monde nous ap- prend que le Comité Consul- tatif National d’Éthique va devoir s’occuper de la question de l’autisme. « Que celui qui a des oreilles pour en- tendre passe le test de la raison sourde ». Pourquoi l’éthique (en particulier sous son Phénix bioéthique incandes- cent) est-elle si bruyante depuis la fin des années 60 aux États-Unis et depuis les années 70-80 en Europe ? On pour- rait penser que ce succès tient à un progrès moral de l’humanité éclairée. Nous croyons qu’il s’agit au contraire d’un indicateur paradoxal de la déstruc- turation croissante d’une morale na- guère mieux partagée ou supposée telle. Il n’est pas besoin de défendre une théorie dure de la postmodernité pour admettre que nous sommes entrés, au minimum, dans ce que François de Sin- gly désigne récemment comme la se- conde modernité, dans le sillage de la théorie de la radicalisation de la moder- nité proposée naguère par Anthony Giddens : la période de l’éclatement et de la dispersion est venue, avec le défi qu’elle pose à notre idéal d’une éthique universelle ou planétaire par trop abs- traite et formelle. Pour peu, la bioéthique « établie » (la plupart du temps, il s’agit d’une ami- cale congrégation d’experts farouche- ment individualistes, traversée par les mêmes conflits de personne et de pouvoir que le reste du « petit monde ; académique, politique ou scientifique normal) serait devenue un État dans l’État, une sorte de « pouvoir moral » invisible et symbolique, dont les autorités en place se servent selon leur convenance, en vertu d’un carrousel de sollicitations aux harmoniques flexi- bles. Mais les bioéthiciens, s’ils peuvent prendre indéniablement du plaisir et trouver sans aucun doute des avantages de toutes sortes à endosser les différents M

Perplexités sur la bioéthique officielle

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Dossier thématique

Ethique & Santé 2007; 4: 19-23 • © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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Dossier thématique

INSTITUTIONNALISATION DE L’ÉTHIQUE

Perplexités sur la bioéthique officielle

D. Müller

Faculté de théologie et de sciences des religions & Département interfacultaire d’éthique, Université de

Lausanne, Unil BFSH 2, 1010 Lausanne, Suisse.

Correspondance

D. Müller,à l’adresse ci-contre.

e-mail : [email protected]

Résumé

L’auteur s’interroge, sur un mode volontairement provocateur et ironique, au sujet des ambiguïtés de la bioéthique contemporaine. Il se demande notamment si l’attention au malade singulier et souffrant, sujet privilégié de l’éthique clinique, les politiques de la santé et les défis urgents de justice sociale, économique et internationale ne sont pas relégués au second plan suite à la fascination excessive exercée sur les esprits et sur les médias par le début et la fin de la vie.

Mots-clés :

bioéthique - éthique - santé - sujet - souffrance - politique - justice - théologie

Summary

Perspectives on official bioethics

Müller D. Ethique & Sante 2007; 4: 19-23

In a provocative and ironical way, the author questions the ambiguities of contemporary bioethics. Personal attention to the concrete, suffering patient, health policies and urgent challenges in the realm of social, economical and international justice seem to be sometimes relegated in the second place, because of the exaggerated fascination in the public and in the medias for topics connected with the beginning and the end of life.

Key words:

bioethics - ethics - health - subject - suffering - politics - justice - theology

ardi 2 août 2005 - Le journalfrançais

Le Monde

nous ap-prend que le Comité Consul-

tatif National d’Éthique va devoirs’occuper de la question de l’autisme.« Que celui qui a des oreilles pour en-tendre passe le test de la raison sourde ».

Pourquoi l’éthique (en particuliersous son Phénix bioéthique incandes-cent) est-elle si bruyante depuis la findes années 60 aux États-Unis et depuisles années 70-80 en Europe ? On pour-rait penser que ce succès tient à unprogrès moral de l’humanité éclairée.Nous croyons qu’il s’agit au contraired’un indicateur paradoxal de la déstruc-turation croissante d’une morale na-guère mieux partagée ou supposée telle.

