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27/1/2014 Dominique Viart / littérature contemporaine http://remue.net/cont/Viart01sujet.html 1/12 Dominique Viart / portraits du sujet, fin de 20ème siècle retour remue.net auteurs français contemporains reprise d'une conférence sur la littérature française contemporaine, que Dominique Viart, professeur à Lille III, a exporté aussi bien vers le Canada ou les USA qu'en Pologne ou au Japon, sous de multiples variantes: ce dont les auteurs cités le remercient.... e-mail - courrier pour Dominique Viart Dominique Viart sur remue.net nouveau (juin 2003) : L'imaginaire biographique dans la littérature contemporaine française, 1980-1990 version intégrale de ce texte paru en abrégé dans les Actes du colloque "L'Eclatement des genres", Marc Dambre et Monique Gosselin (ed.), Presses Universitaires de Paris 3, 2001 (version PDF) Je est un hôte : identité et altérité dans la poésie contemporaine Fragments et litanie: écrire selon Jacques Dupin Antoine Emaz, la parole commune Paradoxes du biographique - entretien François Bon et Dominique Viart ainsi que Littérature contemporaine à l'université: une question critique (sur site Carrefour des écritures) Dominique Viart, études sur François Bon trois études de Dominique Viart (sur Temps Machine, Calvaire des Chiens et Décor Ciment) consultables sur François Bon / études universitaires Dominique Viart a notamment publié L'écriture seconde, Galilée, 1982 ; Julien Gracq, éd. Roman 20- 50, 1993 ; Jacques Dupin (collectif), La Table Ronde, 1995 ; Jules Romain et les écritures de la simultanéïté, Presses universitaires du Septentrion, 1996 ; Une mémoire inquiète, La Route des Flandres de Claude Simon, PUF, 1997 ; Mémoires du récits (collectif), Lettres modernes éd., 1998 ; États du roman contemporain, vol.2, Lettres modernes éd., 1999. Dominique Viart sur Internet Reconsidérer la littérature comme totalité un entretien avec Dominique Viart chez Prétexte le roman français contemporain une étude commandée par le Ministère des Affaires Etrangères à Dominique Viart et Jean-Pierre Salgas pour "la petite bibliothèque" sur chantiers.org, une lettre de Jean-Marie Barnaud à Dominique Viart

Portraits du sujet, fin de 20ème siècle - Dominique Viart

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    Dominique Viart / portraits du sujet,fin de 20me sicle

    retour remue.net

    auteurs franais

    contemporains

    reprise d'une confrence sur la littrature franaise contemporaine, que Dominique

    Viart, professeur Lille III, a export aussi bien vers le Canada ou les USA qu'en

    Pologne ou au Japon, sous de multiples variantes: ce dont les auteurs cits le

    remercient....

    e-mail - courrier pour Dominique Viart

    Dominique Viart sur remue.net

    nouveau (juin 2003) : L'imaginaire biographique dans la littrature contemporaine franaise, 1980-1990

    version intgrale de ce texte paru en abrg dans les Actes du colloque "L'Eclatement des genres", Marc Dambre et

    Monique Gosselin (ed.), Presses Universitaires de Paris 3, 2001 (version PDF)

    Je est un hte : identit et altrit dans la posie contemporaine

    Fragments et litanie: crire selon Jacques Dupin

    Antoine Emaz, la parole commune

    Paradoxes du biographique - entretien Franois Bon et Dominique Viart

    ainsi que

    Littrature contemporaine l'universit: une question critique

    (sur site Carrefour des critures)

    Dominique Viart, tudes sur Franois Bon

    trois tudes de Dominique Viart (sur Temps Machine, Calvaire des Chiens et Dcor Ciment) consultables sur Franois

    Bon / tudes universitaires

    Dominique Viart a notamment publi

    L'criture seconde, Galile, 1982 ; Julien Gracq, d. Roman 20-

    50, 1993 ; Jacques Dupin (collectif), La Table Ronde, 1995 ; Jules

    Romain et les critures de la simultant, Presses universitaires

    du Septentrion, 1996 ; Une mmoire inquite, La Route des

    Flandres de Claude Simon, PUF, 1997 ; Mmoires du rcits

    (collectif), Lettres modernes d., 1998 ; tats du roman

    contemporain, vol.2, Lettres modernes d., 1999.

    Dominique Viart sur Internet

    Reconsidrer la littrature comme totalit

    un entretien avec Dominique Viart chez Prtexte

    le roman franais contemporain

    une tude commande par le Ministre des Affaires

    Etrangres Dominique Viart et Jean-Pierre Salgas

    pour "la petite bibliothque"

    sur chantiers.org, une lettre de Jean-Marie

    Barnaud Dominique Viart

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    Portraits du sujet, fin de 20me sicle

    Dominique Viart

    Le retour du sujet dans la littrature contemporaine est un phnomne suffisamment flagrant pour qu'il ne

    soit pas besoin d'en faire la dmonstration.

