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Hans Robert Jauss Pour une esthétique de la réception TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR CLAUDE MAILLARD PRÉFACE DE JEAN STAROBINSKI I B. U. Reims Lettres Gallimard

pour une esthétique de la réception

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Hans Robert Jauss

Pour une esthétique

de la réception

TRADUIT DE L ' A L L E M A N D

PAR CLAUDE MAILLARD

P R É F A C E DE JEAN S T A R O B I N S K I

I B. U. Reims Lettres

Gallimard

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Les divergences textuelles qui peuvent être constatées entre l'original allemand et la traduction correspondent à des modifications apportées par l'auteur lui-même à ses textes, à l'occasion de la traduction.

© Petite apologie de l'expérience esthétique : Kleine Apologie der ästhetischen Erfahrung, Verlagsanstalt, Constance, 1972.

© De 1'«Iphigenie.» de Racine à celle de Goethe (avec la postface), La douceur du foyer: Rezeptionsästhetik, Wilhelm Fink Verlag,

Munich, 1975. © Pour les autres textes: Literaturgeschichte als Provokation,

_ Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1974. © Editions Gallimard, Paris, 1978, pour la traduction française

et la préface.

P R É F A C E

Alors que les principales études de Hans Robert Jauss ont été traduites en espagnol, en italien, en serbo-croate, en japonais, alors que les revues américaines ont fait connaître ses écrits « programmatiques » les plus marquants, qu 'on y a même publié le sténogramme de débats le concernant1, ses travaux n'ont été connus en France, à ce jour, que par deux ou trois articles2 rela­tifs à la littérature médiévale, et non par les textes majeurs qui intéressent les tâches de la recherche littéraire et la fonction même de la littérature. La traduction que voici vient toutefois à son heure, sans le décalage excessif dont ont pâti Spitzer, Auer-bach, Friedrich. Pour ceux-ci, les traductions françaises, bien­venues en dépit du retard, réparaient une injustice et rendaient accessibles des interprétations qui ne pouvaient être ignorées; mais, à tort ou à raison, elles n'étaient pas en mesure d'influer sur les débats de méthode des années 60 et 70, largement domi­nés par le structuralisme et par la sémiologie. Il n'en va pas de même dans le cas de Jauss. Car le point de départ de sa réflexion, les problèmes qu'il soumet à l'examen et à la discus­sion la plus serrée, sont ceux mêmes dont il est aujourd'hui le plus souvent question dans les pays de langue française. J'en augure que ce livre recevra sans tarder l'audience qu'il mérite et que les thèses de Jauss, si fortement énoncées, seront prises en compte, comme c'est le cas actuellement en Allemagne, par ceux

1. Diacritics, printemps 1975, p. 53-61. 2. Surtout: «Littérature médiévale et théorie des genres», Poétique, I, 1970,

pp. 79-101 ; «Littérature médiévale et expérience esthétique», Poétique, 31 sept. 1977, pp. 322-336. Non recueillis dans le présent volume.

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qui tiennent à voir l'histoire et la théorie littéraires justifier leur activité par les arguments les mieux fondés. J'ose même croire qu'une écoute et une réception attentives des écrits de Jauss seraient de nature à faire évoluer, pour leur bien, les recherches littéraires françaises.

Un double intérêt peut nous attacher aux écrits «programma­tiques» de Jauss: d'une part, leur originalité, leur vigoureuse formulation; d'autre part, le champ très large des doctrines phi­losophiques, esthétiques, « méthodologiques », récentes ou moins récentes, dont ils font état, dont ils recueillent ou récusent la leçon, toujours au terme d'un exposé et d'une discussion qui sont allés à l'essentiel. On ne saurait qu'admirer ici l'ampleur de l'in­formation dont Jauss dispose pour marquer, par dérivation ou par opposition, les principes qu'il organisera, moins d'ailleurs en un «système» qu'en un ensemble d'incitations à des tâches futures. On ne trouvera chez lui ni l'étalage indéfini et neutre de la simple doxographie, ni le dogmatisme clos des systèmes qui sortent tout armés de la tête d'inventeurs solitaires, superbement ignorants de ce qui a été pensé en d'autres lieux ou d'autres temps. Si le champ théorique et historique dont Jauss possède la maîtrise est aussi vaste, c 'est qu 'il lui importe de faire le point de sa propre position par rapport au plus grand nombre possible de positions repérables dans le domaine de la pensée. Ce théoricien de la réception commence lui-même par percevoir et recevoir. Le plaisir et le bénéfice que j'éprouve à lire Jauss tiennent pour une large part à cette ouverture du dialogue (qui parfois s'accentue en polémique), à cette volonté de ne rien omettre de ce qui réclame attention, mais aussi à ce courage de trancher, de décider, de ne pas s'en tenir à un confortable éclectisme, et de franchir le pas, lorsque de nouveaux problèmes et de nouvelles réponses s'annon­cent plus fructueux. (On s'apercevra d'ailleurs que Jauss, au cours des années, se corrige et se «dépasse» lui-même...) Pour rendre manifestes les enjeux du débat, il suffit de signaler, fût-ce sommairement, les courants doctrinaux avec lesquels Jauss est en étroit rapport, soit qu'il en ait retenu certaines sugges­tions, soit qu'il en conteste les prétentions ; ces courants doctri­naux, s'ils sont d'origine fort diverse, sont tous représentés avec quelques variantes et transpositions dans les pays de langue française; nous ne rencontrons rien de radicalement étranger dans les systèmes auxquels Jauss apporte réponse: la phénomé-

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nologie (celle de Husserl, d'Ingarden, de Ricoeur); la pensée hei-deggérienne, dans les prolongements «herméneutiques» qu'elle reçoit chez Gadamer; le marxisme, tel qu'il s'exprime chez W. Benjamin, G. Lukâcs, L. Goldmann, et surtout dans la «cri­tique de l'idéologie» formulée par l'Ecole de Francfort (Adorno, Habermas); les recherches «formalistes» des théoriciens de Prague (Mukafovsky, Vodicka); les divers structuralismes (Lévi-Strauss ; R. Barthes) ; la « nouvelle rhétorique », etc. C'est bien là, reconnaissons-le, notre paysage intellectuel, notre constellation de «problèmes», ou d'écoles, mais illustrés par des témoins plus nombreux, dont certains sont parfois moins familiers aux Parisiem.

Et de même que les énoncés théoriques de Jauss ne se dévelop­pent pas dans la solitude par rapport aux autres programmes théoriques contemporains, ils ne souffrent pas davantage de cette solitude plus grave encore à laquelle se condamnent tant de théoriciens, lorsqu'ils échafaudent leur système à partir d'un «corpus» minuscule d'œuvres ou de pages effectivement lues. L'expérience littéraire acquise, au contact des textes, chez Jauss, est d'une incomparable ampleur. Dans sa formation de «roma­niste» — selon la tradition philologique des universités alle­mandes — il a vue sur l'évolution de la langue et de la littérature françaises en leur entier, des origines au temps présent. C'est l'in­timité avec la littérature (et avec des problèmes précis d'histoire littéraire) qui précède et nourrit l'interrogation théorique de Jauss (ce qui fait que la théorie sait de quoi elle parle). Le pas­sage est rapide, incessant, réciproque, des problèmes de la théorie à ceux de la recherche appliquée. Une thèse de doctorat sur Proust ', des travaux sur de très nombreux auteurs, dont Diderot, Baudelaire et Flaubert, des études d'ensemble sur l'épopée ani­male (TierdichtungJ et sur l'allégorie au Moyen Âge2, la préface d'une réédition du Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault, mettant dans sa juste lumière l'importance de ce livre pour l'évolution du concept de modernité; la conception et la direction (avec E. Köhler) du monumental Grundriss der

1. Zeit und Erinnerung in Marcel Proust «A la recherche du temps perdu » : ein Beitrag zur Theorie des Romans, Heidelberg, 1955; 2e éd. revue, Heidelberg, 1970.

2. Ces travaux ont été partiellement rassemblés sous le titre Attentat und Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich, W. Fink, 1977.

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romanischen Literaturen des Mittelalters ', donnent l'idée des tâches concrètes que Jauss a abordées, et à partir desquelles il a été amené à se poser les questions fondamentales touchant le rôle de l'historien, la raison d'être de l'enseignement universitaire, la fonction de communication et de transformation sociales de la littérature.

Tout critique, tout historien parle à partir de son lieu présent. Mais rares sont ceux qui en tiennent compte pour en faire l'objet de leur réflexion. Les enjeux contemporains, les périls et les chances d'aujourd'hui marquent chez Jauss le point de départ et le point d'arrivée de chacune des études théoriques : il s'agit pour lui d'une question prioritaire: quelle est aujourd'hui la fonction de la littérature? Comment penser notre rapport aux textes du passé? À quel sens actuel peut accéder la recherche qui travaille au contact des époques révolues? Questions qui, au premier abord, semblent celles d'un philologue soucieux de ne pas laisser sa discipline s'ensabler dans les routines positivistes, et désireux de prouver à ses collègues, comme à un plus large public, que cette vénérable discipline est capable de l 'aggiornamento requis par les circonstances présentes. Mais les propositions de Jauss, qui ont très évidemment une portée considérable pour l'institu­tion universitaire (si celle-ci veut rester en vie), s'inscrivent dans la perspective plus large d'une interrogation sur les chances pré­sentes d'une communication (par le moyen du langage et de l'art en général) qui fût tout ensemble libératrice et créatrice de normes pour l'action vécue. Conscient de l'insertion temporelle de son propre travail, Jauss mesure d'autant mieux la distance qui le sépare d'un passé différent, dont pourtant le message ne cesse de l'atteindre. C'est parce que l'historicité du moment pré­sent s'impose à lui de façon si vive, que la rêtrospection histo­rienne lui importe corrélativement au plus haut point : les enjeux du monde actuel ne deviennent pleinement perceptibles qu 'à une conscience qui a mesuré les écarts, les oppositions, la dérive, et qui fait le point à l'égard de traditions dont la persistance n 'a été possible que moyennant mutations et reconstructions. La res­ponsabilité que Jauss éprouve à l'égard du présent est donc ce qui le retient de renoncer à être historien (historien de la littérature),

1. Cet ouvrage de grande envergure a commencé à paraître en 1962 chez Cari Winler à Heidelberg.

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au moment où pourtant l'histoire littéraire, dans ses aspects tra­ditionnels, semble avoir perdu de son efficace et de son attrait. Les études qu 'on lira ici proposent une défense et illustration de l'histoire littéraire, en même temps qu'une révision fondamen­tale de son statut; elles invitent à déplacer le point d'application de l'attention historienne. Fixant de nouveaux objets, investie d'une responsabilité accrue, l'histoire se trouve en mesure, dès lors, de lancer un défi fécond à la « théorie littéraire » — défi qui a pour effet non de contester la légitimité de la théorie littéraire, mais de l'inviter à reprendre en charge la dimension historique du langage et de l'œuvre littéraire, après les années où l'approche «structurale» semblait impliquer nécessairement l'abandon de la dimension « diachronique ». Tel est le sens de l'écrit program­matique de 1967, Literaturgeschichte als Provokation der Lite-raturwissenschaft, «.L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire ».

*

La polémique de Jauss se porte contre tout ce qui sépare, contre tout ce qui réduit la réalité en substances fictives, en essences prétendument éternelles. Le romantisme absolutisait les génies nationaux, l'historisme envisageait des époques closes, chacune « immédiate à Dieu » (Ranke), et coupée de notre présent; le posi­tivisme a cru se conformer au modèle des sciences exactes ; mais, sans atteindre la précision causale, il s'est perdu dans l'illimité des sources et des influences ; sous la plume d'auteurs plus récents, l'histoire des idées, celle des topoi, postule la pérennité des « thèmes » fondamentaux, et se soustrait à l'historicité ; dans le marxisme, qui entend au contraire rendre justice à l'histori­cité, l'œuvre littéraire est soit reflet involontaire, soit imitation délibérée d'une réalité socio-économique qui a toujours le pas sur elle; le douteux privilège de la substantialité passe à l'infra­structure, et, tout au moins jusqu'à une date récente, la pensée marxiste ne conçoit pas que l'œuvre d'art puisse participer à la constitution de la réalité historique. Le formalisme, de son côté, n'envisage la succession des codes, des formes, des langages esthétiques que dans l'univers séparé de l'art: à l'en croire, les systèmes littéraires, en se succédant, développent l'histoire propre des systèmes; mais les formalistes n'ont pas les moyens

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(ou souvent le désir) de replacer cette évolution dans le contexte de l'histoire au sens le plus large. Chez ceux qui cherchent dans le texte, et dans sa constitution matérielle une origine première (ou une autorité dernière), Jauss reconnaît un besoin d'absoluti-ser qui, paradoxalement, n'est pas sans ressemblance avec la référence aux idées platoniciennes de la Beauté et de l'harmonie — elles aussi fondements indépassables. L'erreur ou l'inadéqua­tion communes aux attitudes intellectuelles que Jauss réprouve, c'est la méconnaissance de la pluralité des termes, l'ignorance du rapport complexe qui s'établit entre eux, la volonté de privilé­gier un seul facteur entre plusieurs; d'où résulte l'étroitesse du champ d'exploration: on n'a pas su reconnaître toutes les per-sonae dramatis, tous les acteurs dont l'action réciproque est nécessaire pour qu'il y ait création et transformation dans le domaine littéraire, ou invention de nouvelles normes dans la pratique sociale. Le grief est double: l'on a posé des entités, des substances, là où devaient prévaloir les liens fonctionnels, les rapports dynamiques ; et non seulement l'on n'a pas su recon­naître le primat de la relation, mais, en centrant la recherche lit­téraire sur l'auteur et_sur l'œuvre, l'on a restreint indûment le système relationnel! Celui-ci doit, de toute nécessité, prendre en considération le destinataire du message littéraire — le public, le lecteur. L'histoire de la littérature et de l'art plus généralement, insiste Jauss, a été trop longtemps une histoire des auteurs et des oeuvres. Elle a opprimé ou passé sous silence son «tiers état», le lecteur, l'auditeur, ou le spectateur contemplatif. On a rarement

, parlé de la fonction historique du destinataire, si indispensable qu'elle fût depuis toujours. Car la littérature et l'art ne devien-

\ nent processus historique concret que moyennant l'expérience de ; ceux qui accueillent leurs œuvres, en jouissent, les jugent — qui 1 de la sorte les reconnaissent ou les refusent, les choisissent ou les oublient—; qui construisent ainsi des traditions, mais qui, plus

-, particulièrement, peuvent adopter à leur tour le rôle actif qui \ consiste à répondre à une tradition, en produisant des œuvres \ nouvelles. L'attention portée ainsi sur le destinataire, répondant \et «actualisateur» de l'œuvre, rattache la pensée de Jauss à des '• antécédents aristotéliciens ou kantiens : carAristote et Kant sont à peu près les seuls, dans le passé, à avoir élaboré des esthétiques où les effets de l'art sur le destinataire ont été systématiquement pris en considération. Jauss le sait fort bien et n 'hésite pas, dans

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un texte récent, à citer, à l'appui de ses propres thèses sur l'expé­rience esthétique, les textes où Kant compare au « contrat social » l'appel que l'œuvre d'art adresse au consensus libre et à la com­munication universelle '.

Le lecteur est donc tout ensemble (ou tour à tour) celui qui occupe le rôle du récepteur, du discriminateur (fonction critique fondamentale, qui consiste à retenir ou à rejeter), et, dans cer­tains cas, du producteur, imitant, ou réinterprétant, de façon polémique, une œuvre antécédente. Mais une question se pose aussitôt: comment faire du lecteur un objet d'étude concrète et objective ? S'il est aisé de dire que seul l'acte de lecture assume la «concrétisation» des œuvres littéraires, encore faut-il pouvoir dépasser le plan des principes, et accéder aune possibilité de des­cription et de compréhension précises de l'acte de lecture. Ne sommes-nous pas condamnés aux conjectures psychologiques? Ou à la lecture exhaustive des comptes rendus contemporains de la parution des œuvres (pour autant qu'ils existent)? Ou à l'enquête socio-historique sur les couches, classes et catégories de lecteurs? En chaque cas, la réalité risque d'être élusive. Thi-baudet, dont Le liseur de romans (1925) avait esquissé ce type de problème («c 'est le lecteur qui nous intéresse »), avouait à propos du feuilleton, genre contemporain, son embarras, et s'en tirait par une pirouette: « Quel est le genre d'action de cette littérature sur le lecteur et surtout sur les lectrices, puisque plus des trois quarts de son public sont un public féminin. Je ne sais pas trop. Il faudrait une enquête très longue, très vaste et très bien menée dans les milieux populaires, et les enquêteurs professionnels trouvent d'ordinaire plus avantageuse la besogne toute faite que leur fournissent les confrères rasés par leurs questionnaires sau­grenus1.» L'on peut trouver chez Felix V. Vodicka des proposi­tions plus encourageantes pour la description de la figure «concrétisée» que prend l'œuvre dans la conscience de ceux qui la reçoivent1. Mais c'est à Jauss (et avec lui à Wolfgang Iseret à

1. Ästhetische Erfahrung und literatische Hermeneutik, Munich, W. Fink, 1977, p. 22-23. On sait que le rôle du lecteur a été étudié par Gaétan Picon, Arthur Nisin, Michael Riffaterre : Jauss expose leurs idées et les discute. La Rhé­torique de ta lecture de Michel Charles (Paris, 1977) propose, sur ce même sujet, une approche très originale.

2. Albert Thibaudet, Le liseur de romans, Paris, Crès, 1925, p. xix. 3. On peut le lire en allemand, dans l'excellente traduction de Jurij Striedter:

Struktur der Entwicklung, Munich, 1975.

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ses collègues de 1'«école de Constance») que revient le mérite d'avoir développé les lignes directrices d'une esthétique de la réception 1 , aujourd'hui assez affirmée pour se prêter à un large débatjaL.pour servir de hase méthodologique à des recherches pré-cises\L'une des idées fondamentales, ici, est que la figure du des­tinataire et de la réception de l'œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l'œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d'exemples et de normes. « Même au moment où elle parait, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'information; par tout un jeu d'annonces, de signaux — manifestes ou latents — de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la "suite"et de la "fin", attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modu­lée, réorientée, rompue par l'ironie. Dans l'horizon premier de l'expérience esthétique, le processus psychique d'accueil d'un texte ne se réduit nullement à la succession contingente de simples impressions subjectives ; c 'est une perception guidée, qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et guidé par des signaux que l'on peut découvrir et même décrire en termes de lin­guistique textuelle f...]Le rapport du texte singulier à la série des textes antécédents qui constituent le genre dépend d'un processus continu d'instauration et de modification d'horizon. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l'auditeur) l'horizon des attentes et des règles du jeu avec lequel des textes antérieurs l'ont familiarisé ; cet horizon est ensuite, au fil de la lecture, varié, cor­rigé, modifié, ou simplement reproduit. Variation et correction déterminent le champ ouvert à la structure d'un genre, modifica­tion et reproduction en déterminent les frontières. Lorsqu'elle atteint le niveau de l'interprétation, la réception d'un texte pré­suppose toujours le contexte vécu de la perception esthétique. La

I. Il faut rattachera 1'«école de Constance» les noms de Jurij Striedter, Wolf-gun(î Proisendanz, Manfred Fuhrman, Karlheinz Stierle et Rainer Warning. On trouvera un choix de textes représentatifs, une bibliographie et une très bonne exposition générale dans: Rainer Warning, éd., Rezeptionsàslhetik. Théorie und Praxis, Munich. W. Fink, 1975.

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question de la subjectivité ou de l'interprétation, celle du goût de différents lecteurs ou de différentes couches sociales de lecteurs ne peut être posée de façon pertinente que si l'on a préalablement su reconnaître l'horizon transsubjectifde compréhension qui conditionne l'effet (WirkungJ du texte '. » '

On aura remarqué queJauss fait crédit à l'expérience du lec­teur «ordinaire». Les textes n'ont pas été écrits pour les philo­logues. Ils sont d'abord goûtés, tout simplement. L'interprétation reflexive est une activité tard venue, et qui a tout à gagner si elle garde en mémoire l'expérience plus directe qui la précède.

Et l'on aura également remarqué que, pour connaître l'expé­rience de la réception d'une œuvre, Jauss recourt très subtilement à une méthode différentielle ou contrastive, qui requiert plus de savoir que le simple repérage des structures intratextuelles : il faut avoir reconnu l'horizon antécédent, avec ses normes et tout son système de valeurs littéraires, morales, etc., si l'on veut éva­luer les effets de surprise, de scandale, ou au contraire constater la conformité de l'œuvre à l'attente du public. La méthode exige, chez qui l'applique, le savoir complet de l'historien philologue, et l'aptitude aux fines analyses formelles portant sur les écarts et les variations. (C'est peut-être la difficulté, dans un monde où abonde la demi-science outrecuidante: l'esthétique de la récep-tiçri n 'est pas une discipline pour débutants pressés.)

• La notion d'horizon d'attente, à laquelle Jauss recourt, joue un rôle central dans sa théorie de la réception] La notion est de provenance husserlienne. Jauss cherche à discerner des « conte­nus de conscience », dans un système descriptif indemne de tout psychologisme, et avec un lexique d'une très grande sobriété. Rappelons que Husserl utilise la notion d'horizon pour définir l'expérience temporelle : il y a un « triple horizon du vécu » ; il y a aussi un horizon d'attention : «L'expression d'horizon de vécu ne désigne pas seulement [...] l'horizon de temporalité phénomé­nologique. [...], mais des différences introduites par des modes de donnés répondant à un nouveau type. En ce sens un vécu qui est devenu un objet pour un regard du moi et qui a par conséquent le mode du regardé, a pour horizon des vécus non regardés ; ce qui est saisi sous un mode "d'attention", voire avec une clarté crois­sante, a pour horizon un arrière-plan d'inattention qui présente

1. Cf. p. 55 du présent volume.

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des différences relatives de clarté et d'obscurité, ainsi que de relief et d'absence de relief.» Le concept d'horizon d'attente, chez Jauss, s'applique prioritairement (mais non exclusivement) à l'expérience des premiers lecteurs d'un ouvrage, telle qu'elle peut être perçue « objectivement» dans l'œuvre même, sur le fond de la tradition esthétique, morale, sociale sur lequel celle-ci se détache. A certains égards, cette attente est « transsubjective » — commune à l'auteur et au récepteur de l'œuvre, et Jauss lesou-tient a fortiori pour les œuvres qui transgressent ou déçoivent sciemment l'attente qui correspond à un certain genre littéraire, ou à un certain moment de l'histoire socioculturelle. Il écrit: «La possibilité de formuler objectivement ces systèmes de réfé­rences à l'histoire littéraire est donnée de manière idéale dans le cas des œuvres qui s'attachent d'abord à provoquer chez leurs lecteurs l'attente résultant d'une convention relative au genre, à la forme ou au style, pour rompre ensuite progressivement cette attente — ce qui peut non seulement servir un dessein critique, mais encore devenir la source d'effets poétiques nouveaux2. » A ce point, la théorie de Jauss ne ferait qu 'étendre et dynamiser—à la dimension du vécu historique et sous un regard qui ne veut laisser échapper aucun des éléments constitutifs du sens global — le rapport de la langue à la parole énoncé par Saussure ou Jakob­son, ou le rapport entre la norme et l'écart stylistiques dont Spitzer ne faisait pas seulement un procédé heuristique pour l'analyse interne des œuvres, mais de surcroît un indice perti­nent, éclairant l'histoire des mentalités et les mutations qui s'y produisent. L'écart inscrit dans l'œuvre, puis, à mesure que l'œuvre devient «classique», homologué par la réception, inscrit dans la tradition, est un facteur de mouvement «diachronique», qui ne peut être évalué qu'à partir d'une prise en considéra­tion d'un système de normes et de valeurs «synchroniques». Mais alors même qu'une œuvre ne transgresse en rien les règles «synchroniques» d'un code préexistant, la réception, d'âge en âge, impose des «concrétisations» changeantes, donc met en mouvement une histoire «diachronique». L'opposition, qui un moment, au cours des années 60, avait pu sembler irréductible entre approche «structurale» et approche «historique» se trouve

1. Nous citons d'après : E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 277 à 280.

2. Cf. p. 56 du présent volume.

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résolue. Jauss affirme ainsi que la réception des œuvres est une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des générations, jusqu'au moment présent où nous nous trou­vons, face à ces œuvres, dans notre horizon propre, en situation de lecteurs (ou d'historiens). Or c'est toujours à partir de notre présent que nous essayons de reconstruire les rapports de l'œuvre à ses destinataires successifs : quoique la procédure herméneu­tique exige constamment que nous opérions la distinction entre l'horizon actuel et celui de l'expérience esthétique révolue, cette distinction ne doit pas favoriser l'illusion de l'historisme, qui se croit à même de reconstituer et de décrire l'horizon révolu tel qu'il était effectivement. Pour progresser, la réflexion herméneu­tique doit s'appliquer toujours à tirer consciemment les consé­quences de la tension qui intervient entre l'horizon du présent et le texte du passé. Nous ne pouvons que tenter d'aller à sa ren­contre, avec les intérêts, la culture — bref l'horizon — qui sont les nôtres. C'est ce que Jauss, après Gadamer, nomme la «fusion des horizons». Il convient, pour expliciter davantage une notion difficile, de citer ici Gadamer: «L'horizon du présent est en for­mation perpétuelle dans la mesure où il faut perpétuellement, mettre à l'épreuve nos préjugés. C'est d'une telle mise à l'épreuve^ que relève elle aussi la rencontre avec le passé et la compréhen­sion de la tradition dont nous sommes issus. L'horizon du pré­sent ne peut donc absolument pas se former sans le passé. Il n'y a pas plus d'horizon du présent qui puisse exister séparément qu'il, n'y a d'horizons historiques qu 'on puisse conquérir. La compré­hension consiste bien plutôt dans le processus de fusion de ces i horizons qu'on prétend isoler les uns des autres » Cette fusion des horizons est, si l'on peut dire, le lieu de passage de la tradi­tion. Pour Gadamer, ce sont les œuvres «classiques» qui assu­rent la médiation à travers la distance temporelle : Jauss ne le suit pas sur ce point. Il engage à ce propos une discussion cri­tique où apparaît à l'évidence sa volonté de récuser tout ce qui pourrait ramener à une conception substantialiste, platonisante, de l'œuvre dans laquelle, en vertu de sa puissance mimétique, les hommes seraient capables en tout temps de se reconnaître eux-mêmes: pour Jauss, «s'insérer dans le procès de la transmis-

1. Nous citons d'après : H. G. Gadamer, Vérité et Méthode, trad. E. Sacre, rev par P. Ricœur, Paris, 1976, p. 147.

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sion »1 (ou de la tradition), selon la formule utilisée par Gadamer pour définir l'acte de comprendre, c'est sacrifier l'aspect dialec­tique, mouvant, ouvert du rapport entre production et réception, et de la succession jamais achevée des lectures; c'est aussi se donner à trop bon compte le moyen de discriminer entre vraie et fausse autorité de la tradition des œuvres du passé.

Cette réserve, qui est importante, n'empêche pas Jauss de suivre Gadamer dans le domaine de la procédure herméneutique. D'abord, mais avec plus de nuances, il approuve sa polémique contre les méthodes scientifiques objectivantes, auxquelles s'op­pose l'interprétation questionnante et compréhensive, «garante de vérité ». Mais ce que Jauss retient, surtout, c 'est la « logique de la question et de la réponse». Car il ne suffit pas d'avoir mis en place l'auteur, l'œuvre, les lecteurs, l'interprète actuel, dans leurs rôles et leurs horizons respectifs : il faut rendre ces rôles et ces rapports «descriptibles», disposer d'un moyen précis de les faire parler et de les percevoir. L'herméneutique, au début du XIXe siècle, s'était donné pour tâche d'accéder à la conscience même des écrivains — dont l'œuvre était l'expression, moyen­nant une interprétation supplémentaire de la part du critique (de l'herméneute). Gadamer, ni Jauss, ne croient plus à une hermé­neutique orientée vers une genèse subjective, originaire. Pour eux, toute œuvre est réponse à une question, et la question qu 'à son tour doit poser l'interprète, consiste à reconnaître, dans et par le texte de l'œuvre, ce que fut la question d'abord posée, et comment fut articulée la réponse. Cela n'implique ni l'effort d'empathie, ni l'ambition de reconstruire une expérience mentale possédant une antécédence ontologique absolue par rapport à l'œuvre. C'est le texte qui doit être déchiffré; l'interprétation a pour tâche d'y déceler la question à laquelle il apporte sa réponse propre. Or en premier lieu, ce texte a été interrogé par ses premiers lecteurs ; il leur a apporté une réponse à laquelle ils ont acquiescé ou qu'ils ont refusée. Pour les œuvres qui ont survécu, les traces de l'acquiescement ne sont pas uniquement lisibles dans les éloges des contemporains. Le seul fait de survivre est l'indice d'un accueil. D'autres lecteurs, dans un nouveau contexte histo­rique, ont posé de nouvelles questions, pour trouver un sens dif­férent dans la réponse initiale qui ne les satisfaisait plus. La

1. Op. cit., p. 130.

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réception dispose ainsi des œuvres, en modifie le sens, suscitant, de proche en proche, pour un lecteur qui tient pour irrecevable la réponse donnée par l'œuvre consacrée, l'occasion de produire, sur le même thème, une œuvre qui apportera une réponse entière­ment nouvelle. Et l'échange de questions et de réponses inscrites dans des œuvres successives constitue, dans son ensemble plei­nement développé, la réponse que le passé apporte à la question posée par l'historien. La belle étude sur / 'Iphigénie de Racine et /'Iphigénie de Gœthe constitue la démonstration exemplaire de l'herméneutique de la question et de la réponse, à la fois dans son exercice et dans ses résultats, dont la portée dépasse largement ce que le comparatisme nous propose habituellement. Il apparaît très clairement que toute œuvre d'art s'élabore d'emblée comme l'interprétation «poétique» d'un matériau à interpréter; qu'à son tour l'œuvre d'art devient objet d'interprétation pour une lecture tantôt « naïve », tantôt « critique », laquelle produit une nouvelle œuvre soit en percevant différemment le texte reçu, soit en le dou­blant d'un commentaire, soit enfin en le récrivant de fond en comble. Mais la chaîne des interprétations que j'évoque ici inclut prioritairement, selon Jauss, le «grandpublic», le lecteur ordinaire, qui ne sait pas ce que c'est qu'interpréter, et qui n'en éprouve pas le besoin. Sans ces lecteurs-là, nous ne compren­drions pas, pour l'essentiel, l'histoire des genres littéraires, le destin de la «bonne» et de la «mauvaise» littérature, la persis­tance ou le déclin de certains modèles ou paradigmes. (Et il se trouve, pour Jauss, qu'un coup d'œil sur la masse des œuvres médiocres n 'est pas sans intérêt, puisque le regard se trouve ren­voyé, plus rapidement qu'on ne l'eût attendu, vers le «chemin de crête » des chefs-d'œuvre.) Ceci amène Jauss à établir une distinc­tion entre /'effet (Wirkung) — qui reste déterminé par l'œuvre, et qui de ce fait garde des liens avec le passé où l'œuvre a pris nais­sance — et la réception, qui dépend du destinataire actif et libre qui, jugeant selon les normes esthétiques de son temps, modifie par son existence présente les termes du dialogue

*

1. Cf. pp. 269 et 284 du présent volume.

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20 Préface

Contre les méthodes qui restent involontairement partielles tout en se voulant totalisatrices, l'esthétique de la réception, tout en visant une totalité, se déclare « partielle » ; elle ne veut pas être une «discipline autosuffisante, autonome, ne comptant que sur elle-même pour résoudre ses problèmes »'. La théorie que je viens de résumer très brièvement, et dont les travaux de Jauss et de son groupe d'amis attestent suffisamment la fécon­dité, ne nous était pas offerte comme un système achevé. Depuis 1967, date où Jauss en a exposé les principes fondamentaux, l'esthétique de la réception a élargi son champ d'inspection et enrichi encore son répertoire de questions. De plus en plus, Jauss a souhaité ne pas s'en tenir à la reconstruction de l'hori­zon d'attente «intralittéraire», tel qu'il est impliqué par l'œuvre. Lorsque existent des informations suffisantes, il souhaite recou­rir toujours davantage à l'analyse des attentes, des normes, des rôles «extra-littéraires», déterminés par le milieu social vivant, qui orientent l'intérêt esthétique des différentes catégories de lec­teurs. L'étude sur «La douceur du foyer», qu'on trouvera dans ce volume, est l'illustration exemplaire de ce type de recherche, qui révèle la structure d'un monde vécu (Lebenswelt) historique, à travers un système de communication littéraire. L'histoire litté­raire, à ce point, rejoint la «sociologie de la connaissance». A cet élargissement du champ social de l'enquête (qui le rappro­cherait de «l'école des Annales »A correspond un élargissement corrélatif du champ psychique exploré. Dans la « Petite apologie de l 'expérience esthétique », Jauss ne se borne pas à prendre la défense (avant Barthes) de la jouissance esthétique — contre la vieille condamnation platonicienne et contre l'accusation som­maire lancée par les «critiques de l'idéologie», qui, réprouvant le «plaisir du texte» comme le pur et simple acquiescement au statu quo social, préconisent un art de la « négativité» (Adorno), ascétique et accusateur; Jauss souhaite surtout atteindre de plus près / 'expérience esthétique elle-même (aisthesis, poiesis, catharsis), et non plus seulement les jugements qui ont consti­tué la tradition, par les choix et les interprétations échelonnés dans l'histoire. Or étudier l'expérience esthétique, selon Jauss, c'est chercher à reconnaître les types de participation et d'iden­tification requis par les œuvres littéraires : on retrouve ainsi la

I. Cf. p. 267 du présent volume.

Préface 21

psychologie contemporaine sur l'un des territoires où elle se donne droit de regard, mais tout aussi bien, l'on retrouve la Poé­tique aristotélicienne, et l'un des problèmes majeurs qu'elle trai­tait et dont les psychologues se sont souvenus: la catharsis. La voie s'ouvre pour que l'objet d'étude et la valeur à promouvoir ne soient qu'un seul et même intérêt: la fonction communicative de l'art. A travers le plaisir esthétique, l'art du passé a souvent été émancipateur, ou créateur de normes sociales; pourquoi ne poursuivrait-il pas aujourd'hui les mêmes buts? Savoir le reconnaître et le mettre en lumière accroîtra l'audience des cri­tiques et des historiens eux-mêmes — que le public considère trop souvent comme des spécialistes perdus dans leurs abstrac­tions: «La pratique esthétique, dans ses conduites de reproduc­tion, de réception, de communication, suit un chemin diagonal entre la haute crête et la banalité quotidienne; de ce fait, une théorie et une histoire de l'expérience esthétique pourraient ser­vir à surmonter ce qu'ont d'unilatéral l'approche uniquement esthétique et l'approche uniquement sociologique de l'art; cela pourrait être la base d'une nouvelle histoire de la littérature et de l'art, qui reconquerrait, pour son étude, l'intérêt général du public à l'égard de son objet '.» L'historien se tourne, bien sûr, vers le passé; mais la manière dont il le questionne, la vigueur et l'ampleur de son interrogation déploient leurs conséquences au niveau du présent, et, dans une large mesure, décident du sta­tut de l'historiographie et de l'historien dans la société d'au­jourd'hui. Jauss ne se contente pas de le dire; il est l'un de ceux qui, par l'ouvrage accompli, par la «provocation» méthodo­logique, ouvrent au métier d'historien de nouveaux champs d'action et lui restituent la «fonction communicative» sans laquelle il dépérirait.

Jean Starobinski.

I. Ces lignes constituent la conclusion de la préface que Jauss a rédigée pour l'édition japonaise de son livre.

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L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire

i

De notre temps, l'histoire de la littérature est tombée dans un discrédit toujours plus grand, et qui n'est nullement immé­rité. Le chemin que cette discipline vénérable a suivi depuis cent cinquante ans est, il faut bien le reconnaître, celui d'une décadence continue. Ses plus grandes réussites remontent toutes sans exception au xix e siècle. Écrire l'histoire de la littérature d'une nation : au temps de Gervinus, de Scherer, de Lanson, de De Sanctis, c'était l 'œuvre d'une vie et le couron­nement d'une carrière de «philologue» 1. Le but suprême de ces patriarches: représenter, à travers l'histoire des pro­duits de sa littérature, l'essence d'une entité nationale en quête d'elle-même. Cette voie royale n'est déjà plus aujour­d'hui qu'un souvenir lointain. Sous sa forme héritée de la tra­dition, l'histoire de la littérature survit péniblement en marge de l'activité intellectuelle du temps. Elle s'est maintenue en tant que matière obligatoire au programme d'examens qu'il serait grand temps de réformer; en Allemagne, l'enseigne­ment secondaire a déjà presque complètement renoncé à l'im­poser aux élèves. En dehors de l'enseignement, on ne trouve plus guère d'histoires de la littérature que, peut-être, dans la bibliothèque des bourgeois cultivés, qui les consultent surtout pour y trouver la réponse aux questions d'érudition littéraire

I. Dans le sens que la tradition universitaire allemande a donné à ce mot : la philologie est l'étude des langues et littératures (N. d. T.). (Cf. note 3, p. 32.)

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24 Histoire de la littérature

posées par les jeux télévisés — faute de disposer d'un diction­naire technique plus appropr ié 1 .

Si l'on consulte les programmes des Universités, on constate que l'histoire littéraire y est en voie de disparition. Ce n'est plus, depuis longtemps, trahir un secret que de dire que les « philologues » de ma génération se font carrément une gloire d'avoir remplacé dans leurs cours le traditionnel tableau de la littérature allemande, française, etc., prise dans son ensemble ou découpée en tranches chronologiques, par l'étude historique ou théorique des problèmes littéraires. La produc­tion scientifique a simultanément changé de visage ; considé­rées comme trop ambitieuses et dépourvues de sérieux, les « histoires de la littérature » ont été supplantées par des entre­prises collectives : manuels, encyclopédies et — dernier avatar des «synthèses ficelées» (Buchbinder-Synthesen) —, recueils d'«interprétations». Fait significatif, les ouvrages collectifs de ce genre naissent rarement de l'initiative des chercheurs et sont dus le plus souvent à l'ingéniosité d'un éditeur entrepre­nant. La recherche qui se veut sérieuse, elle, aboutit à des monographies que publient les périodiques spécialisés; son critère est la rigueur plus grande des méthodes scientifiques : stylistique, rhétorique, linguistique textuelle, sémantique, poé­tique, morphologie, histoire des notions et des termes, des thèmes et des genres. Certes, les revues spécialisées sont rem­plies aujourd'hui encore, pour une bonne partie, d'études qui se contentent de poser des problèmes sous l'angle de l'histoire

1. Pour cette critique, je suis M. Wehrli dans ses propos sur «Sens et non-sens de l'histoire littéraire» («Sinn und Unsinn der Literaturgeschichte»), parus dans le supplément littéraire de la Neue Zürcher Zeitung le 26 février 1967. Parmi les travaux récents [jusqu'à 1967] concernant le problème de l'histoire lit­téraire, j'ai consulté entre autres: R. Jakobson, «Sur le réalisme dans l'art» (1921) (in Texte der russischen Formalisten, I, éd. par J. Striedter, Munich, 1969, pp. 373 à 391); W. Benjamin, «Literaturgeschichte und Literaturwissenschaft» («Histoire de la littérature et science de la littérature»), 1931, in Angelus Novus, Francfort, 1966, pp. 450-456; R. Wellek, «The Theory of Literary History», in Etudes dédiées au 4' Congrès de linguistes, Travaux du Cercle linguistique de Prague, 1936, pp. 173-191 ; du même, «Der Begriff der Evolution in der Litera­turgeschichte» («La notion d'évolution en histoire littéraire») in Grundbegriffe der Literaturkritik (« Les concepts clés de la critique littéraire »), Stuttgart-Berlin-Cologne-Mayence, 1965; W. Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag» («L'histoire littéraire comme tâche historique», 1950, in Studien und Aufsatze, Berlin, 1959, pp. 19-72; R. Barthes, «Histoire ou littérature?» in Sur Racine, 1960.

Histoire de la littérature 25

littéraire; mais les auteurs de tels travaux sont exposés à une double critique. Les représentants des disciplines concur­rentes considèrent plus ou moins ouvertement leurs problèmes comme de faux problèmes, et disqualifient leurs résultats comme savoir purement archéologique. Quant à la critique de la théorie littéraire, elle ne les traite pas avec beaucoup plus d'égards. Ce qu'elle reproche à l'histoire littéraire tradi­tionnelle, c'est sa prétention d'être une forme de l'histoire alors qu'en réalité la dimension historique des problèmes lui échappe; elle est en outre incapable de fonder le jugement esthétique requis par son objet, la littérature en tant que forme d 'ar t 1 .

Il faut d'abord articuler cette critique avec plus de précision. L'histoire littéraire sous sa forme la plus traditionnelle tente ordinairement d'échapper à la pure et simple énumération chronologique des faits en classant ses matériaux selon des tendances générales, des genres et d'autres «critères», pour traiter ensuite, à l'intérieur de ces rubriques, les œuvres selon la chronologie. La biographie des auteurs et le jugement porté sur l'ensemble de leur œuvre s'insère, incidemment, n' importe où, selon la formule connue : « Et puis de temps en temps vient un éléphant b lanc 2 . » Ou bien encore on ordonne la matière de façon linéaire, en suivant la chronologie de quelques grands auteurs qui se voient célébrés suivant le schéma consacré «X, l 'homme et l 'œuvre»; les auteurs mineurs sont alors réduits à la portion congrue, et l'évolution des genres est inévitablement aussi présentée de façon morcelée. Cette seconde démarche se prête plutôt à la présentation hiérarchique traditionnelle des auteurs de l'antiquité classique, cependant que l'on trouve la première surtout dans les histoires de la littérature moderne, obligées de résoudre le problème du choix — toujours plus dif­ficile à mesure que l'on se rapproche du présent — entre des miteurs et des œuvres dont il est quasiment impossible de dominer la multiplicité.

I. Ci. p. ex. R. Wellek, 1936, pp. 173-175, et aussi dans R. Wellek-A. Warren, / liront- der Literatur, Berlin, 1966, p. 229 : « La plupart des histoires de la litté-inlinv qui font autorité sont ou bien des histoires de la civilisation ou bien des us iii-ils d'essais critiques; les unes sont bien des histoires, mais pas de l'art; les iiiilit-.s parlent bien d'art, mais ne sont pas des histoires.»

I. «llml dann und wann ein weißer Elefant»: Rilke, Neue Gedichte, «Das kiiiiissi-ll, Jardin du Luxembourg» («Le Manège») (N. d. T.).

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26 Histoire de la littérature

Mais une telle description de la littérature, qui respecte une hiérarchie déjà consacrée et présente l'un après l'autre, selon la chronologie, les auteurs, leur vie, leur œuvre, comme le remarquait déjà Gervinus, «ce n'est pas une histoire; c'est à peine le squelette d'une histoire» '. De même, aucun historien ne considérerait comme relevant de la science historique une description des genres qui, enregistrant les différences appa­rues d'une œuvre à l'autre, suivrait séparément l'évolution spé­cifique du lyrisme, celle du théâtre et celle du roman et, ne pouvant les expliquer dans leur simultanéité, se contenterait de les envelopper de considérations, la plupart du temps empruntées à l'histoire, sur l'esprit du temps et les tendances politiques de l'époque. En outre il est rare que l'historien de la littérature émette un jugement de valeur sur les œuvres du passé : la chose est même carrément prohibée. On préfère se réclamer de l'idéal d'objectivité qui prescrit à l'historien de ne décrire que «les choses telles qu'elles ont été réellement». Cette abstinence esthétique a ses raisons. En effet, la valeur et le rang d'une œuvre littéraire ne se déduisent ni des circons­tances biographiques ou historiques de sa naissance, ni de la seule place qu'elle occupe dans l'évolution d'un genre, mais de critères bien plus difficiles à manier: effet produit, «récep­tion », influence exercée, valeur reconnue par la postérité. Et si l'historien de la littérature, soumis à l'idéal de l'objectivité, se cantonne dans la description d'un passé révolu et, s'en tenant à la hiérarchie consacrée des «chefs-d'œuvre», laisse à la com­pétence du critique le soin de juger la littérature de son propre temps encore présent, sa « distance historique » le condamne à rester presque toujours en retard d'une ou deux générations par rapport à l'évolution récente de l'art littéraire. Dans le meilleur des cas, il participe en tant que lecteur passif à l'ac­tualité littéraire, à ses controverses, et devient dans son juge­ment le parasite d'une critique qu'il méprise in petto parce

1. Georg Gottfried Gervinus: Schriften zur Lileratur, Berlin, 1962, p. 4 (dans un compte rendu critique consacré en 1833 à des histoires de la littérature qui venaient de paraître) : « Ces livres ont peut-être toutes sortes de mérites, mais du point de vue de la science historique ils n'en ont guère. Ils suivent chronologi­quement les divers genres littéraires, ils alignent les écrivains selon la chrono­logie — comme d'autres alignent les titres des livres — et s'efforcent de caractériser tant bien que mal auteurs et œuvres. Or ce n'est pas là de l'histoire ; c'est à peine un squelette d'histoire.»

Histoire de la littérature 27

qu'elle n'est «pas scientifique». Qu'avons-nous donc encore à faire aujourd'hui d'une étude historique de la littérature — qui pour reprendre les critères classiques de Schiller définissant l'intérêt de l'histoire — ne peut apporter au «contemplatif» que si peu d'enseignements, à 1'«homme d'action» nul exemple à suivre, au « philosophe » aucune conclusion d'importance, et au lecteur rien moins qu'une «source du plus noble plaisir» 1 ?

II

Les citations invoquent le plus souvent l'autorité qui doit cautionner un pas en avant que l'on vient de faire dans la réflexion scientifique. Mais elles peuvent aussi rappeler les termes d'un problème ancien, et servir à montrer qu'une solu­tion devenue classique n'est plus satisfaisante, qu'elle appar­tient elle aussi à l'histoire et qu'il est nécessaire de renouveler à la fois les réponses et la question. La réponse de Schiller à la question que pose sa leçon inaugurale à l'Université d'Ièna le 26 mai 1789: «Qu'est-ce que l'histoire universelle, et pourquoi l'étudier?» ne témoigne pas seulement de la façon qu'avait l'idéalisme allemand de comprendre l'histoire; elle peut aussi nous aider à jeter un regard critique sur l'évolution de notre discipline. Elle montre en effet l'attente à laquelle l'histoire de la littérature a tenté de répondre au XIXe siècle pour assumer, rivalisant avec l'histoire en général, l'héritage de la philoso­phie idéaliste de l'histoire. Elle permet aussi de comprendre pourquoi l'idéal scientifique de l'école historique devait néces­sairement conduire à la crise et provoquer la décadence de l'histoire littéraire.

Notre principal témoin à charge dans ce procès sera Gervi­nus. Il n 'a pas seulement écrit le premier ouvrage scientifique sur 1'«Histoire de la littérature nationale allemande» (Ges­chichte einer poetischen Nationalliteratur der Deutschen, 1835-1842), il a été aussi le premier (et le seul) «philologue» à proposer, en tant que tel, une méthodologie historique. Ses

I. "Was heißt und zu welchem Ende studiert man Universalgeschichte?» (Uu'cM-cc que l'histoire universelle et à quelle fin l'étudie-t-on?) in Schillers Silmilichc Werke (Œuvres complètes), Säkularausgabe, t. XIII, p. 3.

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28 Histoire de la littérature

Eléments d'une méthodologie de l'histoire1 développent l'idée maîtresse du traité de Wilhelm von Humboldt Sur la tâche de l'historien {Über die Aufgabe des Geschichtschreibers, 1821); il en tire une théorie ambitieuse de l'histoire littéraire, qu'il reprendra en d'autres points de son œuvre. L'historien de la littérature ne mérite vraiment le nom d'historien que s'il a découvert « l'idée fondamentale unique qui imprègne précisé­ment cet ensemble de phénomènes qu'il a pris pour objet de sa recherche, qui se manifeste à travers eux et les relie aux événe­ments de l'histoire universelle» 2 . Cette idée directrice, chez Schiller encore principe téléologique général qui nous permet de comprendre comment l 'humanité progresse à travers l'his­toire du monde, se manifeste déjà chez Humboldt sous la forme fragmentée de 1'« idée de l'individualité nationale » 3 . Et quand ensuite Gervinus reprend à son compte cette « explica­tion de l'histoire par l'idée », il met, insensiblement, 1'« idée his­tor ique» 4 de Humboldt au service de l'idéologie nationaliste: une idée de la littérature nationale allemande doit selon lui montrer comment «l'orientation rationnelle que les Grecs avaient imprimée à l 'humanité et à laquelle les Allemands étaient depuis toujours enclins de par leur caractère spécifique fut reprise par ceux-ci de façon consciente et libre » 5 . L'idée universelle posée par la philosophie de l'histoire au temps des Lumières se morcelle dans l'histoire en une multiplicité d'enti­tés nationales, pour finalement se réduire au mythe littéraire selon lequel les Allemands avaient vocation particulière à deve­nir les véritables successeurs des Grecs — en raison de cette idée, que seuls les Allemands étaient créés pour réaliser dans toute sa pureté » 6 .

1. Publié pour la première fois en 1837 sous le titre: Grundzüge derHistorik in Schriften (Œuvres), op. cit., pp. 49-103.

2. Schriften, op. cit., p. 47. 3. «Über die Aufgabe des Geschichtschreibers», in Werke in fünf Bänden, éd.

par A. Flitner et G. Kiel, Darmstadt, 1960, vol. I, p. 602: «C'est ainsi que la Grèce réalise une idée nationale individuelle qui n'a jamais existé auparavant et n'existera plus jamais après; et de même que le secret de toute existence réside dans l'individualité, de même toute la progression de l'humanité dans l'histoire universelle est fonction des influences que l'individualité exerce et subit, du degré de leur développement, de leur liberté et de leur originalité. »

4. Grundzüge der Historik, § 27-28. 5. Schriften, op. cit., p. 48. 6. Ibid.

Histoire de la littérature 29

Cette évolution dont témoigne l'exemple de Gervinus n'est pas seulement un processus caractéristique de 1'« histoire de l'esprit» (Geistesgeschichte) au XIXe siècle. Elle comporte aussi des implications méthodologiques qui se sont actualisées dans le domaine de l'histoire littéraire comme dans celui de la science historique en général, après que l'historisme eut déconsidéré le modèle téléologique de la philosophie idéaliste de l'histoire. Si l'on rejetait comme non historique la solution de cette philosophie, qui consistait à interpréter la marche des événements à partir «d'un but, d'un sommet idéal» de l'his­toire universelle 1 , comment alors comprendre et représenter en tant que totalité cohérente une histoire qui n'était jamais donnée comme un tout? Ainsi l'idéal d'une histoire universelle est-il devenu — comme l'a montré H. G. Gadamer — un objet d'embarras pour la science historique 2 . L'historien, disait Ger­vinus, «ne peut se proposer de représenter que des séries ache­vées d'événements, car il ne peut porter un jugement lorsqu'il n'a pas sous les yeux le dénouement» 3 . On pouvait considérer comme des séries achevées les histoires nationales tant qu'on ne regardait pas au-delà de leur point culminant — en poli­tique le moment où s'accomplissait l'unité nationale, en lit­térature l'apogée d'un classicisme national. Mais l'histoire continuait sa marche après le «dénouement», et faisait resur­gir, inévitable, la vieille contradiction. Aussi Gervinus faisait-il seulement de nécessité vertu lorsque, rejoignant curieusement Hegel et son fameux diagnostic sur la « fin de la période artis­tique » (Ende der Kunstperiode), il expédiait la littérature de son propre temps postclassique comme témoignage de décadence et conseillait aux «talents qui n'ont plus de but à poursuivre» de se consacrer plutôt au monde réel et à l 'État 4 .

1. Grundzüge der Historik, § 26. 2. Wahrheit und Méthode — Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik

(«Vérité et Méthode — Fondement d'une herméneutique philosophique»), Tübingen, 1960, pp. 185-205, notamment p. 187: «Elle aussi, T'école histo­rique" savait qu'il ne saurait y avoir au fond d'autre histoire qu'une histoire uni­verselle, parce que la signification du particulier ne se définit qu'à partir de la inlalilé. Comment !e chercheur, qui procède empiriquement et auquel la totalité ne peut jamais être donnée, peut-il s'en sortir sans se dessaisir de ses droits au profit du philosophe et de ses a priori arbitraires?»

V Grundzüge der Historik, § 32. 4. Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen, t. IV, p. vu:

Notre littérature a eu son temps, et si la vie ne doit pas s'arrêter en Aile-

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30 Histoire de la littérature

Pourtant l'historien, au temps de l'histcrisme, semblait pou­voir échapper à la contradiction entre l'achèvement et la poursuite de l'histoire en limitant son étude aux époques qu'il pouvait évoquer jusqu'à leur «dénouement» et décrire comme autant de totalités spécifiques, sans se préoccuper de ce qui en était issu. C'est pourquoi l'histoire conçue comme description d'époques délimitées promettait aussi de réaliser au mieux l'idéal méthodologique de l'historisme ; l'histoire littéraire a constamment recouru à ce procédé lorsque le fil conducteur d'une évolution nationale «individuelle» ne suffisait plus à la guider. C'est l'époque, en tant que totalité offrant avec le recul du temps un sens spécifique, qui permettait le mieux de mettre en valeur la «règle fondamentale imposant à l'histo­rien de s'effacer au profit de son objet et de le faire apparaître en toute objectivité»'. Si 1'«objectivité totale» exige que l'his­torien fasse abstraction du point de vue de son propre temps, il doit être possible aussi d'appréhender indépendamment du cours ultérieur de l'histoire le sens et la valeur d'une époque révolue. Le mot fameux prononcé par Ranke en 1854 donne à ce postulat un fondement théologique: «Quant à moi, j'af­firme que toute époque est immédiatement proche de Dieu et que sa valeur ne découle pas de ce qui en est issu, mais réside dans son existence même, dans sa propre identité 2 .» Cette nouvelle conception du «progrès historique» assigne à l'histo­rien la tâche d'élaborer une nouvelle théodicée: considérant et représentant «chaque époque comme ayant en elle-même sa valeur propre», l'historien justifie Dieu au regard de la phi­losophie du progrès ; celle-ci présupposait en effet une injus­tice divine, car elle ne reconnaissait à chaque époque qu'une valeur d'étape préparatoire à la suivante, impliquant ainsi que

magne il nous faut attirer les talents qui n'ont plus de but à poursuivre vers le monde réel et l'État, là où un esprit nouveau doit être infusé à une matière nouvelle. »

1. Gervinus, dans la présentation qu'il a lui-même faite de son Histoire (op. cit., p. 123) et où, défendant encore l'historisme de Y Aufklärung contre celui du romantisme, il contredit cette règle fondamentale et prend nettement ses dis­tances par rapport à «la manière rigoureusement objective de la plupart des his­toriens d'aujourd'hui».

2. [« Über die Epochen der neueren Geschichte »] (« Sur les époques de l'histoire moderne») in Geschichte und Politik Ausgewählte Aufsätze und Meisterschriften, éd. par H. Hofmann, Stuttgart, 1940, p. 141.

Histoire de la littérature 31

les périodes les plus tardives étaient privilégiées 1. Cependant la solution proposée par Ranke pour le problème que n'avait pas résolu la philosophie de l'histoire de l'Aufklârung était acquise au prix d'une rupture de la continuité entre le passé et le présent — entre « l'époque telle qu'elle avait été réellement» et «ce qui en était issu». En se détournant de l'Aufklârung, l'historisme n'a pas abandonné seulement le modèle téléolo-gique de l'histoire universelle, mais aussi le principe métho­dologique qui, selon Schiller, faisait plus que toute autre chose la spécificité et la grandeur de l'histoire «universelle» et de sa démarche : « établir un lien entre le passé et le présent » 2

— un mode de connaissance imprescriptible et seulement en apparence spéculatif, dont 1'«école historique» ne pouvait s'affranchir impunément 3 , ainsi qu'en témoigne l'évolution ultérieure dans le domaine de l'histoire littéraire.

1. «Mais si l'on admettait... que ce progrès consiste en ce que chaque époque voie la vie des hommes atteindre un niveau plus élevé, que donc chaque géné­ration dépasse absolument la précédente, et que donc la dernière en date soit toujours privilégiée, tandis que les précédentes n'auraient d'autre fonction que de lui servir de support, cela signifierait que la Divinité commet une injustice» (ihid.). On peut parler de «théodicée nouvelle» en ce sens que déjà la philoso­phie idéaliste de l'histoire que refuse Ranke visait implicitement à la justifica­tion de Dieu, en déchargeant celui-ci sur l'homme, posé comme sujet responsable de l'histoire, et en concevant le progrès dans l'histoire comme un processus juridique — en d'autres termes, un progrès dans l'évolution du droit humain. (Sur ce point, cf. 0. Marquard, « Idealismus und Theodizee», in Philo-sophisches Jahrbuch, 73, 1965, pp. 33 à 47).

2. Op. cit., p. 528 ; cf. p. 526 sq., où Schiller, définissant la tâche de 1'«historien universel», lui propose une méthode permettant de suspendre provisoirement le principe téléologique «parce qu'une histoire du monde selon ce principe n'est encore qu'une attente qui se réalisera seulement à la fin des temps ». Cette méthode elle-même conçoit la science historique comme une sorte d'« histoire des effets » : l'historien étudiant l'histoire universelle « remonte de l'état actuel du monde vers l'origine des choses», en faisant ressortir, parmi les événements, ceux qui ont contribué pour l'essentiel à donner au monde son visage actuel; puis, refaisant en sens inverse le chemin qu'il a ainsi tracé, il peut alors, « guidé par l'enchaîne­ment des faits qu'il a ainsi dégagés», exposer le rapport entre le passé et l'état actuel du monde — c'est-à-dire 1'« histoire du monde » (Weltgeschichte).

3. Si l'on pose en principe, comme Fustel de Coulanges, que l'historien doit chasser de son esprit tout ce qu'il sait du cours ultérieur de l'histoire lorsqu'il veut représenter une époque du passé, la conséquence en est l'irrationalisme d'une identification intuitive (Einfuhlung) incapable de tirer au clair les condi­tions spécifiques et les a priori de sa propre époque. La critique que Walter Ben-j i i n i m l'ait de cette conception, dans l'optique du matérialisme historique, va Insensiblement jusqu'à dépasser l'objectivisme de la conception matérialiste de l'Iiisloire — cf. « Geschichtsphilosophische Thesen» («Thèses sur la philosophie de l'Iiisloire»), n° VII, inSchriften I, Francfort, 1955, p. 497.

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Les succès et la décadence de l'histoire littéraire au XIX e siècle sont liés à la conviction que l'idée de 1'« individualité nationale» était «la partie invisible de toute donnée» 1 , et qu'une succession d'« œuvres littéraires constituait un objet aussi propre qu'un autre à faire apparaître, à travers cette idée, la «forme de l 'histoire» 2 . Cette conviction s'affaiblissant, il était inévitable que la continuité se rompe entre les événe­ments, que la littérature du passé et celle du présent finissent par relever de deux ordres de jugement dist incts 3 et qu'il devienne problématique de trier, de définir et d'évaluer les faits littéraires. Cette crise a été la cause initiale du passage au positivisme. L'histoire littéraire positiviste a cru pouvoir faire de nécessité vertu en empruntant à la science ses méthodes «exactes». Le résultat n'est que trop connu: appliqué à l'his­toire de la littérature, le principe d'explication purement cau­sale n'a permis de mettre en lumière que des déterminismes extrinsèques aux œuvres, il a conduit au développement exces­sif de l'étude des sources, il a résolu la spécificité de l'œuvre lit­téraire en un faisceau d'«influences» que l'on pouvait multiplier à volonté. La réaction ne s'est pas fait attendre. La Geistes geschickte — l'histoire de l'esprit — s'est emparée de la littérature, a opposé à l'explication causale de l'histoire une esthétique de la création comme irrationalité, et cherché la cohérence de l'univers poétique dans la récurrence d'idées et de motifs t ranstemporels 4 . En Allemagne, elle s'est laissé impliquer au temps du nazisme dans les préliminaires de la

1. W. von Humboldt, op. cit., p. 586. 2. Ibid., p. 590: «L'historien digne de ce nom doit représenter tout événe­

ment comme la partie d'un tout ou, ce qui revient au même, représenter à tra­vers chaque événement la forme de l'histoire elle-même. »

3. Cette disjonction de l'histoire et de la critique littéraire est bien illustrée par la définition de la « philologie » que donne le Grundriß der romanischen Phi­lologie (Éléments de philologie romane) de C. Gröber, t. I, Strasbourg, 1906 (2e éd.), p. 194 : « L'objet propre de la philologie, ce sont donc les manifestations de l'esprit humain à travers une langue qui ne peut plus être immédiatement comprise, et les grandes œuvres qu'il a produites autrefois dans l'ordre du dis­cours artistique. »

4. Voir à ce sujet W. Krauss, 1950, p. 19 sqq. et W. Benjamin, 1931, p. 453: «Ce marécage est le repaire de l'hydre de l'esthétique scolastique avec ses sept têtes: pouvoir créateur (Schöpfertum), identification intuitive [Einfühlung), inlemporalité (Zeitentbundenheit), recréation de l'œuvre {Nachschöpfung), com­munion existentielle dans l'œuvre (Miterleben), illusion et jouissance artis­tique.»

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science littéraire national-raciste (völkisch), et en a subi les ser­vitudes. Après la guerre, des méthodes nouvelles ont pris le relais et achevé le processus de désengagement idéologique, mais sans reprendre à leur compte les tâches traditionnelles de l'histoire littéraire. Représenter la littérature sous l'angle his­torique et dans son rapport à l'histoire en général n'intéressait pas la nouvelle histoire des idées et des concepts, et pas davan­tage l'étude des traditions qui s'était développée à la suite des travaux de Warburg et de son école : l'une s'efforce sans le dire de renouveler l'histoire de la philosophie en étudiant son reflet dans la li t térature 1 ; l 'autre neutralise la fonction pratique de l'art dans la vie, en centrant le savoir sur l'origine de la tradi­tion ou sa continuité transtemporelle, et non pas sur le carac­tère actuel et unique des phénomènes littéraires 2 . Découvrir une permanence à travers ce qui ne cesse de changer dispense de faire un effort de compréhension historique. Ainsi dans l'œuvre monumentale d'Ernst Robert Curtius, qui a fourni du travail à toute une armée d'épigones chercheurs de clichés (topoi), la permanence de l'héritage antique est érigée en prin­cipe suprême et détermine l'opposition, immanente à la tradi­tion littéraire et que jamais l'histoire ne voit se résoudre, entre la création et l'imitation, le grand art et la simple littérature : au-dessus de ce que Curtius appelle «l'indestructible chaîne d'une tradition de médiocri té» 3 s'élève le classicisme intempo­rel des chefs-d'œuvre, transcendant à la réalité d'une histoire qui demeure terra incognita.

Le hiatus entre l 'approche historique et l 'approche esthé­tique de la littérature reste ici tout aussi béant qu'il l'était déjà dans la théorie littéraire de Benedetto Croce, avec sa dichoto­mie poussée jusqu'à l 'absurde entre poésie et non-poésie. L'opposition entre vraie poésie et littérature d'intérêt histo­rique n 'a pu être levée que lorsqu'on a remis en question l'esthétique qui la fondait, et reconnu que l'antithèse création-imitation ne s'applique avec pertinence qu'à la littérature de

1. Cf. à ce sujet R. Wellek, 1965, p. 193 (cf. note i). 2. W. Krauss (1950, p. 57 sqq.) (cf. note i) montre en prenant l'exemple de

E. R. Curtius combien cet idéal scientifique est tributaire de la pensée de Stefan George et de son cercle.

3. Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter (« Littérature européenne et Moyen Âge latin»), Berne, 1948, p. 404.

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l'époque humaniste et ne peut déjà plus rendre compte des productions de la littérature moderne ou du Moyen Âge. La sociologie de la littérature et la méthode d'interprétation « immanente » (werkimmanent) se sont développées en réaction contre le positivisme et l'idéalisme ; elles n'ont fait qu'appro­fondir encore le fossé, comme en témoigne de la façon la plus nette l'antagonisme des théories marxiste et formaliste, sur lequel sera centré cet examen critique des antécédents de notre science actuelle.

III

Ces deux écoles sont d'accord sur un point, et un seul : elles répudient également l'empirisme aveugle des positivistes et la métaphysique esthétique de la Geistesgeschichte. Elles ont tenté de résoudre en suivant des voies diamétralement oppo­sées le même problème : comment réinsérer dans le contexte historique de la littérature le fait littéraire isolé, l 'œuvre litté­raire apparemment autonome? comment les saisir en tant qu'événements, que témoignages sur un certain état de la société ou que moments de l'évolution littéraire? Mais ces deux tentatives n'ont pas donné naissance encore à quelque grande histoire de la littérature, qui récrirait en partant des prémisses nouvelles — marxistes ou formalistes — les vieilles histoires littéraires nationales, réformerait l'échelle des valeurs qu'elles ont consacrée, et ferait apparaître la littéra­ture universelle dans son devenir et dans sa fonction libéra­trice, à l'égard de la société qu'elle contribue à changer ou de l'individu dont elle affine la perception. Marxiste ou forma­liste, une perspective unilatérale et donc réductrice mène en fin de compte à des difficultés épistémologiques insurmon­tables et que l'on n'aurait pu résoudre qu'en établissant entre l 'approche esthétique et l 'approche historique un rapport nouveau.

Le paradoxe provocant qui a caractérisé et caractérise tou­jours la théorie marxiste de la littérature, c'est de dénier à l'art ainsi qu'aux autres formes de la conscience — morale, religion, métaphysique — une histoire qui leur serait propre. L'histoire de la littérature et l'histoire de l'art ne peuvent plus

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conserver leur «apparence d'autonomie» quand on constate que les productions dans ce domaine présupposent la produc­tion économique et la praxis sociale, et que la production artistique elle-même participe au « processus de la vie réelle » par lequel l 'homme s'approprie la nature et qui détermine le travail de l'humanité ainsi que l'histoire de sa culture. Lorsque ce « processus de la vie active » (tätige Lebensprozeß) est représenté, et seulement alors, «l'histoire cesse d'être une collection de faits morts» 1 . La littérature et l'art ne peuvent donc eux aussi apparaître comme devenir en cours « que dans leur rapport avec la praxis de l'homme historique», dans leur «fonction sociale» 2 ; c'est seulement ainsi qu'ils peuvent être compris comme l'un des «modes d'appropriation du monde par l 'homme» — mode aussi fondamental et naturel que les autres — et représentés comme partie du processus général de l'histoire, par lequel l 'homme transcende l'état de nature pour s'élever jusqu'à son humani té 3 .

Ce programme, dont on peut tout juste discerner les linéa­ments dans L'Idéologie allemande (1845-1846) et d'autres œuvres de jeunesse de Karl Marx, attend aujourd'hui encore d'être réalisé, tout au moins en ce qui concerne l'histoire de l'art et de la littérature. Peu de temps après sa naissance déjà, l'esthétique marxiste se laissait enfermer (à l'occasion du débat de 1859 sur le Sickingen de Lassalle) dans une problématique propre à l'époque et caractéristique des genres mimétiques, la même qui devait dominer encore de 1934 à 1938 le débat sur l'expressionnisme et la controverse entre Lukâcs, Brecht et d'autres : celle du réalisme comme imitation ou reflet. Le réa­lisme esthétique du XIXe siècle, lancé par des littérateurs oubliés aujourd'hui (Champfleury, Duranty) en réaction contre un romantisme trop éloigné du réel, mis après coup au compte des grands romanciers — Stendhal, Balzac, Flaubert — et érigé de nos jours en dogme par les théoriciens staliniens du réalisme socialiste, est resté toujours — il convient de ne pas

1. «... hört die Geschichte auf, eine Sammlung toter Fakta zu sein»: Marx-Engels, Die deutsche Ideologie, 1845-1846, in K. Marx und F. Engels, Werke (Œuvres), Berlin, 1959, pp. 26-27.

2. Werner Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag» in Stu­dien und Aufsätze, Berlin, 1959, pp. 26, 66.

3. Karel Kosik, Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967 (Theorie 2), pp. 21-22.

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l'oublier — sous la dépendance du principe classique de Yimi-tatio naturae. Dans le temps même où, en réaction contre la « tradition métaphysique identifiant l'être à la nature et définis­sant l 'œuvre de l 'homme comme "imitation de la nature"» 1 , s'imposait une conception moderne de l'art, réalisation de l'ir-réalisé, «signe de l 'homme créateur», pouvoir de construire ou de faire naître une réalité, l'esthétique marxiste croyait devoir encore fonder son identité et sa justification sur une théorie de l'imitation. Certes elle remplaçait la «nature» par la «réalité», mais pour attribuer aussitôt à celle-ci, donnée à l'art en exemple, les qualités de la nature prétendument transcendée : elle était le modèle, complet par essence, qu'il fallait suivre 2 . Par rapport à la position initiale de refus du naturalisme 3 , cette réduction de la théorie à l'idéal mimétique du réalisme bour­geois ne peut être considérée que comme une rechute dans le matérialisme substantialiste. En effet, si elle s'était fondée sur la notion de travail selon Marx et sur sa conception de l'his­toire — dialectique de la nature et du travail, des détermina­tions naturelles et de la praxis concrète —, l'esthétique marxiste n'en aurait pas été réduite à se fermer à l'évolution lit­téraire et artistique de notre modernité que sa critique dogma­tique a condamnée jusque dans un passé très récent comme décadente et laissant échapper la «vraie réalité». Le débat qui l'a depuis quelques années conduite à revenir, pas à pas, sur son oukase doit être compris aussi comme amorçant, avec un siècle de retard, la pleine reconnaissance du fait obstinément refusé que la fonction de l'œuvre d'art n'est pas seulement de représenter le réel, mais aussi de le créer.

La théorie orthodoxe du reflet ne s'opposait pas moins à cette reconnaissances sans laquelle il ne peut y avoir d'histoire littéraire authentiquement matérialiste-dialectique, qu'à la résolution du problème corollaire de savoir comment définir

1. H. Blumenberg, « Nachahmung der Natur : Zur Vorgeschichte der Idee des schöpferischen Menschen» («L'imitation de la nature: les antécédents de l'idée de l'homme créateur») inStudium Generale, 10 (1957), pp. 267, 270.

2. Ibid., p. 276. 3. Ibid.. p. 270: «L'antinaturalisme du xix e siècle est porté par le sentiment

que la créativité authentique de l'homme ne peut se déployer librement dans l'insupportable limite des déterminations naturelles. La sensibilité nouvelle née de l'idéologie du travail se dresse contre la nature: Comte forge le mot d'anti-nature, Marx et Engels parlent d'antiphysis. »

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les effets et l 'apport propre de la littérature en tant que moda­lité spécifique de la praxis concrète. On a souvent dénoncé l'aplatissement qu'ont fait subir au problème du rapport histo­rique évolutif entre littérature et société les diverses variantes de la méthode Plekhanov, réduisant les phénomènes culturels à la simple correspondance avec des mécanismes économiques sociologiques ou sociaux donnés pour seule réalité, généra­teurs d'un art et d'une littérature conçus comme leur simple reproduction. « Qui part de l'économie comme d'un donné non déductible, cause initiale de tout et réalité unique que l'on ne saurait remettre en question, transforme l'économie en son propre produit, en une chose, il en fait un facteur historique autonome et tombe dans le fétichisme économiste 1 .» «L'idéo­logie du facteur économique», dont Karel Kosik fait en ces termes le procès, a imposé à l'histoire littéraire un parallélisme perpétuellement démenti par la réalité historique de la littéra­ture, que l'on considère les œuvres dans leur succession ou dans leur simultanéité.

Dans la multiplicité des formes auxquelles elle donne nais­sance, la littérature n'est que partiellement réductible et ne l'est surtout pas immédiatement aux conditions concrètes du processus économique. Des modifications de la structure éco­nomique et des remaniements de la hiérarchie sociale se sont produits avant ce temps qui est le nôtre, presque toujours à longue échéance, sans guère de césures visibles et avec peu de révolutions spectaculaires. Le nombre des déterminations « infrastructurelles » repérables étant resté toujours incompa­rablement plus réduit que celui des formes que prenait dans la « superstructure » le devenir plus rapide de la production litté­raire, il fallait bien ramener toujours la multiplicité concrète des œuvres et des genres aux mêmes facteurs, aux mêmes concepts hypostasiés : féodalité, développement des communes bourgeoises, régression fonctionnelle de la noblesse, mode de production du capitalisme à ses débuts, à son apogée, à son déclin. En outre, les œuvres littéraires sont plus ou moins per­méables aux événements de la réalité historique, en fonction du genre auquel elles appartiennent ou du style dominant de leur époque, ce qui a conduit à négliger de la façon la plus fla-

I. K. Kosik, op. cit., p. 116.

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grante les genres non mimétiques au profit du genre épique, narratif. Ce n'est pas par hasard que le sociologisme en quête de correspondances sociales s'en tient à la série traditionnelle des grands chefs-d'œuvre et des grands auteurs, dont l'origi­nalité paraît pouvoir s'interpréter comme intuition directe du processus social ou — à défaut d'intuition — comme expression involontaire de transformations survenues dans l'infrastruc­tu re 1 . Ainsi l'historicité de la littérature est bien évidemment dépouillée de ses caractères spécifiques. En effet, une œuvre importante qui témoigne d'une tendance nouvelle dans l'évo­lution littéraire est environnée d'une innombrable quantité de productions correspondant à la tradition et à l'image qu'elle donne de la réalité, dont la valeur de document sociologique ne doit donc pas être considérée comme inférieure à celle du grand chef-d'œuvre et de sa nouveauté qui souvent ne sera comprise que plus tard. Ce rapport dialectique entre la pro­duction du nouveau et la reproduction de l'ancien ne peut être appréhendé par la théorie du reflet que si celle-ci renonce à postuler l'homogénéité du simultané, et admet un décalage temporel dans la correspondance entre la série des états de la société et celle des phénomènes littéraires qui les reflètent. Cependant, si l'esthétique marxiste fait ce pas, elle rencontre une difficulté que Marx avait déjà reconnue: «l'inégalité rela­tive entre le développement de la production matérielle (...) et la production art ist ique» 2 . Cette difficulté, qui révèle l'histori-

1. L'exemple type en est l'interprétation de Balzac donnée par Engels dans sa lettre à Margaret Harkness (1888), et dont la clé de voûte est l'argument sui­vant : « Que Balzac ait été contraint de la sorte à agir contre ses propres sympa­thies de classe et ses préjugés politiques, qu'il ait vu que la décadence de ses chers nobles était inévitable, et qu'il les ait dépeints comme des êtres qui ne méritaient pas un meilleur destin; et qu'il ait vu les vrais hommes de l'avenir là où l'on pouvait à l'époque seulement les voir; voilà ce que je considère comme l'un des plus grands triomphes du réalisme...» (K. Marx/F. Engels, Über Kunst und Literatur, éd. par M. Kliem, Berlin, 1967, vol. I, p. 159). Balzac «obligé» par la réalité sociale à décrire celle-ci objectivement, à l'encontre de ses propres intérêts : cette mystification impute à la réalité concrète hypostasiée (de même que chez Hegel la « ruse de la raison ») le pouvoir de produire, indirectement, des oeuvres littéraires. C'est au nom de ce «triomphe du réalisme» que l'histo­riographie marxiste de la littérature s'est permis d'enrôler sous la bannière de la littérature emancipatrice des auteurs conservateurs comme Goethe ou Wal­ter Scott.

2. Einleitung zur Kritik der Politischen Ökonomie (« Introduction à la critique de l'économie politique») in Werke, op. cit., vol. XIII, p. 640.

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cité spécifique de la littérature, la théorie du reflet ne peut la résoudre qu'en se dépassant elle-même.

C'est pourquoi le principal représentant de cette théorie, Georg Lukâcs, s'est empêtré dans des contradictions flagrantes lorsqu'il a tenté d'en donner une version dialectique 1 . Elles apparaissent lorsqu'il affirme la valeur exemplaire de l'art antique, lorsqu'il fait de Balzac le canon de la littérature moderne, mais aussi dans son concept de totalité et dans la notion corollaire de «réception immédiate» (Unmittelbarkeit der Rezeption). Quand Lukâcs s'appuie sur le fameux fragment de Marx concernant l'art antique pour affirmer que même aujourd'hui le succès qu'ont encore les poèmes homériques «ne peut absolument pas être dissocié de l'époque et des rapports de production qui ont donné naissance à l 'œuvre d 'Homère» 2 , il suppose, implicitement, résolu le problème qui selon Marx était encore à résoudre : pourquoi une œuvre qui, si elle n'était que le simple reflet d'un stade d'évolution sociale depuis très longtemps dépassé, ne mériterait plus d'intéresser que l'historien, «peut encore nous procurer un plaisir esthé­tique» 3 . Comment expliquer que l'art d'un passé lointain sur­vive à la destruction de son infrastructure économique et sociale, si l'on est contraint, avec Lukâcs, de dénier aux formes artistiques toute autonomie et si l'on ne peut, en conséquence, interpréter l'influence que l 'œuvre d'art continue d'exercer comme un facteur de production de l'histoire ? Pris dans cette contradiction, Lukâcs ne peut plus avancer qu'en invoquant le «classicisme», concept qui a certes fait ses preuves, mais qui transcende l'histoire et ne peut, même appliqué au contenu anthropologique des œuvres, réduire le hiatus entre l'art du passé et l'effet qu'il produit aujourd'hui qu'en référant à une Idéalité intemporelle — c'est-à-dire de façon fort peu conforme nu matérialisme dialectique 4 . On sait que, dans le domaine de lu littérature moderne, Lukâcs a érigé Balzac et Tolstoï en

I. Voir Beiträge zur Geschichte der Ästhetik («Contributions à l'histoire de l'rslliélique»), Berlin, 1954.

2 Und., p. 424. 1. Werke, op. cit., t. XIII, p. 641. 4 «Le caractère classique ne résulte donc pas du respect de "règles" for-

iiirlli's. mais précisément du fait qu'une œuvre d'art est capable de donner aux illiiiitions les plus spécifiquement et typiquement humaines l'expression la plus Iiii irinent individuelle et symbolique» (op. cit., p. 425).

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norme classique du réalisme. L'histoire de la littérature moderne se voit appliquer ainsi un schéma déjà consacré par l'historiographie humaniste de l'art : culminant avec le classi­cisme du roman bourgeois du xix e siècle, elle décrit ensuite une courbe descendante, s'égare dans les recherches formelles de la décadence, qui perd le contact avec la réalité, et ne coïnci­dera de nouveau avec son idéal que dans la mesure où elle tra­duira la réalité sociale du monde moderne sous des formes qui appartiennent déjà à notre passé littéraire et que Lukâcs déclare canoniques: expression du typique, de l'individuel, « narration organique » 1 . . .

L'historicité de la littérature, que le néo-classicisme de l'esthétique marxiste orthodoxe occulte, échappe également à Lukâcs quand celui-ci donne à son interprétation du concept de reflet l 'apparence de la dialectique, par exemple dans son explicitation des thèses de Staline « Sur le marxisme en linguis­tique» : «Toute superstructure non seulement reflète la réalité, mais prend activement position pour ou contre l'ancienne ou la nouvelle infrastructure» 2 . Comment la littérature et l'art, en tant que superstructures, pourraient-ils bien prendre « active­ment» position face à leur fondement social, si en même temps, dans ce mécanisme d'influence réciproque, la nécessité économique est censée — selon Engels — imposer sa loi «en dernière instance» et déterminer «les modalités du change­ment et du développement » de la réalité sociale 3 ; si par consé­quent l'art et la littérature, dans leur marche en avant, sont condamnés à toujours suivre la voie que leur a tracée, de façon unilatérale, l'inévitable transformation de l'infrastructure éco­nomique? Et même si l'on veut, comme Lucien Goldmann, fonder le rapport entre la littérature et la réalité sociale sur une «homologie» des structures et non plus des contenus, cette absence de réciprocité — le contraire même de la dialectique — ne disparaît pas pour autant.

Dans ses ébauches d'une histoire du classicisme littéraire

1. Brecht a ironisé sur le « caractère formaliste de la théorie du réalisme » qui «canonise» ainsi «la forme d'un petit nombre de romans bourgeois du siècle dernier» — cf. ses déclarations à l'occasion du débat avec Lukâcs, in Marxismus und Literatur, par F. J. Raddatz, Hambourg, 1969, t. 2, pp. 87-98.

2. Beitrage zur Geschichte der Ästhetik, op. cit., p. 419. 3. Cilé par Lukâcs, op. cit., pp. 194-196.

Histoire de la littérature 41

français et d'une sociologie du roman, Goldmann postule une série de perceptions du monde, successives et présentant une spécificité de classe, dégradées depuis le XIXe siècle par le capitalisme évolué et finalement réifiées; ces images du monde doivent (on voit resurgir ici le néo-classicisme, dont Goldmann ne s'est pas libéré) être conformes à l'idéal de 1'«expression cohérente», dont il n'accorde le privilège qu'à de grands écrivains 1 . Ainsi, chez Goldmann comme avant lui chez Lukâcs, la production littéraire reste confinée dans une fonction secondaire de reproduction pure et simple, évoluant de façon harmonieusement parallèle au processus écono­mique. Cet accord postulé entre la « signification objective » et 1'«expression cohérente», entre la structure sociale préexis­tante et le phénomène artistique qui la représente, présuppose à l'évidence l'unité de la forme et du contenu, de l'essence et du phénomène — c'est-à-dire l'idéalisme classique 2 , à ceci près que ce n'est plus l'idée mais la réalité matérielle, le fac­teur économique, qui est posé comme substance. La consé­quence en est que la dimension sociale de la littérature et de l'art est réduite aussi dans le domaine de la réception à la fonction secondaire de faire simplement reconnaître une réa­lité déjà connue (ou supposée connue) d'autre par t 3 . Réduire l'art à n'être qu'un simple reflet, c'est aussi limiter l'effet qu'il produit à la reconnaissance de choses déjà connues : revanche de la mimesis platonicienne, cet héritage que l'on renie. Mais s'en tenir à cette position, ce serait aussi ôter à l'esthétique marxiste précisément la possibilité de saisir le caractère révo-

1. Cf. l'introduction («Le tout et les parties») à Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, 1959, et Pour une sociologie du roman, Paris, 1964, p. 44 sqq.

2. Cf. sur ce point la critique de W. Mittenzwei, « Die Brecht-Lukâcs-Debatte » (in Das Argument, 10, 1968, p. 31); il reproche à Lukâcs d'avoir manqué à la dialectique en mettant trop fortement l'accent sur cette unité: «La dialectique marxiste, elle, part de la contradiction que recèle l'unité de l'essence et du phé­nomène.»

3. C'est pourquoi la notion de «totalité intensive», dans la théorie du reflet lelle que la conçoit Lukâcs, a pour inévitable corollaire l'«immédiateté de la réception»; la réalité objective est reconnue avec exactitude à travers l'œuvre d'art quand le «récepteur» (lecteur, auditeur, spectateur) s'y reconnaît lui-même (cf. Problème des Realismus, Berlin, 1955, p. 13 sqq.). Donc, pour que l'œuvre d'art produise un effet, le public doit disposer a priori de l'expérience globale et correcte de la réalité, dont l'image donnée par l'œuvre ne se distingue que graduellement, comme un reflet plus fidèle et plus complet.

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lutionnaire de l'art, le pouvoir qu'il a d'affranchir l 'homme des préjugés et des représentations figées liés à sa situation historique et de l'ouvrir à une perception nouvelle du monde, à l'anticipation d'une réalité nouvelle.

L'esthétique marxiste ne peut échapper aux apories de la théorie du reflet et ressaisir l'historicité spécifique de la lit­térature qu'en reconnaissant avec Karel Kosik que «toute œuvre d'art possède un couple de caractères indissociables : elle exprime la réalité, mais elle est aussi constitutive d'une réalité qui n'existe pas avant l 'œuvre et à côté d'elle mais pré­cisément dans l 'œuvre et en elle seule» '.