Il n’est pas besoin de défendre unethéorie dure de la postmodernité pouradmettre que nous sommes entrés, auminimum, dans ce que François de Sin-gly désigne récemment comme la se-conde modernité, dans le sillage de lathéorie de la radicalisation de la moder-nité proposée naguère par AnthonyGiddens : la période de l’éclatement etde la dispersion est venue, avec le défiqu’elle pose à notre idéal d’une éthiqueuniverselle ou planétaire par trop abs-traite et formelle.

Pour peu, la bioéthique « établie »(la plupart du temps, il s’agit d’une ami-cale congrégation d’experts farouche-ment individualistes, traversée par lesmêmes conflits de personne et depouvoir que le reste du « petit monde ;académique, politique ou scientifique

normal

) serait devenue un État dansl’État, une sorte de « pouvoir moral »invisible et symbolique, dont lesautorités en place se servent selon leurconvenance, en vertu d’un carrouselde sollicitations aux harmoniques flexi-bles. Mais les bioéthiciens, s’ils peuventprendre indéniablement du plaisir ettrouver sans aucun doute des avantagesde toutes sortes à endosser les différents

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Perplexités sur la bioéthique officielle

D. Müller

habits de la fonction, ne semblent pastoujours conscients de l’écart considé-rable entre ce qu’ils disent, font, décla-rent, publient et la souffrance effectiveincommensurable des gens, leur vie,leurs espérances, leurs joies, leurs misè-res et leurs étonnements.

Le désir et la souffrance, ces oubliés de la bioéthique

Il manque dans beaucoup de propos etd’écrits bioéthiques contemporains lapréoccupation du

désir

et des

blessures

du sujet humain historique et concret.Nous nous sommes tous gargarisés ausujet du principe d’autonomie, mais iln’y a guère que les psychothérapeuteset les soignants qui aient

le sens et l’ex-périence - crucifiante souvent -

de la di-mension

abyssale

de la solitude, de lasouffrance et de la singularité des in-dividus. Le danger principal de la bio-éthique est que son intérêt pour les« affaires » concrètes des existants senappe très souvent dans un pathosinconscient pour la généralité et pourl’extrapolation. Nous devrions tous re-tourner «

at the bedside

», au lit du mala-de, du souffrant, de l’existant. Que c’estdur pour des éthiciens de bureau ! C’estque, de plus, il n’est pas sûr que le«

turn

» vers l’éthique appliquée ouvers l’éthique clinique ait fait autre cho-se que de modifier l’emplacement desbureaux, plutôt que de s’interroger surla volonté de pouvoir ou de la taille del’ego de l’éthicien lui-même.

Pour qui travaillent, écrivent et rou-lent les commissions d’éthique ? À lireleurs productions et à entendre (ou àdeviner entre les lignes) leurs débats, lecitoyen moyen et normal (nous tous,donc !) peut avoir l’impression, parfoisfulgurante, parfois diffuse, que ces ins-tances abstraites croient, de manièremagique et naturelle, à l’existence d’unstandard humain général et universel.

La bioéthique parle de la surface des choses ; il serait temps d’inventer une zoé-éthique qui envisage et incarne la profondeur des êtres.

Pour peu, elles sembleraient ne rien sa-voir de la

détresse humaine au quotidien

.La bioéthique parle de la surface des

choses ; il serait temps d’inventer une

zoé

-éthique qui envisage et incarne laprofondeur des êtres. La bioéthique estdans le général, la vraie vie - notre vieminuscule et unique, exceptionnelle etbanale - ne connaît que le singulier etl’irrépétable.

Qui pose le premier les questionséthiques ? Qui décide de ce que sont lesbonnes questions ? Pourquoi suivretoujours la mode de l’actuel ? Plongéscomme nous le sommes les uns lesautres dans les agendas éthiques tour-noyants de notre « existence profes-sionnelle », nous en oublions de vivreau jour le jour, soi-même comme toutautre. Il est temps de redonner la prio-rité à l’agenda de l’existence et à célé-brer « les palmes de la vie » par rapportà tous les «

palms

» électroniques quinous cachent le regard de l’autre lors dela prise de nos rendez-vous !

L’éthique en général et la bioéthi-que en particulier manquent d’humour.Du moins ces chers gagne-pain, quinous cachent parfois « toute Parole quisort de la bouche de Dieu », ne nouslaissent jamais deviner la souffrancequ’un tel manque doit signifier pour sesprotagonistes effectifs, les femmes, leshommes et les enfants

touchés en leurchair et en leur âme.