    Toute une partie de la cration potique actuelle se rclame d'un nouveau lyrisme, et des potes comme

    Michel Deguy ou Jacques Dupin dont l'ouvre paraissat se vouer aux rflexions solipsistes ont rcemment

    fait paratre des recueils plus intimes ou vous aux rminiscences autobiographiques : A ce qui n'en finit

    pas ; Echancr . Dans le domaine de la prose les choses sont tout aussi videntes. Les livres publis depuis le

    dbut des annes 80 par les crivains autrefois classs dans la constellation des "nouveaux romanciers" ou

    plus largement proches des entreprises de renouvellement du roman en tmoignent. Un Robbe-Grillet

    dclare n'avoir jamais parl d'autre chose que de lui-mme, Sarraute voque son Enfance. Claude Simon

    revient dans L'Acacia sur la figure paternelle estompe ou transpose avec discrtion dans ses prcdents

    romans et donne son propre portrait en crivain dans Le Jardin des plantes. Claude Ollier donne lire des

    journaux intimes. Marguerite Duras se fait connatre du grand public avec L'Amant et laisse avant de

    mourir Ecrire et C'est tout, deux livres o elle est, plus que jamais, l'avant-scne de sa propre criture.

    Michel Butor vient de publier son Curriculum vitae. Philippe Sollers abandonne Paradis pour des

    autobiographies la complaisance crypte... Et la liste n'est pas close.

    Mon propos n'est pas de poursuivre cet inventaire que tous connaissent dj bien, mais de m'interroger sur

    les caractristiques de ce retour du sujet. Les oeuvres qui s'laborent en cette fin de sicle n'envisagent

    pas le sujet et sa littrature de la mme faon que celles du sicle prcdent, ni mme que celles du dbut

    du sicle. Sans doute faudrait-il ici nuancer l'expression mme qui dsigne ce phnomne. Parler de

    "retours" au pluriel, pour en signaler les diverses formes : tout lecteur attentif de la cration

    contemporaine l'aura devin. Mais aussi mettre en question la notion mme de retour, qui laisse entendre

    quelque retrouvailles formelles avec les oeuvres d'autrefois. Or rien n'est moins semblable aux expressions

    historiques du sujet que celles auxquelles nous avons aujourd'hui affaire. Ce sont donc ces caractristiques

    propres la littrature romanesque du sujet que je voudrais voquer avec vous. Elles sont je crois

    profondment marques par les cheminements qui ont favoris l'mergence d'une telle production littraire.

    Or, il apparat que la conjoncture favorable l'mergence de cette nouvelle littrature narrative se dispose

    autour de trois grands axes : la crise des idologies et des discours; le renouvellement des intrts

    historiques et des questions de mmoire; l'laboration d'une ethnologie des temps prsents.

    La faillite des discours et les fictions du sujet

    Dans les annes 1960-70, la cration littraire s'est assez fortement lie aux avances de la critique et des

    sciences humaines. On sait quel point la rflexion structurale, elle-mme marque par la linguistique, a pu

    influer sur la production littraire du moment. Les proccupations formelles dominent alors une littrature

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    influer sur la production littraire du moment. Les proccupations formelles dominent alors une littrature

    dont les objets semblent n'avoir d'importance qu'en fonction des agencements qu'ils suscitent. Et les

    interventions paratextuelles des crivains, lesquels se prtent volontiers l'exercice des colloques,

    mettent en avant une conscience certaine des enjeux thoriques de leurs travaux.

    Lorsqu' la fin des annes 70 la remise en question des "grands mta-rcits de lgitimations" selon la formule

    de Jean-Franois Lyotard (La Condition postmoderne, 1979) fait vaciller toutes les formes de pense

    systmatique, ce n'est pas seulement l'idologie qui est atteinte, mais avec elle toutes les difications

    conceptuelles thorisantes. Le phnomne n'est pas sans rpercussions sur la littrature : Pascal Quignard

    parle alors de "dprogrammation de la littrature". On a souvent observ que le "retour du sujet" concidait

    avec le dlitement des thories qui l'avaient proscrit, ne concevant l'oeuvre narrative que sous la forme

    d'un texte clos sur lui-mme et impuissant manifester la prsence effective de son "rfrent". Mais on

    s'est peut-tre moins avis que ce mouvement de fond qui jette la suspicion sur toute pense dont

    l'laboration confine la systmatisation formelle et conceptuelle empchait en mme temps que revienne

    sur la scne culturelle un "discours du sujet". Car ce sont ultimement les formes acheves du discours qui

    sont aussi atteintes. Pour le dire comme Jean-Franois Lyotard, il n'y a pas, il ne peut y avoir de "grand

    mta-rcit du sujet"; seulement des "rcits partiels", rgionaux et parcellaires.

    Si donc le sujet fait retour, c'est, premire observation moins vidente qu'il n'y parat, sous le signe d'un

    individualisme morcel du propos. Non pas tant recevoir comme la marque d'un gosme narcissique, mais

    parce qu'il n'y plus de vrit gnrale ni de trajets exemplaires. A l'heure o "tout se vaut", il n'est plus de

    valeur universelle ni gnralisable. Contrairement aux grandes uvres romanesques du dbut du sicle et

    mme du sicle prcdent, celles de notre fin de sicle ne prsentent plus de personnages emblmatiques :

    chaque errance est singulire. Aucune des Vies minuscules (1984) de Pierre Michon ne prtend valoir pour

    d'autres. Elles disent tout au plus la menace de l'chec qui pse sur tous et que l'lan d'un jour aurait voulu

    abattre. Mais surtout, aucun des chapitres de ce livre ne construit de savoir du sujet. Il faut relire la Vie

    de Joseph Roulin (1988) ou Rimbaud le fils (1991) pour mesurer combien le doute mine toute

    reprsentation, et met en dfaut la "vulgate" stratifie par des dcennies de critiques dposes au long des

    uvres de van Gogh ou de Rimbaud. L'incipit de Rimbaud le fils place tout le livre sous le signe d'une telle

    incertitude:

    On dit que Vitalie Rimbaud, ne Cuif, fille de la campagne et femme mauvaise, souffrante

    et mauvaise, donna le jour Arthur Rimbaud. On ne sait pas si d'abord elle maudit et

    souffrit ensuite, ou si elle maudit d'avoir souffrir et dans cette maldiction persista; ou

    si anathme et souffrance lis comme les doigts de sa main en son esprit se chevauchaient,

    s'changeaient, se relanaient, de sorte qu'entre ses doigts noirs que leur contact irritait

    elle broyait sa vie, son fils, ses vivants et ses morts. Mais on sait que le mari de cette

    femme qui tait le pre de ce fils devint tout vif un fantme, dans le purgatoire de

    garnisons lointaines o il ne fut qu'un nom quand le fils avait six ans. On dbat si ce pre

    lger qui tait capitaine, futilement annotait des grammaires et lisait l'arabe, abandonna

    bon droit cette crature d'ombre qui dans son ombre voulait l'emporter, ou si elle ne

    devint telle que par l'ombre dans quoi ce dpart la jeta; on n'en sait rien.

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    devint telle que par l'ombre dans quoi ce dpart la jeta; on n'en sait rien.

    Hypothse et hsitation sont la loi de cette ressaisie du sujet : le savoir s'est fait incertain. Comme dans les

    romans de Claude Simon, qui en a offert l'exemple, le texte ne peut se dployer que selon un rgime de

    supputation et l'on voit les formes discursives soumises une potique de l'panorthose o les corrections,

    les ajustements, les doutes, les scrupules l'emportent sur l'assertion. Il n'y a plus d'autorit du rcit ni du

    discours et c'est la fonction d'attestation du narrateur qui est le plus nettement mise en question.

    Certes, le savoir, de tout temps, est demeur incomplet. Et cela n'a pas empch telles biographies

    romances de Sand ou de Musset, sous la plume d'un Maurois par exemple. Mais, lorsqu'il tait fait appel

    l'imagination pour suppler au savoir, le texte estompait les raccords et effaait les incertitudes. Dans les

    biographies contemporaines au contraire, ces incertitudes sont affiches, reconnues et prsentes comme

    telles. Le recours la fiction n'est plus mensonger. Deux subjectivits s'y croisent de faon obvie : celle de

    l'auteur ou du narrateur; celle, suppose de l'objet devenu personnage. Il en va ainsi de Joseph Roulin, le

    facteur qui apportait van Gogh les lettres de Tho (Vie de Joseph Roulin), de Rimbaud, mais aussi, dans les

    livres de Grard Mac, de Proust (Le Manteau de Fortuny), de Champollion (le Dernier des Egyptiens) ou en

    core de Trakl dans les vocations qu'en font Claude Louis-Combet (Blesse ronce noire), Sylvie Germain

    (Cphalophores) ou Marc Froment-Meurice (Tombeau de Trakl).

    De plus, chacun de ses ouvrages s'labore autour d'un dtail, un fragment de vie qui sollicite l'imaginaire (le

    rapport de Roulin van Gogh, celui de Rimbaud sa mre ou son vers potique, la fascination de

    Champollion pour Fenimore Cooper, l'amour de Trakl pour sa soeur Gretl...). Ce sont des fragments de vie,

    des bribes du sujet, car le rcit lui-mme dans sa son amplitude est devenu improbable pour nombre

    d'crivains contemporains. A l'inverse des militants de la "nouvelle fiction" rassembls autour de Tristan et

    de Coupry, ou des nouveaux hussards de l'"cole de Brive", ces romanciers ont retenu les critiques de la

    modernit dont ils hritent. Ce n'est pas tant au-del du soupon que se dploient leurs uvres, comme

    Marc Chnetier le dit des fictions amricaines , mais avec le soupon, qui toujours interroge et suspecte

    leur narration.

    Aussi leur recours la fiction est-il souvent l'objet d'valuation internes l'uvre elle-mme, comme si le

    discours, parasit par la fiction venait son tour mettre celle-ci en pril. Bien loin de l'accord exemplaire

    des fonctions idologiques et narratives qui se manifeste dans l'uvre balzacienne, s'accuse chez Zola et les

    naturalistes et demeure actif jusqu'au dbut de notre sicle de Jules Romains Jean-Paul Sartre et Andr

    Malraux, les romans du sujet s'crivent aujourd'hui dans une perptuelle tension interne entre deux ples

    galement suspects. Ainsi s'inaugure un nouveau genre littraire que je propose de nommer "Essai-fiction"

    dans lequel fiction et essai se mettent rciproquement l'preuve. Il arraive de mme que le narrateur

    suspende sa narration, l'crivain son criture pour en dcrire l'effort en termes dceptifs. C'est ainsi que

    se termine Vies minuscules de Pierre Michon, que, plus d'une fois se trouble la parole de Pierre Bergounioux,

    ou, encore que Charles Juliet s'exhorte la tnacit :

    Tu te trouves dans la plus totale des confusions et tu en souffres. Tant de

    choses t'encombrent et voilent ton il. Tu t'appliques l'purer en mme

    temps que tu travailles te constituer un vocabulaire. Certains mots ont

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    temps que tu travailles te constituer un vocabulaire. Certains mots ont

    tendance revenir plus que d'autres sous ta plume. Il te faut savoir

    exactement ce qu'ils recouvrent, afin que lorsque tu les emploieras, ils

    aient toujours une mme signification. Si tu veux avoir un jour la chance de

    vaincre ta confusion, il importe que tu veilles soigner ta langue. [...]