Les premiers efforts entrepris pour rendre à la littérature et à l'art le caractère dialectique propre à la praxis historique appa­raissent dans les théories littéraires de Werner Krauss, Roger Garaudy et Karel Kosîk. Werner Krauss, qui dans ses études sur l'histoire littéraire de Y Aufklärung réhabilite l'étude des formes littéraires comme représentant « le lieu de concen­tration maximale de l'influence sociale», définit ainsi la littérature en tant que facteur de création de la société {gesell­schaftsbildend) : « La création littéraire est destinée à être per­çue par un public ; c'est pourquoi elle est le lieu même de la naissance de la société à laquelle elle s'adresse : le style est sa loi, et la connaissance de son style permet de connaître aussi son public 2 . » Roger Garaudy condamne tout « réalisme clos » et redéfinit l'œuvre d'art comme travail et comme mythe, par la caractéristique d'un « réalisme sans rivage » par lequel l 'homme d'aujourd'hui s'ouvre à son avenir : « Car le réel, lorsqu'il inclut l 'homme, n'est plus seulement ce qu'il est mais aussi tout ce qui lui manque, tout ce qu'il a encore à devenir 3 . . .» Karel Kosîk résout le problème posé par Marx dans son fragment sur l'art antique (comment et pourquoi une œuvre d'art peut-elle sur­vivre au contexte social qui lui a donné naissance ?) en donnant une définition spécifique de l'art qui rend compte de son histo­ricité et établit une unité dialectique entre la nature de l'œuvre et l'effet qu'elle produit: «L'œuvre vit dans la mesure où elle

1. K. Kosîk, op. cil., p. 123. 2. Studien zur deutschen und französischen Aufklärung («Études sur les

Lumières en Allemagne et en France»), Berlin, 1963, p. 6, et «Literatur­geschichte als geschichtlicher Auftrag» (cf. note 2, p. 35), p. 66.

3. « En guise de postface» — D'un réalisme sans rivages, Paris, 1963, p. 250.

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agit. L'action de l'œuvre inclut également ce qui s'accomplit dans la conscience réceptrice et ce qui s'accomplit en l 'œuvre elle-même. La destinée historique de l'œuvre est une expres­sion de son être (...) L'œuvre est une œuvre et vit en tant que telle dans la mesure où elle appelle l'interprétation et agit à tra­vers une multiplicité de significations '. »

Si l'on reconnaît que l'historicité de l'œuvre d'art ne réside pas dans sa seule fonction représentative ou expressive mais tout aussi nécessairement dans l'effet qu'elle produit, on devrait en tirer deux conséquences en vue de fonder l'histoire de la littérature sur des bases nouvelles. D'abord, si la vie de l 'œuvre résulte « non pas de son existence en elle-même, mais de l'interaction qui s'exerce entre elle et l 'humanité» 2 , ce tra­vail permanent de compréhension et de reproduction active de ce que nous a légué le passé ne doit pas rester limité aux œuvres considérées isolément. Il convient plutôt alors d'in­clure aussi dans cette interaction reliant l 'œuvre et l 'humanité le rapport des œuvres entre elles, et de situer le rapport histo­rique entre les œuvres dans le complexe de relations réci­proques qu'entretiennent la production et la réception. En d'autres termes: la littérature et l'art ne s'ordonnent en une histoire organisée que si la succession des œuvres n'est pas rapportée seulement au sujet producteur, mais aussi au sujet consommateur — à l'interaction de l 'auteur et du public. Ensuite, si «la réalité humaine n'est pas seulement production du nouveau mais aussi reproduction (critique et dialectique) de l 'ancien» 3 , la fonction que l'art remplit dans ce processus permanent de totalisation ne peut manifester son originalité que si le rôle spécifique de la forme artistique est défini non plus comme simple mimesis mais comme dialectique, c'est-à-dire comme moyen de créer et de transformer la perception, ou — pour citer le jeune Marx — comme moyen privilégié de «formation de la sensibilité» (Bildung der Sinne)4.

1. Die Dialektik des Konkreten (cf. n. 1, p. 35), pp. 138-139; on peut rappeler à ce propos l'Introduction à la critique de l'économie politique de Marx (cf. n. 1, p. 37), p. 624: «L'objet d'art — de même que tout autre produit — crée un public réceptif à l'art et capable de jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet.»

2. Ibid., p. 140. 3. Ibid., p. 148. 4. Je me réfère ici au texte fameux de Marx sur « le développement des cinq

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Ainsi formulé, le problème de l'historicité des formes artis­tiques est une découverte bien tardive de la recherche litté­raire marxiste : il avait été déjà posé quarante ans plus tôt par l'école formaliste qu'elle combattait alors, au moment où cette école fut condamnée au silence et dispersée par l'exil

IV

Dès leurs débuts les formalistes, membres de la «Société pour l'étude du langage poétique» (Opoïaz), qui se font connaître à partir de 1916 en publiant des programmes de recherche, mettent l'accent de façon très exclusive sur le caractère esthétique de la littérature. La théorie de la « méthode formelle » 1 lui rend la dignité d'objet d'une science spécifique, en faisant abstraction de tout le conditionnement historique de l'œuvre littéraire et en définissant celle-ci — avant la linguistique structurale moderne — de façon pure­ment formelle, fonctionnelle, comme «la somme de tous les procédés artistiques qui y sont employés» 2 . La dichotomie tra­ditionnelle entre «poésie» 3 et «littérature» cesse dans ces

sens, travail de toute l'histoire universelle jusqu'à nos jours» — cf. «Ökono­misch-philosophische Manuskripte» (1844) in K. Marx/F. Engels, Über Kunst und Literatur, op. cit., p. 119.

1. Ont été traduits et édités en allemand: Boris Eichenbaum, Aufsätze zur Theorie und Geschichte der Literatur (« Essais sur la théorie et l'histoire de la lit­térature»), Francfort, 1965; Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), Die literarischen Kunstmittel und die Evolution in der Literatur (« Les procédés artistiques en lit­térature et l'évolution littéraire»), Francfort, 1967; Victor Chklovski (Sklovskij), Theorie der Prosa, Francfort, 1966. En français : Théorie de la littérature — Textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par T. Todorov, Paris 1965 ; pour un jugement critique sur l'école formaliste, on peut aujourd'hui se référer à l'introduction aux Texte der russischen Formalisten, I (Munich, 1969) par J. Striedter, aux conseils et aux suggestions de qui les chapitres iv et x du pré­sent essai doivent beaucoup.

2. Cette formule fameuse, lancée en 1921 par Chklovski, a été peu après remaniée pour donner naissance à la notion de «système» esthétique dans lequel chaque procédé artistique doit remplir une fonction déterminée; cf. V. Erlich, Russischer Formalismus, Munich, 1964, p. 99.

3. L'allemand Dichtung, dont le sens est plus ample que celui du français poé­sie et recouvre tous les genres de la création littéraire proprement dite (lyrique, dramatique, épique ou narratif), s'oppose traditionnellement à Literatur, concept encore beaucoup plus vaste, d'extension quasiment indéfinie, englobant à la lois la «poésie» (Dichtung) et tous les autres domaines de l'écriture (théorie cl critique littéraires, philosophie, histoire, journalisme...) (N. d. T.).

Histoire de la littérature 45

conditions d'être pertinente. La littérature en tant qu'art ne peut être saisie qu'à partir de l'opposition du langage poétique au langage pratique. Toutes les déterminations non littéraires — historiques ou sociologiques — relèvent alors du langage dans sa fonction pratique, de la « série non littéraire » ; l 'œuvre littéraire est décrite et définie en tant qu'œuvre d'art par sa différence spécifique (l'«écart poétique») et non plus, donc, dans son rapport de dépendance fonctionnelle à l'égard de la «série non littéraire». De la distinction entre langage poétique et langage pratique on a tiré le concept de perception artis­tique, qui coupait en fin de compte le lien entre la littérature et la pratique de la vie. Ainsi conçu, l'art devient un moyen de briser l 'automatisme de la perception quotidienne en recréant une «distance» (Verfremdung). Il en résulte aussi que la récep­tion de l 'œuvre d'art ne peut plus consister dans la simple jouissance naïve du beau, mais exige que la forme soit saisie comme telle et que soit reconnu le procédé artistique. Ce qui définit l'art dans sa spécificité, c'est la perceptibilité de la forme ; l'acte même de la perception y devient une fin en soi, et l'identification du procédé technique le principe d'une théo­rie qui, renonçant délibérément à la connaissance historique, a fait de la critique d'art une méthode rationnelle et donné naissance à des travaux scientifiques d'une valeur durable.

Cependant l'école formaliste a su s'acquérir encore un autre mérite qu'il convient de ne pas oublier pour autant. Dévelop­pant sa méthode, elle s'est retrouvée confrontée à l'historicité de la littérature, qu'elle avait d'abord refusée et qui l'a contrainte à repenser les principes mêmes de la diachronie. Ce qui fait que la littérature est la littérature, sa «Iittérarité», ne se définit pas seulement en synchronie, par l'opposition du langage poé­tique et du langage pratique, mais aussi en diachronie, par l'opposition formelle toujours renouvelée des œuvres nou­velles à celles qui les ont précédées dans la «série littéraire» ainsi qu'au canon préétabli de leur genre. Si l 'œuvre d'art «est perçue par contraste avec un arrière-plan d'autres œuvres et par association avec celles-ci », comme l'a dit Victor Chklovski

1. « Der Zusammenhang der Mittel des Sujetbaus mit den allgemeinen Stil-mitteln » (« La relation entre les moyens employés pour l'organisation du sujet et les moyens stylistiques en général») (Poetik, 1919), cité d'après B. Eichenbaum, op. cit., p. 27.

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46 Histoire de la littérature

alors son interprétation doit tenir compte aussi d'autres formes, qui lui préexistent. C'est ainsi que l'école formaliste a commencé son mouvement de retour à l'histoire. La nouveauté de son schéma par rapport à l'histoire littéraire à l 'ancienne mode consistait en ce qu'il abandonnait l'idée fondamentale d'une démarche linéaire et continue, et opposait au concept classique de tradition un principe dynamique d'évolution litté­raire. L'idée de croissance organique continue perdait sa pré­éminence dans l'histoire de l'art et du style. Ainsi conçue, l'analyse de l'évolution littéraire découvre dans l'histoire litté­raire une autocréation dialectique des formes nouvelles1, elle décrit le cours prétendument paisible et continu de la tradi­tion comme un processus rempli de mutations brusques, de révoltes déclenchées par des écoles nouvelles, de conflits entre genres concurrents. L'« esprit objectif» censé caractériser des époques considérées comme homogènes est rejeté comme rele­vant de la spéculation métaphysique. Selon Victor Chklovski et Iouri Tynianov chaque époque voit coexister plusieurs écoles littéraires, « dont l'une, érigée en canon, représente la ligne de faîte de la littérature», une forme littéraire ainsi consacrée dégénère en automatisme et provoque au niveau inférieur la constitution de formes nouvelles qui « conquièrent la place des anciennes » et se développent sur une grande échelle pour être finalement à leur tour marginalisées par d 'aut res 2 .

Avec ce schéma qui retourne de façon paradoxale le principe de l'évolution littéraire contre le sens téléologique et organique qu'il avait dans son acception traditionnelle, l'école formaliste est bien près déjà d'avoir renouvelé la compréhension histo­rique de la littérature, concernant la naissance, la consécration et le déclin des genres. Elle a enseigné à voir d'un œil nouveau l 'œuvre d'art dans sa dimension historique, à la situer dans le perpétuel changement des systèmes de formes et de genres lit­téraires. Elle a par là préparé la découverte de cette vérité que la linguistique elle-même devait reprendre à son compte: la synchronie pure est une illusion, puisque — selon les termes de Roman Jakobson et Iouri Tynianov — « tout système se mani-

1. ». Eichenbaum (Eikhenbaum), op. cit., p. 47. 2. Ibitl, p. 46 ; I. Tynianov, «Das literarische Faktum» («Le fait littéraire») et

«Clbcr literarische Evolution» («Sur l'évolution littéraire»), op. cit.

Histoire de la littérature 47

feste nécessairement comme évolution, et que d'autre part l'évolution présente avec nécessité les caractères d'un système» 1 . Mais comprendre l'œuvre d'art dans son histoire, c'est-à-dire à l'intérieur d'une histoire littéraire définie comme « succession de systèmes » 2, cela ne signifie pas encore la saisir dans l'histoire, selon l'horizon historique de sa naissance, dans sa fonction sociale et dans l'action qu'elle a exercée sur l'his­toire. L'historicité de la littérature ne se réduit pas à la succes­sion des systèmes de formes et des esthétiques; comme l'évolution de la langue, celle de la littérature se définit non seulement par l'intérieur, par le rapport spécifique qu'entre­tiennent en elle la diachronie et la synchronie, mais aussi par son rapport avec le processus général de l 'histoire 3 .

Si maintenant nous faisons le point sur l 'antagonisme entre la théorie formaliste et la théorie marxiste de la littérature, nous en tirerons une conséquence que ni l'une ni l'autre n 'a tirée. Si l'on peut interpréter d'une part l'évolution littéraire comme une succession perpétuelle de systèmes et d'autre part l'histoire générale, l'histoire de la praxis humaine, comme l'enchaînement continu des états successifs de la société, ne doit-il pas être possible aussi d'établir entre la «série litté­raire » et la « série non littéraire » une relation qui circonscrive les rapports entre l'histoire et la littérature sans dépouiller celle-ci de sa spécificité esthétique et la confiner dans une pure et simple fonction de reflet ?

V

Poser cette question, c'est, me semble-t-il, proposer à la recherche littéraire une tâche nouvelle : c'est l'inviter à se res­saisir du problème de l'histoire de la littérature, que la contro­verse entre le formalisme et le marxisme a laissé pendant.

1. I. Tynianov et R. Jakobson, «Probleme der Literatur- und Sprachfor­schung» («Problèmes de la recherche littéraire et linguistique») m: Kursbuch, 5 (1966), p. 75.

2. I. Tynianov (Die literarischen Kunstmittel..., op. cit.) remplace le concept clé de la vieille histoire littéraire, la tradition, par celui d'une évolution par «succession de systèmes».

3. En linguistique, ce principe a été défendu surtout par E. Coseriu, cf. Sin-cronia, diacronia e historia, Montevideo, 1958.

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48 Histoire de la littérature

Pour tenter de combler le fossé qui sépare la connaissance historique et la connaissance esthétique, l'histoire et la littéra­ture, je peux repartir de cette limite où les deux écoles se sont arrêtées. Leurs méthodes saisissent le fait littéraire dans le cir­cuit fermé d'une esthétique de la production et de la repré­sentation; ce faisant elles dépouillent la littérature d'une dimension pourtant nécessairement inhérente à sa nature même de phénomène esthétique ainsi qu'à sa fonction sociale : la dimension de l'effet produit (Wirkung) par une œuvre et du sens que lui attribue un public, de sa « réception ». Le lecteur, l'auditeur, le spectateur — en un mot: le public en tant que facteur spécifique ne joue dans l'une et l 'autre théorie qu'un rôle tout à fait réduit. L'esthétique marxiste orthodoxe, quand elle n'ignore pas purement et simplement le lecteur, ne le traite pas autrement que l 'auteur: elle s'enquiert de sa situa­tion sociale, ou bien elle cherche à le localiser dans l'organi­sation hiérarchisée de la société que représentent les œuvres. L'école formaliste n 'a besoin du lecteur que comme sujet de la perception, qui, suivant les incitations du texte, doit discerner la forme ou découvrir le procédé technique. Elle lui attribue l'intelligence théorique du «philologue» qui, connaissant les procédés de l'art, est en mesure de réfléchir sur eux, de même que l'école marxiste identifie tout simplement l'expérience spontanée du lecteur à l'intérêt scientifique du matérialisme historique qui cherche à découvrir dans l 'œuvre littéraire les rapports entre la superstructure et l'infrastructure. Or — pour reprendre la formulation de Walther Bulst — «jamais aucun texte n 'a été écrit pour être lu et interprété philologiquement par des philologues» — ou, ajouterai-je, par des historiens avec le regard de l 'historien 1 . Les deux méthodes passent à côté du lecteur et de son rôle propre, dont la connaissance esthétique aussi bien qu'historique doit absolument tenir compte : c'est à lui que l 'œuvre littéraire est d'abord adressée.

1. « Bedenken eines Philologen » (« Les inquiétudes d'un philologue »), in Stu-dium Générale, 7, pp. 321-323. — Dans une série d'essais novateurs (notamment dans: Questions de littérature, Gand, 1960), R. Guiette a cherché, par une méthode originale associant critique esthétique et connaissance historique, à ménager un nouvel accès à la tradition littéraire ; son principe (qui reste impli­cite dans ses textes publiés) est presque mot pour mot le même : « Le plus grand tort des philologues, c'est de croire que la littérature a été faite pour des philologues. »

Histoire de la littérature 49

Car même le critique qui juge une publication nouvelle, l'écri­vain qui conçoit son œuvre en fonction du modèle — positif ou négatif — d'une œuvre antérieure, l'historien de la littéra­ture qui replace une œuvre dans le temps et la tradition dont elle est issue et qui l'interprète historiquement : tous sont aussi et d'abord des lecteurs, avant d'établir avec la littérature un rapport de réflexivité qui devient à son tour productif. Dans la triade formée par l'auteur, l 'œuvre et le public, celui-ci n'est pas un simple élément passif qui ne ferait que réagir en chaîne ; il développe à son tour une énergie qui contribue à faire l'histoire. La vie de l'œuvre littéraire dans l'histoire est inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle est destinée. C'est leur intervention qui fait entrer l 'œuvre dans la continuité mouvante de l'expérience littéraire, où l'horizon ne cesse de changer, où s'opère en permanence le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthé­tique admise à son dépassement par une production nouvelle. L'historicité de la littérature et son caractère de communica­tion impliquent entre l 'œuvre traditionnelle, le public et l 'œuvre nouvelle un rapport d'échange et d'évolution — rap­port que l'on peut saisir à l'aide de catégories comme message et destinataire, question et réponse, problème et solution. Ce circuit fermé d'une esthétique de la production et de la repré­sentation, où la méthodologie de la recherche littéraire est jus­qu'ici restée pour l'essentiel confinée, doit donc être ouvert, et déboucher sur une esthétique de la réception et de l'effet pro­duit, si l'on veut mieux saisir comment la succession des œuvres s'ordonne en une histoire littéraire cohérente.

Cette perspective d'une esthétique de la réception ne per­met pas seulement de lever l'opposition entre consommation passive et compréhension active et de passer de l'expérience constitutive de normes littéraires à la production d'oeuvres nouvelles. Si l'on considère ainsi l'histoire de la littérature, sous l'angle de cette continuité que crée le dialogue entre l 'œuvre et le public, on dépasse aussi la dichotomie de l'aspect esthétique et de l'aspect historique, et l'on rétablit le lien rompu par l'historisme entre les œuvres du passé et l'expé­rience littéraire d'aujourd'hui. En effet, le rapport entre l'œuvre et le lecteur offre un double aspect, esthétique et his-

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50 Histoire de la littérature

torique. Déjà l'accueil fait à l 'œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de valeur esthétique, porté par réfé­rence à d'autres œuvres lues antérieurement 1 . Cette première appréhension de l 'œuvre peut ensuite se développer et s'enri­chir de génération en génération, et va constituer à travers l'histoire une « chaîne de réceptions » qui décidera de l'impor­tance historique de l 'œuvre et manifestera son rang dans la hiérarchie esthétique. Cette histoire des réceptions succes­sives, dont l'historien de la littérature ne peut se dispenser qu'en s'abstenant de s'interroger sur les présupposés qui fon­dent sa compréhension des œuvres et le jugement qu'il porte sur elles, nous permet tout à la fois de nous réapproprier les œuvres du passé et de rétablir une continuité sans faille entre l'art d'autrefois et celui d'aujourd'hui, entre les valeurs consa­crées par la tradition et notre expérience actuelle de la littéra­ture. Une histoire littéraire fondée sur l'esthétique de la réception saura s'imposer dans la mesure où elle sera capable de contribuer activement à la totalisation continue du passé par l'expérience esthétique. Les conditions requises à cet effet sont d'une part — contre l'objectivisme de l'école positiviste — la recherche délibérée de nouveaux canons artistiques, et d'autre part, corollairement — contre le néoclassicisme sécrété par l'étude de la tradition — le réexamen critique, sinon la destruction des canons littéraires hérités du passé. L'esthétique de la réception définit clairement le critère qui devrait commander l'élaboration des nouveaux canons ainsi que l'entreprise, à jamais inachevée, d'une autre histoire litté­raire. Passant de la réception de l'œuvre singulière à travers l'histoire à l'histoire de la littérature, on devrait parvenir à voir et à montrer comment la succession historique des œuvres détermine et éclaire cette ordonnance interne de la lit­térature dans le passé, qui nous importe parce qu'elle est à l'origine de notre expérience littéraire d 'aujourd'hui 2 . C'est en

1. Cette thèse est l'une des bases de l'Introduction à une esthétique de la litté­rature, de Gaétan Picon, Paris, 1953, v. p. 90 sqq.

2. Dans le même ordre d'idées, W. Benjamin écrivait en 1931 : «Car il ne s'agit pas de représenter les oeuvres littéraires dans le contexte de leur temps, mais de représenter, à travers le temps où elles sont nées, le temps qui les per­çoit — c'est-à-dire le nôtre. Ainsi la littérature deviendra un organon de l'his­toire, et la lâche de l'histoire littéraire est bien de faire qu'elle devienne cela —

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partant de ces prémisses qu'il s'agit maintenant de répondre — dans les sept thèses qui suivent (chap. vi à xn) — à la question de savoir comment aujourd'hui l'histoire de la litté­rature pourrait être récrite, et sur quelles>ase»<néthodolo-giques.

vi ' -

''V Pour rénover l histoire littéraire, il est nécessaire, jtpliminer

les préjugés de l'objectivisme historique et de fonder*la tradi­tionnelle esthétique de la production et de la représentation sur une esthétique de l'effet produit et de la réception. L'historicité de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence établi a posteriori entre des «faits littéraires» mais repose sur l'expérience que les lecteurs font d'abord des œuvres. Cette rela­tion dialectique1 est aussi pour l'histoire littéraire la donnée première. Car l'historien de la littérature doit toujours redevenir d'abord lui-même un lecteur avant de pouvoir comprendre et situer une œuvre, c'est-à-dire fonder son propre jugement sur la conscience de sa situation dans la chaîne historique des lec­teurs successifs.

La définition que R. G. Collingwood, critiquant l'idéologie objectiviste qui règne actuellement, a proposée de l'histoire: «History is nothing but the re-enactment of past thought in the historian's mind» 2 , vaut bien davantage encore pour l'histoire de la littérature. Car la conception positiviste de l'histoire comme description «objective» d'une succession d'événements révolus laisse échapper aussi bien la spécificité historique que le caractère esthétique de la littérature. L'œuvre littéraire n'est pas un objet existant en soi et qui pré­senterait en tout temps à tout observateur la même appa-

et non pas de faire de la littérature un domaine spécialisé de l'histoire. » (Op. cit., voir note 1, p. 456).

1. Sauf référence explicite à un contexte hégélien ou marxiste, dialectique correspond toujours dans la traduction de ces essais à l'allemand dialogisch, «dialogique» (en forme de dialogue, dans ou par le dialogue) ; il s'agit de la dia­lectique au sens premier, de la constitution d'un sens dans le dialogue (N. d. T.).

2. («L'histoire n'est rien d'autre que la réactivation du passé dans et par la pensée de l'historien») The Idea of History, New York/Oxford, 1956, p. 228.

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52 Histoire de la littérature

rence 1 ; un monument qui révélerait à l'observateur passif son essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonance nou­velle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence: «Parole qui doit, en même temps qu'elle lui parle, créer un interlocuteur capable de l 'entendre 2 .» Ce caractère dialectique de l 'œuvre littéraire explique aussi pour­quoi le savoir philologique ne peut consister qu'en une confrontation permanente avec le texte et ne doit pas se figer en simple connaissance de faits bru ts 3 . Il n'est concevable qu'en relation permanente avec l'interprétation du texte, dont le but doit être non seulement de connaître son objet mais aussi de contribuer à étudier et à décrire cette connaissance en train de se faire, c'est-à-dire le surgissement d'une nouvelle intelligence de l 'œuvre.

L'histoire de la littérature, c'est un processus de réception et de production esthétiques, qui s'opère dans l'actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réflé­chit et l'écrivain lui-même incité à produire à son tour. La somme indéfiniment croissante des «faits», telle que la recueillent les histoires traditionnelles de la littérature, n'est rien de plus qu'un résidu de ce processus, qu'un passé collecté et mis en ordre — une pseudo-histoire, donc, et non pas une

1. Sur ce point, je suis A. Nisin dans sa critique du platonisme sous-jacent aux méthodes philologiques, c'est-à-dire leur adhésion à l'idée d'une substance intemporelle de l'œuvre littéraire et d'un point de vue intemporel de l'observa­teur: «Car l'œuvre d'art, si elle ne peut incarner l'essence de l'art, n'est pas non plus un objet que nous puissions regarder, selon la règle cartésienne, "sans rien y mettre de nous-mêmes que ce qui se peut appliquer indistinctement à tous les objets"» (La littérature et le lecteur, Paris, 1959, p. 57).

2. Gaëtan Picon, Introduction... (op. cit.), p. 34 ; cette conception de la nature dialectique de l'œuvre d'art se trouve chez Malraux (Les Voix du silence) comme chez Picon, Nisin et Guiette; elle témoigne d'une tradition vivante de l'esthé­tique française, à laquelle j'ai conscience de devoir beaucoup et qui remonte en dernière analyse à la thèse fameuse de la poétique de Valéry: «C'est l'exécution du poème qui est le poème. »

3. P. Szondi, «Ùber philologische Erkenntnis» («Sur la connaissance philo­logique») in Hôlderlin-Studien, Francfort, 1967, voit là avec raison la différence essentielle entre la science littéraire et la science historique — cf. p. 11 : « Nul commentaire, nulle étude de critique stylistique ne doit se proposer pour but de faire d'un poème une description qui vaudrait en elle-même. Même le moins cri­tique des lecteurs voudra la confronter avec le poème, et ne la comprendra qu'après être remonté des affirmations qu'elle renferme aux constatations dont elles sont issues.»

Histoire de la littérature 53

histoire authentique. Considérer qu'une succession de tels «faits littéraires» représente à elle seule une tranche de l'his­toire de la littérature, c'est confondre le caractère événemen­tiel d'une œuvre d'art avec celui d'un fait historique objectif. Le Perceval de Chrétien de Troyes, en tant qu'événement litté­raire, n'est pas historique dans le même sens que par exemple la troisième croisade dont il est à peu près contemporain. Il n'est pas un «fait» que l'on pourrait expliquer de façon cau­sale, comme résultant d'une situation donnée et impliqué par l'ensemble de ses prémisses, comme procédant d'un acte his­torique dont on pourrait reconstituer le dessein et les consé­quences, nécessaires et contingentes. La continuité historique où l'œuvre littéraire apparaît n'est pas une succession d'évé­nements objectifs que l'on pourrait considérer en elle-même parce qu'elle existerait indépendamment de tout observateur. Le Perceval ne devient événement littéraire que pour son lec­teur, qui lit cette dernière œuvre de Chrétien en se souvenant des précédentes, qui perçoit sa particularité en la comparant avec celles-ci et avec d'autres qu'il connaît déjà, et qui dégage ainsi les nouveaux critères dont il usera pour juger les œuvres à venir. A la différence de l'événement politique, l'événement littéraire ne comporte pas de conséquences inéluctables qui développeraient ultérieurement une existence propre et que devraient subir toutes les générations ultérieures. Il ne peut continuer d'exercer une action qu'autant qu'il est encore ou de nouveau «reçu» par la postérité, qu'il se trouve des lec­teurs pour se le réapproprier ou des auteurs pour vouloir l'imiter, le dépasser ou le réfuter. La littérature en tant que continuité événementielle cohérente ne se constitue qu'au moment où elle devient l'objet de l'expérience littéraire des contemporains et de la postérité — lecteurs, critiques et auteurs, selon l'horizon d'attente qui leur est propre. Il ne sera donc possible de comprendre et de décrire l'histoire de la lillérature dans ce qu'elle a de spécifique, que s'il est possible iiussi de faire accéder à l'objectivité cet horizon d'attente.

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54 Histoire de la littérature

r VII

L'analyse de l'expérience littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire la réception de l'œuvre et l'effet produit parcelle-ci, elle reconstitue l'horizon d'attente de son premier public, c'est-à-dire le système de réfé­rences objectivement formidable qui, pour chaque œuvre au moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux: l'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d'œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quoti­dienne.

Cette thèse est dirigée contre le scepticisme, très répandu, de ceux qui — comme en tout premier lieu René Wellek s'en prenant à la théorie de la littérature de I. A. Richards — dou­tent qu'une analyse des effets produits par l 'œuvre d'art puisse donner quelque accès que ce soit à la sphère de sa signification, et qu'il en sorte, dans le meilleur des cas, autre chose qu'une simple sociologie du goût. Wellek avance que l'on ne peut déterminer empiriquement ni l'état de la conscience individuelle, parce qu'il est le propre de l'individu dans l'instant, ni celui que l 'œuvre d'art produit, selon J. Mukafovsky, dans la conscience collective '. Roman Jakob­son a voulu remplacer I'« état de la conscience collective » par une «idéologie collective» sous la forme d'un système de normes — la langue, présente dans toute œuvre littéraire et que le récepteur actualise comme parole, encore qu'imparfai­tement et jamais dans son intégralité 2 . Cette théorie, certes, limite le caractère subjectif de l'effet, mais elle ne répond pas à la question de savoir quelles données peuvent permettre d'appréhender et d'intégrer en un système de normes l'effet produit par une œuvre déterminée, unique, sur un certain public. Il existe cependant des moyens empiriques auxquels on n'a jamais pensé jusqu'ici — des données littéraires dont

1. René Wellek, 1936, op. cit., p. 179.

2. In Slovo a slovenost, I 192, cité par R. Wellek, 1936, p. 179 sqq.

Histoire de la littérature 55

on peut déduire, à propos de chaque œuvre, les dispositions particulières où le public se trouve pour l'accueillir, antérieu­rement même à la réaction psychologique du lecteur isolé et à l'intelligence subjective qu'il a de l'œuvre. Comme toute expé­rience actuelle, l'expérience littéraire nouvelle que procure une œuvre jusqu'alors inconnue comporte une «prescience (Vorwissen) qui fait partie de l'expérience elle-même, sans laquelle la nouveauté dont nous prenons connaissance ne pourrait pas même être objet d'expérience, et qui la rend, en quelque sorte, déchiffrable dans le contexte de l'expérience déjà acquise» 1 .

Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'information; par tout un jeu d'annonces, de signaux — manifestes ou latents —, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotion­nelle, et dès son début crée une certaine attente de la « suite », du «milieu» et de la «fin» du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie, selon des règles de jeu consa­crées par la poétique explicite ou implicite des genres et des styles. À ce premier stade de l'expérience esthétique, le pro­cessus psychique d'accueil d'un texte ne se réduit nullement à la succession contingente de simples impressions subjectives; c'est une perception guidée, qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspon­dant à des intentions et déclenché par des signaux que l'on peut découvrir, et même décrire en termes de linguistique tex­tuelle. Si l'on définit avec W. D. Stempel l'horizon d'attente où vient s'inscrire un texte comme une «isotopie paradigma-tique » qui se change, à mesure que se développe le discours, en un «horizon d'attente syntagmatique immanent au texte», le processus de la réception peut être décrit comme l'expan­sion d'un système sémiologique, qui s'accomplit entre les deux pôles du développement et de la correction du système 2 .

1. G. Buck, Lemen undErfahmng («Apprentissage et expérience»), Stuttgart, 1967, p. 56.

2. W. D. Stempel, « Pour une description des genres littéraires », in Actes du

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Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes antérieurs qui constituent le genre, s'établit aussi suivant un processus analogue de création et de modification perma­nentes d'un horizon d'attente. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l'auditeur) tout un ensemble d'attente et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l'ont familia­risé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corri­gées, modifiées ou simplement reproduites. La modulation et la correction s'inscrivent dans le champ à l'intérieur duquel évolue la structure d'un genre, la modification et la reproduc­tion en marquent les frontières 1 . Lorsqu'elle atteint le niveau de l'interprétation, la réception d'un texte présuppose tou­jours le contexte d'expérience antérieure dans lequel s'inscrit la perception esthétique : le problème de la subjectivité de l'in­terprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les diffé­rentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon pertinente que si l'on a d'abord reconstitué cet horizon d'une expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde toute compréhension individuelle d'un texte et l'effet qu'il produit.

La possibilité de formuler objectivement ces systèmes de références correspondant à un moment de l'histoire littéraire est donnée de manière idéale dans le cas des œuvres qui s'atta­chent d'abord à évoquer chez leurs lecteurs un horizon d'attente résultant des conventions relatives au genre, à la forme ou au style, pour rompre ensuite progressivement avec cette attente — ce qui peut non seulement servir un dessein critique, mais encore devenir la source d'effets poétiques nouveaux. Ainsi le Don Quichotte suscite chez ses lecteurs toutes les attentes spé­cifiquement liées aux vieux romans de chevalerie tant appré­ciés du public, que les aventures du dernier des chevaliers vont parodier avec tant de profondeur 2 . Ainsi Diderot évoque au début de Jacques le Fataliste, par les questions fictives du lec-

XII' congrès international de linguistique romane, Bucarest, 1968 ; et Beiträge zur Textlinguistik («Contributions à la linguistique textuelle»), éd. par W. D. Stem­pel, Munich, 1970.

1. Sur ce point je peux renvoyer à mon essai : « Littérature médiévale et théo­rie des genres » (en français [N. d. T.]) in Poétique, I, 1970, pp. 79-101.

2. Selon l'interprétation de H. J. Neuschäfer, «Der Sinn der Parodie im Don Quijote» («Le sens de la parodie dans le Don Quichotte») in Studia Romanica, 5, Heidelberg, 1963.

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teur au narrateur, l'horizon d'attente propre au schéma roma­nesque du «voyage», alors en vogue, ainsi que les conventions (plus ou moins aristotéliciennes) de la fable romanesque — y compris la Providence qui est censée y régner — pour opposer ensuite au roman de voyage et d 'amour ainsi promis, à des fins de provocation, une «vérité de l'histoire» absolument étran­gère au genre : la réalité bizarre et la casuistique moralisante des histoires insérées dans le roman, qui ne cessent de démen­tir au nom de la vérité de la vie les mensonges inhérents à la fic­tion poétique '. Ainsi dans L\es Chimères Nerval cite et combine des motifs, les amalgame en une quintessence de romantisme et d'occultisme: il crée l'horizon d'attente d'une métamor­phose mythique du monde, mais c'est pour signifier qu'il se détourne de la poésie romantique; la tentative d'un mythe personnel du moi lyrique échouant, la loi de l'information suf­fisante étant enfreinte et l'obscurité, devenue moyen d'expres­sion, acquérant elle-même une fonction poétique, le réseau d'identifications et de correspondances, familières ou déchif­frables, qui constituaient l'univers mythique se dissipe, et le lecteur est plongé dans l ' inconnu 2 .

Mais la possibilité de reconstituer objectivement l'horizon d'attente est donnée aussi pour des œuvres dont l'originalité historique est moins accusée. Car la disposition du lecteur en face d'une œuvre donnée, telle qu'un auteur l'attend de son public, peut également, en l'absence de tout signal explicite, être reconstituée à part ir de trois facteurs que toute œuvre présuppose: les normes notoires ou la «poétique» spécifique du genre, les rapports implicites qui lient le texte à des œuvres connues figurant dans son contexte historique, et enfin l'op­position entre fiction et réalité, fonction poétique et fonction pratique du langage, opposition qui permet toujours au lec­teur réfléchissant sur sa lecture de procéder, lors même qu'il lit, à des comparaisons. Ce troisième facteur inclut pour le lecteur la possibilité de percevoir une œuvre nouvelle aussi

1. Selon l'interprétation de R. Warning, «Tristram Shandy und Jacques le Fataliste», Munich, 1965 {Theorie und Geschichte der Literatur und der schönen Künste, 4), notamment pp. 80 sqq.

2. Selon l'interprétation de K. H. Stierle, «Dunkelheit und Form («Obscurité et forme») in Gérard de Nerval "Chimères"», Munich, 1967 (Theorie und Ges­chichte..., 5) notamment pp. 55 et 91.

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58 Histoire de la littérature

bien en fonction de l'horizon restreint de son attente littéraire que de celui, plus vaste, que lui offre son expérience de la vie. Je reviendrai dans ma dernière thèse (xn), à propos du rap­port entre la littérature et la vie pratique, sur le problème de ce double horizon littéraire et social, ainsi que sur la possibi­lité d'en donner une expression objective en recourant à l'her­méneutique de la question et de la réponse.

VIII

Pouvoir ainsi reconstituer l'horizon d'attente d'une œuvre, c'est aussi pouvoir définir celle-ci en tant qu'œuvre d'art, en fonction de la nature et de l'intensité de son effet sur un public donné. Si l'on appelle «écart esthétique» la distance entre l'horizon d'at­tente préexistant et l'œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un «changement d'horizon» en allant à l'encontre d'expériences familières ou en faisant que d'autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l'échelle des réactions du public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d'individus isolés, compréhension progressive ou retardée), peut devenir un critère de l'analyse historique.

La façon dont une œuvre littéraire, au moment où elle appa­raît, répond à l'attente de son premier public, la dépasse, la déçoit ou la contredit, fournit évidemment un critère pour le jugement de sa valeur esthétique. L'écart entre l'horizon d'attente et l'œuvre, entre ce que l'expérience esthétique anté­rieure offre de familier et le «changement d'horizon» (Hori-zontwandel)1 requis par l'accueil de la nouvelle œuvre détermine, pour l'esthétique de la réception, le caractère pro­prement artistique d'une œuvre littéraire : lorsque cette dis­tance diminue et que la conscience réceptrice n'est plus contrainte à se réorienter vers l'horizon d'une expérience encore inconnue, l 'œuvre se rapproche du domaine de l'art «culinaire», du simple divertissement. Celui-ci se définit, selon l'esthétique de la réception, précisément par le fait qu'il n'exige

1. Sur ce concept emprunté à Husserl, cf. G. Buck, Lernen und Erfahrung, op. cit., p. 64 sqq.

Histoire de la littérature 59

aucun changement d'horizon, mais comble au contraire par­faitement l'attente suscitée par les orientations du goût régnant : il satisfait le désir de voir le beau reproduit sous des formes familières, confirme la sensibilité dans ses habitudes, sanctionne les vœux du public, lui sert du « sensationnel » sous la forme d'expériences étrangères à la vie quotidienne, conve­nablement apprêtées, ou encore soulève des problèmes moraux — mais seulement pour les « résoudre » dans le sens le plus édi­fiant, comme autant de questions dont la réponse est connue d 'avance 1 . Si, au contraire, le caractère proprement artistique d'une œuvre se mesure à l'écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l'attente de son premier public, il s'ensuit de là que cet écart, qui, impliquant une nouvelle manière de voir, est éprouvé d'abord comme source de plaisir ou d'étonnement et de perplexité peut s'effacer pour les lecteurs ultérieurs à mesure que la négativité originelle de l 'œuvre s'est changée en évidence et, devenue objet familier de l'attente, s'est intégrée à son tour à l'horizon de l'expérience esthétique à venir. C'est de ce deuxième changement d'horizon que relève notamment le classicisme de ce qu'on appelle les chefs-d'œuvre 2 ; leur beauté formelle désormais consacrée et évidente et leur « signification éternelle » qui semble ne plus poser de problèmes les rappro­chent dangereusement, pour une esthétique de la réception, de l'art «culinaire», immédiatement assimilable et convaincant,

1. Je reprends ici les résultats de la discussion sur le kitsch comme cas limite de la catégorie de l'esthétique, menée lors du 3e colloque du groupe de recherche «Poetik und Hermeneutik» (voir le volume collectif édité sous ma responsabilité : Die nicht mehr schönen Künste, Grenzphänomene des Ästheti­schen [«Quand les arts cessent d'être beaux»] Munich, 1968). Ce qui caractérise également le kitsch et l'attitude «culinaire» que présuppose l'art de pur et simple divertissement, c'est «qu'il est entendu a priori que les exigences du consommateur sont satisfaites» (P. Beylin), que «l'attente exaucée devient la norme du produit» (W. Iser) ou que «l'œuvre se présente comme résolvant un problème, alors qu'elle n'en résout ni n'en pose aucun» (M. Imdahl), op. cit., pp. 651 à 667.

2. De même que la production des épigones: voir à ce sujet B. Tomasewsky (in Théorie de la littérature, éd. T. Todorov, cf. note 53, p. 306): «L'apparition d'un génie équivaut toujours à une évolution littéraire qui détrône le canon dominant et donne le pouvoir aux procédés jusqu'alors subordonnés. (...) Les épigones répètent une combinaison usée de procédés, et d'originale et révolu­tionnaire qu'elle était, cette combinaison devient stéréotypée et traditionnelle. Ainsi les épigones tuent parfois pour longtemps l'aptitude des contemporains à sentir la force esthétique 3es exemples qu'ils imitent: ils discréditent leurs maîtres. »

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60 Histoire de la littérature

de sorte qu'il faut faire l'effort tout particulier de les lire à rebours de nos habitudes pour ressaisir leur caractère propre­ment artistique (cf. ix).

On n'épuise pas le rapport entre la littérature et le public en disant que toute œuvre a son public spécifique qui peut être défini par l'histoire et la sociologie, que tout écrivain dépend du milieu, des conceptions et de l'idéologie de son public, et que la condition du succès littéraire est un livre « qui exprime ce que le groupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même»' . Cet objectivisme réducteur qui lie le succès littéraire à la concordance entre le projet de l'œuvre et l'attente d'un groupe social est toujours une source d'embarras pour la sociologie lit­téraire lorsqu'elle doit expliquer une action retardée ou durable des œuvres. Et c'est pourquoi R. Escarpit, pour expli­quer « l'illusion de l'universalité et de la pérennité d'un écri­vain», postule une «assise collective dans l'espace ou dans le temps », ce qui le conduit à émettre au sujet de Molière un pro­nostic surprenant : « Molière est encore jeune pour nous, Fran­çais du XXe siècle, parce que son monde vit encore et que nous avons encore avec lui une communauté de culture, d'évidences et de langage (...) mais le cercle se rétrécit et Molière vieillira et mourra quand mourra ce que notre type de civilisation a encore de commun avec la France de Molière 2 .» Comme si Molière n'avait fait que « refléter les mœurs de son temps » et n'avait conservé son succès, ce temps passé, qu'en raison de ce projet qui lui est ainsi prêté ! Dans les cas où l'accord entre l'œuvre et le groupe social n'existe pas ou n'existe plus, par exemple quand il s'agit d'interpréter la réception d'une œuvre dans un milieu linguistique étranger, Escarpit s'en tire en intercalant un « mythe » entre les deux : « des mythes... inventés par une postérité devenue étrangère aux réalités dont il ont pris la p lace» 3 . Comme si toute réception, passé le premier public socialement défini de l'œuvre, ne pouvait être qu'un «écho déformé», que le résultat de «mythes subjectifs», et n'impliquait pas aussi dans l 'œuvre reçue un a priori objectif — sens littéral et forme de l'œuvre — qui rend possible et limite à la fois toute intelligence ultérieure, toute « concrétisa-

1. R. Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, 1964, p. 110. 2. Ibid., p. 111. 3. Ibid., p. 107.

Histoire de la littérature 61

tion » nouvelle du sens ! La sociologie de la littérature ne consi­dère pas son objet de façon suffisamment dialectique, quand elle établit ce rapport à sens unique entre l'auteur, l 'œuvre et le public. Le déterminisme est à double sens : il y a des œuvres qui n'ont encore de rapport avec aucun public défini lors de leur apparition, mais bouleversent si totalement l'horizon familier de l'attente que leur public ne peut se constituer que progressivement 1 . Lorsque ensuite le nouvel horizon d'attente s'est assez largement imposé, la puissance de la norme esthé­tique ainsi modifiée peut se manifester par le fait que le public éprouve comme périmées les œuvres qui avaient jusqu'alors sa faveur, et leur retire celle-ci. Si l'on tient compte de ces chan­gements d'horizon, alors — et alors seulement — l'analyse de l'effet littéraire atteint à la dimension d'une histoire littéraire du lecteur 2 , et les courbes statistiques concernant les best-sellers ont valeur de connaissance historique.

On peut prendre comme exemple une « sensation » littéraire de 1857. En même temps que Madame Bovary, qui devait accéder par la suite à la célébrité mondiale, paraissait sous la signature d'un ami de Flaubert, Ernest Feydeau, une Fanny aujourd'hui tombée dans l'oubli. En dépit du procès intenté à Flaubert pour outrage à la moralité publique, Madame Borary fut d'abord reléguée dans l'ombre par Fanny: en un an le roman de Feydeau connut treize éditions, c'est-à-dire un suc­cès comme Paris n'en avait plus vu depuis YAtala de Chateau­briand. De par leur thématique les deux romans allaient au-devant de l'attente d'un public nouveau qui — selon l'ana­lyse de Baudelaire — avait abjuré tout romantisme et mépri­sait également la grandeur des passions et leur naïveté 3 : ils

1. Ces aspects ont été mis en lumière par la sociologie littéraire beaucoup plus ambitieuse d'Erich Auerbach, qui étudie les multiples ruptures dans la relation des auteurs à leur public ; cf. à ce sujet l'appréciation de F. Schalk, éditeur des Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie d'E. Auerbach, Berne/Munich, 1967, p. 11 sqq.

2. Cf. à ce sujet H. Weinrich, «Für eine Literaturgeschichte des Lesers» (« Pour une histoire littéraire du lecteur»), Merkur, XI, 1967 — tentative qui ren­contre très heureusement mon projet, car elle est issue de la même intention de plaider pour que désormais la perspective du lecteur soit méthodiquement prise en considération dans l'histoire littéraire — de même que la linguistique tradi­tionnelle du locuteur est remplacée par une linguistique de l'auditeur.

3. In Madame Bovary par Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Paris, 1951, p. 998 : « Les dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explo-

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62 Histoire de la littérature

traitaient un sujet banal, l'adultère en milieu provincial et bourgeois. Les deux auteurs avaient su, au-delà du détail attendu dans les scènes erotiques, donner un aspect frappant et neuf à la relation triangulaire avant eux pétrifiée par la convention. Ils présentaient le thème éculé de la jalousie sous un jour nouveau, en inversant les rôles par rapport à l'attente du public: chez Feydeau le jeune amant de la «femme de trente ans», bien que comblé dans ses vœux, est jaloux de l'époux de sa maîtresse et périt de cette situation doulou­reuse ; Flaubert donne aux adultères de la femme du médecin de province — que Baudelaire interprète comme une forme subtile de dandysme — un dénouement surprenant: c'est pré­cisément la figure dérisoire du mari trompé qui présente à la fin des traits de grandeur. Dans la critique officielle du temps, des voix s'élèvent pour condamner également Fanny et Madame Bovary comme des produits de la nouvelle école, du réalisme, auquel ils reprochent de renier tout idéal et de saper les fondements moraux de l'ordre social du Second Empire 1 . En 1857, le public, Balzac étant mort, n'attendait plus rien de grand du r o m a n 2 : cette perspective d'attente peut expliquer l'inégalité du succès des deux livres — mais à condition que l'on pose aussi le problème de l'effet produit par leur forme narrative. L'innovation formelle de Flaubert, son principe de «narration impersonnelle» — que Barbey d'Aurevilly atta­quait en disant, dans son langage imagé, que si l'on pouvait construire en acier anglais une machine à raconter elle ne fonctionnerait pas autrement que Monsieur Flaubert —, ce principe d'«impassibilité» devait nécessairement heurter le même public auquel s'offrait Fanny, avec son contenu émous-tillant présenté sous la forme facile et sur le ton d'une confes­sions d'un esprit encore excitable par les jeux de l'imagination ; mais le nouveau

romancier se trouvait en face d'une société absolument usée — pire qu'usée —,

abrutie et goulue, n'ayant horreur que de la fiction, et d'amour que pour la pos­

session. »

1. Cf. ibid., p. 999, et aussi l'acte d'accusation, la plaidoirie et le verdict du «procès Bovary», in Flaubert, Œuvres, éd. de la Pléiade, Paris, 1951, vol. I, pp. 649 à 717, notamment 717; sur Fanny, voir E. Montégut, «Le roman intime de la littérature réaliste», in Revue des deux mondes, 18 (1858), pp. 196-213, notamment 201 et 209 sqq.

2. Ainsi qu'en témoigne Baudelaire, cf. op. cit., p. 996 ;«(...) car depuis la dis­parition de Balzac (...) toute curiosité, relativement au roman, s'était apaisée et endormie. »

Histoire de la littérature 63

sion. Ce public trouvait en outre illustrées dans les descrip­tions de Feydeau les normes de la vie élégante et — objet de ses désirs inassouvis — les mœurs des milieux sociaux qui donnaient le ton 1 ; il pouvait se délecter sans retenue de la scène culminante où, lascivement, Fanny séduit son époux (sans se douter que son amant, du balcon, assiste au spec­tacle) : car il était dispensé de s'indigner vertueusement par la réaction de l'infortuné témoin. Mais lorsque ensuite Madame Bovary, après n'avoir été comprise d'abord que par un petit cercle de connaisseurs puis reconnue comme marquant un tournant dans l'histoire du roman, atteignit au succès mon­dial, le public des lecteurs de romans dont elle avait formé le goût consacra la nouvelle attente, le nouveau canon esthé­tique qui rendait insupportables les faiblesses de Feydeau — son style fleuri, ses effets à la mode, les clichés lyriques de ses pseudo-confessions — et condamnait Fanny, best-seller d'un jour, à sombrer dans l'oubli.

IX

La reconstitution de l'horizon d'attente tel qu'il se présentait au moment où jadis une œuvre a été créée et reçue permet en outre de poser des questions auxquelles l'œuvre répondait, et de découvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l'avoir vue et comprise. En adoptant cette démarche, on élimine l'influence presque toujours inconsciente qu'exercent sur le jugement esthé­tique les normes d'une conception classique ou moderniste de l'art, et l'on s'épargne la démarche circulaire qui consiste à recourir à l'«esprit du temps». On fait apparaître clairement la différence herméneutique entre le présent et le passé dans l'intel-

1. Cf. sur ce point l'excellente analyse du critique contemporain E. Montégut, qui expose avec précision pourquoi l'univers sur mesure et les personnages du roman de Feydeau sont caractéristiques du public des quartiers «entre la Bourse et le boulevard Montmartre» (op. cit., p. 209), qui use d'un «alcool poé­tique», se plaît à «voir poétiser ses vulgaires aventures de la veille et ses vul­gaires projets du lendemain» (p. 210) et sacrifie à une «idolâtrie de la matière» — Montégut entend par là les accessoires de la « fabrique de rêves » de 1858 : «une sorte d'admiration béate, presque dévotionneuse, pour les meubles, les tapisseries, les toilettes, s'échappe, comme un parfum de patchouli, de chacune de ces pages» (p. 201).

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ligence de l'œuvre, on prend conscience de l'histoire de sa récep­tion, qui rétablit le lien entre les deux horizons, et l'on remet ainsi en question, comme dogme métaphysique d'une philologie restée plus ou moins platonicienne, la fausse évidence d'une essence poétique intemporelle, toujours actuelle, révélée par le texte littéraire, et d'un sens objectif une fois pour toutes arrêté, immédiatement accessible en tout temps à l'interprète.

Le recours à 1'«histoire de la réception» 1 est indispensable à l'intelligence des littératures anciennes. Quand l'auteur d'une œuvre est inconnu, quand son dessein n'est pas attesté, que son rapport aux sources et aux modèles ne peut être établi qu'indi­rectement, la meilleure méthode pour répondre à la question «philologique» de savoir comment le texte doit être compris pourê t re«b iencompr i s» — c 'est-à-dire « en fonction du temps et du projet de l 'auteur» —, c'est encore de la replacer dans le contexte des œuvres que l'auteur supposait, explicitement ou implicitement, connues de son public contemporain. L'auteur des parties les plus anciennes du Roman de Renart admet par exemple, comme en témoigne son prologue, que ses auditeurs connaissent des romans comme l'histoire de la guerre de Troie et le Tristan, des chansons de geste et des fabliaux, et sont par conséquent curieux de découvrir «la guerre inouïe des deux barons Renart et Ysengrin», qui doit reléguer dans l 'ombre tout ce qu'ils ont pu lire. Par la suite, dans le cours du récit, les œuvres et les genres ainsi évoqués font tous l'objet d'allusions ironiques. C'est d'ailleurs sans doute ce changement d'horizon qui explique le succès remporté bien au-delà des limites de la France par cette œuvre tôt célèbre qui prenait pour la pre­mière fois le contre-pied de toute la tradition littéraire héroïque et courtoise 2 .

La recherche philologique a longtemps méconnu l'intention satirique dont procède le Renart médiéval et donc aussi le sens

1. Le problème méthodologique du passage de l'effet produit par une œuvre à sa réception a été défini de la façon la plus précise dès 1941 par F. Vodicka ; dans son traité Die Problematik der Rezeption von Nerudas Werk (repris dans Struktura vyvoje, Prague, 1969), il a posé déjà la question des modifications que font subir à l'œuvre les états successifs de la perception esthétique (cf. infra, «Histoire et histoire de l'art», note 81).

2. Cf. H. R. Jauss, Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung (« Recherches sur la poésie animalière du Moyen Âge»), Tùbingen, 1959, notam­ment IV A et D.

Histoire de la littérature 65

ironique et didactique de l'analogie entre nature animale et nature humaine parce qu'elle restait prisonnière, depuis Jakob Grimm, de la conception romantique d'une poésie pure­ment naturelle (Naturpoesie), d'un conte animal naïf. On a pu de même — pour prendre un second exemple de jugement esthétique selon des normes trop modernes — reprocher à bon droit aux chercheurs français qui, depuis Bédier, ont étudié l'épopée médiévale, d'en être restés sans le savoir aux critères de l'art poétique de Boileau, et de juger une littérature non classique selon les normes de la simplicité, de l 'harmonie entre les parties et le tout, de la vraisemblance, e tc . 1 Le parti pris d'objectivité historique inhérent à la méthode philologique n'empêche à l'évidence nullement l'interprète, tout en se pré­tendant hors jeu, d'ériger en norme implicite ses propres pré­jugés esthétiques et de moderniser en toute inconscience le sens du texte. Croire que l'interprète, situé hors de l'histoire, n'aurait qu'à se plonger dans le texte pour voir, par-delà toutes les 'erreurs' de ses devanciers et de la réception historique, se révéler directement et totalement la 'vérité intemporelle' du sens d'une œuvre, c'est «occulter l'implication de la conscience historique elle-même dans l'histoire de la récep­tion». C'est nier « les présupposés involontaires mais nullement arbitraires sur lesquels repose l'intelligence que l'interprète a du texte», et donner simplement l'illusion d'une objectivité «qui en réalité dépend de la légitimité des questions posées» 2 .

Dans Vérité et Méthode, Hans Georg Gadamer, dont je reprends ici la critique de l'objectivisme historique, a présenté le principe d'une «histoire des effets» (Wirkungsgeschichte) — qui recherche la réalité de l'histoire dans la compréhension même de l 'histoire 3 — comme une application de la «logique de la question et de la réponse » (Logik von Frage und Antwort) à la tradition historique. Développant la thèse de Collingwood selon laquelle «on ne peut comprendre un texte que si l'on a compris à quelle question il répond» 4 , Gadamer explique que

1. A. Vinaver, «A la recherche d'une poétique médiévale», in Cahiers de civi­lisation médiévale, 2 (1959), pp. 1 à 16.

2. H. G. Gadamer, Wahrheit und Méthode (Vérité et Méthode), Tùbingen, 1960, pp. 284-285.

3. Ibid., p. 283. 4. Ibid., p. 352.

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66 Histoire de la littérature

la question ainsi reconstituée ne peut plus être replacée dans son horizon originel, parce que celui-ci est toujours a priori englobé dans notre horizon actuel: «Comprendre (est) tou­jours fusionner ces horizons prétendument indépendants l'un de l 'autre» 1 . La question à laquelle le texte répondait à l'ori­gine doit être constituée ; elle ne peut pas subsister par elle-même, elle ne peut que se changer en la question «que constitue pour nous la tradition » 2 . Ainsi se résolvent les ques­tions qui, selon René Wellek, définissent l'aporie du jugement littéraire : le philologue doit-il évaluer une œuvre en fonction de la perspective du passé, du point de vue du présent, ou du «jugement des siècles» 3 ? Les critères effectifs d'un temps passé risquent d'être si étroits qu'en les utilisant on ne pour­rait qu'appauvrir les œuvres qui ont développé au cours de leur histoire le plus riche potentiel de signification. Le juge­ment esthétique du temps présent privilégierait les œuvres correspondant au canon du goût moderne et serait injuste envers toutes les autres simplement parce que la fonction qu'elles ont remplie en leur temps n'est plus évidente. Quant à 1'«histoire des effets» elle-même, quelque instructive qu'elle puisse être, elle est selon Wellek exposée « en tant qu'autorité aux mêmes objections que l'autorité des contemporains de l 'auteur» 4 .

Wellek conclut qu'il serait impossible d'échapper à notre propre jugement, qu'il faudrait seulement le rendre aussi objec­tif que possible en faisant ce que fait tout chercheur scienti­fique, c'est-à-dire « en isolant l'objet »5 ; mais cette conclusion ne résout pas l'aporie, elle retombe dans I'objectivisme. Le «jugement des siècles» sur une œuvre littéraire est plus que « la somme contingente de tous les jugements des autres lec­teurs, spectateurs, critiques et même des professeurs d'univer­s i t é» 6 ; il résulte du déploiement à travers le temps d'un potentiel de signification, immanent à l 'œuvre dès l'origine, qui s'actualise dans la succession des stades historiques de sa

1. Ibid., p. 289. 2. Ibid.. p. 356. 3. Wellek, op. cit., 1936, p. 184; 1965, pp. 20-22. 4. Ibid., 1965, p. 20. 5. Ibid. 6. Ibid.

Histoire de la littérature 67

réception et qui se révèle au jugement compréhensif dans la mesure où celui-ci accomplit de façon scientifiquement contrôlée, dans sa rencontre avec la tradition, la « fusion des horizons ».

Cependant, ma tentative visant à fonder la possibilité d'une histoire littéraire sur l'esthétique de la réception cesse de coïncider avec le principe d'une « histoire des effets », posé par Gadamer, quand celui-ci prétend ériger le concept de classi­cisme en prototype de toute médiation historique entre le passé et le présent. «L'œuvre que l'on appelle 'classique' n 'a pas besoin pour être comprise que soit surmontée d'abord la distance historique, car elle exerce elle-même constamment la médiation par laquelle cette distance est surmontée » 1 : cette définition de Gadamer laisse échapper le rapport entre ques­tion et réponse à partir duquel se constitue toute tradition his­torique. À propos du texte classique il n'y aurait plus lieu de chercher d'abord la question à laquelle il répond, si est clas­sique «ce qui parle à toute époque comme en s'adressant à elle en part iculier» 2 . Le caractère classique de l 'œuvre qui ainsi «se signifie elle-même et s'interprète elle-même» 3 n'est-il pas tout simplement le résultat de ce que j ' a i nommé le «deuxième changement d'horizon»? L'évidence sans pro­blème de ce que l'on est convenu d'appeler le «chef-d'œuvre», dont la négativité première est masquée parce qu'il apparaît en rétrospective à l'horizon d'une tradition exemplaire, et qui nous oblige à restituer d'abord, contre l'autorité d'une classi­ate garantie, «la vérité de la question» à laquelle il répond pour nous? Même en face de l'œuvre classique la conscience réceptrice n'est pas dispensée de découvrir « le rapport de ten­sion entre le texte et notre temps présent» 4 . Hérité de Hegel, ce concept d'un classicisme qui est à lui-même sa propre interprétation aboutit nécessairement à l'inversion du rapport historique entre question et réponse 5 , et contredit le principe de 1'«histoire des effets» selon lequel comprendre «n'est pas

1. Wahrheit und Méthode, p. 274. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 290. 5. Cette inversion du rapport apparaît à l'évidence dans le chapitre: «Die

Logik von Frage und Antwort » (« La logique de la question et de la réponse »), pp. 351-360 — cf. infra, «Histoire et histoire de l'art», vu).

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une simple activité reproductive, mais aussi une activité pro­ductive» '.

Cette contradiction s'explique à l'évidence par le fait que Gadamer s'en tient à une conception du classicisme trop étroite pour — au-delà de son époque d'origine, l 'humanisme — servir de fondement général à une esthétique de la réception. Il s'agit du concept de la mimesis comprise comme « reconnaissance », ainsi que Gadamer l'expose en donnant son interprétation onto­logique de l'expérience artistique: «Ce que l'on trouve dans une oeuvre d'art, et ce que l'on y cherche, en fait, c'est plutôt son degré de vérité : dans quelle mesure on y reconnaît quelque chose, on s'y connaît et s'y reconnaît 2 . » Cette conception de l'art peut être valablement appliquée à la période humaniste, mais pas au Moyen Âge qui la précède, et moins encore à la période qui la suit, notre modernité, pour qui l'esthétique de la mimesis et la métaphysique substantialiste qui la fonde ne s'im­posent plus de façon contraignante. La valeur cognitive de l'art n'a pourtant pas disparu lors de ce tournant historique 3 , d'où l'on doit conclure qu'elle n'était nullement liée à la fonction de reconnaissance que le classicisme attribuait à l'art. L'œuvre d'art peut aussi transmettre une connaissance échappant au schéma platonicien, si elle préfigure les voies d'une expérience à venir, imagine des modèles de pensée et d'action non encore éprouvés, ou contient une réponse à des questions nouvelle­ment posées. Ce sont précisément cette dimension virtuelle du sens et ce rôle producteur de la compréhension qui disparais­sent de 1'«histoire des effets» si l'on veut interpréter par le concept de « classicisme » la compréhension que le présent a de l'art du passé. Postuler avec Gadamer que l'art classique exerce lui-même constamment la médiation surmontant la dis­tance historique, c'est hypostasier la tradition et se condamner à ne plus voir que cet art n'apparaissait pas encore comme « classique » au moment de sa production, mais qu'il peut au contraire avoir en son temps ouvert des horizons, préparé des expériences nouvelles, et que seule la distance historique — la reconnaissance de ce qui est entretemps devenu familier — peut lui donner l'air d'affirmer une vérité intemporelle.

1. Ihid., p. 280. 2. 'bld., p. 109 3. Ihid., p. 110.

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Même les grandes œuvres littéraires du passé ne sont pas reçues et comprises par le fait d'un pouvoir de médiation qui leur serait inhérent et l'effet qu'elles produisent ne peut être comparé avec une émanation: elle aussi, la tradition artis­tique présuppose un rapport dialectique entre le présent et le passé, et donc l'œuvre du passé ne peut nous répondre et «nous dire quelque chose » aujourd'hui que si nous avons posé d'abord la question qui abolira son éloignement. Lorsque chez Gadamer l'acte de comprendre est conçu — en analogie avec 1'«accomplissement de l'être» chez Heidegger (Seinsgesche-hen) — comme « insertion dans un processus de tradition où présent et passé sont dans un rapport de médiation réci­proque permanente» 1 , nécessairement le «facteur de créati­vité inhérent à l'acte de comprendre» 2 est réduit à zéro. C'est sur ce rôle créateur d'une compréhension évolutive, incluant nécessairement aussi la critique de la tradition et l'oubli, qu'il s'agit à présent de fonder l'esquisse d'une histoire littéraire renouvelée par l'esthétique de la réception. Il faut considérer l'historicité de la littérature sous trois aspects: diachronie — la réception des œuvres littéraires à travers le temps (cf. chap. x) —, synchronie — le système de la littérature en un point donné du temps, et la succession des systèmes synchro-niques (chap. xi); enfin rapport entre l'évolution intrinsèque de la littérature et celle de l'histoire en général (chap. xn).

X

L'esthétique de la réception ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de l'œuvre littéraire tels qu'ils ont été compris de façon évolutive à travers l'histoire. Elle exige aussi que chaque œuvre soit replacée dans la «série littéraire» dont elle fait partie, afin que l'on puisse déterminer sa situation histo­rique, son rôle et son importance dans le contexte général de l'expérience littéraire. Passant d'une histoire de la réception des œuvres à l'histoire événementielle de la littérature, on découvre celle-ci comme un processus où la réception passive du lecteur

1. Op. cit., p. 275.

2. Ihid, p. 280.

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et du critique débouche sur la réception active de l'auteur et sur une production nouvelle; autrement dit, où l'œuvre suivante peut résoudre des problèmes — éthiques et formels — laissés pendants par l'œuvre précédente, et en poser à son tour de nouveaux.

Comment une œuvre donnée, que l'histoire littéraire positi­viste localise de façon déterministe dans une série chronolo­gique, la réduisant ainsi à la pure extériorité d'un 'fait littéraire', peut-elle être replacée dans la séquence historique dont elle fait partie, et donc recouvrer sa qualité d 'événe­ment '? La théorie de l'école formaliste prétend — comme on l'a déjà vu — résoudre ce problème en posant son principe de 1'«évolution littéraire», selon lequel l 'œuvre nouvelle apparaît en opposition à d'autres œuvres, précédentes ou simultanées et concurrentes, définit par le succès de sa forme la « ligne de crête» d'une époque littéraire, et donne bientôt naissance à des imitations de plus en plus stéréotypées, à un genre qui s'use et qui pour finir, lorsque la forme suivante s'est imposée, se survit seulement dans la banalité de la littérature de consommation. Si l'on utilisait ce schéma, qui n 'a guère été jusqu'à ce jour appliqué 1 , pour analyser et décrire une période littéraire, on pourrait en attendre une description supérieure à divers égards à celles de l'histoire littéraire tra­ditionnelle. Elle permettrait d'établir un rapport entre des séries distinctes que l'histoire traditionnelle se contente de juxtaposer en les insérant, au mieux, dans le cadre d'une esquisse historique générale : la série des œuvres d'un auteur ou d'une école, l'évolution d'un phénomène stylistique, les séries des différents genres littéraires ; elle découvrirait ainsi le «rapport d'évolution dialectique entre les fonctions et les formes» 2 . Les œuvres les plus marquantes, avec leurs corres­pondances et leurs rapports de succession, apparaîtraient

1. C'est dans l'article écrit en 1927 par I. Tynianov: «Uber literarische Evo­lution » (« Sur l'évolution littéraire»), op. cit., pp. 37-60, que ce programme a été exposé de la façon la plus convaincante. Selon les informations que je tiens de J. Striedter, il n'a été que partiellement appliqué, pour traiter le problème de l'évolution des structures à travers l'histoire des genres littéraires — par exemple dans «Die Ode als rhetorische Gattung» («L'ode comme genre rhéto­rique») de I. Tynianov, repris dans Texte der russischen Formalislen, II, éd. par J. Striedter, Munich, 1970.

2. Tynianov, «Ùber literarische Evolution», op. cit., p. 59.

Histoire de la littérature 71

comme les phases d'un procès qu'il ne serait plus nécessaire de reconstituer en fonction d'un point d'aboutissement défini d'avance, car il serait celui d'une « production dialectique des formes nouvelles par elles-mêmes» et n'aurait plus besoin d'aucune téléologie. En outre, la dynamique propre de l'évo­lution littéraire, ainsi conçue, supprimerait le problème des critères de sélection: n'entre en ligne de compte dans cette perspective que l 'œuvre qui innove dans la série des formes littéraires, et non celle où se reproduisent simplement la forme, le procédé, le genre déjà décadents et qui sont relégués dans l'ombre jusqu'au moment où une nouvelle phase de l'évolution les rend de nouveau «perceptibles». Enfin, dans une histoire littéraire d'inspiration formaliste, le concept clé d'évolution exclurait — contrairement au sens qui lui est donné d'habitude — toute notion de finalité, et l'historicité d'une œuvre s'identifierait à son caractère spécifiquement artistique: le caractère «évolutionniste» et l 'importance histo­rique d'un phénomène littéraire sont définis essentiellement par le degré d'innovation qu'il comporte — autre façon de dire que l 'œuvre d'art est perçue par opposition à d'autres œuvres 1 .

La théorie formaliste de 1 '« évolution littéraire » est assuré­ment pour l'histoire de la littérature l'un des facteurs de réno­vation les plus importants. Elle a établi que les changements qui s'accomplissent dans l'histoire s'inscrivent, en littérature comme ailleurs, à l'intérieur d'un système; elle a tenté de construire un système de l'évolution littéraire; last but not least, elle a proposé le modèle épistémologique d'une littéra­ture évoluant de la création originale (la « ligne de crête ») vers la formation d'automatismes répétitifs: autant de conquêtes qu'il convient de conserver, même s'il faut corriger ce qu'il y a d'excessif dans l 'importance exclusive accordée au concept d'innovation. Les faiblesses de l'évolutionnisme formaliste ont été bien suffisamment dénoncées par ses critiques : la simple opposition formelle et la variation esthétique ne suffisent pas pour expliquer le développement de la littérature; l'orienta-

1. «Une œuvre d'art apparaîtra comme représentant une valeur positive si elle transforme la structure de la période précédente, une valeur négative si elle reprend cette structure sans la transformer. » (J. Mukafovsky, cité par R. Wel-lek, op. cit., 1965, p. 42.)

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tion du devenir des formes littéraires reste une question sans réponse ; l'innovation ne fait pas à elle seule la valeur esthé­tique, et il ne suffit pas de nier le rapport entre évolution litté­raire et changement social pour faire qu'il n'existe pa s 1 . La thèse de mon chapitre XII est consacrée à ce dernier pro­blème; les autres imposent que l'on ajoute à la théorie lit­téraire descriptive des formalistes, par l'esthétique de la réception, la dimension qui lui manque, celle de l'expérience historique, sans omettre de tenir compte de la situation histo­rique de l'observateur actuel, de l'historien de la littérature.

Décrire l'évolution littéraire comme la lutte permanente du neuf avec l'ancien ou comme l'alternance entre la consécra­tion des formes et leur dégénérescence en stéréotypes, c'est réduire l'historicité de la littérature au procès superficiel de ses changements, et borner l'intelligence historique à la per­ception de ceux-ci. Or les changements qui se produisent dans la série littéraire ne se constituent en succession historique que lorsque l'antithèse de la forme nouvelle à la forme ancienne permet de discerner le lien de continuité qui les unit. Cette continuité, que l'on peut définir comme le passage de la forme ancienne à la forme nouvelle dans l'interaction de l'œuvre et du récepteur (public, critique, nouvel auteur), c'est-à-dire dans l'interaction de l'événement accompli et de la réception qui lui est consécutive, peut être méthodiquement appréhendée à travers le problème — de forme aussi bien que de contenu — « que toute œuvre d'art pose et laisse derrière elle, comme un horizon circonscrivant les 'solutions' qui seront possibles après elle» 2 . Si l'on se borne à décrire le changement dans la structure et les nouveaux procédés artis­tiques apportés par une œuvre, on ne remonte pas nécessaire­ment jusqu'à ce problème, ni donc à la fonction qu'il remplit dans l'expérience historique de l'art. Pour définir cette fonc­tion, c'est-à-dire pour découvrir le problème dont l'œuvre nouvelle a représenté, dans la série historique, la solution, l'interprète doit mettre enjeu sa propre expérience, parce que l'horizon où s'inscrivaient autrefois la forme ancienne et la

1. Cf. V. Erlich, RussischerFormalismus, op. cit., pp. 284-287; R. Wellek, op. cit., 1965, p. 42 51717 . , et J. Striedter, Texte der russischen Formalisten, I, Munich, 1969, Introduction, § X.

2. H. Blumenberg, in Poetik und Hermeneutik, III, loc. cit., p. 692.

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forme nouvelle, le problème et sa solution, ne peut être connu qu'en continuité avec l'horizon actuel qui détermine la récep­tion de l'œuvre ancienne. Pour que l'histoire de la littérature puisse être représentée comme «évolution littéraire», pour que les oppositions formelles ou les «qualités différentielles» soient perçues dans la continuité de leur devenir historique, il est nécessaire que la dialectique de la réception et de la production esthétiques se poursuive en continuité jusqu'au moment où l'historien écrit.

Ainsi fondée sur l'étude de la réception, 1'« évolution litté­raire» se retrouve orientée, la situation de l'historien dans l'histoire figurant en quelque sorte le point d'aboutissement (mais non pas le but !) du processus évolutif. Mais ce n'est pas tout : elle découvre aussi la profondeur du champ temporel où se déroule l'expérience littéraire, en révélant les variations historiques de l'écart entre la signification actuelle et la signi­fication virtuelle d'une œuvre. En d'autres termes : en dépit de la théorie formaliste qui réduit le potentiel de signification d'une œuvre littéraire à l'innovation, prise comme seul critère de sa valeur artistique, cette valeur n'est pas nécessairement perceptible dès l'instant où l'œuvre apparaît, selon l'horizon littéraire de cet instant, et ne peut a fortiori se mesurer tout entière au seul contraste entre la forme nouvelle et la forme ancienne. L'écart entre la perception première que le public a d'une œuvre et ses significations ultérieures peut être tel, autrement dit: la résistance que l'œuvre nouvelle oppose à l'attente de son premier public peut être si grande, qu'un long processus de réception sera nécessaire avant que soit assimilé ce qui était à l'origine inattendu, inassimilable. Il peut en outre arriver qu'une signification virtuelle reste ignorée jus­qu'au moment où l'évolution littéraire, en mettant à l'ordre du jour une poétique nouvelle, aura atteint l'horizon littéraire où la poétique jusqu'alors méconnue deviendra enfin accessible à l'intelligence. Il a fallu attendre ainsi le lyrisme hermétique de Mallarmé et de ses disciples pour que devienne possible un retour à la poésie baroque, depuis longtemps dédaignée, donc oubliée, et notamment la réinterprétation philologique et la 'renaissance' de Gongora. Il serait facile de multiplier les exemples de cas où l'apparition d'une poétique nouvelle peut rouvrir l'accès à une poésie oubliée ; il en est ainsi des phéno-

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mènes appelés 'renaissances' — appelés ainsi à tort, car ce mot suggère que le passé revient tout seul à la vie, et il fait souvent perdre de vue que la tradition littéraire ne peut pas se transmettre par elle-même, qu'un passé ne peut revenir à l'ac­tualité que si une nouvelle réception l'y ramène — soit que, changeant d'orientation esthétique, le présent se retourne délibérément vers lui pour se le réassimiler, soit qu'une nou­velle phase de l'évolution littéraire jette une lumière inatten­due sur une littérature oubliée, où l'on trouve alors quelque chose que l'on n'y pouvait pas chercher auparavant 1 .

La nouveauté n'est donc pas seulement une catégorie esthé­tique. Elle n'est pas épuisée par des facteurs comme l'innova­tion, la surprise, la surenchère, le regroupement des éléments, la distanciation (Verfremdung), auxquels l'école formaliste accordait une importance exclusive. La nouveauté devient aussi une catégorie historique lorsque l'analyse diachronique de la littérature, poussée plus avant, en vient à se demander quels sont les facteurs historiques qui font vraiment que la nouveauté d'un phénomène littéraire est reconnue comme neuve, dans quelle mesure cette nouveauté est déjà percep­tible au moment de l'histoire où elle apparaît, quelle prise de recul, quel cheminement, quel détour de l'intelligence a requis l'assimilation de son contenu, et si dans le moment de sa pleine actualisation elle a exercé un effet assez puissant pour modifier les vues que l'on avait jusqu'alors sur les oeuvres antérieures, et par là les valeurs consacrées du passé littéraire 2 . L'aspect que prend, sous cet éclairage, le rapport entre la théorie poétique et la pratique créatrice a déjà fait ailleurs l'objet d'un débat 3 . Assurément mon exposé n'épuise pas, à beaucoup près, la gamme des formes que l'interférence

1. On peut donner comme exemple du premier cas la revalorisation de Boi-leau et de la poétique classique de la contrainte par Gide et Valéry, en opposi­tion au romantisme; et du second, la découverte tardive des hymnes de Hölderlin, ou encore celle de la conception de Novalis concernant la poésie de l'avenir (cf. H. R. Jauss, in Romanische Forschungen, 77, 1965, pp. 174-183.

2. C'est ainsi qu'à partir du moment où le «romantique mineur» Nerval a été reconnu, ses Chimères ayant fait sensation auprès d'un public préparé par l'in­fluence de Mallarmé, les «grands romantiques» consacrés ont été de plus en plus relégués dans l'ombre : Lamartine, Vigny, Musset, et même Hugo, pour une bonne partie de son «lyrisme rhétorique».

3. Poetik und Hermeneutik, II (Immanente Ästhetik — Ästhetische Reflexion), éd. par W. Iser, Munich, 1966, notamment pp. 395-418.

Histoire de la littérature 75

dialectique entre production et réception peut prendre à travers l'histoire mouvante des conceptions esthétiques. Il se propose surtout de montrer quelle dimension nouvelle acquiert l'étude diachronique de la littérature, lorsqu'elle ne se contente plus d'aligner des 'faits littéraires' au fil de la chronologie, pour s'imaginer ensuite avoir saisi déjà l'histori­cité spécifique fascinante de la littérature.

XI

Les résultats obtenus en linguistique grâce à la distinction et à la combinaison méthodique de l'analyse diachronique et de l'analyse synchronique incitent à dépasser aussi dans le domaine de l'histoire littéraire la simple étude diachronique jus­qu'ici pratiquée. Et si, traitant par l'histoire de la réception les changements qui surviennent dans l'expérience esthétique, on découvre à tout instant des corrélations structurelles entre la compréhension des œuvres nouvelles et le sens d'œuvres plus anciennes, il doit aussi bien être possible d'étudier en coupe syn­chronique une phase de l'évolution littéraire, d'articuler en structures équivalentes, antagonistes et hiérarchisées la multi­plicité hétérogène des œuvres simultanées et de découvrir ainsi dans la littérature d'un moment de l'histoire un système totali­sant. On pourrait en tirer une nouvelle méthode d'exposition de l'histoire littéraire, multipliant les coupes synchroniques en dif­férents points de la diachronie de manière à faire apparaître, dans le devenir des structures littéraires, les articulations histo­riques et tes transitions d'une époque à l'autre.

C'est sans doute Siegfried Kracauer qui a remis en question de la façon la plus radicale le primat de l'étude diachronique en histoire. Son étude «Time and History» 1 conteste la pré­tention qu'a 1'«histoire générale» (General History) d'intégrer les événements ressortissant à tous les domaines de la vie en un processus intelligible, unitaire, cohérent à tout moment de l'histoire, et dont un temps chronologique homogène serait le

1. Dans Zeugnisse — Theodor W. Adomo zum 60. Gehurtstag, Francfort, 1963, pp. 50-64; cf. également sa contribution à Poetik und Hermeneutik, III, «Gene­ral History and the Aesthetic Approach», reprise dans History: The last things before the Last, New York, 1969.

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vecteur. Selon Kracauer cette conception de l'histoire, qui procède encore de l'idée hégélienne de I'« esprit objectif», pos­tule que tous les événements simultanés sont également mar­qués par la signification de l'instant où ils se produisent; elle occulte donc le fait que la simultanéité dans le temps n'est qu'une apparence de simultanéité. Car les multiples événe­ments qui surviennent en un point de l'histoire et que l'on croit comprendre, dans la perspective d'une histoire univer­selle, en les considérant comme autant d'expressions repré­sentatives d'un seul et même sens sont en réalité situés sur des courbes temporelles absolument différentes, soumis aux lois spécifiques de leur histoire particulière (Spécial History)1

ainsi que le montrent à l'évidence les interférences entre les diverses «histoires» — celles de l'art, du droit, de l'économie, de la politique: «The shaped times of the diverse areas over-shadow the uniform flow of time. Any historical period must therefore be imagined as a mixture of events which émerge at différent moments of their own time . »

Le problème ici n'est pas de savoir si ce constat implique l'incohérence première de l'histoire, de telle sorte que la cohé­rence de 1'« histoire générale » ne naîtrait jamais que du regard rétrospectif et du discours des historiens, auteurs d'une unité artificielle ; et si le doute radical concernant la « raison histo­rique», qui conduit Kracauer du pluralisme des évolutions chronologiques et morphologiques jusqu'à l'affirmation d'une antinomie fondamentale entre le général et le particulier dans l'histoire, fait apparaître en effet que l'histoire universelle est aujourd'hui épistémologiquement illégitime. Dans le domaine littéraire on peut dire en tout cas que les vues de Kracauer sur la «coexistence du simultané et du non-simultané» 3 , bien loin d'engager la connaissance dans une impasse logique, montrent plutôt qu'il est possible et nécessaire de pratiquer la coupe syn-chronique pour découvrir la véritable historicité des phéno­mènes littéraires. De ces vues en effet il découle que la fiction historique du moment qui marquerait de son empreinte tous

1. Ce concept a son origine chez Henri Focillon, Vie des Formes, Paris, 1943, et G. Kubler, The Shape of Time: Remarks on the History of Things, New Haven/Londres, 1962.

2. «Time and History», loc. cit., p. 53. 3. Poelik und Hermeneutik, III, p. 569.

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les phénomènes simultanés correspond aussi mal à l'historicité de la littérature que la fiction morphologique d'une série litté­raire homogène où la succession de tous les phénomènes n'obéirait qu'à des lois immanentes à la série. Si pertinente que soit la perspective diachronique quand il s'agit d'expliquer les changements, par exemple dans l'histoire des genres, en fonc­tion de la logique interne de l'innovation et de la naissance des automatismes, de la question et de la réponse, la diachronie pure n'atteint pourtant à la véritable dimension de l'histoire que si elle s'affranchit du strict principe de l'étude morpholo­gique, confronte l'œuvre importante par son influence histo­rique avec les spécimens conventionnels du genre — ceux que l'histoire n 'a pas retenus — et tient compte aussi du rapport entre la grande œuvre et l'environnement littéraire où elle n'a pu s'imposer qu'en concurrence avec des œuvres relevant d'autres genres. C'est précisément aux intersections de la dia­chronie et de la synchronie que se manifeste l'historicité de la littérature. Il doit donc être possible de reconstituer l'horizon littéraire d'un moment déterminé de l'histoire comme le sys­tème synchronique en référence auquel les œuvres simultané­ment apparues ont pu être perçues comme non simultanées, engageant la diachronie, comme actuelles ou inactuelles, pré­maturées ou attardées, à la mode d'aujourd'hui, d'hier ou de toujours '. Car si les livres qui sont produits simultanément se divisent — du point de vue de la production — en une multipli­cité hétérogène, en réalité non simultanée, c'est-à-dire s'ils sont marqués par des moments différents du shaped time, de l'évolution du genre auquel ils appartiennent (de même que l'apparente simultanéité des étoiles dans le ciel d'aujourd'hui se décompose pour l'astronome en une immense diversité dans l'éloignement temporel), cette multiplicité des phénomènes lit­téraires, vue sous l'angle de la réception, ne s'en recompose

1. Cette exigence a été formulée par R. Jakobson, en 1960, dans une confé­rence qui forme aujourd'hui le chapitre X I : «Linguistique et poétique», de ses Essais de linguistique générale (Paris, 1963) — cf. p. 212 : «La description syn­chronique envisage non seulement la production littéraire d'une époque don­née, mais aussi cette partie de la tradition littéraire qui est restée vivante ou a été ressuscitée à l'époque en question (...) La poétique historique, tout comme l'histoire du langage, si elle se veut vraiment compréhensive, doit être conçue comme une superstructure, bâtie sur une série de descriptions synchroniques successives. »

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pas moins, pour le public qui la perçoit comme la production de son temps et établit des rapports entre ces œuvres diverses, en l'unité d'un horizon commun, fait d'attentes, de souvenirs, d'anticipations et qui détermine et délimite la signification des œuvres.

Etant donné que l'avenir et le passé d'un système synchro-nique, quel qu'il soit, sont des éléments indissociables et néces­saires de sa s t ructure 1 , la coupe synchronique à travers la production littéraire d'un moment donné de l'histoire implique aussi nécessairement que d'autres coupes soient pratiquées en d'autres points, antérieurs et postérieurs, de la diachronie. De même que dans l'histoire d'une langue, on verra se dégager des fonctions, constantes et variables, jouant un rôle déterminé dans le système littéraire. Car la littérature elle aussi possède une sorte de grammaire, de syntaxe relativement stable : un système d'éléments, canoniques ou non canoniques: genres, modes d'expression, styles, figures rhétoriques; à ce domaine de stabilité s'oppose le domaine beaucoup plus sujet à varia­tion d'une sémantique: thèmes littéraires, archétypes, sym­boles, métaphores. C'est pourquoi l'on peut essayer d'établir pour l'histoire de la littérature, par analogie, ce que Hans Blu­menberg postule pour l'histoire de la philosophie, qu'il illustre en prenant des exemples de tournants historiques (Epochen­schwellen) et qu'il a fondé en élaborant sa logique de la ques­tion et de la réponse: «un système formel d'explication du monde (...), dans la structure duquel il est possible de localiser les redistributions factorielles qui caractérisent le processus historique et donnent à certaines de ses phases le caractère radical d'un changement d'époque » 2 . Si, dépassant la concep­tion substantialiste d'une tradition littéraire qui se perpétue par elle-même, on élabore une explication fonctionnelle du rapport évolutif entre la production et la réception, alors il doit être possible aussi de découvrir, derrière le changement des

1. I. Tynianov et R. Jakobson, «Probleme der Literatur- und Sprachfor­schung», loe. cit., p. 75: «L'histoire du système constitue elle-même encore un autre système. La pure synchronie se révèle ainsi être une illusion : tout système synchronique a son passé et son avenir, qui sont des éléments indissociables de sa structure. »

2. D'abord dans «Epochenschwelle und Rezeption» («Délimitation des époques et réception») in Philosophische Rundschau, 6 (1958), p. 101 sqq., puis dans Die Legitimität der Neuzeit, Francfort, 1966, notamment p. 41 sqq.