C’est pourquoi nousen appelons à une éthique revivifiée, quirenouerait avec le fil de la vie vécue, fai-sant enfin son deuil de l’impossible et il-lusoire « maîtrise du vivant ». Fascinéepar les biotechnologies, la bioéthique secontente trop souvent d’envier et decopier l’objet de sa fascination, suc-combant ainsi aux pièges de la rivalitémimétique infantile. Alors que l’espritd’enfance, lui, pousserait plutôt à segausser des enfantillages dangereux desapprentis sorciers de la seconde moder-nité triomphante.

L’objet incertain de la bioéthique

La bioéthique, comme corps de pra-tiques et de savoirs, a tendance à seconcentrer sur des situations exception-nelles ou aiguës, ce qui peut la conduireà oublier d’autres enjeux éthiques, liés,par exemple, à des questions de justicesociale et politique (y compris les rela-tions Nord-Sud, le développement, lapauvreté, etc.)

1

.

La bioéthique peut apparaître, sou-vent à juste titre, comme un luxe de nan-tis. Or les enjeux dont elle est porteusene sont pas seulement lourds de consé-quences pour l’ensemble de la médecineet des sciences du vivant ; ils soulèventdes questions de justice et d’équité entreles individus, mais également entre lespeuples et les continents. L’allocationdes ressources et des prestations (parexemple dans les questions soulevées parles transplantations d’organes) est unproblème planétaire, au-delà des systè-mes de santé nationaux ou régionaux.De même, le sida soulève, aujourd’huiencore, des interrogations éthiques surtous les continents. L’Afrique, par exem-ple, constitue une priorité dramatique,souvent oubliée dans nos stratégies etdans nos réflexions de pays privilégiés ; ilest difficilement niable que la politiquecommerciale de l’industrie pharma-ceutique multinationale barre encorefortement l’accès des plus pauvres auxgénériques et aux trithérapies

2

.La médecine de catastrophes pose

de redoutables problèmes éthiques :

L’éthique en général et la bioéthique en particulier manquent d’humour.

1. Je m’en explique dans l’article « Bioéthique » de l’Encyclopédie du protestantisme, Paris, Presses Universitairesde France, 2006, p. 135-154.

2. Voir l’essai stimulant et bienvenu de Didier Sicard, L’alibi éthique, Paris, Plon, 2006.

Le 11 septembre 2001 et ses quelque trois mille morts ont ébranlé nos certitudes religieuses, morales et politiques, en appelant une réflexion éthique nouvelle sur le terrorisme, sur le rôle de l’empire américain et sur l’injustice mondiale.

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INSTITUTIONNALISATION DE L’ÉTHIQUE

non seulement elle institue le triage (uncritère d’urgence) en norme éthique su-périeure, en s’appuyant subrepticementsur l’éthique militaire et sur des priori-tés utilitaristes, mais, de plus, elle tendà faire comme si l’état conflictuel dumonde et notamment les disparitéscriantes et croissantes entre le Nord etle Sud, ou, plus largement, entre lespays riches et les pays pauvres, n’étaientqu’une donnée passagère. Or cet

étattragique

du monde est à l’origine mêmedes interventions quotidiennes diffici-les et admirables des équipes de secourset d’entraide et travaille en profondeurla conscience universelle.

Le 11 septembre 2001 et ses quel-que trois mille morts ont ébranlé noscertitudes religieuses, morales et politi-ques, en appelant une réflexion éthiquenouvelle sur le terrorisme, sur le rôle del’empire américain et sur l’injusticemondiale.

La catastrophe naturelle de Sumatraet des pays asiatiques avoisinants (tsuna-mi), le 26 décembre 2004, avec ses cen-taines de milliers de morts et de disparus,trouvera-t-elle son Voltaire pour expri-mer, par-delà la question de la théodicéeautrefois relancée par le tremblement deterre de Lisbonne, les interrogationséthiques et politiques de ce

XXIe

sièclebalbutiant au sujet de l’inégalité deshommes et des femmes, selon le lieu deleur naissance, la destinée de leur inser-tion sociale et les aléas de leur situationgéographique et géopolitique ?