    D'abord descendre. Encore descendre. Le dgager de la tourbe, ou de la

    boue, ou bien encore d'un magma en fusion. Puis le tirer, le hisser, lui faire

    pniblement traverser plusieurs strates au sein desquelles il risque de

    s'enliser, se dissoudre. S'il en merge, enfin il vient au jour, et quand tu le

    couches sur le papier, alors que tu le crois gonfl de ta substance, tu

    dcouvre qu'il n'est qu'un mot inerte, pauvre, gris. Tu le refuses. Tu

    redescends dans la mine, creuses plus profond, cherches celui qui

    apparatra plus dense, plus color, plus vivace. Ainsi sans fin. Ainsi cet

    puisement qui te maintient en permanence l'extrme de ce que tu peux.

    Ostinato (1996) que vient de publier Louis-Ren des Forts est semblablement confront la prgnance des

    motions et leur impossible dploiement, aux questionnements contradictoires du sujet et son

    inquitude de l'criture.

    Il en va ainsi des "autofictions" dont je ne ferai pas mention ici : elles ont t, je crois, suffisamment

    tudies ces dernires annes . L'articulation de la fiction et du biographique s'y installe sur un fond

    critique de mme nature mais soutenu par l'assertion lacanienne selon laquelle tout sujet s'apprhende dans

    une "ligne de fiction". La fiction tient alors lieu d'un discours de soi qui ne peut advenir. Elle est ce discours

    par lequel un sujet fait l'preuve de soi : "J'cris pour comprendre, connatre, approfondir, mieux percevoir

    ce qui se droule en moi " dclare Charles Juliet qui parle de lui-mme la seconde personne dans Lambeaux.

    Le sujet on le voit n'est pas constitu en amont de la fiction : il est ce qui se donne dans le mouvement

    mme de l'criture. Ds lors la fiction est ce qui permet de faire advenir un sujet refus, que la saisie

    discursive seule ou la narration vnementielle d'une vie ne peuvent produire.

    Car si elle suscite la fiction, cette incertitude du sujet empche qu'il se raconte. Fiction rflexive et non

    narrative, elle se traduit par un vritable dsagrment du rcit, ce que Pierre Bergounioux formule en ces

    termes : "L'axe romanesque est horizontal. Une action y trouve sa solution dans une action ultrieure et

    celle-ci sa justification dans celle-l. la posture rflexive, elle, est verticale. Elle creuse, s'enfonce au lieu de

    rebondir et de glisser. le besoin de comprendre l'a emport sur celui de montrer." . Le besoin de comprendre

    ausculte les traces dposes dans l'intimit du sujet, si bien que l'effort d'anamnse et le dsir

    d'introspection rflexive l'emportent sur l'avance rgulire de la narration. La rflexion du sujet sur sa

    propre identit passe ainsi par un travail de la mmoire qui excde sa propre existence. Il est frappant

    lire Bergounioux (L'Orphelin; La Toussaint) de dcouvrir quel point il ne se comprend que dans la

    dpendance de son hritage.

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    Le dtour de l'Histoire et les modes de la mmoire

    Le "retour du sujet" l'avant-scne de la littrature contemporaine est ainsi tributaire d'une certaine

    inflexion des productions historiques. Geoges Duby, Emmanuel LeRoy-Ladurie, d'autres encore ont su

    "raconter" l'Histoire un moment o la narration dsertait nombre d'oeuvres littraires, dconstruites par

    les ultimes avant-gardes : "Nous avons remplac les romanciers comme tmoins du rel" dclare Paul Veyne.

    La grande vague du roman historique tmoigne d'un effort de rappropriation de ce champ culturel. Issu

    d'une certaine "paralittrature" (de Jeanne Bourin, la Chambre des dames, 1979; Franoise Chadernagor,

    L'Alle du roi , 1981), mais galement du succs de romanciers plus "classiques" et plus exigeants (comme

    Marguerte Yourcenar, L'oeuvre au noir, 1968; Patrick Modiano, La Place de l'toile, 1968; Michel Tournier,

    Le Roi des Aulnes, 1970), cette vague a atteint la cration contemporaine. Nombre de rcits du sujet sont

    ainsi profondment enracins dans une "tentative de restitution" du pass - pour emprunter Claude Simon

    qui en a le plus nettement prouv les techniques scripturales, un clbre sous-titre. Ds lors les rcits du

    sujet seront d'un mme lan "tentative de restitution" et "rcits de filiation", c'est--dire inscription du

    sujet dans l'Histoire par la prise en compte et la restitution de la geste familiale.

    Jean Rouaud, Pierre Bergounioux, Franois Bon ont donn de bons exemples d'une telle entreprise. Ils

    tmoignent la fois d'un souci et d'une inquitude de l'hritage. Les romans de ces crivains seront ainsi

    des rcits de rcits, compilations de lgendes familiales dformes et reformes par 'imaginaire qu'elles

    sollicitent et le doute qu'elles suscitent. C'est ici encore que l'Histoire intervient, non plus seulmeent comme

    modle qui oriente le regard vers l'antriorit des choses et des tres, mais aussi comme mthode. Car le

    roman du sujet recourt beaucoup aux documents. Sur le modle, encore une fois, mis en place par Claude

    Simon avec les cartes postales d'Histoire ou la correspondance des Gorgiques, ces romanciers interrogent

    la matire brute qui leur est livre.

