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98 Littérature du 19 e siècle. Textes choisis Poètes « maudits » Paul Verlaine (1844–1896) Il se désignera par anagramme comme Pauvre Lelian dans ses Poètes maudits (1884, 1888) où il définit sa parenté: Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Debordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam. La malédiction, thématisée déjà par Borel et surtout Baudelaire, fera fortune et s’étendra bien au-delà des poètes désignés par Verlaine. Pourtant, fils désiré, Paul Verlaine n’avait pas connu d’enfance malheureuse et il trouvera toujours en sa mère une protectrice indéfectible et dont il abusera. Dès 1851, la famille est installée à Paris où Paul fréquente le lycée Condorcet. Le baccalauréat lui vaut un emploi dans l’administration municipale de Paris. Mais c’est la poésie qui l’attire. À quatorze ans, il envoie un poème à Victor Hugo, à vingt-et- un ans, il est chargé de la critique littéraire à la revue L’Art (articles sur Baudelaire et Hugo), il se lie avec les parnassiens éodore de Banville, François Coppée, Leconte de Lisle, Heredia. Ses premiers recueils sont des succès : Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), inspirée par la rencontre de Mathilde Mauté qui alors avait 16 ans et qu’il épousera. Malgré la naissance de leur fils Georges, la vie conjugale est semée de malentendus, de crises, de fugues et retours de Paul. Suite aux lettres et poèmes qu’il reçoit, Verlaine accueille chez lui Arthur Rimbaud. La fulgurante liaison homosexuelle avec ce poète de seize ans, change le cours de sa vie : fugue en Bel- gique et en Angleterre. Une violente dispute, à Bruxelles, se termine par deux coups de revolver (1873): Verlaine est condamné à deux ans de prison, il purge sa peine à Mons. Entre temps paraissent Romances sans paroles (1874), recueil où l’influence de Rimbaud est sensible. À la sortie de la prison, Verlaine tente sa chance d’abord comme instituteur, ensuite comme fermier. En 1882, il fait faillite. Ses nouveaux recueils, Sagesse (1881) et Jadis et Naguère (1884), n’ont pas beaucoup de succès. Quasi réduit à la mendicité, Verlaine s’installe à Paris, dans un taudis, jusqu’à ce que ses amis décident de se cotiser pour lui assurer une rente régulière (1888). Sa poésie oscille entre le mysticisme et la sensualité, sa vie est traversée de crises d’alcoolisme, de brutalités (en particulier envers sa mère), et d’abattements. On s’aperçoit que ce vagabond qui traîne de café en café et d’hôpital en hôpital a été un grand poète et c’est à ce titre qu’il sera consacré, à la mort de Leconte de Lisle, prince des poètes. Il meurt misérablement en janvier 1896, mais le cortège funèbre rassemblera une foule d’admirateurs.

Poètes « maudits

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Poètes « maudits »

Paul Verlaine (1844–1896)