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contenus et des formes littéraires, ces redistributions qui, dans un système littéraire d'explication du monde, permettront de saisir l'évolution des horizons à travers l'histoire de l'expé­rience esthétique.

De ces prémisses on pourrait tirer le principe d'une histoire littéraire qui ne soit plus condamnée ni à suivre la ligne de crête, trop connue, que jalonnent les grands chefs-d'œuvre consacrés, ni à se perdre dans les zones basses où la somme intégrale de tous les textes forme une totalité que l'historien ne peut plus reconstituer ni décrire. La question de savoir ce qui a de l'importance au regard d'une nouvelle histoire litté­raire pourrait recevoir de l'étude synchronique une réponse encore inédite: pour étudier un changement d'horizon qui survient dans le cours de 1'«évolution littéraire», il n'est pas nécessaire de le suivre en diachronie à travers tout le réseau des faits et des filiations, on peut aussi le saisir en constatant comment l'état du système synchronique d'une littérature s'est modifié, et en analysant d'autres coupes transversales. En principe, on pourrait représenter une littérature nationale comme la succession de tels systèmes dans l'histoire, en étu­diant sur une série de points historiques à définir le recoupe­ment de la synchronie et de la diachronie. Mais la dimension historique de la littérature, sa continuité événementielle vivante qui échappe aussi bien au traditionalisme qu'au posi­tivisme littéraires ne saurait être ressaisie que si l'historien découvre des points de coupe et met en relier des œuvres qui permettent d'articuler de façon pertinente le cours de 1'« évo­lution littéraire», de distinguer ses temps forts, ses césures décisives. Mais cette articulation de l'histoire littéraire ne peut être fixée ni par la statistique ni par l'arbitraire subjectif de l'historien: c'est l'effet historique des œuvres qui en décide, l'histoire de leur réception: «ce qui est résulté de l'événe­ment» et qui constitue, au regard de l'observateur actuel, la continuité organique de la littérature dans le passé, dont résulte sa physionomie d'aujourd'hui.

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XII

L'histoire de la littérature n'aura pleinement accompli sa tâche que quand la production littéraire sera non seulement représentée en synchronie et en diachronie, dans la succession des systèmes qui la constituent, mais encore aperçue, en tant qu Tiistoire particulière, dans son rapport spécifique à / "histoire générale. Ce rapport ne se borne pas au fait que l'on peut décou­vrir dans la littérature de tous les temps une image typique, idéalisée, satirique ou utopique de l'existence sociale. La fonc­tion sociale de la littérature ne se manifeste dans toute l'am­pleur de ses possibilités authentiques que là où l'expérience littéraire du lecteur intervient dans l'horizon d'attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social.

La relation fonctionnelle entre littérature et société est la plupart du temps présentée par la sociologie littéraire tradi­tionnelle dans les limites étroites d'une méthode qui n 'a fait que remplacer, superficiellement, le principe classique de l'imitatio naturae par la théorie mimétique selon laquelle la littérature serait la représentation d'une réalité donnée, et qui par conséquent ne pouvait qu'ériger en norme littéraire par excellence un concept esthétique historiquement localisé et déterminé, le 'réalisme' du XIXe siècle. Mais le structuralisme littéraire à la mode, qui se réclame à plus ou moins bon droit de la critique archétypique de Northrop Frye et de l 'anthro­pologie structurale de Claude Lévi-Strauss, reste lui aussi pri­sonnier encore de cette esthétique de la représentation, au fond classicisante, et de son schématisme du «reflet» et du «typique». Interprétant les données établies par la linguis­tique structurale comme des constantes anthropologiques archaïques, présentes sous le déguisement du mythe littéraire — ce que souvent il ne peut réussir même qu'au prix d'une interprétation visiblement allégorique des textes 1 —, il réduit

1. ... ce dont témoigne involontairement mais de la façon la plus éloquente C. Lévi-Strauss lui-même, essayant d'«interpréter» à l'aide de sa méthode struc­turale la description linguistique faite par Jakobson des « Chats » de Baudelaire ; cf. L'Homme, 2 (1962), pp. 5-21.

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d'une part l'existence historique de l 'homme à l'actualisation des structures d'une nature sociale primitive et d'autre part l 'œuvre littéraire à l'expression mythique ou symbolique de ces structures. Mais ce faisant, il laisse échapper précisément la fonction sociale par excellence de la littérature, sa fonction de création sociale {gesellschaftsbildende Funktion). Le struc­turalisme littéraire ne se demande pas — pas plus qu'avant lui la critique marxiste et la critique formaliste — comment la lit­térature «contribue elle-même à façonner en retour l'image de la société qui est à son origine» et qu'elle a déjà contribué dans le cours antérieur de l'histoire à façonner. Ce sont là les termes dont Gerhard Hess use dans sa conférence de 1954 sur «l'image de la société dans la littérature française» pour for­muler le problème pendant du lien à établir entre l'histoire lit­téraire et la sociologie ; il montre ensuite dans quelle mesure la littérature française peut revendiquer le mérite d'avoir été, au fil de son évolution pendant la période moderne, la pre­mière à découvrir certaines lois de la vie en société 1 . La réponse que l'esthétique de la réception cherche à donner au problème de la fonction sociale (et de création sociale) de la littérature dépasse les compétences de l'esthétique tradition­nelle de la représentation. L'esthétique de la réception verra sa tentative d'une médiation nouvelle entre l'histoire littéraire et la recherche sociologique facilitée par le fait que le concept d'horizon d'attente (Erwartungshorizont), introduit par m o i 2

dans l'interprétation historique de la littérature, joue aussi depuis Karl Mannheim 3 un rôle dans l'axiomatique des sciences sociales. Il est également au centre d'un essai épisté-mologique sur « les lois naturelles et les systèmes théoriques » de Karl R. Popper, dont le projet est d'enraciner l'élaboration de la théorie scientifique dans l'expérience préscientifique de la praxis vécue. Dans ce texte, Popper traite le problème de

1. «Das Bild der Gesellschaft in der französischen Literatur» («L'image de la société dans la littérature française»), repris dans Gesellschaft — Literatur — Wissenschaft: Gesammelte Schriften (Œuvres complètes), 1938-1966, éd. par H. R. Jauss et C. Müller-Daehn, Munich, 1967, pp. 1-13, notamment 2 et 4.

2. D'abord dans Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, op. cit., notamment pp. 153, 180, 225, 271 ; puis dans Archiv für das Studium der neue­ren Sprachen, 197 (1961), pp. 223-225.

3. K. Mannheim, Mensch und Gesellschaft im Zeitalter des Umbaus (« L'homme et la société à l'ère de la réorganisation»), Darmstadt, 1958, p. 212 sqq.

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l'observation en partant du postulat d'un « horizon d'attentes » ; il fournit donc un terme de référence à ma tentative de définir le rôle et l 'apport spécifiques de la littérature, en tant qu'acti­vité sociale distincte de toutes les autres, dans la constitution de l'expérience humaine 1 .

Selon Popper, la démarche de la science et l'expérience pré­scientifique ont en commun le fait que toute hypothèse, de même que toute observation, présuppose toujours certaines attentes, «celles qui constituent l'horizon d'attente sans lequel les observations n'auraient aucun sens et qui leur confère donc précisément la valeur d'observations» 2 . Le facteur le plus important du progrès, dans la science aussi bien que dans l'ex­périence de la vie, c'est «la déception de l 'attente»: «Elle est semblable à l'expérience d'un aveugle qui heurte un obstacle et en apprend ainsi l'existence. C'est en constatant que nos hypo­thèses étaient fausses que nous entrons vraiment en contact avec la 'réalité'. La réfutation de nos erreurs est l'expérience positive que nous tirons de la réalité 3 . » Ce modèle, à vrai dire, n'explique pas encore de façon suffisante comment se consti­tue la théorie scientifique 4; mais il peut sans doute rendre compte du «sens créateur de l'expérience négative dans la vie prat ique» 5 , et il permet de mieux éclairer la fonction particu­lière de la littérature dans la vie sociale. Car le lecteur possède, par rapport à un non-lecteur hypothétique, le privilège de

1. Dans Theorie und Realität, éd. par H. Albert, Tübingen, 1964, pp. 87-102.

2. Ibid., p. 91.

3. Ibid., p. 102. 4. L'exemple de Popper — l'aveugle — ne distingue pas les deux possibilités

du comportement simplement réactionnel et de l'activité expérimentale. Si la seconde possibilité est celle qui caractérise l'attitude reflexive de la science par opposition à l'attitude non reflexive de l'homme dans la vie pratique, alors le chercheur devrait être considéré comme «créateur», placé au-dessus de l'aveugle et comparé plutôt, en tant que créateur d'attentes nouvelles, au poète.

5. G. Buçk, Lernen und Erfahrung, op. cit., p. 70, et aussi: «(l'expérience négative) n'exerce pas un effet pédagogique du seul fait qu'elle nous incite à reconsidérer le contexte de notre expérience passée de telle façon que les faits nouveaux s'intègrent dans l'unité rectifiée d'un sens objectif (...) Non seulement lobjet de l'expérience se présente autrement, mais encore la conscience qui fait l'expérience opère un retournement. Le résultat positif de l'expérience négative est une prise de conscience de soi. Ce dont on devient conscient, ce sont les motifs qui ont jusqu'alors conduit l'expérience et qui n'ont pas été, en tant que motifs conducteurs, soumis à l'interrogation. Ainsi l'expérience négative a d'abord le caractère d'une expérience de soi-même qui libère le sujet pour un mode d'expérience qualitativement nouveau.»

Histoire de la littérature 83

n'avoir pas à se heurter d'abord — pour rester dans l'image de Popper — à un nouvel obstacle avant de pouvoir accéder à une nouvelle expérience de la réalité. L'expérience de la lecture peut le libérer de l'adaptation sociale, des préjugés et des contraintes de sa vie réelle, en le contraignant à renouveler sa perception des choses. L'horizon d'attente propre à la littéra­ture se distingue de celui de la praxis historique de la vie en ce que non seulement il conserve la trace des expériences faites, mais encore il anticipe des possibilités non encore réalisées, il élargit les limites du comportement social en suscitant des aspirations, des exigences et des buts nouveaux, et ouvre ainsi les voies de l'expérience à venir.

Si le pouvoir créateur de la littérature préoriente ainsi notre expérience, ce n'est pas seulement du fait qu'elle est un art, qui rompt par la nouveauté de ses formes l'automatisme de la per­ception quotidienne. La forme nouvelle en art n'est pas seule­ment «perçue par contraste avec un arrière-plan d'autres œuvres et par association avec celles-ci»; cette proposition célèbre de Victor Chklovski, qui est au cœur du credo forma­liste, n'est pleinement juste que tournée contre le préjugé de l'esthétique néo-classique qui définissait le beau comme « har­monie de la forme et du contenu » et réduisait ainsi la forme nouvelle à la fonction secondaire de donner figure à un contenu préexistant. En réalité la forme nouvelle n'apparaît pas seulement « pour prendre le relais de la forme ancienne qui n'a déjà plus de valeur artistique». Elle peut aussi rendre pos­sible une autre perception des choses, en préfigurant un contenu d'expérience qui s'exprime à travers la littérature avant d'accéder à la réalité de la vie. Le rapport entre la lit­térature et le lecteur peut s'actualiser aussi bien dans le domaine éthique que dans celui de la sensibilité, en un appel à la réflexion morale comme en une incitation à la perception esthétique 1 . L'œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste avec un arrière-plan d'autres formes

1. J. Striedter a fait remarquer que, dans les notes de journal et les extraits de prose de Tolstoï auxquels Chklovski se réfère dans le premier exposé qu'il donne de la «distanciation» (Verfremdung), l'aspect proprement esthétique était encore lié à l'aspect éthique et à l'aspect épistémologique. «Ce qui à vrai dire intéresse d'abord Chklovski — au contraire de Tolstoï —, c'est le «procédé» artistique et non pas le problème de ses présupposés et de ses répercussions éthiques.» (Poe-tik und Hermeneutik, II, p. 288 sq.).

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artistiques, mais aussi par rapport à l'arrière-plan de l'expé­rience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonc­tion sociale doit être elle aussi appréhendée par l'esthétique de la réception en termes de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu'ils se présentent dans le contexte histo­rique, en fonction de l'horizon où s'inscrit son action.

Comment une forme esthétique nouvelle peut entraîner aussi des conséquences d'ordre moral ou, en d'autres termes, comment elle peut donner à un problème moral la plus grande portée sociale imaginable, c'est ce que démontre de façon impressionnante le cas de Madame Bovary, tel que le reflète le procès intenté à Flaubert après la première publica­tion de l 'œuvre en 1857 dans La Revue de Paris. La forme lit­téraire nouvelle qui contraignait le public de Flaubert à percevoir de manière inaccoutumée le «sujet éculé» était le principe de la narration impersonnelle (ou impartiale), en rapport avec le procédé stylistique du «discours indirect libre» que Flaubert maniait en virtuose et avec un à-propos parfait. Ce que cela signifie peut être mis en lumière à propos d'une description que le procureur Pinard, dans son réquisi­toire, incrimina comme particulièrement immorale. Elle suit dans le roman le premier « faux pas » d 'Emma et la montre en train de se regarder, après l'adultère, dans un miroir: «En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle pro­fondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait. Elle se répétait: J'ai un amant! un amant! se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait pas­sion, extase, délire... » Le procureur prit ces dernières phrases pour une description objective impliquant le jugement du nar­rateur, et s'échauffa sur cette «glorification de l'adultère», qu'il tenait pour bien plus immorale et dangereuse encore que le faux pas lui-même 1 . Or l 'accusateur de Flaubert était vic-

I. Flaubert, Œuvres, Paris, 1951, vol. I, p. 657: «Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glorification de l'adultère, sa poésie, ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même. »

Histoire de la littérature 85

time d'une erreur que l'avocat ne se fit pas faute de relever aussitôt : les phrases incriminées ne sont pas une constatation objective du narrateur, à laquelle le lecteur pourrait adhérer, mais l'opinion toute subjective du personnage, dont l 'auteur veut décrire ainsi la sentimentalité romanesque. Le procédé artistique consiste à présenter le discours intérieur du person­nage sans les marques du discours direct (« Je vais donc enfin posséder...») ou du discours indirect («Elle se disait qu'elle allait enfin posséder.. .»); il en résulte que le lecteur doit décider lui-même s'il lui faut prendre ce discours comme expression d'une vérité ou d'une opinion caractéristique du personnage. En fait, Emma Bovary est «jugée par le seul fait que son existence est caractérisée avec précision, et en raison de ses propres sentiments» 1 . Cette conclusion d'une analyse stylistique moderne concorde exactement avec la réplique de l'avocat Sénard, qui souligne que la désillusion commence pour Emma dès le deuxième jour : « Le dénouement pour la moralité se trouve à chaque ligne du livre »2 — à ceci près que Sénard ne pouvait pas lui-même alors nommer un procédé stylistique qu'aucune étude n'avait encore répertorié! Le désarroi provoqué par les innovations formelles du narrateur Flaubert éclate à travers le procès : la forme impersonnelle du récit n'obligeait pas seulement ses lecteurs à percevoir autre­ment les choses — «avec une précision photographique», selon l'appréciation de l'époque —, elle les plongeait aussi dans une étrange et surprenante incertitude de jugement. Du fait que le nouveau procédé rompait avec une vieille conven­tion du genre romanesque : la présence constante d'un juge­ment moral univoque et garanti porté sur les personnages, le roman de Flaubert pouvait poser de façon plus radicale ou renouvelée des problèmes concernant la pratique de la vie, qui au cours des débats reléguèrent tout à fait à l'arrière-plan le chef d'accusation initial, la prétendue lascivité du roman. Pas­sant à la contre-attaque, le défenseur posa une question qui retournait contre la société le reproche fait au roman de n'ap­porter rien d'autre que «l'histoire des adultères d'une femme de province » : le sous-titre de Madame Bovary n'aurait-il pas

1. E. Auerbach, Mimesis, Berne, 1946, p. 430.

2. Op. cit., p. 673

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dû être bien plutôt: «Histoire de l'éducation trop souvent don­née en province 1 ? » Cependant la question où le procureur mit tout le poids de son réquisitoire reste sans réponse : « Qui peut condamner cette femme dans le livre? Personne. Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j ' a i tor t 2 . »

Si pas un des personnages représentés ne saurait jeter la pre­mière pierre à Emma Bovary et si le roman ne défend aucun principe moral au nom duquel on pourrait la condamner, alors, en même temps que le «principe de la fidélité conju­gale», n'est-ce pas aussi 1'«opinion publique», ses idées reçues et son fondement, le « sentiment religieux », qui sont remis en question? Devant quelle instance le procès de Madame Bovary doit-il être porté, si les normes sociales jusqu'alors régnantes, «opinion publique, sentiment religieux, morale publique, bonnes mœurs», n'ont plus compétence pour en j uge r 3 ? Ces questions, formulées ou implicites, ne témoignent nullement chez le procureur d'un manque d'intelligence esthétique et d'un moralisme philistin. Elles expriment bien plutôt l'effet insoupçonné produit par une nouvelle forme artistique qui, entraînant une nouvelle « manière de voir les choses », avait le pouvoir d 'arracher le lecteur aux évidences de son jugement moral habituel et de rouvrir un problème dont la morale publique tenait la solution toute prête. Et si Flaubert, en raison de l'art de son style impersonnel, ne donnait aucune prise à la condamnation de son roman pour immoralité de l'auteur, c'était en quelque sorte un scandale ; aussi l'action de la justice fut-elle tout simplement logique lorsqu'elle acquitta l'écrivain Flaubert et condamna l'école littéraire qu'il était censé repré­senter — en fait le nouveau procédé littéraire jusqu'alors inconnu dont il avait usé : «Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des person­nages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système, appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien

1. Ihid..p. 670. 2. Ihid., p. 666. 3. Ibid., pp. 666-667.

Histoire de la littérature 87

qu'aux productions des beaux-arts, conduit à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, com­mettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes m œ u r s 1 . »

C'est ainsi qu'une œuvre littéraire peut rompre avec l'at­tente de ses lecteurs en usant d'une forme esthétique inédite, et les confronter à des questions dont la morale cautionnée par l'État ou la religion ne leur a pas donné la réponse. Plutôt que de multiplier les exemples, rappelons que ce n'est pas Brecht mais bien avant lui le siècle des Lumières qui a pro­clamé l'existence d'un rapport d'antagonisme entre la littéra­ture et la morale établie ; le moindre témoignage n'en est pas celui de Schiller affirmant expressément la fonction morale du drame bourgeois: «Les lois du théâtre commencent là où s'achève le domaine des lois de la société 2 .» Mais l'œuvre lit­téraire peut aussi — et cette possibilité caractérise, dans l'his­toire de la littérature, la phase la plus récente de notre modernité — renverser le rapport entre la question et la réponse et confronter le lecteur, dans la sphère de l'art, avec une nouvelle réalité 'opaque', qui ne peut plus être comprise en fonction d'un horizon d'attente donné. Il en est ainsi du «nouveau roman», forme d'art moderne très discutée qui représente — selon une formule d'Edgar Wind — le cas para­doxal «où la solution est donnée mais le problème doit être cherché, afin que la solution puisse être comprise comme solution» 3 . Le lecteur n'est plus alors dans la situation de pre­mier destinataire de l'œuvre, mais dans celle d'un tiers auquel la clé n'en est plus fournie et qui, placé devant une réalité dont le sens lui est encore étranger, doit trouver lui-même les ques­tions qui lui révéleront quelle perception du monde et quel problème moral vise la réponse donnée par la littérature.

De tout cela se dégage la conclusion que le rôle et l'apport

1. Ibid., p. 717 (texte du jugement). 2. Die Schaubühne als moralische Anstalt («Le théâtre comme institution

morale»), Säkular-Ausgabe, vol. XI, p. 99 — cf. à ce sujet R. Koselleck, Kritik und Krise, Fribourg/Munich, 1959, p. 82 sq.

3. «Zur Systematik der künstlerischen Probleme» («Vers une systématisa­tion des problèmes artistiques»), in lahrbuch für Ästhetik, 1925, p. 440. Sur l'application de cette formule aux formes modernes de l'art, voir Max Imdahl, Poetik und Hermeneutik, III, pp. 493-505, 663-664.

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spécifiques de la littérature dans le contexte de la vie sociale doivent être recherchés là précisément où la littérature n'est pas réduite à la fonction d'un art de représentation. Si l'on recherche les moments de l'histoire où des œuvres littéraires ont provoqué l'effondrement des tabous de la morale régnante ou offert au lecteur une casuistique pour la conduite de sa vie, de nouvelles solutions morales qui ont pu recevoir ensuite, par l 'approbation de tous les lecteurs, la consécration de la société, on ouvre à l'histoire littéraire un champ d'investiga­tion quasiment vierge encore. La coupure entre la littérature et l'histoire, la connaissance esthétique et la connaissance his­torique peut être abolie si l'histoire de la littérature ne se borne plus à répéter le déroulement de T'histoire générale' tel qu'il se reflète dans les œuvres littéraires, mais si elle mani­feste, à travers la marche de 1''évolution littéraire', cette fonc­tion spécifique de création sociale que la littérature a assumée, concourant avec les autres arts et les autres puissances sociales, à émanciper l 'homme des liens que lui imposaient la nature, la religion et la société.

Cette tâche vaut bien peut-être que le chercheur en littéra­ture, sautant par-dessus son ombre, cesse enfin de se dérober à l'histoire ; elle répond sans doute aussi à la question des fins et des justifications que peut invoquer aujourd'hui encore — aujourd'hui de nouveau — l'étude historique de la littérature.

Histoire et histoire de l'art

i

Dans le domaine des arts, l'histoire présente au premier abord deux visages contradictoires. D'une part, l'histoire de l'architecture, de la musique, de la littérature semble caractéri­sée par un degré assez élevé de consistance et aussi de transpa­rence. La succession chronologique des œuvres a quelque chose de plus concret, de plus évident qu'une séquence d'évé­nements politiques ; il est plus facile de voir clair dans les trans­formations relativement lentes qui caractérisent l'histoire d'un style que dans un processus anonyme de l'histoire sociale. Valéry a bien exprimé ce rapport entre l'histoire et l'histoire de l'art, en disant que dans celle-ci les productions sont «filles visibles les unes des autres» alors que dans celle-là «chaque enfant semble avoir mille pères et réciproquement » On pour­rait en conclure que l'affirmation selon laquelle l 'homme est lui-même l'auteur de son histoire se justifie sans doute avec plus d'évidence dans le domaine des arts que partout ailleurs.

Mais si d'autre part on étudie les différents modèles métho­dologiques adoptés par les historiens de l'art, à l'époque préscientifique aussi bien qu'au temps du positivisme 2, on constate que cette consistance élevée au niveau du détail est

1. Lettre à André Lebey, septembre 1906, Œuvres, II, Paris, 1960, p. 1543 ; cf. S. Kracauer, in Die nicht mehr schönen Künste («Quand les arts cessent d'être beaux») éd. par H. R. Jauss, Munich, 1968 (Pœtik und Hermeneutik, III), p. 123.

2. Sur le changement des modèles dans l'histoire des sciences, cf. Th. S. Kuhn, Die Struktur wissenschaftlicher Revolutionen, Francfort, 1967, et H. R. Jauss,

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acquise au prix d'une inconsistance extrême au niveau de l'en­semble, que l'on considère les rapports entre les différentes formes de l'art ou ceux qu'elles entretiennent avec le processus de l'histoire en général. Avant de prendre la forme de l'histoire des styles, l'histoire de l'art consistait en une multiplicité d'études biographiques entre lesquelles le seul lien était une table des matières suivant l'ordre chronologique. Écrivant l'histoire de la littérature, les humanistes ont eux aussi écrit d'abord «des histoires», c'est-à-dire des biographies d'auteurs ordonnées selon la date de leur mort et parfois même aussi en fonction d'un classement entre auteurs '. On s'inspirait des bio­graphies de Plutarque, qui avait aussi donné l'exemple des «parallèles». Ce type d'organisation de l'exposé caractérise le premier stade de l'histoire de l'art, celui des «histoires»; les «parallèles» ont été, jusqu'à la fin du xvm e siècle, l 'instrument de la « réception » de l'art antique et du débat sur son exempla­r i té 2 . En effet, le parallèle en tant que genre littéraire, qu'il soit utilisé à propos d'oeuvres ou d'auteurs considérés en particu­lier ou, par extension, de genres, de classicismes nationaux ou des littératures anciennes et modernes, implique l'idée d'une perfection intemporelle, critère de toute comparaison. L'art se manifeste dans l'histoire sous les espèces d'une multiplicité de processus évolutifs naturels dont chacun s'ordonne par rap­port à son « point de perfection », et que des normes esthétiques permettent de comparer à ceux qui les ont précédés. Faisant la somme de toutes ces histoires dans lesquelles les arts se sont manifestés, on peut alors reconstituer le schéma historique unitaire d'un retour cyclique du classicisme — dans le sens large d'apogée d'une culture ; ce schéma caractérise l'histoire culturelle comme la concevaient et l'écrivaient les humanistes, jusqu'à Voltaire inclusivement 3.

«Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft» («Le changement des modèles méthodologiques dans la science de la littérature ») in Linguistische Berichte, I (1969), pp. 44-56.

1. P. Brockmaier, Darstellungen der französischen Literaturgeschichte von Claude Fauchet bis Laharpe (« Les histoires de la littérature française de C. F. à L. »), Berlin, 1963.

2. Cf. dans le présent volume «La modernité...», chap. vi. 3. Cf. H. R. Jauss, Ästhetische Normen und geschichtliche Reflexion in der

Querelle des Anciens et des Modernes («Normes esthétiques et réflexion histo­rique dans la Q... »), Munich, 1964, pp. 22-33.

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L'historisme a, dans sa phase positiviste, déterminé le pas­sage des « histoires de l'art » à un second stade de leur évolu­tion. Le principe était désormais d'expliquer l 'œuvre d'art par la somme de ses déterminations historiques ; en conséquence il fallait pour chaque œuvre reprendre intégralement la recherche, afin d'atteindre par-delà les sources les «origines», et par-delà la vie de l'auteur les déterminations ressortissant à l'époque et au milieu. Cherchant les sources, on est inévita­blement conduit à chercher aussi les sources des sources et à se perdre dans les « histoires » — de même qu'en cherchant les rapports entre l 'œuvre et la vie. Mais c'est alors le rapport des œuvres dans leur succession significative qui se perd dans un vide historique que la simple juxtaposition chronologique lais­serait apparaître s'il n'était masqué par des généralités vagues concernant les «courants» et les écoles, ou comblé par un enchaînement purement extérieur emprunté à l'histoire géné­rale et avant tout par la référence au «devenir» d'une nation. Dans ces conditions, il semble que l'on soit en droit de se demander si vraiment l'histoire de l'art peut faire autre chose que d'emprunter à l'histoire son principe de synthèse.

Entre ces deux stades d'évolution des «histoires» se place l'historisme de Y Aufklärung, dans lequel l'histoire de l'art pré­cisément occupe une place importante. Le grand tournant qui a vu l'histoire unifiée, conjointement avec la philosophie de l'histoire nouvellement apparue, supplanter la pluralité des histoires a été amorcé au début du xvm e siècle par les décou­vertes de la critique d'art. À l'apogée du classicisme français, la controverse sur l'exemplarité de l'art antique se rallume; elle conduira les deux partis — Anciens et Modernes — à la conclu­sion commune qu'il est en dernier ressort impossible de mesu­rer l'art antique et l'art moderne à l'aune d'une même perfection, d'un beau absolu, parce que chaque époque a ses mœurs propres, donc aussi son propre goût et sa conception du beau (le beau relatif). La découverte du caractère historique du beau marque le début d'une nouvelle interprétation histo­rique de l'art et prépare ainsi l'historisme de Y Aufklärung2. Cette évolution a conduit au cours du xvm e siècle à temporali-

1. R. Kosellek, «Historia magister vitœ », in Natur und Geschichte («Nature et histoire»), Karl Löwith zum 70. Geburtstag, Stuttgart, 1968, pp. 196-219.

2. Thèse de l'essai mentionné en note 3, p. 90.

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ser et unifier à la fois les «histoires», aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la philosophie de l'histoire qui, depuis Fénelon et son Projet d'un traité sur l'histoire (1714), usait délibérément des normes classiques de l'épopée et des possibilités de synthèse qu'elle offrait pour établir sa supériorité par rapport à une histoire simplement événemen­tielle des États et des souverains '.

VHistoire de l'art de l'Antiquité de Winckelmann (1764) est le premier monument dans le nouveau genre d'une histoire spécifique de l'art, rendue possible par l'interprétation histo­rique relativisante de l'Antiquité et par l 'abandon du parallèle comparatif. Se détournant de la traditionnelle «histoire des artistes», Winckelmann assigne à la nouvelle «histoire de l'art» la tâche «d'enseigner son origine, sa croissance, son évolution et sa décadence, ainsi que la différence de style entre les époques, les peuples et les art istes» 2 . L'histoire de l'art telle que Winckelmann l'inaugure n 'a plus besoin d'emprunter à l'histoire générale son principe de synthèse, car elle peut revendiquer sa propre cohérence interne, une cohérence supérieure: «Les arts (...) ont, comme toutes les inventions, commencé par produire le nécessaire ; ensuite on a recherché la beauté, pour finir par le superflu : ce sont là les trois princi­paux stades de l'évolution de l 'ar t 3 . » Par rapport au déroule­ment événementiel de l'histoire, la succession des œuvres de l'art antique présente la supériorité de constituer une série complète et qui donc a valeur normative : dans le domaine des arts la contingence des processus historiques peut s'accomplir suivant une évolution naturelle. Appliquant ce principe à la poésie, Friedrich Schlégel a cherché et trouvé dans la poésie grecque «une histoire naturelle complète de l'art et du goût», dans le déroulement de laquelle «même l'imperfection des premiers stades et la dégénérescence des derniers» a pu prendre une valeur d 'exemple» 4 . Dans ce contexte, la critique

1. Cf. à ce sujet Nachahmung und Illusion (« Imitation et illusion »), Poetik und Hermeneutik, I, éd. par H. R. Jauss, 1963, p. 191.

2. Geschichte der Kunst des Altertums (1764), éd. W. Senff, Weimar 1964 p. 7.

3. Ibid., p. 21. 4. Über das Studium der griechischen Poesie, éd. P. Hankamer, Godesberg,

1947, p. 153.

Histoire et histoire de l'art 93

de Winckelmann par Herder peut être considérée comme la tentative d'étendre la relativisation de l'histoire de l'art à «toute la succession des temps»' et d'affirmer, contre l'art grec qui n'était saisi dans sa singularité que pour être à nou­veau érigé en norme, l'universalité historique du beau 2 . La poésie «comme outil ou comme produit de l'art et efflores-cence de la civilisation et de la plus haute humanité » donne à comprendre, à travers son histoire, quelque chose qui « n'a pu être réalisé que progressivement au cours de la longue marche des temps et des peuples» 3 . Ainsi est atteint le point où s'établit entre l'histoire et l'histoire de l'art un rapport qui soulève une nouvelle question: l'histoire de l'art, que l'on considère le plus souvent comme une parente pauvre et dépendante de l'histoire générale n'a-t-elle pas pu être jadis l'élément fécondant, et ne peut-elle pas redevenir un jour un paradigme éventuel de la connaissance historique ?

II

La décadence de l'histoire littéraire sous sa forme tradition­nelle, positiviste, née au xix e siècle et aujourd'hui épuisée dans sa fonction de paradigme scientifique, ne permet plus guère de soupçonner le rôle éminent qu'a joué l'histoire des arts, à ses débuts, dans la formation de la connaissance historique au temps de {'Aufklärung, dans la philosophie de l'histoire de l'idéalisme allemand et dans les premiers temps de l'histo-risme. Se détournant des formes jusqu'alors traditionnelles — chroniques, histoires singulières des souverains, des États, des guerres — on voyait dans l'histoire des arts le paradigme

1. Briefe zur Beförderung der Humanität (« Lettres pour servir à la promotion de l'idéal d'humanité»), T et 8e séries, éd. Suphan, Berlin, 1883, vol. XVIII, p. 57.

2. D'après H. D. Weber, Fr. Schlegels «Transzendentalpoesie» und das Verhältnis von Kritik und Dichtung im 18. Jahrhundert («La "poésie transcen-dantale" selon S. et le rapport entre critique et poésie au XVIII 0 ») , dissertation de doctorat, Constance, 1969, pp. 111-121.

3. C'est là l'idée directrice de l'histoire de la poésie moderne dans laquelle Herder (Lettres 81 à 107) reprend en même temps que Schiller et F. Schlegel (1796-1797) la problématique de la Querelle des Anciens et des Modernes; cf. H. R. Jauss, «Schlegels und Schillers Replik auf die "Querelle des Anciens et des Modernes"», II, in Literaturgeschichte als Provokation, 1970, pp. 72-74.

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d'une nouvelle histoire qui pouvait revendiquer un intérêt à prédominance philosophique: «Tous les peuples ont produit des héros et des politiques : tous les peuples ont éprouvé des révolutions : toutes les histoires sont presque égales pour qui ne veut mettre que des faits dans sa mémoire. Mais quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l'histoire du monde'.» Les his­toires événementielles sont d'une monotone uniformité; seul le perfectionnement des arts permet à l'esprit humain d'accé­der à la grandeur qui lui appartient en propre et de laisser à la postérité des oeuvres qui sollicitent non seulement la mémoire, mais aussi la pensée et le goût. C'est ainsi que Vol­taire justifie l'entreprise encore inédite de son Siècle de Louis XIV (1751). Peu après que Voltaire sß S^fait-ainsi orienté vers la «philosophie de l'histoire», Winckelmann et Herder fondent une nouvelle histoire des arts et de la littérature. Ils revendiquent la même ambition, et critiquent avec tout autant de netteté l'histoire traditionnelle, politique et militaire.

Avant ses œuvres les plus célèbres, Winckelmann a écrit des «Pensées sur l'exposé oral de l'histoire générale des temps modernes » ( 1754) visant à distinguer « ce qui dans l'histoire est vraiment utile » de ce qui est simplement «plaisant et beau ». Il prend ses distances par rapport à «nos auteurs qui ne s'atta­chent qu'aux faits » et à « la plupart des histoires générales » qui «semblent n'être que des histoires de personnes», il réclame «de grands exemples» et «des réflexions qui orientent le juge­ment», il formule le principe d'une hiérarchie: «Parmi les savants et les artistes, l'histoire générale ne retient que ceux qui ont innové, et non pas ceux qui ont copié ; que les esprits originaux, et non les compilateurs : les Galilée, les Huygens, les Newton, et non les Viviani, les Hôpital (...) Tout ce qui est subalterne relève de l'histoire des spécialités 2 .» L'ambition nouvelle de Winckelmann dans son Histoire de l'art de l'Anti­quité (1764) vise à dépasser non seulement 1'« histoire des

1. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, introduction. 2. Winckelmann ; Gedanken vom mündlichen Vortrag der neueren allgemeinen

Geschichte; ce fragment de 1754 est cité d'après les Œuvres complètes, I. Winc-kelmanns sämtliche Werke, éd. J. Eiselein, Donaueschingen, vol. 12, pp. III-XV; cf. à ce sujet Fontius, «Winckelmann und die französische Aufklärung», Berlin', 1968 (Sitz Ber. d. dt. Akad. d. Wsch. zu Berlin, Kl. für Sprache, Literatur und Kunst, 1968/1), à qui je suis redevable de cette référence.

Histoire et histoire de l'art 95

artistes», mais aussi la forme de la chronique traditionnelle dans le domaine de l'histoire générale. L'histoire de l'art ne doit pas être « la simple relation de ce qui se passe au fil du temps et des changements qui s'y opèrent», mais tout à la fois histoire et système; elle doit faire apparaître pleinement 1'« essence de l'art » et l'idée du beau à travers leurs développe­ments dans l'histoire '.

De même Herder considérait comme évidente la supériorité d'une histoire de la poésie des époques et des peuples, ainsi qu'en témoigne le tableau panoramique de la poésie moderne qu'il dresse en 1796 dans ses Humanitdtsbriefe pour reprendre le problème de la philosophie de l'histoire posé par la Que­relle : « Dans cette galerie de mentalités, d'aspirations et de ten­tatives diverses, nous apprenons assurément à connaître les temps et les nations avec plus de profondeur que par la voie aride et fallacieuse de leur histoire politique et militaire. Celle-ci nous montre d'un peuple rarement plus que sa façon d'être gouverné et massacré ; celle-là nous enseigne comment il pen­sait, ce qu'il désirait, ce qu'il voulait, quels étaient ses plaisirs et comment il était conduit par ses éducateurs ou par ses pen­chants 2 . » L'histoire des arts devient le moyen par lequel, à tra­vers la grande marche des temps et des peuples, on représente la chaîne des individuations historiques de l'esprit humain. Ainsi la civilisation grecque, dont Winckelmann affirmait encore le caractère idéal ou exceptionnel, est-elle remise à sa place dans l'histoire ; à la normativité de la perfection succède la multiplicité des visages historiques du beau, et en considé­rant la poésie à l'échelle de l'histoire universelle, on aboutit à une conception de l'histoire qui n'implique plus nécessaire­ment une téléologie immanente 3 et cependant apporte à 1'« esthéticien » la promesse d'une totalité reconstituée. Les élé-

1. Op. cit., p. 7. 2. Éd. Suphan, vol. XVIII, p. 137. 3. Dans le tableau qu'il donne en 1796 de la poésie moderne, Herder s'en

tient encore à la notion de finalité de l'histoire, en ce sens qu'il pose au début la question : « Quelle est la loi de ce changement ? Va-t-il vers le mieux, ou vers le pire?» (op. cit., p. 6) et qu'à la fin il conclut de sa comparaison entre les époques : « Tendimus in Arcadiam, tendimus! C'est vers le pays de la simplicité, de la vérité, de la moralité que va notre chemin» (p. 140). Sur l'esthéticien (vol. XXXII, p. 63) ou le «philologue-poète» (vol. XXXII, p. 83) qu'il faut être pour pouvoir s'aventurer sur l'océan de la spéculation historique, voir H. D. Weber, op. cit. (cf. note 13), p. 110.

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96 Histoire et histoire de l'art

ments d'une histoire naturelle de l'art que l'on trouve chez Herder encore : la métaphore de la croissance et des âges de la vie, le caractère de cycle complet présenté par l'accomplisse­ment de chaque civilisation, le classicisme comme «point cul­minant » de chaque cycle (das Höchste seiner Art) — tout cela laisse à l'histoire de l'art dans son ensemble encore un visage assez traditionnel, marqué par l'aboutissement de la Querelle. Ce qui chez Herder en revanche annonce l'avenir, dépassant la téléologie naturaliste en même temps que la théorie du progrès artistique, procède de son retour à la tradition de l'exégèse biblique. Là, Herder développe, comme l'a montré H. D. Weber, une théorie du beau qui réaffirme son universalité historique contre la relativité de ses formes individualisées dans l'espace et le temps : le beau, qui n'est plus une entité métaphysique-ment définissable donnée a priori, une substance qu'il s'agirait d'imiter, peut cependant, en tant que résultat de ses manifesta­tions dans l'histoire, être reconstitué en unité par la démarche herméneutique de la critique et devenir objet d'intuition pour le critique et le connaisseur 1 . En même temps, c'est l'histoire elle-même qui se révèle «à la contemplation esthétique, et à elle seule, en tant que continuité spirituelle investie d'un autre sens que les faits historiques dans leur réalité littérale » 2 .

Il conviendra de se demander ultérieurement si l'historisme à son apogée est tributaire de Herder esthéticien, et si vraiment l 'herméneutique historique du xix e siècle avait son modèle vir­tuel dans 1'« heuristique poétique » 3 de l'histoire de l'art. Ce qui caractérise le chemin suivi par l'histoire de l'art et de la littéra­ture au XIX e siècle, c'est qu'elle restreint toujours plus son ambition de développer une connaissance historique qui lui appartiendrait en propre. Au xix e siècle, à l'apogée de l'histo­risme — que l'approche historique de l'art, antique et moderne, avait au xvm e siècle contribué à constituer en nouveau modèle de connaissance — les historiens de l'art ont progressivement renoncé à fonder la légitimité de leur entreprise en faisant d'elle le moyen d'une réflexion sur l'esthétique, l 'herméneu­tique et la philosophie de l'histoire. Cependant l'histoire des lit­tératures nationales, nouvelle venue, entrait en concurrence

1. Op. cit. (ibid.), p. 123. 2. Ibid., p. 119. 3. Éd. Suphan, vol. I, pp. 441-444.

Histoire et histoire de l'art 97

sur le plan des idées avec l'histoire politique, prétendant mon­trer, à travers l 'enchaînement cohérent de tous les phéno­mènes littéraires, comment l'individualité idéale d'une nation se développait depuis ses débuts quasi mythiques jusqu'à sa pleine réalisation dans un classicisme national.

Le positivisme a certes détruit peu à peu cet objectif idéolo­gique, à mesure que les méthodes devenaient plus scienti­fiques, mais il n 'a pas su justifier la recherche en histoire littéraire par un quelconque « intérêt de connaissance » (Erken­ntnisinteresse)1. On peut appliquer encore à l'histoire littéraire du positivisme, qui se borne désormais à enchaîner les événe­ments de façon tout extérieure à la manière de l'histoire géné­rale, ce que Herder disait de la vieille histoire littéraire en forme d'annales: qu'elle «traverse les peuples et les temps au pas tranquille de l'âne du meunier » 2 . La théorie moderne de la science de la littérature, qui s'est constituée depuis la Première Guerre mondiale essentiellement sous l'influence du forma­lisme, de la stylistique et du structuralisme, s'est détournée de l'histoire littéraire en même temps que du positivisme. Depuis lors l'historien de la littérature garde obstinément le silence dans les débats concernant la méthode et l 'herméneutique his­toriques. Cependant l'histoire littéraire peut retrouver, même aujourd'hui encore, cette valeur de véritable connaissance his­torique qu'elle avait acquise au temps de Y Aufklärung et de l'idéalisme, si la littérature en tant que mouvement dialectique de production, de réception et de communication est enfin dégagée des conventions sclérosées et des pseudocausalités de l'histoire littéraire traditionnelle, et si l'historicité propre des œuvres est ressaisie, contre la conception positiviste du savoir et la conception traditionaliste de l'art.

III

L'histoire littéraire est, sous sa forme scientifique consa­crée, le plus mauvais moyen que l'on puisse imaginer pour saisir l'historicité spécifique de la littérature. Elle masque ce

1. Concept épistémologique emprunté par l'auteur à J. Habermas (N. d. T.).

2. Éd. Suphan, vol. II, p. 112.

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98 Histoire et histoire de l'art

paradoxe inhérent à toute histoire de l'art que Droysen évo­quait lorsqu'il exposait, prenant pour exemple les tableaux d'un musée, l'écart entre la réalité passée des faits historiques et leur compréhension rétrospective : « L'histoire de l'art éta­blit entre eux des liens qui n'existent pas en réalité, en vue desquels ils n'ont pas été peints et desquels pourtant résulte un enchaînement, une continuité dont leurs auteurs subis­saient l'influence sans en être conscients 1 .»

Sont considérées comme «faits objectifs» de l'histoire litté­raire les données de fait concernant les œuvres, les auteurs, les courants, les périodes. Là même où leur chronologie est parfai­tement vérifiable, l'ensemble que constituent ces «faits» au regard rétrospectif de l'historien reste sans rapport avec «ce qui jadis, dans son actualité, constituait un ensemble compor­tant mille autres relations que celles qui nous intéressent du point de vue de 1 histoire» 2 . L'articulation logique «objective» établie après coup entre les « faits » littéraires ne reconstitue ni la continuité dont une œuvre du passé est issue, ni celle qui lui donne un sens et une importance aux yeux du lecteur ou du cri­tique d'aujourd'hui. L'œuvre littéraire ne peut être saisie en tant qu'événement à travers les «faits» qu'une histoire de la lit­térature est capable d'enregistrer. Pour répondre à la question qui chez Droysen reste sans réponse : comment de la succes­sion chronologique des œuvres peut résulter cette continuité hors de laquelle les œuvres ne peuvent être ni conçues ni « reçues », il faut d'abord reconnaître le caractère épiphénomé-nal de l'analogie entre les « faits littéraires » et les « faits histo­r iques» 3 . Cette analogie issue du positivisme dégrade la valeur événementielle de l'œuvre d'art, et donc en même temps la cohérence événementielle de la littérature dans son ensemble. Considérée comme un « fait » ou comme un nœud de facteurs analysables, l 'œuvre littéraire est dépouillée de son caractère d'événement, qui (selon Gadamer) résulte de la fusion de deux horizons : celui de l 'auteur qui lui a donné forme et sens, celui

1. Historik: Vorlesung über Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte («Cours sur la méthodologie et le savoir historiques»), éd. R. Hübner, Munich, 1967 (5« éd.), p. 35.

2. Ibid., p. 34. 3. Droysen lui-même en était resté à l'idée que dans l'histoire d'une littéra­

ture ou d'un art «les faits objectifs recherchés nous sont immédiatement don­nés» (ibid., p. 96).

Histoire et histoire de l'art 99

du public qui interprète et réinterprète sans cesse cette forme et ce sens en fonction de l'actualité. Lorsque l'histoire littéraire a repris à son compte le paradigme de l'histoire positiviste et réduit la complexité de l'expérience littéraire à la simplicité d'un enchaînement causal entre les œuvres et entre les auteurs, la communication spécifique de l'historicité littéraire qui s'établit entre l'auteur, l 'œuvre et le public a disparu der­rière une succession de monographies, hypostasiée en une 'his­toire' dont elle n'avait plus en fait que le nom 1 .

Or on ne peut dégager des phénomènes littéraires aucun lien objectif entre les œuvres qui ne serait établi par les sujets de la production et de la réception 2 . C'est dans ce caractère inter­subjectif de la continuité que réside la différence entre l'histo­ricité propre de la littérature et celle des faits objectifs de l'histoire en général. Mais cette différence s'amenuise si, adop­tant la critique que Droysen fait du dogme de 1'« objectivité des faits», on reconnaît que l'événement d'abord diffus «n'accède à l'unité intelligible qu'après avoir été saisi comme processus unique et cohérent, relation complexe entre la cause et l'effet, le projet et sa réalisation, bref comme fait unique » ; et que ce même événement, considéré «du point de vue d'un fait nou­veau » ou réexaminé par un observateur situé plus tard dans le temps, peut prendre un autre sens encore 3 . Droysen rend ainsi au fait historique, assimilable sur ce point à l 'œuvre d'art, son caractère d'événement dont l'interprétation reste ouverte et peut changer en même temps que les perspectives. Car «le droit d 'appréhender» les œuvres et «les faits à la lumière de l 'importance qu'ils ont acquise par leurs répercussions» n'appartient pas à la seule « vision historique », mais tout aussi naturellement à l'interprétation esthétique 4 . L'analogie consti­tutive entre l'histoire et l'histoire de l'art réside donc dans le caractère événementiel respectif de l'œuvre d'art et du fait his­torique, également nivelé dans l'un et l'autre cas par l'objecti-visme positiviste.

1. Cf. à ce sujet la critique de l'histoire littéraire par R. Barthes, «Histoire ou littérature?» in Sur Racine, Paris, 1960.

2. Cf. dans ce volume l'essai «L'histoire de la littérature: un défi...», chap. vi.

3. Historik, op. cit., pp. 133-167.

4. Ibid., p. 91.

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100 Histoire et histoire de l'art

Il s'ensuit de là que le problème des rapports et des interfé­rences structurelles entre les deux disciplines doit être remis en discussion. En effet, d'une part la critique faite par Droysen de l'objectivisme de l'École historique permet de dégager les procédés de fiction narrative et les catégories esthétiques de l'histoire de l'art dont elle a usé sans le savoir et qui ont donné naissance à la forme devenue classique de son écriture histo­rique. D'autre part il convient de se demander si la conception de l'événement selon Droysen, qui prend en compte les réper­cussions des faits et des choses ainsi que le point de vue rétros­pectif de l'observateur, ne présuppose pas elle-même derechef le modèle épistémologique de l'œuvre d'art du passé, dont l'interprétation reste à jamais inachevée.

IV

«La théorie de l'histoire (Historik) n'est pas une encyclopé­die des sciences historiques et pas davantage une philosophie (ou une théologie) de l'histoire, ni une physique du monde his­torique, ni surtout une poétique du discours historique. Elle doit se donner pour objectif d'être un organon de la pensée et de la recherche historiques 1 .» La théorie de l'histoire selon Droysen est dans son principe d'abord une herméneutique; elle a de ce fait quelque peine à échapper au soupçon de n'être qu'une «poétique du discours historique», à la façon des Elé­ments d'une méthodologie de l'histoire (Grundzûge der Historik, 1837) de Gervinus. Son ambition d'autonomie est beaucoup moins compromise par le fait qu'elle implique également une philosophie (la continuité dans le progrès du travail histo­rique) et une théologie de l'histoire (le but suprême d'une théodicée), que par l'idée que l'histoire pourrait bien être un art et qu'il ne conviendrait pas de l'ériger en science. En effet, la seule méthode de la critique des sources, cette «physique du monde historique », n 'a pas suffi à donner à l'histoire cette qualité. En dépit de ses triomphes on a, selon la remarque railleuse de Droysen, célébré « comme le plus grand historien

1. Ibid., § 16. — Dans ce qui suit, (es chiffres placés après les citations ren­voient aux pages ou aux § de cet ouvrage.

Histoire et histoire de l'art 101

de notre temps celui dont l'écriture historique se rapprochait le plus du roman de Walter Scott» (p. 322). C'est pourquoi la polémique de Droysen contre Ranke et l'idéal objectiviste de l'historisme vise avant tout à démasquer les illusions que charrie la narration apparemment objective de faits enregis­trés par la tradition.

La première de ces illusions est celle de la série close. Bien que tout historien sache que notre savoir historique reste tou­jours incomplet, la forme narrative prédominante «nous fait et veut nous faire croire abusivement que nous avons sous les yeux les choses de l'histoire dans l'intégralité de leur déroule­ment, la chaîne complète des événements, des motivations, des fins» (p. 144). Le récit historique s'approprie cette loi de la fiction narrative qui veut que, même disparates, les élé­ments d'une histoire s'ordonnent pour le lecteur avec toujours plus de cohérence, et constituent pour finir l'image d'une tota­lité achevée; lorsque cet effet esthétique doit être évité et l'imagination empêchée de combler les lacunes, l'écrivain recourt à des procédés particuliers qui, paradoxalement, sont d'un usage plus courant dans la prose artistique moderne que dans le discours historique.

La seconde illusion est celle d'un premier commencement et d'une fin définie. Sur ce point, Droysen a dénoncé et rejeté, avec une perspicacité sans doute assez rare pour son temps, «la fausse doctrine d'une évolution organique» dans l'histoire (p. 152): «Il n'est absolument pas dans la compétence de la recherche historique de remonter jusqu'à un point qui serait absolument le premier, le commencement, au sens le plus fort et le plus plein du terme » (p. 150). Il est tout aussi faux en his­toire de dire «que ce qui vient avant renferme déjà toutes les conditions nécessaires de ce qui vient après» (p. 151), que de représenter, ainsi que le fait Ranke dans son histoire de la Réforme, les choses comme ayant un terme bien défini, car «l'évolution parvenue à son terme porte en elle tous les élé­ments d'une agitation nouvelle» (p. 298). Quand le récit histo­rique adopte la démarche génétique et veut expliquer quelque chose à partir de son origine, précisément, il se soumet une fois encore aux lois de la fiction — en l'occurrence, à la défi­nition aristotélicienne de la fable poétique, qui doit avoir un commencement, un milieu et une fin, le commencement

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102 Histoire et histoire de l'art

n'étant pas la suite d'autre chose et la fin n'étant suivie de rien d'autre.

La troisième illusion est celle d'une image objective du passé. Qui croit avec Ranke que l'historien n'a qu'à faire abs­traction de ses intérêts personnels, de son moi, de son temps (p. 306) pour atteindre le passé sans le déformer, ne peut pas pour autant, plus que le poète ou le romancier, garantir la vérité des images qu'il évoque ainsi ou des choses révolues qu'il voudrait rappeler à la vie (p. 27). Même si l'on pouvait appréhender un passé «dans toute l 'ampleur de sa présence révolue» (p. 27), il ne contiendrait pas en lui-même déjà cette «mesure de l 'importance des choses et de leur valeur signi­fiante» (p. 283) qu'on ne peut dégager qu'en cherchant le point de perspective d'où il apparaîtra comme une totalité relative, dans sa plénitude et la multiplicité de ses visages. « Il n'y a d'objectivité que là où il n'y a pas de pensée» ', car «c'est seulement en apparence que les 'faits' parlent d'eux-mêmes, par eux seuls, à l'exclusion de toute autre voix, 'objective­ment'. Ils seraient muets sans le narrateur qui les fait parler » (§ 91).

Toutes ces fictions épiques : clôture de la série, commence­ment et fin absolus, passé dont l'image se reconstitue d'elle-même, sont des conséquences de l'illusion première démasquée par Droysen, celle de l'historisme romantique: l'historien n'aurait qu'à raconter les faits bruts tels qu'ils se dégagent des sources — « et c'est cette illusion de la transmission objective des faits qui a été prise ensuite pour l'histoire» (§ 360). Appli­quant le principe selon lequel l'historien devait abolir sa sub­jectivité pour laisser l'histoire se raconter elle-même, le discours historique qui s'épanouit au xix e siècle et cherche à nier son caractère artistique pour se faire reconnaître comme science n 'a pas su éviter de transformer son objet en fiction. La poétique implicite du genre n'est autre que celle du roman his­torique qui occupe à la même époque la ligne de crête dans le paysage littéraire. Cependant, pour caractériser cette poétique nouvelle du récit historique, il ne suffit pas de constater que celui-ci donne accès aux choses du passé et les rappelle à la vie pa r l 'anecdote et la poésie — comme les romans de

1. «Objektiv ist nur das Gedankenlose« — variante du tirage réduit de 1858.

Histoire et histoire de l'art 103

Walter Scott, qui savaient tellement mieux que le discours his­torique antérieur satisfaire un public curieux des choses du passé. Si le roman de Walter Scott a pu inciter l'histoire scien­tifique à donner du passé cette image en quelque sorte indivi­dualisée dont le discours historique avait été jusqu'alors incapable, c'était aussi pour des raisons d'ordre formel.

Ce qui, dans les romans de Walter Scott, impressionnait tant Augustin Thierry, Barante et les autres historiens des années 20, ce n'était pas seulement le pouvoir de suggestion du détail et du coloris historique, la physionomie individuelle qu'ils donnaient à quelque époque révolue et la perspective nouvelle qui remplaçait le grand spectacle politique habituel par une action historique dont on pouvait suivre le déroule­ment à travers différents milieux représentés par une multi­plicité de personnages. C'était aussi et surtout la nouvelle forme, celle du « drame » — le grand titre de gloire de Scott — qui pour les contemporains résidait moins dans l'organisation des événements en action dramatique que dans la forme dra­matique inusitée donnée au récit : du fait que le narrateur du roman historique se tenait entièrement en retrait, l'histoire pouvait prendre le relief d'un spectacle et donner au lecteur l'illusion d'assister personnellement au drame dont les per­sonnages étaient les protagonistes. En outre le lecteur était mis en situation de juger par lui-même, et de tirer lui-même le bilan moral que jusqu'alors des historiens raisonnant sur l'his­toire, comme Hume ou Robertson, avaient tiré pour lui 1 . Ces analogies entre les règles du roman historique et l'idéal d'ob­jectivité du discours historique contemporain se passent de tout commentaire 2 . Dans l'un et l 'autre cas, la loi du genre assume la fonction problématique, née de l'illusion d'une

1. A. Thierry : Sur les trois grandes méthodes historiques en usage depuis le sei­zième siècle (1820); De Barante: Préface de l'histoire des Ducs de Bourgogne (1824) et l'article anonyme «De la nouvelle école historique» (1828); cité d'après K. Massmann, Die Rezeption des historischen Romans von Sir Walter Scott in Frankreich von 1816 bis 1832, Heidelberg, 1972, notamment p. 89.

2. E. Wolff («Zwei Versionen des historischen Romans: Scotts "Waverley" und Thackerays "Henry Esmond"», in Lebende Anlike, Symposion fiirR. Sùhnel, éd. par H. Meller et H. J. Zimmermann, Berlin, 1967, pp. 348-369, notamment 357) a lui aussi montré qu'il y avait là un « parallélisme des buts qui permet d'af­firmer que le roman historique à la manière de Scott était, de par son principe, en mesure de réaliser le programme de l'école historique écossaise beaucoup mieux que celle-ci ne pouvait le faire elle-même.»

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104 Histoire et histoire de l'art

représentation immédiate du passé, de suppléer le narrateur qui s'est explicitement absenté et pourtant reste implicitement présent à tout instant pour transmettre et juger. Plus encore que le romancier Scott, qui peut déléguer sa fonction de nar­rateur à tel ou tel personnage ou la dissimuler par un effet de perspective, l'historien Ranke ne cesse de trahir sa présence par des vues a posteriori et des catégories d'organisation esthétique qui n'auraient pu être le fait d'un contemporain de l'événement historique percevant celui-ci. Et si Ranke a tran­ché avec ostentation le fil entre le passé « tel qu'en lui-même il a été » (wie es eigentlich gewesen) et « ce qui en est issu », son histoire le paie, là surtout où quelque aspect du jugement, du choix, de la motivation ou de l 'enchaînement des faits trahit son point de vue rétrospectif d'historien qu'il nous cache (et se cache à lui-même) en donnant l'impression que sa vision est «objective», est celle qu'impliquait déjà l 'ordre inhérent aux choses du passé, alors qu'elle est rendue possible seulement par la suite de l'histoire et par le recul. De telles incohérences sont masquées dans le discours historique de Ranke par l'illu­sion des séries événementielles closes, et cela d'une manière qui rappelle non plus celle qu'avait Scott de mener l'action de ses romans, mais celle dont usait l'histoire de l'art, depuis Winckelmann, pour représenter les processus d'évolution des styles.

V

Ainsi donc le discours historique de Ranke est déterminé par des catégories esthétiques développées d'abord par l'histoire des styles, qu'il véhicule implicitement; nous allons mainte­nant le montrer en analysant la description que Ranke, dans son Histoire de France, fait de la période des guerres franco-anglaises

L'histoire des styles {Stilgeschichte), sous la forme que lui a donnée Winckelmann, peut être définie par les notions sui­vantes : le « changement de style » (Stilwechsel), qui se produit

1. Französische Geschichte, chap. i", 3, 1852-1861, éd. O. Vossler, Stuttgart, 1954, pp. 78-95 (les chiffres suivant les citations renvoient aux pages).

Histoire et histoire de l'art 105

lorsqu'un tournant de l'histoire fait apparaître un style nou­veau 1 ; la claire articulation diachronique des évolutions sty­listiques (par exemple la division de l'art grec en quatre phases : «style archaïque, grand style, beau style, style des épi-gones»); la stricte délimitation des périodes, qui constituent autant de totalités (les styles ont un premier commencement et une fin définie, marquée par la victoire d'un style nouveau).

Dans l'exposé de Ranke, l'époque des guerres franco-anglaises commence à beaucoup d'égards par un changement radical. À Louis IX, « modèle de tous les rois inspirés par la reli­gion», succède Philippe le Bel, issu de la même souche capé­tienne mais «caractère de type opposé», représentant d'une Machtpolitik (politique de force) spécifiquement moderne (p. 78). «Le premier», il ose, «poussé par une ambition effré­née, violer les frontières » qu'avaient respectées ses prédéces­seurs et pénétrer dans la sphère territoriale du pouvoir impérial ; « il savait ou sentait, commente Ranke, qu'il était en accord avec la nature des choses » (pp. 78-79). Cette phrase est l'exemple typique d'un énoncé narratif (abrégé dans ce qui suit en « E.N. ») que seule rend possible la vision rétrospective, mais que le narrateur Ranke impute visiblement («... ou sentait ») au personnage de Philippe le Bel. Le paradigme du tournant his­torique qui voit apparaître la nouveauté intégrale est alors illustré par le conflit de Philippe avec le pape Boniface VIII, l'interruption de la politique de croisade et l'anéantissement de l'ordre du Temple. Sur ce dernier point, Ranke ne pense même plus devoir enquêter sur ce que les accusations portées contre les Templiers peuvent comporter de vérité, et s'en justifie en disant «c'en est assez pour nous faire percevoir le changement survenu dans les idées» (p. 79). La limite entre l'ancien et le nouveau peut alors être définie dans sa pleine signification d'ouverture d'une époque nouvelle : « les temps étaient révolus, qu'avait animés l'idée d'une chrétienté unitaire (E.N.); les biens dont le revenu devait servir à la reconquête de Jérusalem furent intégrés au royaume et utilisés à son profit (...) A travers

1. Selon K. Badt: Eine Wissenschaftslehre der Kunstgeschichte (Cologne, 1971, p. 102), souvent un nouveau style à ses débuts n'est «ni tâtonnant ni imparfait; mais, telle Athéna sortant de la tête de Zeus, le nouveau style est là devant nous dans son intégralité, peut-être un peu lourd encore, mais entière­ment réalisé, avec toutes ses caractéristiques».

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106 Histoire et histoire de l'art

toute son existence (celle de Philippe) on sent déjà passer l'âpre vent de l'histoire moderne» (E.N., p. 80). Les processus historiques de caractère très général, comme ceux que Ranke considère ici, ne se succèdent jamais ainsi dans la réalité, comme au passage d'une simple ligne de démarcation sépa­rant l'ancien («... étaient révolus ») et le nouveau (« on sent déjà passer. . .»); au contraire ils s'interpénétrent et se prolongent l'un dans l'autre suivant des stratifications multiples et des phénomènes complexes de recoupement, d'avance, de retard. Grâce à son art saisissant de la narration et de la mise en pers­pective, l'exposé de Ranke esquive le problème de l'hétérogé­néité du simultané, et attribue au facteur de la nouveauté une fonction que l'on peut qualifier d'esthétique, parce que le « changement des idées » apparaît, semblable à la création d'un style nouveau, comme un événement issu d'une origine ponc­tuelle et qui change d'un coup toute la perception du monde.

Ranke a stylisé de façon révélatrice l'événement politique initial de cette époque : « Mais à peine ce choix avait-il été fait d'une politique individualiste et sans scrupules, orientée en fonction des seuls intérêts de l'État français, que survint un événement par lequel le pays fut plongé dans la confusion générale et totalement réduit à ses propres moyens» (E.N., pp. 80-81). Avec cette articulation temporelle, chronologique­ment très vague: «mais à peine... que survint», Ranke intro­duit subrepticement le règne d'une téléologie qui devient visible ultérieurement dans sa façon d'articuler et de hiérar­chiser les événements jusqu'à l'énoncé d'un résultat terminal: «Le monde fut plongé dans l 'étonnement lorsque l'on vit non seulement des étendards français flotter en Normandie, mais aussi les Anglais se retirer de leurs possessions séculaires d'Aquitaine. Ils ne conservèrent que Calais. Pour les vaincus peut-être une chance aussi grande que pour les vainqueurs; car il fallait que les nations se séparassent, si chacune devait se développer en suivant ses propres tendances intérieures» (E.N., p. 95). De même que l'épanouissement d'un nouveau style, l'histoire de la nouvelle époque a donc son telos, son but par référence auquel le fait isolé ou contingent acquiert un sens et son articulation une t ransparence: la transparence même de la succession des œuvres d'art représentant un style, qui participent par chacune de leurs modifications à son épa-

Histoire et histoire de l'art 107

nouissement et ne présentent que des modifications perti­nentes dans la perspective de sa description.

Dans le style narratif de Ranke, l'insertion des éléments hétérogènes dans le cours général des choses est souvent effectuée par l'étagement et l 'harmonisation des plans tempo­rels. Les faisceaux d'événements hétérogènes à l'évolution principale en sont rapprochés par degrés («pendant des siècles... il y a longtemps... enfin..., p. 79) pour y être ensuite introduits par le « alors » qui en marque un moment important (« Entre cette grande division en partis adverses et le conflit concernant la succession, il s'établit alors un rapport», p. 83). Ou bien l'action principale peut laisser apparaître enfin, net­tement introduit par un adverbe porteur du sens « enfin com­plètement»), un processus hétérogène jusqu'alors demeuré latent, mais c'est pour l'intégrer ensuite dans le processus d'ensemble. C'est ainsi que la nouvelle puissance des villes d'abord «se prépare dans le silence», reçoit ensuite «le sou­tien de tous les facteurs qui agissent dans les profondeurs de l'histoire » et, pour finir, est « enfin libérée » (p. 82). L'articula­tion temporelle au moyen de «enfin», d'un «alors» caractéris­tique et qui fréquemment prend la résonance d'un «à ce moment précis », ou par un enchaînement syntaxique adversa-tif (schon... aber, p. 86), permet d'économiser des indications chronologiques qu'il serait souvent bien difficile de préciser — ou qui, précisées, troubleraient le déroulement harmonieux de l'histoire — et ordonne la contingence des événements en une pure diachronie faite de moments d'égale importance et d'égal relief.

Ainsi idéalisée, la succession des temps décrit, comme l'his­toire d'un style, un mouvement continu d'ascension et de des­cente, à ceci près que chez Ranke la courbe événementielle évolue en sens inverse parce que sa perspective est celle du déclin et de la renaissance du pouvoir royal. Au telos de l'his­toire des styles correspond ici le stade où toutes les tendances hétérogènes sont parvenues à l'homogénéité parfaite : « Cepen­dant la guerre avec les Anglais s'était rallumée, et il vint un moment où tous ces problèmes, si peu de points communs qu'ils eussent à l'origine, se confondirent pour n'en plus for­mer qu'un seul» (p. 88). Le caractère purement idéal de ce moment se trahit encore dans le fait qu'à l'évidence il ne coin-

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108 Histoire et histoire de l'art

cide avec aucun des événements de cette période (Azincourt, le traité de Troyes, l'entrée d'Henri V à Paris) mais symbolise l'abaissement maximal de la couronne française. Le mouve­ment ascensionnel débute par la référence à une nécessité supérieure: «Cependant sa seule épée l'aurait difficilement sauvé (il s'agit du dauphin) ; il fallait d'abord qu'il se séparât du parti des Armagnacs, s'il voulait devenir vraiment roi de France» (p. 89). Encore une fois le «grand moment salvateur», sur lequel Ranke s'attarde complaisamment (p. 90), ne corres­pond à aucun événement concret. La description du mouve­ment ascendant amalgame en un ensemble homogène les événements et les évolutions qui favorisent la consolidation du royaume, et ne laisse plus au parti adverse des vaincus que les facteurs de déclin. C'est ainsi que peut se réaliser, dans le bilan historique déjà cité, l'idée immanente au processus historique et que le narrateur fait apparaître comme le facteur de transi­tion d'une époque à l'autre : l'idée d'un ordre nouveau, d'un ordre monarchique, avec laquelle on voit apparaître en même temps la conception nouvelle d'une nation « qui se développe en suivant ses propres tendances intérieures» (p. 95). Mais l'historien, décrivant cette époque avec une telle apparence d'objectivité, se dispense de justifier sa conception des choses et sa perspective de narrateur, que trahit son parti pris pour 1'«ordre solide» de la monarchie en train de se renforcer et contre les idées vaincues du mouvement bourgeois, populaire et corporatif.

VI

Si le principe d'exposition du discours historique renvoie chez Ranke au modèle latent de l'histoire des styles, chez Droy-sen la critique de l'exposé narratif et du caractère esthétique inhérent au discours «objectif» présuppose une herméneu­tique impliquée déjà dans la méthode d'interprétation histo­rique de l'art. En distinguant différentes formes d'exposé non narratif (exploratoire, didactique, discursif) et en essayant de tracer la frontière entre récit artistique et récit historique, Droysen s'efforce d'ébranler «l'opinion traditionnelle (.••) selon laquelle la seule forme d'exposé historique serait la

Histoire et histoire de l'art 109

forme narrative» (p. 254). Lorsqu'il constate que les créations de l'art ont le caractère d'une « totalité achevée se suffisant à elle-même» (p. 285), il vise le roman historique («un tableau, une photographie de ce qui a été jadis», p. 285) et atteint en même temps la méthode de l'historisme, sa façon de représen­ter le passé en l'articulant en époques. Derrière cette constata­tion, en effet, il y a l 'argument majeur de Droysen: «Ce qui a été ne nous intéresse pas parce que cela a été, mais parce qu'en un certain sens, agissant encore, cela est encore, parce que c'est impliqué dans le grand contexte de ces choses que nous appe­lons le monde historique, c'est-à-dire le monde moral, le cos­mos moral» (p. 275). La forme narrative de l'exposé historique ne peut, selon Droysen, échapper au soupçon d'être une fiction littéraire que si, se faisant mimesis du devenir, elle inclut et reflète «à partir d'un point de vue donné la conception que nous nous faisons des grands événements significatifs» (p. 285). Mais cette forme d'exposé, selon Droysen la seule qui mérite le nom d'histoire, est elle-même préfigurée dans la démarche herméneutique par laquelle nous appréhendons et réassimilons l'art du passé. Le sens d'une œuvre d'art ne se constitue, lui aussi, qu'au fil du développement de sa récep­tion ; ce sens n'est donc pas une totalité métaphysique qui se serait entièrement révélée lors de sa première manifestation 1 . L'art du passé ne nous intéresse pas lui non plus seulement parce qu'il a été, mais parce qu'«en un certain sens il est encore » et nous invite à le réassimiler.

La polémique de Droysen contre la narration épique ne répond pas à la question de savoir comment il est possible d'abolir cette forme classique du discours de l'histoire tout en réalisant le projet essentiel de l'exposé didactique qui doit la remplacer: «Utiliser le passé dans toute sa richesse pour éclairer notre présent et le comprendre plus profondément» (p. 275). Droysen semble n'avoir pas vu que cette tâche nou­velle qu'il assigne à l 'histoire: «Montrer le devenir de notre temps et des idées qu'il renferme» (p. 275), pas plus qu'au-

1. Ceci à propos de Droysen, p. 285, et aussi de A. C. Danto, Analytical Phi-losophy of History, Cambridge, 1965, qui ne voit pas que ce qu'il appelle la dif­férence entre la «totalité» achevée d'une œuvre d'art et la «totalité de l'histoire», toujours inachevée, ne subsiste que tant que l'on considère l'œuvre en dehors de la dimension historique de sa réception.

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110 Histoire et histoire de l'art

cune autre «mimesis du devenir», ne peut se dispenser, au niveau du langage, d'une organisation narrative, autrement dit: d'une «histoire». Il en est ainsi déjà même de l'événement isolé, si, selon Droysen, le caractère événementiel d'un fait historique — comme celui d'une œuvre d'art — est le produit de ses significations possibles, et ne peut donc être « concré­tisé» qu'à travers l'interprétation des observateurs ou des acteurs ultérieurs de l'histoire. La nouvelle définition que Droysen donne du fait historique : « Ce qui arrive n'accède à la qualité d'événement cohérent, de fait historique distinct, qu'à travers la vision unifiante de l'observateur» (pp. 133-134), implique nécessairement un récit, si l'événement passé diffus doit être saisi comme événement selon l'horizon d'une signifi­cation actuelle. La narration doit donc être comprise d'abord comme une catégorie fondamentale de la perception histo­rique, et en second lieu seulement comme une forme d'exposé historique. On pourrait décrire l'évolution de la narration his­torique depuis l'Antiquité comme un processus alternatif de rapprochement et d'éloignement de la forme littéraire. La polémique de Droysen contre la nature artistique de l'exposé narratif tel que l'historisme l'a défini suppose en retour une forme d'exposé dépouillée de tout caractère littéraire, de toute illusion narrative — un discours fondé sur la perspective limitée et toujours ouverte qu'implique pour l'historien la conscience de sa situation dans l'histoire, et dont, fait para­doxal, les paradigmes pourraient être fournis précisément par une prose littéraire affranchie des catégories aristotéliciennes de la fable.

Ces interférences de la poétique et de la méthodologie de l'histoire se manifestent derechef dans la philosophie analy­tique de l'histoire de A. C. Danto. Danto pose d'abord que « our knowledge of the past is significantly limited by our igno­rance of the future » (p. 16) ; il fonde la logique narrative sur la postériorité de ses assertions: «They give descriptions of events under which those events could not have been witnes­sed » (p. 61); l'explication historique présuppose « conceptual évidence» (p. 119) 1 et narration («a narrative describes and

1. Cette « précompréhension », que Danto veut expliquer comme « social inhe­ritance" (pp. 224, 242), et d'une façon générale sa tentative d'établir une léga-

Histoire et histoire de l'art 111

explains at once», p. 141); son affaire n'est pas de reconsti­tuer un passé mais de s'en servir pour «organiser l'expérience actuelle» (p. 79). Tout cela s'inscrit parfaitement dans la théo­rie historique de Droysen, bien que Danto ne s'y réfère pas. L'interférence de la poétique se produit lorsque Danto traite du rôle de la narration dans l'explication historique et cherche un équivalent aux «lois historiques» qui ne peuvent être démontrées (chap. x-xi). Il croit l'avoir trouvé dans la notion d'unité temporelle («temporal whole») qu'il explique d'abord par référence à la variabilité historique des formes littéraires (p. 226) et qu'il ramène ensuite à des définitions qui ne font en réalité que reprendre les normes aristotéliciennes classiques de la fable épique (p. 233 sqq.). Cependant, pour que le récit comme forme d'explication de l'histoire puisse laisser ouverte la possibilité d'autres assertions narratives ultérieures sur le même événement (p. 167), il lui faudrait transcender l'horizon clos qui caractérise la narration traditionnelle et faire préva­loir la contingence de l'histoire contre la tendance épique des « histoires ».

«A story is an account, I shall say an explanation, of how the change from beginning to end took place » (p. 234) : cette définition de base correspond d'autant plus à celle qu'Aristote a donnée de la fable (ars poetica, 1450 b) qu'auparavant déjà (p. 233), pour désigner l'objet spécifique de l'interprétation historique, Danto avait substitué «change», pris exactement au sens de péripétie dramatique (1450 a; 1452 a), au pur et simple événement. Danto retombe ainsi dans l'illusion, déjà démasquée par Droysen, de la série close, comportant un commencement et une fin; elle lui suscite aussitôt des diffi­cultés — dont il se délivre de la façon la plus expeditive en les qualifiant de simple problème de causalité — lorsqu'il remarque que le « changement des choses » peut se situer au milieu d'une histoire dont les jalons se multiplient à l'infini en aval comme en amont (p. 240). Sa thèse «that we are in fact

Iité relative en histoire, se comprendrait mieux par référence à la notion d'« ana­logies de l'expérience historique» telle que la conçoit Droysen — cf. Historik, p. 129 : « Ce qui est censé être donné dans la nature des choses, nous l'avons tiré de l'expérience et de la connaissance que nous avons eue d'autre part de situa­tions analogues, de même que le sculpteur restaurant un fragment de sculpture ancienne est conduit par l'analogie qu'il trouve dans l'architecture du corps humain en général.»

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112 Histoire et histoire de l'art

referring to a change when we demand an explanation of some event» (p. 246) réduit en outre la notion d'événement à celle de changement homogène et néglige le fait que dans l'événement ce n'est pas seulement le passage d'un avant à un après différent qu'il faut interpréter, mais aussi ses consé­quences et le sens qu'il prend en vue rétrospective pour l'observateur ou l'acteur. Danto croit pouvoir effacer l'hétéro­généité en formulant une exigence qui lui paraît aller de soi : le récit historique requiert un sujet toujours identique à lui-même, et ne doit intégrer que des détails et des épisodes qui servent à l'interprétation (p. 250). Mais c'est ainsi déjà qu'Aristote avait défini l'unité de la fable épique (1451 a) et démontré du même coup la supériorité de la poésie, qui traite du possible et du général, sur l'histoire, qui doit s'accommo­der du réel et du particulier (1451 b). Si la logique narrative, ici tout entière encore enclose dans le champ de la poétique classique, doit tenir compte aussi de la contingence de l'his­toire, elle pourrait adopter le modèle du roman moderne, qui depuis Flaubert a systématiquement aboli la téléologie de la fable épique et développé des techniques narratives destinées à réintroduire dans la relation du passé la perspective d'un avenir encore ouvert, à remplacer la vision d'un narrateur omniscient par une pluralité d'aperçus relatifs, et à détruire l'illusion de la totalité close en usant de détails incidents, sur­prenants, et qui, restant inexpliqués, font clairement appa­raître que l'histoire ne peut être totalisée.

Le récit comme forme fondamentale de la perception et de l'explication historiques peut fort bien se concevoir, à la manière de Danto, pa r analogie avec la forme fondamentale des genres littéraires telle qu'elle s'est réalisée dans l'histoire. Il faut seulement alors écarter le contresens substantialiste consistant à croire que, dans l'histoire d'un genre, la multipli­cité des variantes successives s'opposerait à une forme inva­riante, «historical law» subsumant tous les avatars possibles du genre 1 . L'histoire des genres littéraires montre plutôt l'existence de formes qui ne possèdent en propre d'autre uni­versalité que celle qui résulte de la somme de leurs manifesta-

1. Le schéma métrique à lui seul ne suffit pas à définir la forme spécifique du sonnet, comme Danto l'admet visiblement p. 256.

Histoire et histoire de l'art 113

tions historiques 1 . On peut appliquer à la forme littéraire ou au genre artistique en tant qu'unités historiques ce que Droy-sen dit de l'individualité des peuples: «Us se transforment dans la mesure où ils ont une histoire et ils ont une histoire dans la mesure où ils se transforment» (p. 198). Cette phrase renvoie à la conception fondamentale de l'histoire exposée par Droysen dans ses Grundziige der Historik, la « continuité dans le progrès du travail historique » (p. 29) ou — selon Droy­sen — à rèitîôcoaiç eîç auto qui, selon Aristote (De anima, II, 4.2), distingue l 'homme de l'animal, en lequel seule l'espèce se reproduit. Il est évident que l'histoire de l'art, à travers la suc­cession historique de ses formes, réalise parfaitement cette notion d'une continuité « où ce qui vient avant est développé et complété pa r ce qui vient après» (p. 12). Si le propre du «tra­vail historique» est «d'apporter avec l'apparition de chaque individualité nouvelle quelque chose de neuf et quelque chose de plus» (p. 9), alors la production artistique y correspond plus et mieux que d'autres fonctions de la vie historique, qui changent moins vite dans le cadre d'institutions stables, et pas toujours de telle manière que chaque changement «apporte quelque chose de neuf et quelque chose de plus» — ce que peut en effet toute œuvre d'art, apparaissant comme une indi­vidualité nouvelle. L'analogie que le traité de Droysen postule entre l'événement historique et l 'œuvre d'art du passé va donc plus loin encore. L'histoire de l'art, par sa façon de «progres­ser» dans le temps, la critique artistique, qui rétablit en permanence la continuité entre l'art d'autrefois et celui d'au­jourd'hui, peuvent devenir les paradigmes d'une histoire qui fasse apparaître «le devenir de notre temps présent» (p. 275). Mais l'histoire de l'art ne peut assumer cette fonction que si elle s'affranchit elle-même du principe organique de l'histoire des styles et, en même temps, du traditionalisme avec sa méta­physique du beau transtemporel, suivant ainsi une voie que déjà Droysen avait montrée, en essayant d'intégrer les histoires des différents arts à la « progression » du travail historique.

1. Cf. à ce sujet H. R. Jauss, «Littérature médiévale et théorie des genres», in Poétique, revuede théorie et d'analyse littéraires, I (1970), pp. 79-101 (notamment p. 82).

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114 Histoire et histoire de l'art

VII

Pour développer le projet d'une histoire de l'art qui intègre les trois activités esthétiques de la production, de la commu­nication et de la réception et qui soit un facteur de médiation permanente entre l 'art du passé et celui du présent, il faut prendre une distance critique à l'égard de deux positions antagonistes. Un tel projet ne s'attaque en effet pas seulement à l'objectivisme historique, qui peut bien encore assurer la poursuite normale de la recherche philologique mais n 'aura jamais, en littérature, que les apparences de la connaissance exacte et ne jouit plus que d'une très médiocre estime auprès des sciences de la nature ou des sciences sociales qu'il consi­dère comme ses modèles. L'histoire de l'art ainsi conçue s'en prend aussi à la « philologie », avec sa métaphysique implicite de la tradition et son interprétation néo-classique, a-histo­rique de la littérature, qui attribue à la «grande poésie» une relation propre avec la vérité: actualité intemporelle ou «présence se suffisant à elle-même» 1 , et à la succession des chefs-d'œuvre un caractère de réalité historique supérieure («tradition» ou «autorité de l'héritage du passé») 2 .

Le traditionalisme qui s'en tient au « fonds éternel» et au clas­sicisme garanti des «chefs-d'œuvre», et s'offre ainsi le spec­tacle d'une «excursion sur les cimes de l'histoire li t téraire» 3 , peut se réclamer d'une expérience séculaire. Car «personne avant Aristote n'avait pensé que la poésie dramatique eût une histoire; jusqu'au milieu de notre siècle, personne ne s'est

1. «Selbstgenügsames Anwesen»: M. Heidegger, «Der Ursprung des Kunst­werks», in Holzwege, Francfort, 1950, p. 18 («L'origine de l'œuvre d'art», in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, paris, 1962, p. 21.) Cf. la définition de l'art classique chez H. G. Gadamer dans Wahrheit und Methode (« Vérité et Méthode »), Tübingen, 1960, p. 272 : «... une conscience de la péren­nité, du sens inaliénable indépendant de toutes les circonstances temporelles (...) une sorte de présent intemporel qui a valeur de simultanéité pour tous les temps présents » ; ou E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittel­alter, Berne, 1948, p. 2 3 : «L"'actualité intemporelle" que la littérature possède par essence signifie que la littérature du passé peut continuer d'exercer son action à chaque instant dans le présent.»

2. H. G. Gadamer, op. cit., p. 261 sqq. : «Die Rehabilitierung von Autorität und Tradition. »

3. W. Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrage» («L'histoire littéraire comme tâche historique») in Sinn und Form, 2 (1950), p. 113.

Histoire et histoire de l'art 115

avisé de parler d'une histoire de la musique», comme le remarque Droysen en 1857 dans ses Grundzùge der Historik1. Que même la beauté intemporelle soit soumise à l'expérience historique, en raison de l'empreinte laissée sur l'œuvre d'art par le temps où elle est apparue comme de l'éternel inachève­ment de sa signification qui se développe à mesure que se pour­suit le processus historique de son interprétation ; que les arts aient eux aussi une histoire du fait qu'ils subissent toutes ces métamorphoses: ce sont là des découvertes tardives, dont même la victoire de l'historisme n'a pu faire des évidences uni­versellement admises. Les vues que Baudelaire, contemporain de Droysen, développe en 1859, non sans volonté de provoca­tion, dans sa «théorie rationnelle et historique du beau», qu'il explicite en prenant l'exemple choquant de la mode vestimen­taire et qu'il oppose au goût philistin des bourgeois pour 1'« éternel » 2 , reprennent en fait le défi que la conscience « éclai­rée» et la conscience historique n'avaient cessé de lancer depuis la Querelle des Anciens et des Modernes à la conception néo-classique de l'art.

Selon Theodor W. Adorno, cette conception de l'art procède d'une conception de la tradition qui, née dans le domaine des évolutions naturelles (lien de continuité entre les générations, tradition artisanale), a été transposée dans le domaine de l'es­pr i t 3 . Cette transposition confère aux œuvres du passé une valeur d'exemplarité imperative, et ordonne les créations de l'esprit en une continuité substantielle qui introduit dans l'his­toire une harmonie, une unité excluant et reniant la nou­veauté contestataire, les phénomènes à contre-courant, les tentatives avortées 4 . Conformément à l'image de la tradition-transmission (tradere), l'action des sujets dans l'histoire est

1. c i t . , y. I J O .