    D'entre ces documents, la photographie tient une place centrale. Rimbaud le fils semble crit dans les

    marges de l'A lbum Rimbaud de la Bibliothque de la Pliade. C'est, entre autres, partir de quelques rares

    photographies que peu peu le narrateur de L'Acacia reconstruit l'image et la vie de son pre, mort aors

    qu'il n'avait pas l'ge de s'en souvenir. Et ce n'est pas seulement le cas quand il s'agit de se figurer autrui.

    L'incipit de la Maison rose (1987) de Pierre Bergounioux montre ainsi le vacillement de la conscience du

    narrateur dont la mmoire est mise en dfaut par l'exhibition d'une photographie de famille o il figure,

    nourrisson, alors que, bien videmment, il n'avait pas gard souvenir de la scne. Le document invalide la

    conscience identitaire et fait vaciller le sujet. Si tre c'est avoir t, sait-on jamais ce que l'on a t ?

    Le sujet ne se conoit que dans une dpendance du temps et de ceux qui l'ont bti. Il est frappant de

    constater combien ces rcits sont souvent des textes adresss aux gnrations antrieures : Charles

    Juliet crit la seconde personne du singulier la vie de cette mre inconnue qu'il tente de reconstituer;

    Franois Bon clt Temps machine par une invocation "Aux morts" et Pierre Michon termine Rimbaud le fils

    sur ces mots :

    La maison est plus noire que la nuit. Ah c'est peut-tre de t'avoir enfin

    rejointe et de te tenir embrasse, mre qui ne me lis pas, qui dort poings

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    rejointe et de te tenir embrasse, mre qui ne me lis pas, qui dort poings

    ferms dans le puits de ta chambre, mre, pour qui j'invente cette langue

    de bois au plus prs de ton deuil ineffable, de ta clture sans issue. C'est

    que j'enfle ma voix pour te parler de trs loin, pre qui ne me parleras

    jamais. Qu'est-ce qui relance sans fin la littrature ? Qu'est-ce qui fait

    crire les hommes ?

    Par un jeu d'inversion de la perspective, l'Histoire enfin change le regard que les crivains du sujet portent

    sur leur prsent. C'est l me semble-t-il leur grande diffrence avec ceux que Jrme Lindon a nomm les

    "crivains impassibles". Cette nouvelle "cole de minuit", volontiers minimaliste, dont le prsent est l'image

    de celui d'Echenoz, de Toussaint, de Gailly... est un prsent pur, vid de toute histoire et sans avenir. Face

    ces identits creuses, ces personnages sans histoires que leur quotidien absorbe , les crivains dont je

    parle ici interrogent leur temps. Et le prsent leur apparat comme celui d'un basculement de civilisation

    dont procde, droute encore, notre fin de sicle.

    Michel Rio disait que le roman avait t lamin par "ces filles matricides que l'on a convenu d'appeler

    sciences humaines" . Or l'on vient de voir que l'Histoire a permis, sa faon de revivifier la narration

    contemporaine. Il me semble pouvoir dire que celle-ci se dploie dsormais aux confins d'une sorte

    d'anthropologie historique et sociale. L encore, le branle a t donn par des livres venus des confins de la

    littrature et des sciences humaines. C'est en effet partir d'ouvrages tel Le Cheval d'orgueil que se

    dveloppe un intrt quasi ethnologique pour le pass rcent, les tmoignages et les rcits de vie . Le

    succs d'une collection ditoriale comme Terre humaine manifeste l'importance de ce courant, voire de ce

    besoin, soutenu par un certain succs de la pense "cologique" propre chanter les vertus de la vie simple

    d'autrefois. Au moment o la "crise" conomique et le doute idologique lis la fin des annes d'expansion

    glorieuse (les trois dcennies de l'aprs guerre) s'emparent du monde culturel, ils tmoignent d'une

    inquitude contemporaine qui cherche retrouver le lien avec ses propres origines. Ces ouvrages de "para-

    littrature" aux confins de l'anthropologie et de la littrature se multiplient au cours des annes soixante-

    dix - Grenadou, paysan franais d'Ephram Grenadou et Alain Prvost (1978); Une soupe aux herbes

    sauvages d'Emilie Carles (1979) et ds le dbut de la dcennie suivante, une littrature plus exigeante

    rejoint le mouvement.

    Mais la confiance dans la langue et le langage que manifestent de tels rcits n'est pas de saison en

    littrature contemporaine. Car une telle confiance repose sur l'adhsion des modles d'intellection et de

    reprsentation du monde humaniste et, comme je l'ai rappel au dbut de cette intervention, le soupon a

    remis en question ces reprsentations. C'est dire que, ressaisis par des crivains dont la culture s'est

    forme au sein de la modernit, ces thmes seront passs au tamis des exigences et des suspicions

    critiques. Deux pratiques s'inventent alors qui sont relativement diffrentes. L'une est illustre par les

    deux derniers romans de Richard Millet, La Gloire des Pythre (1995) et L'amour des trois soeurs Piale

    (1997), ainsi que, sous une forme plus mystique peut-tre en ce qu'elle emprunte aux formes du conte et de

    la lgende, retravaille pour dire l'Histoire des modles issus des mythes et des textes biblique, par Sylvie

    Germain dans le Livre des nuits et Nuit d'Ambre. Ces textes cherchent par les voies d'un pre lyrisme

    mettre en scne cette matire existentielle. Ce n'est pas le chant mlancolique d'un pass perdu, garant de

    valeurs sres et de murs polices, mais l'vocation d'une poque sombre, de vies isoles et sans

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    gratifications. D'un autre ct, le soupon se fait investigation : non pas narration mais interrogation d'un

    pass qui seul permet de prendre la mesure du prsent, de ses conqutes peut-tre mais aussi de ses

    abandons; et plus encore de l'garement que ces dplacements induisent. Et cette conscience d'un

    basculement de civilisation concerne aussi bien l'univers rural que l'univers industriel. Deux exemples pris

    dans chacun de ces domaines en feront foi : Pierre Bergounioux et Franois Bon.