Il se désignera par anagramme comme Pauvre Lelian dans ses Poètes maudits (1884, 1888) où il défi nit sa parenté: Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Debordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam. La malédiction, thématisée déjà par Borel et surtout Baudelaire, fera fortune et s’étendra bien au-delà des poètes désignés par Verlaine. Pourtant, fi ls désiré, Paul Verlaine n’avait pas connu d’enfance malheureuse et il trouvera toujours en sa mère une protectrice indéfectible et dont il abusera. Dès 1851, la famille est installée à Paris où Paul fréquente le lycée Condorcet. Le baccalauréat lui vaut un emploi dans l’administration municipale de Paris. Mais c’est la poésie qui l’attire. À  quatorze ans, il envoie un poème à  Victor Hugo, à  vingt-et-un ans, il est chargé de la critique littéraire à la revue L’Art (articles sur Baudelaire et Hugo), il se lie avec les parnassiens Th éodore de Banville, François Coppée, Leconte de Lisle, Heredia. Ses premiers recueils sont des succès : Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), inspirée par la rencontre de Mathilde Mauté qui alors avait 16 ans et qu’il épousera. Malgré la naissance de leur fi ls Georges, la vie conjugale est semée de malentendus, de crises, de fugues et retours de Paul. Suite aux lettres et poèmes qu’il reçoit, Verlaine accueille chez lui Arthur Rimbaud. La fulgurante liaison homosexuelle avec ce poète de seize ans, change le cours de sa vie : fugue en Bel-gique et en Angleterre. Une violente dispute, à Bruxelles, se termine par deux coups de revolver (1873): Verlaine est condamné à deux ans de prison, il purge sa peine à Mons. Entre temps paraissent Romances sans paroles (1874), recueil où l’infl uence de Rimbaud est sensible. À la sortie de la prison, Verlaine tente sa chance d’abord comme instituteur, ensuite comme fermier. En 1882, il fait faillite. Ses nouveaux recueils, Sagesse (1881) et Jadis et Naguère (1884), n’ont pas beaucoup de succès. Quasi réduit à la mendicité, Verlaine s’installe à Paris, dans un taudis, jusqu’à ce que ses amis décident de se cotiser pour lui assurer une rente régulière (1888). Sa poésie oscille entre le mysticisme et la sensualité, sa vie est traversée de crises d’alcoolisme, de brutalités (en particulier envers sa mère), et d’abattements. On s’aperçoit que ce vagabond qui traîne de café en café et d’hôpital en hôpital a été un grand poète et c’est à ce titre qu’il sera consacré, à la mort de Leconte de Lisle, prince des poètes. Il meurt misérablement en janvier 1896, mais le cortège funèbre rassemblera une foule d’admirateurs.

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Poètes « maudits »

Poèmes saturniens (1866)

Chanson d’automne

Les sanglots longsDes violons

De l’automneBlessent mon cœurD’une langueurMonotone.

Tout suff ocantEt blême, quand

Sonne l’heure,Je me souviensDes jours anciensEt je pleure;

Et je m’en vaisAu vent mauvais

Qui m’emporteDeçà, delà,Pareil à laFeuille morte.

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrantD’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aimeEt qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la mêmeNi tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparentPour elle seule, hélas! cesse d’être un problèmePour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonoreComme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle aL’infl exion des voix chères qui se sont tues.

Fêtes galantes (1869)

Clair de lune

Votre âme est un paysage choisiQue vont charmant masques et bergamasques,Jouant du luth, et dansant, et quasiTristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineurL’amour vainqueur et la vie oportune,Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheurEt leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,Qui fait rêver les oiseaux dans les arbresEt sangloter d’extase les jets d’eau,Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

Romances sans parole (1874)

Ariettes oubliées

II pleut doucement sur la ville.ARTHUR RIMBAUD

Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville. Quelle est cette langueur Qui pénètre mon coeur ?

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Poètes « maudits »

O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits ! Pour un coeur qui s’ennuie, O le chant de la pluie !

II pleure sans raisonDans ce coeur qui s’écoeure.Quoi ! nulle trahison ?Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon coeur a tant de peine.

***

O triste, triste était mon âmeÀ cause, à cause d’une femme. Je ne me suis pas consoléBien que mon coeur s’en soit allé,Bien que mon coeur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme.Je ne me suis pas consolé,Bien que mon coeur s’en soit allé.Et mon coeur, mon coeur trop sensible Dit à mon âme : Est-il possible,

Est-il possible, – le fût-il, Ce fi er exil, ce triste exil ?Mon âme dit à mon coeur : Sais-jeMoi-même, que nous veut ce piège D’être présents bien qu’exilés, Encore que loin en allés ?

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Charleroi

Dans l’herbe noireLes Kobold vont.Le vent profondPleure, on veut croire.

Quoi donc se sent?L’avoine siffl eUn buisson gifl eL’oeil au passant.

Plutôt des bougesQue des maisons.Quels horizonsDe forges rouges!

On sent donc quoi?Des gares tonnent,Les yeux s’étonennt,Où Charleroi?

Jadis et Naguère (1884)

Art poétique

De la musique avant toute chose,Et pour cela préfère l’Impair,Plus vague et plus soluble dans l’air,Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles pointChoisir tes mots dans quelque méprise:Rien de plus cher que la chanson griseOù l’Indécis au Précis se joint.

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Poètes « maudits »

C’est des beaux yeux derrière des voiles,C’est le grand jour tremblant de midi,C’est, par un ciel d’automne attiédi,Le bleu fouillis des claires étoiles!