2. Dans «Le peintre de la vie moderne», Paris, édition de la Pléiade, 1976, t. II, pp. 683 à 686.

3. «Thesen ûber Tradition», in Inset Almanack auf das Jahr 1966, pp. 21-33. 4. Cf. Adorno, op. cit., p. 29: «(c'est là que) l'on rencontre le véritable objet

de la réflexion sur la tradition: ce qui est resté sur le bord du chemin, délaissé, vaincu, ce que l'on rassemble sous le nom de vieilleries. C'est là que cherche refuge ce qu'il y a de vivant dans la tradition, et non dans la collection des œuvres qui sont censées défier le temps», et surtout S. Kracauer, dont la philo­sophie de l'histoire (History: The last things before the Last, New York, 1969) jus­tifie à bien des égards le désir qu'il exprime «to undo the injurious work of tradition» (p. 7).

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116 Histoire et histoire de l'art

ainsi supprimée et remplacée par le devenir autonome de sub­stances éternelles ou comme le développement nécessaire de normes originelles. Pour exprimer la chose en raccourci: «La vérité, c'est que l'histoire ne nous appartient pas mais que nous appartenons à l 'histoire 1 .»

Cette interprétation abusive, qui transforme l'activité pro­ductrice de l 'homme dans l'histoire en un processus autonome par lequel se transmet une tradition érigée en essence, est révé­lée, dans le domaine de l'art, par la métaphore hypostasiée de la «survie de l'art antique». Cette métaphore témoigne d'un modèle de discours historique dont la variante humaniste est le credo de 1'«imitation des Anciens» et qui ne voit en fin de compte dans l'histoire que l'incessante alternance entre l 'abandon et la reprise des modèles classiques et des valeurs permanentes. Pourtant la tradition ne peut pas se transmettre elle-même. Elle présuppose la réception, partout où peut être constatée une « action » exercée par le passé dans le présent. Les modèles classiques eux-mêmes ne sont présents que là où ils sont reçus : s'il faut entendre par « tradition » le chemine­ment de la praxis artistique dans l'histoire, ce cheminement doit être conçu comme ayant son origine dans la conscience réceptrice qui ressaisit le passé, le ramène à elle et donne à ce qu'elle a ainsi transformé en présent, «traduit», «transmis», le sens nouveau qu'implique son éclairage par l'actualité.

Ruinant l'illusion d'une tradition qui se transmettrait elle-même, on ruine aussi le dogmatisme esthétique, la croyance en un sens «objectif» de l'œuvre, une fois pour toutes révélé dès son origine et que l'interprète pourrait à chaque instant restituer, à condition seulement que, s'étant abstrait de sa situation dans l'histoire et faisant de son esprit table rase, il aille ressaisir l'intention première de l 'œuvre. En fait, le sens et la forme des œuvres qui constituent la tradition ne sont pas des grandeurs invariantes, ni des phénomènes révélant l'essence d'une valeur esthétique indépendante de sa percep­tion dans l'histoire : son potentiel de signification ne se des­sine et ne se définit que de façon progressive, à travers les changements d'horizon de l'expérience esthétique, et dialecti-quement, dans l'interaction de l 'œuvre littéraire et de son

1. H. G. Gadamer, op. cit., p. 261.

Histoire et histoire de l'art 117

public. Au moment où l'œuvre qui sera classique apparaît, ses contemporains ne peuvent la reconnaître comme facteur constitutif de la tradition qu'autant que le permettent l'hori­zon limité du temps et la première interprétation ou « concré­tisation» 1 qui en résulte. À mesure que l'horizon change et s'élargit au fil de l'histoire avec chaque «concrétisation» ulté­rieure, la réception de l'œuvre développe et justifie d'autres façons de l'interpréter, de la remanier, de la poursuivre, bref les structures d'exemplarité qui déterminent le processus constitutif de la tradition littéraire.

Si l'on veut persister à nommer « tradition » ce processus dis­continu par lequel le passé est re-produit et les normes esthé­tiques sont fixées et modifiées, il faut liquider, en même temps que le platonisme qui imprègne encore notre conception de l'art, la conception substantialiste d'un processus autonome de transmission. S'il est certain que la conscience réceptrice est-toujours située dans un réseau de traditions qui conditionnent a priori sa compréhension des œuvres, il n'est pas moins cer­tainement illégitime d'imputer aux objets transmis les attributs d'une existence autonome — attributs qui ne sont pas conce­vables, en fait, sans la participation active de la conscience qui comprend. Aussi H. G. Gadamer retombe-t-il dans le substan-tialisme, lorsque son herméneutique historique postule — en raison, visiblement, d'un préjugé favorable à l'égard du classi­cisme — que le texte transmis par la tradition (qu'il relève de l'art ou du témoignage historique) en lui-même «pose une question à son interprète». «L'interprétation», poursuit Gada­mer 2 , «renferme donc toujours la référence essentielle à la question posée. Comprendre un texte, c'est comprendre la question qu'il pose. » Mais un texte du passé n'a pas le pouvoir de nous poser par lui-même à travers le temps, ou de poser à d'autres qui viendront plus tard encore, d'autre question que celle que l'interprète doit reconstituer et reformuler en partant de la réponse que le texte transmet ou semble transmettre. La tradition littéraire est une dialectique de la question et de la réponse, dont le mouvement se poursuit toujours à partir des positions du temps présent, encore que l'on refuse souvent de

1. Sur ce concept (Konkretisation) que j'emprunte à F. Vodicka, cf. infra, § 9.

2. Wahrheit und Méthode, loc. cit., pp. 351-355.

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118 Histoire et histoire de l'art

le reconnaître. Un texte du passé ne survit pas dans la tradition en vertu de questions anciennes que celle-ci aurait conservées et qu'elle poserait dans les mêmes termes au public de tous les temps et donc aussi au nôtre. C'est toujours en effet d'abord un intérêt issu de la situation présente, qu'il aille dans le sens de la critique ou de la conservation, qui décide qu'une question ancienne ou prétendument intemporelle nous concerne encore ou de nouveau, tandis que d'innombrables autres questions nous laissent indifférents.

W. Benjamin est arrivé, en critiquant l'historisme, à une conception analogue de la tradition: «Élaborer pour le pré­sent de chaque époque une expérience de l'histoire qui soit neuve et spécifique, telle est la tâche du matérialisme histo­rique. Il s'adresse à une conscience du présent qui rompt la continuité de l ' h i s t o i r e » Pourquoi cette tâche devrait incom­ber précisément au matérialisme historique et à lui seul, c'est ce qui n'apparaît pas clairement dans l'essai de Benjamin. Car enfin un matérialiste historique doit bien croire encore à une «continuité historique objectivement réelle», si comme Benjamin il reprend à son compte la lettre d'Engels à Meh-ring en date du 14 juillet 1893. Si l'on veut comme Engels interpréter les victoires apparentes de la pensée comme «les reflets intellectuels de changements survenus dans les réalités économiques», on ne peut aussi créditer la conscience du pouvoir de «rompre la continuité de l'histoire». On ne peut, suivant le dogme matérialiste, développer une conscience pré­sente qui ne soit déterminée a priori par le changement des réalités économiques, et donc par la continuité historique objectivement réelle qu'elle doit paradoxalement rompre. Le fameux «bond du tigre à l'intérieur du passé» (Thèses sur la philosophie de l'histoire, XIV) est aussi un bond par-dessus le matérialisme historique ; Benjamin l'a déjà fait sans s'en aper­cevoir, lorsqu'il développe dans son essai sur Edward Fuchs sa théorie de la réception dirigée contre la tradition.

1. « Edward Fuchs, der Sammler und Historiker », in Angelus Nävus, Franc­fort, 1966, p. 304.

Histoire et histoire de l'art 119

VIII

La conception néo-classique de l'art comme histoire des esprits créateurs et des chefs-d'œuvre qui défient la marche du temps; la caricature qu'en a donnée le positivisme — une histoire de l'art éclatée en mille monographies sur « l'homme et l 'œuvre » — tout cela, le structuralisme en a fait aussi la cri­tique depuis les années cinquante. Cette critique a débuté dans le secteur anglo-saxon par la théorie des archétypes lit­téraires de Northrop Frye, et en France par l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss ; dirigée contre la concep­tion elitiste de la civilisation et de l'art qui régnait alors sans partage, elle lui opposait un intérêt nouveau pour l'art primi­tif, le folklore et la «sublittérature», et postulait le passage méthodique de l'œuvre individuelle à un système de la littéra­tu re 1 . Pour Frye, la littérature est «un ordre composé de mots » et non pas « une collection d'œuvres » : « L'histoire de la littérature considérée dans sa totalité suggère la possibilité de concevoir la littérature comme un complexe de formules simples et relativement limitées en nombre que l'on peut étu­dier dans les civilisations primitives 2 .» Entre la structure des mythes primitifs et les formes ou les figures de la littérature et de l'art évolués, il existe une continuité, celle des archétypes ou communicable symbols. La dimension historique de la lit­térature est rejetée dans un arrière-plan lointain par l'omni­présence ou la transmissibilité de ces schèmes, que l'on voit se transformer d'eux-mêmes avec leurs modes d'expression litté­raire, tout au long de l'évolution qui mène du mythe à la mimesis; elle ne réapparaît que quand Frye attribue finale­ment au mythe, par opposition au rituel, une fonction eman­cipatrice, pour attribuer à l'art avec Matthew Arnold, la mission d'abolir les classes et l'associer à la «vision du but de toute activité sociale», à l'idée d'une société l ibre 3 .

1. Cf. la critique détaillée de G. Hartmann, «Toward Literary History», in Daedalus, printemps 1970, pp. 355-383; C. Segre, I segni e la critica, Turin, 1969, qui soumet également à une critique argumentée les ambitions de la théo­rie sémiologique de la littérature.

2. Northrop Frye, Anatomy of Criticism (1957), cité d'après l'édition alle­mande de E. Lohner et H. Clewig, Stuttgart, 1964, p. 23.

3. Op. cit., pp. 343-347.

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120 Histoire et histoire de l'art

L'hiatus entre la structure et l'événement, le système syn-chronique et l'histoire devient total chez Lévi-Strauss, qui ne cherche plus derrière les mythes que la structure profonde du système synchronique clos d'une logique fonctionnelle. Le chapitre «Du mythe au roman», dans L'origine des manières de table, est caractéristique du rousseauisme latent de cette théorie 1 . Lorsque, dans l'analyse structurale des mythes indiens auxquels un seul et même trait de plume accorde et refuse une «liberté d'invention» («nous pouvons au moins démontrer la nécessité de cette liberté», p. 104), apparaît un processus historique comme l'évolution du mythe au roman, il est tout aussitôt présenté comme une irréversible dégradation, au sein de la «débâcle» universelle de l'histoire (pp. 105-106). Dans le mouvement descendant qui mène, en passant par le symbolisme, du réel à l'imaginaire, les structures d'opposition se dégradent en structures de répétition. Lévi-Strauss pense à ce propos au roman-feuilleton qui vit, pareillement, de la répétition dénaturée d'œuvres originales et obéit à la même loi de périodicité brève et aux mêmes « contraintes formelles » que le «mythe à tiroir». Cette réédition de la vieille théorie du «bien culturel (ou plutôt désormais naturel) perdu» est cependant contredite par le fait que le roman-feuilleton du xix e siècle n'est pas « l'état dernier de la dégradation du genre romanesque » mais tout au contraire l'origine du grand roman « original » à la manière de Balzac ou de Dostoïevski ; et qu'en outre le roman-feuilleton dans le style des Mystères de Paris développe une nouvelle mythologie de la civilisation urbaine qu'il est impossible de situer sur la courbe déclinante de 1'«exténuation du mythe». Finalement cette courbe déclinante devient, sous la plume de Lévi-Strauss, elle-même un nouveau mythe, lorsqu'il trouve dans le dénouement moralisant des romans-feuilletons un équivalent de la structure close du mythe «par lequel une société qui se livre à l'histoire croit pouvoir remplacer l 'ordre logico-naturel qu'elle a abandonné, à moins qu'elle-même n'ait été abandonnée par lui» (p. 106). L'histoire comme chute de la société hors d'une Nature repré­sentée par 1'« ordre logico-naturel » — si tant est que la Nature elle-même ne se soit pas détournée de l 'homme (cf. le « tour-

1. Paris, 1968 {Mythologiques, III), pp. 69-106.

Histoire et histoire de l'art 121

nant», Kehre, chez Heidegger): belle réplique panstructura-liste, digne de l'original, du mythe heideggérien de l'oubli de l'être !

Pour Lévi-Strauss toute forme d'art s'explique intégralement par sa fonction dans le système structural secondaire de la société, tout acte de discours se réduit au jeu de la combina-toire d'un système primaire de signes, tout sens et toute indivi­dualisation se résout dans un système anonyme et sans sujet. Comme en conséquence l'ordre naturel est posé comme pre­mier par rapport à tout processus historique, on peut s'attendre avec Paul Ricceur à ce que le paradigme de l'anthropologie structurale ne puisse être appliqué avec fruit à la science de la littérature et de l'art que si celle-ci, recueillant les acquis de l'analyse structurale, admet et reprend à son compte ce que celle-là dans son dogmatisme veut exclure : « Une production dialectique, qui fasse advenir le système comme acte et la structure comme événement 1 . »

Cependant, un effort pour surmonter l'opposition de la structure et de l'événement se manifeste déjà dans la théorie littéraire de Roland Barthes, pionnier en France de la critique du lansonisme universitaire et qui le premier a montré ce que peut donner l'analyse structurale d'une œuvre littéraire. Son interprétation de Racine, débarrassant l 'œuvre de l'exégèse historique et des naïvetés de la psychologie de la création litté­raire, élabore une sorte d'anthropologie structurale de la tra­gédie classique. Le système archaïque des personnages est inséré dans un ensemble extraordinairement riche de fonc­tions, et celui-ci découvre, depuis les trois dimensions de l'espace dramatique jusqu'à la métaphysique et à la théologie racinienne de la rédemption inversée, un horizon nouveau de significations qui élargit et stimule la compréhension histo­r ique 2 . Répondre à la question que laisse en suspens L'homme racinien: que signifiait la littérature pour Racine et ses contemporains {Sur Racine, p. 155), est l'une des tâches que

1. «La structure, le mot, l'événement», in Esprit, 35 (1967), pp. 801-821, notamment 808 ; on se reportera pour plus de détails directement à cette cri­tique fondamentale qui jette les bases d'un dépassement herméneutique du dog­matisme structuraliste.

2. Sur Racine, Paris, 1963 (3 e éd.), notamment p. 17: «Les trois espaces exté­rieurs: mort, fuite, événement», et p. 54: «La faute» («La théologie racinienne est une rédemption inversée: c'est l'homme qui rachète Dieu», p. 55).

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122 Histoire et histoire de l'art

l'histoire littéraire ne pourra mener à bien qu'en effectuant «une conversion radicale, analogue à celle qui a pu faire passer ces chroniques royales à l'histoire proprement dite ». Car c'est «au niveau des fonctions littéraires (production, communica­tion, consommation) que l'histoire peut seulement se placer, et non au niveau des individus qui les ont exercées» 1 . Selon Barthes, une histoire littéraire à prétention scientifique « n'est possible que si elle se fait sociologique, si elle s'intéresse aux activités et aux institutions, non aux individus» 2 ; l'autre aspect de la littérature : le rapport entre l'auteur et son œuvre, l'œuvre et son interprétation, resterait alors le terrain où s'exercerait la subjectivité du critique, dont Barthes peut exiger avec raison qu'elle annonce clairement ses présupposés (« qu'elle affiche ses choix») 3 . Mais alors se posent les questions de savoir si la subjectivité ainsi affichée et justifiée, ou encore la série des interprétations d'une œuvre, n'est pas elle-même «institution­nalisée » par l'histoire ; si donc cette série ne peut pas consti­tuer, dans sa succession historique, un système ; et comment d'autre part on peut concevoir la structure d'une œuvre qui — contre l'axiome structuraliste de la clôture — reste transpa­rente, ouverte à une interprétation toujours inachevée en prin­cipe et dont cette ouverture et cette dépendance à l'égard de la réception future fondent précisément le caractère artistique.

R. Barthes ne s'est pas posé la première de ces questions; à la seconde il a répondu, à l'égale colère des dogmatiques du positivisme et du s tructural isme 4 : «Écrire, c'est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l'écrivain, par un dernier suspens, s'abstient de répondre. La réponse, c'est chacun de nous qui la donne, en y apportant son histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l'écri­vain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse : affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure 5 .» Ici, cette

1. Ibid. («Histoire ou littérature?»), p. 156. 2. Ibid., p. 156 3. Ibid., pp. 166-167. 4. Cf. dans G. Schiwy, Der französische Strukturalismus, Hambourg, 1969, les

propos de R. Picard (p. 67) et de C. Lévi-Strauss (p. 71). 5. Sur Racine, op. cit., avant-propos, p. 11 ; cf. «Littérature et signification»

(Essais critiques, Paris, 1964, p. 261): «En littérature, qui est un ordre de

Histoire et histoire de l'art 123

ouverture de la structure de l'œuvre est aperçue déjà, dans l'ouverture du rapport entre sens, question et réponse, mais c'est au prix d'un hiatus entre l'œuvre du passé, avec cette question «qui demeure», et l'arbitraire de son interprétation continue (« les sens qui passent ») — hiatus inévitable dans la théorie de Barthes aussi longtemps qu'il n'accepte pas le corol­laire d'une herméneutique littéraire qui, à l 'encontre de l'arbi­traire de la subjectivité des interprétations, permet d'expliquer l 'enchaînement entre question et réponse à l'aide de catégories d'interaction entre l 'œuvre et sa reconnaissance publique, à la base de «ses sens» concrétisés et consacrés au fil de l'histoire de sa réception. Ce n'est pas une question éternelle, mais la question impliquée pour nous dans la réponse que nous offre ou semble nous offrir le texte, qui seule en fait a le pouvoir de susciter aujourd'hui notre intérêt pour l 'œuvre du passé. Voilà pourquoi les œuvres littéraires se distinguent, par cette média­tion dialectique entre réponse préalable et nouvelle question, des textes qui n'ont qu'une valeur de témoignage historique : ils restent « parlants » au-delà de leur temps dans la mesure où, tentant de répondre à des problèmes de forme ou de contenu, ils émergent au-dessus des simples reliques du passé, devenues muettes 1 .

Si le texte littéraire est reçu dès l'origine comme une réponse, ou si le lecteur ultérieur y cherche d'abord une réponse consacrée par la tradition, cela ne présuppose pas du tout que l 'auteur ait dû nécessairement y formuler lui-même une réponse expresse. Le fait que l 'œuvre puisse être définie comme une réponse, sans lequel il n'y aurait pas de continuité historique entre l 'œuvre du passé et sa compréhension ulté­rieure, est une modalité de sa structure considérée déjà sous l'angle de sa réception, et non pas un paramètre invariant de l 'œuvre en elle-même. La réponse — ou le sens — que le lec­teur cherche ultérieurement dans l 'œuvre peut y avoir été lais-

la connotation, il n'y a pas de question pure : une question n'est jamais que sa propre réponse éparse, dispersée en fragments entre lesquels le sens fuse et fuit tout à la fois.» Cette accentuation nouvelle donnée au problème implique en elle-même déjà le fait, non reconnu par Barthes, que le texte est une réponse et que c'est du texte comme réponse que part le processus de réception. »

1. De là résulte la résistance plus grande au temps qui caractérise l'art — cette nature « essentiellement paradoxale » de l'œuvre, qui « est à la fois signe d'une histoire et résistance à cette histoire» (Sur Racine, «Histoire ou littéra­ture?», p. 149).

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124 Histoire et histoire de l'art

sée à l'origine ambiguë ou même tout à fait indéterminée. C'est même au degré de cette indétermination précisément que se mesure l'efficacité esthétique de l'œuvre, et donc sa qualité artistique, ainsi que l'a montré Wolfgang Iser 1 . Mais même dans le cas extrême de l'ouverture maximale, celui des textes fictionnels dont le degré d'indétermination est conçu de manière à engager l'imagination du lecteur actif à intervenir, on constate que chaque réception nouvelle se développe à par­tir d'un sens attendu ou préexistant, dont la réalisation ou la non-réalisation fait apparaître la question qu'il implique et déclenche le processus de réinterprétation. C'est dans l'his­toire de la réception des grandes œuvres que ce phénomène se manifeste avec le plus de clarté, lorsque le nouvel interprète ne se satisfait plus de la réponse ou du sens qui ont été formulés avant lui et qui font encore autorité, et cherche à donner une réponse nouvelle à la question impliquée par le texte ou qui lui a été transmise. Cette opération est rendue possible par la structure ouverte, indéterminée, qui permet des interpréta­tions toujours nouvelles, et celles-ci sont protégées contre un excès d'arbitraire par les limites et les conditions de l'horizon historique et social où s'inscrit la dialectique de la question et de la réponse.

Que la réponse traditionnellement admise ait été formulée dans le texte par l'auteur lui-même de façon expresse, ambi­guë ou tout à fait indéterminée, ou qu'elle soit une significa­tion qui ne s'y trouvait pas et que la réception lui a donnée, le changement d'horizon de l'expérience esthétique fait que la question impliquée dans cette réponse et à laquelle, selon R. Barthes, chaque époque doit donner sa réponse propre n'est plus telle qu'elle a été posée à l'origine du texte, mais telle que la fait l'interférence du présent et du passé 2 . La ques­tion qui fait que l 'œuvre d'art du passé nous concerne encore

1. Die Appellstruktur der Texte: Unbestimmtheit als Wirkungsbedingung lite­rarischer Prosa («Les textes comme structures d'appel: l'indétermination, condition d'efficacité de la prose littéraire»), Constance, 1970 (Konstanzer Uni­versitätsreden, éd. par G. Hess, H. 28) ; repris et développé dans : Der Akt des Lesens: Theorie ästhetischer Wirkung («L'acte de la lecture: théorie de l'effet esthétique»), Munich, 1976.

2. Pour une application méthodique de cette thèse, je renvoie à mon essai: « Goethes und Valérys Faust — Zur Hermeneutik von Frage und Antwort» dans Comparative Literature, 28 (1976), pp. 201-232.

Histoire et histoire de l'art 125

ou de nouveau ne peut être qu'implicite; elle présuppose en effet l'activité complémentaire d'une compréhension qui doit d'abord soumettre la réponse traditionnelle à l'examen, la trouver convaincante ou insuffisante, la rejeter ou la voir sous un jour nouveau, afin de pouvoir découvrir la question que l'œuvre implique pour nous. Une œuvre ancienne ne survit dans la tradition de l'expérience esthétique ni par des ques­tions éternelles ni par des réponses permanentes, mais en rai­son d'une tension plus ou moins ouverte entre question et réponse, problème et solution, qui peut appeler une compré­hension nouvelle et relancer le dialogue du présent avec le passé.

Analyser dans l'histoire de l'art et de la littérature cette dia­lectique de la question et de la réponse, dont naît la tradition, est une tâche à laquelle la recherche littéraire ne s'est guère encore attaquée. Elle sort du cadre trop étroit où R. Barthes veut confiner la nouvelle «science de la littérature», qu'il conçoit comme une sémiologie: «Ce ne pourra être une science des contenus (sur lesquels seule la science historique la plus stricte peut avoir prise), mais une science des conditions du contenu, c'est-à-dire des formes: ce qui l'intéressera, ce seront les variations de sens engendrées, et, si l'on peut dire, engendrables, par les œuvres 1 .» Cependant l'interprétation toujours renouvelée est plus qu'une réponse laissée à la discré­tion de l'interprète, car la tradition littéraire est elle aussi plus qu'une série variable de projections subjectives sur les œuvres, ou de « sens pleins » dont le support serait une simple matrice, «le sens vide qui les supporte tous» 2 . Les règles de la descrip­tion linguistique des symboles ne s'appliquent pas seulement aux caractéristiques et aux variations formelles des sens «engendrables par les œuvres». Leur contenu aussi, la succes­sion des sens dans l'histoire a sa logique : celle de la question et de la réponse, qui permet de décrire les sens homologués par le public comme un ensemble créateur de tradition ; il a égale­ment un pendant à la «faculté de littérature» postulée par Barthes sur le modèle de la « faculté de langage » de Humboldt et Chomsky 3 , condition a priori de toutes les transformations :

1. Critique et Vérité, Paris, 1966, p. 57. 2. Ihid., p. 57. 3. Ihid., p. 58.

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126 Histoire et histoire de l'art

le message premier ou plus précisément la réponse initiale de l 'œuvre, contenu qui délimite a priori tous les «sens pleins» ultérieurs mais ne les détermine pas, et par rapport auquel ceux-ci doivent se justifier. C'est pourquoi la science de la litté­rature pourra parfaitement être aussi une science des conte­nus. Elle le deviendra nécessairement, parce que la science historique ne peut la décharger de la tâche de combler le fossé que Barthes, par rigorisme méthodologique, a encore appro­fondi entre auteur et lecteur, lecteur et critique, critique et his­torien et donc aussi entre les fonctions de la littérature (production, communication, consommation) 1 . Une nouvelle science de la littérature cessera de n'être plus qu'une science auxiliaire de l'histoire générale lorsqu'elle usera de son privi­lège d'avoir des sources qui nous parlent encore et de présen­ter un enchaînement visible entre réception et tradition, pour tenter le passage de la vieille « histoire événementielle » à une nouvelle « histoire structurale » de la littérature.

IX

Comment l'histoire de l'art et de la littérature peut-elle contribuer à surmonter l'opposition entre la méthode structu­rale et l 'herméneutique historique ? Ce problème fait aujour­d'hui l'objet commun de diverses esquisses de théories qui — comme ma propre tentative 2 — tiennent pour nécessaire la liquidation de l'histoire littéraire sous sa forme traditionnelle, monographique ou « épique », pour pouvoir rendre un nouvel intérêt à l'histoire et à l'historicité de la littérature. Il faut mentionner à cet égard avant tout la « nouvelle critique » fran­çaise et l'école structuraliste de Prague 3 , dont les positions

1. Ibid., pp. 56 à 79 passim. Dans «Histoire ou littérature?» l'histoire litté­raire projetée, «amputée de l'individu», est conçue comme une histoire de 1'« institution littéraire » qui laisse entièrement ouvert le rapport entre produc­tion, communication et consommation, et au sujet de laquelle Barthes doit fina­lement avouer que le résultat de cette réduction, c'est «de l'histoire tout court», qui laisse échapper la spécificité historique de l'art (toc. cit., p. 156).

2. Cf. dans le présent volume le premier essai. 3. Ce que je peux exposer ici des travaux de l'École de Prague, je le dois

aux indications de Iouri Striedter et du Groupe de recherche sur le struc­turalisme linguistique et littéraire de l'Université de Constance, qui, prépa-

Histoire et histoire de l'art 127

doivent être évoquées ici au moins à travers quelques travaux particulièrement novateurs.

On peut considérer Gérard Genette comme un représentant typique de la «nouvelle critique». Dans son essai-programme de 1967 Structuralisme et critique littéraire1 il indique diffé­rentes applications possibles de la description linguistique à la critique littéraire, qui doivent permettre de porter au niveau d'une synthèse structurale achevée l'analyse des structures immanentes déjà couramment pratiquée par la stylistique. L'opposition entre l'analyse structurale et l'analyse intersub­jective ou herméneutique n'exige pas, d'après Genette, que la littérature soit partagée, comme P. Ricœur l'a proposé dans sa critique de Lévi-Strauss 2 , en deux domaines distincts, celui de la «sublittérature» ou littérature mythographique et celui de la littérature artistique relevant des exégèses tradition­nelles. En effet, les deux méthodes pourraient dégager du même objet des significations complémentaires: «À propos d'une même œuvre, la critique herméneutique parlerait le langage de la reprise du sens et de la recréation intérieure, et la critique structurale celui de la parole distante et de la reconstruction intelligible 3.» La critique thématique, qui s'est jusqu'ici presque exclusivement occupée de la création indivi­duelle chez les auteurs, devra mettre celle-ci en rapport avec une topique collective de la littérature, que l'on peut déchif­frer dans les positions, le goût et les souhaits, bref, dans 1'«attente du publ ic» 4 . La production et la consommation lit­téraires entretiennent, selon Genette, le même rapport que la « parole » et la « langue » ; il doit donc être possible aussi de sai­sir l'histoire d'un système littéraire au moyen d'une série de coupes synchroniques, et de passer de la simple succession

rant un exposé détaillé et une édition allemande des principaux textes de cette École, m'ont donné la possibilité de citer ici une traduction encore inédite de Struktura vyvoje de Felix Vodicka, parue depuis sous le titre : Die Struktur der literarischen Entwicklung («La structure de l'évolution littéraire») (Fink, Munich, 1976).

1. Dans le recueil d'essais Figures, Paris, 1966, pp. 145-170. 2. «Structure et herméneutique», in Esprit, 31 (1963), pp. 596 à 627,

complété par «La structure, le mot, l'événement», in Esprit, 35 (1967), pp. 801-821.

3. G. Genette, op. cit. 4. Ibid., pp. 162-164.

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128 Histoire et histoire de l'art

d'œuvres autonomes «s'influençant» les unes les autres à l'histoire structurale de la littérature et de ses fonctions 1 .

De son côté, Jean Starobinski, redéfinissant la critique litté­raire (La relation critique, 1968), part du fait que le structura­lisme stricto sensu n'est applicable qu'à des littératures qui représentent «un jeu réglé dans une société réglée» 2 . Dès qu'une littérature remet en question l'ordre donné des institu­tions et des traditions, transgresse l'horizon clos de la société qui l'entoure et de sa littérature homologuée, et dès que s'ouvre ainsi, à l'intérieur d'une civilisation, la dimension historique, il apparaît que la structure synchronique d'une société et les manifestations événementielles de sa littérature ne s'inscrivent pas dans la texture homogène d'un même logos : « La plupart des grandes œuvres modernes ne déclarent leur relation au monde que sur le mode du refus, de l'opposi­tion, de la contestation» 3 . La tâche d'une critique nouvelle doit être de réintégrer cette «relation différentielle», c'est-à-dire le caractère d'événement présenté par l'œuvre, dans le contexte de la littérature représentée comme structure. Il ne suffit pas pour cela que la critique thématique donne à la rela­tion herméneutique circulaire entre l 'œuvre et l'interprète, au «trajet textuel», une ouverture sur le «trajet intentionnel» de l'œuvre vers le monde de ses lecteurs. Il y faut aussi que l'interprétation critique n'annule pas à nouveau la fonction différentielle de l'œuvre, sa « fonction de transgression » : si la tradition résorbe systématiquement le caractère d'exception et de contestation de la littérature en paradigme de l'ordre nouveau qui succédera à l'ordre qu'elle conteste, le critique, lui, doit maintenir contre cette interprétation qui assimile les œuvres à 1'«héritage de la tradition», leur différence en tant que différence 4 et donc mettre en relief la discontinuité de la littérature par rapport à l'histoire de la société.

1. Ibid., p. 167: «L'idée structuraliste, ici, c'est de suivre la littérature dans son évolution globale en pratiquant des coupes synchroniques à diverses étapes, et en comparant les tableaux entre eux (...). C'est dans le changement continuel de fonction que se manifeste la vraie vie des éléments de l'œuvre littéraire.»

2. Quatre conférences sur la «Nouvelle Critique», Turin, 1968 (Società editrice internazionale) p. 38.

3. Ibid., p. 39. 4. Ibid., p. 39: «Les grandes œuvres rebelles sont ainsi trahies, elles sont —

par le commentaire et la glose — exorcisées, rendues acceptables et versées au

Histoire et histoire de l'art 129

C'est sans doute le structuralisme de Prague qui a le plus complètement dépassé le dogme de l'incompatibilité entre analyse structurale et analyse historique. Il a développé en par­tant des prémisses de la théorie formaliste une esthétique structurale qui se propose de saisir l 'œuvre littéraire en usant des catégories de la perception esthétique et de décrire ensuite diachroniquement l'objet esthétique ainsi perçu, dans ses réali­sations concrètes ou «concrétisations» déterminées par la réception. L'œuvre de pionnier de Jan Mukarovsky a été pour­suivie principalement par Félix Vodicka. qui en a tiré une théo­rie de l'histoire littéraire fondée sur l'esthétique de la réception 1 . Dans son liyre de 1969 sur «la structure de l'évolu­tion » (Struktura vyvoje)iil centre la tâche principale de l'histoire littéraire sur la relation de polarité entre l'œuvre littéraire et la réalité ;fTTfaut selon lui concrétiser et décrire historiquement cette relation en étudiant les modes de perception de l'œuvre, c'est-à-dire lajdynamique des rapports entre l 'œuvre et le public littéraire^ Cela implique d'une part que l'on reconstitue le système des « normes littéraires » d'une société, « l'ensemble des postulats littéraires » et la hiérarchie des valeurs littéraires d'une époque donnée, et d'autre part que l'on découvre la structure littéraire par l'étude de la «concrétisation» des œuvres, de la forme concrète qu'elles ont prise dans la percep­tion de leurs publics successifs. Le structuralisme de Prague conçoit donc la structure de l'œuvre comme élément constitu­tif de la structure plus vaste de l'histoire littéraire, et celle-ci à son tour comme un processus qui résulte de la tension dyna­mique entre l'œuvre et la norme, entre la série historique des œuvres littéraires et la série évolutive des normes et des dispo­sitions du public : « Il y a toujours entre elles une certaine cor­rélation de parallélisme, étant donné que les deux créations,

patrimoine commun. (...) Mais la compréhension critique ne vise pas à l'assi­milation du dissemblable. Elle ne serait pas compréhension si elle ne compre­nait pas la différence en tant que différence. »

1. Les principaux écrits de J. Mukarovsky se trouvent dans Chapitres tirés de la poétique tchèque (Kapitolzy Z èeské poetiky) (Prague, 1948, 3 vol.) et dans Études d'esthétique (Studie z estetiky), Prague, 1966.

2. L'ouvrage Struktura vyvoje («Structure de l'évolution») publié à Prague en 1969 reprend deux travaux antérieurs : « Konkretizace literârniho dila » (« Concré­tisation de l'œuvre littéraire»), 1941, et «Literârni historié, jeji problemi a ûkoly» («L'histoire littéraire, ses problèmes, ses tâches»), 1942 — cf. note 2, p. 126.

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130 Histoire et histoire de l'art

celle de la norme et celle de la nouvelle réalité littéraire procè­dent d'une origine commune: la tradition littéraire qu'elles dépassent 1 .» Cela présuppose que les valeurs esthétiques et d'une façon générale 1'«essence» de l 'œuvre d'art ne se mani­festent que dans la succession des différentes figures que leur donne la perception, et ne sont pas saisissables en tant que sub­stances permanentes. Selon cette réinterprétation hardie que Mukafovsky a donnée de la dimension sociale de l'art, l 'œuvre littéraire n'est pas donnée comme une structure indépendante de sa réception mais seulement comme « objet esthétique », et elle ne peut donc être décrite que dans la série de ses concréti­sations successives.

Par «concrétisation», Vodicka entend l'image de l 'œuvre dans la conscience de ceux «pour qui l 'œuvre est un objet esthétique» 2 . Avec ce concept, le structuralisme de Prague a emprunté un élément de l'esthétique phénoménologique de Roman Ingarden en lui donnant une dimension historique. Alors qu'Ingarden attribuait encore à l 'œuvre, dans la poly­phonie harmonieuse de ses qualités esthétiques, le caractère d'une structure indépendante des variations de la norme litté­raire dans le temps, Vodicka conteste la possibilité idéale que les valeurs esthétiques d'une œuvre puissent s'exprimer inté­gralement à travers une concrétisation optimale: «C'est au moment où l 'œuvre est intégrée par la réception dans un contexte nouveau (autre stade de l'évolution de la langue, autres postulats littéraires, structure sociale modifiée, nou­veau système de valeurs intellectuelles, morales et pratiques, etc.) que peuvent être éprouvées comme esthétiquement effi­cientes, dans l 'œuvre, les qualités qui ne l'étaient pas aupara­vant 3 . » C'est la réception, autrement dit la vie historique de l 'œuvre dans la tradition littéraire, qui, dans et par la relation active entre l 'œuvre littéraire et son public, fait apparaître sa structure sous une série ouverte d'aspects successifs.

Avec cette théorie le structuralisme de Prague a conquis pour l'esthétique de la réception une position qui l'affranchit des difficultés symétriques du dogmatisme esthétique et du subjectivisme radical : « Le dogmatisme trouvait dans l 'œuvre

1. Strukutra vyvoje, p. 35. 2. Op. cit., p. 199. 3. Op. cit., p. 41.

Histoire et histoire de l'art 131

des valeurs éternelles, inaltérables, ou concevait l'histoire de la réception comme une voie d'accès à la connaissance ultime et exacte. Le subjectivisme radical au contraire voyait dans toutes les réceptions la preuve que perceptions et concepts n'étaient qu'individuels, et ne tentait qu'exceptionnellement* de dépasser ce subjectivisme en recourant à une détermina­tion temporelle 1 . » La théorie de la réception de Vodicka est associée au principe méthodologique selon lequel la concréti­sation homologuée par un public littéraire et qui peut devenir elle-même à son tour la norme d'autres œuvres doit être dis­tinguée des concrétisations simplement subjectives dont les jugements de valeur ne sont pas repris effectivement par la tradition : « L'objet de la connaissance, ce ne peut être la tota­lité des concrétisations possibles en fonction de l'attitude individuelle des lecteurs ; ce qui importe ce sont les concréti­sations qui manifestent un conflit entre la structure de l'œuvre et celle des normes actuellement en vigueur 2 .» Ainsi le cri­tique qui enregistre et livre au public une concrétisation nou­velle est investi d'une fonction spécifique, différente de celles de l 'auteur et du lecteur, au sein de la «communauté litté­raire», dont la constitution en «opinion publique littéraire» (literarische Öffentlichkeit) est l'un des nombreux sujets d'étude que cette théorie d'une histoire littéraire structurale peut offrir à la sociologie de la littérature en mal de renouveau méthodologique.

X

Une théorie qui veut détruire la conception substantialiste de la tradition et la remplacer par une conception structurale de l'histoire doit être prête à assumer, surtout dans le domaine de l'art et de la littérature, le reproche d'être systématique et incomplète. Abandonner le platonisme implicite de la méthode philologique, considérer comme des illusions l'essence impé­rissable de l 'œuvre d'art et l'intemporalité de la perception qui la saisit, concevoir désormais l'histoire de l'art comme un pro-

1. /bld., p. 196.

2. IbitL, p. 206.

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132 Histoire et histoire de l'art

cessus de production et de réception dans lequel la communi­cation entre le présent et le passé est assurée non pas par l'identité des fonctions mais par la dialectique structurale de la question et de la réponse : tout cela expose à manquer une expérience spécifique de l'art, celle qui apparaît en opposition avec son historicité. Une histoire de l'art dont le discours pose en principe que le sens des œuvres résulte de l'interaction continue entre auteur, œuvre et public vise avant tout, déve­loppant le projet d'une compréhension créatrice et d'une réin­terprétation critique, la fonction éducative et émancipatrice de l 'art 1 . N'est-elle pas condamnée à négliger le caractère propre­ment esthétique de l'art au profit de sa dimension sociale, et, absorbée par l'étude de ses fonctions communicative ou nor­mative, critique ou didactique, à perdre de vue la jouissance esthétique où l 'homme trouve, dans la beauté qui transfigure ses actions aussi bien que ses souffrances, les moments privilé­giés de la liberté du jeu et de la vision de l'idéal qui l 'arrachent à la contingence de son existence historique et aux contraintes de sa situation sociale ?

Il n'est pas question de contester que le pouvoir d'émancipa­tion et de création sociale ne soit que l'une des faces du rôle que l'art joue dans l'histoire de l 'humanité. L'autre face de ce rôle, c'est que les œuvres d'art sont «des défenses contre la fuite du temps, contre le caractère périssable et contre la dis­parition de toutes choses », car elles veulent conférer l'éternité, «donner aux choses de la vie une dignité qui les éternise» 2 . C'est pourquoi l'histoire de l'art a selon Kurt Badt aussi le devoir de montrer « ce que l'art a su représenter de parfait en l'homme, jusque dans la souffrance, par exemple (le Christ de Grünewald) » 3 . Mais reconnaître le caractère transtemporel de cette fonction de l'art qui pérennise et magnifie ne veut pas dire opposer encore une fois à son historicité l'essence intem­porelle d'un beau absolu dont les œuvres dans leur pérennité

1. Cette objection est élevée par M. Wehrli dans son discours: Literatur und Geschichte, Jahresbericht der Universität Zürich, 1969-1970, p. 6.

2. Kurt Badt, Wissenschafts lehre der Kunstgeschichte («Théorie de l'histoire de l'art»), Cologne, 1971, p. 160. Cette œuvre, non encore publiée au moment de la rédaction du présent essai et que je cite avec l'amicale autorisation de son auteur, part également d'une méditation sur VHistorik de Droysen pour donner à l'histoire des arts plastiques un nouveau fondement méthodologique.

3. Ibid., p. 136.

Histoire et histoire de l'art 133

ne seraient que la révélation. L'éternité que l'art glorifie dans ses œuvres est un absolu créé contre la fugacité des choses et qui se constitue dans l'histoire même '. L'histoire de l'art saisit l 'œuvre aussi bien comme phénomène historique que comme permanence issue de cette historicité. Si l'on se représente avec Karel Kosik l'histoire comme une dialectique qui englobe à la fois l'historicité de la vie quotidienne — l'engloutissement sans retour des choses périssables dans le passé — et l'histori­cité de la production artistique — la création ou le surgisse-ment de l ' impérissable 2 —, alors l'histoire de l'art se distingue des autres domaines de la réalité historique en ce que l'on y voit non seulement s'accomplir, dans la production des œuvres, la naissance de l'impérissable, mais encore se renou­veler en permanence, dans leur réception, l'actualité de ce qui n'est plus actuel.

Cette particularité reste acquise à l'histoire de l'art même si l'on admet, avec la théorie marxiste de la littérature, que l'art et la littérature ne peuvent prétendre à une histoire qui leur serait exclusivement propre, et ne font partie de l'histoire que comme composantes de la praxis en général. L'histoire de l'art conserve à l'intérieur de l'histoire de la culture humaine ou de l'histoire en général un statut particulier en ce sens qu'elle a le pouvoir de rendre immédiatement sensible par la perception et pleinement consciente par l'interprétation la faculté de «totalisation historique par laquelle la praxis humaine intègre des éléments du passé et les réanime en les intégrant» 3 . L'histoire de l'art illustre de façon tout particu­lièrement exemplaire la totalisation ainsi comprise comme «processus de production et de reproduction, d'animation et de rajeunissement» 4 . En effet elle ne montre pas seulement comment — selon une formule célèbre de T. S. Eliot — l'œuvre authentiquement nouvelle modifie notre vision de toutes les œuvres du passé. L'œuvre ancienne elle-même, avec son apparence de beauté impérissable, incarnation de l'art, cet anti-destin — comme dit Malraux —, a besoin d'être conti-

1. Je suis sur ce point K. Kosik, Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967, notamment le chapitre «Historismus und Historizismus» (pp. 133-149).

2. Ibid., p. 143. 3. Ibid., p. 148. 4. Ibid, p. 148.

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134 Histoire et histoire de l'art

nuellement recréée par l'interprétation pour être arrachée au musée imaginaire et ouverte à la compréhension de notre temps présent. Ainsi l'histoire de l'art peut renouveler son dis­cours ; en dégageant et en formulant le canon des œuvres, la loi qui régit leur ensemble, en rajeunissant et en mettant à la disposition de notre connaissance le trésor d'expérience humaine amassé et conservé dans l'art du passé, elle recou­vrera la légitimité qui lui est aujourd'hui contestée. Petite apologie

de l'expérience esthétique1

i

Lorsqu'on est sur la défensive, on répugne à reconnaître que l'on se trouve, de ce fait même, en posture d'accusé. Les théo­logiens en savent quelque chose : de toutes les disciplines, la leur est celle qui a la plus ancienne et la plus longue expérience de ces attaques dont on se défend d'ordinaire par l'apologie, et c'est pourquoi ils recommandent de passer aussi vite que pos­sible d'une défensive peu efficace à l'attaque et à la lutte contre les pseudo-vérités de toutes sortes 2 . Quod licet Iovi non licet bovi. Il convient de se méfier des recommandations politiques des théologiens, surtout lorsqu'elles témoignent d'autorita­risme et d'agressivité. Cela reste valable si l'on songe que les attaques les plus récentes contre l'esthétique présentent cer­taines analogies avec les attaques les plus anciennes contre la théologie : l'esthétique n'est pas seulement remise en question en raison de son dogmatisme, c'est son existence même, son utilité, a fortiori sa nécessité que l'on ne prend plus au sérieux,

1. Conférence publique faite le 11 avril 1972 à Constance, à l'occasion du 13 e congrès des historiens allemands de l'art. La traduction française est faite d'après le texte original (retouché), publié sous le titre: Kleine Apologie der ästhetischen Erfahrung dans la série Konstanter Universitätsreden (n° 59, Constance, 1972); une version plus élaborée se trouve dans le vol. VI de la série Poetik und Hermeneutik (éd. H. Weinrich, Munich, 1975, p. 263-339). Pour toute référence à l'appareil scientifique complet, non reproduit ici, le lecteur est ren­voyé à la version définitive qui fait partie de mon livre : Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Munich, 1977, pp. 24-211.

2. Cf. Die Religion in Geschichte und Gegenwart («La religion à travers l'his­toire et de nos jours»), Tübingen, 1957, art. «Apologetik», col. 490.

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136 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 137

II

On se souvient des vers fameux de Faust : Und was der ganzen Menschheit zugeteilt ist, Will ich in meinem innem Selbst genießen (« Et ce qui est départi à l 'humanité entière / Je veux en jouir dans mon moi int ime 1 »). Oser appliquer aujourd'hui à l'expérience esthétique les mots «jouir, jouissance» (genießen) ainsi compris, ce serait s'exposer au reproche de philistinisme, ou — pire encore — de satisfaire simplement à la manie de la consommation ou au goût du kitsch. Avouer qu'on tire de l'art une jouissance n'est pas, à l'heure actuelle, prohibé seulement

1. Faust, I, v. 1770-1771, trad. H. Lichtenberger, Paris, 1932 (N. d. T.).

un ami le trouvait assis à son bureau et le saluait de ces mots : « Tu travailles ? », eut cette réponse digne d'être méditée : « Moi, je travaille ? Mais non, je jouis ! » Je prendrai précisément cette opposition comme point de départ de mon apologie. Je m'abs­tiendrai à ce propos de commencer par la justification tradi­tionnelle: tirer de l'art une jouissance serait une chose, et mener une réflexion scientifique, historique ou théorique sur l'expérience artistique en serait une autre. Cette exigence clas­sique d'une distinction absolue entre la simple jouissance réceptive et la réflexion scientifique sur l'art n'est pour moi en réalité qu'un argument dicté par la mauvaise conscience ; et je voudrais précisément rendre sa bonne conscience au spécia­liste de l'art dont la réflexion s'accompagne d'une jouissance, en défendant la thèse suivante :

L'attitude de jouissance dont l'art implique la possibilité et qu'il provoque est le fondement même de l'expérience esthé­tique; il est impossible d'en faire abstraction, il faut au contraire la reprendre comme objet de réflexion théorique, si nous voulons aujourd'hui défendre contre ses détracteurs — let­trés ou non lettrés — la fonction sociale de l'art et des disci­plines scientifiques qui sont à son service.

Pour élucider cette problématique, il ne sera sans doute pas inutile de jeter d'abord un coup d'œil sur l'usage linguistique, qui témoigne à l'évidence de la dégradation profonde que connaît aujourd'hui la notion de jouissance.

au point d'aller parfois jusqu'à prophétiser qu'elle va mourir, voire — avec plus d'efficacité publicitaire encore — à constater qu'elle est déjà morte. On peut certes accueillir avec placidité les annonces nécrologiques de ce genre : depuis la phrase sou­vent citée de Hegel sur la « fin de l'art » jusqu'à la « fin de la cri­tique bourgeoise», naguère proclamée, en passant par cette mort plus ou moins douce à laquelle la littérature a été périodi­quement vouée 1 , toutes ces activités coupables ont jusqu'ici défié le trépas qui leur était promis. Mais le pire, ce n'est pas le couperet de la « critique idéologique » ou « critique des idéolo­gies » (Ideologiekritik) sous lequel l'esthétique doit tomber à son tour pour que la mémoire des morts soit affranchie des transfi­gurations trompeuses de l 'ar t 2 ; c'est le rôle social dont les spé­cialistes de la littérature et de l'art sont obligés aujourd'hui de s'accommoder. Ce qui caractérise ce rôle, c'est de n'être pris au sérieux ni par le public bourgeois, ni par la contestation antibourgeoise de la nouvelle génération, ni par les sciences actuellement prépondérantes, ni par la bureaucratie planifica­trice des ministères responsables de la culture. Si l'on voulait ramener à sa plus simple expression ce rôle que nous jouons aux yeux des autres, il faudrait dire ceci : le spécialiste de l'art vit parmi ses contemporains comme le faux bourdon dans la ruche : ce dont tous les autres, les membres respectables de la société, ceux qui travaillent sérieusement, ne peuvent jouir que pendant leurs loisirs, il lui est accordé d'en faire son occupa­tion principale, et il est de surcroît payé pour cela.

Dans une société qui fonde encore, en dépit d'une sécularisa­tion achevée, la morale publique et le prestige social sur l'opposition entre le travail et la jouissance, l 'importance de cette attitude soupçonneuse ne doit assurément pas être sous-estimée. Ils sont peu nombreux, ceux qui ont le courage de transgresser l'interdit et de se comporter comme l'un des patriarches de ma discipline, Leo Spitzer, qui, un jour, comme

1. Sur le (provisoirement) dernier acte de décès de la littérature et l'autodafé de la critique littéraire bourgeoise chez Karl Markus Michel, Hans Magnus Enzensberger et Walter Boehlich, voir K. H. Bohrer, «Zuschauen beim Salto Mortale — Ideologieverdacht gegen die Literatur» («Les saltimbanques et leurs spectateurs — La littérature suspecte d'idéologie ») dans Die gefahrdete Phanta-sie, oder Surrealismus und Terror, Munich, 1970.

2. O. K. Werckmeister, Ende derÂsthetik («La fin de l'esthétique»), Francfort, 1971, p. 79.

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138 Petite apologie de l'expérience esthétique

quand on fait du tourisme. Le sens ancien et premier de la «jouissance», à savoir l'usage, l'usufruit d'un bien, n'est plus perçu que dans les emplois archaïques ou techniques du mot. Mais l'acception la plus haute que celui-ci a prise dans l'his­toire de notre culture et dont dérive le sens particulier 'tirer plaisir ou joie de quelques chose', qui s'est maintenue jusqu'au classicisme allemand, est elle aussi de nature à nous déconcer­ter 1 . Dans la poésie spirituelle du xvn e siècle, «jouir» pouvait être l'équivalent de 'entrer en possession de Dieu' ; le piétisme a réuni les deux sens du mot — plaisir et possession — pour exprimer un acte par lequel le croyant s'assure par intuition immédiate de la présence de Dieu; la poésie de Klopstock a pour but de conduire à la «jouissance pensante » (denkendem Genuß) ; chez Herder la notion de jouissance spirituelle fonde la certitude de soi comme possession de soi, immédiatement donnée et dont découle la possession également immédiate du monde (Existenz ist Genuß, « l'existence est jouissance ») ; dans le Faust de Goethe enfin, la notion de jouissance a pu englober tous les degrés de l'expérience, jusqu'à la plus haute aspiration à la connaissance (depuis la «jouissance de la vie» qu'éprouve la « personne » (Lebensgenuß der Person) jusqu'à la «jouissance de l'acte créateur» (Schöpfungsgenuß), en passant par la «jouissance de l'action» (Tatengenuß) et la «jouissance accompagnée de conscience » (Genuß mit Bewußtsein), selon une esquisse fameuse du Faust).

De ces hauteurs où planait jadis la notion de jouissance, on ne peut plus rien retrouver dans l'emploi qui est fait aujour­d'hui du mot. Alors qu'autrefois la jouissance, conçue comme une manière de s'approprier le monde et de s'assurer de soi-même, justifiait l'expérience artistique, celle-ci n'est plus considérée bien souvent à présent comme authentique que lorsqu'elle a dépassé le stade d'une quelconque jouissance pour s'élever au niveau de la réflexion esthétique. C'est dans les théories esthétiques posthumes de Theodor W. Adorno que l'on trouve la critique la plus virulente à l 'encontre de toute expérience artistique liée à la jouissance. Celui qui cherche et trouve une jouissance dans l 'œuvre d'art est, dit-il, un philis-

1. Hermann Paul, Deutsches Wörterbuch, 5e éd. W. Betz, art. «Genieß» et «Genosse» (Tübingen, 1966) et W. Binder, dans Archiv für Begriffsgeschichte, 17 (1973), pp. 676-92.

Petite apologie de l'expérience esthétique 139

tin: «Il se trahit quand il parle, par exemple, du plaisir de l'oreille (Ohrenschmaus). » Qui n'est pas capable de purger de toute jouissance le goût qu'il a pour l'art situe celui-ci tout juste dans le voisinage des productions de la gastronomie ou de la pornographie. En dernière analyse, la jouissance artis­tique n'est rien d'autre qu'une réaction bourgeoise à l'intellec­tualisation de l 'art; c'est elle qui a permis le développement actuel de l'industrie de la culture, qui, fournissant en circuit fermé des satisfactions esthétiques de remplacement à des besoins artificiels, sert les intérêts occultes de la classe diri­geante. En bref, «le bourgeois souhaite l'opulence dans l'art et l'ascétisme dans la vie; il ferait mieux de souhaiter le contraire» 1 .

Après la Deuxième Guerre mondiale, la peinture et la littéra­ture d'avant-garde ont sans aucun doute contribué puissam­ment à rendre à l'art un caractère ascétique, à l'opposé de l'opulence qui règne dans le monde de la consommation, et à le rendre ainsi impropre à la consommation bourgeoise : que l'on pense seulement à des phénomènes, apparentés dans leur ten­dance, comme le sublime abstrait (abstract sublime) dans la peinture de Jackson Pollock ou de Barnett Newman 2 , et le théâtre ou le roman de Beckett, devenus à la même époque les étalons du nouveau style. Dans ce contexte, l'art ascétique et l'esthétique de la négativité tirent de leur opposition à l'art de consommation répandu par les mass media de l'âge moderne cette légitimité pathétique que donne la solitude. Cependant le héraut passionné de l'esthétique de la négativité, Adorno, reconnaît fort bien la limite de toute expérience ascétique de l'art, lorsqu'il observe: «Mais si la jouissance était éliminée jusqu'au dernier vestige, on ne saurait plus que répondre à la question de savoir à quoi cela sert qu'il y ait des œuvres d 'ar t 3 . » A cette question, sa théorie esthétique ne donne pas plus de réponse que les autres théories actuellement dominantes en esthétique, en herméneutique et dans l'histoire de l'art.

1. Th. W. Adorno, Ästhetische Theorie, in Gesammelte Schriften, t. VII, Franc­fort, 1970, pp. 26-27.

2. Max Imdahl, Einführung zu Barnett Newman Who's afraid of red, yellow and blue, Stuttgart, 1971 (Werkmonographien zur bildenden Kunst, in Reclams Universal-Bibliothek, 147).

3. hoc. cit., p. 27.

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140 Petite apologie de l'expérience esthétique

Pour les théoriciens actuels de l'art, l'expérience artistique ne relève en général de la théorie que passé le stade de la simple contemplation ou de la jouissance — attitudes qui, constituant la face subjective de cette expérience, peuvent être abandonnées à la psychologie (qui ne s'y intéresse guère), ou que l'on condamnera comme manifestant une conscience faussée par la culture de consommation caractéristique du capitalisme évolué 1 . Le problème de la jouissance esthétique était avant la Première Guerre mondiale un des thèmes majeurs de l'esthétique psychologique et de la théorie de l 'art; avec Moritz Geiger 2 , la phénoménologie a tiré les choses au clair, et clos le débat. Aujourd'hui, l 'herméneutique — en la personne de H. G. Gadamer — ne s'intéresse plus à ce pro­blème que pour critiquer la conscience esthétique; afin de « défendre cette expérience de la vérité que nous faisons à tra­vers l'oeuvre d'art contre une théorie esthétique emprisonnée dans les limites étroites du concept scientifique de vérité» 3 , Gadamer oppose, à la conscience esthétique, auteur du musée imaginaire d'une subjectivité occupée à jouir d'elle-même, le caractère événementiel d'une compréhension esthétique qui se soumet à la tradition. Selon la théorie matérialiste, pas plus que la vérité ontologique dont l'art est le véhicule, sa vérité sociale n 'a besoin pour être transmise de passer par la jouis­sance esthétique — dont il faut cependant reconnaître qu'elle seule a permis, au long d'une expérience séculaire, de dégager la fonction émancipatrice de l'art. Tant que, de Plekhanov à Lukâcs, elle s'est limitée à la théorie du reflet, de la mimesis, et donc bornée à reprendre à son compte l'idéal du réalisme bourgeois, la théorie marxiste de la littérature a attendu du sujet qui perçoit l'oeuvre d'art qu'il y reconnaisse immédiate­ment la réalité objective; ce n'est qu'à partir de Brecht qu'on peut considérer qu'elle tient compte de l'effet produit par la

1. Pour ne citer que deux représentants de ces positions antithétiques, cf. K. Badt, Kunsllheorelische Versuche («Essais sur la théorie de l'art»), Cologne, 1968, p. 103, et O. K. Werckmeister, loc. cit., p. 83.

2. «Beiträge zur Phänomenologie des ästhetischen Genusses» («Contribu­tions à la phénoménologie de la jouissance esthétique»), in Jahrbuch für Philo­sophie und phänomenologische Forschung, vol. I, 21' partie, 1913, p. 570 sq.

3. Wahrheit und Methode, Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik («Vérité et Méthode, Éléments d'une herméneutique philosophique»), Tübin­gen, 1960, p. XV

Petite apologie de l'expérience esthétique 141

littérature et de sa « réception » — et encore avec l'intention a priori de mettre en garde le sujet contre son penchant naturel à la jouissance esthétique, à {'Einfühlung, à l'identification, et de développer chez lui une attitude de réflexion critique. Enfin, il faut reconnaître que la théorie de la réception — dont je suis moi-même un représentant — ne s'est guère occupée jusqu'ici du problème qu'à propos de la littérature de consom­mation courante, ou du changement d'horizon qui fait que la négativité initiale d'un chef-d'œuvre cesse d'être perçue lors­qu'une familiarité trompeuse a fait de lui ce que l'on est convenu d'appeler «un classique». Il faut donc reconnaître que cette théorie, en posant la réflexion esthétique comme condition préalable de toute réception de l'art, s'est associée jusqu'ici à la curieuse unanimité avec laquelle tous les cou­rants de l'esthétique actuelle ont refusé l'expérience esthé­tique spontanée pour s'imposer une attitude ascétique.

III

Mais cette expérience esthétique spontanée, en quoi consiste-t-elle? Comment la jouissance esthétique se distingue-t-elle de la jouissance sensuelle en général? Quel est le rapport de la fonction esthétique avec les autres fonctions de l'activité humaine dans la vie quotidienne ? L'examen de cette notion de jouissance esthétique l'a fait apparaître sous un jour négatif comme s'opposant, dans l'usage linguistique, aussi bien au tra­vail qu'à la connaissance et à l'action. A ce propos, il faut dire d'une part que jouir et travailler sont en effet les deux termes d'une authentique opposition qui s'est souvent manifestée dans l'histoire de l'expérience esthétique. Dans la mesure où la jouissance esthétique libère de la contrainte pratique du travail et des besoins naturels de la vie quotidienne, elle fonde une fonction sociale spécifique par laquelle l'expérience esthétique s'est depuis toujours distinguée de toutes les autres activités. Mais il faut reconnaître d'autre part que l'expérience esthé­tique ne s'oppose aucunement par nature à la connaissance ni à l'action. La fonction cognitive impliquée dans la jouissance esthétique, dont Goethe affirme encore dans son Faust la supé­riorité sur l'abstraction du savoir conceptuel, n 'a été délaissée

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142 Petite apologie de l'expérience esthétique

qu'à partir du XIX e siècle, lorsque l'on s'est mis à considérer l'art comme une activité autonome. De même l'art antérieur à cette autonomie, qui véhicule et transmet de bien des manières des normes de comportement social, est-il tout naturellement investi de cette fonction de communication qu'aujourd'hui l'esthétique de la négativité soupçonne de soutenir les intérêts des classes dominantes, qu'elle méconnaît en n'y voyant que glorification de l'ordre établi, et qu'elle rejette sans appel.

Si nous poussons plus avant l'examen, nous constatons que la jouissance esthétique se distingue de la simple jouissance sensuelle par la distance esthétique, la «distanciation du sujet et de l'objet» ', comme l'ont confirmé toutes les théories esthé­tiques, quasi unanimes, depuis Kant et sa conception du plai­sir désintéressé. L'attitude théorique présuppose elle aussi la distance, la différence est que dans l'attitude de jouissance esthétique, le sujet est libéré par l'imaginaire de tout ce qui fait la réalité contraignante de sa vie quotidienne. Dans le procès primitif, spontané, de l'expérience esthétique, l'ima­ginaire n'est pas encore objet, mais — comme Sartre l'a mon­tré — acte de la conscience « imageante », par lequel celle-ci prend ses distances tout en créant une forme {Gestalt). La conscience imageante doit opérer d'abord la néantisation du monde, de l'objet réel, pour pouvoir elle-même produire, à partir des signes linguistiques, optiques ou musicaux de l'objet esthétique, une Gestalt faite de mots, d'images ou de sons 2 . Dégageant la conscience imageante de la contrainte des habitudes et des intérêts, l'attitude de jouissance esthé­tique permet à l 'homme emprisonné dans son activité quoti­dienne de se libérer pour d'autres expériences. D'où ma seconde thèse :

1. M. Geiger, toc. cit., p. 632 — cf. la critique de L. Giesz dans Phänomenolo­gie des Kitschs (« Phénoménologie du kitsch »), Munich, 1971, pp. 26-35. L'argu­mentation suivante est dirigée aussi contre la thèse de Moritz Geiger, selon qui « la jouissance se suffit à elle-même aussi longtemps qu'elle dure. Nul pont ne la relie au reste de la vie» (p. 27). Quoique la jouissance esthétique soit une «enclave», un vécu à l'intérieur du vécu, elle est, pour la conscience qui l'éprouve, en relation d'opposition (libération de...) et de finalité (libération pour...) avec le contexte de la vie réelle et de ses motivations; c'est-à-dire: l'ima­ginaire se réalise, dans l'expérience esthétique, en tant qu'horizon du monde réel, dont il dégage un sens caché ou nouveau.

2. J.-P. Sartre, L'imaginaire — Psychologie phénoménologique de l'imagina­tion, Paris, 1940, p. 234.

Petite apologie de l'expérience esthétique 143

La libération par l'expérience esthétique peut s'accomplir sur trois plans: la conscience en tant qu'activité productrice crée un monde qui est son œuvre propre; la conscience en tant qu'acti­vité réceptrice saisit la possibilité de renouveler sa perception du monde; enfin — et ici l'expérience subjective débouche sur l'expérience intersubjective — la réflexion esthétique adhère à un jugement requis par l'œuvre, ou s'identifie à des normes d'action qu'elle ébauche et dont il appartient à ses destinataires de poursuivre la définition.

L'expérience esthétique est donc toujours aussi bien libéra­tion de quelque chose que libération pour quelque chose, ainsi qu'il ressort déjà de la théorie aristotélicienne de la catharsis. L'identification à un destin imaginaire, que la tragédie requiert du spectateur, libère celui-ci des intérêts pratiques et des com­plications affectives de sa vie, pour déclencher la terreur et la pitié, affects d'autant plus purs qu'ils sont éveillés par l'imagi­naire de la tragédie. Ces affects à leur tour conditionnent l'identification avec le héros; ils doivent amener le spectateur par l'émotion tragique à la souhaitable maîtrise de ses états d'âme et à reconnaître ainsi ce qu'il y a d'exemplaire dans l'action des personnages sur la scène.

Pour résumer l'efficacité propre de l'expérience esthétique en tant que fonction de l'activité humaine, c'est-à-dire de l'atti­tude rendue possible par l'art et à laquelle nous ramènent aussi bien la jouissance du beau que le plaisir produit par les objets tragiques ou comiques, nous pouvons maintenant introduire ici trois concepts clés de la tradition esthétique : poiesis, aisthe-sis et catharsis. Poiesis, compris comme « pouvoir (savoir-faire) poïétique», désigne alors un premier aspect de l'expérience esthétique fondamentale: l 'homme peut satisfaire par la créa­tion artistique le besoin général qu'il éprouve de « se sentir de ce monde et chez lui dans ce monde » : l 'homme « dépouille le monde extérieur de ce qu'il a d'étranger et de froid » il en fait

1. Cf. Hegel, Esthétique, en particulier : « L'homme fait cela pour, en tant que sujet libre, dépouiller aussi le monde extérieur de ce qu'il a d'étranger et de froid (ihre spröde Fremdheit) et pour, à travers les choses, jouir seulement de lui-même sous la forme d'une réalité extérieure»; et encore: «La loi géné­rale... est que l'homme doit être comme chez lui dans le monde qui l'entoure, et que l'individualité doit apparaître comme acclimatée dans la nature et dans l'ensemble de sa situation extérieure, et donc comme libre» (trad. d'après les citations de H. R. J. qui renvoie à Hegel, Ästhetik, éd. Bassenge, Berlin, 1955,

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144 Petite apologie de l'expérience esthétique

IV

Cependant, une apologie de l'art qui définit la nature propre et la fonction pratique de l'expérience esthétique par la poie-sis, Y aisthesis et la catharsis ne peut dissimuler que le recours à ces trois modes d'activité fondamentaux n 'a permis de décrire encore qu'une face de la réalité. Le revers de la médaille apparaît lorsqu'on se rappelle pourquoi les grands puritains de la philosophie de l'art — dans une longue tradi­tion où se rencontrent des noms aussi illustres que ceux de Platon, saint Augustin, Rousseau et, de nos jours, Adorno — ont vu l'expérience esthétique sous un autre éclairage, qui la fait apparaître comme suspecte ou dangereuse, et pourquoi ils ont en conséquence nié ou minimisé ses prétentions à la valeur éthique et cognitive. Ce n'est pas par hasard que l'es­thétique s'est constituée seulement au Siècle des Lumières en science autonome. La théorie de l'art qui a précédé l'esthé­tique dans le système de la philosophie et de la théologie res­tait limitée à l'ontologie de l'objet esthétique, et abandonnait le plus souvent les problèmes résultant de la praxis esthétique

pp. 75 et 266. [N. d. T.]. Pour la tradition aristotélicienne du «savoir poétique», cf. J. Mittelstrass, Neuzeit und Aufklärung, Berlin/New York, 1970, § 10, 2.

Petite apologie de l'expérience esthétique 145

1. Phèdre, 249 d - 250 a-e.

à la poétique normative ou à la théorie subordonnée des affects. L'histoire de l'expérience esthétique n'est pas encore écrite; elle devrait étudier la praxis de la production, de la réception et de la communication artistiques à travers une tra­dition qui l'a presque toujours masquée ou ignorée. La réflexion théorique qui accompagne tout au long de son his­toire l'art occidental sur le chemin de son autonomie est pla­cée tout entière sous le signe du platonisme; le platonisme est l'héritage qui fait autorité, à partir de et contre lequel l'expérience esthétique s'est développée à travers l'histoire de la culture européenne. Notre propos exige que soit au moins esquissé ici l'historique de cette évolution.

Le platonisme a imprimé dès l'origine à la tradition euro­péenne, dans le domaine de l'histoire et de la théorie de l'art, une double orientation — on pourrait dire encore une orien­tation ambiguë. En effet, la référence à Platon pouvait aussi bien conférer à la fréquentation du beau la plus haute dignité que jeter sur elle le discrédit moral. La dignité du beau réside dans sa qualité de médiateur d'une réalité suprasensible : le spectacle de la beauté terrestre évoque le souvenir de la beauté et de la vérité d'une transcendance perdue ; la faiblesse du beau vient de ce qu'il est tributaire des sens : la perception du beau peut ne pas mener plus loin que le plaisir procuré par l 'apparence sensible ou par le simple jeu ; celui qui jouit de la beauté n'est pas nécessairement renvoyé à une perfection transcendante dont la patrie est l'idéal. La dignité que Platon reconnaît au commerce de la beauté est, certes, subordonnée selon lui à la theoria de l'activité philosophique; cependant, dans le Phèdre, l 'enthousiasme ou «délire» qu'elle inspire a le pas sur les trois autres espèces de l'enthousiasme — divina­toire, initiatique et poétique — en tant que quatrième forme d'expérience, ardeur allumée par Aphrodite et Eros 1 . Mais si dans le Phèdre le désir du beau est dignifié et justifié en tant que médiation entre l 'humain et le divin, le caractère ambiva­lent de l'expérience esthétique n'en subsiste pas moins pour Platon, ainsi qu'en témoigne sa fameuse critique de la poésie, et plus particulièrement la tutelle rigoureuse que la Répu­blique impose aux arts. Si l'on considère l'excessive sévérité

son oeuvre propre, et atteint de la sorte à un savoir également distinct de la connaissance scientifique, conceptuelle, et de la praxis artisanale purement reproductrice, limitée par sa fina­lité. Aisthesis désigne un second aspect de l'expérience esthé­tique fondamentale : l'oeuvre d'art peut renouveler la perception des choses, émoussée par l 'habitude; Y aisthesis rend donc à la connaissance intuitive (anschauende Erkenntnis) ses droits, contre le privilège accordé traditionnellement à la connais­sance conceptuelle. Enfin, catharsis désigne un troisième aspect de l'expérience esthétique fondamentale : dans et par la perception de l'oeuvre d'art, l 'homme peut être dégagé des liens qui l 'enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé par l'identification esthétique à assumer des normes de com­portement social ; il peut aussi recouvrer sa liberté de jugement esthétique.

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des tabous et des sanctions auxquels Platon les y soumet, on est amené à conclure qu'il devait sans aucun doute tenir pour extrêmement dangereuse la puissance de séduction sensible du beau non sublimé par la réminiscence (anamnesis), au regard de son idéal de l'État parfait — État fort autoritaire, si on le réfère à nos conceptions.

Certes on peut objecter que Platon n'a pas opposé comme les termes d'une alternative mais considéré comme des degrés sur le chemin de l'évolution les deux aspects du beau — l'expé­rience sensible et la connaissance suprasensible; et que l'on trouve chez lui, en face de la critique ontologique de l'art consi­déré comme une mauvaise mimesis, d'autres propos — par exemple le mythe du démiurge, dans le Timée —, de nature à rehausser la dignité des poètes, ces menteurs. Mais justement ce caractère changeant des appréciations que Platon, dans des dialogues essentiels, porte sur l'expérience esthétique, a mar­qué l'histoire de la réception du platonisme, et celle-ci a encore accentué l'ambivalence du beau comme objet d'expérience, relevant, au cours du processus qui a conduit les «beaux-arts» à l'autonomie, aussi bien la très grande misère de l'art que sa très haute dignité.

C'est ainsi que par exemple l 'humanisme de la Renaissance, réinterprétant la théorie platonicienne des idées, a délié l'acti­vité artistique de la tare de n'être qu'une mauvaise mimesis et lui a reconnu la fonction cosmologique la plus haute, celle d'une médiation entre la réalité de l'expérience sensible et la vision théorique. En même temps cette autonomie acquise par les beaux-arts suscitait la contradiction des instances repré­sentatives de la morale chrétienne, étatique ou même, au temps des Lumières, philosophique. Cette contradiction pou­vait tirer ses arguments aussi bien de la critique platonicienne de l'art que de la condamnation portée pa r les Pères de l'Église contre le théâtre. Ce que les critiques du classicisme français ont repris et sur quoi Rousseau a renchéri encore au nom de la raison éclairée, ce sont les reproches que Platon avait le premier adressés aux effets négatifs de la mimesis. Je ne citerai ici que quelques-uns des arguments de Rousseau dans la Lettre à d'Alembert; ils présentent cet intérêt sub­sidiaire de préfigurer la critique, aujourd'hui si actuelle, de l'effet de suggestion produit par les mass media.

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Le théâtre, dit Rousseau, ne reflète que les mœurs établies et doit donc être condamné par la raison pratique. En effet, il conduit inévitablement son public à approuver l'état présent de la société, qui est mauvais. Aux joies que procure à l 'homme la satisfaction de ses vrais besoins, il substitue un plaisir sans utilité. Le plaisir du spectacle séduit le spectateur, l'éloigné, et cette distance, elle-même source de plaisir, lui fait oublier dans la contemplation d'un destin imaginaire ses devoirs immé­diats. Le théâtre induit l'homme à s'identifier aux personnages, à leurs passions ; il met en action des forces subconscientes qui minent notre sensibilité morale. L'horreur naturelle du mal, qu'inspire encore au spectateur, au début de la tragédie, une Phèdre, une Médée, est peu à peu réduite et va jusqu'à se trans­former en sympathie. De la même façon, le spectateur de la comédie est conduit à rire de ce qu'il y a de ridicule dans la vertu d'un misanthrope respectable ; la comédie flatte ainsi le vice secret qui se dissimule derrière le plaisir pris au comique

La phase suivante dans l'histoire de l'expérience esthétique voit reparaître sous un nouveau visage l'ambivalence du beau. Instituant l'esthétique en discipline autonome, l'idéalisme allemand a fondé la dignité de l'expérience artistique sur la haute mission qu'il lui confiait d'assumer la fonction cosmolo­gique abandonnée par la philosophie. L'art et le jugement esthétique sont désormais les médiateurs chargés de restituer à la subjectivité sensible l'unité perdue de la nature, soustraite à l'intuition par la révolution copernicienne du kantisme 2 . Mais Kant lui-même précisément, s'il a érigé l'activité esthé­tique en instance médiatrice entre la nature et la liberté, entre la sensibilité et la raison, n'en a pas moins dénié au jugement esthétique, fondé sur la seule subjectivité, toute fonction cognitive. C'est ainsi que dans ce contexte l'ambivalence du beau s'impose encore, en une opposition qu'au xix e siècle la théorie et l'histoire de l'art devaient transformer en un abîme infranchissable entre le domaine autonome de l'expérience artistique et celui de l'éthique, de la vie, avec son sérieux et ses choix, et pousser jusqu'aux extrémités de l'art pour l'art — d'un art totalement désengagé et coupé de la praxis.

1. Rousseau, Lettre à d'Alembert, éd. Garnier, Paris, 1960, pp. 133-150. 2. Cf. J. Ritter, art. «Ästhetik», in Historisches Wörterbuch der Philosophie,

Bâle-Stuttgart, 1971, notamment p. 558.

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148 Petite apologie de l'expérience esthétique

Le dernier avatar de cette ambivalence platonicienne du beau peut sans doute être identifié dans l'opposition fonda­mentale que Hans Georg Gadamer, développant la philoso­phie de l'art de Heidegger en une ontologie herméneutique, établit entre l'expérience esthétique en tant qu'« événement porteur de vérité» (Wahrheitsereignis) et la «conscience esthé­tique», simple subjectivité jouissant d'elle-même. Enfin il n'est pas jusqu'à Theodor W. Adorno lui-même qui, bien que se considérant comme un adversaire déterminé de Platon, ne témoigne involontairement de la vitalité de cet héritage plato­nicien. Car d'une part la théorie esthétique d'Adorno crédite l'art du pouvoir de restaurer la « dignité de la nature » violée par l'abus que fait de sa souveraineté le sujet autonome, et de trouver dans la manifestation de la beauté naturelle le grand paradigme utopique «de la réalité pacifiée (...) et de la vérité du passé restituée » 1 ; d'autre part, Adorno éprouve une telle méfiance à l'encontre de l'expérience pratique de l'art telle qu'elle est à l'âge de la culture industrialisée, qu'il lui dénie, dans le contexte social actuel, toute fonction de communica­tion, et qu'il exhorte le public à se plonger dans la solitude d'une expérience où «la conscience réceptive s'oublie et s'abo­lit dans l 'œuvre d 'a r t» 2 . On ne voit pas comment la contem­plation solitaire à laquelle Adorno refuse toute jouissance esthétique et ne concède que la «stupeur» (Betroffenheit) ou une «émotion bouleversante», pourrait mener de la récepti­vité passive à l'activité communicationnelle (dialogische Inter­aktion3). En ce sens, l'esthétique de la négativité qu'Adorno invente comme remède à la culture industrialisée ne répond pas à la question de savoir comment combler l'abîme entre la réalité actuelle de l'art et l'art comme «promesse de bon­heur», et comment faire passer, grâce à l'art redevenu expé­rience de communication, la conscience réceptive de sa contemplation solitaire à une nouvelle solidarité dans l'action.

1. Ästhetische Theorie, loc. cit., p. 68.

2. Ibid., p. 363. 3. Ou communication active dans le dialogue, concept emprunté par l'auteur

à Jürgen Habermas. Dans sa thèse sur Habermas (/. Habermas — Quatre essais sur la raison, la pratique et la technique), J. R. Ladmiral l'interprète comme «activité d'intercompréhension dans le langage» et propose de l'appeler «acti­vité communicationnelle» (cf. M. B. de Launay, dans Allemagne d'aujourd'hui, 42 — 3-4-74 —, p. 79) (N. d. T.).

Petite apologie de l'expérience esthétique 149

V

Cependant l'expérience esthétique n'est jamais restée confi­née dans les limites que lui assignaient les prémisses de la métaphysique platonicienne du beau — peut-être pas même chez les Grecs. Il faudrait à ce propos demander aux spécia­listes de l'art grec et aux archéologues si par exemple la sta­tuaire grecque a été en effet éprouvée au temps de sa création, conformément à la théorie de Platon, comme transmettant la révélation d'une vérité suprasensible, la lumière d'une Idée ; pure, intemporelle. Quoi qu'il en soit, on est tenté de supposer que la justification platonicienne du beau comme reflet d'une réalité supraterrestre ne fournit pas précisément la clé de l'expérience artistique des Grecs au moment où cette expé­rience perdait son caractère cultuel. La notion platonicienne de beauté transcendante pourrait bien avoir été plutôt la réponse de la philosophie au défi lancé par une beauté qui démentait la dichotomie du phénomène et de l'Idée, et donc une tentative pour ramener sous l'empire de la philosophie une expérience artistique qui se suffisait à elle-même.

Dans l'art des temps modernes en tout cas, force est de constater que le renouveau du platonisme concomitant à chaque renaissance artistique a toujours suscité — sous des formes différentes à travers l'histoire — un mouvement anta­goniste visant à justifier le beau comme immanence et à libérer l'expérience esthétique de toute dépendance. On pourrait suivre l'évolution de l'art vers son autonomie, depuis la Renais­sance, sous le triple rapport de la production, de la réception et de la communication. Il convient ici, dans la perspective du dialogue entre la théorie de la littérature et la théorie de l'art, d'élucider d'abord les aspects relatifs à la poiesis et à Yaisthe-sis, et plus particulièrement d'étudier, à la lumière de l'esthé­tique de Paul Valéry, le parallélisme trop négligé jusqu'à ce jour entre l'évolution de la poésie et celle de la peinture

1. Sur l'importance philosophique de Valéry, voir l'ouvrage de Karl Lowith, Paul Valéry — Grundzùge seines philosophischen Denkens, Gôttingen, 1971 (Paul Valéry — les grandes lignes de sa pensée philosophique) — dont un des mérites est de tenir compte des Cahiers, jusqu'ici trop peu exploités.

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Ce travail s'impose aussi en réponse à la thèse de Her­bert Marcuse sur le « caractère affirmatif de la culture », bien que je sois d'accord avec son propos de réhabiliter la jouis­sance esthétique, en réaction contre le mépris séculaire qui pèse sur l'expérience sensible 1 . Dans le système à trois niveaux que l'esthétique de Marcuse tire de l'histoire de la philosophie, la dichotomie aristotélicienne opposant l'utile et le nécessaire au beau et à la jouissance est l'événement déci­sif. Pour Marcuse en effet, le matérialisme de la praxis bour­geoise, qui confine la jouissance du vrai, du bien et du beau — et donc le bonheur d'une existence humaine libre — dans l'espace réservé d'une culture purement spirituelle, repose aussi sur l'opposition entre travail et loisir. La «culture» se sépare de la « civilisation » (Kultur vs Zivilisation) pour consti­tuer un univers plus proche de l'idéal, par-delà cette réalité quotidienne qu'il faut bien accepter, où la reproduction de la vie matérielle s'accomplit sous le règne de la marchandise. Avec la culture idéaliste de l'ère bourgeoise et son «royaume de l'âme», devenu pour l'individu la fuite hors d'un monde toujours plus réifié, c'est l'expérience esthétique en général qui éveille le soupçon d'être corrompue par l'idéalisme. Pour Marcuse, les rapports de l 'homme avec l'art sont soumis, depuis la disjonction du travail et du loisir, à la même évolu­tion que l'idéalisme, qui n'était nullement «affirmatif» à l'ori­gine, mais au contraire tout à fait critique à l'égard de la société. Cette évolution n'est rien d'autre, d'après Marcuse, que le passage insensible à l'acceptation résignée des choses telles qu'elles sont. Le beau et sa jouissance désincarnée ne pourront être lavés de la souillure de la « culture affirmative » que si l 'humanité d'abord «se libère de l'idéal», donne au travail et à la jouissance un visage nouveau, et quand, deve­nue sujet de son histoire et exerçant sa souveraineté sur la matière, elle aura trouvé dans la praxis matérielle même le cadre — espace et temps — du bonheur humain.

A l'encontre de cette thèse on peut montrer, en se référant, par-delà l'esthétique officielle, à l'histoire non écrite de l'expé­rience esthétique, que ni avant ni pendant l'âge bourgeois la

1. H. Marcuse, « Ûber den affirmativen Charakter der Kultur », in Kultur und Gesellschaft, Francfort, 1965, pp. 56-101.

Petite apologie de l'expérience esthétique 151

création et la réception du beau ne se laissent purement et sim­plement annexer au parti de l'idéalisme et de sa «culture affir-, mative». L'ambivalence du beau comme expérience sensible! — puissance de distanciation, libératrice et créatrice de normes/ d'une part, et d'autre part puissance séductrice qui enchaîne par la fascination ou la sublimation — n'est pas apparue sim­plement avec le péché originel d'une société qui a disjoint le travail et le loisir. Que l'on considère l'art dans sa fonction de détente, de connaissance ou de communication, le fait même d'en tirer une jouissance présuppose que la beauté relève du domaine de l 'apparence. Qui veut trouver son bonheur non plus dans l 'apparence mais dans une jouissance sensible immédiate n 'a plus besoin de l'ait. Il est donc tout simplement logique que, pour Marcuse, réintégrer la culture dans la praxis de la vie détermine le passage de la société à un état nouveau dans lequel la beauté et la jouissance qu'on en tire « entretiennent la satisfaction elle-même, et non plus seulement le désir», mais «ne sont absolument plus du ressort de l ' a r t» 1 . Tant que les deux utopies nous restent également lointaines — celle de l'État platonicien, d'où les poètes sont rigoureusement bannis, et celle de la troisième ère, dans laquelle, selon Marcuse, l'art en tant que tel n 'a plus de raison d'être puisqu'elle est placée sous le signe opposé de la sensitivité libérée — l'expérience esthétique trouve encore assez de terrain pour s'exercer. Qui ne veut voir en elle qu'un facteur de résignation, un expédient dont le seul effet serait d'entretenir le désir d'une vie plus heu­reuse, méconnaît précisément le rôle authentiquement social qu'elle a joué, souvent contre le courant de l'idéalisme philoso­phique et de sa « culture affirmative ». C'est ce rôle qu'il convient maintenant de décrire succinctement, tel qu'il s'exerce à travers les trois fonctions de la poiesis, de l'aisthesis et de la catharsis.