    Ethnologie des temps prsents

    "J'appartiens", crit Pierre Bergounioux, "par toute mon enfance la dernire gnration de cette

    humanit qu'on pourrait globalement qualifier d'indigne en ce qu'elle fut la fois d'une heure et d'un lieu.

    Les expriences fondatrices, je les ai faites dans un coin perdu de la Gaule chevelue, parmi les vestiges de

    la socit agraire." C'est cette socit dont le glas a sonn vers les annes 60, lors de la mcanisation des

    travaux agricoles, que Richard Millet met aussi en scne avec ce regard d'ethnologue lyrique. La violence

    amre et la sourde colre qui animent ses personnages sont cependant bien de ce sicle, mais dj aussi

    d'un autre temps et d'autres moeurs. "Je daterais assez volontiers la fin du monde de 1962", crit

    Bergounioux dans son rcit Le Chevron (1996), "du mois de janvier, du 16 de ce mois, parce que c'est le

    centenaire du dpt de brevet dans lequel l'ingnieur Alphonse Rochas a dcrit la transformation en nergie

    mcanique de l'nergie thermique libre par l'inflammation en vase clos d'un mlange carbur. Il a suffi d'un

    trou borgne, de quelques accessoires et d'une goutte de ptrole pour abolir la vie prcaire dont les

    hauteurs corrziennes taient le sige" .

    Cette acclration de l'Histoire, ici reprsente par la mcanisation des campagnes dans les annes 60

    entraine avec elle tous les repres, bouleverse les modes de vie et dplace les rfrences. Les existences

    ne sont plus les mmes, leurs valeurs, leurs rythmes sont devenus autres. Miette est le roman de cette

    mutation, vcue comme une vritable crise de civilisation :

    "Ce fut dcidemment pour ces hommes et ces femmes - ou cet homme de

    trente sicles qui eut nom Baptiste et cette femme de trois mille ans qu'on

    appela Miette [...] un rude baptme, un passage mouvement que celui qui

    les conduisit de l'ternit au temps. Ils n'eurent pas le temps de se

    retourner, de considrer tout ce qui, cet instant, se passait grand

    bruit, en ce lieu o ils vivaient et mouraient et renaissaient depuis le fond

    des ges identiques eux-mmes, inchangs, tels que la terre, les choses,

    sans interruptions, les avaient requis" .

    Le sujet des textes de Bergounioux ne se comprends qu'habit d'une telle fracture entre deux existences si

    diffrentes qu'elle engendre un fort sentiment d'inadquation au monde contemporain : "On n'est qu'une

    fois. Je suis du temps, des terres arrires o j'ai fait les expriences fondatrices. Je suis comptable des

    commencements." crit encore Pierre Bergounioux. Il ne faudrait pas, cependant, lire de telles uvres dans

    le prolongement de celles de Barrs ou de Giono, car l'vocation du pass rvolu n'est jamais celle d'un ge

    d'or enfui. Bien au contraire : cette civilisation disparue est aussi prsente comme celle des contraintes,

    des dsirs inaboutis, des frustrations et des dterminismes de l'usage. Violence est faite qui tente de s'y

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    soustraire. Si bien que le sujet contemporain, comptable des commencements, reoit en partage le poids

    des frustrations de ses ascendants.

    Dans un autre registre, urbain et industriel cette fois, Franois Bon mesure dans Temps machine, une

    semblable fracture. Ce texte, rcit ml d'autobiographie montre la mutation d'un monde qui a vu s'achever

    une poque : l'ge de l'usine triomphante, du mtal produire et domestiquer, l'ge de la machine et de son

    temps. C'est dire que la part autobiographique de ce texte n'a pas sa fin en elle-mme : comme le texte le

    rpte de faon anaphorique, elle vaut pour tmoignage sur une priode en agonie, qui sans doute fut

    alinante et cruelle, mais laisse plus dmunis encore ceux qui, au prix de leur corps et parfois de leur vie, se

    sont tout de mme reconnus en elle. Aussi la tentation autobiographique - Franois Bon dclare avoir eu

    envie de ce regard tourn vers la recherche d'un temps perdu en "lisant Combray" (p.65) - s'efface-t-elle au

    profit d'une histoire plus ample - celle de l'tat d'un monde la fin d'un ge - dont l'histoire personnelle n'est

    qu'une scansion parmi d'autres.

    En exergue de L'Enterrement, Franois Bon avait plac ces mots de Baudelaire : "J'habite pour toujours un

    btiment qui va crouler, un btiment travaill par une maladie secrte". Sans doute s'agissait-il alors de

    dsigner la disparition de l'univers rural et de sa culture, livrs l'extension pernicieuse de ces faux idaux

    que sont l'accession la proprit en lotissement, les supermarchs et autres centres commerciaux. Mais

    surtout, la formule baudelairienne insistait dj sur une fin de monde. Temps machine ne rpond pas un

    autre projet que celui de rendre compte d'un univers au moment de son basculement ultime. Franois Bon

    met en vidence la ruine sociale que marque le passage vers ce que Daniel Bell a nomm l're "post-

    industrielle" .