Car nous voulons la Nuance encor,Pas la Couleur, rien que la nuance!Oh! la nuance seule fi anceLe rêve au rêve et la fl ûte au cor!

Fuis du plus loin la Pointe assassine,L’Esprit cruel et le Rire impur,Qui font pleurer les yeux de l’Azur,Et tout cet ail de basse cuisine!

Prens l’éloquence et tords-lui son cou!Tu feras bien, en train d’énergie,De rendre un peu la Rime assagie.Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où?

O qui dira les torts de la Rime!Quel enfant sourd ou quel nègre fouNous a forgé ce bijou d’un souQui sonne creux et faux sous la lime?

De la musique encore et toujours!Que ton vers soit la chose envoléeQu’on sent qui fuit d’une âme en alléeVers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventureÉparse au vent crispé du matinQui va fl eurant la menthe et le thym...Et tout le reste est littérature.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Je suis l’Empire à la fin de la décadenceCe poème est devenu emblématique de la décadence qui, en poésie, accompagne le symbo-

lisme, souvent sous forme d’une sensibilité exacerbée.

Je suis l’Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs En composant des acrostiches indolents D’un style d’or où la langueur du soleil danse.

L’âme seulette a mal au coeur d’un ennui dense. Là-bas on dit qu’il est de longs combats sanglants. Ô n’y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents, Ô n’y vouloir fleurir un peu cette existence!

Ô n’y vouloir, ô n’y pouvoir mourir un peu! Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire? Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire!

Seul, un poème un peu niais qu’on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige!

Jean-Arthur Rimbaud (1854–1891)

Élève brillant, remarqué par son professeur de rhétorique Georges Izambard, Arthur remporte des prix scolaires pour ses poèmes latins et français. Supportant mal l’am-biance familiale et provinciale, il profi te des remous de la guerre franco-prussienne pour ses fugues – à Paris et à Bruxelles. L’envoi des poèmes à Verlaine lui vaut l’invi-tation. C’est ainsi que Rimbaud débarque, en août 1871, chez ce dernier, choquant la bonne société par ses manières volontairement grossières. Il éblouit Verlaine avec qui il vit une aventure passionnée (1871–1873). Celle-ci se termine à Bruxelles par deux coups de revolver et une légère blessure au poignet. Après la condamnation de Verlaine, Rim-baud mène une vie plutôt errante (Londres en 1874, avec le poète Germain Nouveau; Stuttgart en 1875 où il revoit Verlaine; Cologne, Brême, Suisse, Italie), et cela jusqu’en 1879. Il s’enrôle dans l’armée coloniale hollandaise, mais arrivé à  Java, il déserte, re-tourne en Europe sur un bateau écossais, séjourne en Autriche et en Allemagne avant de débarquer à Chypre. Il gère ensuite un comptoir commercial à Aden, en Arabie et en

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Poètes « maudits »

Abyssinie. Au bout de dix ans d’aff aires prospères, il est atteint d’une tumeur au genou et doit rentrer en France pour se faire soigner. À Marseille, on lui ampute la jambe, mais la tumeur avait déjà provoqué un cancer généralisé, dont il meut, cinq mois après l’am-putation. Rimbaud est un poète précoce, violent. Ses expériences radicales l’entraînent jusqu’à la mise en doute de la raison d’être de la poésie et au sentiment d’être tombé dans une impasse. Une Saison en enfer (1873) et les Illuminations (1875) seront ses der-niers écrits. Son oeuvre aurait pu tomber en oubli sans le rappel de Verlaine dans Les poètes maudits et sans les activités de ses amis qui avaient recueilli ses créations éparses, regroupées,. pour l’édition, en Poésies.

Lettre à Georges Izambard (13 mai 1871)

Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je tra-vaille à me rendre voyant : vous ne comprenez pas du tout et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souff rances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire: Je pense. On devrait dire: On me pense. Pardon du jeu de mots. JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait.

Lettre à Paul Demeny (15 mai 1871)

L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé!

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attri-buent leur progrès intellectuel! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’ins-tar des comprachicos, quoi! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous

les sens. Toutes les formes d’amour, de souff rance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineff able

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à l’inconnu, et quand, aff olé, il fi nirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils commence-ront par les horizons où l’autre s’est aff aissé! (...)