Dans la situation concrète des hôpi-taux et des centres de recherche, commed’ailleurs dans la médecine au quotidien,la réflexion éthique est confrontée à unemultiplicité de points de vue religieuxou philosophiques. Une approche pu-rement argumentative ou communica-tionnelle n’accorde pas assez de placeà cette pluralité de convictions. En

France, le Comité Consultatif Nationald’Éthique comprend des représentantsdes « familles spirituelles », mais peine àreconnaître l’autonomie de la démarcheéthique et le rôle positif que les tradi-tions ou les religions y jouent. L’appro-che étroitement communautarienne,telle qu’elle se développe parfois auxÉtats-Unis, court des risques inverses, sesatisfaisant d’une juxtaposition minimaledes convictions qui, elles, sont gonfléesde contenu maximal, ce qui augmentel’autisme de la raison bioéthique.

L’extension de la bioéthique auxsciences du vivant les plus à la pointe(génétique, génomique, protéomique,etc.) semble l’éloigner de plus en plusdes réalités de la médecine quotidienne,dont nous dépendons pour la plupart ensituation normale, comme personnesconcernées et comme sujets éthiquessinguliers (patients, clients, usagers,proches, contribuables, etc.).

Le retour à l’éthique médicale « àl’ancienne », notamment sous la formede l’« éthique clinique » ou l’appelcroissant à des méthodes narrativesattestent bien des craintes que peut sus-citer la domination excessive du para-digme bioéthique. Ce n’est pas uneraison pour confier le monopole de lanarration du soin au corps médical, carce sont très souvent les infirmières et lesinfirmiers, confrontés aux défis et auxcorps à corps quotidiens, qui mettenten pratique et en pensée l’éthique laplus profonde et la plus cohérente.

Changer de cap

Ce n’est pas assez de juxtaposer ou dedisséminer des experts. Nous avons ur-gemment besoin de changement social,d’un l’élargissement des consciencessingulières et d’un zeste de conscienceéthique commune. L’éthique sans l’avè-nement de l’Esprit n’est que déceptiond’âmes mortes.

La bioéthique s’est beaucoup cen-trée sur la médecine et les biotechnolo-gies, mais cela semble s’être souventpassé au détriment d’une réflexion surla santé – celle de l’individu le plus sin-gulier, déjà –, mais bien sûr aussi sur lasanté publique et les questions de pré-vention (toxicomanies, tabagisme, pol-lution, écologie, culte de la voiture,etc.). Suffira-t-il d’intégrer ces ques-tions dans la réflexion bioéthique, ou ne

devrait-on pas plutôt reconnaître quela bioéthique constitue un paradigmelimité par ses objets propres, le bio-médical et le bio-technologique, avecses dépendances économiques et cultu-relles, attachées à la civilisation occiden-tale, riche, surdéveloppée et privilégiée ?

Plutôt que d’appondre le principede justice aux principes de l’autonomieet de la bienfaisance, ne devrait-onpas reconnaître que la bioéthique n’estqu’une note marginale par rapport auxexigences et aux aléas de l’impossiblemais nécessaire éthique de la justice so-ciale qui fait si cruellement défaut ?

Nous vivons donc une nouvelle si-tuation de la bioéthique. Nous n’ensommes plus au stade de l’arrivée du pa-radigme bioéthique (stade correspon-dant aux années 1970-1980) ni à celuide son installation et sa domination (en-tre 1980 et 2000), mais à celui de sonimplosion.

Retour du religieux et domination du droit

Cette nouvelle situation se caractériseen particulier par deux traits majeurs,souvent sous-estimés : un retour massifde la théologie, une confusion fréquen-te avec le bio-droit. Ces deux problé-matiques sont interdépendantes. Eneffet, selon la manière de comprendrela contribution de la théologie dans ledébat bioéthique, il en résultera égale-ment, de l’autre côté, une vision plus oumoins normative de la bioéthique et sapossible confusion avec le bio-droit. Ilne s’agit pas d’abandonner toute notionde

normativité

, mais d’inscrire la fonc-tion du théologique dans un mouve-ment de déstabilisation et donc aussi deréinterprétation critique de la normati-vité. Le concept

d’instabilité normative

sera ainsi le chiffre d’une réinterpréta-

L’extension de la bioéthique aux sciences du vivant les plus à la pointe (génétique, génomique, protéomique, etc.) semble l’éloigner de plus en plus des réalités de la médecine quotidienne.