VI

L'émancipation de l'expérience esthétique au cours des temps modernes peut être définie comme un processus au terme duquel, libérés d'une tradition séculaire qui liait l'art

1. Ibid., p. 99.

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conçu comme mimesis au cosmos, à la nature (créée par Dieu) ou à l'Idée, l'artiste et le public conçoivent leur pratique de l'art comme une activité constructive, créatrice, comme l'exercice d'un «pouvoir poïétique» '. Valéry, dont les théories esthétiques se développent à partir du traité de 1894 sur Léo­nard de Vinci, montre ce processus sous le double aspect de la production et de la réception. L'expérience esthétique produc­tive, en combinant l'activité artistique et l'activité scientifique, s'assure la maîtrise de la fonction cognitive du construire ; Léo­nard la représente dans son intégrité, mais celle-ci s'est perdue ensuite avec la dissociation des arts et des sciences, l'expé­rience réceptive réhabilite la perception rénovée par les moyens de l'art (voir par les yeux), en réaction contre la pri­mauté traditionnelle de la connaissance conceptuelle (voir par l'intellect). Ce qui fascinait Valéry dans la «méthode» de Léo­nard, en quoi il a cherché à dégager la racine commune des entreprises de la connaissance et des opérations de l'art, c'était la «logique imaginative» de la construction, c'est-à-dire de cette activité qui obéit au principe faire dépendre le pouvoir du savoir2. Léonard, qui nous offre à l'état pur le spectacle de l'activité créatrice d'un esprit universel, commande le passage de la conception ancienne de la connaissance — celle de l'Anti­quité — à la conception moderne. En effet, «construire» présuppose un savoir qui est plus qu'un simple retour contem­platif vers quelque vérité préexistante: un «connaître» qui dépend du «pouvoir» — d'un pouvoir qui s'expérimente lui-même dans l'«agir», de telle sorte que comprendre et produire ne sont plus qu'une seule et même opération. Ce que Valéry attribue ici à Léonard correspond en fait au concept de «pou­voir poïétique » que J. Mittelstrass, s'appuyant sur la vieille dis­tinction aristotélicienne, a introduit pour montrer que la « nouvelle science » est le fondement de la découverte moderne du progrès depuis Bacon 3 . Dans la perspective ainsi ouverte, le

1. Sur ce point, je suis J. Mittelstrass, op. cit. § 10, 2 («pouvoir» ou «savoir faire» —poietisch.esKônnen —, N. d. T.).

2. Œuvres, éd. de la Pléiade, Paris, 1960, t. I, pp. 1192-1196, 1201, 1252-1253.

3. Loc. cit., p. 349: «Cependant que le "pouvoir théorique" consiste à établir des propositions vraies et le "pouvoir pratique" à juger les actions selon les caté­gories du "bon" et du "mauvais", le "pouvoir poïétique" est pouvoir de recon­naître ce qui peut ou ne peut pas être fait. »

Petite apologie de l'expérience esthétique 153

pouvoir poïétique acquiert chez Kant une fonction médiatrice entre raison théorique et raison pratique, c'est-à-dire entre la nature comme objet de la perception sensible et la liberté en tant que présence de la réalité suprasensible dans le sujet'.

Par la suite, Valéry a justifié les ambitions théoriques de l'expérience esthétique dans Eupalinos ou l'architecte (1921), dialogue socratique qui pourrait bien intéresser aussi la recherche scientifique dans le domaine de l'art. Cette œuvre, en effet, n'est pas seulement un des plus beaux hommages qui aient été rendus à l'architecture, mais aussi une remarquable critique de l'ontologie traditionnelle de l'objet esthétique telle qu'elle a été fondée par Platon. Dans ce moderne « Dialogue des morts», le Socrate de Valéry en vient à désavouer lui-même le rôle qu'il a joué dans l'histoire en tant que philo­sophe. S'il pouvait recommencer sa vie, il préférerait à la connaissance contemplative du philosophe le travail créateur de l'architecte. Il a reconnu trop tard que l'art 'socratique' ne procède pas du connaître, c'est-à-dire de la connaissance conceptuelle, mais du construire, de la production esthétique. Le construire en tant qu'activité spécifique se distingue du connaître en ce que l'activité de l'artiste est un agir porteur de sa propre connaissance. Les formes les plus hautes du construire ou du pouvoir poïétique, ce ne sont ni la peinture ni la sculpture ni la poésie, arts mimétiques, mais l 'architecture et la musique, qui peuvent produire des œuvres libres de toute contrainte mimétique à l'égard du cosmos, de la nature ou de l'Idée. Le temple construit par Eupalinos apprend à Socrate que l'œuvre d'art n'emprunte pas son « idée » à un modèle pré­existant, mais que cette idée n'est rien d'autre que la loi qui préside à et ne peut se manifester que dans sa production 2 . Le connaître impliqué dans la production esthétique n'est pas un reconnaître platonicien, il est découverte, dans le construire ou le faire s'appliquant à réaliser l'irréalisé, de la loi qui régit l'acte de production. La beauté ainsi créée par l'art aban-

1. Critique du Jugement, Introd., cf. IX. 2. Sur ce point et ce qui suit, je reprends l'interprétation de H. Blumenberg,

« Sokrates und das "objet ambigu" : Paul Valérys Auseinandersetzung mit der Tradition der Ontologie des ästhetischen Gegenstandes», in Epimeleia, Fest­schrift H. Kuhn, sous la direction de F. Wiedmann, Munich, 1964 («Socrate et l'"objet ambigu": Valéry, critique de la tradition de l'ontologie de l'objet esthé­tique»).

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donne en même temps que la mimesis son caractère d'éter­nité. Selon Valéry, la perfection — l'achèvement — de l'objet esthétique n'est qu'apparence. Ce qui apparaît à l'observateur comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au contenu, n'est pour l'artiste que l'une des solutions possibles en face d'un problème qui en comportait une infinité. C'est pourquoi l'observateur lui-même ne doit pas non plus recevoir la beauté simplement selon l'idéal platonicien de la vision purement contemplative (ruhende Anschauung), mais entrer dans le mouvement que l'œuvre déclenche en lui et prendre conscience de sa liberté en face de ce qui lui est donné.

Cette position de Valéry qui vient d'être esquissée présente des analogies avec la théorie et la pratique de Cézanne. Selon Kurt Badt, construction est un mot clé dont Cézanne use pour désigner le procès créateur de la réalisation, et qui oppose celui-ci à la peinture mimétique : « Cette vision de la nature, Cézanne veut seulement la prendre comme point de départ en vue d'aboutir à des constructions, à des images architecturées où se trouve développé ce qui, dans le modèle (c'est-à-dire encore la nature, au sens banal du mot) n'est perceptible qu'à l'état d'esquisse, de suggestion 1 .» Les interprétations de Kurt Badt ont montré comment des œuvres aussi importantes que la Montagne Sainte-Victoire ou les Baigneuses sont domi­nées par une tendance à la construction architecturale et musicale. Dans le paysage architectural ou musical et dans le groupe de nus sur fond de paysage, on voit s'accomplir le des­sein fondamental de tout l'art de Cézanne, qui vise à «repré­senter comme indissolublement liés entre eux les objets isolés dont est constitué le monde » 2 . Cette façon qu'a Cézanne, dans ses dernières œuvres, d'accentuer toujours plus fortement l'élément architectonique ou musical pourrait être interprétée dans notre contexte comme le dépassement de l'effet mimé­tique dans un art que la nature même de sa forme destine à la mimesis. Et la thèse de Valéry sur le caractère intrinsèque­ment fini du beau aurait chez Cézanne sa correspondance dans cette tendance frappante à traiter plusieurs fois le même sujet, comme par exemple les Joueurs de cartes, dont il existe

1. K. Badt, Die Kunst Cézannes («L'art de Cézanne»), Munich, 1956, p. 163, 2. Dos Spàtwerk Cézannes («L'œuvre tardive de Cézanne»), Konstanzer Uni-

versitâtsreden, 40, Constance, 1971, p. 11.

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VII

Nous nous tournerons maintenant vers Vaisthesis, la per­ception esthétique. Ici le processus d'émancipation de l'expé­rience esthétique au XVIIIe siècle a conduit à opposer la connaissance sensible (cognitio sensitiva) à la connaissance rationnelle et — selon une expression de Baumgarten, le fon­dateur de l'esthétique en tant que discipline philosophique — à revendiquer pour 1'«horizon esthétique» une légitimité propre, à côté de l'horizon logique. Cette justification de la perception esthétique a été reprise par les artistes de la deuxième moitié du XIX e siècle, dans leur théorie et leur pra­tique; il s'agissait cette fois d'une révolte contre l'idéologie positiviste et les conceptions esthétiques vulgaires qui lui cor­respondent: l '«art industriel» qui apparaissait à l'occasion des premières expositions universelles, et le naturalisme. Les historiens de l'art et les esthéticiens n'ont pas encore dégagé l'affinité des théories qui se sont exprimées à cette époque au sujet de l'expérience esthétique dans les différents domaines de l'art. Il faudrait voir notamment : en littérature, le passage chez Flaubert de l'esthétique de la représentation à une esthé­tique de la perception qui découlait de sa redéfinition du style comme manière absolue de voir les choses; en peinture, la «déconceptualisation du monde» et la retransformation de l'œil en organe d'une vision pure, non reflexive, opérées par l'impressionnisme français 1 ; la théorie de l'art comme pure sensitivité visuelle développée dans les années 1880 par Kon-rad Fiedler et qui, à travers Adolf Hildebrand, Alois Riegel, Heinrich Wölfflin, Richard Hamann, est restée jusqu'à nos jours à l'actualité des discussions esthétiques; presque contem-

1. D'après M. Imdahl, «Die Rolle der Farbe in der neueren französischen Malerei — Abstraktion und Konkretion » (« Le rôle de la couleur dans la peinture française moderne, art abstrait et art concret»), in Poetik und Hermeneutik, II, éd. W. Iser, Munich, 1966, p. 195.

cinq versions qu'il serait certainement erroné de considérer — de même que les formes multiples données par Mallarmé ou Valéry à un même sujet poétique — comme l'approche progressive d'une «forme parfaite».

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porain de Fiedler, le premier essai de Valéry — l'essai sur Léonard, qui opposait la vision renouvelée par l'art aux cli­chés et au « déjà vu » de la perception quotidienne ainsi qu'aux concepts hypostasiés des philosophes; enfin la théorie, déve­loppée par Victor Chklovski et les formalistes russes, de l'«art comme procédé » visant à abolir les habitudes aliénantes de la perception — théorie que Chklovski illustrait en se référant à Tolstoï 1 et qui a exercé sur la dramaturgie moderne, à travers Brecht et son procédé de distanciation {Verfremdung), une influence dont il est encore impossible de prendre la mesure. On ne peut ici traiter de façon exhaustive l'ensemble de ce problème, mais seulement dégager les idées essentielles émises simultanément à cette époque en matière de théorie lit­téraire et artistique.

La théorie de l'art comme pure sensitivité visuelle (reine Sichtbarkeit) exposée par Fiedler en 1876 et en 1887 se fonde sur la conviction «que l 'homme est en mesure d'accéder à la maîtrise spirituelle du monde non seulement par le concept, mais aussi par la vision (Anschauung)»2. Par «vision», Fiedler entend un regard libéré de tout savoir préexistant et même de l'idée ou de la Gestalt qui précéderaient dans l'esprit de l'artiste la réalisation de l 'œuvre; un regard qui chez l'artiste amorce toujours déjà l'acte de représentation, est une « activité créatrice de formes visibles» 3. Le principe de la vision auto­nome, expressément dirigé contre le platonisme et la sépara­tion qu'il opère entre connaissance et activité artistique, exclut l'imitation de la nature (mimesis) et la reconnaissance du déjà connu (anamnesis), et abandonne aussi la référence à une beauté ou à un sentiment qu'il s'agirait de transmettre. La per­ception esthétique ainsi comprise doit procéder uniquement d'une déconceptualisation du monde, et veut donner à voir les choses débarrassées de tout ce qui surcharge leur pure appa­rence visuelle.

De son côté Valéry, dans son essai de 1894 sur Léo­nard de Vinci, a décrit la fonction cognitive de la perception esthétique comme un processus d'apprentissage. Notre per-

1. D'après I. Striedter, Poetik und Hermeneutik, II, loc. cit., pp. 263-288. 2. Schriften zur Kunst («Écrits sur l'art»), 2 vol., éd. par G. Boehm, Munich,

1971.

3. Ibid., p. 326.

Petite apologie de l'expérience esthétique 157

ception, dit-il, est tellement émoussée par l'habitude due à la répétition quotidienne, que nous ne voyons plus que ce que nous nous attendons à voir: «Au lieu d'espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blan­châtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiate­ment une maison pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites 1 .» À l'encontre de cela, un tableau peut nous enseigner que ce que nous voyons, nous ne l'avions en vérité encore jamais vu. La perception esthétique ne requiert donc aucune faculté particulière d'intuition, mais une vision libérée par l'art du «déjà vu» de tout ce qui la détermine a priori à l'insu du sujet et qui acquiert par le fait du langage la fixité du cliché. Valéry donne comme exemple d'habitudes pétrifiées par le langage et qui ont élevé des barrières autour de nos perceptions les concepts de paysage (les beaux sites) et de nature. Le principe de la « vision pure » nie donc d'abord, chez Valéry comme chez Fiedler, le monde conceptualisé avec son dictionnaire de significations connues d'avance, pour, ayant ainsi réduit le donné à sa pure qualité visuelle, élargir ensuite notre connaissance du monde en tant qu'apparence sensible, désormais ouverte à la perception esthétique dans l'inépui­sable multiplicité de ses significations. Pour Valéry ce principe de la vision pure s'oppose avant tout au concept de nature. Égarés par les poètes comme par les philosophes, nous voyons la nature dans le miroir des notions anthropocentriques telles que la cruauté, la bonté, l'économie, comme si nous ne pou­vions supporter de la voir sous son aspect original : « La vision d'une éruption verte, vague et continue, d'un grand travail élé­mentaire s'opposant à l'humain, d'une quantité monotone qui va nous recouvrir 2 . » La critique de Valéry s'inscrit dans cette tradition qui, depuis Baudelaire, a radicalement bouleversé le jugement esthétique porté sur la nature ; Valéry la pousse à son terme en affirmant que le seul lieu d'où l'on puisse connaître la nature par la vision et faire d'elle une expérience renouvelée, c'est un coin quelconque de ce qui est, un coin d'où l'illusion ne puisse plus renaître en l'homme que la nature est faite pour sa commodité. À tout le moins, la thèse du «coin quelconque»

1. Œuvres, éd. de la Pléiade, t. I, Paris, 1960, pp. 1165-1167.

2. Ibid., p. 1167.

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15 8 Petite apologie de l'expérience esthétique

(Zola, lui aussi, parle d'un « coin de la nature ») donne à penser que l 'antinaturalisme littéraire a son parallèle, à la même époque, dans la théorie et la pratique de la peinture.

VII I

La théorie esthétique de Valéry illustre encore une autre idée fondamentale de Fiedler : regarder et produire, vision et expression sont indissociables. Cela vaut d 'abord pour la pro­position de Fiedler : « l'activité artistique de l'esprit n 'a pas de résultat, elle est elle-même son propre résultat », de même que pour ses corollaires : « l'activité artistique est une activité infi­nie», et «tout ce qu'il (l'artiste) atteint révèle à son regard ce qu'il n 'a pas atteint encore » Ces deux propositions appellent le rapprochement avec un point essentiel de l'esthétique de Valéry. Le premier essai sur Léonard développe — dépassant Fiedler — les conséquences qui peuvent être tirées du prin­cipe de la vision créatrice, du point de vue du spectateur. Qui veut avoir la perception esthétique d'un tableau, c'est-à-dire accéder pa r la vision à une connaissance nouvelle, doit résis­ter à la tendance à identifier ou à reconnaître trop vite les objets, et prendre conscience, au contraire, de la façon dont se constituent peu à peu pour le spectateur, à partir de taches de couleur d'abord étrangères à toute signification, un objet et donc une signification de la réalité visuelle : « La méthode la plus sûre pour juger une peinture, c'est de n'y rien recon­naître d'abord et de faire pas à pas la série d'inductions que nécessite une présence simultanée de taches colorées sur un champ limité pour s'élever de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions, à l'intelligence du sujet, parfois à la simple conscience du plaisir, qu'on n 'a pas toujours eu d'avance 2 .»

Il faudrait ici demander aux historiens de l'art si cette des­cription que Valéry fait de la perception des tableaux ne sug­gère pas, peut-être, une solution à la controverse sur les taches de couleur chez Cézanne. Si l'on applique la démarche

1. Fiedler, toc. cit., I, pp. 57-59.

2. Op. cit., I, p. 1186.

Petite apologie de l'expérience esthétique 159

recommandée par Valéry à l'examen d'un Cézanne, on ne peut interpréter ses taches de couleur ni comme restituant la vision d'une conscience à demi lucide, ni comme correspon­dant à l'intention de construire une oeuvre achevée. Il faudrait plutôt les comprendre comme invitant le spectateur à se défaire de l'aspect familier des choses, à participer à l'élabo­ration de ce monde nouveau qui se constitue dans le tableau (pour ne pas dire: à 1'«achever» par un acte de perception constructive).

De même que la peinture de Cézanne, la théorie et la poésie de Valéry ont ouvert à l'art moderne la possibilité de faire appel, dans un monde aliéné par l'industrialisation, à la per­ception esthétique contre l'oppression d'une expérience deve­nue purement fonctionnelle. C'est ainsi que la fonction critique de Yaisthesis a pu être développée jusqu'à la rigueur d'une ascèse perceptive et d'une négation provocatrice de la beauté. Mais elle a pu aboutir aussi à donner à l'œuvre d'art une fonction cosmologique nouvelle, en restituant à la percep­tion esthétique sa valeur exploratoire.

C'est ainsi que le nouveau roman a poussé jusqu'à l'extrême la fonction critique que Flaubert avait assignée à la perception esthétique, en détruisant toujours plus les fonctions narratives porteuses de sens. La réalité neutre des choses, que Flaubert opposait aux émotions de ses personnages, à leur «manière de voir» et à leurs préjugés figés en une seconde nature, perd chez Robbe-Grillet son aura de «poésie objectale», belle encore dans son indifférence; les descriptions de l 'antiroman moderne soumettent la perception à la mathématique de la mesure et du dénombrement, contraignant le lecteur à une ascèse perceptive tout à fait inaccoutumée et l 'entraînant au-delà des limites de l'ennui, afin de pousser jusqu'à l 'absurde — voire jusqu'à la mystification — l'usage instrumental du lan­gage. Il resterait à chercher encore ce qui correspond dans le domaine de la peinture à cette démarche ainsi qu'à l 'autre fonction de Yaisthesis, la fonction cosmologique — que nous illustrerons ici par l'exemple de la Recherche du temps perdu. L'œuvre de Proust associe d'une façon absolument unique les deux fonctions de Yaisthesis. L'écriture de Proust, merveille de précision qui fascine le lecteur par le profond changement, souvent attesté, qu'elle fait subir à sa vision, résulte en dernière

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160 Petite apologie de l'expérience esthétique

analyse de la découverte que le souvenir peut être pour l'art un instrument d'exploration. Comparable à cet égard au retour du sujet sur lui-même dans la psychanalyse, la remémoration proustienne permet de pousser l'interrogation jusqu'à des pro­fondeurs inaccessibles à la perception de surface banalisée par l'habitude, d'aller chercher dans l'espace inconscient l'expé­rience perdue et de l 'amener dans la sphère de l'art, où elle se fait langage. La recherche du temps perdu rend à celui qui écrit comme à celui qui lit son identité perdue, et, en décrivant la démarche même de la remémoration, rappelle à la vie dans sa totalité un monde aboli. Monde subjectif, certes, mais aussi réalité unique, identique en apparence pour tous et cependant autre pour chacun, et dont l'altérité aux yeux du souvenir, ne peut se dévoiler avant l'expérience esthétique ni être commu­niquée autrement que par l'art.

A ce rétablissement de l'art dans sa fonction cognitive, la production et la réception esthétiques ont également participé depuis le milieu du XIXe siècle. Ainsi peut-on répondre au reproche d'abstraction que Gadamer adresse à la conscience esthétique ; ce reproche est pertinent peut-être en Allemagne, à l'encontre de la «culture esthétique» sous sa forme histo­rique issue du néo-humanisme weimarien, mais il ignore l'évolution en sens inverse qui vient d'être retracée ici à grands traits.

En évoluant ainsi — telle est ma troisième thèse — l'expé­rience esthétique, sous la forme de Taisthesis, a assumé, en face d'un monde de plus en plus voué à la fonctionnalité, une tâche qui jamais encore dans l'histoire des arts ne lui était échue: opposer à l'expérience étiolée et au langage asservi d'une société de consommateurs la perception esthétique comme instance de critique du langage et de création ; compenser la pluralité des rôles que l'homme joue dans la société et des visages que la science donne au monde, en maintenant présente l'image d'un monde unique, commun à tous, d'une totalité que l'art est encore le meilleur moyen de faire apparaître comme possible ou devant être réalisé.

Petite apologie de l'expérience esthétique 161

IX

Il faut enfin considérer encore le troisième aspect de l'expé­rience esthétique : sa fonction de communication. Cet aspect n'ayant pas encore été assez étudié dans les différents domaines de l'art, séparément ou de façon comparative, je ne peux ici qu'esquisser le programme d'une recherche sur le problème que j ' a i posé dès l 'abord: comment lever l'opposi­tion entre la jouissance et l'action, entre l'attitude esthétique et la pratique morale. Cette opposition n'est pas nécessaire­ment impliquée dans l'efficacité spécifique de l'art. Elle est ressentie seulement depuis qu'au nom de l'autonomie de l'art tout didactisme, toute intention d'exemplarité sont considérés comme des hérésies, et qu'en particulier toute identification du spectateur ou du lecteur avec l'objet représenté est décriée comme une marque de philistinisme — surtout la sympathie et l 'admiration pour le héros. L'esthétique de la négativité, qui règne aujourd'hui encore sans contestation, veut — comme on l'a déjà vu — purger le plaisir esthétique de toute identifica­tion émotionnelle pour le réduire entièrement à la réflexion esthétique, à la qualité sensible de la perception et à la conscience libératrice. Ce faisant, elle s'enferre dans une contradiction : elle présuppose chez un public déjà cultivé par le contact avec l'art cette conscience émancipée que l'expé­rience esthétique en tant que communication de normes, créa­trice d'un consensus, est censée pouvoir seule faire naître. A cela, j 'opposerai ma quatrième thèse :

L'expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale pri­maire précisément si la relation du public à l'œuvre d'art reste enfermée dans le cercle vicieux qui renvoie de l'expérience de l'œuvre à l'expérience de soi et inversement, et si elle ne s'ouvre pas sur cette expérience de l'autre qui s'accomplit depuis tou­jours, dans l'expérience artistique, au niveau de l'identification esthétique spontanée qui touche, qui bouleverse, qui fait admi­rer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire.

C'est précisément dans ces phénomènes d'identification, et non au stade ultérieur d'une réflexivité esthétique affranchie

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162 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 163

1. Terme repris de J. R. Ladmiral; cf. n. 3, p. 148 (N. d. T.).

d'eux, que l'art transmet des normes d'action — et cela d'une manière qui ménage à l 'homme une marge de liberté entre l'impératif des prescriptions juridiques et la contrainte socia­lisante insensiblement exercée par les institutions.

Pour étudier à travers l'histoire la fonction communicative de l'expérience esthétique, il faudrait suivre le processus d'émancipation qui a d'abord dépouillé la catharsis de son caractère de participation cultuelle pour aboutir, en passant par des degrés et des modes divers d'identification créatrice de normes, à ce refus de l'identification communicative que pratique à l 'heure actuelle une expérience artistique qui se veut reflexive. Le meilleur moyen pour saisir la réflexion théo­rique sur l'art qui accompagne ce processus d'émancipation serait de retracer l'histoire des interprétations de la Poétique d'Aristote. Cette histoire de la catharsis reste toujours occul­tée quand la théorie esthétique met l'accent plutôt sur la dignité de l 'œuvre d'art que sur la façon dont elle affecte la conscience réceptrice — par exemple dans le platonisme de la Renaissance et dans l'idéalisme allemand; ou quand la théo­rie de l'art autonome — aussi bien que la théorie adverse soutenue par l'orthodoxie matérialiste — en est réduite à expédier comme relevant du psychologisme ou d'une simple sociologie du goût les problèmes posés par la réception de l 'œuvre d'art au niveau de la subjectivité individuelle aussi bien que collective, par ce que l'École de Prague appelle la «concrétisation» permanente de son sens. Une étude systéma­tique des modèles d'identification communicative véhiculés par l'expérience esthétique pourrait recourir non seulement à l'étude très significative de la catharsis, mais aussi à une typo­logie aristotélicienne du héros, amplement développée à tra­vers les âges et les différents genres littéraires.

La catharsis en tant que l'une des fonctions fondamentales de l'expérience esthétique explique — comme nous l'avons déjà vu — pourquoi la transmission de normes sociales par l'exemplarité de l'art permet, face à l'impératif juridique et à la contrainte institutionnelle, de disposer d'une marge de liberté et, en même temps, de s'identifier avec un modèle : la" jouissance cathartique est aussi bien libération de quelque chose que libération pour quelque chose. Certes l'identifica­tion n'est pas par nature un phénomène esthétique. Mais des

modèles héroïques, religieux ou éthiques peuvent beaucoup gagner en puissance suggestive si l'identification s'opère à tra­vers l'attitude esthétique. La jouissance cathartique joue alors — pour citer Freud — le rôle d'appât (Verlockungsprâmie) et peut induire le lecteur ou le spectateur à assumer beaucoup plus facilement des normes de comportement et à se solidari­ser davantage avec un héros, dans ses exploits comme dans ses souffrances. L'attitude esthétique, qui peut inciter si puis­samment à l'identification avec un modèle ou à l'engagement au service d'une grande cause, risque cependant toujours de dégénérer en ce que Kant a appelé le simple «mécanisme d'imitation», de neutraliser l'appel à l'attitude éthique et d'en rester au pur étonnement ou à la fascination du spectaculaire.

L'ambiguïté de l'attitude esthétique peut être considérée comme le prix à payer pour une catharsis libératrice acquise par la médiation de l'imaginaire. Aussi bien n'est-il pas éton­nant que dans l'histoire de l'expérience esthétique cette ambi­valence fondamentale ait été l'objet d'une polémique toujours renaissante, menée au nom de l'éthique chrétienne ou de la raison pratique contre les effets produits par l'art. Le renou­veau d'une littérature et d'un art chrétiens a modifié de façon particulièrement importante les données du problème posé par le rapport de l'identification esthétique à la praxis « com-municationnelle» 1 . En effet, investissant le domaine de l'art pour en maîtriser les effets dans la vie quotidienne, l'autorité de l'Église et de la doctrine chrétienne n 'a pas seulement repris au platonisme sa critique du poète menteur, mais elle a développé aussi peu à peu, pour légitimer la poésie chré­tienne, des attitudes qui renouvelaient le champ de l'expé­rience esthétique : à l'imaginaire on oppose l'exemplaire, à la purification par la catharsis la compassion incitant à l'action solidaire, et au plaisir esthétique procuré par l'imitation l'appel conatif, l'invitation à suivre l'exemple.

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164 Petite apologie de l'expérience esthétique

X

Si l'on veut savoir comment l'expérience esthétique peut déboucher sur une action symbolique ou réorientée vers la solidarité, il est particulièrement intéressant de recourir aux concepts d'exemplarité, de communication sympathique et d'appel conatif (das Exemplarische, Sympathetische und Appel­lative). Ils mettent en lumière toute une gamme d'orientations normatives déterminées par l'art dans la société, effets qu'on laisse tout autant échapper en usant des catégories formalistes antithétiques d'innovation et de reproduction qu'en parlant avec mépris, comme la critique idéologique, de pure et simple «affirmation». Avant l'émancipation de l'art, l'histoire sécu­laire de l'expérience esthétique ne se réduit nullement à celle de l'opposition entre affirmation et négativité, entre les effets conservateurs et les effets libérateurs de l'art dans la société. Entre les deux pôles de la rupture avec la norme et de la réali­sation de la norme, entre le renouvellement de l'horizon d'attente dans le sens du progrès et l 'adaptation à une idéolo­gie régnante, l'art peut exercer dans la société toute une gamme d'effets souvent négligés aujourd'hui et que l'on appel­lera effets de communication, au sens restreint d'effets créa­teurs de normes. Y seraient inclus aussi bien l'effet produit par l'art héroïque, qui pose, fonde, exalte et légitime des normes nouvelles, que le rôle immense joué par l'art à tendance didactique dans la transmission, la diffusion et l'élucidation du savoir existentiel amassé dans la pratique quotidienne et que chaque génération doit transmettre à la suivante 1 . Dans ces processus de réception, il faut distinguer l'apprentissage par la compréhension de l'exemple, c'est-à-dire l'assimilation d'une norme, et l'obéissance mécanique et sans liberté ou application d'une règle.

On peut prendre le «héros» comme base d'une typologie des modèles d'identification esthétique porteuse d'activité

1. Cf. à ce sujet P. L. Berger-Th. Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruk­tion der Wirklichkeit — Eine Theorie der Wissenssoziologie («La réalité comme construction sociale: une théorie de la sociologie du savoir»), Francfort, 2e éd., 1971, notamment p. 101.

Petite apologie de l'expérience esthétique 165

communicationnelle et intégrer ceux-ci en un système qui recouvre le champ de l'expérience esthétique entre les deux pôles de la participation cultuelle et de la réflexion esthétique. Avant même le stade de l'expérience esthétique proprement dite, le héros apparaît comme un être divin, en face duquel le sujet récepteur est requis de s'abolir en tant qu'individu dans la communauté qui célèbre le culte. Cependant un phéno­mène analogue à la participation cultuelle se retrouve dans une phase initiale de l'expérience esthétique, celle où le sujet assume un rôle à l'intérieur du monde imaginaire et clos du jeu dramatique. Ce qui caractérise l'identification associative à l'intérieur du jeu, c'est que l'acteur et le spectateur ne sont pas dissociés, que la conscience réceptrice n'est pas en face de l'œuvre, mais que le jeu met chacun en situation de s'exercer, en assumant un rôle et en reconnaissant les rôles des autres, à des modes de communication susceptibles, en tant que com­portements éventuels, d'orienter en retour la vie sociale

On peut partir de la classification aristotélicienne des carac­tères pour schématiser les niveaux suivants de l'identification esthétique. Selon la Poétique (1148 a) les poètes peuvent, «à l'instar des peintres», représenter leurs personnages soit comme meilleurs ou pires que nous, soit comme semblables à nous. De l'opposition entre «meilleurs que nous» et «sem­blables à nous », on peut déduire la distinction fondamentale entre identification admirative et identification par sympathie. Comme l'a montré Max Kommerell 2 , l 'admiration, affect qui crée la distance, et la pitié, affect qui la supprime, peuvent entretenir un rapport d'opposition ou bien aussi de complé­mentarité. L'histoire et la praxis de l'expérience esthétique ne cessent de démontrer qu'il existe entre elles un rapport de succession : l'identification admirative avec le héros parfait, le «modèle», l'exemple qui doit être suivi, est objectivée esthéti­quement et se dégrade en un comportement qui ne fait que satisfaire le besoin d'évasion, le goût du spectaculaire et la tendance à la simple édification sentimentale ; à cette dégra­dation esthétique du modèle est opposée la norme nouvelle d'un héros imparfait, plus familier, « de la même espèce » (von

1. Cf. à ce sujet G. H. Mead, Mină, Self and Society, 1934, chap. 19-20. 2. Lessing und Aristoteles : Untersuchung über die Theorie der Tragödie (« L. et

A.: recherches sur la théorie de la tragédie»), Francfort, 2e éd., 1957, p. 209.

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166 Petite apologie de l'expérience esthétique

gleichem Schrot und Kom) que le spectateur et qui doit le conduire, par le jeu de la sympathie qui abolit la distance, à l'identification morale et à la reconnaissance d'une conduite à tenir.

A l'identification admirative aussi bien qu'à l'identification par sympathie, on peut opposer l'identification cathartique au sens restreint que l'exégèse classique donne à ce concept : elle dégage le spectateur des complications affectives de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l'émotion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure. Elle met ainsi à nu, entre l'attitude esthétique et la pratique morale, la disconti­nuité masquée, dans l'identification admirative, par l'influence inconsciente du modèle, et levée, dans l'identification par sym­pathie, par la vertu solidarisante de la pitié. L'esthétique de l'idéalisme allemand a conçu précisément cette discontinuité comme la condition qui devait permettre non pas d'imposer à l 'homme des modèles de comportement bien définis, mais de le faire accéder par 1'«éducation esthétique» à la liberté qu'implique son être moral.

L'aspect négatif de l'identification cathartique — le fait que le spectateur n'est pas nécessairement mis en état de liberté morale, mais peut aussi bien succomber à l'envoûtement de l'illusion et se perdre dans le plaisir que procure le spectacle de la douleur — a eu pour conséquence que souvent on a voulu briser la magie de l'imaginaire, et qu'on a d'une manière ou d'une autre remis en question l'attitude esthétique du specta­teur. Tous les procédés employés à cet effet peuvent être rame­nés au dénominateur commun d'une identification ironique: en refusant au spectateur et au lecteur l'identification attendue avec l'objet représenté, on l 'arrache à l'emprise de l'attitude esthétique pour le contraindre à réfléchir et à développer une activité esthétique autonome. Dans la gamme des modèles d'activité « communicationnelle » (Interaktion) qu'inclut l'expé­rience esthétique, c'est à ce niveau surtout que la fonction de rupture avec la norme est actualisée. Le fait que l'identification ironique puisse elle aussi manquer son but et dévier vers une attitude esthétique défectueuse (horreur, ennui) ou vers l'indif­férence confirme l'ambivalence fondamentale qui caractérise toute expérience esthétique, en raison de sa dépendance à

Petite apologie de l'expérience esthétique 167

XI

Tableau des modèles d'identification et d'activité communicationnelle esthétiques

Modalité Référence Disposition de l'identification réceptive

Normes de comportement (+ = progressives, - = régressives)

I associative jeu, com­pétition (festivités)

entrer dans un rôle parmi les autres participants

plaisir de vivre libre­ment (sociabilité pure) fascination collective (régression au stade des rituels archaïques)

II admirative le héros parfait (le sage, le saint)

admiration émulation (suivre l'exemple) imitation exemplarité édification ou divertis­sement par l'extraordi­naire (besoin d'évasion)

III par sympathie

le héros imparfait (ordinaire)

pitie

IV cathartique a) le héros émotion tragique, souf- libération inté-frant rieure

b) le héros communication en diffi- par le rire, détente culte par le rire

intérêt moral (disponi­bilité pour l'action) sentimentalité (plaisir pris à la douleur) solidarité pour une action déterminée confirmation de soi (apaisement)

intérêt désintéressé, réflexion libre plaisir du spectaculaire (on cède à l'illusion)

• libre jugement moral dérision (rire rituel)

V ironique le héros étonnement + créativité en retour

aboli ou désapprobateur - solipsisme l'anti­ (provocation) + sensibilisation de la

héros perception

- culture systématique de l'ennui

+ réflexion critique

- indifférence

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168 Petite apologie de l'expérience esthétique

l'égard de l'imaginaire. Le tableau synoptique des modèles d'activité « communicationnelle » et d'identification esthétiques donné ci-dessus rend compte de cette ambivalence en oppo­sant des normes de comportement progressives et régressives 1.

XII

Comment l'expérience esthétique peut-elle recouvrer son importance au regard de la raison pratique, en un temps où l'art, apanage d'une élite de la culture qui ne cesse de s'ame­nuiser, bat en retraite devant l'industrie de la culture avec la masse toujours croissante de ses consommateurs, et où par voie de conséquence la théorie esthétique fait de plus en plus figure de parente pauvre en face des méthodes plus en faveur: sémiotique, théorie de l'information linguistique textuelle et «critique idéologique»? Adorno, à qui l'on doit, plus qu'à tout autre, de voir clair dans cette évolution, dans le mécanisme de 1'«industrie de la culture» et son effet global de «réaction contre les Lumières» (Anti-Aufklärung)2, ne sait donner à cette question que sa réponse puritaine: «S'abstenant de la praxis, l'art devient le schème de la praxis sociale 3 .» Cette ascèse imposée au producteur comme au récepteur peut, certes, libérer la conscience individuelle asservie par la mani­pulation des attitudes esthétiques — cette pratique détestable qui s'est installée avec la transformation de l'art en marchan­dise. Mais on ne voit pas comment la recette de la négativité pure, c'est-à-dire le refus de l'identification à l 'ordre social établi — le dernier mot de la sagesse aussi dans une esthétique matérialiste comme celle du groupe Tel Quel — pourrait bien permettre de fonder un nouveau schéma de praxis sociale. La thèse qui présente l 'œuvre d'art autonome comme le véhicule de l'opposition la plus irréductible aux rapports de domina­tion sociale reprend et combine la théorie de l'art pour l'art,

1. «Résumé über Kulturindustrie», in Ohne Leitbild — Parva Aesthetica, Francfort, 1967, pp. 60-70.

2. Ästhetische Theorie, loc. cit., p. 399. 3. Pour l'élaboration historique de ce tableau voir mon article: «Levels of

Identification of Hero and Audience», in New Lilerary History, 5 ( 1974), pp. 283-317, et la partie B 2 de mon livre : Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Munich, 1977.

Petite apologie de l'expérience esthétique 169

remise en honneur, et la perte du contact avec la praxis, consécutive — de même que la distinction dans l'art d'un domaine «supérieur» (sans finalité) et d'un domaine «infé­rieur» (utilitaire) — à la conquête de l 'autonomie 1 . Si l'on veut opposer à 1''«Anti-Aufklärung» de l'industrie de la culture une nouvelle Aufklärung dont l'instrument serait l'expérience esthétique, l'esthétique de la négativité ne doit plus reculer devant une revalorisation de cette expérience, mais restaurer la fonction communicative de l'art, et même aller jusqu'à lui rendre sa fonction créatrice de normes.

En réponse à la question de savoir comment l'art peut assu­mer cette fonction sans abandonner pour autant sa négativité face à la réalité sociale, on peut citer la solution proposée par un représentant de l'Aufklärung dont l'autorité ne saurait être mise en doute. Elle se trouve dans l'interprétation que Kant donne du jugement de goût : « Le jugement de goût lui-même ne postule pas l'adhésion de chacun (seul peut le faire un juge­ment logique universel qui peut donner des raisons), il se contente d'attribuer à chacun cette adhésion, comme un cas de la règle dont il attend la confirmation non de concepts mais de l'adhésion d 'autrui 2 . » Ainsi donc l'expérience esthétique se distingue des autres formes d'activité non seulement comme «production par la liberté» 3 , mais aussi comme «réception dans la liberté». Dans la mesure où la faculté de jugement esthétique peut fournir le modèle aussi bien d'un jugement désintéressé, échappant aux contraintes du besoin 4 , que d'un consensus ouvert, non défini préalablement par des concepts et des règles 5 , l'attitude esthétique acquiert indirectement une importance dans le domaine de l'action, de la raison pratique. C'est l'exemplarité — concept que Kant développe en opposant au simple «mécanisme d'imitation» la notion de «précédent pris pour guide » (Nachfolge) — qui établit la médiation entre

1. Contre Adorno, qui dans son Résumé über Kulturindustrie (loc. cit., p. 60) a visiblement ignoré le fait que l'art «supérieur» et l'art «inférieur» n'ont nulle­ment constitué des domaines « distincts pendant des millénaires », mais sont res­tés confondus, dans la pratique de leur fonction sociale, jusqu'à l'accession des « beaux-arts » à l'autonomie.

2. Critique du Jugement, § 8 (trad. J. Gibelin, Paris, 1946). 3. Ibid., § 43. 4. Ibid., § 5. 5. Ibid., § 8.

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170 Petite apologie de l'expérience esthétique

raison théorique et raison pratique, entre l'universalité logique de la règle et la validité a priori de la loi morale ; c'est elle qui permet donc de jeter un pont entre la sphère esthétique et la sphère morale Ce qui pourrait apparaître d'abord comme un défaut du jugement esthétique: le fait qu'il «ne peut avoir que valeur d'exemplarité » et non de nécessité logique se révèle être en réalité son grand avantage; requérant l'adhésion d'autrui, ce jugement permet l'établissement collectif d'une norme nou­velle ; il est donc un facteur de socialisation. En effet, Kant a reconnu dans le jugement de goût, avec sa valeur «nécessaire­ment plurale» 2 , «une aptitude à juger les choses qui permet­tent de communiquer à tous même son propre sentiment» 3 , et il a établi une analogie qui, bien que notée incidemment, mérite d'être retenue, entre cet intérêt empirique pour le beau et le contrat social de Rousseau : « De même chacun attend et exige de l'autre qu'il tienne compte de cette communication universelle, en quelque sorte en vertu d'un contrat originaire dicté par l 'humanité elle-même 4 . »

Le jugement esthétique peut exiger de chacun qu'il «tienne compte de cette communication universelle » et il répond de ce fait à un intérêt du niveau le plus élevé, celui que suscite la réa­lisation d'un contrat social « originaire » : cet argument de Kant peut assurément fournir de nos jours à une apologie de l'expé­rience esthétique plus et mieux qu'une belle conclusion rhéto­rique. Car en posant le caractère subjectif du phénomène esthétique, la Critique du Jugement a marqué un tournant, cependant que sa conception pluraliste d'un jugement esthé­tique tributaire du consensus était confisquée au XIX e siècle par l'individualisme (ou, pour reprendre la formulation kantienne, par la conception « égoïste ») de la culture esthétique, et n 'a pas été reprise même au xx e siècle par l'esthétique et la théorie de l'art. Si l'on veut tenter, dans notre monde toujours plus fonc­tionnel et réglementé, de lutter contre la toute-puissante indus-

1. Ibid., § 32; [«Se guider sur un précédent sans l'imiter, voilà qui exprime exactement l'influence que peuvent avoir sur d'autres les productions d'un auteur pris comme modèle... » (trad. Gibelin).] Sur ce point je suis l'interpréta­tion de G. Buck, «Kants Lehre vom Exempel», in Archiv fur Begriffsgeschichte, 11 (1967), pp. 148-183, notamment p. 181.

2. Ibid., § 29. 3. Ibid., § Al. 4. Ibid., § 4 1 .

Petite apologie de l'expérience esthétique 171

trie de la culture et l'influence croissante des mass média en restituant à l'expérience esthétique la fonction communicative qu'elle semble avoir perdue, la définition kantienne du juge­ment générateur de consensus redevient à n'en pas douter actuelle.

Elle montre en effet que, pour participer à la création des normes, l'art n'est pas condamné à se dégrader inévitable­ment en instrument d'adaptation soumis à l'idéologie domi­nante, si l'identification qu'il réclame n'impose pas à l'action morale une norme déjà définie, mais lui propose seulement — comme 1'« exemple » de Kant — une orientation, une norme encore indéfinie et dont la définition doit être précisée par l'adhésion d'autrui. En outre, l'expérience esthétique considé­rée dans sa fonction communicative se distingue aussi du dis­cours régi par la logique en ce qu'elle présuppose uniquement que «compte soit tenu de la communication universelle», et non pas que soit déjà reconnu le caractère raisonnable de la raison. C'est pourquoi l'on peut penser qu'en cas de discus­sion sur une norme qu'il s'agit d'établir ou de préciser, l'expé­rience esthétique permettrait peut-être d'établir un consensus avec plus de facilité que la logique propédeutique, dont le modèle d'argumentation logico-dialectique visant au consen­sus incontesté est plutôt propre à imposer la reconnaissance de vérités préétablies — ainsi que suffit à le révéler sa termi­nologie évoquant l'attaque, la défense et la «stratégie de la victoire».

Pour finir, je dois dire clairement à mes lecteurs que cette apologie de l'expérience esthétique, fondée en grande partie sur la critique de l'esthétique actuelle de la négativité, vise aussi le point faible de l'esthétique de la réception que j 'a i ébau­chée dans mon cours inaugural à l'université de Constance. Comme l'évolutionnisme des formalistes, comme l'esthétique de la négativité et comme toute théorie orientée vers l'émanci­pation (y compris la théorie marxiste), la théorie de la récep­tion donnait, à ses débuts, la préséance à l'innovation et à la rupture sur la tradition et la répétition routinière de l'accompli, à la négativité et à la contestation sur la fonction affirmative ou institutionnelle de l'art. Cette opposition rigou­reuse est pertinente, dans une certaine mesure, pour l'histoire et le rôle social de l'art durant la période où son autonomie a

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172 Petite apologie de l'expérience esthétique

La « modernité » dans la tradition littéraire

et la conscience d'aujourd'hui

i

Le mot «modernité», qui doit en principe exprimer l'idée que notre temps se fait de lui-même dans sa différence, sa «nouveauté» par rapport au passé, présente — si l'on consi­dère l'emploi qui en a été fait dans la tradition littéraire — ce paradoxe de démentir à l'évidence à tout instant, par sa récur­rence historique la prétention qu'il affirme. Il n 'a pas été créé pour notre temps, et il ne semble pas propre non plus à carac­tériser plus généralement de façon pertinente ce qui fait l'uni­cité d'une quelconque époque. Certes la création du substantif français « la modernité » est récente, de même que celle de son correspondant allemand (die Moderne). L'apparition de ces deux mots se situe encore en deçà de l'horizon chronologique qui sépare le monde familier que nous pouvons encore perce­voir comme « histoire vécue » de ce passé qui ne nous est plus accessible sans la médiation de l'intelligence historique. En ce sens, on peut considérer le romantisme en tant qu'âge littéraire et politique comme lointain, comme le passé révolu qui a pré­cédé notre modernité. Si l'on en fixe le terme à la révolution de 1848, l'apparition du concept nouveau de modernité semble bien en effet marquer l'émergence consciente d'une autre com­préhension du monde. Ce mot, attesté pour la première fois en 1849 dans les Mémoires d'Outre-Tombe1, a été érigé surtout par

1. Cf. P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue fran­çaise, Paris, 1951-1964, art. «modernité».

été pleinement établie, sans être encore contestée ; en revanche elle ne saurait, ainsi qu'on l'a vu, rendre compte des fonctions pratique, communicative et normative de l'art avant et après cette période. C'est pourquoi je formulerai ma dernière thèse :

L'expérience esthétique est amputée de ses fonctions sociales primaires tant qu'on l'enferme dans les catégories de l'éman­cipation et de l'affirmation, de l'innovation et de la reproduc­tion, et que l'on n'introduit pas les catégories intermédiaires d'identification, d'exemplarité et de consensus ouvert — ces catégories qui, dans l'expérience de l'art, ont été à la base de toute activité communicationnelle, et qui pourraient aujour­d'hui faire sortir les arts de l'impasse où l'on a souvent déploré de les voir enfoncés.

Je crois que, dans la direction que je viens de définir, des possibilités et des tâches s'offrent à la recherche ; la science de l'art et de la littérature se renierait elle-même si elle ne renonçait à l'attitude apologétique à laquelle sa situation l'a contrainte que pour en revenir à l'inventaire historique ou à l'édification grandiose d'un savoir exhaustif, et si elle s'obsti­nait à défendre une légitimité traditionnelle mais usée jusqu'à la corde, au lieu de définir des tâches nouvelles que les attaques qu'elle a subies n'ont pas peu contribué à lui faire découvrir.

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174 La «modernité» dans la tradition littéraire

Baudelaire en mot d'ordre d'une nouvelle esthétique '. En Alle­magne, l'idée et le mot {die Moderne) ont été mis à la mode en 1887 par E. Wolff qui, dans une conférence donnée à l'associa­tion berlinoise Durch, avait formulé en dix thèses son nouveau « principe de modernité » ; au regard de la conversion baudelai-rienne au surnaturalisme, Wolff ne témoigne guère à vrai dire que du retard de la théorie esthétique en Allemagne 2. Signe annonciateur certes d'une nouvelle ère artistique, la « moder­nité» baudelairienne ne peut cependant faire oublier qu'elle est le rejeton tardif d'une longue histoire philologique, et que même la signification la plus récente prise par le substantif est tributaire de celle de l'adjectif ancien dont il est issu — moder­nus, d'après Curtius «l'un des derniers legs du bas latin au monde moderne », mais enraciné lui-même dans une tradition littéraire plus ancienne encore 3 . Et cette tradition est bien propre à faire apparaître au premier abord comme illusoire la prétention qu'implique le concept de modernité — celle que le temps présent, la génération actuelle ou bien notre époque aurait le privilège de la nouveauté et pourrait donc s'affirmer en progrès sur le passé.

En effet, presque tout au long de l'histoire de la littérature et de la culture grecque et romaine, depuis la critique alexan-drine d'Homère jusqu'au Dialogue des orateurs de Tacite, on voit le débat entre les 'modernes', les tenants de cette préten­tion, et les zélateurs des 'anciens' se ranimer à tout moment, pour être chaque fois dépassé de nouveau en dernière instance par la simple marche de l'histoire. Car, les 'modernes' deve­nant avec le temps eux-mêmes des anciens (antiquï) et de nou­veaux venus reprenant alors le rôle des modernes (neoterici),

1. Cf. surtout Le peintre de la vie moderne ( 1859) — voir à ce sujet G. Hess, Die Landschaft (le paysage) in Baudelaires «Fleurs du Mal», Heidelberg, 1953, pp. 40-42.

2. Cf. F. Martini, «Modem, die Moderne», dans: Merker-Stammler, Real-lexikon der deutschen Literaturgeschichte, 2' éd., vol. II, pp. 391-415, notamment p. 408 sq. : «En définissant "une littérature moderne, réaliste, nationale, c'est-à-dire la réconciliation de notre esprit et de la nature qui s'est révélée avec une puissance nouvelle" (...), E. Wolff révélait à quel point cette "révolution par la modernité" se bornait à poursuivre les courants et les tendances du siècle finis­sant, et à formuler avec emphase tout ce qui s'y était depuis longtemps déjà développé. »

3. E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter («Littéra­ture européenne et Moyen Âge latin»), Berne, 1948, p. 257.

La «modernité» dans la tradition littéraire 175

on constatait que cette évolution se reproduisait avec la régula­rité d'un cycle naturel et l'on ne pouvait que voir confirmée la sage perspicacité avec laquelle Tacite fait arbitrer par Mater-nus la controverse entre Aper et Messalla: «Comme nul ne peut obtenir à la fois une grande renommée et une grande quiétude, que chacun tire profit des avantages du temps où il lui est donné de vivre, sans dénigrer le temps des autres 1 . » Vue sous cet angle, la conscience que les 'modernes' ont toujours eue de leur originalité historique, à l'occasion de toutes les 'renaissances' de la littérature européenne depuis le renou­veau carolingien, et qui les a fait s'opposer chaque fois aux 'anciens', peut apparaître comme une «constante littéraire», aussi courante et naturelle dans l'histoire de la culture occi­dentale que la relève des générations en biologie. Et cette série de « Querelles des Anciens et des Modernes », toutes nées d'une même question et d'un même effort pour y répondre — faut-il prendre l'Antiquité pour modèle, et quel sens donner à son imi­tation —, ces controverses qui caractérisent l'évolution de la littérature européenne vers ses classicismes nationaux, ne seraient-elles pas en fin de compte elles-mêmes encore un « héritage de l'Antiquité », portant a priori l 'empreinte d'un pré­cédent classique ; et finalement notre conscience actuelle de la modernité ne resterait-elle pas aussi prisonnière de la même démarche cyclique imposée par une loi de succession que nous n'aurions pas su ou pas voulu reconnaître ?

Cependant, derrière une telle argumentation se dissimule une ruse de cette métaphysique de la tradition qu'ont élaborée les spécialistes de la science littéraire (les «philologues»), et dont l'origine remonte aux Anciens. Dans son livre sur la lit­térature européenne et le Moyen Âge latin — le type même de la recherche orientée vers la «survivance de l'Antiquité» —, Ernst Robert Curtius en fait diverses applications, dont la plus impressionnante, sans doute, lorsqu'il cite le Traité du Sublime du Pseudo-Longin, pour suggérer, faisant de cette citation en quelque sorte la clé de voûte de sa démonstration, que même la conception moderne de l'imagination créatrice était préformée dans une tradition héritée de l'Antiquité et

1. Nunc, quoniam nemo eodem tempore adsequi potest magnam famam et magnam quietem, hono saeculi sui quisque citra obtrectationem alterius utatur.

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176 La «modernité-» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire ill

modernité, que le sens du mot latin tardif modernus n'était pas donné tout entier dès sa création et ne pouvait assurément pas non plus encore être pressenti dans toute son ampleur. Ce sens ne se réduit pas à celui d'un simple topos littéraire intem­porel. II se déploie bien plutôt à travers les changements d'horizon de l'expérience esthétique et nous pouvons le découvrir dans sa fonction de délimitation historique chaque fois que se fait jour pour une nouvelle conscience de la moder­nité, l'opposition déterminante — l'élimination d'un passé par la conscience historique qu'un nouveau présent prend de lui-même.

Ainsi que l'usage quotidien suffirait à le démontrer, le meil­leur moyen pour saisir le sens du mot moderne est de repartir de ses contraires. Dans la langue de tous les jours, moderne marque la frontière entre ce qui est d'hier et ce qui est d'aujourd'hui, entre l'ancien et le nouveau, dans tous les domaines ; pour parler plus précisément, à la lumière du phé­nomène à cet égard si révélateur qu'est la mode : la frontière entre les productions nouvelles et ce qu'elles frappent d'obso-Iescence — ce qui était hier encore actuel et qui est aujourd'hui déjà vieilli. Partout où s'étend le règne de la mode, si l'on fran­chit la frontière de la modernité, on voit ce qui avait cours jus­qu'à présent non seulement perdre toute valeur mais même être rejeté en un instant dans l'inauthenticité des choses péri­mées, sans passer par cette phase transitoire que constitue le déclin, dans le domaine des processus organiques: «Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c'est ce qui d'abord aura paru le plus m o d e r n e » Mais comme ce qui est moderne aujourd'hui ne se distingue en rien, substantiellement, de ce qui demain peut-être sera démodé et fera figure d'anachronisme dérisoire, l'opposition entre ce qui est moderne et ce qui ne l'est pas doit être recherchée ailleurs, au-delà de l'éternel retour du change­ment. En fait, ce qui s'oppose en permanence à un vêtement à la dernière mode, ce n'est pas ce même vêtement devenu démodé, mais un vêtement dont le vendeur nous vante le carac­tère «classique», intemporel. Au sens esthétique, «moderne» n'est plus pour nous le contraire de «vieux» ou de «passé»,

1. Gide, Les Faux-Monnayeurs, cité par P. Robert, Dictionnaire alphabé­tique... loc. cit., art. «modernité».

longtemps oubliée : « Aussi y a-t-il un sens historique profond dans le fait en apparence insignifiant que le culte de Virgile, à la fin de l'ère païenne, ait exprimé pour la première fois — encore que de façon tâtonnante — l'idée de la fonction créatrice du poète. Cette idée s'allume comme une petite flamme mystique au soir d'un monde en déclin. Pendant près d'un millénaire et demi, elle s'était éteinte; elle se rallume dans la splendeur matinale de la jeunesse de Goethe. » Comme s'il s'agissait d'une seule et même idée, restée identique en substance, qui aurait été fâcheusement « étouffée par l'indes­tructible chaîne d'une tradition de médiocrité », et n'aurait pas retrouvé avant Goethe un esprit capable de la faire renaître 1 ! C'est ainsi que l'on parvient à récupérer, au service d'une continuité mystique de la substance culturelle occidentale, jusqu'à l'idée moderne d'un art créateur qui pourtant avait été dirigée contre le principe ancien de l ' imitation de la nature' . La Querelle des Anciens et des Modernes a dans ce contexte le même sens : pour Curtius elle n'est qu'un topos, un lieu com­mun littéraire dont l'origine remonte à l'Antiquité, et dont la récurrence, déterminée par la révolte périodique des jeunes et le conflit des générations, ne témoigne plus que d'un change­ment qui s'opère, de siècle en siècle, dans l'équilibre entre les auteurs anciens et les modernes 2 . Ainsi l'on peut voir préfi­guré, dans le précédent de la querelle antique des Anciens et des Modernes, même le processus séculaire par lequel la litté­rature et l'art des temps modernes se sont détachés toujours plus de l'Antiquité conçue comme canon, comme un passé dont les normes s'imposaient aux temps à venir; ainsi l'on peut ignorer la rupture entre la conception antique et la conception chrétienne de la modernité, et finalement réintro­duire dans le cycle naturel d'une évolution récurrente 1 eloi-gnement irréversible et total de notre modernité par rapport à des modèles de perfection qui n'ont plus de valeur qu'histo­rique. Si l'on considère, en revanche, le processus historique ici masqué par l 'apparence d'une tradition qui s'entretient par elle-même, on voit, à travers l'histoire du mot et du concept de

1. Op. cit., chap. 18, § 5 «Nachahmung und Schôpfung» («Imitation et créa­tion»).

2. Op. cit., chap. 14, § 2 : Die «Alten» und die «Neueren» («les "Anciens" et les "Modernes" »).

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178 La «modernité» dans la tradition littéraire

II

Comment se manifeste, dans l'apparition et l'histoire du mot «moderne», la conscience d'un passage de l'ancien au nouveau, et comment peut-on saisir, à travers ce qui chaque fois s'oppose à l'expérience toujours renouvelée de la moder­nité, l'image historique qu'une époque se fait d'elle-même? En retraçant maintenant l'évolution de ce mot, on ne se pro­pose rien d'autre que de répondre à la question ainsi posée. Il s'agit de rechercher, en considérant surtout les périodes de transition, ce qui, dans les significations successives du mot et de ses contraires, reflète une expérience du temps que l'on peut ramener, suivant Schelling, à 1'«élimination du passé» (Abscheidung des Vergangenen) et considérer comme le fonde­ment de la conscience spécifique de chaque époque '.

Le mot modernus est attesté pour la première fois dans la dernière décennie du V e siècle, au temps où se faisait le passage de l'Antiquité romaine au monde nouveau de la chrétienté ; on doit donc se demander dès l'abord si l 'apparition de ce néolo­gisme signifie que l'on avait alors conscience d'être sorti d'une ère révolue et de vivre les débuts d'une ère nouvelle. Dans ses occurrences les plus anciennes, le mot n 'a d'abord que le sens en quelque sorte technique impliqué par son étymologie: il

1. Die Weltalter («les âges du monde»), Urfassungen, éd. M. Schröter, 1946, p. 11: «Combien rares sont ceux qui connaissent un véritable passé! Si l'on ne se place vigoureusement dans un présent que l'on crée en se séparant de soi-même, il n'y a pas de passé. L'homme qui n'est pas capable de s'opposer à son passé n'en a pas, ou plutôt il ne parvient jamais à en sortir, il y vit en permanence. »

La «modernité» dans la tradition littéraire 179

mais celui de « classique », d'une beauté éternelle, d'une valeur qui échappe au temps. Nous verrons au terme de notre étude que les bases de cette conception, telle qu'elle apparaît dans l'usage linguistique du mot «moderne» et de ses contraires implicites, ont été jetées il y a quelque cent ans, lorsque la pen-

v sée esthétique a pris un cours nouveau. Elle est attestée en France d'abord chez Baudelaire et sa génération, dont la conscience de la «modernité» détermine encore à bien des égards notre compréhension esthétique et historique du monde.

marque la frontière de l'actualité. Comme hodiernus de hodie, modernus est dérivé de modo, qui ne signifiait pas alors seule­ment «tout juste, à l'instant, précisément», mais peut-être bien déjà aussi «maintenant, à l'heure actuelle» — sens qui s'est perpétué dans les langues romanes. Modernus ne veut pas dire simplement « nouveau », mais « actuel » ; W. Freund — dont je suis ici l'excellent exposé — a démontré, avec de bonnes preuves à l'appui, que c'était là la nuance décisive justifiant la création du mot 1 . Parmi les expressions approximativement synonymes du temps, modernus est la seule qui ait pour fonc­tion de désigner le moment présent dans son actualité his­torique, à l'exclusion de tout autre sens 2 . C'est ainsi que modernus apparaît en 494-495 dans les Epistolae pontifïcum de Gelasius, qui en use pour distinguer les décrets pris par les der­niers synodes romains {admonitiones modemas) des antiquis regulis. Cette antiquitas qui fait ici pendant à modernus désigne le passé ecclésial des patres ou veteres, des successeurs des apôtres jusqu'aux évêques du Concile de Chalcédoine 3 . La frontière qui sépare antiquitas du présent (nostra aetas) est l'an 450 ; elle est donc éloignée de près de 50 ans déjà. Le passé païen, romain, n'est pas pris ici en considération ; il sera peu après évoqué par Cassiodore sous le nom à'antiquitas, par opposition à nostra tempora ou aux saecula modema, témoi­gnant ainsi «que vers 500 au plus tard, nombre de contempo­rains considèrent la culture romano-hellénistique et le vieil appareil d'État romain comme appartenant au passé » 4 .

Dès le début du V e siècle, Orose avait conçu déjà sa propre époque comme une ère chrétienne, tempora christiana. Sa philosophie de l'histoire en faisait remonter le début — ger-mina temporis christiani — à la période de paix que Rome avait connue sous Auguste, et qu'il opposait aux guerres per­pétuelles du passé païen. Sa vision de l'histoire, qui abolit

1. W. Freund, Modernus undandere Zeitbegriffe des Mittelalters (« M. et autres notions temporelles du Moyen Âge»), Cologne-Graz, 1957. p. 5.

2. Cette fonction n'était pas ou plus assumée à l'époque par les synonymes en usage: le mot d'emprunt neotericus est fréquemment déformé et disparaît peu à peu, praesens prend de plus en plus la fonction d'un démonstratif et ne renvoie — de même que coetanus et novus — pas exclusivement au présent historique, c'est-à-dire actuel (cf. W. Freund, loc. cit., pp. 5, 10, 31).

3. W. Freund, loc. cit., p. 11. 4. W. Freund, loc. cit., p. 28.

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l'antithèse entre christianisme et Empire romain dans la continuité supra-historique du temps instaurée depuis la nais­sance du Christ, ne laisse encore aucune place à l'opposition conceptuelle entre présent « moderne » et Antiquité classique investie de l'autorité d'un modèle 1 . Cette opposition devient pour la première fois perceptible dans un couple de mots nou­veaux — antiqui et moderni — chez Cassiodore, qui, déjà, voit Rome et la civilisation antique dans la perspective historique d'un passé révolu. C'est chez lui d'abord que prend forme, dans le concept d'antiquitas, la distinction si lourde de consé­quences historiques entre l'exemplarité du passé et la moder­nité du temps qui poursuit son cours. Pour lui, le présent — l'empire des Goths — a pour tâche idéale de recréer la grandeur passée de l 'Empire romain et de sa civilisation. Dans des formules comme celle de sa lettre à Symmaque: Antiquorum diligentissimus imitator, modemorum nobilissi-mus institutor2, s'exprime une admiration pour les «Anciens» qui ne l'empêche nullement d'approuver l'ambition historique des « Modernes », parce qu'à ce stade le problème du progrès, de la décadence ou de la renaissance n'est pas encore posé. Mais c'est en cela que le rapport entre la modernité et ï'anti-quitas est différent chez Cassiodore de ce qu'il sera lors de « renaissances » ultérieures, ainsi que dans la conscience his­torique qu'au Moyen Âge les moderni auront d'eux-mêmes, conscience fondée sur la conviction que les tempora christiana sont égaux et même supérieurs à l'Antiquité.

I I I

L'opposition entre le présent chrétien et l'Antiquité païenne, qui trouve son expression la plus forte dans le cercle de lettrés entourant Charlemagne et, par la suite, lors de ce qu'on a nommé «la Renaissance du XII e siècle», n'est qu'un aspect

1. Chez Orose, en ce qui concerne le passé, le concept d'antiquitas fait défaut, et le temps présent ne fait pas non plus l'objet d'une distinction historique à l'in­térieur de la présence méta-historique de ses tempora christiana — cf. W. Freund, toc. cit., p. 22.

2. Var. 5, 51, 2. Cf. W. Freund, toc. cit., p. 32 — cf. encore var. 3, 5, 3: moder-nis saeculis morihus ornabantur antiquis.

La «modernité» dans la tradition littéraire 181

parmi d'autres dans l'évolution historique de notre concept, qui va couvrir au Moyen Âge tout le champ des significations comprises entre les notions de 'limite temporelle' et d 'époque ' . Cette histoire, telle qu'elle a été reconstituée par les travaux de W. Freund et de J. Spôrl, fait apparaître dans son ensemble une tendance croissante à la «périodisation», à l'articulation du temps en périodes: à mesure qu'elle avance, la limite de la «modernité» englobe d'abord un espace temporel de plus en plus vaste, pour le laisser ensuite derrière elle en tant qu'époque révolue, de telle sorte qu'un nouveau passé vient s'insérer entre la modemitas du présent et Yantiquitas — l'Antiquité païenne. C'est ainsi que le mot modemus, qui connaît sa première grande expansion dans les temps caro­lingiens, distinguera d'abord au IXe siècle le nouvel empire universel de Charlemagne — saeculum modemum — de l'Anti­quité romaine 1 . Mais bientôt après, l 'Empire germanique verra dans le temps glorieux du grand empereur un passé idéal, et dans la reconstitution de son empire une tâche aussi noble que la reconstitution de l 'Empire romain 2 . En philosophie et en littérature, moderni désigne les auteurs chré­tiens — en remontant jusqu'à Boèce — par opposition aux auteurs païens de l'Antiquité gréco-latine; mais dans la tradi­tion didactique, il arrive que leloignement des antiqui se réduise de plus en plus pour n'avoir plus finalement aucun rap­port avec l'Antiquité classique. Au xm e siècle le couple anti-qui/modemi ne couvre plus que le court laps de temps qui sépare deux générations et deux écoles, celle des antiqui qui enseignent à Paris de 1190 à 1220 environ, et celle des moderni qui leur succèdent et introduisent la «nouvelle philosophie» aristotélicienne 3 . Après s'être ainsi précipité, le mouvement connaît un ralentissement au xiv e siècle, la dernière querelle d'école — entre le nominalisme de Guillaume d'Occam et le réalisme des partisans de Duns Scot et de Thomas d'Aquin — s'éternisant au point que l'opposition entre via modema et via antiqua restera en usage pendant près de deux siècles, bien

1. W. Freund, toc. cit., p. 47 sq., 111. 2. Cf. J. Spôrl, Das Alte und das Neue im Mittelalter (« Temps anciens et temps

modernes au Moyen Âge ») in Historisches Jahrbuch, 50 ( 1930), p. 312 sq. 3. M. D. Chenu, «Antiqui, Moderni», in Revue des Sciences philosophiques et

théologiques, 17 (1928), pp. 82-94.

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182 La «modernité» dans la tradition littéraire

longtemps après que cette antithèse terminologique aura perdu son actualité '.

Cependant le concept antagoniste d'« anciens » — antiqui — se détachait au Moyen Âge en un autre sens encore de l'Anti­quité païenne et romaine. Il arrivait que Y antiquitas, comprise comme passé exemplaire, désigne également les veteres du christianisme, les fidèles de l'Ancienne Alliance ou les Pères de l 'Église 2 . Mais la richesse sémantique dont une longue tra­dition a chargé ce mot ne doit pas faire oublier qu'entre auteurs chrétiens et auteurs païens, entre les patres (sanctï) et les philosophi subsistait une frontière que même des huma­nistes comme Jean de Salisbury n'ont pas tenté d'effacer — même si celui-ci considérait Virgile et Térence comme «étant des nôtres», et est allé jusqu'à qualifier Origène de «philosophe chrét ien» 3 . Le Moyen Âge ne situait pas encore les antiqui païens et chrétiens dans l'unité d'une «antiquité païenne et chrétienne à la fois» 4 ; et si les modemi du XII e siècle ont eu la conscience particulièrement nette de vivre un tournant de l'histoire (« le début des temps modernes, par rapport auxquels tout ce qu'il y avait eu avant était 'ancien' — la poétique d'Horace, les Digestes, la philosophie —, ancien dans le même sens que l'Ancien Testament), il y avait dans cette «révolte de la jeunesse» contre la tradition de l'école et de l'autorité des classiques un peu plus qu 'un simple conflit de générations, derrière lequel E. R. Curtius a cru voir la répéti­tion d'un modèle de l'Antiquité 5.

La conscience qu'une nouvelle génération d'auteurs écrivant en latin et en langue vulgaire — Mathieu de Vendôme, Jean de Hanville, Gautier de Châtillon, Gautier Map,

1. W. Freund, loc. cit., p. 113. 2. M. D. Chenu, loc. cit., p. 88 — W. Freund, loc. cit., p. 100. 3. M. D. Chenu, «Les "philosophes" dans la philosophie chrétienne médié­

vale», in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 26 (1937), p. 29 — W. Freund (loc. cit., p. 86 sq.) cite des exceptions.

4. Ceci contre E. R. Curtius, Europäische Literatur... p. 258. 5. Cf. E. R. Curtius, ibid., p. 106: «Mais les modemi de cette époque restent

pourtant (...) si dépendants de l'enseignement reçu des modèles antiques, qu'ils imitent (...) même lorsqu'ils contestent. » Curtius n'a pas vu que les modemi du XIIe siècle vivent le temps sur le mode de la succession typologique et non cyclique, bien qu'il définisse lui-même leur opposition aux Anciens comme ana­logue à l'opposition entre le Nouveau et l'Ancien Testament — en ne donnant visiblement qu'un sens métaphorique à cette analogie.

La «modernité» dans la tradition littéraire 183

Chrétien de Troyes, Marie de France, et d'autres — prend vers 1170 de son originalité, et qui la fait s'opposer aux « Anciens », puise aux mêmes sources que la « Renaissance » du XII e siècle tout entière. C'est la conscience historique qu'une époque d'épanouissement culturel a d'elle-même, la conviction, sou­vent professée, qu'elle a non pas d'imiter ou de restaurer l'Antiquité — ce qui la distingue de la Renaissance humaniste italienne —, mais d'en accomplir les valeurs et de la dépasser. Ainsi que l'a montré Friedrich Ohly, les 'modernes' du xn e siècle vivent le temps sur le mode de la succession typolo­gique, et non pas cyclique C'est la façon spécifiquement chré­tienne de vivre l'histoire : « La typologie établit entre l'ancien et le nouveau, qui sont séparés dans le temps, une relation de dépassement de l'un par l'autre. Le nouveau rehausse l'ancien, l'ancien survit dans le nouveau. Le nouveau est la rédemption de l'ancien, sur lequel il se fonde. (...) L'interprétation typolo­gique est un acte par lequel l'ancien est assimilé en vertu du nouveau ; elle assume l'ancien dans la joie et la fierté procurées par le nouveau 2 . » Cette façon de vivre l'histoire dans une pers­pective typologique est attestée aussi par l'image célèbre employée pour la première fois par Bernard de Chartres, et que l'on a souvent interprétée par la suite à contresens en faveur de l'Antiquité : les modernes sont des nains juchés sur les épaules de géants 3 . Cette image témoigne d'une certaine admiration pour les Anciens, mais d'une admiration à travers laquelle s'exprime aussi la conscience d'un dépassement typo­logique de l'ancien par le nouveau: le temps présent voit plus loin que le passé ! Pour justifier le progrès que le présent chré­tien pense avoir accompli par rapport à ses maîtres antiques, on pouvait faire appel à cette phrase tirée de la grammaire de Priscien : quanto iuniores, tanto perspicaciores. Le prologue des

1. Synagoga et Ecclesia — Typologisches in mittelalterlicher Dichtung (« S. et E. — Le problème de la typologie dans la poésie médiévale») in Miscellanea Medievalia, sous la direction de P. Wilpert, vol. 4, Berlin, 1966, pp. 350-369.

2. Ibid, p. 357. 3. Cf. W. Freund, loc. cit., p. 83 sq. ; F. Ohly, loc. cit., et enfin A. Buck, «Gab

es einen Humanismus im Mittelalter ? » («Y a-t-il eu un humanisme au Moyen Âge?») in Romanische Forschungen, 75 (1963), p. 235. L'idée de A. Buck, selon laquelle cette image serait inspirée par le désir d'un «compromis rétablissant l'harmonie entre la conscience de soi et le respect de l'autorité », n'est pas sou-tenable dans le contexte du Metalogicon de Jean de Salisbury, où la citation de Bernard de Chartres est suivie d'une sévère critique d'Aristote.

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Lais de la poétesse Marie de France — qui écrivait en langue populaire — donne un exemple de la façon qu'avait le Moyen Âge de les citer et de les comprendre : « Les Anciens savaient bien que ceux qui viendraient plus tard en sauraient plus qu'eux, puisqu'ils (= les modernes) seraient capables de gloser sur la lettre de leurs textes et d'en enrichir ainsi le sens '. » Pris-cien constatait que la grammaire avait fait des progrès au cours des siècles écoulés; son constat de progrès est ici rap­porté à l'exégèse de l'Ancien Testament, et interprété dans une perspective typologique : le sens du texte dans sa plénitude et son objectivité reste d'abord caché, et ne peut être dégagé que peu à peu, à mesure que des lecteurs plus tardifs ajoutent tou­jours de nouvelles gloses. À la fin, quand sera venue s'ajouter la dernière glose, le sens sera pleinement manifeste, comme il l'était à vrai dire dès l'origine pour la sagesse de Dieu. C'est ainsi que l'on peut aujourd'hui seulement déchiffrer le sens caché des œuvres antiques, le sens chrétien dont les vieux «philosophes», c'est-à-dire les poètes païens, n'avaient pas percé l'obscurité ! Mais si Marie de France se situe elle-même encore avec modestie sur le chemin de la révélation progres­sive du vrai et remet à la sagesse supérieure de la postérité le soin de juger de son œuvre, ce qui s'exprime dans le prologue du Cligès de son contemporain Chrétien de Troyes (vers 1176), c'est l'orgueil d'une époque assurée de sa valeur et qui se consi­dère comme le point culminant d'un progrès parvenu à son terme. La chevalerie et la science, qui étaient «seulement prê­tées» aux Anciens, sont passées par la translatio studii d'Athènes à Rome et de Rome en France, où elles ont trouvé — si Dieu le veut — leur séjour définitif2 !

1. Custume fu as anciens, pur cels ki a venir esteient ceo testimoine Precïens, e ki aprendre les deveient, es livres que jadis faiseient que peussent gloser la letre assez oscurement diseient e de lur sen le surplus mètre.

(éd. Warnke, v. 9 à 16). Nous suivons ici l'interprétation de Léo Spitzer dans Romanische Literaturstu-dien, 1936-1956, Tùbingen, 1959, pp. 3-14. Sur la fortune de la phrase de Pris-cien au Moyen Âge, cf. J. Spôrl, loc. cit., p. 328 sq.

2. Ce nos ont nostre livre apris, Tant que ja mes de France n'isse Que Grèce ot de chevalerie L'enors qui s'i est arrestee. Le premier los et de clergie. Des l'avoit as autres prestee, Puis vint chevalerie a Rome Mes des Grezois ne des Romains Et de la clergie la some, Ne dit an mes plus ne mains;

La «modernité» dans la tradition littéraire 185

Le temps présent doit avoir la préséance sur l'Antiquité, de même que l'or nouveau sur le cuivre ancien : telle est l'exigence que formule aussi, à la même époque, Gautier Map, renversant ainsi le schéma classique qui divise l'histoire universelle en quatre âges. Protestant contre le mépris du présent, il fait valoir que de tout temps la modernité a suscité le déplaisir (omnibus seculis sua displacuit modernitas) ; sa propre œuvre ne pourra donc être consacrée que lorsqu'un avenir lointain lui aura conféré l'ancienneté (antiquitas)1. Son traité De nugis curialium (entre 1180 et 1192) mérite aussi de retenir l'atten­tion par le fait que le néologisme modernitas y apparaît d'em­blée plusieurs fois, et qu'il y est pour la première fois défini : ce qu'il appelle « modernitas », « notre temps », ce sont les cent der­nières années, parce que les événements (notabilia) survenus dans ce laps de temps sont encore frais et présents à la mémoire de tous, qu'il est possible de les dominer et de les raconter 2 . Historiquement, cette définition recouvre ici à peu près la période de la « Renaissance du xn e siècle », mais cette limite assignée à la mémoire d'une génération pourrait être objectivement appliquée à celles qui lui ont succédé, jusqu'à la nôtre. Ce mot nouveau de modernitas, ce n'est pas Gautier Map qui l'a créé. On le trouve dès le XI e siècle chez Berthold von der Reichenau, dans la relation d'un synode que Grégoire VII avait convoqué à Rome, pendant le carême de l'an 1075, pour rap­peler certaines prescriptions des Pères à son temps (moderni­tas nostra) qui les avait oubliées 3 . Dans sa première occurrence actuellement attestée, le mot modernitas a donc un sens péjora­tif. Ainsi que l'a montré W. Freund, ce néologisme est en rapport direct avec les tendances réformatrices qui se manifes­tèrent pendant la Querelle des Investitures. Ici, la conscience du temps ne se manifeste plus dans la seule opposition du pré­sent au passé, mais aussi dans la perception d'une double

0«! ore est an France venue. D'aus est la parole remese Des doint qu'ele i soit retenue Et estainte la vive brese. Et que li leus li abelisse (éd. Foerster, vv. 30-44).

Sur la translatio studii et la translatio imprerii, cf. A. Buck, loc. cit., p. 226 et la bibliographie qui s'y trouve.

1. De nugis curialium, 4. 5, éd. M. R. James Oxford, 1914, p. 158; Cf. E. R. Curtius, loc. cit., p. 259, rem. 1, et W. Freund, loc. cit., p. 81.

2. De nugis curialium, I, 30, p. 59. 3. Selon W. Freund, loc. cit., p. 67 (Annales, ad a. 1075. MG. SS. 5, p. 277,25).

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186 La «modernité» dans la tradition littéraire

césure, «l'une à la fin du temps exemplaire des antiqui, l 'autre juste avant le temps présent, qui a vocation pour restaurer cette antiquitas lointaine » 1 . La modernitas apparaît ici comme un stade intermédiaire dans la marche ascendante vers un troisième niveau d'évolution qu'une reformatio permettra d'atteindre un jour. Cette tripartition du temps par une conscience historique devenue réformatrice marque le début d'une évolution que l'on voit s'esquisser au temps où les fonda­tions d'ordres se multiplient, de saint Pierre Damien à Joa-chim de Flore, mais qu'il est impossible de suivre ici dans le détail 2 . Ce stade ou cet «âge intermédiaire» que distingue, entre deux autres, la spéculation historique de ces modemi chrétiens, peut être nommé dans la perspective typologique de l'histoire universelle du salut média aetas ; il peut aussi accé­der, en sa qualité de «temps du milieu», à une «haute dignité » 3 ; nous allons le retrouver sous un tout autre éclairage en passant maintenant aux débuts de la Renaissance huma­niste.

IV

O seculum! O litterae! luvat vivere... — cette exclamation fameuse dont Ulrich von Hutten salue, dans une lettre de 1518 à Willibald Pirkheimer, le renouveau des études et la floraison des grands esprits (vigent studia, florent ingénia), ne montre pas seulement que la conscience de l'époque a changé 4 . Cette « parole ailée », ce mot historique est devenu en quelque sorte le symbole des débuts de toute ère nouvelle. L'idée qu'une nouvelle époque puisse prendre conscience d'elle-même en tant que telle dès l'instant où s'accomplit le passage de ce qui fut à ce qui est a visiblement donné naissance à une percep-

1. Ibid., pp. 67 et 59. 2. Cf. J. Spôrl, loc. cit., pp. 336-341. 3. D'après E. Ohly (loc. cit.), qui cite à l'appui des œuvres de Rupert von

Deutz, Gerloh von Reichersberg, saint Bonaventure et Joachim de Flore : p. 359 « Le temps qui devait être celui de la perfection finale accomplie prend place au milieu des temps, et devient le tournant qui mène à l'accomplissement, au temps de l'Église, à la fin des temps. »

4. Ulrich von Hutten, Schriften (Écrits), éd. Böcking, vol. I, Leipzig, 1859, p. 217.

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tion stéréotypée de l'histoire; il n'en est que plus difficile d'identifier une expérience historique entièrement différente lorsqu'un autre seuil est franchi — par exemple, plus tard, au début des Lumières. En effet le passage d'un seuil historique n'est pas toujours et nécessairement lié à la perception d'un changement radical — ecce facta sunt omnia nova (II Cor. 5, 17). La suite de la citation de Hutten se réfère au contexte de son époque : le sentiment de bonheur qu'il éprouve à pouvoir vivre hic et nunc, dans un monde qui vient de naître, s'y oppose de façon spécifique à une expérience également spéci­fique du passé. Heus tu, accipe laquium, barbaries, exilium prospice : et maintenant la barbarie va être enchaînée et pro­mise à l'exil! «Barbarie» désigne ici le Moyen Âge, désormais révolu. L'image se rattache à cette idée, répandue depuis Boc-cace, que les Muses sont enfin revenues d'un long exil 1 ; ce qui attend la barbarie des temps qui viennent de s'achever, c'est donc un renversement de situation, par lequel le destin de l'homme sera changé. À côté de cette image du retour de l'exil on trouve, dans urîTemoignage très ancien — le poème consa­cré en 1323 par Benvenuto Campesari à la découverte d'un manuscrit de Catulle —, une autre image encore pour carac­tériser cette aube d'un nouvel épanouissement culturel : celle de la résurrection (De resurrectione Catulli)2. Peu après, l'image du réveil de la poésie est employée à propos de Pétrarque et des grands Florentins 3 . Et Filippo Villani loue Dante d'avoir tiré la poésie d'un abîme d'obscurité pour la rendre à la lumière, et de l'avoir arrachée à sa prostration et remise sur p ied 4 .

Ces images sont antérieures à la métaphore de la «renais­sance», à l'interprétation biologique du renouveau. Elles sont issues de la conscience d'une modernité dont le propre est de

1. Vita di Dante ( 1357-1359) : « Questi fu quel Dante il quale primo dovera al ritorno delle Muse, sbandite d'Italia, aprir la via... Per costui la morta poesia meritamente si può dire suscitata.» Cité d'après B. L. Ullmann, Renaissance. The word and the underlying concept. In Studies in the Italian Renaissance, Rome, 1955, p. 15.

2. Début : Ad patriam venia longis a ftnibus exul, cité d'après B. L. Ullmann, loc. cit., p. 13.

3. Par Coluccio Salutati; cf. B. L. Ullmann, loc. cit., p. 14. 4. Ea igitur iacente sine cultu, sine décore, vir maximus Dantes Allagherii,

quasi ex abysso tenebrarum eruptam revocavit in lucetn, dataque manu, iacentem erexit in pedes, cité d'après B. L. Ullmann, loc. cit., p. 17.

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188 La «modernité» dans la tradition littéraire

dénier totalement au passé qu'elle a jus te derrière elle, à son propre passé, la qualité d'époque autonome ou même seule­ment préliminaire. Les temps révolus n'apparaissent plus ici que comme via negationis, comme ténèbres et barbarie; ainsi désormais c'est un temps mort, une époque intermédiaire d'obscurité qui, aux yeux des moderni de l 'humanisme, occupe la place de cette media aetas à laquelle les chrétiens réformateurs attribuaient, dans leur vision typologique de l'histoire, la dignité d'une grande époque de transition. La modernité de la Renaissance à ses débuts commence par nier la tripartition de l'histoire que plus tard elle affirmera dans le schéma divisant l'histoire universelle en trois périodes: Antiquité, Moyen Âge et temps modernes 1 . Les humanistes recréent la grande antithèse entre antiqui et moderni ; mais ils récusent l'héritage des derniers siècles écoulés, qu'ils considè­rent comme un temps d'obscurité, pour chercher leur passé dans Yantiquitas des auteurs grecs et latins redécouverts, devenus à la fois plus lointains dans le temps et plus proches en esprit. Ce sentiment nouveau de distance est le plus sûr indice qui permet de distinguer la Renaissance proprement dite de l 'humanisme médiéval. En effet, les moderni de ce que l'on nomme «la Renaissance du XII e siècle» n'avaient pas plus d'égards pour leurs modèles antiques que pour les œuvres de leur propre temps. Et quand les littératures de langue popu­laire reprenaient, dans leur jeune épanouissement, des sujets de l'Antiquité, les modèles étaient utilisés et modernisés avec une extraordinaire liberté, qui révèle que l'on ne se sentait encore nullement contraint par le principe du respect des textes, propre à l 'humanisme 2 . Ce qui sépare les humanistes

1. Selon A. Klempt, Die Säkularisierung der universalhistorischen Auffassung («La sécularisation de l'histoire universelle»), Göttingen, 1960, la notion de media aetas (medium aevum) est courante chez les humanistes depuis 1518. La plus ancienne occurrence attestée en est jusqu'ici l'expression media tempestas, dans une lettre de Giovanni Andrea (1496) — cf. N. Edelmann, in Romanie Review, 29 (1938), pp. 3-25.