Je reprends:Donc le poète est vraiment voleur de feu.Il est chargé de l’humanité, des animaux même; il devra faire sentir, pal-

per, écouter ses inventions; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue.

Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra! Il faut être académicien, – plus mort qu’un fossile, – pour parfaire un diction-naire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à  penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie!

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète défi nirait la quan-tité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle: il donnerait plus que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de pro-grès!

Iluminations (1875)

Enfance

Je suis le saint, en prière sur la terrasse, – comme les bêtes pacifi ques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croi-sée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel.

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Poètes « maudits »

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immo-bile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fi n du monde, en avançant.

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps

d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fl eur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Mystique

Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de fl ammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche, le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux fi lent leur courbe. Derrière l’arête de droite, la ligne des orients, des progrès.

Et, tandis que la bande, en haut du tableau, est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,

La douceur fl eurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fl eurant et bleu là-dessous.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Poésies

Bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassiblesJe ne me sentis plus guidé par des haleurs:Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,Porteur de blés fl amands ou de coton anglais.Quand avec mes haleurs ont fi ni ces tapages,Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.Dans les clapotements furieux des marées,Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,Je courus ! et les Péninsules démarréesN’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les fl otsQu’on appelle rouleurs éternels de victimes,Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots.

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,L’eau verte pénétra ma coque de sapinEt des taches de vins bleus et des vomissuresMe lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le poèmeDe la mer, infusé d’astres et latescent,Dévorant les azurs verts où, fl ottaison blêmeEt ravie, un noyé pensif parfois descend,

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires,Et rythmes lents sous les rutilements du jour,Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres,Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

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Poètes « maudits »

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes,Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir,L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.

J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques,Illuminant de longs fi gements violets,Pareils à des acteurs des drames très antiques,Les fl ots roulant au loin leurs frissons de volets.

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs,La circulation des sèves inouïes,Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheriesHystériques, la houle à l’assaut des récifs,Sans songer que les pieds lumineux des MariesPussent forcer le mufl e aux Océans poussifs.

J’ai heurté, savez-vous ! d’incroyables FloridesMêlant aux fl eurs des yeux de panthères à peauxD’hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides,Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux.

J’ai vu fermenter les marais, énormes nassesOù pourrit dans les joncs tout un Léviathan,Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,Et les lointains vers les gouff res cataractant.

Glaciers, soleils d’argent, fl ots nacreux, cieux de braises,Échouages hideux au fond des golfes brunsOù les serpents géants dévorés des punaisesChoient des arbres tordus avec de noirs parfums.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

J’aurais voulu montrer aux enfants ces doradesDu fl ot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.Des écumes de fl eurs ont béni mes déradesEt d’ineff ables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,La mer dont le sanglot faisait mon roulis douxMontait vers moi ses fl eurs d’ombre aux ventouses jaunesEt je restais ainsi qu’une femme à genoux,

Presqu’île ballottant sur mes bords les querellesEt les fi entes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds ;Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêlesDes noyés descendaient dormir à reculons...Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,Moi dont les Monitors et les voiliers des HansesN’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau,

Libre, fumant, monté de brumes violettes,Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un murQui porte, confi ture exquise aux bons poètes,Des lichens de soleil et des morves d’azur,

Qui courais taché de lunules électriques,Planche folle, escorté des hippocampes noirs,Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triquesLes cieux ultramarins aux ardents entonnoirs,

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieuesLe rut des Béhémots et des Maelstroms épais,Fileur éternel des immobilités bleues,Je regrette l’Europe aux anciens parapets.

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Poètes « maudits »

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îlesDont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,Toute lune est atroce et tout soleil amer.L’âcre amour m’a gonfl é de torpeurs enivrantes.Oh, que ma quille éclate ! oh ! que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la fl acheNoire et froide où, vers le crépuscule embaumé,Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâcheUn bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,Enlever leur sillage aux porteurs de coton,Ni traverser l’orgueil des drapeaux et de fl ammes,Ni nager sous les yeux horribles des pontons !

Dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivièreAccrochant follement aux herbes des haillonsD’argent; où le soleil, de la montagne fi ère,Luit; c’est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant commeSourirait un enfant malade, il fait un somme:Nature, berce-le chaudement: il a froid.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

Les parfums ne font pas frissonner sa narine;Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrineTranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

L’Eternité

Elle est retrouvée.Quoi ? – L’Eternité.C’est la mer alléeAvec le soleil.

Ame sentinelle,Murmurons l’aveuDe la nuit si nulleEt du jour en feu.

Des humains suff rages,Des communs élansLà tu te dégagesEt voles selon.

Puisque de vous seules,Braises de satin,Le Devoir s’exhaleSans qu’on dise : enfi n.

Là pas d’espérance,Nul orietur.Science avec patience,Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.Quoi ? – L’Eternité.C’est la mer alléeAvec le soleil.

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Poètes « maudits »

Lautréamont (1846–1870)

Fils du commis-chancelier au Consulat général de France en Uruguay, Isidore Du-casse a passé son enfance à Montevideo. En 1859, il commence ses études en France, au lycée de Tarbes. Après un bref retour en Uruguay, en 1867, il s’installe à Paris. Il publie à compte d’auteur et anonymement le premier des Chants de Maldoror (1868). Ce n’est que l’œuvre complète, imprimée en Belgique (1869), qu’il signera comme Comte de Lautréamont ». Selon certaines sources, il serait mort de phtisie, dans un Paris aff olé par la guerre franco-prussienne et la défaite. Le poète sera redécouvert par les symbolistes – Alfred Jarry et Max Waller, directeur de La Jeune Belgique – et par les surréealistes qui verront en lui leur grand prédécesseur.

Les Chants de Maldoror (1868)

I, 9

Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser, comme une fl étrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n’est pas collée à  mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la fi gure; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous off rir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur rési-dence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore!

Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à  ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre: j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton pre-

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

mier aspect, un souffl e prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineff açables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à  ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute; car, pourquoi regarde-t-il la fi gure de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, tu es le symbole de l’identité; toujours égal à toi-même. Tu ne va-ries pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n’es pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s’empoi-gner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd’hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation; tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!

II, 9

Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fl euves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon; tant que l’humanité déchirera ses propres fl ancs par des guerres funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste; tant que l’homme mé-connaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle.

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(...)Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelques mots à cet hymne de glorifi ca-

tion, je dirai que j’ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et d’une profondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde, une mine vi-vante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j’ai construit cette mine artifi cielle. J’arrachai un pou femelle aux cheveux de l’humanité. On m’a vu me coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d’autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un nœud compact de matière, naquirent à la lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en acquérant la pro-priété liquide du mercure, et se ramifi a en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fi lle, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les généra-tions de poux, qui se nourrissent de l’homme, diminuent d’une manière notable, et prédisent elles-mêmes, infailliblement, l’époque prochaine de leur complète destruction. Car l’homme, plus intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j’extrais de cette mine iné-puisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble qu’une légion d’êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être n’êtes-vous pas sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés. Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l’obscurité de la nuit; car, son cer-veau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement l’irrite, et il sent qu’il est trahi. Des millions d’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, en lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j’en enverrai d’autres. Quand je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu’un fragment soit plus

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dense qu’un autre. Ses atomes s’eff orcent avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter l’humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel eff ort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s’élance d’elle-même jusqu’au haut des airs, comme par un eff et de la poudre, et retombe, en s’enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte, l’explication du phénomène.

IV, 4

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vo-missent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fl euves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombelli-fères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse per-pétuelle, afi n de ne pas mourir de faim; il faut que chacun vive. Mais quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes; j’y suis habi-tué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place; elle m’a rendu eu-nuque, cette infâme. Oh! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules; l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été inter-cepté par un crabe; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les

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Poètes « maudits »

deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui... je n’y faisais pas attention... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement.