    Onze ans aprs Sortie d'usine, son premier roman, le regard sur le monde industriel que propose Franois

    Bon a chang. Il n'a rien perdu certes de sa dimension critique : l'auteur, lecteur attentif d'Adorno, sait

    reconnatre et dire la sclrose de l'existence que l'usine impose, la vie mutilante et ritualise o le territoire

    de survie se restreint toujours un peu plus, jusque dans les espaces dits de loisir ou de formation.

    L'exprience de la maladie, ranon d'une exploitation outrance des possibilits humaines; celle du danger

    et des conditions de risque extrme faites aux ouvriers a fortiori intrimaires; l'idologie qui sous-tend ces

    pratiques et ces conditionnements, tout cela apparat on ne peut plus nettement dans le texte. Mais il y a

    aussi une certaine fiert de l'ouvrier envers son travail. Le texte n'hsite pas faire la part la beaut

    plastique du travail industriel et la grandeur du geste de l'ouvrier : "Il y a de la beaut ces situations

    tranges, que l'effort physique pouss jusqu' la fatigue extrme rend plus intimement proches, l-haut

    quinze mtres dans le tunnel de tle tanche et surchauff, o nos disques air comprim dtachaient des

    tincelles violentes, des gerbes d'clats" (p.44).

    La conscience de ce dont l'homme est capable produit ainsi plusieurs dveloppements qui lui rendent

    justice. "Le grand pome lyrique qu'tait tout ceci, pome en acte et son quivalent de cration d'images"

    (p.78), Franois Bon n'hsite pas l'crire, rendant ainsi justice cette littrature du travail laquelle on

    a reproch de tels lans. Il y faudrait un hommage la mesure des monuments commmoratifs, s'exclame

    l'auteur : "Sur la grand place des villes en tous cas, au lieu de leurs sculptures idiotes, ils auraient mieux fait

    d'riger mmoire le double du train automatique de fraisage, haut de huit mtres et long de quinze au

    moins, avec les entranements, les rongements et sur l'outil les jets de laitance blanche l'paisse odeur

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    comme de suif" (p.73).

    Ce n'est sont donc pas seulement la fin d'une forme d'exploitation que signe l'ouverture de l're post-

    industrielle, mais aussi la caducit d'un savoir-faire, la disparition des formes d'excellence ouvrire, et la

    mort de toute possibilit de reconnaissance de soi, de lgitime fiert. Le dpassement de l'homme par

    l'homme que postule la matrise des lments naturels et leur transformation industrielle, en quoi se fonde un

    certain humanisme, est en passe de se perdre jusque dans la mmoire des hommes eux-mmes : "Qui saura

    donc la richesse que c'tait l, conceptions, calculs, une incroyable performance d'hommes, puisqu'eux-

    mmes y tournaient le dos ? Qui saura que c'tait l une fin de monde ?". La transmisssion des savoirs d'une

    gnration l'autre, avec l'admiration que cela suppose, en est violemment affecte : chaque poque doit

    constituer son propre savoir elle-mme, l'acclration des innovations rend caduc le savoir de la gnration

    prcdente qui fait ipso facto figure d'inadapte, de dpasse et devient elle-mme caduque, sans

    reconnaissance possible : l'ancien n'est plus le sage ni le modle, il n'est plus l'aune de la rfrence mais son

    envers, et perd tout statut. Priv de cette transmission des comptences, le lien se fait plus tnu d'une

    gnration l'autre. L'cole mme diffuse des savoirs prims : "tout tait donc trop tard, ils ne le savaient

    pas" (p.72).

    Plus encore, l'usine et l'exploitation de l'homme par l'homme qui la caractrise ont cependant ceci de positif

    qu'elles offrent l'homme exploit la possibilit d'une rsistance dans laquelle il trouve en retour sa dignit.

    Au sein mme de ce qui le condamne et l'humilie, l'homme gagne son identit par le combat qu'il mne contre

    son avilissement. Le nouvel exergue choisi par Franois Bon laisse Rilke le soin de souligner cette ultime

    dsappropriation : "chaque mutation du monde accable ainsi ses dshrits : ne leur appartient plus ce qui

    tait et pas encore ce qui est". Les dshrits d'un monde ne sont pas seulement ceux qui n'ont rien reu

    en hritage, mais aussi, et surtout ceux pour qui la dpossession est la plus radicale : dpouills mme de

    leur souffrance, ils perdent avec elle le peu d'identit qu'ils taient parvenus fonder en elle. Certes le

    monde industriel broyait et dformait les hommes, mais c'tait un monde contre lequel il tait possible de se

    battre. L'individu pouvait lgitimer son existence par sa rvolte, y conqurir sa dimension sociale dans le

    sentiment d'appartenir une communaut. Loin d'adhrer une exploitation en s'y asservissant il fondait

    alors son identit dans la double grandeur de son travail et de son combat au travail, "ce rquisitoire qui

    seul [lui] permettait de dire "je tiens"".