2. On peut s'en faire une première idée en consultant les actes d'un colloque strasbourgeois sur l'humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au xiv siècle (publiés sous la direction d'Anthime Fourrier, Paris, 1964). Les expo­sés devaient examiner l'«humanisme médiéval» dans les littératures en langue populaire pendant et après la «Renaissance du xn c siècle», et parviennent tous par des voies différentes au même constat: où l'on attendait l'imitation des Anciens, on trouve dans l'utilisation de 1'«héritage antique» une étonnante

La «modernité» dans la tradition littéraire 189

de la Renaissance italienne de leurs prédécesseurs médiévaux, ce n'est pas encore tellement la fierté d'être les hommes d'un temps nouveau, celui du réveil de la culture antique ; c'est plu­tôt et surtout cette autre conscience que manifeste la méta­phore des ténèbres intermédiaires, la conscience d'une distance historique entre l'Antiquité et le présent immédiat. Dans le domaine des arts, cette distance est vécue comme recul pris face à la perfection et détermine la relation nouvelle à'imitatio et â'aemulatio que l'on entretient avec les chefs-d'œuvre.

Cette notion d'une époque intermédiaire occupée par des «siècles ténébreux» renferme aussi le premier germe de la nouvelle conception que la Renaissance aura de l'histoire, et qui a permis de résoudre historiquement l'opposition entre les Anciens et les Modernes, entre l'exemplarité des uns et l'auto­nomie croissante des autres, en l'intégrant dans le schéma cyclique d'un retour ou d'une renaissance périodique. Cet abandon d'une histoire linéaire, irréversiblement orientée à travers une succession de phases ascendantes vers sa fin, telle que l'avait conçue le Moyen Âge, c'est chez Pétrarque qu'il prend figure d'un événement dans la tradition littéraire. En 1341, Pétrarque s'était rendu pour la seconde fois à Rome afin d'y être couronné poeta laureatus. Sa lettre à Gio­vanni Colonna, compagnon de ses promenades à travers la ville, évoque l'instant où, dans les ruines des thermes de Dio-clétien, parlant du passé ils divisaient l'histoire en deux grandes périodes, l'âge antique et l'âge moderne, dont la fron­tière était marquée par la victoire du christianisme sur Rome 1 .

liberté, que les humanistes de la Renaissance seront bien loin de revendiquer à leur tour: romans pseudo-antiques qui introduisent de façon totalement ana­chronique dans la réalité présente du xn c siècle les héros antiques rhabillés en chevaliers; recréation du genre romanesque versifié, qui se détache de la bio­graphie d'Alexandre le Grand; remaniement du mythe de Narcisse, dont le Roman de la Rose inverse carrément le sens (la fons mortis devient fons vitae); traduction d'auteurs antiques, que l'on s'approprie longtemps sous forme d'adaptations libres, jusqu'au jour où soudain apparaissent des traductions lit­térales témoignant d'un respect bien différent pour les textes. Ce passage de l'attitude médiévale à l'attitude humaniste face aux textes classiques a été décrit également, sur les vulgarisations italiennes du Duecento et du Trecento, par Cesare Segre (Lingua, stile e società. Milan, 1963, p. 56).

1. Le Familiari, éd. Rossi, II, 58; cf. à ce sujet Theodor E. Mommsen, «Petrarch's conception of the "dark âges"», in Spéculum, 17 (1924), pp. 226-242, que nous suivons ici.

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190 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 191

illico surrectura sit, si ceperit se Roma cognoscere1 ?) et que les contemporains de Hutten voient refleurir dans les études et les arts de leur temps la grandeur passée de l'Antiquité, der­rière la métaphore de la lumière apparaît aussi la conception cyclique de l'histoire, que Pétrarque avait annoncée en par­lant d'une « époque de ténèbres» 2 . Hoc enim seculum tanquam aureum liberales disciplinas, ferme iam exstinctas reduxit in lucem : Marsile Ficin voit dans son propre temps un nouvel âge d'or qui a ramené à la lumière les arts libéraux presque engloutis dans les ténèbres 3 . La nouvelle image du retour à l'Âge d'or est ici encore liée à la métaphore de la lumière, que remplace déjà, dans nombre de documents de ce temps, celle de la renaissance 4 . De l'alternance périodique entre des phases de lumière et de ténèbres au retour cyclique de l'Âge d'or, il n'y a qu'un pas à franchir. Mais ce petit pas réduit à peu de chose les siècles obscurs compris entre la disparition de Rome et son retour : ils ne sont plus qu'une simple transi­tion dont le souvenir s'abolit dès qu'elle est révolue. Le carna­val de 1513 à Florence représente sur son dernier char le «Triomphe de l'Âge d 'or»; le sens du spectacle est donné par un phénix qui renaît de ses cendres pour prendre un nouvel essor 5 — symbole de l'idée que se fait de sa propre originalité cette époque, qui voit son univers naître de la «combustion» d'un âge de fer et prend paradoxalement conscience de sa modernité en se retournant vers un passé idéal, en jetant un

1. Farn., VI, 2 (éd. Rossi, II, 58). 2. Sur le lien entre la métaphore ombre-lumière et la conception cyclique,

voir Hans Blumenberg : Kopernikus im Selbstverständnis der Neuzeit («Copernic et la conscience moderne», Académie des Sciences et des Lettres de Mayence, publications sur les sciences de l'homme et de la société, 1964, n° 5, p. 343). Commentant l'événement de la révolution copernicienne, Giordano Bruno emploie l'image d'une lumière nouvelle qui point: «Mais cette lumière, ce jour qui selon Bruno s'est levé depuis Copernic, ce n'est pas encore la lumière de XAufklärung, c'est le soleil de Yantiqua uera philosophia ; à cette métaphore est liée l'idée d'une périodicité cyclique dans l'histoire, où l'absence de la lumière est un phénomène "naturel", au même titre que son retour. »

3. Lettre du 13 sept. 1492, in Opera, éd. Basilea, 1561, 778; cité par Fritz Schalk, «Das goldene Zeitalter als Epoche» («L'Âge d'or comme époque de l'histoire ») in Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, 199 (1962), p. 87.

4. Voir exemples dans F. Schalk, op. cit. 5. «... corne le fenice/Rinasce dal broncon del vecchioalloro, Cosi nasce dal

ferro un secolo d'oro» — cité d'après F. Schalk, loc. cit., p. 88.

Par la suite, Pétrarque a qualifié d'époque de ténèbres la seconde de ces périodes, avant laquelle il entendait arrêter son De viris illustribus: Nolui autem pro tam paucis nominibus claris, tam procul tantasque per tenebras stilum ferre1. Désor­mais la césure entre l'Antiquité et les temps modernes est mar­quée pour lui par un tournant majeur de l'histoire, la chute de Rome aux mains des Barbares et le naufrage de l 'Empire romain, qui entraîne avec lui dans les ténèbres la culture antique. Ainsi, dans l'histoire telle que la voit Pétrarque, c'est la fin de la Rome ancienne qui prend la place occupée dans l'historiographie médiévale par la naissance du Christ, seule césure dans l'histoire du salut. Cependant, tout autant que la nouvelle articulation de l'histoire universelle, la métaphore des ténèbres est d'origine religieuse : les païens vivaient dans les ténèbres avant que le Christ ne vînt apporter au monde la lumière de la foi 2 . Pétrarque, qui employait lui-même encore à l'occasion cette image dans son ancien sens 3 , a peut-être été le premier à l'appliquer à la culture antique, dont la lumière, ayant vaincu les ténèbres, pourra dans un avenir meilleur rayonner de nouveau dans toute sa pure té 4 . La métaphore ancienne et la nouvelle, l'imagerie chrétienne de la lumière et sa réinterprétation humaniste sont ici juxtaposées dans une harmonie trompeuse.

Pétrarque était assurément bien loin de vouloir lui-même user de celle-ci contre celle-là. Quoi qu'il en soit, en réinter­prétant ainsi cette métaphore chrétienne pour l'appliquer au déclin et à la renaissance de Rome, Pétrarque fonde l'opposi­tion concurrentielle entre la conception linéaire et la concep­tion cyclique de l'histoire, qui jouera par la suite encore un rôle important dans le débat entre Anciens et Modernes. Lorsque l'espoir qu'il avait exprimé dans cette même lettre de 1341 semble s'être réalisé (Quis enim dubitare potest quin

1. Epistolae de rebus familiaribus, éd. Fracassetti, III, 30, cité d'après Th. E. Mommsen (loc. cit., p. 234).

2. Cf. sur ce point Franco Simone, La Coscienza della Rinascita negli Uma­nisti, publié d'abord dans La Rinascita, 2 (1939), pp. 838-871, et 3 (1940), pp. 163-186.

3. Cf. le passage cité par Th. E. Mommsen, où Pétrarque plaint Cicéron d'avoir dû mourir peu avant l'aube qui mit fin à la nuit de l'erreur (De sui ipsius et multorum ignorantia, éd. M. Capelli, p. 45), loc. cit., p. 227.

4. Africa, IX, pp. 451-457; cf. Th. E. Mommsen, loc. cit., p. 240.

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regard d'admiration sur l'archétype de la perfection que l'Antiquité a déjà réalisé avant elle et qu'elle croit ne pouvoir atteindre à nouveau, voire peut-être surpasser un jour, qu'en l'imitant.

V

Le 27 janvier 1687, à l'apogée du classicisme français, Charles Perrault lançait devant l'Académie française la contes­tation qui mettait fin au règne sans partage de cet idéal huma­niste de perfection, entraînant ainsi le déclin de l'image que le classicisme universaliste s'était faite de l 'homme et du monde. C'était le début d'une nouvelle Querelle des Anciens et des Modernes/ tous ceux qui comptaient dans la vie intellectuelle de l'époque y furent impliqués et se séparèrent en deux camps adverses, pour se réunir, plus de vingt ans après, dans une communauté de vues nouvelles qui résolvait de manière impré­vue l'opposition initiale. Ce conflit fut déclenché par le parti des «Modernes» qui adoptait, contre les «Anciens» et leur foi dans la valeur intemporelle des modèles antiques, l'idée de progrès développée depuis Copernic et Descartes par la science et la philosophie des temps nouveaux ; on y voit se faire le pas­sage d'une époque à une autre — en d'autres termes, la « Que­relle » nous permet de dater le début du Siècle des Lumières en France /Ón pourrait, avec Werner Krauss, s'appuyer sur l'im­portant témoignage de Diderot qui, dans son article de 1'«Encyclopédie», rend en effet hommage à Fontenelle et à Perrault, considérés comme les pionniers des Lumières 1 . Pourtant, le passage de l'ancien au nouveau n'en reste pas moins plus difficile à déterminer que lors de la Renaissance, parce qu'il s'accomplit sous des prémisses inverses.

Les précurseurs des Lumières, qui prirent très vite la déno­mination préexistante de «Modernes», n'avaient nullement conscience d'être au début d'une ère nouvelle, mais bien plutôt

!. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. Diderot et d'Alembert, Genève, 1778, t. XII, p. 367: «(...) ce Perrault, et quelques autres, dont le versificateur Boileau n'était pas en état d'apprécier le mérite : La Mothe, Terrasson, Boindin, Fontenelle, sous lesquels la raison a fait de si grands progrès. »

La «modernité» dans la tradition littéraire 193

au contraire le sentiment qu'ayant dépassé les stades de la jeu­nesse — l'Antiquité — et de la maturité — la Renaissance —, l'humanité était entrée dans celui de la vieillesse. Dans le dia­logue initial de son Parallèle des Anciens et des Modernes, Per­rault, s'élevant contre le «préjugé» selon lequel le rapport des temps modernes à l'Antiquité serait celui de l'élève au maître, avance «que c'est nous qui sommes les Anciens», — son prin­cipal argument. C'est à tort, dit-il, que l'on nomme «Anciens» les Grecs et les Romains : ceux qui viennent après d'autres peu­vent recueillir l'héritage de leurs connaissances, et les hommes d'aujourd'hui dominent toute l'expérience accumulée avant eux par l 'humanité; les véritables «Anciens», ce sont donc nécessairement les Modernes, puisqu'ils ont le plus d'expé­r ience 1 . Derrière cet argument il y a la célèbre formule de Bacon selon laquelle la vérité est fille du temps, et l'idée, expri­mée pour la première fois par Giordano Bruno, que la consta­tation des progrès accomplis à travers le temps peut être faite à l'échelle non seulement de l'existence individuelle, mais aussi de l'histoire de l 'humanité tout entière. Hans Blumenberg a montré qu'avant Bacon et Giordano Bruno, Copernic avait eu déjà cette idée, et qu'elle était une composante essentielle de l'idée que les temps nouveaux se faisaient d'eux-mêmes 2 . Cependant la sentence veritas temporis filia, que Perrault citera souvent plus tard et dont il veut étendre la validité aux domaines des mœurs et des a r t s 3 , ne s'accompagne pas encore chez lui d'une conscience historique « progressiste » qui conce­vrait les temps modernes comme un recommencement et le début d'une tâche à jamais inachevée 4 . Ayant affirmé que les «Modernes» sont les «Anciens» au sens propre du mot, Perrault explicite aussitôt sa thèse en évoquant les âges de

1. Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, par M. Perrault, de l'Académie française, fac-similé de l'édition origi­nale en 4 volumes, Paris 1688-1697, introd. de H. R. Jauss, Munich, 1964,1, 49-51 (p. 113).

2. D'abord dans Kopernikus im Selbstverstdndnis der Neuzeit, (cf. note 48, pp. 357-360), ensuite dans DieKopemikanische Wende («La Révolution coperni-cienne ») Francfort, 1965.

3. «Sur quelque Art que vous jettiez les yeux vous trouverez que les Anciens estoient extrêmement inférieurs aux Modernes par cette raison générale, qu'il n'y a rien que le temps ne perfectionne», IV, 284-285 (p. 443), cf. aussi op. cit., index, art. temps.

4. Comme par exemple Pascal dans la préface de son Traité du Vide (1647).

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1'« homme universel»; dans leur succession, il n'assigne pas au présent la place de l'«âge parfait» mais celle de la vieillesse, et ne craindra pas de dire ailleurs qu'après avoir atteint son som­met au «siècle de Louis XIV», l'évolution de l'humanité pour­rait entrer dans une phase de déclin 1 . Selon Fontenelle aussi l 'humanité est parvenue à l'âge de la «virilité»; mais il ne pousse pas la comparaison plus loin, pour ne pas devoir pré­dire à son «Homme universel», inévitablement, la vieillesse et la mor t 2 . Cette nouvelle modernité qui prend conscience d'elle-même s'insurge, au nom du progrès de la science, contre des Anciens pour qui l'Antiquité reste le repère, l'origine et la norme du temps présent, et donc contre l'image que se fait de lui-même le classicisme français à son apogée ; mais cette conscience nouvelle reste encore, à ce stade, divisée: d'une part elle considère son propre temps comme une phase de vieillesse de l'humanité, d'autre part elle voit l'histoire pour­suivre irrésistiblement, à la lumière de la raison critique, sa marche en avant à travers l'âge du progrès.

Cette division de la conscience prend une forme spécifique dans la controverse littéraire qui se développe à la fin du XVII e

et au début du xvm e siècle: du côté des «Modernes», on tente de dépasser, dans la perspective d'un progrès général et continu de l 'homme à travers l'histoire, la contradiction entre les idées de perfection (dans les beaux-arts) et de perfectibilité (dans les sciences). Toutefois, la vaste comparaison de tous les arts et de toutes les sciences dans les temps modernes et l'Antiquité que Perrault a développée dans cette intention de 1688 à 1697 aboutit à des conclusions inattendues, où se reflè­tent bien tout le déroulement de la « Querelle » et son issue. A la fin des quatre tomes de son ouvrage, le porte-parole des «Modernes» se voit contraint de reconnaître que la distance entre l'Antiquité et les temps modernes ne peut être mesurée dans tous les domaines de l'art en termes de progrès histo­rique. La raison n'en est pas que Perrault voudrait dénier fina­lement à la poésie ou à l'éloquence modernes toute supériorité

1. I, 49-50 (p. 113): «(...) n'est-il pas vray que la durée du monde est ordi­nairement regardée comme celle de la vie d'un homme, qu'elle a eû son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu'elle est présentement dans sa vieillesse», cf. op. cit., I, 99 (p. 125).

2. Ibid., Introd. p. 22.

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sur celles de l'Antiquité, mais qu'entre-temps il en est venu lui-même — comme les «Anciens», encore que par une démarche inverse — à douter que l'on puisse comparer l'art antique et l'art moderne 1 .

À cet égard on peut en résumé distinguer trois temps dans cette Querelle qui, au moment historique où naissent les Lumières, prélude à leur révolution intellectuelle. D'abord, à l'affirmation que l'Antiquité est incomparable en ce sens qu'elle a donné pour tous les temps la mesure idéale de la per­fection artistique, les «Modernes» opposent l 'argument ratio­naliste de l'égalité naturelle de tous les hommes, et ils entreprennent de soumettre aux critères absolus du «bon goût» les productions de l'Antiquité — autrement dit, de les critiquer au nom du goût étroitement classique de leur temps («les bienséances»). Les «Anciens» alors répliquent, sur un mode purement défensif d'abord, que chaque époque a des mœurs différentes et donc un goût propre : on ne peut donc juger les épopées homériques qu'en fonction des « mœurs d'un autre temps ». Peu à peu, la controverse amène les deux camps à constater — sans l'avouer aussitôt ouvertement — qu'il existe, à côté d'une beauté intemporelle, également une beauté propre à chaque époque : non seulement une « beauté univer­selle» mais encore un «beau relatif». C'est ainsi que l'effrite­ment des normes esthétiques du classicisme fait naître la première compréhension historique des œuvres de l'Antiquité.

On découvre donc que les temps modernes et l'Antiquité sont différents par essence dans le domaine des beaux-arts : telle est la conclusion, lourde de conséquence, d'une «Querelle» qui a modifié la perception de l'histoire en montrant qu'elle exclut la répétition, et ouvert ainsi la voie aux «Lumières». Ayant constaté d'abord la différence entre l'art antique et l'art moderne, puis celle qui sépare les mœurs des temps anciens et celles d'aujourd'hui, le regard s'ouvre de plus en plus à la spé­cificité des différentes époques de l'histoire. Le premier à tirer le bilan de cette évolution a été Saint-Évremond : « nous envi­sageons la nature autrement que les anciens ne l'ont regardé» (sic); dès 1685 il formule l'exigence à laquelle Montesquieu

1. Op. cit., IV, 239 : sur ce point et ce qui suit, voir mon Introduction, pp. 43-60 (cf. note 1, p. 193).

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196 La «modernité» dans la tradition littéraire

plus tard devait satisfaire : le caractère propre au temps des Anciens et à celui des Modernes, leur «génie du siècle», doit être recherché non seulement dans l'art mais aussi dans la dif­férence des religions, des formes de gouvernement, des mœurs et des autres manifestations de la vie 1 . Jetant un regard neuf sur l'Antiquité, on se fait aussi désormais une autre idée de sa propre modernité dans l'histoire. Déjà pendant la «Querelle», en plus grand nombre bientôt après sa fin, des témoignages montrent que l'on a conscience d'être entré, à la lumière d'une raison libérée de tous les préjugés, dans une époque impor­tante et différente de toutes les autres. Devant le rapide essor des sciences de la nature à partir des années 1680 et l'appa­rition de la critique historique issue du protestantisme, Pierre Bayle parle, dans ses Nouvelles de la République des Lettres (1685), d' un « siècle philosophe » et reprend à son pro­pos une image qui jusqu'alors n'était guère employée qu'au sujet des vérités de la foi chrétienne : « C'est à nous qui vivons dans un siècle plus éclairé de séparer le bon grain d'avec la paille (...) On se pique dans ce siècle d'être extrêmement éclairé 2 .» On commence alors à voir apparaître, face à la «lumière du ciel», les «lumières de la raison». Le xvm e siècle se considérera de plus en plus lui-même comme «le siècle éclairé». C'est ainsi que par exemple en 1719 un journaliste parle du «siècle éclairé où nous sommes», qui a produit plus d'écrivains que d'autres époques 3 . Ce «siècle éclairé et poli» est très fier du niveau atteint par sa civilisation moderne et revendique le titre de «siècle humain, siècle philosophique» 4 . A partir de 1750, «Siècle des Lumières» et «siècle philoso­phique » désignent couramment dans tous les écrits du temps

1. Saint-Évremond, Œuvres meslées, IV, 296 ; cf. aussi Sur les poèmes des Anciens, in Œuvres, éd. R. de Planhol, Paris, 1927, vol. I, p. 273.

2. D'après F. Schalk, «Zur Semantik von "Aufklärung" in Frankreich» (« L'évolution du concept des "Lumières" en France ») in Festschrift W. von Wart­burg, éd. K. Baldinger, Tübingen, 1968, p. 259 sq.

3. « Der Jahrhundertbegriff im 18. Jahrhundert » (« La notion du siècle au xvmL' siècle») in Nach W. Krauss, Studien zur deutschen und französischen Aufklärung (Études sur les «Lumières» en France et en Allemagne), Berlin, 1963, pp. 9-40, notamment p. 14 : « Dans le journalisme hollandais de langue française on trouve des exemples comme "dans le siècle éclairé où nous sommes, il ne s'agit pas de faire le docteur" — ou encore "vous savez qu'il n'y a jamais eu de siècle si fertile en auteurs que celui dans lequel nous avons l'honneur de vivre". »

4. Ibid., p. 13 sq.

La «modernité» dans la tradition littéraire 197

le xvm e siècle 1 . Cet usage emphatique du mot « siècle », témoi­gnage de la conscience que l'âge des «Lumières» a de sa propre importance historique, contribue à lui donner le sens nouveau qu'il prend précisément alors, celui d'une période de cent années. Cependant que le vieux sens chrétien de 'monde temporel ' par opposition au royaume éternel de Dieu se main­tient en déclinant peu à peu, l'autre sens plus restreint de 'durée d'un règne', qui référait d'abord à la durée d'une vie humaine, tend de plus en plus à prendre l 'ampleur qu'il a depuis conservée. Dépassant les limites chronologiques du « siècle de Louis XIV », l'extension du sens de ce mot finit par le faire coïncider avec le début et la fin de ce que nous appelons aujourd'hui le XVIIIe siècle, et que l'on prétend alors investi d'une mission historique originale, différente de celle du «beau siècle» qui l'avait précédé 2 . Ainsi la division purement for­melle en 'centuries', que l'histoire de l'Église avait déjà utilisée, est-elle reprise au service de l'idée nouvelle, née de la notion de «Siècle des Lumières», que tous les siècles peuvent être, à l'instar du siècle présent, considérés comme ayant un contenu différent et donc comme autant d'époques distinctes 3 . Mais ce qui est plus que toute autre chose caractéristique de l'idée nou­velle que les «Modernes» du temps des Lumières se font de leur rôle historique, c'est que depuis la fameuse analyse du temps présent faite en 1735 par l'abbé de Saint-Pierre, ils com­mencent à voir leur siècle avec les yeux de l'avenir. S'appuyant sur une série de témoignages impressionnants empruntés à des ouvrages d'utopie romanesques et politiques, Werner Krauss a montré qu'à partir des années 1760 on ne cesse plus de se demander si les actes dont le présent se réclame pourront faire encore bonne figure au regard plus critique d'une humanité plus avancée 4 . C'est dans ce leitmotiv spécifique, introuvable

1. D'après W. Krauss, «Zur Periodisierung der Aufklärung» («La "périodisa-tion" du Siècle des Lumières »), in Crundposilionen der französischen Aufklärung («Les positions fondamentales de la philosophie des Lumières en France»), vol. I de la série Neue Beiträge zur Literaturwissenschaft, sous la direction de W. Krauss et H. Mayer, Berlin, 1955, p. VIII.

2. D'après W. Krauss, Studien zur deutschen und französischen Aufklärung, Berlin, 1963, pp. 9-11, 17.

3. Cf. à ce sujet Fritz Schalk, «Das goldene Zeitalter als Epoche», loc. cit., p. 96, note 27.

4. Dans: Beiträge zur romanischen Philologie, I (1961), p. 95 sq., et dans Stu­dien..., loc. cit., p. 18.

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aux époques antérieures, que l'on voit la modernité des Lumières se détourner le plus catégoriquement de la position adverse des humanistes «anciens» : c'est désormais la perfec­tion toujours croissante de l'avenir, ouverte à l'horizon, et non plus l'image idéale d'un passé parfait mais révolu, qui fournit l'aune à laquelle il convient de juger la valeur historique du présent et de mesurer ses prétentions à la modernité.

VI

L'éloignement croissant entre les temps modernes et l'Anti­quité, considérés désormais comme deux époques historiques dont chacune a sa perfection propre indépendamment de l'autre, est attesté au xvm e siècle par le déclin de la forme lit­téraire qui avait véhiculé la « Querelle » à la fin du classicisme français et que Schiller et Friedrich Schlegel reprendront à l'aube du XIX e siècle: le «parallèle» comparat if . Inspiré d'auteurs anciens, au premier rang desquels Plutarque, ce genre avait été pratiqué depuis la Renaissance; il connut en France un nouvel épanouissement à l'occasion de la polé­mique entre «Anciens» et «Modernes», dont il fut le principal instrument; le xvm e siècle en usa volontiers aussi pour décrire l'histoire du monde ancien et du monde nouveau sous ses aspects sociaux et culturels 2 . La Harpe y recourt encore dans son Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne (1786-1803). Le procédé de la comparaison pouvait s'appliquer, à plus petite échelle, à des thèmes littéraires comme celui d'Electre, traité successivement par Sophocle, Euripide, Cré-billon et Voltaire, ainsi que dans de tout autres domaines. Il y avait des «parallèles» entre la physique aristotélicienne et la physique cartésienne, entre la morale antique et la morale chrétienne, entre les héros de l'Antiquité et ceux des temps

1. Cf. l'essai de H. R. Jauss, « Schlegels und Schillers Replik auf die "Querelle des Anciens et des Modernes"», in Literaturgeschichte als Provokation, Franc­fort, 1970.

2. Cf. à ce sujet A. Buck, « Das heroische und das sentimentale Antike-Bild in der französischen Literatur des 18. Jahrhunderts » (« L'image de l'Antiquité dans la littérature française du xvm e siècle: héroïsme et sentimentalité») in Germa­nisch-Romanische Monatsschrift, 13 (1963), p. 166.

La «modernité» dans la tradition littéraire 199

modernes, entre les formes de gouvernement, les systèmes économiques, et même entre les révolutions antiques et modernes. La Poétique du Christianisme de Chateaubriand (1802), bâtie sur le même plan que jadis la comparaison de Perrault entre arts et sciences antiques et modernes, peut sans doute être considérée comme la dernière œuvre importante du genre ; elle marque en même temps la fin d'une conception de l'histoire, celle qu'avait créée l 'humanisme de la Renais­sance. En effet, le genre, littéraire à l'origine, du parallèle his­torique était plus qu'un simple schéma formel neutre. Il impliquait un critère de comparaison, le « point de la perfec­tion», et donc une analogie entre l'histoire et la croissance organique, entre les âges de l'humanité et ceux de l 'homme — cette analogie dont les humanistes, en dernier lieu encore les «Modernes», usaient pour considérer le déroulement de l'histoire en général, avec les points culminants de l'Antiquité et de l'età modema, aussi bien que celui de ses phases particu­lières, les évolutions nationales, et pour le décrire comme un phénomène cyclique récurrent de maturation, d'épanouisse­ment et de déclin 1 . Ce modèle de description historique a per­mis pour la première fois de mettre en relation les œuvres et les mérites respectifs des diverses époques, de les comparer et de les juger d'après un critère intemporel de perfection : pré­sent et passé n'y sont pas des époques uniques, qualitative­ment différentes, incommensurables; l'ancien temps peut revivre dans le temps présent, il peut être égalé par l'imitation ou même — l'objectif étant toujours le «point de la perfec­tion» — surpassé. Mais lorsqu'une nouvelle expérience de l'histoire situe les temps modernes et l'Antiquité dans la marche irréversible du temps historique et fait apparaître toutes les époques comme également porteuses de perfection ou, selon la formule dont usera plus tard Ranke, « aussi immé­diatement proches de Dieu» (gleich unmittelbar zu Gott2),

1. Sur la conception cyclique de l'histoire chez les humanistes de la Renais­sance, voir Hans Baron, «The Querelle des anciens et des modernes as a pro-blem for Renaissance Scholarship», in: Journal of the History of Ideas, 20 (1959), pp. 3-22; sur la survivance de cette conception dans la «Querelle» fran­çaise, voir mon introduction à Perrault, toc. cit., p. 27 sq. (cf. n. 1, p. 193).

2. L'histoire du concept de «perfection» pourrait illustrer aussi ce processus de formation d'un nouveau sens historique: au xvm c siècle, «perfection» réfère de moins en moins aux normes intemporelles, universellement valables, et tend

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alors, avec la mesure intemporelle de leur perfection disparaît la possibilité de les comparer. Alors le parallèle historique en tant que genre littéraire perd inévitablement son sens, comme en témoigne de la façon la plus éloquente Chateaubriand considérant l'évolution de la France dans son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la révolution française.

Dans la version publiée en 1797 de cet Essai, Chateau­briand entreprenait encore sa comparaison pour rechercher si la forme de gouvernement issue de la révolution de 1789 reposait sur des « principes vrais » et promettait de durer, ou bien si, une fois encore, cette transformation du monde était vouée à prouver «que l 'homme, faible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse» '. La compa­raison porte sur cinq révolutions de l'Antiquité et sept des temps modernes, et sa conclusion — arrêtée d'avance — est une condamnation de la dernière d'entre elles, qu'il déteste. Mais quand Chateaubriand, en 1826, réédite son Essai, il se voit contraint d'ajouter à son texte un commentaire abondant, non seulement pour des raisons d'opportunité politique mais aussi et surtout parce que entre-temps il a reconnu que son parallèle historique de 1797 était faux dès les prémisses. Il s'est trompé, dit-il, en croyant pouvoir tirer d'une analyse de

à s'appliquer au «beau relatif»; dès 1774 Herder l'applique expressément à l'unicité dans l'espace et le temps: «Toute perfection humaine est celle d'une nation, d'un siècle et en considérant les choses tout à fait exactement, indivi­duelle » (Une autre philosophie de l'histoire, trad. M. Rouché, Paris (Aubier), s.d., p. 174). Dans le traité dont est tirée cette citation — Auch eine Philosophie der Geschichte der Menschheit — on voit comment Herder abandonne la conception cyclique des humanistes: pour tenter de résoudre la contradiction entre la découverte récente de la spécificité historique de l'Antiquité et des temps modernes et la vieille conception des âges historiques de l'humanité, il dédouble purement et simplement 1'«homme universel»: «Celui qui observe l'état des pays romains (et ils étaient alors l'univers cultivé !) dans les derniers siècles sera rempli d'étonnement et d'admiration devant cette voie choisie par la Providence pour préparer une si étrange relève de forces humaines (...) Les belles lois et connaissances des Romains ne pouvaient remplacer des forces disparues, réta­blir des nerfs que ne remplissaient plus les esprits vitaux, exciter des ressorts détendus — donc la mort ! un cadavre épuisé gisant dans le sang — alors naquit dans le Nord un homme nouveau.» (ibid., p. 196).

1. Éd. critique par L. Louvet, Paris, Garnier, s.d., p. 613 — cf. R. Koselleck, «Der neuzeitliche Revolutionsbegriff als geschichtliche Kategorie» («Le concept de révolution dans les temps modernes en tant que catégorie histo­rique») in Studium Générale, 22 (1969), pp. 825-838.

La «modernité» dans la tradition littéraire 201

la société antique des conclusions applicables à la société moderne, et mesurer les uns aux autres des temps et des hommes entre lesquels il n'y avait en vérité «aucun rapport» '. Il n'a pas eu moins tort d'affirmer que le destin de l 'humanité décrivait un cercle perpétuellement répété; si l'on tient à conserver l'image, il faut se représenter une pluralité de cercles concentriques qui s'élargissent à l'infini, et donc l'image d'une spirale 2 . Société antique et société moderne sont radicalement différentes, il est donc illégitime de les com­parer ; rien dans l'histoire ne se répète, on ne peut donc tirer du passé nulle démonstration, nul enseignement concernant le présent. En faisant ce constat lapidaire, Chateaubriand atteste la victoire totale de l'historisme, cette révolution de la pensée qui préparée par l'issue de la «Querelle», s'est déve­loppée au temps des Lumières et s'achève dans la conscience historique d'une nouvelle génération : la modernité se définit encore par opposition à une antiquité, mais dans un sens nou­veau, en se référant désormais expressément à l'expérience d'un passé national et chrétien, qu'elle a redécouvert.

VII

L'évolution qui a préparé au xvm e siècle ce tournant histo­rique se reflète également dans celle du mot « moderne » qui, étudiée en détail, permettrait de montrer comment le couple antithétique qu'il formait avec « ancien » se dissout peu à peu pour faire place à d'autres oppositions. Souvent désormais «ancien», trop chargé de connotations polémiques, est rem­placé par «antique» lorsqu'il s'agit de marquer l'éloignement historique entre les temps modernes et l'Antiquité. Quand l'Encyclopédie, dans son édition de 1779, utilise «anciens» et « modernes » pour séparer ces deux ères en fixant la frontière à

1. Éd. Louvet, pp. 614-615. 2. «Le génie de l'homme ne circule point dans un cercle dont il ne peut sor­

tir. Au contraire (et pour continuer l'image), il trace des cercles concentriques qui vont en s'élargissant, et dont la circonférence s'accroîtra sans cesse dans un espace infini» (ibid., p. 614). L'image de la spirale rend possible un compromis entre l'évolution cyclique de l'histoire et son déroulement irréversible se pour­suivant à l'infini, mais elle dépasse les limites de l'analogie entre l'histoire et la vie organique.

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Boèce, elle prend soin d'expliquer qu'en matière de goût, « moderne » ne s'oppose plus absolument à « ancien », mais à ce qui est «de mauvais goût», comme par exemple l'architecture gothique. Le goût moderne, dont l'allégeance envers le « goût de l'antique» est soulignée dans un appendice qui témoigne d'une tendance étroitement classique 1 , prend ici le «goût gothique» du Moyen Âge comme antithèse. Vingt ans après, c'est précisément le « goût du gothique », le retour au Moyen Âge accompli par la poétique de Chateaubriand et les premiers romans historiques, qui renouvellera encore une fois la conception de la modernité ; la conséquence en sera de faire apparaître l'opposition à l'Antiquité sous le jour également nouveau de la relativité historique. Cette modernité qui, passé le début du siècle, se conçoit elle-même comme « romantique », définit l'Antiquité par un mot qu'elle doit emprunter en ce sens aux frères Schlegel: «classique». En France, jusqu'alors, ce mot ne s'était pas encore opposé à «moderne», parce qu'il avait gardé tout au long de son histoire le sens attesté déjà dans l'Antiquité d"exemplaire'. Même quand, au xvm e siècle, le temps de Louis XIV a disparu à l'horizon de la vie pour s'enfon­cer dans la nuit des âges révolus et devenir un classicisme national, l'expression «nos auteurs classiques» ne renvoie pas encore étroitement à ce sens historique 2 . Et Madame de Staël,

1. « Naudé appelle modernes parmi les auteurs latins, tous ceux qui ont écrits (sic) après Boèce. On a beaucoup disputé de la prééminence des anciens sur les modernes; et quoique ceux-ci aient eu de nombreux partisans, les premiers n'ont pas manqué d'illustres défenseurs. Moderne se dit encore en matière de goût, non par opposition absolue à ce qui est ancien, mais à ce qui étoit de mau­vais goût: ainsi l'on dit l'architecture moderne, par opposition à l'architecture gothique, quoique l'architecture moderne ne soit belle, qu'autant qu'elle approche du goût de l'antique» (t. XXII, p. 24, cf. note 50).

2. Voltaire, qui dans ses Lettres philosophiques de 1734 parle encore des «bons ouvrages du siècle de Louis XIV», use à partir de 1751 de la formule «nos auteurs classiques» (d'après Pierre Moreau, Le Classicisme des Romantiques, Paris, 1932, p. 5). Entre ces deux dates, Voltaire a écrit son poème-programme Le Temps du Goût ( 1735), dans lequel il établit le premier canon de la poésie classique française au temps de Louis XIV. Cependant la suite de l'histoire du mot «classique» au xvni e siècle montre qu'il est encore compris alors dans le sens normatif («qui fait autorité») et peut impliquer des auteurs anciens et modernes — cf. l'Encyclopédie, loc. cit., art. classique: «Classique se dit aussi des auteurs mêmes (sic) modernes qui peuvent être proposés pour modèles par la beauté du style. Tout écrivain qui pense solidement et qui sait s'exprimer d'une manière à plaire aux personnes de goût appartient à cette classe: on ne doit chercher des auteurs classiques que chez les nations où la raison est parve­nue à un haut degré de culture. »

La «modernité» dans la tradition littéraire 203

en 1810 encore, pense devoir expliquer que «classique» n'est pas, dans l'emploi qu'elle en fait d'après A. W. Schlegel, syno­nyme de « parfait » mais se réfère aux deux grandes périodes de la littérature universelle: «Je m'en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a pré­cédé l'établissement du christianisme, et celle qui l'a suivi 1 .»

Ainsi l'histoire des mots nous a-t-elle amenés jusqu'au moment décisif, aube d'une nouvelle époque, où la génération montante manifeste l'idée qu'elle a d'elle-même dans l'histoire en baptisant sa modernité d'un nom particulier, le roman­tisme ; ce nom rattache le temps présent à son origine autoch­tone, le Moyen Âge chrétien, et marque aussi son éloignement de l'Antiquité classique, passé qu'on ne peut plus rappeler à la vie et qu'on voit avec les yeux de l'histoire. Toutefois, l 'emprunt du couple de mots « classique-romantique » ne signifie pas que la chose était elle aussi empruntée. Cette relation de la moder­nité à son passé récent, le Moyen Âge, et à son passé lointain, l'Antiquité, s'était développée en France dans le courant du xvm e siècle, bien avant que n'y parviennent les idées de Herder et de Schlegel. La redécouverte du Moyen Âge ne s'est pas faite contre la pensée des Lumières 2 ; elle a commencé quand s'est imposée, à la fin de la «Querelle», la constatation de la diffé­rence entre le monde antique et le monde moderne. De là naît l'idée que plus tard Montesquieu développera dans son Esprit des Lois avec la richesse orchestrale que l'on sait: non seule­ment chaque époque mais aussi chaque nation a son « génie » propre, irremplaçable. L'intérêt suscité par la « Querelle » pour les mœurs et la poésie des autres époques dans ce qu'elles ont

1. De l'Allemagne (1810), chap. X I ; Mme de Staël menace quiconque rejette cette distinction de ne jamais parvenir «à juger sous un point de vue philoso­phique le goût moderne» (cité d'après l'édition Paris, 1857, p. 145).

2. À cet égard, Werner Krauss vient de réfuter une fois encore, en s'appuyant sur des documents nouveaux, le préjugé qui accuse les Lumières d'être «hostiles à l'histoire » : « Französische Aufklärung und deutsche Romantik » (« Les Lumières en France et le romantisme allemand ») in : Wissenschaftliche Zeitschrift der Karl-Marx-Universität Leipzig, 12 ( 1963). Les développements qui suivent complètent sa thèse en ce qui concerne les perspectives que la Querelle des Anciens et des Modernes ouvrait à la pensée historique des Lumières.

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de différent, dont Fénelon tire dans sa Lettre à l'Académie (1714) l'exigence d'une historiographie fondée sur le «détail des mœurs de la nation », dirige en particulier les regards vers «les ténèbres de notre antiquité moderne» 1 . C'est pendant et immédiatement après la Querelle que l'on voit apparaître les prémisses d'une critique nouvelle, historique, en relation, selon Raymond Naves, avec les travaux de l'Académie des Ins­criptions et Belles-Lettres, ainsi que les premières descriptions politiques du Moyen Âge par Boulainvilliers et Du Bos 2 . II est possible de suivre la double évolution en sens inverse qui rap­proche le Moyen Âge et éloigne l'Antiquité. D'une part on voit se multiplier les images stylisées représentant l'Antiquité, jadis modèle de ce que l'on pouvait faire encore, désormais modèle historique de ce que l'on ne ferait plus, sous les aspects les plus divers de son altérité : images bucoliques de la simplicité et de la naïveté idéales des premiers temps, image opposée de la poésie primitive des temps archaïques et barbares, image héroïque de la vie publique dans la polis grecque et la répu­blique romaine, et pour finir — après l'exhumation de Pompéi et d 'Herculanum — image sentimentale de la beauté des ruines 3 .

D'autre part on tire de l'ombre, pas à pas, le Moyen Âge, passé national que l'on va prendre pour modèle, on le décrit dans ses institutions et ses mœurs comme un temps de vertus héroïques et chrétiennes, on rétablit entre le présent et lui la

1. « Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache exactement la forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont il écrit l'histoire, pour chaque siècle. Un peintre qui ignore ce qu'on nomme il costume ne peint rien avec vérité.» (Œuvres, Paris, 1854, t. V, p. 478). La dési­gnation du Moyen Âge comme «antiquité moderne» remonte à J. Chapelain. De la lecture des vieux romans (1646) (in Opuscules critiques, éd. par E. C. Hunter, Paris, 1936, p. 219). C'est selon mon enquête la plus ancienne extension du mot « antiquité » au passé national du Moyen Âge ; elle implique la comparaison avec l'Antiquité gréco-latine et s'en tient encore à la conception d'une «époque inter­médiaire de ténèbres».

2. Raymond Naves, Le Goût de Voltaire, Paris, 1938, pp. 108-118; Henri Comte de Boulainvilliers, Essai sur la Noblesse de France, ITS2 ; Y Histoire cri­tique de l'établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, de l'Abbé Du Bos, est de 1734.

3. Cette évolution a été décrite en dernier lieu par August Buck sous l'angle de la «survie de l'Antiquité» (cf. note 2, p. 198). Il faudrait maintenant l'étudier sous un autre angle, en décrivant la transformation de l'Antiquité en objet his­torique, consécutive à la « Querelle ».

La «modernité» dans la tradition littéraire 205

continuité exemplaire d'une évolution nationale. À la décou­verte des origines médiévales de l'État moderne succède immédiatement celle de la poésie au temps des chevaliers et des troubadours, qu'éditions populaires et recherches érudites travaillent ensemble à faire connaître. Il faut mentionner ici surtout De la Curne de Sainte-Palaye, qui commence en 1746 à présenter à l'Académie des Inscriptions ses Mémoires sur l'ancienne chevalerie. Il affirmait en conclusion de ses travaux que les mœurs du Moyen Âge chrétien avaient été non seule­ment égales en valeur, mais à bien des égards même supé­rieures à celles du temps d'Homère : « Un contraste singulier de religion et de galanterie, de magnificence et de simplicité, de bravoure et de soumission; un mélange d'adresse et de force, de patience et de courage, de belles actions produites par un motif chimérique et de fonctions presque serviles ennoblis (sic) par un motif élevé. Mœurs à la fois grossières et respectables, aussi dignes d'être étudiées surtout par un Fran­çais, que celles des Grecs ou des Orientaux, comparables en bien des points, et même supérieures en quelques-uns, à celles des temps héroïques chantés par Homère '.» Ces propos pour­raient être tirés de la Poétique du Christianisme, de 1802...

On tient communément Chateaubriand et Madame de Staël pour les premiers auteurs de l'image que le romantisme français s'est faite du Moyen Âge ; en réalité elle est déjà pré­figurée à maints égards au temps des Lumières chez Sainte-Palaye et dans les œuvres d'autres érudits qui, après lui, étudient et éditent la littérature médiévale. Chateaubriand n'avait plus qu'à développer, dans sa Poétique, les comparai­sons que d'autres avaient déjà esquissées et matériellement préparées entre les deux «antiquités», les temps héroïques de l'Antiquité païenne et ceux du christianisme. Ce qu'il y a chez lui de neuf et de particulier, c'est plutôt que dans sa poétique moderne, qui prélude au romantisme, l'ère chrétienne de la modernité — «l'âge moderne» —, qui englobe le Moyen Âge et les temps modernes, apparaît aussitôt comme une ère dont l'apogée appartient au passé 2 . La poésie nouvellement redé-

1. Mémoires sur l'ancienne chevalerie considérée comme un établissement poli­tique et militaire, Paris, 2e éd., 1759, p. 8.

2. Cf. sur ce point le chapitre «Le Guerrier — Définition du beau idéal» (II, H, 11), notamment- «Si au contraire vous chantez l'âge moderne, vous serez

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206 La «modernité» dans la tradition littéraire

couverte du Moyen Âge n'est pas belle aujourd'hui seulement parce que le contraste entre la barbarie de la société et la per­fection religieuse du chevalier fait apparaître celui-ci comme incarnant le plus haut idéal d'héroïsme et de beauté, mais en même temps parce qu'il n'est pas de vraie poésie sans « cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les muses », sans l'éloignement historique et son pouvoir de sug­gestion 1 . Le sentiment de la modernité, que Chateaubriand définit comme « le vague des passions » — disposition incon­nue de l'Antiquité — et qu'il a personnifié dans la figure exem­plaire de son René, s'évade du présent parce qu'il croit ne pouvoir appréhender la beauté que sous les espèces de ce qui n'est plus, et l'authenticité que dans le retour «sentimental» vers la «naïveté» abol ie 2 . Il manque encore dans la Poétique du Christianisme un mot pour désigner cette expérience spé­cifique de l'histoire, un mot qui rassemble l'attrait des loin­tains historiques, découvert avec la poésie médiévale, et la relation «sentimentale» avec la nature : le mot «romantique», dont il convient d'étudier à présent l'histoire.

VIII

Ce mot qui désignait à l'origine le monde aboli des vieux romans de chevalerie, comment a-t-il pu prendre au xvm e siècle peu à peu le sens d'un sentiment nouveau de la nature, et fina­lement associer le décor champêtre et l'histoire, la perception de la nature et l'attrait des lointains, de façon telle que la géné-

obligé de bannir la vérité de votre ouvrage, et de vous jeter à la fois dans le beau idéal moral et dans le beau idéal physique. Trop loin de la nature et de la reli­gion sous tous les rapports, on ne peut représenter fidèlement l'intérieur de nos ménages, et moins encore le fond de nos cœurs. La chevalerie seule offre le beau mélange de la vérité et de la fiction.» (Paris, 1948, t. I, p. 197).

1. Ibid., p. 195; Chateaubriand explique ensuite pourquoi la vraie poésie est poésie du passé, et ne peut être trouvée dans le présent : « Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt ; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous. C'est qu'au fond les plus grands événements de la terre sont petits en eux-mêmes : notre âme, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans cesse à l'immensité, tâche de ne les voir que dans le vague pour les agrandir.»

2. « Naïf» et « sentimental » sont pris ici dans le sens que Schiller leur a donné dans son traité de 1795 (Ûber naive und sentimentalische Dichtung) (JV. d. T.).

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ration du siècle naissant y a trouvé la si juste expression de sa conscience de la modernité? Ce qui caractérise dans leur ensemble les grandes phases de cette évolution, telles qu'elles viennent d'être esquissées, c'est sans doute Friedrich Schlegel qui l'a le mieux exprimé: l'art moderne se détache de l'art antique «sous l'influence d'idées directrices» (unterdirigieren-den Begriffen), il s'agit d'un processus de « culture artificielle » 1 . La préhistoire du concept de « romantisme » offre le meilleur exemple imaginable de cette « origine artificielle de la poésie moderne».

Ce mot, dérivé du bas latin romanice (= «poème en langue populaire»), a désigné d'abord l'héritage littéraire antique le plus prisé, le roman (français romanz, anglais romount) ; sa fortune commence en un temps où l'on a pris conscience de l'écart entre le monde du roman médiéval et la vie actuelle : on éprouve le besoin de le critiquer, tout en y décou­vrant en même temps un attrait esthétique nouveau. L'adjectif «romantique» apparaît en Angleterre entre 1650 et 1660, sous des formes encore instables 2 . Il signifie 'comme dans les vieux romans' , et oppose la fiction à la vérité ou à la réalité pro­saïque 3 . De ce sens premier ('ça n'arrive que dans les romans, pas dans la vie réelle') se dégagent concurremment deux sens dérivés, l'un péjoratif, l 'autre laudatif. D'une part, romande va désigner la quintessence de l'invraisemblable, de la fiction pure, de la chimère, ou encore, appliqué aux sentiments des personnages romanesques, le comble de l'exal-

1. Ûber das Studium der griechischen Poésie (Sur l'étude de la poésie grecque), éd. Paul Hankamer, Godesberg, 1947, p. 62 sq. : «L'art ne peut succéder qu'à la nature, la culture artificielle ne peut succéder qu'à une culture naturelle (...) La nature reste le principe directeur de la culture jusqu'au moment où elle a perdu cette prérogative (...) Dès les temps les plus anciens de la culture européenne on trouve des traces indiscutables de l'origine artificielle de la poésie moderne. La faculté poétique et la matière étaient certes données par la nature ; mais le prin­cipe conducteur de la culture esthétique n'était pas l'instinct, c'étaient certaines idées directrices. »

2. Romance Story, romancicall taies, romancial, romancy, d'après L. Pearsall Smith, Four Words, Tract XVIII of the Soc. Pure Engl., Oxford, 1924. pp. 3-17.

3. F. Baldensperger, « Romantique, ses analogues et ses équivalents — Tableau synoptique de 1650 à 1810 », in Harvard studies and notes in philology and litera-ture, 19 (1937), pp. 13-105, à qui nous renvoyons pour toute la bibliographie antérieure, donne comme la première référence attestée ce titre de 1615: Th. Bayly, Herba Parietis : or, the wallflower... being a history which is partly true, partly romantic, morally divine.

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tat ion 1 . Mais ce que les contempteurs du roman et les cri­tiques de l'imagination écartent ainsi dédaigneusement n'en conserve pas moins son attrait pour les lecteurs de romans, qui peuvent précisément trouver singulière et captivante l'in­vraisemblance de l'action, extraordinaire et admirable l'exal­tation des sentiments 2 . C'est ainsi que d'autre part romantic prend, à partir du sens de 'romanesque, irréel' et en passant par celui de 'non banal', le sens de 'poétique'; bientôt on retrouvera l'attrait romanesque dans les événements qui font que la vie ressemble au roman, dans les lieux dont l'aspect suggère l'antiquité ainsi que dans les décors qui les imitent, et, pour finir, jusque dans la solitude de la nature. Au fil de cette extension toujours plus large de romantic à des moments de la vie et à des aspects de la nature, on voit se constituer l'image du monde tel que le concevra la génération romantique qui entre en scène vers 1800.

On qualifie d'abord de romande les lieux qui rappellent l'uni­vers romanesque. Dès 1654 John Evelyn note dans son jour­nal : Salisbury Plain reminded me of the pleasant lives of the shepherds we read of in romances ; ailleurs il utilise dès l'abord le nouveau mot à propos d'une telle réminiscence : There is also on the side of this horrid Alp a very romantic seat near Bath7'. Peu d'années plus tard on trouve dans le journal de Samuel Pepys un premier témoignage de son application à un événement qui sort de l'ordinaire. Lors d'un enterrement on voit les serviteurs du mort, des gens simples, lui manifester de façon touchante leur fidélité, et Pepys note : There happened this extraordinary case — one of the most romantique that ever I heard of in my life, and could not have believed it, but I did see4.

1. Cf. L. P. Smith, loc. cit., p. 7. — De même encore en 1774 dans Werther: «Es ist beschlossen, Lotte, ich will sterben, und das schreibe ich dir ohne romantische Überspannung» — «C'est chose résolue, Lotte, je veux mourir, et je te l'écris sans exaltation romanesque» (trad. Buriot Darsiles, Paris, 1931, cf. Baldensperger, loc. cit., p. 75).

2. L'exemple suivant, cité par le dictionnaire de Grimm à l'article roman­tisch, ramasse cette évolution en une définition poétologique: «Hartenstein, dans la première édition de 1764; par la suite, actions romantiques; quand la sublimité ou la beauté dépasse la mesure moyenne de l'expérience, on a cou­tume de les appeler romanisch (dans une édition ultérieure romanhaft)».

3. D'après L. P. Smith, loc. cit., pp. 10-11. 4. The Diary of Samuel Pepys M. A. F. R. S., éd. Wheatly, Londres, 1895,

vol. 5, p. 327 (June 13, 1666).

Invraisemblable et pourtant vrai : ici, l'adjectif apparaît dans la formule même qui fonde chez Aristote la supériorité de la vérité poétique sur celle de l'histoire — mais dans le commen­taire de Pepys elle veut simplement dégager de la réalité pro­saïque la 'poésie de la vie'. L'instant romantique se distingue des autres en ce sens qu'il répond à une attente que par ailleurs le roman seul, et non pas la vie, peut combler. Ainsi conçu, le romantisme est une attitude qui se plaît à percevoir certains moments de la vie à travers l'image qu'en donnent le sentiment et l'expérience littéraires. Cette définition vaut également pour le stade ultérieur où le champ d'application de romantic s'élar­git des vieux châteaux et autres décors romanesques à la nature pure et simple. On peut ici toucher du doigt ce que le sentiment romantique de la nature a d'artificiel à l'origine, comme l'a vu déjà L. P. Smith : « It is nature seen through the medium of literature, through a mist of associations and senti­ments derived from poetry and fiction 1. »

Les textes montrent comment le caractère romantique des paysages, vu d'abord encore en analogie avec les descrip­tions des romans 2 , s'en détache peu à peu et de plus en plus, de telle sorte qu'à partir d'Addison (Remarks on Italy, 1705) et Thomson (The Seasons, 1726-1730) on qualifie de roman-tic des représentations de la nature qui ne font plus pen­ser à d'éventuels événements romanesques 3 . Cette évolution sémantique écarte au xvm e siècle l'anglais romande de son équivalent français «romanesque», qui conserve le sens étroit d'une référence au roman. On en arrive ainsi au fait qu'en 1776 le traducteur de Shakespeare, Letourneur, juge «roma­nesque » impropre à rendre exactement le sens de romande et retraduit celui-ci de l'anglais sous la forme «romantique» pour désigner cet aspect de la nature. Letourneur, puis aussi­tôt après lui Girardin (De la composition des paysages, 1777) ont expliqué aussi pourquoi «pittoresque» ne suffisait pas

1. Op. cit., p. 13. 2. Par exemple chez J. Evelyn, Diary, June 23 r d , 1679: «The grotts in the

chalky rock are pretty: 'tis a romantic object, and the place altogether answers the most poetical description that can be made of solitude, precipice, pros­pect...» (cité d'après Baldensperger, loc. cit., p. 28).

3. Cf. L. Smith, loc. cit., p. 11 «(oaks romantic, romantic mountain; where the dun umbradge o'er the falling stream, romantic hangs). »

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nisme —, définit comme «poésie de la solitude» 1 , devait encore fusionner avec le romantisme comme attrait, découvert dans la poésie médiévale, d'un monde englouti par le temps et qui ne peut plus être saisi qu'à travers ses reliques. Il n'est pas nécessaire ici de retracer l'autre chemin qui mène romande (allemand romantisch) depuis les thèmes des vieux romans jus­qu'à Wieland en passant par 1'«épopée romantique» italienne (romanzo), et qui explique comment le mot en est venu peu à peu, dans la deuxième moitié du xvm e siècle, à qualifier le temps des troubadours et des chevaliers-poètes dans son ensemble 2 . Il suffira peut-être de citer une phrase écrite par Herder en 1774 et qui montre que romantisch, qualifiant une époque, n'a pas perdu toutes les connotations esthétiques qui s'y attachaient depuis sa création : « L'esprit du siècle traver­sait et unissait les particularités les plus diverses — bravoure et monachisme, aventure et galanterie, tyrannie et noblesse d'âme, les réunissait et en faisait l'ensemble qui maintenant se dresse devant nous — entre les Romains et nous — comme un fantôme, comme une aventure romantique; jadis il était la nature, était — la vérité 3 .» Les traits que Herder retient de cette époque qu'il considère encore ici comme «intermé­diaire» sont les mêmes que nous avions déjà rencontrés chez De la Curne de Sainte-Palaye 4 . Cependant Herder ajoute à l'image de l'époque «gothique» un élément nouveau qui explique son caractère romantique : «jadis la nature, la vérité ».

L'attrait romantique ne réside pas tant dans la redécouverte d'un passé national et chrétien que dans ce présent autre qui fut le sien et qui s'est irréversiblement aboli, dans l'aventure, invraisemblable pour les hommes d'aujourd'hui et qui pour-

1. II, iv, 1-3, Paris, 1948, notamment I, p. 233: «Jusqu'à ce moment la soli­tude avait été regardée comme affreuse; mais les chrétiens lui trouvèrent mille charmes. Les anachorètes écrivirent de la douceur du rocher et des délices de la contemplation : c'est le premier pas de la poésie descriptive. »

2. Cf. L. P. Smith, loc. cit., p. 15, et R. Ullmann-H. Gotthard, «Geschichte des Begriffs "romantisch" in Deutschland » (« Histoire du concept du "romantique" en Allemagne») Berlin, 1927, Germanische Studien, 50, p. 93.

3. Une autre philosophie de l'histoire, trad. M. Rouché, Paris, s.d., p. 214. 4. La phrase qui suit dans le texte de Herder notre citation pourrait d'ailleurs

s'appliquer à Sainte-Palaye: «On a comparé cet esprit de 1'"honneur chevale­resque nordique" aux temps héroïques des Grecs — et trouvé sans doute des points de comparaison...» (ibid.). Il faudrait étudier l'hypothèse d'une possible filiation.

dans ce sens 1 . De même que le romanesque, le pittoresque ne s'applique encore qu'à l'aspect objectif d'une représenta­tion de la nature ou d'une scène quelconque; ce qui leur donne un caractère romantique, c'est bien moins la beauté objective de la nature que l'impression subjective de mélanco­lie ou d'«intérêt» qu'elle suscite: «Si la situation pittoresque enchante les yeux, si la situation poétique intéresse l'esprit et la mémoire, retraçant les scènes arcadiennes en nous, si l'une et l 'autre peuvent être formées par le peintre, et le poète, il est une autre situation que la nature seule peut offrir: c'est la situation romantique 2 .» Le caractère romantique du paysage est ici conçu comme un effet produit par la nature, et par elle seule, sur l'imagination, alors que le pittoresque ne parle qu'à l'œil. Girardin ne pense visiblement déjà plus au fait qu'en principe ce caractère a le même support que le pittoresque: une scène de la nature ou de la vie, vue à travers l'art, roman ou peinture. Mais s'il considère ainsi comme une propriété de la nature elle-même ce que le mot « romantique » a emprunté au roman pour l'y introduire, cela ne suffit pas à faire oublier l'origine artificielle du sentiment romantique de la nature. En 1798 encore, le Dictionnaire de l'Académie retient, pour expli­quer «romantique», l'analogie littéraire qu'il comporte dans son usage primitif : « Il se dit ordinairement des lieux, des pay­sages, qui rappellent à l'imagination les descriptions des poèmes et des romans. »

Cependant, cette large extension sémantique du mot ne suffit pas encore à lui faire couvrir tout le champ du concept de romantisme tel que le développe à la même époque l'école romantique allemande et que plus tard Madame de Staël l 'importera en France. Ce romantisme d'une perception esthé­tique de la nature que Chateaubriand, dans son chapitre sur la «poésie descriptive» — la poésie moderne née du Christia-

1. « Si ce vallon n'est que pittoresque, c'est un point de l'étendue qui prête au peintre et qui mérite d'être distingué et saisi par l'art. Mais s'il est Romantique, on désire s'y reposer, l'œil se plaît à le regarder et bientôt l'imagination atten­drie le peuple de scènes intéressantes.» Letourneur, Discours... (cité d'après Baldensperger, loc. cit., p. 76).

2. D'après P. Robert, Dictionnaire..., art. «romantique»; au passage cité, Girardin ajoute encore cette explication: «J'ai préféré le mot anglais, Roman­tique, parce que celui-ci désigne plutôt la fable du roman, et l'autre (...) la situa­tion, et l'impression touchante que nous en recevons. »

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IX

En remontant jusqu'au Moyen Âge pour y fixer les origines de la modernité telle qu'elle la conçoit, la conscience histo­rique du romantisme a donné à cette notion la plus grande extension chronologique qu'elle ait jamais eue. Au cours du XIXe siècle, la conscience de la modernité va maintenant accomplir une évolution singulière. Si l'on retraçait l'histoire du mot, on verrait se défaire l'identification — consacrée depuis A. W. Schlegel — entre conscience romantique et modernité ; mais ce n'est pas tout. Au moment où l'association de «romantique» et de «moderne» est à son tour elle-même entraînée par cette dynamique propre au concept de moder­nité que nous avons observée à maintes reprises et où s'annonce, au cours du XIX e siècle, une nouvelle conscience de la modernité, qui veut être plus moderne que la conscience romantique, intervient un fait nouveau que nous n'avons encore jamais rencontré tout au long de cette histoire. Cepen­dant que l'extension de «moderne» se réduit progressivement de l'ère chrétienne tout entière à la durée d'une génération et, pour finir, à la dimension dérisoire d'un changement de mode dans le domaine des goûts littéraires, le concept de «moder­nité», à l'époque où précisément ce mot apparaît, cesse de se définir par l'opposition historique du présent à un passé quel­conque. Ce qui caractérise cette conscience de la modernité qui se détache au xix e siècle de la vision romantique du monde, c'est qu'elle a appris que le romantisme d'aujourd'hui devenait très vite le romantisme d'hier et faisait lui-même alors figure de classicisme. C'est ainsi que la grande antithèse historique entre goût antique et goût moderne cesse peu à peu d'être significative. L'opposition du romantisme et du classi­cisme ne s'inscrit plus dans le cadre de l'histoire universelle, elle se réduit à l'opposition toute relative entre deux actualités — celle d'aujourd'hui et celle d'hier, aujourd'hui déjà dépas­sée; et la conscience de la modernité, voyant s'accélérer ainsi l'évolution historique de l'art et du goût, peut elle aussi évo­luer jusqu'à ne plus finalement se définir qu'en s'opposant à elle-même.

tant fut vraie, de ce temps révolu. L'histoire, image de la nature perdue d'un autre temps, étranger et pourtant familier aussi : si l'on fixe dans cette définition le romantisme de l'his­toire, le lien qui l'unit au romantisme du paysage devient évi­dent. Car le sentiment romantique cherche dans la perception de la nature aussi quelque chose qui n'est pas présent mais au contraire absent, lointain — ce que nul n'a mieux attesté que Goethe, l 'anti-romantique: «Ce que l'on appelle le caractère romantique d'un paysage, c'est le calme sentiment du sublime sous la forme du passé ou, ce qui revient au même, de la soli­tude, de l'absence, de l 'isolement 1.» La nature vue dans le paysage sous la forme du passé, le paysage comme sentiment de l 'harmonie perdue entre l 'homme et l 'univers 2 ! Cette atti­tude qui consiste à rechercher dans les lointains de l'histoire la vérité d'une nature abolie et dans la proximité de la nature présente l'absence du Tout et l'enfance perdue de l'humanité établit entre l'histoire et le spectacle de la nature une relation réciproque, fondement de la conscience qu'a d'elle-même une génération qui vit sa modernité, paradoxalement, non plus comme opposition aux temps anciens, mais comme désaccord avec le temps présent. Peu importe qu'elle ait cru trouver l'image historique de son idéal dans un Moyen Âge chrétien transfiguré par l'éloignement, ou qu'elle ait situé dans l'ave­nir, avec la «révolution esthétique» de Friedrich Schlegel, l'apogée de la culture moderne : le dénominateur commun de tous les romantiques, conservateurs ou progressistes, est le sentiment d'insatisfaction que leur inspire l'inachèvement de leur propre temps — sentiment qui va nous mener très vite au moment où une autre génération encore fondera la modernité sur une nouvelle relation avec l'histoire.

1. «Das sogenannte Romantische einer Gegend ist ein stilles Gefühl des Erhabenen unter der Form der Vergangenheit oder, was gleichlautet, der Ein­samkeit, Abwesenheit, Abgeschiedenheit» (Maximen und Reflexionen, n° 868 — date : entre 1818 et 1827 ; éd. de Hambourg, XII, p. 488) — On pourrait rap­procher de cela une phrase de Chateaubriand (Poétique du Christianisme): « Enfin, les images favorites des poètes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l'absence du bruit, de la lumière, des hommes et des inquiétudes de la vie» (op. cit., p. 192).

2. II faut renvoyer à ce propos à l'étude de Joachim Ritter, Landschaft —Zur Funktion des Ästhetischen in der modernen Gesellschaft (« Le paysage — Sur la fonction du facteur esthétique dans la société moderne») Münster/Westf., 1963.

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Cette contraction croissante de l'espace historique couvert par le concept post-romantique de modernité, F. Martini l'a étudiée pour l'Allemagne à partir du moment où s'opère chez Heinrich Heine et les représentants de la « Jeune Allemagne » le renversement (annoncé dès 1815 par YErwin de Solger) du rapport entre romantisme et modernité, qui ne sont plus désormais synonymes mais opposés 1 . Dans les années 1830, la «Jeune Allemagne» a chargé d'un pouvoir expressif nou­veau l'idée de modernité, réduite au champ du présent, de l'actuel, du réalisme, et, l'identifiant avec 1'« esprit du temps » (Zeitgeist), l'a prise pour programme dans sa lutte contre l'univers périmé du romantisme. Mais ce renversement avait été précédé et amorcé en France et en Italie par une réinter­prétation du couple « classique — romantique », que l'on peut considérer sans doute comme le début de l'évolution vers une «modernité» définie en opposition avec elle-même et elle seule, dans ses phases successives. Poursuivant la polémique sur le romanticismo qui s'était allumée en Italie dans le cercle de Ludovico di Brème, Stendhal fait prendre à cette évolution le tournant décisif. Il invoque l'expérience historique de sa génération dans ce qu'elle a de particulier et même d'incom­parable :

« De mémoire d'historien, jamais peuple n 'a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus total que celui de 1780 à 1823; et l'on veut nous donner toujours la même li t térature 2 . » Pour Stendhal, 1789 marque une coupure dans l'histoire : il y a opposition entre ce qui s'est passé depuis et tout ce qui s'était passé avant; l 'événement de la Révolution est un abîme qui sépare les « Français de 1785 » de sa généra­tion. Au lieu de lire Quinte-Curce et Tacite, les « enfants de la Révolution » ont fait la campagne de Russie et assisté aux pro­digieux bouleversements de 1814; on ne peut plus attendre d'eux qu'ils prennent encore plaisir à la littérature classique : comique ou pathétique, elle leur serait également insuppor­table 3 . A l'origine de la conscience spécifique de cette époque qui perçoit comme une cassure radicale dans le temps le pas­sage accompli du monde d'autrefois à celui d'aujourd'hui, il y

1. Op. cit., (cf. note 2, p. 174) p. 402 sq. 2. Œuvres complètes, éd. Martino, Paris, 1925, t. I, p. 45. 3. Ibid., p. 79, cf. p. 45.

a la constatation que l'histoire a pris depuis 1789 un cours nouveau : la Révolution a rompu le fil entre présent et passé. La société moderne est séparée de l'Ancien Régime non seule­ment par une constitution nouvelle, des habitudes de vie et des idées différentes, mais aussi par un autre goût, une autre relation à la beauté '. En effet, ce que la génération d'avant la Révolution trouvait de plus admirable ou de plus touchant dans la littérature de son temps, c'est cela précisément qui fait bâiller le plus vite la génération d'après. Si l'on s'en tient à l'effet produit, la beauté n'est belle immédiatement que pour son premier public, celui pour lequel elle a été créée, et elle l'est dans la mesure où elle recherche et atteint cette actualité. De là Stendhal tire sa définition devenue fameuse du roman­tisme, qui marque une rupture dans l'histoire de ce mot et renverse carrément le sens fondamental qu'il avait jusqu'alors dans la tradition. Le romantisme, ce n'est plus l'attrait de ce qui transcende le présent, l'opposition polaire entre la réalité quotidienne et les lointains du passé; c'est l'actualité, la beauté d'aujourd'hui, qui, devenant celle d'hier, perdra inévi­tablement son attrait vivant et ne pourra plus présenter qu'un intérêt historique : « Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur don­ner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères 2 . »

Ainsi défini, le mot « romantisme » cesse d'évoquer la spécifi­cité d'une époque déterminée, et la grande antithèse historique avec le classicisme est abolie. En effet, toute œuvre classique a été elle-même en son temps romantique : « Sophocle et Euri­pide furent éminemment romantiques 3 .» Chez Stendhal le concept de romantisme reprend la fonction qu'avait remplie à l'origine le latin modemus : il distingue l'actualité historique du présent, attribue à l'art moderne la valeur suprême, et définit

1. «Je respecte infiniment ces sortes de classiques, et je les plains d'être nés dans un siècle où les fils ressemblent si peu à leurs pères. Quel changement de 1785 à 1824 ! Depuis deux mille ans que nous savons l'histoire du monde, une révolution aussi brusque dans les habitudes, les idées, les croyances, n'est peut-être jamais arrivée» (ibid., p. 91).

2. Ibid., p. 39. 3. Ibid.

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se l'est posée dans ses réflexions sur Constantin Guys, le «peintre de la vie moderne» (1859). Sa réponse, dans laquelle il entend opposer à l'esthétique conventionnelle une « théorie rationnelle et historique du beau», reprend la définition «moderne» que Stendhal avait donnée de celui-ci: «que le \ Beau n'est que la promesse du bonheur» '. Stendhal se trompe, / dit Baudelaire, en ce qu'il soumet entièrement le beau à l'idéal j du bonheur, qui ne cesse de changer 2 . La nature du beau ne peut être saisie exclusivement ni dans l'actualité, dans la mode, la morale, les passions d'une époque, dans ce que celle-ci a de caractéristique, ni dans le classicisme des chefs-d'œuvre qui sont entrés dans l'éternité des musées et confortent le bour­geois dans son philistinisme 3 . Le beau, dans le sens où l'exige i la conscience baudelairienne de la modernité, c'est dans le phénomène de la mode qu'on peut le mieux l 'appréhender, si ) l'on a le regard d'un Constantin Guys s'efforçant «de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'histoire, de tirer l'éternel du transitoire» 4 . Si Baudelaire part de la , mode pour développer son esthétique moderne, c'est qu'elle I possède un double attrait qui présente un intérêt exemplaire pour le théoricien du beau. Elle incarne « le poétique dans l'his­torique, l'éternel dans le transitoire » ; la beauté qui se révèle en elle n'est donc pas l'apparition déjà familière d'un idéal intem­porel, mais l'idée que l 'homme se fait lui-même du beau, qui \ décèle la morale et l'esthétique de son temps et lui permet de ' devenir semblable à ce qu'il voudrait ê t re 5 . La mode fait res­sortir ce que Baudelaire appelle « la double nature du beau » et qu'il identifie sur le plan conceptuel à la modernité : « La <y modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié i de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l ' immuable 6 .» j

Cette ultime étape dans l'histoire de la modernité nous a

1. Ibid., p. 875; la position antagoniste de l'esthétique conventionnelle est représentée dès le début du texte par le goût de ces visiteurs du Louvre qui croient que l'art tout entier se résume aux «chefs-d'œuvre» consacrés.

2. Ibid., p. 876. 3. Ibid., p. 873. 4. Ibid., p. 884. 5. Ibid., p. 874 : «L'idée que l'homme se fait du beau s'imprime dans tout son

ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L'homme finit par res­sembler à ce qu'il voudrait être. »

6. Ibid., p. 884.

le classicisme de façon purement formelle, par un simple chan­gement de signe — comme un romantisme négatif, un roman­tisme au passé. Ainsi se referme le cercle, ainsi se définira désormais la conscience de la modernité. A la différence de « moderne » pris dans son sens traditionnel, « romantique », au sens nouveau d"actuel ' et de supérieur à tout le reste par son actualité, ne se situe plus en face d'une antiquitas, d'un passé faisant autorité. De même que, pour ceux qui venaient de vivre les dernières décennies de l'histoire, l'événement de 1789 avait scindé le temps en un « avant », un passé statique, attardé, et un « après » dont le mouvement s'accélérait en vertu d'une dyna­mique autonome interne 1 , de même Stendhal n'oppose plus à la modernité romantique ainsi conçue aucun passé, aucun antécédent qui pourrait avoir pour elle valeur d'exemple, ou la préfigurer. Dans son manifeste de 1823, la conscience de la modernité ne se définit plus qu'en opposition avec elle-même ; une évolution saccadée fait que sans cesse l'actualité d'aujour­d'hui, bientôt dépassée, devient le romantisme d'hier et donc, tel quel, classique; une nouvelle conception du classicisme apparaît, purement négative, qui le définit comme le succès qu'ont obtenu jadis les œuvres du passé, et non plus comme une perfection soustraite aux effets du temps.

Mais si la «modernité» ne cesse de basculer ainsi de l'actualité dans le classicisme et de devenir sa propre «anti­quité » 2 , alors se pose le problème de la nature du beau — de ce beau que reproduit éternellement un tel processus toujours inachevé. Comment la beauté peut-elle satisfaire aux exigences d'un idéal de nouveauté sans cesse renouvelé, comment peut-elle refléter dans l'art ce qui fait que le temps présent ne res­semble à nul autre, et, paradoxalement, se manifester dans les œuvres devenues classiques comme permanente, soustraite au devenir historique, voire éternelle ? Cette question, Baudelaire

1. Sur ce parallèle — sur le problème qui depuis la Révolution française se pose aux historiens: comment «rattraper l'accélération de l'histoire», voir R. Koselleck, in Nachahmung und Illusion (« Imitation et illusion ») (Poetik und Hermeneutik, I) pub. sous la direction de H. R. Jauss, Munich, 1964, pp. 194 et 234.

2. Cette formulation se trouve chez Baudelaire: cf. Le peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes de Baudelaire, Paris, 1950, p. 885: «En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. »

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conduits jusqu'au seuil de notre temps. On voit en effet main­tenant qu'il était justifié d'affirmer que notre « précompréhen­sion » (Ricceur) de la modernité remonte à Baudelaire et à ses contemporains, à la conscience esthétique et historique qu'ils avaient d'eux-mêmes; et que l'apparition de ce néologisme, après 1848, peut être considérée comme marquant la fron­tière qui sépare, dans notre conscience historique, le monde du passé lointain de celui qui nous est encore familier. Dans ses réflexions sur les thèmes connexes du beau, de la mode et du bonheur, Baudelaire introduit expressément «la moder­nité» comme un néologisme 1 . Ce mot doit servir à désigner la double nature du beau, qui donne accès à la compréhension tout à la fois de la «vie moderne» quotidienne, dessinée par Constantin Guys, et de l'actualité politique : pour Baudelaire, l'expérience esthétique et l'expérience historique de la moder­nité se confondent. Et c'est dans l'opposition qu'implique la pensée de Baudelaire ainsi formulée que l'on peut le mieux saisir la conscience d'une nouvelle identité historique qui se manifeste à travers cette conception de la modernité. Le contraire de la « modernité », ce n'est pas ici comme on pour­rait s'y attendre le romantisme 2 , bien que celui-ci soit en fait le passé qui précède immédiatement l'époque de Baudelaire. A l'exemple du romantisme selon Stendhal, la modernité selon Baudelaire, entraînée par le mouvement accéléré de la conscience historique, ne cesse de se redéfinir en opposition avec elle-même (« Il y a une modernité pour chaque peintre ancien») 3 ; toute modernité doit donc inéluctablement se changer pour elle-même en «antiquité»; en conséquence, nulle époque déterminée du passé — pas même l'Antiquité ou une antiquité quelconque, comme l'a pensé W. Benjamin —

1. «Il (Constantin Guys) cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire» (ibid., p. 884).

2. Dans les Mémoires d'Outre-Tombe, où se trouve la plus ancienne occurrence citée par P. Robert (1849), modernité s'oppose encore expressément au roman­tisme, avec une valeur depreciative que souligne l'environnement du mot: «La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport, contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent. » (cf. note 1, p. 173).

3. Le peintre de la vie moderne, loc. cit., p. 884 (suite du texte clé cité dans la note 6, p. 217).

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ne peut représenter pour la beauté de l'art moderne l'anti­thèse fondamentale.

Il est donc tout à fait conforme à la logique interne de la nouvelle expérience esthétique que Baudelaire oppose, au mouvement perpétuel irrésistible de la modernité, un pôle de stabilité qui se constitue dans le processus même par lequel la modernité se renouvelle. De même que pour l'artiste le « tran­sitoire», 1'«historique» n'est que l'une des deux composantes de l'art, dont il lui faut tirer par l'alchimie de la création ce qu'elle contient de durable, d'inaltérable, de « poétique » et qui constitue l'autre composante de l'art, de même la conscience historique oppose à son expérience de la modernité le senti­ment de l'éternel. Mais il ne s'agit nullement ici d'une variante tardive de l'antithèse platonicienne et chrétienne entre le temps et l'éternité, dont le romantisme encore avait usé et abusé. C'est exactement le contraire: en effet, 1'«éternel» prend ici la place occupée jadis dans la tradition par l'Anti­quité ou le classicisme ; de même que le beau idéal (« le beau unique et absolu»), l'éternel (« l'éternel et l 'immuable ») a pour Baudelaire, en tant qu'antithèse de la modernité, le caractère d'un passé révolu 1 . Même ce qui nous donne une impression d'éternelle beauté a dû, pour exister, être produit; par une conséquence nécessaire de la «théorie rationnelle et histo­rique du Beau», interprétée à la lumière du phénomène de la mode, la beauté intemporelle n'est pour Baudelaire autre chose que l'idée du beau, telle que l 'homme lui-même la conçoit pour l 'abandonner toujours aussitôt, et telle qu'elle nous apparaît à l'état de passé.

L'art exemplaire du «peintre de la vie moderne» découvre dans l'éphémère et le fortuit un aspect du beau impérissable ; il libère l'élément poétique contenu dans les produits de la mode et de l'histoire, que précisément le goût classique négli­geait ou embellissait. Pour Baudelaire l'art authentique ne peut et n'a jamais pu se passer de « cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes » ; là où il est absent, l 'œuvre d'art se perd «forcément dans le vide

1. Cf. ibid., p. 875; le rattachement de 1'«éternel» à la catégorie du «passé» se retrouve à la fin de l'essai «Richard Wagner et Tannhàuser», op. cit., p. 1066: «Je me crois autorisé, par l'étude du passé, c'est-à-dire de l'éternel, à préjuger l'absolu contraire... »

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d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché » '. Dans la conscience baudelairienne de la modernité, Eve après la chute devient la quintessence de la beauté, et le symbole de l'insurrection contre la métaphysique du beau, du bien et du vrai intempo­rels. Cette image hardie consacre l'antithèse entre le moderne et l'éternel, dont l'apparition marque la dernière phase de l'histoire de la «modernité» — et le terme de notre étude. Mais cette Eve moderne, qui doit à la chute même sa beauté, témoigne aussi de l'orientation antiplatonicienne qui, dans l'esthétique de Baudelaire, ouvre la voie à l'expérience esthé­tique qui caractérise, dans une large mesure, notre modernité d 'aujourd'hui 2 .

A P P E N D I C E

(À propos du chapitre «La modernité» dans les Fragments sur Baudelaire de Walter Benjamin)

Fait paradoxal, la théorie baudelairienne de la modernité a été méconnue précisément par le critique sous l'impulsion décisive duquel les études baudelairiennes actuelles ont renou­velé notre compréhension du poète. Si, grâce à l'interprétation de Walter Benjamin, nous ne voyons plus Les Fleurs du Mal comme un repliement de la poésie sur elle-même sous le signe

1. «Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fré­quentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le sup­primant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché... », ibid., p. 884.

2. La rupture avec le platonisme de l'esthétique classique, que l'on voit seu­lement s'esquisser chez Baudelaire, se développe avec toutes ses conséquences chez Valéry, ainsi que l'a montré Hans Blumenberg dans son essai «Socrates und das objet ambigu», in Epimeleia, Festschrift für Hans Kuhn, Munich 1964, p. 285 sq. Le présent essai, conçu comme une contribution historique à l'étude du concept de modernité, ne pouvait mener au-delà du seuil de notre concep­tion actuelle de la modernité; sur les aspects de celle-ci dans la littérature d'au­jourd'hui, qui ne pouvaient donc y être traités, je renvoie aux actes d'un colloque {Poetik und Hermeneutik, II) qui a été consacré à la transition de l'art classique à l'art moderne : Immanente Ästhetik — Ästhetische Reflexion, Lyrik als Paradigma der Moderne, pub. sous la direction de Wolfgang Iser, Munich, 1965.

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exclusif de l'art pour l'art, mais comme le témoignage d'une expérience historique qui a su faire accéder à la transparence de l'art les transformations de la société du xix e siècle, ce ne serait assurément pas rendre à Benjamin l 'honneur qui lui est dû que de ne pas relever, dans les fragments posthumes main­tenant publiés (Pariser Passagen), la conclusion préconçue qui grève sa vision originale de Baudelaire et la condamne à se contredire. Je ne pense pas ici simplement à son dessein de montrer, dans l'étude sur «Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », que « l'importance exceptionnelle de Baudelaire » est d'avoir, «le premier et avec le plus de rigueur, manifesté concrètement la force productrice de l 'homme aliéné, devenu étranger à lui-même » '. Si ce dessein, qui peut en lui-même se justifier, implique une conclusion préconçue et devient par là problématique, c'est que Benjamin ne veut interpréter Les Fleurs du Mal que comme un témoignage de l'existence déna­turée des masses urbaines, et méconnaît ainsi l'envers dia­lectique de l 'aliénation: la force productrice nouvelle que l 'homme acquiert en s'appropriant la nature, et dont la poésie de la ville et la théorie de la modernité chez Baudelaire four­nissent un témoignage non moins important.

Le parti pris de Benjamin se révèle déjà dans le fait que son chapitre posthume sur la modernité (Die Moderne) laisse presque entièrement de côté la pièce maîtresse des théories baudelairiennes sur l'art moderne: l'essai de 1859 sur Constantin Guys, peintre de la vie moderne. Benjamin donne à ce sujet quelques explications: «La théorie de l'art moderne», dit-il en conclusion d'un résumé très sommaire de l'essai, « est

1. «... die "einzigartige Bedeutung Baudelaires" darin zu erweisen, daß er "als erster und am unbeirrbarsten die Produktivkräfte des sich selbst entfremde­ten Menschen (...) dingfest gemacht (,..)" zu haben.» (H. R. J. éd. Suhrkamp, 1974, p. 58). Citation tirée de la lettre de W. Benjamin à Max Horkheimer, en date du 16 avril 1938 (Briefe, vol. II, Francfort, 1966, pp. 752). Je me réfère ici seulement à la première version du fragment Die Moderne, qui constitue le 3e chapitre du travail Das Paris des Second Empire bei Baudelaire (édité par R. Tiedemann, Walter Benjamin, Charles Baudelaire — Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus, Francfort, 1969) — et non à la version remaniée de 1939, Über einige Motive bei Baudelaire, postérieure à la critique de Th. W. Adorno (Lettre du 10 novembre 1938). Mais ce remaniement n'invalide pas mon argu­mentation, étant donné que Benjamin ne voit encore, dans cette seconde ver­sion, que «les réserves de Baudelaire contre la grande ville», et y maintient sa thèse de l'aliénation.

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humaine » 1 ; par là même il rétablit aussi dans ses droits la beauté «historique», temporelle qui avait été niée par la tradi­tion du classicisme. Dans la théorie baudelairienne, l'art moderne n'a pas besoin de s'appuyer sur l'autorité du passé antique, parce que le beau temporel, «transitoire», tel que le définit le concept de modernité sécrète lui-même sa propre «antiquité». Est-ce que vraiment cette théorie, dont le rapport avec d'autres positions antiplatoniciennes de l'esthétique de Baudelaire est évident 2 , ne parvient pas à intégrer «la renon­ciation qui s'exprime dans son œuvre par la disparition de la nature et de l'état de naïveté»?

On en vient à poser cette question lorsqu'on s'avise que le couple conceptuel qui supporte en dernière analyse toutes les interprétations de Benjamin, dans son chapitre sur la modernité, n'est autre que l'opposition formelle, relative, entre «modernité» et «antiquité», que Benjamin reprend à la théorie de Baudelaire en dépit des graves réserves qu'il fait sur elle: «que toute modernité vaille vraiment de deve­nir un jour antiquité, c'est là pour lui l'expression même de l'impératif artistique» (p. 87). Regardons-y de plus près. Baudelaire disait dans l'essai sur Constantin Guys: «En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite» (p. 885). En supprimant dans la phrase l'expression de la finalité et en y ajoutant «vraiment» et «un jour», Benjamin trahit une tendance à l'interprétation déformante. Selon Baudelaire, la tâche de l'artiste est d'extraire de la vie moderne la beauté mystérieuse émanée de la temporalité, afin que l'œuvre moderne puisse devenir «antique». Benjamin ne supprime pas seulement ici la «beauté fugitive» comme condition de cette métamor­phose; il attribue aussi ailleurs à l'opposition purement for­melle entre «modernité» et «antiquité», contre l'intention de Baudelaire, un contenu déterminé, sans dire que les mots «antique, antiquité» ne renvoient pas, là où Baudelaire les emploie dans son essai, à l'Antiquité classique, mais à l'art moderne devenu «antique» en opposition formelle avec lui-

1. Cf. Baudelaire, Œuvres, Paris, 1951, p. 875.

2. Cf. sur ce point l'étude citée plus loin à la note 3, p. 228, notamment p. 347 sq.

le point le plus faible dans la conception baudelairienne de la modernité. Celle-ci fait l'inventaire des thèmes modernes; celle-là aurait dû sans doute traiter le problème du rapport entre l'art moderne et celui de l'Antiquité. Cela, Baudelaire ne l'a jamais tenté. Cette renonciation qui s'exprime dans son œuvre par la disparition de la nature et de l'état de naïveté, il n 'a pas réussi à la justifier par sa théorie. Celle-ci ne parvient pas à se libérer; sa dépendance à l'égard de Poe, sensible jusque dans la formulation, en est une preuve. Une autre preuve en est son orientation polémique ; elle tranche sur le fond grisâtre de l'historisme, de l'alexandrinisme académique mis à la mode par Villemain et Cousin. Nulle part sa réflexion esthétique n 'a su montrer, comme le font certaines pièces des Fleurs du Mal, l 'imprégnation de l'art moderne par l'Anti­quité» (p. 89).