Charles Cros (1842–1888)

Très doué (il passe son bacclauréat à 14 ans), possédant plusieurs langues dont l’hé-breu et le sanscrit, Charles Cros est à la fois attiré par la littérature et par les sciences. Il présente plusieurs brevets, mais dont la primauté ou l’exploitation seront attribuées à d’autres : télégraphe automatique, photographie en couleurs, « paléophone » qui de-viendra, plus tard, le phonographe d’Edison. Si, en 1871, il collabore au second recueil du Parnasse contemporain, on le trouve également parmi les fondateurs du «Cercle des poètes zutiques » d’où émane un Album Zutique, une caricature des parnassiens, à la-quelle participent aussi Verlaine, Rimbaud et Germain Nouveau. Charles Cros meurt inconnu et misérable. Sa poésie est ironique, provocatrice, mais aussi subtile, plongée dans une intériorité symboliste.

Le cofret de santal (1873, 1879)

Le hareng saur

Il était un grand mur blanc — nu, nu, nu,Contre le mur une échelle — haute, haute, haute,Et, par terre, un hareng saur — sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains — sales, sales, sales,Un marteau lourd, un grand clou — pointu, pointu, pointu,Un peloton de fi celle — gros, gros, gros.

Alors il monte à l’échelle — haute, haute, haute,Et plante le clou pointu — toc, toc, toc,Tout en haut du grand mur blanc — nu, nu, nu.

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Il laisse aller le marteau — qui tombe, qui tombe, qui tombe,Attache au clou la fi celle — longue, longue, longue,Et, au bout, le hareng saur — sec, sec, sec.

II redescend de l’échelle — haute, haute, haute,L’emporte avec le marteau — lourd, lourd, lourd;Et puis, il s’en va ailleurs, — loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur — sec, sec, sec,Au bout de cette fi celle — longue, longue, longueTrès lentement se balance — toujours, toujours, toujours.

J’ai composé cette histoire — simple, simple, simple,Pour mettre en fureur les gens — graves, graves, graves,Et amuser les enfants — petits, petits, petits.

Intérieur

«Joujou, pipi, caca, dodo. »«Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.»Le moutard gueule, et sa sœur tapeSur un vieux clavecin de Pape.Le père se rase au carreauAvant de se rendre au bureau.La mère émiette une panadeQui mijote, gluante et fade,Dans les cendres. Le fi ls aînéCire, avec un air étonné,Les souliers de toute la troupe,Car, ce soir même, après la soupe,Ils iront autour de MusardEt ne rentreront pas trop tard;Afi n que demain l’on s’éveillePour une existence pareille.«Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.»«Joujou, pipi, caca, dodo.»

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Poètes « maudits »

Heures sereines

J’ai pénétré bien des mystèresDont les humains sont ébahis:Grimoires de tous les pays, Êtres et lois élémentaires.

Les mots morts, les nombres austèresLaissaient mes espoirs engourdis;L’amour m’ouvrit ses paradisEt l’étreinte de ses panthères.

Le pouvoir magique à mes mainsSe dérobe encore. Aux jasminsLes chardons ont mêlé leurs haines.

Je n’en pleure pas; car le BeauQue je rêve, avant le tombeau,M’aura fait des heures sereines.

Moi, je vis la vie...

Moi, je vis la vie à côté,Pleurant alors que c’est la fête.Les gens disent : « Comme il est bête! »En somme je suis mal coté.

J’allume le feu dans l’été,Dans l’usine je suis poète;Pour les pitres je fais la quête.Qu’importe! J’aime la beauté.

Beauté des pays et des femmes,Beauté des vers, beauté des fl ammes,Beauté du bien, beauté du mal.

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Littérature du 19e siècle. Textes choisis

J’ai trop étudié les choses;Le temps marche d’un pas normal :Des roses, des roses, des roses!

Hiéroglyphe

J’ai trois fenêtres à ma chambre :L’amour, la mer, la mort,Sang vif, vert calme, violet.

Ô femme, doux et lourd trésor!

Froids vitraux, cloches, odeurs d’ambre,La mer, la mort, l’amour,Ne sentir que ce qui me plaît....

Femme, plus claire que le jour!

Par ce soir doré de septembre,La mort, l’amour, la mer,Me noyer dans l’oubli complet.

Femme, femme, cercueil de chair!