La bioéthique s’est beaucoup centrée sur la médecine et les biotechnologies, mais cela semble s’être souvent passé au détriment d’une réflexion sur la santé.

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Perplexités sur la bioéthique officielle

D. Müller

tion théologique critique, à partir del’Évangile de Jésus-Christ, de la loimorale appliquée à la bioéthique. Nousnous positionnerons du même coupaux antipodes d’une re-théologisationchrétienne de la bioéthique.

La bioéthique semblait être deve-nue un paradigme normatif englobantl’ensemble des activités humaines deconnaissance scientifique, de gestiontechnologique et même de développe-ment communicationnel et informati-que. Cela vaut non seulement en ce quiconcerne la structuration du monde so-cial et culturel, mais aussi, semble-t-il,en ce qui touche la posture des sujets in-dividuels confrontés à des questions desens, à travers la procréation, la paren-talité, la maladie, la souffrance, l’expé-rience de la mortalité notamment.

La

complexité croissante

du progrèstechnique et biomédical appelle unecomplexification parallèle du débatbioéthique. Par exemple, on ne pouvaitplus dire strictement la même chose, en2001, que ce que l’on disait en 1997-1998 sur la question du clonage, neserait-ce qu’à cause de la différence ap-parue entre le clonage thérapeutique etle clonage reproductif. Mais à force degarder les mêmes mots pour dire deschoses incommensurables, ne dévoie-t-on pas l’

éthos

du langage ordinaire ?La

répétition

insistante et le

progrès

constant des expériences scientifiques,aussi bien dans leurs réussites que dansleurs échecs, en plus de l’inquiétude etdes passions, suscitent une certaine

las-situde

de l’opinion publique. En mêmetemps, il ne faut pas se cacher que lesproblématiques de fond demeurent lar-gement les mêmes : les sophisticationsintervenues au sujet du clonage ou descellules-souches n’ont pas supprimé lesgrandes questions concernant le res-pect de l’embryon ou la significationanthropologique – aberrante à nos yeux– du clonage reproductif.

La réflexion éthique et bioéthiqueest soumise aux

mêmes pressions d’urgence

La complexité croissante du progrès technique et biomédical appelle une complexification parallèle du débat bioéthique.

et de vitesse

que le monde de la science etde la politique. On le voit dans les dé-bats nationaux ou internationaux : ainsi,les délibérations des comités d’éthiquetendent à être subordonnées au rythme,à l’agenda et aux problématiques sou-vent restrictives de l’administration, dumonde politique et des médias.

Critique de la maîtrise

Une bioéthique authentiquement hu-maine, comme projet humain au servicede l’humanisation de l’autre homme etde la vie sociale, en vient inéluctable-ment à se méfier de ses propres tenta-tions de maîtrise et de domination.Comment ne pas voir, en effet, que lamontée en puissance des éthiciens, laprofessionnalisation de leur fonction,l’institutionnalisation croissante de labioéthique et des comités d’éthiquereprésentent autant d’occasions de ma-lentendus et de méprise ? Commentnier que la montée en puissance de labioéthique pourrait n’être que le fruit etle résultat d’un orgueil prométhéenstrictement symétrique et mimétiquepar rapport à la montée en puissance in-finie d’un techno-cosme interprétée entermes de totalité ?

Telle est donc la dialectique de laraison bioéthique qu’il s’agit de consi-dérer et de développer, si l’on ne veutpas céder aux dangereuses illusionsd’une reproduction inconsciente de lavolonté de pouvoir. Les théologiens etles leaders religieux ont ici une respon-sabilité toute particulière, compte tenude la tendance de l’opinion publiqued’ériger leurs discours et leurs postu-res en absolus indiscutables et fasci-nants.