Pourquoi, en fait, une théorie de l'art moderne aurait-elle dû, à cette époque, traiter le problème du rapport entre l'art moderne et celui de l'Antiquité? Question sans réponse; on aimerait savoir comment Benjamin y eût répondu. En effet, on comprend mal son postulat si l'on songe qu'au xix e siècle la théorie esthétique n'exigeait plus que l'art moderne tire sa légitimité d'une telle confrontation, dont le caractère obliga­toire allait de soi pour le xvm e siècle, jusqu'au classicisme allemand inclus. Où donc est la théorie, comparable en impor­tance, qui aurait, au XIX e ou au XX e siècle, satisfait à ce que Benjamin exige ainsi de Baudelaire ? La raison pour laquelle Baudelaire et la théorie de l'art au XIXe siècle pouvaient se dis­penser d'aborder ce problème est exprimée de la façon la plus claire dans l'essai sur Constantin Guys. Ce que Baudelaire appelle sa «théorie rationnelle et historique du beau» fait faire un pas décisif à l 'émancipation de l'art moderne, amorcée par l'historisme, ainsi que l'a montré notre examen de l'antithèse entre le «moderne» et 1'«éternel». En découvrant la «double nature du beau» — ce dont Benjamin se contente d'affirmer péremptoirement et sans la moindre démonstration que «cela ne va pas très loin» (man kann nicht sagen, daß das in die Tiefe geht, p. 89) — Baudelaire ne remet pas seulement en question de la façon la plus vigoureuse la «beauté générale», quintessence de l'art antique et norme académique toujours valable, qu'il qualifie d'«élément... non approprié à la nature

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même 1 . Comment Benjamin ramène subrepticement le concept baudelairien de modernité à l'opposition tradition­nelle avec l'Antiquité classique, c'est ce que montre la phrase suivante : « La 'modernité' désigne une époque; elle désigne en même temps la force qui y est à l 'œuvre et qui la fait évo­luer dans le sens d'une ressemblance avec l'Antiquité» (der Antike sie anverwandelnd). Autant cette évolution par laquelle l'art moderne se rapproche de celui de l'Antiquité historique (Anverwandlung der Moderne an die Antike) est un corps étran­ger dans la théorie de Baudelaire, autant elle caractérise avec pertinence un aspect, assurément important, du lyrisme de Victor Hugo — ce qui n'a bien sûr pas échappé à Benjamin (« Pour Baudelaire, ce phénomène peut se constater chez Vic­tor Hugo», p. 88). Aussi bien n'est-ce pas un hasard si Benja­min ne trouve cette « imprégnation de l'art moderne par l'art antique » (p. 89) qu'il vante dans certaines pièces des Fleurs du Mal, que dans des poèmes proches de Hugo par leur théma­tique ou leur facture 2 . Et l 'œuvre à laquelle on peut effective­ment reconnaître le mérite d'avoir créé une nouvelle antiquité, une «antiquité parisienne» (p. 91), elle est de Hugo lui-même, c'est son cycle de poèmes «A l'Arc de Triomphe». Ce visage antiquisant de la capitale, avec son poète en qui Benjamin croit reconnaître un héros moderne, successeur déchu du héros antique (p. 87), n'est-il pas tout simplement le paysage urbain tel qu'il est vu parfois dans Les Fleurs du Mal avec un regard hugolien ?

Cette question se pose et s'impose lorsqu'on voit Benjamin obligé, par deux fois, de corriger son affirmation selon laquelle

1. Cf. ibid., p. 874 (sur une série de gravures qui représentent les modes ves­timentaires de la Révolution) : « Ces gravures peuvent être traduites en beau et en laid ; en laid, elles deviennent des caricatures, en beau, des statues antiques. » Ou encore p. 886 (après que Baudelaire a condamné l'usage inadéquat fait de modèles empruntés au temps de Titien et de Raphaël) : « Malheur à celui qui étu­die dans l'antique autre chose que l'art pur, la logique, la méthode générale! Pour trop s'y plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l'estampille que le temps imprime à nos sensations. » Dans la restitution de ce texte par Benjamin, on voit se glisser une fois encore l'Antiquité classique (Alter-tum), à laquelle Baudelaire ne pensait nullement: «Malheur à qui étudie dans l'Antiquité (am Altertum) autre chose que l'art pur, la logique, la méthode géné­rale. Pour trop se plonger dans l'art antique {die Antike)...» (p. 88).

2. À cet égard, je reviendrai dans un instant sur « Le Cygne».

le poème de Hugo «À l'Arc de Triomphe » « témoignerait de la même inspiration qui a influencé de façon décisive l'idée bau-delairienne de modernité » (p. 94) ; affirmation contredite aus­sitôt par la remarque de Benjamin sur les gravures de Méryon représentant le vieux Paris : « Personne plus que Baudelaire n'a été marqué par elles. Le véritable moteur de son imagination, ce n'était pas cette vision archéologique d'une catastrophe que l'on trouve au fond des rêves de Hugo. Pour lui l'Antiquité devait jaillir d'un coup, comme Athéna de la tête intacte de Zeus, d'une modernité intacte 1 » (p. 94). Cette dernière méta­phore est difficile à interpréter de façon concrète. Pourtant ce qu'elle veut dire devrait sans doute éclairer le passage du texte de Baudelaire sur Méryon que Benjamin cite parce qu'il «donne implicitement à comprendre l 'importance de cette antiquité parisienne» (p. 96). Mais la citation que Benjamin s'est malheureusement abstenu de commenter ne fait nulle­ment apparaître un visage antique de la ville, et ne permet pas davantage de voir comment «chez Méryon aussi (...) l'Anti­quité et la modernité s'interpénétrent » (p. 95) : « Nous avons rarement vu, représentée avec plus de poésie, la solennité naturelle d'une grande capitale. Les majestés de la pierre accu­mulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l'industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumées, les prodigieux échafaudages des monuments en répa­ration, appliquant sur le corps solide de l'architecture leur architecture à jour d'une beauté arachnéenne et paradoxale, le ciel brumeux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée des drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n'y est oublié 2 » (pp. 96-97). Nous avons là un exemple de poésie urbaine moderne, important en ce sens qu'il contredit isolé­ment toute conception antique, antiquisante et même encore romantique de la nature et de l'art — un paysage qui ne porte pas la moindre trace de croissance naturelle, où seul le monde

1. P. 90 déjà, Benjamin devait constater que la source de l'inspiration était «fondamentalement différente» chez Hugo, «nature chthonienne», et chez Bau­delaire, dans la poésie duquel « se manifeste à cent reprises, comme une sorte de mimesis de la mort, la tendance à la pétrification ».

2. Éd. de la Pléiade, 1976, tome II, p. 741.

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appartient en propre et dont Benjamin ne dit rien. Le texte sur Méryon qu'il cite n'est pas, tant s'en faut, le seul qui aille contre sa thèse selon laquelle Baudelaire ne connaîtrait pas cet aspect de beauté sublime du paysage urbain et ses poèmes se distingueraient par une «réserve à l'égard de la grande ville» de «presque tous ceux que la grande ville a inspirés après lui aux autres poètes» (p. 90). À l'encontre de cette « réserve » on peut citer non seulement le poème intitulé « Pay­sage », placé comme un programme en tête des «Tableaux pari­siens » pour annoncer ce qui, vu de la fenêtre d'une mansarde, sera désormais « paysage » et sujet d'« églogue », mais encore le « Rêve parisien» ainsi que d'autres poèmes en vers et en prose, dont il est difficile de contester qu'ils ont donné un modèle au lyrisme moderne qui vient après eux. L'allégorie des «pay­sages d'ennui» correspond à ce que Benjamin appelle «la décrépitude de la grande ville » (p. 90), mais pour reconstituer dans son ensemble la réalité de la « vie moderne et abstraite », il faut leur opposer les nouveaux «paysages d'extase» que Baudelaire se plaît à évoquer avec le regard du «flâneur»

Le «flâneur» met Benjamin dans l 'embarras, parce que cette figure moderne de la subjectivité lyrique refuse de s'inscrire dans le tableau de l 'homme aliéné. La seule figure qui convienne à Benjamin dans le cadre idéologique qui est le sien, c'est «le héros sous ses formes modernes» (p. 80), qu'il pour­suit à travers les avatars du mendiant, de l'apache, du chiffon­nier, du dandy et du flâneur. Toutefois il n'est pas possible de dire à propos de ce dernier que «pour vivre dans le monde moderne il est nécessaire d'avoir une nature héroïque » (p. 80). Faut-il donc affirmer que « les tableaux évocateurs de la grande ville» ne sont pas son œuvre (p. 74)? Et cela, bien que les motifs de la rue parisienne et de la foule citadine soient liés, précisément, à la figure dépourvue d'héroïsme du flâneur, ces motifs dont Benjamin nous a d'autre part fait saisir l'impor­tance en tant qu'expression de la perception nouvelle propre au XIXe siècle ? Mais comme on pouvait s'y attendre, il corrige bientôt le jugement négatif qu'il a porté sur le flâneur : « C'est le regard du flâneur, dont la vie préfigure, mais nimbée encore de

1. Préface du Spleen de Paris, op. cit., p. 273 ; sur les « paysages d'ennui » et les « paysages d'extase », voir G. Hess, Die Landschaft in Baudelaires Fleurs du Mal, Heidelberg, 1953.

créé par l 'homme, « le douloureux et glorieux décor de la civili­sat ion» 1 , se voit encore reconnaître, dans chaque détail et par un geste emphatique défiant le ciel (que l 'homme n'a pas créé), la sublimité que l'on attribuait jadis à la nature, «la solennité naturelle». Cette vision de la grande ville, où triomphe une nouvelle sensibilité née du travail industriel, atteste le renver­sement radical des valeurs esthétiques opéré par Baudelaire à l'encontre de la na ture 2 . Ce renversement des valeurs, Benja­min s'est refusé avec constance et obstination à le reconnaître comme le noyau de la théorie baudelairienne de l'art moderne et comme un aspect essentiel des Fleurs du Mal. Était-il bien nécessaire de le sacrifier pour interpréter par la méthode et dans la perspective du matérialisme dialectique la situation de Baudelaire au tournant de l'histoire ?

On peut aujourd'hui répondre par la négative à cette ques­tion. Les contradictions de Benjamin, interprète de Baude­laire, apparaissent sous un autre éclairage si l'on renonce à comprendre la «disparition de la nature et de l'état de naï­veté » chez Baudelaire comme la pure et simple conséquence d'une aliénation développée par le système de la production industrielle sous le Second Empire, ou, en d'autres termes, des « résistances que le monde moderne oppose à l'élan créa­teur spontané de l 'homme» (p. 81). Si l'on veut comprendre dialectiquement pourquoi Baudelaire s'est détourné de la nature, on ne peut se permettre de nier que sa théorie esthé­tique aussi bien que sa pratique poétique portent également la marque de la force productrice de la «vie moderne» à l'âge industriel : du nouvel élan créateur qui pousse l'homme, dans l'économie comme dans l'art, à surmonter l'état de nature pour accéder par le travail à un monde dont il est lui-même le créateur. C'est pourquoi l'aspect menaçant et désolé de la grande ville, dont Benjamin sait donner une description fasci­nante, a pour contrepartie, dans Les Fleurs du Mal aussi bien que dans Le Spleen de Paris, la découverte de la poésie qui lui

1. Éd. de la Pléiade, p. 840. 2. H. Blumenberg a montré (dans Poetik und Hermenemik, II, Munich, 1966,

p. 438) que l'antinaturalisme apparaît, dans la théorie esthétique du XIX E siècle, comme la résultante d'un certain stade de l'évolution scientifique: «Dès l'ins­tant où l'homme eut perdu ses derniers doutes quant au fait que la nature n'avait pas été créée pour lui et mise à son service, il ne pouvait plus la suppor­ter que comme le matériau de son activité. »

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que ce processus antagoniste de poétisation, les «correspon­dances» baudelairiennes présupposent elles aussi le pouvoir d'harmonisation et d'idéalisation inhérent au souvenir; elles sont des « données de la mémoire » (Data des Eingedenkens) et non plus les signes d'un accord synchronique du monde inté­rieur et de la nature, comme Benjamin l'a souligné à très juste titre '. S'il en est ainsi, si les correspondances ne sont plus chez Baudelaire des symboles naturels mais des signes commémo-ratifs d'une expérience réussie, alors la «contradiction entre la théorie des correspondances naturelles et le refus de la nature», où Benjamin croyait apercevoir «le paradoxe fonda­mental de sa théorie esthétique» 2 , n'est plus inhérente à la théorie baudelairienne de la «beauté moderne», mais seule­ment à l'interprétation qu'en donne Benjamin. Cette contra­diction, il est tout à fait possible de la lever si, établissant le bilan dialectique de l'histoire, on inscrit le refus baudelairien de la nature non plus au seul passif — comme « témoin dans le procès historique fait par le prolétariat à la bourgeoisie» (p. 169) — mais aussi à l'actif — comme un aspect de cette force productrice qui permet à l 'homme de s'approprier la nature et, en même temps, de se libérer de son empire. Le paradoxe qui peut-être subsiste alors, c'est que l'art, en dépit du matérialisme dialectique, n'est pas simplement l'indice d'une constellation sociale existante, mais possède aussi le pouvoir d'anticiper une constellation future. «Car tous les grands poètes, sans exception», écrit Benjamin dans Ein­bahnstraße3 («Sens unique»), «combinent déjà les éléments d'un monde qui viendra après eux: avant mil neuf cent, les rues de Paris n'existaient pas telles que Baudelaire les avait chantées, et pas davantage les hommes selon Dostoïevski ».

1. Schriften, t. I, p. 455. 2. Tiré d'une lettre du 16 avril 1938 où il expose à Max Horkheimer le

plan de son livre sur Baudelaire — cf. Briefe (Lettres), éd. par G. Scholem et Th. W. Adorno, Francfort, 1966, p. 752.

3. Schriften, t. I, p. 518.

paix, ce que sera plus tard (!) la vie morne et sans espoir de l 'homme des villes. Le flâneur se tient encore sur le seuil, aussi bien de la grande ville que de la classe bourgeoise; ni l'une ni l'autre encore ne l'a vaincu, il n'est chez lui ni dans l'une ni dans l'autre. Il cherche refuge dans la foule 1 . » Que ce regard, qui ouvre à la poésie le domaine nouveau de la foule, du «bain de multitude», de 1'«universelle communion», doive être de surcroît «le regard de l 'homme aliéné» 2 , sur ce point nous ne saurions plus suivre Benjamin. Enfin, on ne peut que créer la confusion en identifiant le regard du flâneur avec celui du contemplateur allégorique que Benjamin a découvert en revanche de la façon la plus convaincante dans Les Fleurs du Mal.

C'est ce que Benjamin appelle le regard allégorique qui montre le mieux comment Baudelaire a su, dans son œuvre, assumer et transcender la « disparition de la nature et de l'état de naïveté ». Au spleen, qui perçoit les choses dépouillées de leur aura, au regard allégorique, qui voit « la terre retombée dans l'état de pure et simple nature» 3 , s'oppose une expérience com­plémentaire qui parvient, sinon à rendre aux choses leur aura naturelle, du moins à leur en donner une autre : l'expérience du souvenir. Dans Les Fleurs du Mal, le moins bon témoignage n'en est pas «Le Cygne», que Benjamin prend pour principal exemple de cette décrépitude de Paris « où se consomme enfin l'alliance la plus intime du monde antique et du monde moderne » (p. 89) : cependant que, dans la première partie du poème, le regard est contraint à voir, mélancolique, se défaire «la forme d'une ville», jusqu'à l'image accusatrice du cygne mourant de soif, dans la deuxième partie la force antagoniste du souvenir évoque en un cortège solennel les « symboles de la fragilité », transfigurés, et les ordonne en un univers autonome, un monde de beauté qui s'oppose au monde réel 4 . De même

1. « Paris als Hauptstadt des 19. Jahrhunderts » (« Paris, capitale du xix e siècle ») in Schriften (Œuvres) ; 1.1, pp. 416-417.

2. Cf. Le Spleen de Paris, XII: «Les Foules». 3. Über einige Motive bei Baudelaire, (Sur quelques thèmes baudelairiens), in

Schriften, t. I, pp. 458-459. 4. Cf. sur ce point H. R. Jauss, «Zur Frage der "Struktureinheit" älterer und

moderner Lyrik» («Le problème de l'"unité structurale" dans la poésie ancienne et moderne ») in Zur Lyrik-Diskussion Wege der Forschung, vol. CXI), Darm-sladt, 1966, pp. 347-367.

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De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe

Avec une postface sur le caractère partiel de l'esthétique de la réception

I

Si /'Iphigenie de Goethe ne mérite pas de rester avec tant d'autres chefs-d'œuvre du passé au cimetière de l'oubli, c'est précisément de ce qui nous paraît étranger et lointain dans cet héritage du classicisme weimarien que devra repartir une nou­velle interprétation.

Notre temps a-t-il raison de considérer Ylphigénie de Goethe comme le type même de l 'œuvre dont la perfection appartient au passé ? Pouvons-nous la voir encore autrement que comme le rappel d'un art lointain, dont l'idéalité est deve­nue depuis longtemps historique et qui ne peut plus être considérée que par la sentimentalité des 'philologues' comme l'étalon de toute poésie? Ne faut-il plus en conséquence — comme l'a demandé Martin Walser — représenter Iphige­nie, de même que les pièces classiques en général, que comme des «pièces du passé», à des fins d'enseignement historique: «Voilà comment c'était autrefois. Cela nous a faits ce que nous sommes. Mais c'est derrière nous. Nous n'avons peut-être pas fait de progrès, mais nous venons plus tard. Cela nous concerne encore, mais comme nous concerne notre passé 1 » (R101)?

Iphigenie, de Goethe: personne aujourd'hui ne peut plus

1. Cité d'après Erläuterungen und Dokumente, ]. W. Goethe — Iphigenie auf Tauris, éd. J. Angst et F. Hackert (Reclam), Stuttgart, 1969, p. 101 ; l'abréviation « R» renvoie directement, dans la suite de l'exposé, à cette excellente documen­tation publiée dans la série Reclam.

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ignorer combien s'est affaibli le prestige de cette pièce, préci­sément, dont il n'est pas excessif de dire qu'elle était considé­rée comme l'Évangile de l 'humanisme allemand (Gundolf) et qui a initié des générations de lycéens à l'esprit du classicisme de Weimar. Elle figure au premier rang des « œuvres au pro­gramme» que les élèves de première refusent, ainsi que l'a récemment confirmé encore une fois une enquête auprès d'étudiants débutants, en République fédérale 1 . Il est intéres­sant d'observer, sur ce cas, comment l 'œuvre d'un classique de la littérature universelle, après avoir exercé longtemps une puissante influence, perd l'auréole que lui donnait sa perfec­tion. De ce phénomène, seuls les idéologues des deux bords peuvent avoir sous la main une explication simple. Pour les uns, l'inactualité d'Iphigénie démontre une fois de plus que les conceptions artistiques de la bourgeoisie cultivée sont péri­mées et que les œuvres classiques, étrangères aux problèmes de notre temps, ont très justement leur place au musée. Pour les autres, l 'incompréhension dont souffre aujourd'hui la pièce prouve seulement que notre temps n'est plus à la hau­teur des exigences auxquelles l'œuvre de Goethe soumet la postérité à travers les âges, et que la littérature moderne n 'a pu se soustraire sans dommage (pour Emil Staiger, au prix d'une décadence morale) à l'autorité des œuvres classiques.

Si l'on refuse de se satisfaire de cette opposition sans nuance entre le traditionalisme et le modernisme à tout prix, il faut se donner la peine de rechercher les conditions historiques et esthétiques qui, dans l'histoire de la réception de l'œuvre et de son influence, ont préparé la compréhension ou plutôt l'in­compréhension dont elle fait aujourd'hui l'objet. Une nouvelle interprétation qui veut relever le défi et chercher si le classi­cisme d'Iphigénie peut encore — ou de nouveau — accéder pour nous à l'actualité ne saurait mettre entre parenthèses son évidente inactualité et se replier sur l'exégèse prétendument objective du 'sens originel'. En effet, outre que les interprètes antérieurs ont eux aussi cru découvrir quelque chose de ce

1. Enquête de G. Blitz publiée en 1973 (Département de science de la littéra­ture. Université de Constance), qui porte sur la hiérarchie littéraire et les goûts personnels des étudiants; il en ressort que Ylphigénie de Goethe, lue en classe, a été jugée négativement (ennuyeuse, sans intérêt) ou carrément rejetée par 54 % des littéraires et 63 % des non-littéraires.

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sens originel et que l'interprète actuel peut difficilement se tar­guer d'être le seul à faire progresser l'objectivité, la question qui se pose aujourd'hui est justement de savoir si le sens 'origi­nel' à'Iphigénie, disons plus précisément: le sens qui s'est manifesté lors de son apparition ou que ses contemporains ont perçu comme tel, peut encore ou de nouveau signifier pour nous quelque chose.

Il nous faut tirer d'abord au clair les interprétations qui ont recouvert ce sens historiquement originel de l'œuvre, qui sont passées de l'histoire de sa réception et de son influence dans la «précompréhension» (P. Ricœur) que nous en avons et qui peut-être s'opposent à ce qu'elle soit de nouveau reçue. Le phé­nomène de rejet constaté chez les lycéens allemands n'est-il pas tout simplement imputable à un mauvais usage de la pièce, consistant à la prendre comme texte de lecture scolaire et comme thème d'exercice ? Ou bien s'agit-il de la contestation — qui s'est fait attendre bien longtemps — d'un canon esthé­tique sacro-saint, imprégné de la culture bourgeoise et néo­humaniste du xix e siècle ? Ne suffirait-il pas alors d'abolir les normes de ce canon pour débarrasser la pièce classique de sa fausse patine et permettre son retour à l'actualité ? Ces ques­tions imposent un examen critique de l'histoire de sa réception.

Une telle rétrospective n'a pas besoin nécessairement d'être complète comme devrait l'être une histoire de l'influence exer­cée par l 'œuvre, une «histoire des effets» (Wirkungsgeschi-chte) ; il suffit d'arriver à découvrir parmi les « concrétisations » de l'œuvre, c'est-à-dire parmi les interprétations dominantes dans l'histoire de sa réception, celles qui, visibles ou, fréquem­ment, cachées, peuvent éclairer la genèse de l'intelligence que nous en avons aujourd'hui. Concernant la méthode et la termi­nologie, quelques remarques préliminaires seulement : comme la théorie phénoménologique et la sémiologie de l'art, je pré­suppose — suivant en cela Wolfgang Iser — une conception de l'œuvre qui englobe à la fois le texte comme structure donnée (l'artefact comme signe) et sa réception ou perception par le lecteur ou le spectateur (l'objet esthétique comme corrélatif du sujet ou des sujets le percevant) 1 . La structure virtuelle de

1. W. Iser, «The Reading Process: A Phenomenological Approach», in New Literary History, 3, 1971-1972; traduction allemande dans Rainer Warning,

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Rezeptionsästhetik: Theorie und Praxis (ouvrage collectif), Munich, 1975, pp. 253 à 276: «... l'œuvre littéraire a deux pôles, que l'on pourrait appeler le pôle artistique et le pôle esthétique : le pôle artistique est le texte tel que l'auteur l'a créé; le pôle esthétique est la "concrétisation" effectuée par le lecteur (...) C'est de la convergence du texte et du lecteur que résulte l'existence de l'œuvre littéraire» (p. 279 de l'original anglais, p. 253 de la traduction allemande).

1. M. Jankovic, Das Werk als Geschehen des Sinns (1967) («L'œuvre comme résultante de la constitution historique du sens») cité d'après H. Günther, «Grundbegriffe der Rezeptions- und Wirkungsanalyse» («Les concepts clés de l'analyse de la réception et des effets») in Poetica, 4, 1971, p. 228.

2. Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks («Connaissance de l'œuvre lit­téraire»), Tübingen, 1968, p. 49 sqq.

3. Felix Vodicka, Struktur der Entwicklung (« Structure de l'évolution »), 1969, cité d'après H. Günther, loc. cit., p. 229.

l 'œuvre a besoin d'être concrétisée, c'est-à-dire assimilée par ceux qui la reçoivent, pour accéder à la qualité d 'œuvre; l 'œuvre «actualise la tension entre son 'être' et notre 'sens'», de telle sorte qu'une signification non préexistante se constitue dans la convergence du texte et de sa réception ', et que le sens de l'œuvre d'art n'est plus conçu comme une substance trans­temporelle, mais comme une totalité qui se constitue dans l'histoire même. Je n'emploie pas le concept de «concrétisa­tion » dans le sens restreint que lui a donné Roman Ingarden : le travail de l'imagination comblant les lacunes et précisant ce qui est resté vague dans la structure schématique de l 'œuvre 2 ; en accord avec la théorie esthétique du structuralisme de Prague, je désigne par ce mot le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l 'œuvre en tant qu'objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient 3. L'évolution historique des concrétisa­tions d'une œuvre qui, comme Iphigénie, a exercé une puis­sante influence, pourrait être expliquée, dans la perspective de l'histoire de la société ou dans celle de la « critique des idéolo­gies », par référence à la situation et aux intérêts de ses lecteurs dans les différentes couches socio-culturelles ; ou bien, dans la perspective d'une «histoire des fonctions», par le changement des normes esthétiques et des besoins imaginatifs à travers les générations. Mon propos est ici plus modestement herméneu­tique ; il est de reconstituer à partir des concrétisations succes­sives à'Iphigénie 1'« horizon de la question et de la réponse » qui a, dans les perspectives propres à l'histoire de cette œuvre, déterminé du côté de la réception les changements survenus

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dans son intelligence, et provoqué du côté de la production cri­tique la substitution d'une nouvelle image de l'œuvre, d'une nouvelle « réponse », à celle dont on ne se satisfaisait plus.

II

Une étude historique de la réception peut montrer comment le classicisme historique de l'époque de Goethe (qui veut «se rap­procher de la forme antique », antiker Form sich nähernde a donné naissance à un néo-classicisme esthétique qui a fait oublier le changement d'horizon que / 'Iphigenie de Goethe introduisait, à l'origine, dans l'expérience esthétique de son temps; en d'autres termes, ce néo-classicisme esthétique a trans­formé la négativité première de l'œuvre en la valeur consacrée d'une œuvre désormais familière.

A quel point l'histoire de la culture allemande au XIX e siècle détermine encore aujourd'hui les idées préconçues que char­rient sans les remettre en question nos interprétations sco­laires d'Iphigénie, il n'est pas difficile de le montrer en analysant un opuscule fort répandu, censé fournir aux profes­seurs d'allemand «les bases objectives et scientifiques» d'une «interprétation pert inente» 1 . Les thèmes de réflexion et pro­blèmes concernant Iphigenie sont distribués en rubriques inti­tulées par exemple: «Un drame dans une âme, Daimon et Anankê ; la foi d'Iphigénie ; le fond mythique ; la victoire de l 'humanité idéale; la puissance du génie moral ; Iphigenie, profession de foi de Goethe ; dieux et prières ; le langage de la piété ; le sommeil réparateur d'Oreste ; la Grèce d'Iphigénie ; la religion de l 'humanité. » La dernière rubrique : « Pour inter­préter Iphigenie aujourd'hui» fait semblant de remettre en question toutes les autres, qui procèdent sans exception des

1. Grundlagen und Gedanken zum Verständnis klassischer Dramen: Goethe, Iphigenie aufTauris, par R. Ibel, Diesterweg, 7e éd., Francfort, 1968 (désigné dans la suite de cet essai par l'initiale D). On trouvera un aperçu critique de la réception scolaire de la pièce de Goethe dû à M. Wespel, « Erstarrte Humanität » («Un humanisme fossilisé») dans Schulwissen — Probleme der Analyse von Unterrichtsinhalten, éd. par H. Rumpf, Göttingen, pp. 133 à 149. On y voit l'his­toire de cette réception atteindre les limites du grotesque, p. ex. dans le cas d'auteurs comme Henze et Schröder, qui n'ont pas tiré de la pièce moins de 386 sujets d'exercices (p. 149).

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divers stades de la réception au XIXe siècle. On y constate qu'il n'est plus possible après les guerres et les délires destructeurs du XXe siècle, de prendre sans sourciller cette œuvre comme «le drame de la pure humanité, sanctifié par la tradition». Pourtant, ce qui fait problème pour l'auteur, ce n'est pas telle­ment la pièce classique en elle-même, à laquelle il n'adresse à tout prendre qu'un reproche théologique : « Une humanité de la pure noblesse d'Iphigénie élève l'être humain beaucoup trop haut, et lui reconnaît un pouvoir de guérir et de rétablir l 'harmonie qui ne pourrait porter ses fruits, à tout le moins, que par un retour au Christ, à sa révélation, à sa mort rédemptrice. » Ce qui fait problème, c'est surtout le dernier stade de la civilisation européenne, qui, dans sa « vertigineuse déchéance humaine », est devenue incapable de répondre aux «exigences morales à'Iphigénie et de son humanité idéale». L'auteur reste inébranlablement convaincu que ces exigences sont «les plus hautes qui aient jamais sollicité l'être humain». La seule concession qu'il fasse à notre temps, c'est de recom­mander ensuite à l'enseignement de dégager «les arrière-plans obscurs» du mythe des Atrides, image de «ce qui s'est révélé sans masque dans notre destin historique » ; de montrer dans l 'humanité idéale d'Iphigénie une tâche «dont l'accom­plissement reste menacé jusqu'au dernier instant » ; de relever en particulier «le coup d'audace d'Iphigénie», d'interpréter éventuellement son «triomphe moral» comme «un exemple» ou « une promesse lumineuse à travers les temps » ; et de récu­pérer ainsi cet idéal d'humanité, sinon au bénéfice de la réa­lité historique et sociale, du moins pour «l'humble domaine

/ de la vie personnelle » où « peut toujours s'accomplir, entre des êtres qui se rencontrent et pour leur plus grand bonheur, ce qui s'accomplit dans Iphigénie».

Cette dernière recommandation: ramener l'idéal d'huma­nité dans la sphère de l'existence purement privée, fait écho — avec une ironie involontaire — au premier témoignage enregistré de la réception d'Iphigénie. Le 6 avril 1779 Goethe note dans son journal : «Joué Iphigénie. Fort bon effet, surtout sur les êtres purs» (R. 45). Avec 1'«harmonie» (R. 47, 51, 45), la «sainte paix» (R. 48), la «noble simplicité» et la «calme grandeur», la «pureté» était un des traits de la «simplicité grecque » dont le classicisme de Weimar était alors tout entier

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occupé, «cherchant avec son âme le pays des Grecs» '. Le pre­mier accueil fait à Iphigenie est une concrétisation de l'image de l'Antiquité selon Winckelmann et sa célèbre formule: edle Einfalt und stille Größe («noble simplicité et calme grandeur») — qu'il doit d'ailleurs, bien plus que n 'a voulu le savoir l'orgueil culturel des Allemands, à l'esthétique française 2 . L'habillage grec de cette tragédie qui rivalise avec Euripide n'est pas seulement à l'origine de l'image que poursuivront les Allemands en quête de la Grèce. Alors que le classicisme fran­çais de Racine et de Poussin considérait encore avec une certitude entière l'Antiquité comme un modèle intemporel, le classicisme allemand se la représente en fonction de la connaissance historique que lui en ont transmis les Lumières dont il est issu; à partir de sa version weimarienne il présup­pose donc un degré de culture historique qui restreint la por­tée de son influence aux milieux cultivés, pour ne pas dire avec Schleiermacher «aux êtres purs» (R. 48).

L'«enchantement de cette illusion» qui voyait dans XIphige­nie de Goethe la résurrection de l'esprit des Anciens a été déjà percé à jour par des contemporains comme Schiller ou Wieland (R. 57). Pour Schiller, ce que Goethe a inséré dans l'enveloppe d'un contexte grec et érigé en idéal, ce n'est pas la Grèce des temps héroïques, mais «l 'humanité plus belle de nos mœurs modernes» (R. 59). Cette seconde concrétisation: « l'humanité idéale portée à la scène » (das Drama der Huma­nität) implique « que ce que l'on appelle l'action au sens propre se passe derrière les décors, et que devient action ce qui se passe dans les cœurs, dans la sphère morale » (Schiller, R. 62). Ainsi le trait qui est absent du mythe grec : la foi d'Iphigénie dans le pouvoir de persuasion de la parole véridique, devient acte véritable, et un «acte inouï». Mais qu'adviendrait-il si cette action qui se joue dans les cœurs était entraînée hors du cercle où tous les cœurs nobles sont solidaires? C'est le point faible qu'atteint la critique dont Grillparzer a probablement trouvé, en 1841, la formulation première et définitive : « Ce roi Thoas n'apparaît pas tel qu'il y ait lieu de craindre aucune-

1. «Das Land der Griechen mit der Seele suchend»: un des vers les plus fameux de la pièce (N. d. T.).

2. Cf. M. Fontius, Winckelmann und die französische Aufklärung («W. et les Lumières en France»), Berlin (Akademieverlag), 1968.

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ment de lui un nouveau sacrifice humain» (R. 69). En 1965, Martin Walser a tiré dans la même direction, en remettant en question la validité intemporelle du classicisme de Weimar: « Dans les pièces classiques de Goethe, on ne voit sur la scène que des personnages weimariens. Le saut périlleux d'Iphigé­nie dans la véracité totale, dont il faut bien constater en tout cas qu'il engage la vie de deux autres êtres, disons : humains, ce saut périlleux serait dans tout autre espace digne du casse-cou le plus écervelé. Mais Thoas est un habitant de Weimar, et Iphigénie peut tabler là-dessus. En ce sens, le risque n'est tout de même pas tellement grand, après tout» (R 104).

Cependant la réception d'Iphigénie ne s'est pas expressé­ment laissé entraîner à ces doutes fâcheux. Elle les a évités en remplaçant le principe d'humanité par le génie national et la «beauté de l'âme» (R. 68), et la moralité par la sublimation de la sensualité 1 ; elle a totalement laissé de côté l'élément drama­tique et fait, de la difficulté d'un engagement actif dans l'his­toire, l'authentique vertu d'une culture esthétique. Ce virage se manifeste, par exemple, quand Tieck dit : « Du fait que l'œuvre tout entière se joue dans les âmes, que les décisions et les déve­loppements procèdent des âmes et représentent un élément invisible qui est en quelque sorte à l'opposé de tout acte et de toute action, l 'œuvre est, de par sa plus grande beauté même, privée de ressort dramatique, encore que certaines scènes ne le soient pas» (1828; R. 68). Cette nouvelle manière de com­prendre l'œuvre a donné naissance à une troisième et à une quatrième concrétisation: «sainte Iphigénie, modèle de la noblesse humaine», et le «drame dans l'âme» (Seelendrama).

/ Cet « élément invisible » qui est « à l'opposé de tout acte et de toute action» s'incarne dans la pieuse nature d'Iphigénie, qui, par «l'effet de la pure féminité» opère le «miracle moral» consistant à délivrer sa race de la malédiction qui pesait sur elle (Immermann, R. 69). C'est dans la «beauté de ce caractère de femme » que se concentre désormais « tout le pouvoir qu'a la

1. La polémique contre 1'«abstraction d'une humanité idéale» s'est poursui­vie jusqu'à nos jours ; cf. le compte rendu de G. Hensel sur une mise en scène de Hering au théâtre d'État de Darmstadt en 1966 (R. 78-81) : «Dans cette mise en scène, l'action "morale" prend la forme sensible d'une action concrète impli­quant des sentiments simples. La belle humanité comme sous-produit de l'amour: un trait de réalisme sceptique très "moderne" chez Goethe, inconce­vable pour Schiller. »

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pièce d'agir sur nous. Presque tout le reste, pour nous, c'est la Grèce, familière peut-être à notre culture, étrangère à notre sensibilité» (Laube, R. 70). Nourrie du mystérieux paradoxe qui veut que précisément «l'image la plus irrésistible de la féminité la plus noble et la plus délicate» (R. 63) impose silence à tout sentiment erotique et qu'Iphigénie dans sa pureté accomplisse une sorte d'«acte christique» (Kuno Fischer, R. 74), cette concrétisation a possédé le très singulier pouvoir de subjuguer des esprits aussi différents qu'Immermann, Laube, Kuno Fischer, Friedrich Gundolf (qui tire encore du côté biographique, par le relais de Charlotte von Stein, le mythe d'Iphigénie-figure de l'éternel féminin-symbole des «forces de purification qui agissaient dans la vie même de Goethe »), Walter Rehm et même encore le rédacteur de ces toutes récentes recommandations pédagogiques (R. 69-70, 73-74, 77).

Cette concrétisation d'une Iphigénie désormais transcen­dante à l'histoire en tant qu'image mythique de l'idéal est sui­vie d'une nouvelle définition de sa forme: le «drame dans l 'âme». C'est Wilhelm Scherer qui l'a nommée ainsi en 1883, faisant d'elle le modèle d'un «genre dramatique nouveau, dans lequel l'Allemagne, si fortement attirée depuis la Réforme et le piétisme vers le monde intérieur, manifeste son originalité» (R. 74). Cette concrétisation, qui hante bon nombre de manuels, dissout complètement la substance historique à'Iphi­génie dans l'intériorité de l'âme allemande. L'humanité idéale dans Iphigénie n'était pourtant pas dès l'origine le produit d'une «réduction weimarienne» (M. Walser, R. 104), d'une simple fuite hors de l'histoire et de la société. Certes, ce serait peine d 'amour socialiste perdue que de vouloir y découvrir le reflet d'une situation sociale donnée. Le propos de Goethe sou­vent cité ces derniers temps : « Le roi de Tauride doit parler comme s'il n'y avait pas à Apolda 1 un seul ouvrier bonnetier qui souffre de la faim» (à Mme von Stein, 6 mars 1779) renvoie à une réalité historique qui reste totalement exclue de son «spectacle grécisant». Si le classicisme de Goethe n'était cependant pas, pour la cour de Weimar et pour son premier

1. Petite ville proche de Weimar, siège d'une très ancienne industrie bonne­tière (N. d. T.).

De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 239

public, absent au monde et à la société, c'est que Goethe — ainsi que l'a montré encore Adorno — prenait position dans ses Zivilisationsdramen \ Iphigénie et Torquato Tasso contre le subjectivisme de 1'«époque des génies».

L'histoire de la réception à'Iphigénie ayant atteint le stade de l'esthétique néo-classique, cette substance historique à'Iphigénie s'est totalement volatilisée en intériorité: elle devient alors le «drame dans l 'âme». Vue par cet esthétisme, l'œuvre a perdu son pouvoir de renouveler les perspectives: ce qui était encore sensible dans la première concrétisation — le risque impliqué par la tentative de recréer une forme classique et la problématique morale de X'Humanitàt — n'apparaît plus dans la dernière — le classicisme du «drame dans l'âme » — que comme une solution déjà familière, garan­tie pour longtemps, un objet de consommation esthétique. Désormais l'élément moral — pour citer Gundolf — « ne reste plus enfermé dans les cœurs, mais se manifeste dans le monde sensible, sous les espèces de la beauté il parle à la sensibilité » (D. 34). Et plus l'idéalité du «drame dans l 'âme» s'éloigne par rapport à l ' inhumaine brutalité de l'histoire, plus la réception à'Iphigénie s'égare dans la rétrospection : le néo-classicisme esthétique vit «dans l'art comme souvenir de l'art véritable» (Nietzsche, R. 72).

Ayant ainsi tenté — sommairement, certes — de jalonner la réception de Ylphigénie allemande à travers l'histoire, nous voyons se dégager deux conclusions. Si la pièce ne nous était devenue étrangère et lointaine que par l'effet de sa réception traditionnelle, dont l'étroitesse témoigne de la crise actuelle de la culture bourgeoise, alors il suffirait, pour savoir s'il est possible de la réactualiser, d'essayer de la lire a rebrousse-poil', contre les habitudes héritées du néo-classicisme esthé­tique. On verrait bien alors si toutes ces phases de la réception n'ont pas laissé inexploitées ou même occulté certaines signi­fications virtuelles inscrites dans l 'œuvre. On peut se risquer à cette supposition si l'on se rappelle le propos déconcertant de

1. Terme qu'il semble difficile de rendre autrement que par «pièces idéolo­giques», au prix d'un anachronisme métalinguistique. Il faut noter aussi qu'à l'allemand Drama correspond en français le plus souvent non pas le très équi­voque «drame», mais — selon le sens particulier ou général donné par le contexte — «pièce» ou «théâtre» (le genre dramatique) (N. d. T.).

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Goethe disant à Schiller que sa « pièce grécisante » était « ter­riblement humaine » {ganz verteufelt human) et que « les effets d'un tel coup d'audace» étaient «incalculables, pour nous et pour tout le monde» (19 janvier 1802, R. 52). Comment accor­der ce jugement avec le « drame sacré de la pure humanité », le «mythe de la pure féminité» ou l'idéalisme du «drame dans l 'âme»? Mais il faut en même temps, à l'évidence, dégager Iphigenie du classicisme antiquisant qui l'enrobe, si l'on veut accorder du poids au témoignage de Schiller trouvant, dans une lettre à Körner, l 'œuvre de Goethe «d'une si étonnante modernité et si peu grecque que l'on ne comprend pas com­ment on a jamais pu la comparer avec une pièce grecque » (21 janvier 1802, R. 61).

Toutefois il ne faut pas, en essayant ainsi de redécouvrir une actualité passée derrière les réceptions ultérieures qui la mas­quent, s'attendre à ce que la concrétisation première de l 'œuvre nous donne accès à la signification qui pourrait nous permettre aujourd'hui de la réactualiser. La séquence histo­rique des concrétisations d'une œuvre d'art est également déterminée par le changement d'attitude du public à travers les générations et par la structure formelle et thématique ins­crite dans l 'œuvre elle-même. Si la nouvelle interprétation veut rendre compte du processus de réception qui l'a précé­dée, elle doit aussi établir si la forme moderne donnée par Goethe au mythe antique n'impliquait pas en elle-même déjà certaines raisons de la destinée qu'a connue son œuvre au fil de l'évolution de la lecture et de la critique ; raisons qui sont susceptibles peut-être de fixer aujourd'hui encore d'indépas­sables limites à toute tentative de réactualisation.

III

Pour revoir /'Iphigénie de Goethe, «d'une si étonnante moder­nité et si peu grecque », telle qu'il voulait qu'on la vît, il est indiqué de se reporter à la forme sous laquelle la tragédie classique fran­çaise a transmis au classicisme allemand le mythe d'Iphigénie. Ainsi conçue, l'interprétation doit commencer par dégager aussi l'œuvre de Racine du classicisme antiquisant qui l'enrobe et effa­cer la patine qu'a déposée sur elle le néo-classicisme esthétique.

De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 241

Dans le cas de Racine c'est surtout Roland Barthes qui a, récemment, développé la critique de l'interprétation universi­taire traditionnelle et provoqué la remise en question des idées accréditées par le néo-classicisme esthétique, à com­mencer par les titres de gloire de la poésie classique bien connus de tous les élèves de France : sa 'simplicité', le lyrisme du vers racinien, la vérité des caractères, la finesse dans la description des passions, la vérité et le naturel du jeu. Ainsi compris, Racine est selon Barthes un mythe spécifiquement bourgeois, créé par Voltaire ; il adapte le tragique du théâtre racinien à la psychologie du spectacle bourgeois, et permet au goût bourgeois de fréquenter Racine «dans le noble salon de l'art classique, mais en famille»1. Au mythe du «tendre Racine», concrétisation traditionnelle de la critique bour­geoise, Barthes a opposé, non sans provocation, un «cruel Racine». Son interprétation révèle, derrière le monde aristo­cratique des personnages de la tragédie, une situation sociale archaïque analogue à celle de la horde primitive décrite par Freud. Le théâtre de Racine ne serait donc plus un «théâtre d'amour», mais un «théâtre de la violence» : tous les rapports entre les personnages illustrent la relation fondamentale entre les puissants et les faibles, entre le tyran et le prisonnier — ou la prisonnière, entre la puissance écrasante des pères et la révolte des fils: en dernier ressort, le rapport entre le Dieu despotique et fantasque de l'Ancien Testament et l 'homme, créature faible et innocente, sans recours contre lui. Cette constellation fondamentale, sur laquelle Barthes édifie son interprétation de la tragédie racinienne, paraît moins cho­quante et moins éloignée de l'esprit du temps si l'on se sou­vient de la profondeur qu'Erich Auerbach avait reconnue déjà dans la peinture des passions chez Racine 2 . Dans la tragédie de Racine plus que jamais avant lui, selon Auerbach, le désir terrestre «atteint la dimension d'un contenu psychique auto­nome et irréductible, dont la sublimité suscite en soi l'admira­t ion»; il menace «de substituer au christianisme et à toute forme d'humilité religieuse une métaphysique des passions». Même dans Athalie, pièce apparemment chrétienne, on ne

1. R. Barthes, Sur Racine, Paris, 1963, p. 143. 2. Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Berne, 1967, pp. 196-

203.

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trouve « pas la moindre trace du christianisme, de sa tradition ancienne ou vivante », mais seulement « un chapitre effrayant tiré du recoin le plus ténébreux de l'Ancien Testament», où Athalie «pousse l'affirmation forcenée d'elle-même jusqu'à l'antithèse absolue du christianisme et jusqu'à l'absolu de l ' inhumanité». Dans ce contexte Auerbach va déjà lui-même jusqu'à dire que l'on voit là resurgir en France, vers 1700, «toute l 'horreur d'une lutte tribale archaïque».

Les interprétations de Racine qu'ont données Auerbach et Barthes montrent une fois encore comment, dans l'histoire de la réception d'un texte classique, la négativité originelle de l'oeuvre — ici la passion tragique peinte d'une manière que Port-Royal et la critique d'Eglise, sinon le public « de la cour et de la ville », devaient trouver scandaleuse 1 — peut être de plus en plus oubliée à mesure que s'opère le changement d'horizon, le passage à une attitude purement esthétique. Dans le cas de Racine, ce que l'on est convenu d'appeler l'atténuation clas­sique (klassische Dämpfung) : pureté de la diction, élégance de l'expression, noblesse du style métaphorique, a aidé les inter­prétations esthétiques ou édifiantes à faire disparaître derrière la forme classique ce que le contenu avait originellement de provocant. La tentative de Roland Barthes visant à opposer à l'interprétation néo-classique de Racine la découverte dans ses tragédies d'une structure profonde archaïque peut donc très bien être justifiée par référence à la situation historique au temps du classicisme français. Ce qui selon Barthes se joue entre l 'homme et Dieu dans la tragédie de Racine n'apparaît avec toute son intensité que si l'on se souvient qu'on pouvait y voir alors une inversion de la théologie janséniste de la rédemption: «Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l'enfant découvre que son père est mauvais et veut pourtant

1. Sur la critique janséniste du théâtre (« un poète de théâtre est un empoi­sonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles») et sur la brouille et la réconciliation de Racine avec Port-Royal, voir Racine, Œuvres complètes, Paris, 1952, vol. I, pp. 41 à 45, 64 à 68, 765 ; vol. II, pp. 13-14. Mon interpréta­tion prend parti contre celle de L. Goldmann (Le Dieu caché, Paris, 1959) et pour celles de Charles Mauron (L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, 1957) et de Jean Starobinski (L'Œil vivant, 1961), selon lesquelles la tragédie de Racine résulterait d'un retour du refoulé contre le jansénisme (Mauron) ou serait née contre la défense et sous le regard vengeur du Dieu janséniste (Staro­binski).

De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 243

rester son enfant. À cette contradiction il n'existe qu'une issue (et c'est la tragédie même): que le fils prenne sur lui la faute du père, que la culpabilité de la créature décharge la divinité 1 . »

Cette inversion tragique et déjà plus ou moins blasphéma­toire dans une perception chrétienne : l'enfant innocent pre­nant sur lui la faute du Père, se produit dans Iphigénie entre Agamemnon et Iphigénie. Cependant c'est précisément à cette pièce que Barthes rend le moins justice, parce qu'il laisse échapper ce rapport tragique fondamental entre Agamemnon et Iphigénie et attribue à la seule Ériphile le rôle tragique, de sorte que chez lui tout le reste de l'action, avec les conflits qu'elle implique à l'intérieur du champ de forces que consti­tue la famille d'Agamemnon, est ramené au niveau inférieur d'un drame prosaïque et bourgeois, déjà proche de Molière 2 . Mais que le dénouement non tragique à'Iphigénie y masque simplement la tension tragique sans la résoudre, il suffit pour le voir de se demander par où Goethe a pu reprendre après Racine le mythe d'Iphigénie.

IV

Étant donné que le développement du classicisme allemand dans l'histoire littéraire du XVIIIe siècle ne saurait se concevoir sans sa composante d'opposition à l'autorité encore intacte du classicisme français, on peut admettre aussi que pour fonder un théâtre allemand de forme classique Goethe devait se démarquer

y de Racine, son modèle et son concurrent. L'Iphigénie de Goethe, que l'on interprète en général, génétiquement, comme une imi­tation d'Euripide, peut être comprise aussi bien comme une solution donnée aux problèmes de forme et de contenu que celle de Racine avait, du point de vue d'une certaine pensée «éclai­rée », laissés pendants.

On a le plus souvent considéré Ylphigénie de Goethe en l'opposant à son modèle antique. Mais si cette Iphigénie alle­mande est née de la volonté qu'avait Goethe de rivaliser avec

1. R. Barthes, loc. cit., p. 54.

2. Ibid., p. 109.

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244 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 245

Euripide, il n 'en découle absolument pas que cette émulation ait été le seul mobile de Goethe. En effet le classicisme alle­mand considérait déjà les temps mythiques de la tragédie grecque avec un recul historique que le classicisme français n'avait pas eu. On peut citer à cet égard le témoignage de Hegel, qui dans son Esthétique prend précisément l'exemple à'Iphigénie pour illustrer «la transformation d'une pareille machinerie divine purement extérieure en subjectivité, liberté et beauté morale » 1 .

Cette intériorisation du rapport mythique entre les dieux et les hommes prend chez Hegel la forme d'une réinterprétation du mythe antique, celle qui sans doute était la plus adéquate à l'idéalisme allemand. Cependant, si Goethe a adopté le parti de la subjectivité religieuse autonome, ce pouvait difficilement être en repartant de la seule forme qu'Euripide avait donnée au mythe, témoin d'un passé si lointain. Ce qui l'a incité à créer son Iphigénie moderne, ce devrait être en premier lieu non pas la redécouverte de la mythologie antique, en laquelle il appréciait le jeu profond de l'imagination poétique, mais la dure gravité et l'ambiguïté complexe de la tragédie où Racine poussait au paroxysme l'arbitraire du despotisme divin.

Le polythéisme du mythe grec semble entièrement réinter­prété chez Racine comme un monothéisme dans le style de l'Ancien Testament. À la place de l'entente qui règne dans le mythe entre les dieux et les hommes, Racine établit un rapport de tension paroxystique entre l 'arbitraire divin et l'impuis­sance humaine. Mais ce qui pèse ici sur tout le cours de l'action, ce n'est pas seulement un oracle qui sème le plus grand désordre et dont la menace n'est finalement écartée que par une décision du plus pur arbitraire. Le pouvoir royal détenu par Agamemnon incarne aussi dans l'espace intérieur de l'action, par les revirements successifs de sa volonté, la

1. Trad. S. Jankélévitch, Paris, 1944, t. I, p. 269: «Chez Euripide, Oreste et Iphigénie emportent la statue de Diane. Simple vol. Là-dessus survient Thoas qui ordonne de les poursuivre et de leur reprendre la statue de la déesse, mais voici qu'à la fin a lieu l'intervention tout à fait prosaïque d'Athéna qui ordonne à Thoas de se calmer (innezuhalten) (...) Thoas obéit aussitôt (...) Nous ne voyons ici qu'un ordre sec, purement extérieur, d'Athéna, et un acte d'obéis­sance, aussi pauvre en contenu, de la part de Thoas. Chez Goethe au contraire, Iphigénie devient une déesse qui ne croit qu'à la vérité qu'elle porte en elle et qui réside dans l'âme humaine. »

toute-puissance cruelle d'une instance quasi divine. Or ce même Agamemnon, qui agit d'une part comme le mandataire de la divinité absente, est d'autre part placé par l'incompatibi­lité de ses rôles de roi, chef d'une armée, de chef d'un clan, d'époux et de père, devant un dilemme toujours plus aigu qui jette sur toutes ses décisions et tous ses actes la lumière blême de l'ironie tragique.

L'insoluble ambiguïté du destin inhumain qui joue ici cruel­lement avec l'impuissance de la volonté humaine, Racine l'accentue de scène en scène tout au long de la tragédie. La ruse tortueuse d'Agamemnon cherchant à dissimuler jusqu'au dernier instant le sacrifice d'Iphigénie, qui lui est imposé, der­rière les préparatifs de ses noces, ne cesse de se retourner contre lui avec une ironie cinglante: par exemple, quand la servante Eurybate lui annonce le retour de sa fille et, sans se douter que ce retour va de nouveau le contraindre à accom­plir le sacrifice, lui fait un compliment naïf où s'ouvre à son insu le plus noir des abîmes : Jamais père ne fut plus heureux que vous l'êtes (v. 355); ou quand plus tard Iphigénie salue innocemment de ces mots son père soucieux : Quel bonheur de me voir la fille d'un tel père! (v. 545) ; ou encore quand, voyant son souci, elle lui adresse ce reproche plein d 'amour mais qu'Agamemnon ne peut éprouver que comme une raillerie cruelle : N'osez-vous sans rougir être père un moment? (v. 560). L'ironie de l'événement tragique ouvre ici et ailleurs encore entre l'agir humain et le vouloir divin un abîme que ne peu­vent refermer ni la piété, par l'acceptation du décret divin, ni la liberté, par la révolte. Chez Racine, Iphigénie elle-même est bien loin d'assumer un rôle médiateur entre les dieux et les

y hommes. Elle consent certes au sacrifice :

Mon père, Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi. Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre : Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tête innocente,

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246 De / 'Iphigenie de Racine à celle de Goethe

Et, respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné

(vv. 1174-1184).

Mais ce faisant elle se soumet uniquement à l'autorité pater­nelle, et non pas à l'oracle divin 1 . La réponse d'Agamemnon, qui cherche à s'excuser en invoquant la volonté divine, paraît en regard bien peu convaincante, et la facilité révoltante de son exhortation :

Montrez, en expirant, de qui vous êtes née; Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée

(w . 1245-1246).

ne peut que compromettre l'autorité paternelle en même temps que l'autorité divine. On voit ici s'inverser la théologie de la rédemption, selon le processus décrit par Roland Barthes : la fille innocente assume la mort sacrificielle comme un décret de l'arbitraire paternel, rendant ainsi coupable le père qui la juge. L'image récurrente de l'autorité paternelle qui doit rou­gir, appliquée d'abord par Iphigénie à Agamemnon (v. 560) puis par Agamemnon aux dieux, ferme le cercle de cette argu­mentation ambiguë et sinistre, et compromet pour finir non plus séparément Agamemnon ou les dieux, mais l'image pater­nelle même de l'autorité.

Si l'on veut voir dans ce circuit tragique un acte de rébellion contre la toute-puissance mythique du Deus absconditus de la théologie janséniste et contre les grâces qu'il accorde et reprend avec un égal arbitraire, il s'agit de la rébellion du faible, dont les armes sont l'équivoque et la dissimulation, et elle ne peut déboucher sur aucune solution. Et même le dénouement n'y change rien, le salut d'Iphigénie, que Racine assure en donnant à l'oracle un second sens caché qui fait

1. Commentant cette tirade d'Iphigénie, Péguy déjà remarquait que la fille n'y dit guère une phrase, guère un mot même qui ne mette le père dans son tort, et que les victimes sont souvent plus cruelles chez Racine que les bourreaux chez Corneille; cf. Léo Spitzer, «Die klassische Dàmpfung in Racines Stil» («L'atténuation classique dans le style de R.») in Romanische Stil- und Litera-turstudien, I, Marburg, 1931, pp. 252-254.

De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 247

d'Ériphile, si l'on peut dire, un bouc émissaire. Car ce dénoue­ment, auquel Racine a peut-être à dessein donné le style d'un coup de théâtre, peut seulement trancher le nœud de toutes ces complications tragiques mais non résoudre le problème qu'il posait, celui de l'impuissance humaine en face de l'auto­rité du Père-Dieu. La religiosité des Lumières ne pouvait plus du tout s 'accommoder d'une volonté divine aussi arbitraire que vétilleuse et qui ne se comprenait dans la tragédie de Racine ni comme épreuve imposée à la vertu de l'homme ni comme confirmation de l'autorité des dieux. Dès le temps de Racine une voix au moins s'est élevée, dans la critique, pour exprimer cette insatisfaction où laisse la problématique reli­gieuse ambiguë de son Iphigénie, en attaquant ses «manque­ments à la vraisemblance» 1 . L'insondable volonté des dieux, le sacrifice expiatoire décrété « par un pur caprice » et l'ambi­guïté de l'oracle ne sont plus crédibles aux yeux de la critique rationaliste des mythes ; par voie de conséquence logique, on conteste aussi que l'Agamemnon de Racine puisse avoir aucune motivation d'ordre élevé et l'on réduit son cas de conscience à sa seule ambition effrénée 2. Devant le tribunal de la morale bourgeoise qui commence à s'imposer, le rôle du père tel que le conçoit Racine ne peut plus se justifier 3. Même Voltaire, qui célébrait en Iphigénie le sommet de l'art drama­tique européen, n'escamote pas le reproche «que dans une tragédie où un père veut immoler sa fille pour faire changer le vent, à peine aucun des personnages ose s'élever contre cette atroce absurdité» 4 . En revanche, on pouvait continuer à van­ter et admirer la «touchante simplicité» de scènes comme la première rencontre du père et de la fille, Clytemnestre s'age-nouillant devant Achille ou désobéissant à son époux et roi,

1. « Remarques sur l'Iphigénie de Monsieur Racine », 1675, in Recueil de dis­sertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, Paris, 1740, vol. II, pp. 313-350. Sur cette source et le contexte de la réception de la tragédie raci-nienne au xvill1' siècle, voir le nouvel essai, remarquable : Tragödie und Aufklä­rung — Zum Funktionswandel des Tragischen zwischen Racine und Büchner, Stuttgart (1976), de Roland Galle, à qui je suis redevable de ces indications.

2. Lac. cit., pp. 315-325. 3. «Est-il possible que tant de pères ayent vu la représentation de cette pièce

sans se récrier sur la violence qu'elle fait à la nature et à la vraisemblance ? » (loc. cit., p. 317).

4. Art. « Art Dramatique », Œuvres complètes, éd. Moland, vol. XVII, p. 406, note 1.

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248 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 249

fait implicitement la critique « éclairée », n 'a a fortiori plus rien à faire du substrat mythique à'Iphigénie, et se mettrait en diffi­culté s'il voulait donner au conflit que la question contient en puissance le fondement mythique d'un destin tragique. On sait que c'est là précisément le point faible des tentatives de Vol­taire dans le domaine de la tragédie : elles témoignent de la dif­ficulté de concilier la forme tragique et la destruction critique des mythes. Était-il seulement possible encore de couler dans la forme classique de la tragédie les contenus de l'époque des Lumières? De restituer une fois encore à la mythologie de l'Antiquité sa fonction tragique, en un temps où déjà l'on com­mençait à la voir avec les yeux de l'histoire ?

Si l'on admet que ces questions résument le problème formel que la pièce et la critique française du temps des Lumières transmettaient à Goethe et au classicisme allemand, on peut alors, considérant le sujet d'Iphigénie tel qu'il leur était parvenu et le grand succès de la tragédie classique fran­çaise, cerner aussi le problème du contenu tel qu'il a pu se poser à Goethe et susciter la solution nouvelle qu'il donne dans son Iphigénie. Vlphigénie de Racine approfondissait le fossé entre l'arbitraire divin et l'action humaine: comment était-il possible d'établir une nouvelle relation, un nouvel accord entre l 'homme devenu majeur et l'autorité divine? Chez Racine l 'homme, privé de la grâce, restait prisonnier de ses passions ou de sa faute originelle: la solution du bouc émissaire, imaginée par Racine lui-même, n'incitait-elle pas alors à poser la question que Goethe met dans la bouche de son Iphigénie évoquant le destin des Tantalides :

Cette malédiction pèsera-t-elle donc éternellement? Cette race ne pourra-t-elle jamais se relever, Sauvée par une bénédiction nouvelle ? (w. 1694-1696).

Mais quelle force nouvelle allait établir entre l 'homme et le divin cet accord nouveau ; qui pouvait affranchir le temps pré­sent de cet implacable destin légué par le passé et qui selon le mythe faisait partie de l 'ordre naturel ; comment une nouvelle Iphigénie pouvait-elle provoquer ce revirement libérateur ?

ainsi que l'art avec lequel Racine savait dépeindre les carac­tères des autres membres de la famille, dans l'expression de sentiments longtemps dissimulés : le désespoir déchirant de la mère, la noblesse touchante de la fille, la fière indignation du gendre 1 . Avant qu'apparaisse la concrétisation du «tendre Racine», on voit donc sa tragédie se réduire à ce qu'il était encore possible d'admirer et d'accorder avec la psychologie du théâtre bourgeois, alors que sa complexité ambiguë sur le point de la religion et de l'autorité avait cessé d'être compré­hensible — en d'autres termes, alors que la question première à laquelle elle était censée répondre, ou refusait de répondre, n'était plus perçue ou admise.

Nous avons maintenant poussé notre analyse assez avant pour pouvoir tenter de reconstituer l'horizon d'attente où s'ins­crivait, après Racine, une nouvelle Iphigénie; l 'herméneutique de la question et de la réponse nous permettra d'éclairer en particulier la situation à laquelle se référait Ylphigénie de Goethe. Bien que ni la critique du temps ni Racine lui-même n'en disent rien expressément, on peut formuler à peu près de la façon suivante, en se référant à la critique postérieure jus­qu'à Auerbach et Barthes, la question qu'impliquait Ylphigénie de Racine : que reste-t-il à faire à l 'homme quand il découvre que l'image paternelle de l'autorité n'est plus crédible, et que pourtant, en bon enfant qu'il est, il ne veut pas refuser l'obéis­sance à son mauvais père ? La réponse implicite est que l'inno­cente Iphigénie peut, en consentant au sacrifice, prendre sur elle la décision despotique d'Agamemnon, rendre ainsi cou­pable ce père à la volonté chancelante, et compromettre l'auto­rité légitime; cette réponse, Racine l'a masquée par son dénouement — le recours au bouc émissaire — et l'a privée ainsi de son caractère explosif. L'insatisfaction qu'inspirait à la morale bourgeoise cette pseudo-solution et la réponse qu'elle dissimule s'est exprimée dans une question: est-il seulement possible, est-il seulement licite qu'un «père pénétré de senti­ments naturels » en soit réduit à devoir sacrifier sa fille inno­cente à l'intérêt publ ic 2 ? Qui répond par la négative, comme le

1. Cf. «Remarques», op. cit., p. 322 et Voltaire, loc. cit., pp. 409-413 ; Diderot, Lettre à Mlle Volland, 6 nov. 1760.

2. «Remarques», pp. 326-327.

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250 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe

V

L'Iphigénie d'Euripide posait à Goethe comme à Racine le problème de savoir s'il était possible de faire passer le mythe antique dans une pièce moderne qui ne soit pas simplement un cadre fictionnel ou un champ métaphorique, mais rende au mythe sa fonction tragique. Alors que Racine utilisait le mythe pour porter, dans la clôture de la constellation familiale, les passions archaïques jusqu'au point où nulle solution n'est plus possible, Goethe s'en sert comme d'un arrière-plan devant lequel s'engage l'évolution qui libérera l'homme de sa faute originelle ou de l'immaturité de son état de nature.

On considère en général que la mythologie n'a plus dans le théâtre humaniste qu'une simple fonction rhétorique. Lorsque, à la Renaissance, on reprend des sujets antiques, la mythologie, à laquelle on ne croit plus, qui s'est dégradée en fiction et qui n'a plus qu'un intérêt historique est le plus sou­vent utilisée en raison de son potentiel de signification poé­tique. Pourtant, celles d'entre les pièces du théâtre humaniste précisément qui ont survécu à leur temps en ont tiré autre chose qu'un simple effet rhétorique. La préface de Racine à son Iphigénie montre tout le travail qu'il était nécessaire d'accomplir pour rendre à la fable mythologique sa vraisem­blance à l'usage d'un public moderne. Le sacrifice barbare de cet être aussi vertueux qu'aimable est aussi insupportable à ses contemporains, dit-il en substance, qu'est absurde à leurs yeux son sauvetage au moyen d'une métamorphose opérée par Diane. La solution qu'adopte Racine et qu'il justifie en l'étayant sur une étude extraordinairement méticuleuse de la mythologie, c'est l'introduction d'Ériphile, selon R. Barthes le seul personnage tragique parce qu'elle doit mourir afin de donner au dilemme tragique — Iphigénie sera-t-elle ou non sacrifiée — une issue qui ne le soit pas.

Cependant Ériphile ne concentre pas dans sa seule per­sonne le tragique de la pièce. C'est son entrée en scène qui porte au comble de la confusion tragique le conflit entre les membres de la famille d'Agamemnon, avant que dans l 'horreur de l'ultime scène du sacrifice le sens caché de

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l'oracle ne retourne celui-ci contre elle. Mais l'intervention d'Ériphile ne déchaîne pas seulement dans la constellation familiale de nouvelles passions: la jalousie d'Iphigénie, la haine de sa rivale, la fureur aveugle d'Achille, qui portent le conflit privé jusqu'au point tragique où se défont tous les liens de la piété familiale entre la fille, le gendre et le «père homi­cide», entre l'épouse et le «barbare époux» (vv. 736-740). C'est aussi la péripétie d'Ériphile qui porte au V e acte le conflit dans le camp des Grecs tout entier et suscite la dis­corde et le sang, avant que le coup de théâtre de son oncle n'amène l'accomplissement de sa «noire destinée» (v. 1757). Ce dénouement reprend le rituel du bouc émissaire; il le reprend aussi en ce sens que les survivants sont certes dispen­sés de porter la souillure d'un sacrifice barbare, mais ne peu­vent à coup sûr réintégrer leur état antérieur d'innocence. Tout ce qui s'est passé pendant la tragédie entre Iphigénie et Agamemnon, entre Agamemnon et Clytemnestre, entre Aga-memnon et Achille, entre Achille et Iphigénie : en bref l'ébran­lement profond des liens fondés sur l'autorité sacralisée, reste irrémédiablement accompli après le dénouement. On peut appliquer à Iphigénie ce que Giraudoux a montré de façon sai­sissante à propos de l'ensemble de la tragédie racinienne : sa véritable unité, incomparablement plus forte que les «trois unités» de la tradition, est une unité qui ferme aux person­nages toute issue vers la liberté: 1'«unité de la famille». La règle primordiale en est qu'«en tout lieu, en tout temps, à toute phase, l'intrigue serait la même pour ces personnages, qui n'ont pas les souvenirs d'enfance et d'innocence, les aventures courantes communes aux hommes, qui n'ont jamais vécu dans le domaine où s'opère la réconciliation et se mani­feste l'égalité, qui n'ont que des souvenirs de passion» 1 . Constellation dont restent prisonniers des personnages qui ne peuvent avoir le moindre secret les uns pour les autres, ni se changer eux-mêmes, ni changer leurs rapports, la famille n'est pas chez Racine le cercle de la solidarité bourgeoise mais le milieu tragique par excellence 2 . Et comme le my. ie antique, avec ses personnages «sans souvenirs d'enfance et

1. Tableau de ta littérature française: xvif-xvnr siècle, Paris, 1939, p. 163.

2. En dépit de Roland Barthes, op. cit., p. 114.

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252 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 253

1. Ibid.

d'innocence», offre le moyen de représenter dans toute sa pureté le conflit des passions dans 1'«unité de la famille», la mythologie apparaît chez Racine comme l'horizon archaïque qui limite l'agir de l'homme, comme la sphère où il est confiné sans espoir de libération.

L'Iphigénie de Goethe place la mythologie antique dans un éclairage tout différent. Le changement d'orientation se mani­feste dans la question d'Iphigénie, impensable chez Racine: faudra-t-il donc que la malédiction pèse éternellement sur les Tantalides? Goethe n'a pas ici simplement repris le mythe en lui donnant une forme nouvelle. En même temps qu'il le réex­posait, il a montré comment l 'homme pouvait s'affranchir des liens qui le retenaient prisonnier d'une dépendance mythique. Alors que Racine, en introduisant dans la fable Ériphile et le sacrifice rituel de sa mort, ramène et confine l'action dans la sphère du mythe, Goethe ouvre cette sphère pour permettre un acte nouveau, audacieux, libérateur. Ainsi donc la réfé­rence à Racine vient-elle étayer la thèse centrale d'Adorno dans sa réinterprétation d'Iphigénie: «On pourrait facilement considérer (l 'œuvre de Goethe) comme représentant le seul débat de l 'homme aux prises avec sa nature mythique. Le mythe n'est pas ici représentation symbolique d'idées, mais implication vivante, incarnée, dans la nature. La société du temps des Lumières n'est pas encore totalement affranchie de l'état de nature archaïque et aveugle '. »

Cependant Adorno a placé au centre de cette action libéra­trice le personnage d'Oreste ; il trouve son attitude antimytho­logique «à la fois plus abrupte et plus reflexive» que celle de sa s œ u r 2 . Contre cette opinion on peut invoquer non seule­ment la délivrance d'Oreste par le «sommeil réparateur», mais aussi la motivation générale qui domine l'ensemble de la pièce. Cette libération de l 'homme, affranchi des liens mythiques qui l 'enchaînaient à l'état de nature, ce n'est pas Oreste lui-même qui l'accomplit, sa guérison n'est que le signe tangible qui la manifeste: il ne peut trouver l'interprétation salvatrice de l'oracle qu'après avoir été guéri par la rencontre d'Iphigénie, en sa présence, et libéré par son acte d'audace.

1. Th. W. Adorno, « Zum Klassizismus von Goethes Iphigenie », in Neue Rund­schau, 78, 1967, p. 586.

2. Ihid., p. 597.

Au demeurant, Adorno ne pouvait à l'évidence étayer sa thèse d'une attitude antimythologique d'Oreste que sur des propos tenus par Pylade 1 et avant tout sur le seul épisode de la vision d'Oreste, qui croit apercevoir dans le monde infernal ses aïeux, les Tantalides, délivrés de la haine et réconciliés. Mais cette vision chiliastique qui dissout la cruauté du mythe dans la rédemption même du mal radical, Oreste en recon­naît aussitôt le caractère utopique, au moment où la vision s'achève sur l'image inverse et non pacifiée d'un Tantale éter­nellement enchaîné. L'opposition aux dieux incarnée par Tan­tale est impuissante à rompre la malédiction mythique du passé. Certes Goethe fait apparaître à l'arrière-plan de son Iphigénie les Tantalides, «membres d'une monstrueuse oppo­sition » (R. 53) — les Tantalides, dont Poésie et Vérité témoigne qu'ils étaient pour lui depuis toujours les modèles du «héros sacré» et du véritable tragique. Pourtant l'orientation antimy­thologique de sa pièce ne s'articule pas sur cette opposition, elle-même encore éternelle et mythique, mais sur une décou­verte de la raison qu'il charge Pylade d'énoncer d'abord, sans lui donner — fait significatif — le pouvoir de la mettre en acte.

Le premier argument de Pylade est déjà l 'annonce d'une relation nouvelle avec les dieux, récusant l'insoluble équi­voque qui caractérisait chez Racine leur volonté : Les Dieux ne parlent point un double langage, comme le croit l'opprimé, dans son ressentiment (w. 613-614). Une autre fois encore Pylade énonce un postulat de la religiosité «éclairée», sous la forme d'une affirmation concernant l'essence de la justice divine : Les Dieux ne châtient pas le fils des méfaits de ses pères; cha­cun, fon ou mauvais, recueille le salaire de ses actes, et, de ses parents, la bénédiction qui les a comblés et non la malédiction qui pesait sur eux (vv. 713-717). Pourtant la raison éclairée n'a pas dans la pièce de Goethe le pouvoir d'opérer seule cette conversion des dieux redoutables en dieux secourables (cf. w. 1166-1167); il y faut l'intervention d'une nouvelle ins­tance, qui ne se trouve ni dans la tragédie grecque ni dans celle de Racine, mais chez le seul Goethe.

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254 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe

VI

La démarche par laquelle l'Iphigénie de Goethe comble le fossé qui séparait l'homme des dieux a valeur de paradigme : elle montre comment l'homme passe de la dépendance mythique à la liberté du sujet adulte. L'exigence de la raison éclairée que Pylade formule envers les dieux, seule Iphigénie peut l'accom­plir dans la pièce de Goethe, seule la parole de la pureté et de l'amour fraternel peut attirer la bénédiction (cf. v. 1166).

Si l'on passe de l'Iphigénie de Racine à celle de Goethe, on croit voir s'y dénouer le nœud tragique de la théologie raci-nienne : en Iphigénie et par elle s'opère la métamorphose de l'ancienne religion manifestée par la « machinerie divine pure­ment extérieure» en «subjectivité, liberté, beauté morale» (Hegel, R. 67). Iphigénie, prêtresse de Diane en Tauride, qui remplit son office dans les formes imposées par la tradition bien qu'«avec une secrète répugnance» (v. 36) et en est récompensée par les bénédictions dont la déesse comble le pays des Scythes (v. 283), évoque en même temps que son appartenance à la race de Tantale la vieille relation des hommes et des dieux :

...mais les Dieux ne devraient pas frayer avec les hommes comme avec leurs semblables; la race des mortels est bien trop faible, te vertige la saisit à monter trop haut (vv. 315-318).

Mais cette Iphigénie moderne ne peut plus se satisfaire de la conclusion qu'en tire le «Chant des Parques», qu'elle va citer par la suite: Que la race des hommes tremble devant les Dieux... (v. 1726). La distance qui sépare l 'homme des dieux et que ses ancêtres n'ont pu franchir impunément, Iphigénie ne la croit pas insurmontable. Pour elle, les dieux ne nous par­lent qu 'en notre cœur (v. 494). Aux yeux du cœur, instance et lieu de la médiation, les dieux apparaissent sous un autre jour, ainsi qu'Iphigénie l'enseigne à Thoas le barbare : 77 méconnaît les Immortels, celui qui les imagine assoiffés de sang; il ne fait que leur prêter la cruauté de ses propres désirs (vv. 523- 525). La

De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 255

tradition des sacrifices humains qu'invoque Thoas est ici démasquée par la raison éclairée comme une projection humaine. Prêtresse interprétant la volonté des dieux dans la perspective d'une humanité évoluée, l'Iphigénie de Goethe récuse le culte institutionnel fondé sur la seule autorité du passé. Et quand Thoas persiste à s'appuyer sur cette autorité formelle pour contraindre Iphigénie à consentir au mariage, elle implore l'assistance de Diane. Sa prière invoque l 'amour des immortels pour les hommes et se refuse à croire que les uns puissent être heureux autrement que les autres :

Car les Immortels aiment que la race des hommes croisse et se répande et prospère, ils accordent volontiers au mortel cette brève existence qui est la sienne, ils consentent à le laisser jouir un instant avec eux, dans la joie, de la vue de leur ciel, de leur

éternité (vv. 554-560).

Cette conception nouvelle de la nature des dieux a le carac­tère d'une vérité qui, en réciproque, engage les dieux à se conformer à l'image idéale que les hommes se font d'eux. Il y a là une ruse de la raison éclairée, et Pylade en usait déjà. Cependant la foi d'Iphigénie dans une nouvelle alliance entre l'autorité divine et l 'humanité évoluée est mise à l'épreuve au moment où Oreste entre en scène. Le récit qu'il fait des récentes horreurs consécutives au retour d'Agamemnon réveille en elle le doute ancien, et le soupçon de n'être finale­ment qu'une victime impuissante de la déloyauté des dieux (v. 1039). Cependant la scène de la reconnaissance apparaît alors comme un signe confirmant la nouvelle entente {C'est là, ô Dieux, que l'on vous reconnaît, à ces dons que vous réservez et que longuement votre sagesse prépare, w. 1102-1104). Mais la véritable épreuve dramatique est encore à venir.

La dernière phase de cette évolution qui engage réciproque­ment hommes et dieux à se conformer désormais à l'image de leur nature idéale, dont l'âme humaine connaît la révélation directe, c'est l'«acte inouï» d'Iphigénie. Pour expliquer ce tournant dramatique, qui constitue l'ajout le plus profondé­ment personnel de Goethe à la donnée mythique, il ne suffit pas de situer l 'audace d'Iphigénie, avec Adorno, dans le fait qu'anticipant l'impératif catégorique de la raison pratique elle

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256 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe

1. Ibid., p. 596.

De / 'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 257

obéit au seul commandement de la véracité et trahit «elle-même et les siens, qui ne seront sauvés que parce que le bar­bare est civilisé» '. L'acte d'audace d'Iphigénie ne procède pas du pur jeu de l'autonomie humaine ; il est exigé par la nou­velle alliance entre l 'homme et la divinité. Si Iphigénie obéis­sait à la nécessité de mentir, celle-ci se retournerait contre elle comme un trait qu 'on lance et que retourne un Dieu et qui, refu­sant d'atteindre le but, revient frapper l'archer (w. 1409-1411). Mais la confiance de l 'humanité évoluée, qui seule a le pou­voir de libérer la vérité, fût-ce en opposition radicale à la logique de l'intérêt personnel et partisan, lie en retour l'auto­rité réelle dont les dieux sont le symbole. C'est là ce que visent les propos les plus hardis qu'Iphigénie se risque, dans son der­nier monologue (IV, 5), à adresser aux dieux :

Ainsi donc, sourde aux prières, la nécessité m'impose de sa main de fer un double crime: ravir l'image sacrée si vénérée dont j'ai la garde, et tromper l'homme à qui je dois ma vie et ma destinée. Puisse l'hostilité ne pas naître à la fin dans mon cœur! Puisse la haine profonde des anciens Dieux, des Titans, contre vous, Olympiens, puisse la haine, ce vautour, ne pas m'étreindre encore de sa griffe cruelle! Sauvez-moi, et sauvez votre image en

mon âme! (w. 1707-1717).

Dans ces vers s'accomplit une double conversion de la plus grande intensité dramatique. A la statue, à l'image extérieure, objett le l'ancien culte, se substitue 1'«image dans l'âme», le rapport intériorisé de l 'homme au divin. Mais avant d'invo­quer ce principe nouveau de la subjectivité religieuse, elle rap­pelle une fois encore l'ancienne conception, la haine qui régnait entre les dieux et les Titans. Ainsi cet acte par lequel la descendante des Titans, des « anciens Dieux », veut se libérer de leur «haine profonde» peut-il apparaître dans toute la grandeur de son audace, et par là même inciter l'autorité divine à franchir en retour le pas qui désormais s'impose à elle: en assumant ce risque, l 'humanité mûrie engage les dieux à respecter eux aussi la loi nouvelle qu'elle vient de découvrir. L'accent chrétien de ces vers ne doit pas faire

oublier que le vieux thème mystique de l'âme humaine, image de Dieu, est ici renversé : parvenue à sa maturité, la subjecti­vité de l 'homme invoque par sa propre image, devenue la plus haute, l'autorité divine et, l'identifiant à cette image, veut lui imposer le respect d'une loi commune, la loi du bien 1 .

Si l'on considère Ylphigénie allemande dans la perspective de cette évolution spirituelle on voit comment Goethe, repre­nant le vieux mythe, apporte une solution satisfaisante au tragique dont les personnages de Ylphigénie française, inca­pables de devenir majeurs car restés prisonniers de leur immaturité et du mythe en lequel elle se projetait, n'avaient pu se dégager. Alors le monologue d'Iphigénie ne témoigne plus seulement avec grandeur de l'intériorisation du senti­ment religieux, mais il applique aussi de façon très remar­quable la ruse de la raison éclairée. Souligner cet aspect émancipateur de l'oeuvre, ce n'est pas — comme on l'objec­tera peut-être à l'interprète — faire une simple concession au goût de notre temps, qui accorde à la fonction libératrice de la littérature une toute particulière importance; c'est rendre à l 'œuvre un peu de ce caractère de «coup d'audace terrible­ment humain» qu'elle a perdu. A l'appui de cette interpréta­tion, qui ne s'est pas imposée dans l'histoire de l 'œuvre sous la forme d'une concrétisation, il n'est possible d'invoquer parmi les contemporains de Goethe qu'un seul témoin majeur, certes, mais il est d'importance. Il s'agit de Hegel, qui a précisément pris l'exemple de Ylphigénie de Goethe pour décrire en ces termes la métamorphose de l'ancienne relation institutionnelle entre l 'homme et le divin en une relation nou­velle, intériorisée : « D'une façon générale, le caractère plaisant des dieux homériques et l'ironie qui se manifeste dans la façon dont on les vénère tiennent au fait que leur sérieux et leur indépendance sont prompts à s'évanouir, dès l'instant où ils sont censés représenter les puissances propres de l'âme

1. Contre K. Wais qui soutient une interprétation opposée : « En même temps le ton devient chrétien: l'humanité a besoin pour devenir elle-même {Huma­nität), de l'assistance divine ; c'est seulement en établissant ainsi par la prière un lien avec le ciel (sauvez votre image en mon âme) qu'Iphigénie fait triompher sa volonté contre les trois hommes également enchaînés par la passion» (Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 23, 1949, p. 497.

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258 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe

VII

En même temps que s'accomplit la métamorphose des dieux redoutés en dieux aimants et que l'homme, libéré des mythes qui le retenaient prisonnier dans l'état de nature, accède à sa majo­rité, c'est-à-dire à la maturité et à l'autonomie, la puissance qui opère ces changements se transforme elle-même dans /'Iphige­nie de Goethe en un nouveau mythe — celui de la féminité pure et rédemptrice. Ce nouveau mythe a contribué de façon décisive à faire disparaître de plus en plus, depuis le XIXe siècle, l'inten­tion première de Goethe, l'humanisme éclairé de sa pièce, sous la «belle apparence» ('schöner ScheinJ d'un classicisme intem-porellement vrai.

L'Iphigenie de Goethe n 'a pu résoudre intégralement et sans conséquences résiduelles la problématique de l'autonomie humaine face à l'autorité divine, telle que Racine l'avait souli­gnée dans le mythe ancien. Si les dieux ici se révèlent être « les puissances propres de l'âme humaine » et permettent ainsi « à l 'homme de devenir lui-même », c'est à un prix que Hegel ne pouvait pas encore reconnaître lorsqu'il plaçait Goethe au-dessus d'Euripide en invoquant la portée libératrice de son œuvre : «Chez Goethe au contraire, Iphigénie devient une déesse qui ne croit qu'à la vérité qu'elle porte en elle et qui réside dans l 'âme humaine» 2 . Car la divinisation d'Iphigénie n'est pas une simple métaphore; c'est au niveau même de l'action, en vertu du rôle qui lui est exclusivement dévolu et de la tâche que seule peut accomplir sa pure féminité : établir un nouvel accord entre l 'homme et le divin, qu'elle devient une déesse, autrement dit : un nouveau mythe.

À la même époque, l'idéalisme allemand a tenté de résoudre de façon plus radicale, sur le plan de la philosophie de l'his­toire, le problème de l'autonomie humaine : en assumant lui-

1. Esthétique, loc. cit., pp. 268-269. (Traduction modifiée: les passages modi­fiés sont en italique [N. d. T.]. Littéralement: «que l'homme reste lui-même tout en étant en eux».)