Jean Richepin (1849–1926)

Fils de médecin et brillant intellectuel (École Normale Supérieure, licence ès lettres), il a mené une vie turbulente : engagé volontaire au moment de la guerre franco-prus-sienne, puis communard, professeur, matelot, docker, acteur, mais aussi poète, dra-maturge et romancier. La révolte contre la société s’inscrit dans la stylisation du sujet lyrique en marginal, réprouvé, prolétaire ou mendiant qui s’exprime souvent en argot. La Chanson des gueux (1876) lui vaut la notoriété, confi rmée par son oeuvre : recueils Les Blasphèmes (1884), Mes paradis (1894), drames L’Étoile (1873), Le Chemineau (1897); romans La Glu, (1881), Miarka, la fi lle à  l’ourse (1883). Ce révolté du Quartier Latin entre à l’Académie française en 1909.

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Poètes « maudits »

La Chanson des gueux (1876)

Sonnet ivre

Pourtant, quand on est las de se crever les yeux,De se creuser le front, de se fouiller le ventre,Sans trouver de raison à rien, lorsque l’on rentreFourbu d’avoir plané dans le vide des cieux,

Il faut bien oublier les désirs anxieux,Les espoirs avortés, et dormir dans son antreComme une bête, ou boire à plus soif comme un chantre,Sans penser. Soûlons-nous, buveurs silencieux!

Oh! les doux opiums, l’abrutissante extase!Bitter, grenat brûlé, vermouth, claire topaze,Absinthe, lait troublé d’émeraude... Versez!

Versez, ne cherchons plus les eff ets ni les causes!Les gueules du couchant dans nos coeurs terrassésVomissent de l’absinthe entre leurs lèvres roses.

Sonnet morne

Il pleut et le vent vient du nord.Tout coule. Le fi rmament crève.Un bon temps pour noyer son rêveDans l’océan noir de la mort!

Noyons-le. C’est un chien qui mord.Houp! lourde pierre et corde brève!Et nous aurons enfi n la trêve,Le sommeil sans voeu ni remords.

Mais on est lâche; on se décideÀ retarder le suicide;On lit; on bâille; on fait des vers;

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On écoute, en buvant des litres,La pluie avec ses ongles vertsBattre la charge sur les vitres.

Pauvre aveugle

 J’suis ben vieux, j’ai p’us d’z yeux. Si j’ mourais, ça vaudrait mieux. Si j’ mourais, j’ s’rais content.... Un p’tit sou en attendant !

Quoi qu’ ça f ’rait, c’ qu’on m’donn’rait ? Ça n’ pourrait m’ donner qu’ du r’gret.J’ai p’us b’soin, et c’pendant Un p’tit sou en attendant !

Du pain sec, rien avec,Ça n’ pass’ p’us dans mon pauv’ bec. C’est trop dur. J’ai qu’ein’ dent. Un p’tit sou en attendant !

J’vas mouri, que j’ vous dis.J’vas monter en paradis.J’ vas mouri dans l’instant Un p’tit sou en attendant !

Ballade du rôdeur de Paris

Bon sang d’ bon Dieu ! quel turbin ! J’ viens d’ mett’ mon pied dan’ eun’ fl aque : C’est l’hasard qui m’off re un bain. Vlan ! v’là l’ vent qui m’ fi che eun’ claque. Fait vraiment un froid d’attaque. Quand j’ pens’ que j’ suis pas couvert. Et qu’ j’ai pas d’ poils comme un braque ! C’est pas rigolo, l’hiver.

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Poètes « maudits »

R’mouchez-moi un peu c’ larbin Sous sa fourrure ed’ cosaque. Comme i’ pu’ bon l’eau d’ Lubin ! I’ s’ gour’ dans son col qui craque Comme un’ areng dans sa caque. Oh ! la ! la ! c’t’ habillé d’ vert ! Oui, mais moi, v’là que j’ me plaque. C’est pas rigolo, l’hiver.

Et ç’uilà, l’est pas lambin. Nom de nom ! comme i’ s’ détraque, Avec son bec-ed’-corbin Et son londrès neuf qu’i’ sacque ! Tiens ! i’ rent’ dans sa baraque. La mienne est à ciel ouvert. Avec un parquet d’ défl aque. C’est pas rigolo, l’hiver.

ENVOIPrince, il fait nuit ; l’ ciel s’opaque. Viens-tu ? J’ vas poisser d’ l’auber.... Au bagn’ j’aurai eun’ casaque ! C’est pas rigolo, l’hiver.