Une critique de la raison bioéthique,pour éviter le dérapage symétrique dansle cynisme ou dans la rethéologisation,se doit de penser la

pulsion « religieuse »constitutive et nécessaire

qui se love à la ra-cine de la bioéthique comme projet hu-main en quête d’un sens transcendant oud’une totalité signifiante. Le laïcismemanque complètement cet enjeu, entablant naïvement sur une autonomieillimitée du sujet et sur une sécularisa-tion totalement achevée du monde.

C’est souvent dans sa manière sour-de de sécréter du religieux que la bio-

éthique dépasse ses limites et vire à unenormativité dénuée de visée éthique etde dynamisme critique.

L’éthique a pour tâche d’interpellersans cesse le droit, ne laissant jamais cedernier, dans sa positivité d’apparencestatique et définitive, s’installer dansl’illusion ou dans la bonne consciencede la saturation éthique. Le droit esttoujours débordé par l’éthique, voireexcédé par elle. C’est pourquoi il nousfaut rester vigilants devant les velléitésdu discours bioéthique et de la deman-de sociale et médiatique à son égard : labioéthique ne peut jamais ériger uneNorme éthique sur le mode purementjuridique et administratif.

La bioéthique est constamment me-nacée de sacrifier l’humain en sa singula-rité au profit d’un Pouvoir exorbitant denormalisation et de se soumettre quasiinconsciemment aux puissances de l’ar-gent, du prestige scientifique et de l’or-gueil thérapeutique, derrière lequelpourrait

1

bien se cacher une forme desotériologie laïque. Sur ce point, nousnous interrogeons vivement lorsque lesthéologiens et les éthiciens de métiers’en remettent pieds et points liés à la rai-son bioéthique bien-pensante, au risquede se perdre en servant d’alibi au bioéthi-quement et au scientifiquement correct.

Le silence inquiétant des bio-éthiciens devant l’arrogance techno-scientifique contemporaine sembledonner raison aux partisans de larethéologisation massive de la bioéthi-

La bioéthique est constamment menacée de sacrifier l’humain en sa singularité au profit d’un Pouvoir exorbitant de normalisation et de se soumettre quasi inconsciemment aux puissances de l’argent, du prestige scientifique et de l’orgueil thérapeutique, derrière lequel pourrait bien se cacher une forme de sotériologie laïque.

1. Doctrine parlant du salut, après la mort, grâce à un rédempteur.

Ethique & Santé 2007; 4: 19-23 • © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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INSTITUTIONNALISATION DE L’ÉTHIQUE

que. Le recul critique caractéristiquede l’attitude proprement théologiqueappelle à renvoyer dos à dos la maîtrisetechno-scientifique et la maîtrise théo-logique.

Mais sommes-nous prêts aux ris-ques de la démaîtrise, du non-savoir ?

On ne peut que demeurer dubitatifdevant les scientifiques, les penseurs etles politiques qui, tout en ironisant surla disparition ou l’inanité prétenduesdes religions et des visions du monde,se flattent d’être à la pointe du progrèsmédical et se prennent même à croire,parfois, qu’ils détiennent les clefsd’une nouvelle humanité. La

pudeur

est bonne conseillère en éthique, maispas seulement pour les ayatollahs dureligieux : nous sommes aussi entourésd’ayatollahs du rationalisme et duscientisme.

Reconnaître un lieu vide au cœurdu bio-pouvoir et du bio-droit, c’estreconnaître la limite de nos préten-dues expertises, c’est faire place àl’humain singulier dans sa diversitéirréductible et laisser la parole à des

formes variées et souples de trans-cendance, nous entendons par là(comme énoncé formel minimal) :par l’acceptation qu’il est des véritéset des réalités qui certes nous

échap-peront

toujours mais qui, pour autant,n’en sont pas des contre-vérités oudes illusions. Projet humain, la bio-éthique est index d’immanence mo-deste et de finitude assumée. À seprofiler contre toute forme de trans-cendance, elle ne ferait que manifes-ter sa fatuité et sa partialité. Il con-vient dès lors de partager lesespérances réalistes et limitées quesoulèvent les promesses du savoir etde la recherche, sans jamais céder auxillusions et aux sirènes du tout bio-technologique ni même, par consé-quent, du tout bioéthique.

Projet humain, la bioéthique est index d’immanence modeste et de finitude assumée. À se profiler contre toute forme de transcendance, elle ne ferait que manifester sa fatuité et sa partialité.

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