    Mais ds lors que l'usine ferme, il n'y a plus rien quoi s'opposer, plus de lieu o dployer d'un mme lan sa

    comptence et sa rsistance : le monde est en ruines, comme celui auquel Musset confronte les enfants du

    sicle prcdent. "D'un monde emport vivant dans l'abme, et nous accrochs au rebord, qu'il avait requis

    et models pour lui. La rsistance mme o il nous fallait se dresser pour tenir contribuant nous figer

    debout dans sa perte trop vite advenue" (p. 93). Le monde s'gare dans la mollesse des idologies dfuntes,

    et Franois Bon dnonce cet garement : "l'horreur qu'tait cette acceptation nous semble moindre que le

    culte inverse d'un confort qui fait loi" (p. 94). "L'abandon fait par la chose commune de cette rsistance"

    signe le dni de toute identit, le morcellement du corps social, voire la dsocialisation de ces "survivants

    d'un immense dsastre collectif" que Pierre Bourdieu et son quipe ont si fortement exhibe dans La Misre

    du monde. "Avec les usines, c'est leur raison d'tre qui a disparu" souligne Bourdieu en montrant que cette

    disparition "a laiss un immense vide, et pas seulement dans le paysage" .Toute conscience n'est plus

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    qu'errance mentale, le monde est "un grand organisme mort". La disparition de l're industrielle n'apparat

    pas seulement dans Temps machine comme une crise de la socit, mais surtout comme une crise de la

    notion mme de socit, car tout ce qui la fonde, s'effrondre avec elle, dans un monde "sans repres et en

    bascule". Le monde qui s'installe n'accorde pas de prise la rvolte, il s'ouvre seulement au plus grand

    dsarroi.

    Face cette apocalypse silencieuse, Franois Bon veut tre celui qui "se dcide venir et inscrire pour

    mmoire" ce monde qui fut et la lutte qui dressa l'homme contre lui. Son criture puise aux frocits des

    mtaux et des machines une puissance sans aveu : "La revanche qu'on voulait de mots et d'une langue qui

    ressemble tout a, les bruits, le fer et l'endurcissement mme, un travail de maintenant fort comme nos

    machines" (p.94). Et c'est bien un ton apocalyptique qui clt cet ultime parcours des cimetires de l'Histoire

    industrielle o gisent ple-mle les compagnons morts, les savoirs dfunts, les luttes dsormais sans objets

    et les idologies oublies : "le monde est fragile, et s'alourdit : les morts sont dans les immeubles et

    attendent, ils descendent dans les villes au soir, les morts dbordent [...], les morts restent l debout et

    c'est pire encore de les voir non plus hurler ni se plaindre mais attendre au bord des entrepts".

    On le voit, le sujet "fin de sicle" est aux prises avec son histoire. Et son hritage est double. Ultime tmoin

    de civilisations dfuntes - qu'elles soient industrielle ou agraire - il tente de les dire et de se dire travers

    elles. Mais hritier aussi de l're du soupon, il est loin d'avoir reconquis la foi nave dans les puissances de

    l'criture. C'est avec suspicion et exigence critique qu'il dit son dsarroi - quand du moins il ne le masque

    pas sous les jeux minimalistes de la drision ou ne tente pas de l'oublier en s'abandonnant aux dlices de la

    fiction

    L'enterrement, ouvert par une phrase de Baudelaire, se terminait par une rminiscence d'Apollinaire : "...A

    la fin tu es las de ce monde ancien". Si Rilke reoit le dur honneur de prsider la fin de monde que Temps

    machine met en scne, c'est, semble-t-il, aux Sonnets sur la mort de Sponde que Franois Bon emprunte son

    dernier mot. On se souvient du second sonnet o le monde est compar une "ampoulle venteuse", et de

    son dernier vers en forme de conseil drisoire : "Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir". En lecteur

    attentif de Rabelais et d'Agrippa d'Aubign, Franois Bon devait entendre ces mots rsonner son oreille en

    crivant : "le monde de formica tombera et les morts emmneront avec eux ceux qui [...] auront pass en

    abandonnant la rvolte aux mains noires qui n'en avaient plus la force et vivez donc, en attendant".

    Bibliographie des romans et rcits mentionns :

    Pierre Bergounioux, L'Orphelin, Gallimard, 1992. La Toussaint, Gallimard, 1994. Miette,

    Gallimard, 1995. Le Chevron, Verdier, 1996. Franois Bon, L'Enterrement, Verdier, 1992.

    Temps machine, Verdier, 1993. C'tait toute une vie, Verdier, 1995. Louis-Ren Des Forts,

    Ostinato, Mercure de France, 1997. Marc Froment-Meurice, Tombeau de Trakl, Belin, 1992.

    Sylvie Germain, Le Livre des nuits, Gallimard, 1985. Nuit d'Ambre, Gallimard, 1987.

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    Cphalophores, Gallimard, 1997. Charles Juliet, Lambeaux, P.O.L., 1995. Claude Louis-

    Combet, Blesse ronce noire, Corti, 1995. Grard Mac, Le Manteau de Fortuny, Gallimard,

    Le dernier des Egyptiens, Gallimard, 1988. Vies antrieures, Gallimard, 1991. Pierre Michon,

    Vies Minuscules, Gallimard, 1984. Vie de Joseph Roulin, Verdier, 1988. Rimbaud le fils,

    Gallimard, 1991. Richard Millet, La Gloire des Pythre, P.O.L., 1995. L'Amour des trois soeurs

    Piale, P.O.L., 1997. Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967. Les Gorgiques, Minuit, 1981.

    L'Acacia, Minuit, 1989.