2. Cf. note 1, p. 244.

De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 259

même comme sujet de l'histoire la responsabilité de celle-ci, l 'homme décharge Dieu du mal dans le monde; ainsi le pro­grès dans l'histoire peut être compris comme un processus d'ordre juridique, comme le progrès du droit en tant que régu­lateur des situations humaines, et le problème de la théodicée, de la justification du mal dans un monde créé par Dieu, peut être suspendu 1 . Comme Goethe cherchait à fonder sur la sub­jectivité un nouvel accord entre l 'homme et Dieu et voulait réconcilier l 'autonomie humaine avec la loi divine et ce qu'elle implique pour l'homme d'hétéronomie (ainsi dans le Faust il associe la libération de l 'homme par lui-même et la «rédemption venue d'en haut»), il était inévitablement conduit dans son «drame de l 'humanité idéale» {Drama der Humanität) à reporter sur l'instance médiatrice — Iphigénie — la fonction qu'il ne pouvait plus accorder simplement à la volonté divine, cette instance impliquant l'hétéronomie humaine.

Par «nouveau mythe», nous entendons nouvelle réponse apportée à une question fondamentale concernant l'univers dans son ensemble ; elle peut s'exprimer sous la forme imagée d'un récit ou d'une incarnation dramatique. Cette incarnation du mythe nouveau recueille tout le pouvoir de suggestion que détenait, dans le système mythologique d'explication du monde, l'ancienne divinité qu'elle remplace. Vlphigénie de Goethe répond à la question de savoir par le jeu de quelle force l 'homme peut être libéré de sa dépendance à l'égard de la nature et de l'arbitraire divin, et accéder à la conscience de sa véritable humanité. La réponse de Goethe, ce n'est pas le seul acte d^iudace qu'accomplit son Iphigénie en se fiant aveuglé­ment à la vertu libératrice et moralement contraignante de la véracité. Ce n'est pas seulement cet « acte inouï » en lui-même, c'est aussi le fait qu'il est accompli par Iphigénie et qu'il ne peut l'être que par elle seule. Notre chance est que ce soit une femme! Car un homme, fût-ce le meilleur, s'accoutume en esprit à la cruauté, et finit par se faire une loi de ce qui lui fait horreur (vv. 786-789). Ce que Pylade suggérait ainsi dès le début: le pouvoir de la pure féminité ou de la pureté féminine, supérieur

1. D'après 0. Marquard: «Idealismus und Theodizee», in Philosophisches Jahrbuch, 73, 1965, pp. 33-47.

humaine, ce qui a pour effet que l'homme ne retrouve plus en eux que lui-même1. »

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260 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 261

ment à ce prix: les mythes qui maintenaient l 'homme dans l'hétéronomie — l'assujettissement à la nature — sont désor­mais remplacés par le nouveau mythe de la féminité, qui doit garantir la réalisation de l'humanité idéale 1 . N'était-ce pas là payer trop cher? En d'autres termes: cette ruse à la seconde puissance qui voulait transcender l'histoire, figurée par le «monde des hommes», au moyen d'une nature plus haute, incarnée en Iphigénie, ne devait-elle pas aboutir inévitable­ment elle-même à dénaturer encore une fois la moralité éclai­rée de cette humanité idéale? Problème que I'Iphigénie de Goethe n 'a pas résolu, mais seulement posé. Ne marque-t-il pas peut-être aujourd'hui encore la limite d'un possible retour à l'actualité ?

VIII

Même si l'histoire de la réception permet d'interpréter aujour­d'hui / 'Iphigénie de Goethe comme le «drame de l'autonomie humaine», c'est-à-dire de «l'homme aux prises avec sa nature mythique» (Adorno), en train de libérer sa subjectivité religieuse, et si de la sorte on ramène au jour quelque chose encore peut-être de l'intention première, du «coup d'audace terriblement humain», une telle interprétation ne peut que rester partielle et insatisfaisante. Car le sens émancipateur virtuel ainsi dégagé par la critique reste prisonnier, dans l'œuvre elle-même, d'éléments de forme et de fond qui ne peuvent plus être réactualisés : le nou­veau mythe de la féminité rédemptrice, auquel Goethe recourt pour résoudre dans l'harmonie les contradictions entre l'huma-nidé idéale et la réalité historique, et l'harmonie non moins ache­vée de la langue et de la forme néo-classiques dont il s'est servi

1. Ce nouveau mythe a trouvé le terrain d'expansion le plus favorable dans l'État nationaliste du xix c siècle («l'acte moral d'Iphigénie ne peut être qu'un acte allemand, parce que cette abnégation aux effets expiatoires et purificateurs ne semble possible qu'en Allemagne », P. Klaucke, Deutsche Aufsàtze und Dispo-sitionen, Berlin, 1881, p. 281); citons seulement encore le témoignage du très influent Fr. W. Foerster; «... la femme ne s'affranchit de sa féminité obscure, inférieure, qu'en devenant prêtresse de l'Éternel féminin... en représentant, face à toutes les souillures d'un monde livré à la ruse et au combat des puissances, avec une intacte pureté et une constance héroïque, partout, la haute politique de l'humanité» (cité dans M. Wespel, loc. cit., p. 136) (cf. note 7).

à celui de toute raison, la tirade finale d'Oreste le proclame : La violence et la ruse, dont l'homme tire tant de gloire, sont confon­dues par la loyauté de cette grande âme (vv. 2142-2144). Après avoir surmonté l'ancien mythe en célébrant l 'audace de la parole libre qui se risque à la véracité, Goethe fait surgir un nouveau mythe, en réduisant sa pièce sur l 'humanisme éclairé à une apologie du pouvoir rédempteur de la pureté féminine.

C'est ainsi que I'Iphigénie du classicisme allemand devient l'objet ou plutôt le véhicule d'une mystérieuse exaltation, éga­lement étrangère à la tragédie racinienne et à la pensée de YAufklàrung et qui chez Goethe la projette de plus en plus dans la sphère du mythe. Parmi les indices de sa fonction mythique, on peut citer ses différents «rôles», les qualités que sa personne manifeste en alternance et qui souvent même se changent brusquement en leur contraire : Iphigénie peut être tantôt la prêtresse nimbée de majesté sévère, tantôt la fille rebelle des Tantalides, tantôt la sœur aimante; tantôt elle s'exprime en des sentences dont la pédanterie platement bour­geoise et domestique rappelle la « fidèle épouse » schillérienne du Chant de la Cloche (Que la fortune de la femme est donc limitée! Obéir à un époux grossier, c'est là tout son devoir et tout son réconfort vv. 29-31) ; tantôt elle ressemble à une sainte chrétienne dont Goethe pensait avoir trouvé le modèle dans la sainte Agathe de Raphaël 1 ; et pour finir, cette sainte Iphigé­nie de la Belle Humanité ne doit nullement son triomphe à la seule limpidité de son cœur pur mais tout autant aux charmes purement féminins de la belle fille des Grecs. Il est donc impossible de démêler, dans le succès de son «acte inouï», la part de la confiance exemplairement audacieuse dans la vertu d'illumination de la vérité et celle d'une rédemption mythique dont le pouvoir sans pareil doit en même temps faire triom­pher les «droits innés» de la nature féminine (v. 1099) contre la réalité historique d'un monde entièrement dominé par la «violence et la ruse» de l 'homme. Si donc l'issue de la pièce résout le problème du « drame idéologique » — comment faire passer l 'homme de la barbarie à l 'humanité —, c'est seule-

1. Journal pour Charlotte von Stein, 19 octobre 1786 (R. 48). Fait intéressant du point de vue génétique, Goethe n'a trouvé cet archétype mythique qu'à l'oc­casion de son voyage en Italie, pendant lequel il poursuit la « grécisation » de la version initiale en prose

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262 De / 'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De / 'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 263

1. hoc. cit., p. 598.

nature dont elle se sépare par la liberté, devient une faute contre la nature, contre une parcelle de la totalité mythique de la nature » Et pourtant cette réconciliation avec le mythe que réclame Adorno, en d'autres termes la «pacification de la nature », c'est précisément ce que Goethe a tenté ; mais au prix d'un nouveau mythe, non encore identifié comme tel — ce qu'Adorno n'a pas vu. Était-il absolument nécessaire de payer ce prix ? Le difficile problème qui se posait à {'Aufklärung est-il nécessairement issu de ce qu'Adorno appelle notre «faute envers la nature » ? Cette conception même d'une « faute envers la nature » n'a-t-elle pas pour inévitable résultat de nous empê­trer une fois de plus dans un nouveau mythe ? Quelque réponse que l'on donne à ces questions, elles témoignent suffisamment pour nous que l'inversion de Y Aufklärung même en mythologie reste un des problèmes très actuels que nous a légués \'Iphige­nie de Goethe.

Si l'on ramène le classicisme de la forme à la notion d'« atté­nuation classique» développée par Leo Spitzer, on constate que Goethe n 'a nullement « dépassé » par des moyens formels — linguistiques ou dramatiques — qui lui auraient été propres le classicisme français si décrié en Allemagne depuis Lessing, mais qu'il use encore des trois unités traditionnelles ainsi que de multiples autres moyens analogues d'atténuation classique — tels que par exemple l'abstraction du discours dramatique, la personnification des états d'âme, la distanciation par la métaphore, la sentence généralisante. Il n 'apparaît entre le style classique de Goethe et celui de Racine de différence essentielle que là où chez Racine la pureté recherchée de la langue et 1'« élégance de l'expression » contrastent avec la vio­lence toute baroque du contenu, alors que chez Goethe l'har­monie classique du contenu psychologique répond toujours à celle, parfaite, de la forme. Les moyens stylistiques de l'atté­nuation classique ont également soustrait la langue de Racine et celle de Goethe à notre compréhension immédiate. En France pourtant, à la faveur du changement d'horizon esthé­tique dont est née la poétique moderne avec son rejet des normes romantiques d'accessibilité immédiate et d'expressi­vité affective, c'est précisément de cette abstraction et de ce

pour abolir la tension que chez Racine /'« atténuation classique avait laissé subsister encore entre la forme et le contenu psycho­logique. Pour éviter que cette Iphigenie ne soit reléguée parmi les «pièces dupasse» (Martin Walser), Userait nécessaire d'en sacri­fier l'harmonie néo-classique et d'y faire réapparaître le conflit masqué entre l'humanité idéale et la réalité historique: donc, de faire éclater la clôture de la forme classique pour rouvrir le dénouement, recommencer le jeu et réactualiser le sujet, qui ne s'épuise pas avec la solution idéaliste du problème.

A l'appui de cette dernière thèse il convient de développer, pour finir, trois points encore : la résolution harmonieuse du conflit entre l 'humanité et l 'histoire; l'effacement de la ten­sion entre le néo-classicisme de la forme et le contenu psy­chologique; la possibilité de réactualiser la pièce de Goethe en sacrifiant sa clôture formelle.

L'harmonie des scènes terminales masque à grand-peine le fait que le conflit idéologique de la pièce n 'a pas été vraiment résolu ni poussé jusqu'à ses dernières conséquences. On peut croire d'abord que se répète sur le plan politique entre Iphige­nie et Thoas ce qui s'est passé sur le plan religieux entre l'homme et les dieux redoutables : le sujet non encore majeur et le pouvoir souverain qui règne sur lui doivent se rencontrer, pour un nouvel accord, en ce lieu géométrique idéal qu'est la nature humaine parvenue au stade de la majorité. Mais — ainsi que l'a montré l'interprétation d'Adorno — même les fameuses paroles d'adieu ne peuvent, en dépit de toute la sublimation dont elles témoignent, faire entièrement disparaître un certain sentiment d'injustice. Ce sentiment naît du fait « que le roi des Scythes, qui se comporte en fait avec bien plus de noblesse que ses nobles hôtes, reste là tout seul, abandonné. L'invitation, il pourra difficilement la suivre. Il ne lui est pas accordé — pour user d'une tournure goethéenne — de participer de l 'humanité supérieure; il est condamné à en rester l'objet, alors qu'il en a été le sujet par ses actes» 1 . Ce scandale, que l'interprète d'au­jourd'hui peut difficilement laisser passer, Adorno ne le croyait pas imputable au seul Goethe, mais à VAufklärung tout entière : «Une Aufklärung qui s'échappe à elle-même, qui ne sauve­garde pas dans une réflexion sur elle-même l'intégrité de la

1. hoc. cit., p. 596.

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264 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 265

le parti pris de reconstitution historique. Si l'on veut que Xlphigénie de Goethe ne nous parle pas de notre seul passé mais qu'elle se remette à nous parler, alors il faut briser la belle apparence de sa perfection classique et faire apparaître ce qui, dans la solution idéaliste du problème posé par le mythe d'Iphigénie, ne peut plus aujourd'hui nous satisfaire. Et cela non pas parce que nous ne pourrions plus ressaisir le sens de l'«acte inouï» d'Iphigénie, sa foi dans le pouvoir libé­rateur et moralement contraignant de la véracité. Mais parce que cette foi doit aujourd'hui précisément faire ses preuves en affrontant le problème éliminé ou masqué par Goethe : com­ment le principe éthique de l'humanité évoluée peut-il s'affir­mer et se faire reconnaître dans la réalité de l'histoire? Est-il inévitable que la raison éclairée ne détruise les mythes engen­drés par les liens de dépendance sociale, cachés ou prétendus naturels, que pour provoquer de nouvelles injustices ou se changer elle-même en une nouvelle mythologie ?

Si, répondant à ces questions, notre temps devait en arriver à transformer l'œuvre classique au point qu'il en résulte une autre Iphigénie, redevenue «d'une étonnante modernité», cela prouverait une fois de plus la puissance plus étonnante encore du vieux mythe, dont l'antique solution pose à l 'homme, d'époque en époque, toujours des questions nouvelles. Il est en tout cas un problème au moins auquel, placé devant Xlphi­génie classique et ses conséquences, même un temps dit éclairé comme le nôtre, et si peu porté sur les mythes, ne pourra pas se soustraire : c'est celui de savoir de quels mythes nous sommes encore prisonniers sans nous en rendre compte, comme Goethe l'était du mythe de la rédemption par l'Éternel féminin. En d'autres termes : il s'agit pour nous de savoir si cette transformation de XAufklàrung — du rationalisme — en mythologie ne signifierait pas aussi que la raison éclairée n'a pu vaincre le vieux mythe de la nature qu'en nous livrant pieds et poings liés au nouveau mythe de la société, seconde nature à laquelle nous ne pourrions espérer échapper.

caractère contrôlé du discours dramatique qu'est née une compréhension nouvelle de Racine : plus contraignante est la règle classique, plus grandit le trésor des absences qu'elle livre à l'imagination. De même que l'unité de lieu permet au spectateur de se représenter précisément «une infinité spa­tiale» 1 , de même les contraintes du langage classique peuvent donner à la violence baroque des passions représentées et de toutes ces relations complexes entre les êtres un pouvoir de suggestion en profondeur auquel l'expression directe n'attein­drait pas. Dans le cas du classicisme de Goethe cette approche nouvelle serait rendue plus difficile par le fait que la langue de son Iphigénie agit comme un filtre idéalisant: elle affaiblit ce que les données de la fable mythique ont d'effrayant, tempère l'explosion des passions, et porte tout le contenu psycholo­gique à un tel niveau de «dignité» et de «belle gravité» (Schil­ler, R. 58) que le conflit élémentaire des êtres et des puissances ne nous apparaît souvent plus que comme un échange de vues entre gens de bonne compagnie.

Si c'est le classicisme de Goethe, avec sa volonté d'harmo­nie, qui s'oppose aujourd'hui, tant par son contenu idéolo­gique que par sa forme linguistique, à la réactualisation, j ' en tire une conclusion qui paraîtra sans doute au premier abord paradoxale: Iphigénie ne peut être sauvée qu'au prix d'un abandon de ce que la forme classique a à'achevé; elle ne peut nous être rendue présente à nouveau qu'en accueillant les questions suscitées par l'insatisfaction où nous laisse la solu­tion de Goethe. Pour rendre une «étonnante modernité» à Xlphigénie du classicisme allemand, il ne suffit pas de rajeunir la langue, de draper la forme dramatique dans le vêtement à la mode d'une mise en scène ingénieuse et de faire ressortir par le jeu les harmoniques prétendument modernes du texte, par exemple 1'«arrière-plan ténébreux» du destin mythique, l'image utopique d'une société idéale ou la «victoire des forces de vie sur le désespoir existentiel» 2. Une telle actualisa­tion qui laisse intacte l'œuvre dans l'intégrité de sa forme ne rapproche pas plus de nous Xlphigénie du passé que ne pour­rait le faire la démarche inverse proposée par Martin Walser,

1. Léo Spitzer, loc. cit., p. 159.

2. Cf. R. Ibel, loc. cit., pp. 60-62 (cf. note 7) et G. Hensel (R. 78-71).

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266 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe

P O S T F A C E

L'esthétique de la réception: une méthode partielle

L'esthétique de la réception, à peu près ignorée encore il y a seulement quelques années — de sorte qu'il semblait alors à propos de montrer les possibilités qu'elle offre de rénover l'histoire littéraire moribonde 1 , ne suscite pas seulement aujourd'hui un vif intérêt parmi les chercheurs, ainsi que l'atteste une première vague d'«histoires de la réception de.. . » qui remplacent le genre vénérable des «fortunes littéraires». Méthode aux bases encore incomplètement assurées, elle doit subir aussi les feux croisés de la théorie dite bourgeoise et de la théorie marxiste de l 'art; elle est d'une part rejetée comme « démocratisation » hostile à la tradition ou soupçonnée de se plier au matérialisme historique, tandis que d'autre part on démasque son «anticommunisme subtil», et l'on traite par le mépris ce «divan confortable entre les deux chaises d'une recherche littéraire politiquement compromise ou devenue inutilisable et de la science littéraire du matérialisme histo­r ique» 2 . Sur ces aspects politiques d'une évolution dont on ne peut savoir encore si, dans l'histoire de la science, elle repré­sente l'enfantement d'un nouveau paradigme de la connais­sance de l'histoire ou l'agonie pure et simple de la culture historique, je ne prendrai pas ici politiquement position; je me bornerai à répondre aux critiques en essayant de tirer au clair ce que l'esthétique de la réception peut apporter et ce

1. Cf. dans le présent volume le premier essai, version développée du cours inaugural prononcé en 1967 à l'Université de Constance sous le titre: Literatur­geschichte als Provokation der Literaturwissenschaft. Je me réfère ici à la critique contenue dans une vingtaine de comptes rendus ; voir surtout : Ch. Grivel, dans Het Franse Boek, 38, 1968, p. 130 sqq. ; G. Kaiser, dans Fragen der Germanistik, bei Fink/Munich, 1971, pp. 59-65 ; R. Mandelkow, «Probleme der Wirkungsges­chichte» («Problème de l'histoire des effets») dans Jahrbuch für internationale Germanistik, 2, 1970, pp. 71 à 84; C. Träger, dans Weimarer Beiträge, 18, 1972, p. 19 sqq. ; B. J. Warneken, dans Das Argument, 14, 1972. pp. 360-366; R. Wei-mann, Literaturgeschichte und Mythologie (« Hist. de Ia litt, et m. »), Berlin-Wei­mar, 1971, notamment pp. 27-46, 55 sqq.

2. B. J. Warneken, p. 366 (cf. note précédente).

De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe 267

qu'elle ne peut apporter seule au renouveau actuel de la réflexion sur l'art, son historicité et son rapport à l'histoire en général.

K. R. Mandelkow a déjà suffisamment répondu à la ques­tion préalable de savoir pourquoi 1'«histoire des effets» (Wir-kungsgeschichte) et l'esthétique de la réception n'avaient jamais été développées par la théorie esthétique, depuis Frie­drich Schlegel jusqu'au New Criticism, mais avaient suscité depuis une dizaine d'années un regain d' intérêt 1 . L'idée d'autonomie de l'œuvre exclut par définition que soit posée la question des effets qu'elle produit et de sa fonction dans la société. Le passage de la conscience esthétique à l'autonomie, par lequel l'idéalisme allemand se démarque de l'Aufklărung avec son esthétique des effets, a donc eu pour conséquence de couper de plus en plus l'expérience esthétique de la praxis. On ne peut plus ignorer aujourd'hui que notre temps exige au contraire que l'art, sa théorie et sa pratique fassent «de la nécessité du présent une vertu de l 'histoire» 2. Traduisons : cet art dont l 'autonomie s'est pétrifiée en un dogme institutionnel, il doit être de nouveau soumis aux lois de la compréhension historique, en même temps que doivent être rendus à l'expé­rience esthétique le rôle social et la fonction de communica­tion qu'elle a perdus.

Si l'on considère dans cette perspective les tâches que devront assumer la théorie et l'histoire de l'art qui sont en train de se reconstituer, on verra que l'esthétique de la récep­tion peut contribuer à leur accomplissement, certes, en opé­rant la rupture initiale avec les conventions scientifiques établies, mais non pas revendiquer la qualité pleine et entière de paradigme méthodologique. Elle n'est pas une discipline autonome, fondée sur une axiomatique qui lui permettrait de résoudre seule les problèmes qu'elle rencontre, mais une réflexion méthodologique partielle, susceptible d'être associée à d'autres et d'être complétée par elles dans ses résultats. Je laisse à d'autres qui ne soient pas juges et parties le soin de décider si, dans le domaine des sciences herméneutiques et sociales, cet aveu d'incomplétude, fait par une méthode, doit

1. 1970 (cf. note 1, p. 266).

2. R. Mandelkow, p. 78.

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être considéré comme le signe de sa faiblesse, ou de sa force. Quoi qu'il en soit, au contraire des théories idéaliste et maté­rialiste qui, partant de prémisses opposées (autonomie ou hétéronomie de l'art dans sa naissance et sa transmission), affirment l'ambition d'être des méthodes intégrales et totali­santes, l'esthétique de la réception déduit s on caractère par­tiel de la conscience que nous avons prise qu'il est désormais impossible de comprendre l'œuvre dans sa structure et l'art dans son histoire comme des substances, des entéléchies. Si l'on ne veut plus définir la nature historique d'une œuvre indépendamment des effets qu'elle a produits, et si l'on ne peut plus considérer que l'histoire d'un art tient tout entière dans la succession des œuvres indépendamment de l'accueil qu'elles ont reçu, alors il est nécessaire de fonder l'esthétique traditionnelle de la production et de la représentation sur une esthétique de la réception. Cette entreprise ne doit et ne peut en aucun cas servir à rendre à l'art et à la littérature une his­toire autonome. Le caractère partiel de la réception par rap­port à la production et à la représentation correspond en fait à celui de l'histoire de l'art par rapport à l'histoire en général, dont elle fait partie. Une histoire de la littérature ou de l'art fondée sur l'esthétique de la réception présuppose que soit reconnu ce caractère partiel, cette «autonomie relative» de l 'art; c'est pourquoi précisément elle peut contribuer à faire comprendre le rapport dialectique {Interaktion) entre l'art et la société — en d'autres termes : le rapport entre production, consommation et communication à l'intérieur de la praxis his­torique globale dont elles sont des éléments.

De la discussion, telle qu'elle s'est jusqu'ici développée, se sont dégagées trois problématiques principales qu'il convien­drait à mon avis d'élucider : réception et action (ou effet produit par l'œuvre) — ce qui nous ramène au problème herméneu­tique de savoir quel rôle joue le couple question-réponse dans le passage d'une constitution unilatérale à une constitution dia­lectique du sens — tradition et sélection : comment s'articulent, selon l'horizon d'attente qui nous permet d'analyser une expé­rience esthétique donnée, la sédimentation culturelle incons­ciente et l 'appropriation résultant d'un choix conscient? —; horizon d'attente et fonction de communication : selon les termes de Claus Träger, qui considère à juste titre cette question

comme décisive, «comment la littérature... peut-elle être com­prise dans son actualité présente et conçue comme l'une des forces qui font l 'histoire 1 ? » L'exemple qui vient d'être donné — celui à'Iphigénie selon Goethe et selon Racine — n'aborde en lui-même que des aspects partiels de cette triple probléma­tique. Étudiant sous l'angle de l'histoire de la réception un sujet mythologique tel que l'a traité le classicisme, il ne peut surtout pas remplacer une analyse systématique de l'horizon d'attente où s'inscrivait Ylphigénie de Goethe lors de sa paru­tion — analyse qui devrait être à son tour élargie en tableau de la situation sociale ; mais il peut illustrer sur quelques points la démarche par laquelle l'esthétique de la réception doit mener de la réception de l 'œuvre singulière à la naissance des canons artistiques, à l'actualisation, à la totalisation, et finalement faire déboucher l'expérience esthétique sur l'ensemble de la praxis humaine, dont elle est partie intégrante.

Réception et effet produit par l'œuvre

L'exemple à'Iphigénie aura peut-être montré suffisamment qu'une interprétation de ce type ne réduit pas la structure de l 'œuvre d'art à un simple produit de sa réception. Si l'on défi­nit l 'œuvre comme résultant de la convergence du texte et de sa réception, et donc comme une structure dynamique qui ne peut être saisie que dans ses « concrétisations » historiques suc­cessives, il n'est pas difficile de distinguer l'action de l'œuvre, l'effet qu'elle produit, de sa réception2. Ce sont les deux compo­santes de la concrétisation ou élément constitutif de la tradi­tion ; l'une — l'effet (Wirkung) — est déterminée par le texte, et l'autre — la réception (Rezeption) — par le destinataire. L'effet présuppose un appel ou un rayonnement venus du texte, mais aussi une réceptivité du destinataire qui se l'approprie. Le concept d'«histoire des effets» (Wirkungsgeschichte) prête à contresens dans la mesure où il fait apparaître l'effet d'une œuvre d'art comme se constituant unilatéralement dans et par l 'œuvre elle-même. Dans le discours historique du type «la

1. hoc. cit., p. 20. 2. Cf. R. Mandelkow, p. 83 ; sur l'œuvre comme convergence du texte et de la

réception, cf. W. Iser (note 1, p. 232).

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gloire de...» ou, moins pompeusement, «l'influence de...», le caractère illusoire de cette apparence d'une transmission qui s'opère d'elle-même n'est pas percé à jour ; il en va de même encore dans beaucoup d'études du genre « Ovide dans les pays de culture latine», «l'image de Rabelais dans la littérature française», etc. On ne peut prétendre étudier vraiment l'his­toire de la réception des œuvres que si l'on reconnaît et admet que le sens se constitue par le jeu d'un dialogue, d'une dialec­tique intersubjective — ce que reconnaissait déjà le vieil adage herméneutique : quidquid recepitur recipitur ad modum reci-pientis. Pour qu'une œuvre du passé continue d'être agissante, il faut qu'elle suscite l'intérêt, latent ou délibéré, de la postérité qui poursuit sa réception ou en renoue le fil rompu. Je revien­drai sur la distinction qui s'impose à cet égard entre les deux processus, l'un, latent, par lequel se constitue la tradition, et l'autre, conscient, qui élabore les canons artistiques. La ques­tion qui se pose ici d'abord est de savoir comment s'articulent l'effet et la réception, l 'œuvre d'art comme témoin du passé et la compréhension qui lui rend valeur de présent.

La constitution dialectique du sens requiert le jeu, dans l'expérience esthétique, d'une communication sur les deux plans de la forme et du sens, c'est-à-dire qu'elle implique que l'objet esthétique ait à la fois le caractère d'une forme artis­tique (dans le domaine de l'écriture, que joue la fonction poé­tique du langage) et celui d'une réponse. Si l 'œuvre d'art authentique émerge parmi les reliques muettes du passé et peut encore «dire quelque chose» à la postérité, ce n'est pas simplement en raison de sa « forme intemporelle » : le néo-clas­sicisme antiquisant ne saurait à lui seul préserver de l'oubli l'Iphigénie de Goethe. C'est parce que sa forme, sa qualité spé­cifiquement artistique, transcendant la fonction pratique du langage qui fait de l 'œuvre le témoignage d'une époque déter­minée, maintient ouverte et donc présente, en dépit du temps qui passe et qui change, sa signification conçue comme la réponse implicite qui nous parle dans l 'œuvre. Je dois ici, rap­pelant les critiques que j ' a i d'autre part adressées à H. G. Gadamer et R. Bar thes 1 , insister tout particulièrement

1. Cf. dans le présent volume les essais «L'histoire littéraire: un défi à la théorie littéraire», chap. ix, et «Histoire et histoire de l'art», chap. vm.

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sur le fait que, dans l'histoire de l'interprétation d'une œuvre, la réponse et la question demeurent le plus souvent implicites. L'effet de l 'œuvre et sa réception s'articulent en un dialogue entre un sujet présent et un discours passé ; celui-ci ne peut encore «dire quelque chose» à celui-là (selon Gadamer, lui dire quelque chose comme en s'adressant à lui en particulier) que si le sujet présent découvre la réponse implicite contenue dans le discours passé et la perçoit comme réponse à une ques­tion qu'il lui appartient, à lui, de poser maintenant. On peut appliquer à l'expérience de l'art du passé la formule lapidaire de Jörg Drews: «L'histoire ne dit rien, elle répond'.» On ne peut se permettre impunément d'ignorer les problèmes de la distance historique et de la «fusion des horizons» 2 en affir­mant simplement avec G. Kaiser que si la «substance de la lit­térature classique » est d'une telle richesse, c'est parce que « de siècle en siècle elle pose au lecteur toujours les mêmes ques­tions, mais aussi des questions toujours nouvelles qu'il lui suf­fit d'ouvrir l'oreille et de faire un effort pour percevoir; alors que d'autres œuvres vieillissent en devenant familières parce

—•que leur potentiel d'interrogation n'est pas inépuisable et que les questions dont elles contenaient la réponse n'ont plus qu'un intérêt historique» 3 . Certes la réception implique une interro­gation; mais elle va du lecteur vers le texte qu'il s'approprie. En inverser le sens, c'est retomber dans le substantialisme : les questions, éternelles, s'engendrent elles-mêmes en perma­nence, et les réponses sont également valables pour l 'éternité; c'est en outre oublier que l'art exclut par définition que la ques­tion soit posée directement et directement perceptible, car il implique la virtualité du sens.

Le texte poétique n'est pas un catéchisme qui nous poserait des questions dont la réponse est donnée d'avance. A la diffé­rence du texte religieux canonique, qui fait autorité et dont le sens préétabli doit être perçu par «quiconque a des oreilles

1. Dans son compte rendu d'une discussion entre E. Lämmert, W. Müller-Seidel, K. Sontheimer, M. Wehrli, H. Weinrich et H. R. Jauss sur le thème « La culture historique, source d'ennui?» {Überdruß an der Geschichte). Cette discus­sion a eu lieu le 7 Mai 1971 à Munich, à la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung-—cf. Süddeutsche Zeitung, 10 mai 1971.

2. Cf. « L'histoire littéraire : un défi... », chap. ix (N. d. T.). 3. Cf. G. Kaiser, toc. cit. (cf. note 1, p. 261), p. 64, note 1.

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1. Loc. cit., p. 363.

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1. Loc. cit., p. 362.

2. Contre Warneken, loc. cit., p. 366.

pour entendre», le texte poétique est conçu comme une struc­ture ouverte où doit se développer, dans le champ libre d'une compréhension dialoguée, un sens qui n'est pas dès l'abord «révélé» mais se «concrétise» au fil des réceptions succes­sives dont l 'enchaînement répond à celui des questions et des réponses. Comment s'accomplit la constitution du sens lorsque cet enchaînement, qui le plus souvent reste latent, est au contraire opéré par un poète en toute conscience, c'est ce que l'exemple à'Iphigénie se proposait de montrer; tel est le sens de notre démarche herméneutique, partie de la question que nous pose aujourd'hui la réponse de l'interprétation tra­ditionnelle pour remonter à la question initiale telle qu'on peut la reconstituer hypothétiquement, et aboutir, à travers les changements d'horizon correspondant aux « concrétisations » successives, jusqu'à la question ainsi renouvelée que le texte «implique pour nous», qu'il nous faut poser aujourd'hui et à laquelle le texte répondra implicitement — ou ne répon­dra pas.

Eclairer l'évolution du rapport entre l 'œuvre et le public, entre l'effet de l'œuvre et sa réception, en usant de la logique herméneutique de la question et de la réponse — cette démarche de l'esthétique de la réception, une esthétique marxiste ne saurait elle-même en faire l'économie, même si avec B. J. Warneken elle soutient que «la production et la consommation sont des moments d'un processus dont la pro­duction est le véritable point de départ, et donc le facteur prédominant» 1 . Les forces productives et les modes de pro­duction peuvent être analysés par les économistes ou chantés par les poètes, les rapports de production critiqués ou amélio­rés, mais il est impossible de déchiffrer simplement à travers les œuvres d'art du passé les données économiques de leur temps, ou de prétendre fonder les unes sur les autres en invo­quant des «analogies» ou des «homologies» mystérieuses avec les documents «devenus muets» de l'histoire écono­mique et sociale. La théorie marxiste de la connaissance est ici dans l 'embarras, car il ne suffit notoirement pas d'être convaincu du primat de l'infrastructure économique pour voir autrement que du dehors de quelle manière le « mode de pro-

duction des richesses matérielles » a bien pu jadis « déterminer a priori... les caractéristiques de la production littéraire». B. J. Warneken veut-il répondre à cette question, que je ne pose pas mais que je n'exclus nullement pour autant : « Dans quelle mesure la conscience réceptrice se borne-t-elle à enté­riner dans leur contenu les modifications que le sens des œuvres subit par l'effet des modifications du processus social, qui échappe, lui, pour l'essentiel, à la conscience 1 ? » Il ne pourra pas plus que quiconque tirer d'enseignements de l'as­pect productif de ce processus social demeuré muet («qui pour l'essentiel échappe à la conscience»), s'il n 'a d'abord, étudiant l'aspect réceptif de l'expérience esthétique du passé, qui nous est, lui, encore accessible, reconstitué la perspective d'ensemble où s'inscrivaient les questions idéologiques et les problèmes sociaux auxquels l 'œuvre d'art a jadis répondu — que sa réponse ait confirmé l'ordre établi ou l'ait contesté, peu importe. En tant que réponse impliquée dans l'œuvre et donc que facteur du processus social, le sens de Ylphigénie de Goethe ou de Racine ne peut être dégagé que par une enquête objectivement contrôlable sur la conscience réceptrice de leur temps ; seule une telle enquête, révélant chez Racine le discré­dit de l'autorité paternelle et chez Goethe la transformation de l'instance libératrice en un nouveau mythe, permet de déter­miner la « situation de classe » particulière des deux auteurs : la révolte de Racine contre le Jansénisme et le rapport de Goethe à l'absolutisme éclairé. En bref, même si l'on pose la production comme le facteur prédominant du processus social, on ne peut connaître le rôle qui revient dans ce proces­sus à l'œuvre d'art qu'en étudiant sa réception; cette connais­sance alors atteindra les véritables sujets, les vecteurs sociaux de l'évolution et non plus simplement, à travers l'anonymat de celle-ci, des abstractions une fois encore hypostasiées 2.

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274 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe

Tradition et sélection

L'exemple d'iphigénie devait en outre montrer que bien loin de s'enthousiasmer sur la relativité de tous les points de vue historiques, de professer que tous les textes offrent des possibi­lités illimitées d'interprétation et de sauter à pieds joints par­dessus 1'« objectivité historique du processus de l'histoire littéraire» 1 , l'esthétique de la réception pose que notre com­préhension actuelle de l'art évolue à l'intérieur de certaines limites, que l'on peut reconnaître à condition d'éclairer d'abord la genèse de la précompréhension que nous avons de lui. Mais cette genèse de notre expérience actuelle de l'art, qu'il s'agit d'étudier, n'est pas là devant nous, directement et tout entière accessible, ramassée dans l'ensemble objectif des don­nées historiques. Notre précompréhension de l'art est condi­tionnée à la fois et tout autant par les canons esthétiques dont l'histoire a enregistré la formation et par ceux dont la consé­cration est demeurée latente : par la tradition consciente du choix et par la tradition de l'événement, anonyme et incons­ciente comme tout ce que la société institutionnalise de façon latente. L'absence de cette distinction constituait jusqu'à ce jour une lacune dans mes conceptions théoriques. Il convient donc de réviser ma formulation précédente : « Pourtant la tra­dition ne peut pas se transmettre elle-même. Elle présuppose la réception, partout où peut être constatée une action du passé dans le présent 2 .» Toute re-production d'un passé n'implique pas en effet nécessairement son appropriation consciente et son adaptation à l'horizon d'une nouvelle expérience esthé­tique. Les œuvres dont le consensus du public littéraire a fait des modèles ou des classiques scolaires peuvent devenir insen­siblement les normes esthétiques d'une tradition qui prédéter­minera l'attente et l'orientation des générations ultérieures dans le domaine de l'art. Toutefois, lorsque l'efficacité des normes esthétiques se prolonge ainsi dans le temps, ce n'est pas non plus par le simple jeu de la contingence, tel qu'il s'exerce dans le domaine des faits politiques ou plus générale-

1. R. Weimann, loc. cit., pp. 30-34.

2. « L'histoire littéraire : un défi... », chap. vu.

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ment historiques. En effet l 'œuvre d'art doit dépouiller son caractère d'événement singulier, pour pouvoir devenir le modèle que l'on imitera ; la longue histoire des œuvres consti­tuant une tradition littéraire doit être réduite à la poétique d'un genre et la multiplicité 1 des œuvres d'une époque à l'unité d'un style dominant, pour que puisse se constituer un canon, c'est-à-dire pour que s'opère le passage de la diachronie des événe­ments ponctuels à la synchronie des normes qui déterminent l'attente de la production à venir. À ma formulation précédente je dois donc substituer ceci : dans le domaine de l'art, la tradi­tion n'est ni un processus autonome ni un devenir organique ni simplement la conservation et la «transmission d'un patri­moine ». Toute tradition implique une sélection, une appropria­tion de l'art du passé au prix d'un oubli, partout où peut être constaté, dans la réception actuelle qui rend possible la survi­vance de l'art du passé, un rajeunissement de l'expérience esthétique révolue.

Le caractère partiel de l'esthétique de la réception ne s'explique donc pas seulement par son intérêt sélectif pour les

"rapports entre production, représentation et réception, mais aussi par la reconnaissance du fait que toute re-production du passé artistique est condamnée à rester partielle. L'esthétique de la réception est donc en désaccord radical avec l'objecti-visme affiché des méthodes qui prétendent faire porter la com­préhension soit sur la totalité d'un sens intemporel, soit sur celle du processus historique qui se déroule entre la naissance et la réception d'une œuvre d 'ar t 2 . Toute compréhension scientifiquement contrôlable inclut avec nécessité la recon­naissance de ses propres limites : cette maxime de l'esthétique de la réception s'applique à la réception des œuvres du présent aussi bien que du passé. Elle vaut pour l 'œuvre singulière, qui n'autorise qu'un choix limité de possibilités d'interprétation définies et impose de renoncer à toutes les autres, même si sa polysémie peut s'analyser en une pluralité de thèmes : le « phi­lologue » qui n'a pas conscience que toute constitution effective

1. Ceci contre G. Kaiser, loc. cit., p. 65. 2. Par exemple chez R. Weimann (cf. note 1, p. 266) qui se réfère au «pro­

cessus historique dans son ensemble» (p. 13), au «mouvement de l'histoire universelle, dans sa totalité» (p. 34), au «processus de genèse saisi dans son ensemble» (p. 37).

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tradition ; il faut considérer au contraire que le consensus pré­judiciel d'une tradition peut être «établi par la contrainte d'une pseudo-communication» 1 . L'esthétique de la réception usera d'autres méthodes — méthodes systématiques, « critique idéologique», herméneutique des profondeurs — là où il ne suffira pas de mettre en lumière un horizon d'attente pour faire apparaître les concrétisations masquées ou effacées par une tradition dominante. Cependant une telle analyse critique de l'histoire de la réception d'une œuvre ancienne ne doit pas être confondue avec l'opération facile autant que gratifiante, et tellement en vogue aujourd'hui, qui consiste à «démasquer la fausse conscience ». En tant que réflexion consciente de son caractère partiel, l'étude de la réception d'une œuvre exclut la «conscience vraie» dont la critique idéologique s'attribue l'exclusivité; ce curieux dogmatisme matérialiste fait violence à la réalité de l'histoire aussi longtemps qu'il ne reconnaît pas d'une part que son propre horizon est limité, d'autre part que toute concrétisation présente un intérêt historique, même et surtout celles qui ne répondent plus aux questions que nous IJösons aujourd'hui. Dans l'exemple de {'Iphigenie de Goethe, on aura peut-être eu l'impression que les quatre concrétisa­tions historiques dégagées, et tout particulièrement la solution « pseudo-communicative » qui remplace un mythe par un autre — l'instance de la féminité rédemptrice —, étaient ver­sées au rebut de la «fausse conscience» et imputées à la charge exclusive de la culture bourgeoise au xix e siècle, face à l'interprétation de Hegel que n 'a pas retenue l'histoire de la réception. Cette histoire de la réception d'Iphigénie, on ne saurait pour sûr l'expliquer seulement par l'arbitraire du goût ou par un abus du principe d'autorité ; ne devrait-il pas être possible à la fin de la justifier historiquement aux yeux de la critique de la récept ion 2 ? On peut considérer en effet que le passage du «drame de l'humanité» au «drame dans l'âme» et le principe affirmé de la conciliation par la non-violence vont

1. « Der Universalitätsanspruch der Hermeneutik » (« L'ambition d'universa­lité de l'herméneutique ») in Hermeneutik und Ideologiekritik Theorie-Diskussion, Francfort, 1971, notamment p. 153 sqq.

2. Je reprends ici à mon compte une objection et une suggestion de H. J. Neu­schäfer (Sarrebruck), et dans ce qui suit je m'inspire des critiques de S. Häus­ling (Würzburg), U. Gaier et G. Blitz (Constance).

d'un sens réduit la complexité du sens potentiel 1 et qui s'efforce de «saisir tout ce qui peut être saisi » y laisse échapper l'intérêt esthétique, qui est lié à certaines orientations de l'attente. Cette maxime vaut également pour la formation «naturelle» de la tradition, celle qui s'opère sans intervention active et consciente des sujets, vecteurs du processus: lorsque les normes esthé­tiques du passé se transmettent ainsi jusqu'au présent par le jeu d'un automatisme naturel, elles ne le font pas à la façon d'une boule de neige qui se charge de tout ce qu'elle rencontre, mais en obéissant au principe d'économie qui caractérise tou­jours la formation d'un canon : la transmission abrège, simpli­fie, élimine les éléments hétérogènes. La même maxime enfin s'applique aussi au changement opéré par la conscience sur l'horizon de l'expérience esthétique (le seul cas que j 'avais jus­qu'ici considéré comme important): lorsque le mouvement historique est entretenu par l'action délibérée du sujet récep­teur, que la re-production de l'ancien est déterminée par la pro­duction du nouveau et que l'horizon figé d'une tradition est bouleversé par les anticipations d'une autre expérience esthé­tique possible et non encore réalisée, c'est alors que le carac­tère partiel de chaque réception se manifeste avec le plus de clarté. Un tel changement d'horizon, qui peut remettre en question les valeurs consacrées du passé, modifier la hié­rarchie des «autorités» et provoquer la «rédemption» (Erlö­sung, W. Benjamin) d'un «héritage» oublié, commence en général par renier la tradition établie: l 'art oublié de l'Anti­quité, dont la réception par les humanistes de la Renaissance marque et légitime le début d'une époque nouvelle, a été si exclusivement compris comme la négation de l'époque précé­dente que l'art du Moyen Age devait tomber à son tour, pour des siècles, dans un oubli non moins profond.

C'est pourquoi l'esthétique de la réception reprend à son propre compte la mise en garde adressée par Habermas à l 'herméneutique philosophique : il est impossible de s'appuyer sur un consensus libre qui commanderait le mouvement de la

1. Ici et dans ce qui suit, j'use de la terminologie de la théorie des systèmes de N. Luhmann (in Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie — Was leistet die Systemforschung? Theorie-Diskussion («Théorie de la société ou technologie sociale — Que peut-on attendre de l'étude théorique des systèmes? Discussion de la théorie »), Francfort, 1971, notamment p. 25 sqq.

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ries marxistes qui depuis quelque temps déjà s'efforcent à nou­veau de concilier 1'«appropriation de l'héritage», condition nécessaire au développement d'une culture socialiste, avec leur conception objectiviste des lois de l'histoire économique, sociale et culturelle, sont placées par l'esthétique « bourgeoise » de la réception devant des difficultés dont témoigne le livre récent et remarquable de R. Weimann '.

Weimann, qui partage avec moi quant aux rapports entre la littérature et l'histoire tout un ensemble de prémisses 2 , reproche avant tout à ma théorie de ne pas comprendre l'his­toricité de la littérature à partir de la « corrélation historique et esthétique entre la genèse des œuvres et l'effet qu'elles pro­duisent» (p. 31), et d'opérer entre la tradition, mouvement donné pour autonome et affecté d'une réalité substantielle, et l'histoire en tant que changement d'horizon de l'expérience esthétique, une rupture que la conception matérialiste dialec­tique de la tradition aurait depuis longtemps permis d'éviter (p. 56-58). Ce «malaise méthodologique» serait, selon Wei­mann, caractéristique d'une science bourgeoise de la littéra­ture qui « perd, lorsqu'elle pense historiquement, le sens de la tradition, et lorsqu'elle s'attache à la tradition, le sens de l'his­toire» (p. 51). Je crois avoir ôté sa raison d'être à ce second reproche, en associant comme on l'a vu tradition et sélection, sur les deux plans de la genèse latente d'une tradition quasi institutionnelle et de l'élaboration consciente des canons artis­tiques. Ce faisant, il est vrai, je ne suis probablement pas allé dans le sens de R. Weimann ; car lorsqu'il affirme que par le «jeu d'une compréhension historique intégrale» (privilège

1. En 1965 encore, W. Hohmann constatait que la science marxiste de la lit­térature avait totalement négligé l'étude des effets produits par la littérature (cf. R. Mandelkow, loc. cit., p. 75); les essais de R. Weimann sur ce sujet ont été publiés à partir de 1969; le volume initial et théorique Revolution und Literatur — Zum Verhältnis von Erbe, Revolution und Literatur («Du rapport entre le patrimoine, la révolution et la littérature») dirigé par W. Mittenzwei et R. Reis-bach (Leipzig, 1971 ; «écrit en 1970») procède d'un colloque de l'Institut Cen­tral pour l'histoire de la littérature (Deutsche Akademie der Wissenschaften).

2. Le lien entre «reconstitution historique et réception vivante» (p. 6), la «fonction créatrice du réel» accordée à la littérature à côté de sa fonction «des­criptive» (p. 12), la nécessité d'une réflexion sur la dépendance de l'historien de la littérature par rapport à sa propre situation historique (p. 15), la «position concernant l'origine et la tradition de la pensée historique» depuis la Querelle des Anciens et des Modernes jusqu'à Gervinus et Ranke en passant par Schiller el Humboldt (pp. 15-22, 45).

à contresens de l'évolution qui a conduit au XIXe siècle à la vic­toire du nationalisme et de la politique de force sur l'huma­nisme cosmopolite. En outre, critiquant le retour subreptice du mythe comme solution, j ' a i laissé de côté l'évolution vers les Lumières qui s'accomplit en Thoas et dont l'enjeu n'est rien de moins que la modification du droit dans le sens d'une plus grande liberté. Bien qu'elle n'aille nullement de soi, cette révolution morale qui s'opère chez le noble roi scythe et que l'on pourrait comparer à l'«acte inouï» d'Iphigénie a été dépouillée, au fil de la réception, de son caractère probléma­tique et tendu, et considérée comme une victoire toute natu­relle de l'idéal humaniste. Et comme l'instrument occulte de cette harmonisation était le nouveau mythe de la féminité rédemptrice, notre interprétation critique devait nécessaire­ment le débusquer en recherchant, avec la question qui pou­vait réactualiser l 'œuvre, les raisons susceptibles d'expliquer que nous ne soyons plus satisfaits de la solution proposée par Goethe.

Il faut élucider ici le concept d'actualisation ou de réactuali­sation. Je n'entends par là ni la modernisation naïve qui met un vieux sujet au goût du jour en l'habillant en style moderne, ni le fameux «bond du tigre à l'intérieur du passé» par lequel W. Benjamin définit le rapport de la révolution à la continuité de l'histoire: le choix délibéré, catégorique, d'une certaine image du passé, accompagné du rejet de tout ce qui pourrait s'interposer entre elle et le présent qu'elle doit fonder et justi­fier en tant que recommencement. Dans le domaine de l'art, la réactualisation doit être fondée sur et par l'établissement conscient, réfléchi, d'un lien entre la signification passée et la signification présente des œuvres. Réactualiser une œuvre en renouvelant sa réception, cela présuppose que l'on étudie le rapport dialectique entre l 'œuvre reçue et la conscience récep­trice — étude qui sera nécessairement sélective et abrégée mais qui de cette nécessité même tire la vertu de pouvoir rendre au passé vie et jeunesse. C'est pourquoi cette réactualisation de l'art ancien peut être considérée comme un aspect de la totalisation du passé, si totaliser signifie, comme le définit Karel Kosik, « produire et reproduire, rendre à la vie et rajeunir » 1 . Les théo-

1. Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967, p. 148.

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enviable des marxistes) la tradition peut être enfin comprise comme une histoire, et cette histoire elle-même comprise «à partir de l'unité du présent et du passé» (p. 50), on regrette de ne pas trouver chez lui, parvenant à ce point décisif, une des­cription du fonctionnement de cette unité. S'agirait-il d'autre chose que de cette activité précisément que j 'a i analysée en sélection, totalisation et rajeunissement, et qui doit bien aussi, je pense, être chargée, même dans la théorie du matérialisme historique, d'assurer la médiation re-productive entre le passé et le présent? Quant au premier reproche, il pourrait bien se retourner contre son auteur, qui ne distingue pas entre l'effet et la récept ion 2 ; qui veut que l'histoire de la genèse et l'his­toire des effets de l 'œuvre soient méthodologiquement liées, comme si ce que nous savons de la genèse d'une œuvre pou­vait éclairer la connaissance de ses effets, et ses antécédents expliquer sans discontinuité la suite de son his toire 3 ; qui enfin, pour rétablir l'unité entre l'histoire et la tradition, est obligé de les resubstantialiser, à son corps défendant, en se référant au programme de l'«héritage culturel». Cette tradi­tion que Weimann réassimile à l'histoire n'est rien d'autre que l'«idée d'un héritage historique à l'intérieur duquel le passé subsiste en tant qu'anticipation du futur» (p. 17).

Mais cette métaphysique matérialiste, qui permet de consi­dérer la « vérité de l'effet produit » à la fois comme établie dès l'époque de sa genèse et, en dépit de cette anticipation, comme «toujours nouvelle et pour ainsi dire insoupçonnée» (p. 47), ne peut nous enseigner comment opérer l'assimilation de l'héritage que réclament Engels et Lénine, étant donné que celle-ci exige absolument la sélection de «ce qu'en plus de deux mille ans d'évolution la pensée et la culture humaines

1. On trouve certes chez R. Weimann aussi des formules comme «le mouve­ment historique dans le devenir et l'action sélectrice de la tradition» (p. 70) ou « la dialectique effective de la tradition et de la révolution, de l'évolution natu­relle et du choix» (p. 86), mais elles n'ajoutent rien à sa thèse principale dont je fais ici la critique.

2. Cf. p. 37: pour l'historien, «la meilleure façon de favoriser l'action de l'œuvre littéraire ancienne dans notre temps, c'est d'en étudier la genèse dans le temps qui a été le sien.» Souvent on ne sait pas si Weimann entend par «genèse» les antécédents de l'œuvre (y compris l'histoire de ses sources), ou l'influence exercée sur elle par le temps où elle a été produite (cf. par ex. pp. 14, 31 ,43 , 54).

3. Loc. cit., pp. 147, 152.

De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 281

ont produit de meilleur» (Lénine, cité p. 41). Dans une philo­sophie marxiste de l'histoire de l'art il n'y a place que pour une connaissance qui soit reconnaissance de processus entiè­rement objectifs et soumis aux seules lois de l'histoire; il n'y en a pas pour une sélection qui ferait intervenir la liberté de la conscience humaine; le rôle dominant dans l'expérience re­productive de l'art ancien ne peut donc pas être accordé à la conscience présente. Walter Benjamin en a tiré pour le maté­rialisme historique une conclusion de nature eschatologique : « À vrai dire, seule une humanité libérée peut prendre intégra­lement possession de son passé. En d'autres termes : le passé de l 'humanité ne sera disponible pour elle dans la totalité de ses instants que quand elle sera libérée» {Thèses sur l'histoire de la philosophie, III).

Qui reprend cette formule célèbre à son compte (p. 45), mais doit, sans pouvoir attendre d'accéder à la terre promise de cette totalité, s 'approprier dès maintenant l'héritage et donc décider de «ce qui vaut vraiment d'être conservé» (Engels, p. 40), ne s'en tire pas lui-même en tant que marxiste sans ce relativisme et cet arbitraire dans la décision qu'il imputait à 1'«esthétique bourgeoise de la réception». Il ne pourra échapper au reproche d'arbitraire que s'il est prêt à remettre en question la pseudo-objectivité de cette totalité qu'il revendique — autrement dit de cette loi de l'évolution qu'il invoque pour s'adjuger l'exclusivité de l'héritage, et s'il consent à justifier par une démarche herméneutique son entreprise de totalisation partielle du passé. Cette difficulté devrait être l'occasion de faire enfin un usage autre que rhé­torique de la formule dialectique de «l'unité dans la contra­diction», à propos de la continuité entre la genèse des grandes œuvres littéraires et les effets qu'elles produisent (p. 14-47); en fait, Weimann recourt pour la résoudre à un principe qui contredit formellement sa thèse d'une vérité préformée et rompt l'unité objective du passé et du présent qui s'en dédui­sait. Il s'agit de la recommandation que Schiller adresse à l'historien de laisser en suspens la question de l'histoire comme totalité et, « remontant à partir de l'état le plus récent du monde», de dégager et de réactualiser sélectivement les événements qui apparaissent comme les antécédents de notre expérience historique actuelle et donc justifient un discours

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282 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 283

part» ont été formulées des objections qui ne pourront être levées sans doute, en fin de compte, que par l'épreuve de la mise en prat ique 1 . On observe d'abord que ma définition de 1'«horizon d'attente» aurait besoin d'être sociologiquement affinée, et que même à l'intérieur du champ de la littérature elle ne sera jamais qu'une fiction heuristique tant qu'elle ne tiendra pas compte de la pluralité effective et de la diversité des arrière-plans de l'attente qui peuvent déterminer un pro­cessus de réception 2 . On me reproche ensuite de rester la plu­part du temps, dans mes exemples, à l'intérieur du seul champ littéraire pour définir l'expérience qui est censée constituer l'attente, et de limiter l'expérience sociale au domaine éthique ; la notion d'attente — qu'il vaudrait mieux remplacer par celle d'intérêt ou de besoin — ne serait plus chez moi «qu'une hypothèse gratuite sur l'à-venir» ; enfin, je méconnaî­trais le fait que le capitalisme actuel avec son industrie de la culture « ne tolère absolument pas que la littérature modifie le comportement de l'individu (lecteur) dans le sens d'un déve­loppement de son humanité » 3 .

Je ne chercherai pas à contester que le concept d'« horizon d'attente» tel que je l'ai introduit se ressent encore d'avoir été développé dans le seul champ de la littérature, que le code des normes esthétiques d'un public littéraire déterminé, tel qu'on le reconstituera ainsi, pourrait et devrait être modulé sociolo­giquement, selon les attentes spécifiques des groupes et des classes, et rapporté aussi aux intérêts et aux besoins de la situa­tion historique et économique qui déterminent ces attentes. (Remarquons en passant que, comme l'enseigne la critique idéologique, ces intérêts et ces besoins ne pouvant le plus sou­vent, dans la réalité de la vie sociale, se manifester de façon directe ni a fortiori être verbalisés, même une herméneutique

1. C. Träger, p. 21 ; B. J. Warneken, pp. 364-365; pour un premier exemple d'application pratique à l'aide de la sociologie de la connaissance, le lecteur est renvoyé au dernier essai de ce volume (« La douceur du foyer»).

2. La proposition faite par R. Mandelkow de distinguer entre l'attente de l'époque en général, ce qu'elle attend d'une œuvre et ce qu'elle attend d'un auteur (p. 79) me semble judicieuse, appliquée dans le champ de la littérature ; on pourrait même à ce propos distinguer encore, à l'intérieur de l'attente de l'époque, l'attente spécifique du genre (style et canon littéraire des auteurs dominants).

3. C. Träger, loc. cit., p. 21.

partiel sur l'histoire universelle (p. 16-38). J'ai cru jusqu'ici que cette recommandation, qui occupe une place d'honneur également dans ma propre théorie, était idéaliste; s'il se révèle qu'elle est dialectique et matérialiste, une bonne partie de toute la controverse est sans objet, et R. Weimann devra modifier sa démarche à l'avenir plus que je n'ai dû modifier la mienne dans le passé.

Horizon d'attente et fonction de communication

Il reste à considérer sous un troisième angle le caractère partiel de l'esthétique de la réception. D'abord elle ne veut ni ne peut revendiquer qu'une priorité herméneutique en ce qui concerne la fonction productive et la fonction représentative de la praxis esthétique. Ensuite, son étude critique des pro­cessus de réception reste tributaire du savoir historique et de l'explication analytique, lorsqu'il s'agit d'expliquer les concré­tisations par le contexte historique et social de la réception. Enfin, elle doit s'ouvrir aux théories de la communication, de l'action et de la sociologie de la connaissance, pour pouvoir comprendre comment l'art, facteur de la praxis sociale, contribue à faire l'histoire. Car l'historicité de l'art et de la lit­térature ne se réduit pas au dialogue entre le lecteur ou le spectateur et l'œuvre, entre le présent et le passé. Le lecteur n'est naturellement pas isolé dans l'espace social, « réduit à la seule qualité d'individu l isant» 1 . Par l'expérience que lui transmet sa lecture, il participe à un processus de communi­cation dans lequel les fictions de l'art interviennent effective­ment dans la genèse, la transmission et les motivations du comportement social. L'esthétique de la réception devrait pouvoir étudier cette fonction de création sociale de l'art et la formuler objectivement en un système de normes ou horizon d'attente, si elle réussit à saisir, là où le savoir pratique et les modèles de comportement communicationnel se concrétisent, la fonction médiatrice que l'expérience esthétique exerce entre eux.

Contre cette «théorie qui certes est juste mais ne mène nulle

1. C. Träger, loc. cit., p. 21.

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284 De / 'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 285

verte du procédé artistique, réponse à une incitation intellec­tuelle — cependant que le lecteur accepte ou refuse d'intégrer l'expérience littéraire nouvelle à l'horizon de sa propre expé­rience.

À la fusion diachronique des horizons, que H. G. Gadamer a introduite dans l 'herméneutique historique, nous ajoutons donc ainsi une fusion synchronique. Dans l'un et l'autre cas on voit se manifester le caractère partiel de l'horizon de toute expérience parvenue au niveau de la formulation: de même que dans la reproduction du passé les limites de la perspective présente n'admettent qu'un sens dominant, qu'une concrétisa­tion parmi celles qui ont été ou qui peuvent être, de même l'expérience esthétique demeure elle aussi une «enclave de sens » 1 cernée par l'horizon d'attente de la réalité quotidienne — ce qui n'interdit pas, toutefois, mais permet au contraire à l'expérience esthétique de satisfaire ou de dépasser des attentes figées par l'habitude ou la norme, de les faire accéder au niveau de la formulation, de les confirmer ou de les remettre en question. Le rapport de l'expérience esthétique à

J^expérience pratique ne se pose donc pas d'abord au niveau du transfert d'un contenu d'expérience d'un horizon fictif à un horizon objectif, celui de la réalité — cadre où s'accomplissent les actes. Nous dirons plutôt que le comportement spécifique de l'attitude esthétique fait accéder au niveau de la formula­tion l'horizon virtuel d'attentes formées aussi bien par l'expé­rience esthétique antérieure que par l'expérience pratique de la vie, mais qui ne sont plus ou pas encore conscientes, et donne ainsi au lecteur isolé la possibilité de reprendre à son compte un univers «où d'autres vivent déjà» 2 . Ainsi, la fonc-

1. Sur cette définition de l'expérience esthétique et de l'expérience religieuse comme «enclaves de sens» (Sinnenklave) dans la réalité du monde quotidien, cf. P. L. Berger-Th. Luckmann : Die gesellschaftliche Konstruktion der Wirklichkeil — Eine Theorie der Wissenssoziologie (« La réalité comme construction sociale : théorie de la sociologie du savoir»), 2e éd., Francfort, 1971, p. 28; les dévelop­pements qui suivent s'inspirent de la théorie phénoménologique des Relevanz­systeme de A. Schütz, développée par Luckmann («Théorie de la pertinence» — Relevanz — ou non-pertinence des facteurs dans un système donné, [N. d. T.]). Cf. A. Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort, 1971.

2. Cf. à ce sujet le chapitre «Die Internalisierung der Wirklichkeit» in P. L. Berger-Th. Luckmann, p. 139 sqq., et W. Iser, Der implizite Leser: Kommunika­tionsformen des Romans von Bunyan bis Beckett («Le lecteur implicite; les formes de la communication dans le roman de B. à B.»), Munich, 1972 (Uni-

matérialiste est impuissante à les saisir autrement que par exemple la sociologie ne saisit les normes inconscientes du comportement : à travers les attentes des sujets sociaux.) Pour répondre aux objections qui m'ont été faites, je voudrais pro­poser que l'on distingue désormais l'horizon d'attente littéraire impliqué par l 'œuvre nouvelle et l'horizon d'attente social: la disposition d'esprit ou le code esthétique des lecteurs, qui conditionne la réception.

Une analyse de l'expérience esthétique du lecteur ou d'une collectivité de lecteurs, présente ou passée, doit considérer les deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens — Veffet produit par l 'œuvre, qui est fonction de l 'œuvre elle-même, et la réception, qui est déterminée par le destinataire de l 'œuvre — et comprendre la relation entre texte et lecteur pomme un procès établissant un rapport entre deux horizons ou opérant leur fusion. Le lecteur commence à comprendre l 'œuvre nouvelle ou qui lui était encore étrangère dans la mesure où, saisissant les présupposés qui ont orienté sa com­préhension, il en reconstitue l'horizon spécifiquement litté­raire. Mais le rapport au texte est toujours à la fois réceptif et actif. Le lecteur ne peut «faire parler» un texte, c'est-à-dire concrétiser en une signification actuelle le sens potentiel de l 'œuvre, qu'autant qu'il insère sa précompréhension du monde et de la vie dans le cadre de référence littéraire impli­qué par le texte. Cette précompréhension du lecteur inclut les attentes concrètes correspondant à l'horizon de ses intérêts, désirs, besoins et expériences tels qu'ils sont déterminés par la société et la classe à laquelle il appartient aussi bien que par son histoire individuelle. Il n'est guère besoin d'insister sur le fait qu'à cet horizon d'attente concernant le monde et la vie sont intégrées aussi déjà des expériences littéraires anté­rieures. La fusion des deux horizons: celui qu'implique le texte et celui que le lecteur apporte dans sa lecture, peut s'opérer de façon spontanée dans la jouissance des attentes comblées, dans la libération des contraintes et de la monoto­nie quotidiennes, dans l'identification acceptée telle qu'elle était proposée, ou plus généralement dans l'adhésion au sup­plément d'expérience apporté par l 'œuvre. Mais la fusion des horizons peut aussi prendre une forme reflexive : distance cri­tique dans l'examen, constatation d'un dépaysement, décou-

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286 De / 'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 287

1. J'ai développé ce point dans ma «Petite apologie de l'expérience esthé­tique», xil, dans ce volume, et dernièrement dans mon livre: Ästhetische Erfah­rung und literarische Hermeneutik, Munich, 1977, chap. A 7/8, B 1/2.

2. G. Kaiser, loc. cit., pp. 56-57. 3. B. J. Warneken, pp. 363-365; mais aussi C. Träger, p. 22: «Si elle (= la

thèse de Jauss) est ainsi contestée, ce n'est pas parce que l'on voudrait remettre en question la possibilité d'une action pratique de la littérature. Mais la littéra­ture ne peut travailler efficacement au progrès et à la réalisation d'un véritable humanisme que dans le cadre et comme élément de la lutte des individus orga­nisés en classe : il fallait que cela fût dit. »

4. «Prophète rechts, Prophète links, I Das Weltkind in der Mitten»: vers célèbres de Goethe, fin d'un « poème de circonstance » de 1774 : Dîné zu Coblenz — Zwischen Lavaler und Basedow {N. d. T.).

velles) que la contribution proprement immense de l'art didactique à la transmission, à la diffusion, à l'élucidation du savoir existentiel amassé dans la pratique quotidienne et que chaque génération devait transmettre à la suivante '. Faut-il se résigner à voir la fonction communicationnelle de l'art réduite à un appel « à pousser au plus haut degré l'autodétermination individuelle» 2, ou la laisser tout simplement en suspens jus­qu'à nouvel ordre — jusqu'au moment où une « conscience de classe qui ne se sera pas formée seulement dans l'expérience littéraire » aura posé les conditions d'une nouvelle communi­cation par l'art, libérée de toute relation d 'autori té 3 ? Placé devant ce choix — « Prophète à droite, prophète à gauche »4 — je préfère en dépit des anathèmes le divan, peut-être pas sim­plement confortable, après tout, d'une méthode qui, du fait même qu'elle est partielle, peut être l'invitation à poursuivre en commun la réflexion sur le point de savoir si l'on peut — et comment on pourra — rendre aujourd'hui à l'art la fonction de communication qu'il a presque complètement perdue.

tion communicative ou communicationnelle de l'art, sa fonc­tion de création sociale donc, ne commence pas simplement à l'instant où le lecteur isolé devient un « acteur de l'histoire en s'associant à d'autres individus dont l'effort va dans le même sens» '. Elle joue déjà lorsque le lecteur reprend virtuellement à son compte certaines normes, certaines attentes, et qu'il apprend, par l'identification esthétique, ce que peut être l'ex­périence et le rôle des autres, le tout pouvant déterminer son comportement dans le sens de l'imitation de modèles, certes, mais aussi de la motivation consciente et du changement de son expérience à venir.

Le rôle particulier qui revient, dans l'activité communica­tionnelle de la société, à l'expérience esthétique peut donc s'articuler en trois fonctions distinctes : préformation des com­portements ou transmission de la norme ; motivation ou créa­tion de la norme ; transformation ou rupture de la norme. La théorie esthétique de notre temps, qu'elle soit d'inspiration bourgeoise ou (néo-)marxiste, mes propres travaux compris, a mis l'accent presque exclusivement sur la fonction de rupture, en raison de son intérêt prédominant pour le rôle émancipa-teur de l'art. Elle a considéré que la fonction sociale la plus eminente de l'expérience esthétique était de privilégier l'évé­nement créateur de nouveauté par rapport à la répétition rou­tinière de l'accompli, la négativité et l'écart par rapport à toute affirmation des valeurs établies et à toute signification devenue traditionnelle. Entre les pôles de la rupture et de la réalisation des normes, entre le renouvellement des horizons dans le sens du progrès et l 'adaptation à une idéologie régnante, cependant, l'art est intervenu dans la praxis sociale, tout au long des siècles qui ont précédé son accession à l'au­tonomie, en exerçant toute une gamme d'actions que l'on peut appeler communicationnelles, au sens restreint d'actions créa­trices de normes. En font partie aussi bien le rôle joué par l'art héroïque (poser, fonder, exalter et légitimer des normes nou-

Taschenbücher, 163), en particulier p. 8: «Les normes sont des régulateurs sociaux qui, transportés dans l'univers du roman, y perderit tout d'abord leur caractère pratique. Ils y sont insérés dans un contexte nouveau qui modifie leur fonction en ce sens qu'ils n'y agissent plus comme régulateurs (ainsi qu'ils le fai­saient dans le contexte de la société) mais qu'ils y deviennent eux-mêmes objets d'une formulation théorique».

1. C. Träger, p. 21.

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La douceur du foyer

La poésie lyrique en 1857 comme exemple de transmission

de normes sociales par la littérature

I

Le lyrisme a toujours été le parent pauvre de la sociolo­gie littéraire; il le reste encore pour la nouvelle théorie matérialiste de la littérature, en dépit des études demeu­rées inachevées de Walter Benjamin sur Baudelaire. Que l'on considère, dans l'expérience littéraire, le rapport mimétique entre la forme ou la représentation et la réalité ou bien les fonctions cognitive et communicationnelle que la société a si longtemps attribuées à la littérature, le genre choisi pour les étudier a presque toujours été jusqu'à présent le roman. En tant que «pur acte de langage», la poésie lyrique semble se soustraire par nature plus complètement que toute autre forme littéraire à la mimesis, à 1'« illusion référentielle » aussi bien qu'à 1'«interaction communicationnelle». Cette seule raison suffirait à donner un intérêt tout particulier à la tenta­tive de Michael Riffaterre visant à traiter par la stylistique structurale la fonction représentative ou descriptive du lyrisme 1 . Riffaterre ayant depuis des années déjà pris le parti d'ouvrir sa stylistique structurale en direction du rapport entre le texte et le lecteur, le principe directeur de cette tenta­tive : « le poème n'est pas un aboutissement, mais un point de

1. « Le poème comme représentation » dàiss-Poétique 4 ( 1970), 401 - 418 ; cf. en outre «Sémantique du poème», dans Cahiers de l'Assoc. intem. des études fran­çaises, 23 (1971, «The Stylistic Approach to Literary History», dans New Lite-rary History, 2 (1970); «Modèles de la phrase littéraire», dans Problèmes de l'analyse textuelle, éd. par P. Léon et alii, Montréal et Paris, (Didier), 1971.

La douceur du foyer 289

dépar t» 1 , et sa mise en œuvre se trouvent coïncider avec l'orientation de l'esthétique de la réception, que je représente. Il n'est cependant pas question d'affronter ici les deux méthodes, mais au contraire de les développer conjointement en vue de savoir si — et comment — il est possible de décou­vrir des aspects communicationnels dans la fonction de repré­sentation du lyrisme. Poser cette question, c'est évoquer en même temps un problème qui concerne aussi la sociologie, à laquelle la praxis esthétique peut fournir pour le résoudre un apport sans doute irremplaçable : le problème de la transmis­sion, de la formation et de la légitimation des normes sociales.

Riffaterre part de la constatation que ni le lecteur moyen ni la critique traditionnelle ne prennent pour critère de leur juge­ment l'autonomie de l'art : au-dessous de cette ligne de crête que constitue la réflexion esthétique, le poème est évalué par référence à l'expérience vécue; on admire son authenticité, ou l'on déplore qu'il en manque. De cette habitude de récep­tion qui caractérise le lecteur «normal», toutefois, il ne faut pas selon Riffaterre conclure qu'il identifierait naïvement les signes linguistiques du poème avec des choses préexistantes : même l'expérience que le lecteur moyen fait du lyrisme part non pas d'une réalité extérieure, mais « de mots » qui font voir les choses « d'une certaine manière » et leur donnent ainsi un aspect « poétique » 2 . La fidélité d'un poème dans la représenta­tion de l'objet se mesure au cliché linguistique ou à la «mytho­logie» — en termes plus simples, à l'idée ou à l'image que le lecteur se fait de la réalité représentée, et non pas à la connais­sance objective qu'il en a. La représentation poétique d'une réalité est plus persuasive que sa simple expression par le dis­cours ordinaire parce qu'elle est surdéterminée, et non parce qu'elle serait ressemblante ou vraisemblable. Ce concept de surdétermination sert à l'analyse structurale pour tenter de saisir l'effet produit par la représentation poétique. Selon Rif­faterre, la surdétermination résulte de la combinaison de trois

1. «Le poème comme représentation», p. 403. 2. Ibid., pp. 403 et 418: «La description littéraire de la réalité ne renvoie

donc aux choses, aux signifiés, qu'en apparence; en fait, la représentation poé­tique est fondée sur une référence aux signifiants. » Cela signifie que l'analyse de M. Riffaterre s'étend, selon la terminologie de Hjelmslev, à la «forme du contenu» — cf. la discussion sur les «Modèles de la phrase littéraire», p. 197.

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290 La douceur du foyer

éléments : le code linguistique, la structure thématique et les modèles de description interférents. Le premier de ces élé­ments n'appelle l'explication que si la langue de l 'auteur est tel­lement éloignée dans l'histoire que le lecteur tardif a besoin qu'elle soit traduite dans le code linguistique de son temps. La structure thématique correspond au plan syntagmatique : elle devient effective et perceptible dans la mesure où le lecteur, décodant le message, enregistre successivement, par rapport aux conventions lyriques attendues, tous les écarts que l 'auteur a encodés pour attirer l'attention de ses lecteurs futurs '. Quant au plan paradigmatique, il est constitué par le système descrip­tif, ce que Harald Weinrich a nommé les « champs sémantiques d'image » interférents {interferierende Bildfelder2), c'est-à-dire les associations émanant de certains mots chargés d'un poten­tiel connotatif suffisant; elles évoquent chez le lecteur un champ spécifique et défini de représentations, dont il lui suffit souvent de rencontrer un élément pour en identifier tout le sys­tème (par exemple le carillon pour le champ sémantique d'image de Vhorloge).

Ce que la stylistique structurale peut donner en étudiant l'interférence de ces trois structures, Riffaterre en a fourni la démonstration exemplaire sur un poème de Victor Hugo, Écrit sur la vitre d'une fenêtre flamande. La démarche de l'ana­lyse ne va pas d'une réalité représentée vers sa représentation ou sa description dans le poème, mais parvient au contraire à montrer « comment la représentation crée la chose représen­tée, comment elle la rend vraisemblable, c'est-à-dire recon-naissable et satisfaisante à la lecture » 3 . Étudiant le texte sous l'angle de ce que W. D. Stempel appellerait le mouvement continu du système syntagmatique entre les pôles du dévelop­pement et de la correction 4 , l 'interprétation permet de voir comment, de mot en mot, ou plus exactement de «champ d'image » en « champ d'image », le sens de la structure théma­tique se révèle au lecteur, entre la «surprise» et la «rétro-

1. « Critères pour l'analyse du style », in Essais de stylistique structurale, Paris, 1971, p. 33.

2. (Bildfelder) Harald Weinrich, «Münze und'Wort. Untersuchungen an einem Bildfeld», in Festschrift für G. Rohlfs, Halle, 1958, pp. 508-521.

3. «Le poème comme représentation», p. 404. 4. «Pour une description des genres littéraires», in Actes du XIF congrès

international de linguistique romane, Bucarest, 1968.

La douceur du foyer 291

act ion» 1 . Et comme le contexte permet d'induire à partir de sa réalisation ou de sa modification la norme qu'il implique, la surdétermination peut être établie sans recours à un savoir historique ou à des valeurs esthétiques, de telle sorte que l'analyse du processus de réception dégage des données objec­tivement formulables (« Le contraste résultant de cette interfé­rence est le stimulus stylistique») 2.

Si maintenant nous nous reposons la question de savoir comment le poème, à partir de sa fonction représentative, peut développer aussi une fonction communicationnelle, et com­ment l'expérience de la réception peut transmettre au lecteur solitaire un modèle d'identification esthétique et d'« interaction sociale» (Interaktionsmuster), nous devons pour y répondre appliquer le procédé de Riffaterre par extension au-delà des limites d'un poème singulier et de la norme esthétique impli­quée par son contexte. Ce texte poétique, qui captive l'attention du lecteur par ses interférences, ses éléments surdéterminés, et le contraint à un décodage contrôlé, il faut bien qu'il soit aussi porteur d'une signification, d'un «message». Si le poème doit s'imposer à l'attention non seulement par sa forme mais aussi par ^on contenu, il faut bien que le message poétique se dis­tingue de la simple information. L'effet de ce message pourrait être par exemple de rouvrir l'éventail des possibilités et de pro­blèmes impliqués par une situation dont la signification, nive­lée par la routine de la vie quotidienne, n 'a plus pour nous que l'évidence de la banalité. À partir d'une situation occasionnelle dont le sens est révélé dans toute la plénitude de sa richesse par le moi lyrique qui s'y engage ou en assume victorieusement le risque, le message poétique pourrait s'intégrer à l'horizon de l'expérience du lecteur en tant qu'attente d'un sens ou que modèle communicationnel. Certes, tout texte lyrique ne ren­ferme pas un message explicite que le lecteur peut comprendre comme la réponse à une question impliquée par le texte ou comme la solution d'un problème posé par une situation du monde vécu. Cependant, même dans le cas limite de ce lyrisme moderne qui, rejetant toute situation évoquée et toute possibi­lité de signification, se refuse à délivrer quelque «message»

1. Essais de stylistique structurale, p. 58.

2. Ibid, p. 57.

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que ce soit et veut être compris et goûté comme étant son propre réfèrent, le texte présente encore, implicites, deux caractères du message poétique: il procède d'une situation donnée et il ouvre sur des significations.

Et s'il s'agit de dégager le message poétique explicite, impli­cite, masqué ou refusé qui se communique au lecteur dans la jouissance esthétique du poème, l'analyse structurale ne peut plus rester elle-même enfermée à l'intérieur du contexte, dans le circuit clos de la norme induite et de l'écart, de la descrip­tion du système et des interférences. Alors doit être posée la question de la norme qui détermine a priori comme attente la structure thématique et peut entrer comme représentation dans l'expérience du lecteur qui en a pris connaissance en même temps qu'il «recevait» le poème. Car même si la des­cription littéraire de la réalité ne renvoie pas immédiatement aux choses, elle se réfère à la représentation que nous en avons — soit qu'elle nous permette de les reconnaître avec évidence, soit qu'elle fasse naître cette représentation chez le lecteur encore jeune ou inexpérimenté qui ne la possédait pas, et pré­forme ainsi son expérience à venir. Il n'est pas tout à fait juste, en ce sens, de dire : « Qui n 'a jamais veillé au chevet d'un mou­rant n'en est pas moins sensible à la force évocatrice du mot râle » 1 . Quiconque a fait cette expérience peut trouver dans la force évocatrice du mot une résonance supplémentaire éma­née du souvenir; mais qui se représente une telle scène pour la première fois à travers le poème sera orienté a priori dans son attente par la norme que transmet le poème, lorsque la vie le placera dans la situation correspondante. L'expérience esthétique apparaît comme un univers à part, et peut cepen­dant se rapporter aux choses mêmes de l'expérience pratique, de la vie réelle. C'est pourquoi l'on doit se demander, à propos de la fonction de représentation du lyrisme, quel est l 'apport propre du point de vue esthétique lorsqu'il communique la représentation d'un objet ou d'une action, qu'il nous la donne à connaître ou à reconnaître.

Nous ne pouvons ici considérer cette question qu'à propos de ceux des champs sémantiques d image qui jouent un rôle dans la transmission de normes concernant la vie quoti-

1. «Le poème comme représentation», p. 407.

La douceur du foyer 293

dienne. Riffaterre n'a pas encore organisé ses systèmes des­criptifs en fonction de tels critères de pertinence. Il part des sèmes et des codes qui leur correspondent, c'est-à-dire du potentiel sémantique de concepts capables de générer un ou plusieurs systèmes de description; il montre comment, dans la poésie, le développement de séquences descriptives peut être assujetti à certaines règles (par exemple celles de la géné­ration par tautologie ou par oxymoron); il recourt à des modèles rhétoriques, à des clés allégoriques, à des mytholo-gèmes et à des symboles. Il résulte de là que l'extension de tels systèmes descriptifs ou champs sémantiques d'image peut varier dans des limites très larges, depuis le cercle très res­treint de l'épithète classique jusqu'au vaste champ du mot symbolique chargé de toutes les richesses de la tradition et dont le potentiel de signification peut s'articuler en une plura­lité de secteurs distincts. Le seuil qui sépare le champ séman­tique d'image dans sa fonction représentative du modèle descriptif à fonction communicationnelle est atteint quand le système d'associations lexicales s'insère dans un modèle évo­quant une situation déterminée. Pour savoir si un «champ d'image » renferme ou non un modèle d'activité communica­tionnelle (ou «interaction sociale»), on peut se demander si le module descriptif est formulable dans les termes d'un «jeu de langage» (Sprachspiel). Nous prendrons comme exemple, dans l'analyse de Riffaterre, l'articulation du mot carillon selon différents codes sémantiques. Le sens du modèle des­criptif est déjà préorienté pour le lecteur par le choix de tel ou tel adjectif accompagnant le «son de la cloche » : « Si la sonne­rie était un tocsin appelant aux armes, les sons de la cloche seraient de bronze ou d'airain, métaux des armes poétiques. Si la cloche tintait dans un clocher de village, elle serait enrouée comme le gosier d'un rustre. Si la cloche n'est que la clochette toute prosaïque d'un portail de jardin bourgeois, le fer vul­gaire suffirait» 1. Le champ sémantique de l'image du carillon peut évoquer au lecteur par métonymie, selon les cas, la mise en alerte, la ronde des heures ou le tintement annonciateur d'une visite. La description d'une situation se change en modèle d'interactior sociale lorsqu'en tant que «jeu de lan-

1. Ibid., p. 408.

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gage » elle implique, nomme ou fonde en légitimité des règles qui informent le lecteur de ce dont il s'agit et de ce qu'il y a lieu de faire, par exemple lors d'un appel aux armes, selon les phases du jour marquées par l'horloge du clocher ou quand un visiteur sonne à la porte du jardin (exemple que l'arrivée de Swann, dans le premier volume de la Recherche, a rendu célèbre).

Les systèmes descriptifs de la stylistique structurale rédui­sent une première fois le code lexical de la langue parlée, aux mots qui peuvent remplir dans le code poétique du lyrisme la fonction de noyau évocateur de normes. Le choix de ces mots ne peut se déduire directement de l'articulation lexicale d'une langue; il présuppose une série de sélections extralinguis­tiques que seule l'histoire peut expliquer, et donc un consen­sus variable chez les utilisateurs familiarisés avec le code poétique 1 . Au-delà de cette première réduction il faut en opé­rer une seconde, si l'on veut découvrir dans et derrière les sous-systèmes descriptifs d'un poème les modèles d'interac­tion sociale ou les «jeux de langage» qui peuvent donner au lyrisme, plus fait par nature pour exprimer que pour commu­niquer ou représenter, également une fonction communica-tionnelle. De tels modèles, que la vie sociale engendre en «habitualisant » certaines actions, c'est-à-dire en les érigeant en stéréotypes de comportement, ont pour effet de provoquer des attentes qui se fixent en normes sociales et peuvent se transmettre de génération en génération sans avoir besoin pour autant d'être expressément formulées ou codifiées comme les dispositions de la loi, les commandements de la religion ou les maximes de la morale. Il s'agit d'un savoir dans l 'ordre du comportement, de Yhabitus, qui peut s 'apprendre par l'action même ou par l'exemple, comme un rôle que l'on doit jouer,

1. La meilleure explication en est donnée par l'exemple choisi par M. Riffa-terre lui-même pour illustrer le recoupement des systèmes descriptifs : « Le sys­tème mère dont l'hyperbole est jeune mère s'oppose au système vieille mère. Dans ce dernier, par exemple, le rapport "mère-enfant" est inverti, puisque c'est l'enfant qui protège et nourrit, ou ne le fait pas. Situation compliquée dans la négative: s'il y a ingratitude, fils prodigue est lié à père plutôt qu'à mère, et s'il y a mort, la relation relève du système mater dolorosa » (« Modèles de la phrase lit­téraire», p. 144, n. 34). Ces systèmes descriptifs représentent de toute évidence des modèles élémentaires d'interaction sociale ou des normes sociales tradi­tionnelles et ne sont donc pas simplement « bâtis sur les signifiants et non sur les référents».

La douceur du foyer 295

qui implique certaines attitudes et que l 'étranger ou l'histo­rien peuvent mieux observer, avec le recul de la distance, que celui qui participe au jeu — car le système des comportements et des relations humaines auquel son environnement l'appelle à obéir a pour lui d'ordinaire un tel caractère d'évidence ou d'invisibilité qu'il ne prend conscience des normes, des règles du jeu, que quand elles sont perturbées. Sauf si l'art et la litté­rature éveillent chez lui précisément cette conscience. Car c'est là l'une des contributions les plus importantes, quoique encore bien peu étudiée, que l'expérience esthétique apporte à la praxis sociale : faire parler les institutions muettes qui régis­sent la société, porter au niveau de la formulation thématique les normes qui font la preuve de leur valeur, transmettre et justifier celles qui sont déjà traditionnelles — mais aussi faire apparaître le caractère problématique de la contrainte exer­cée par le monde institutionnel, éclairer les rôles que jouent les acteurs sociaux, susciter le consensus sur les nouvelles normes en formation et lutter ainsi contre les risques de la réi-ficatidnet de l'aliénation par l'idéologie.

La sociologie de la connaissance, dont je viens d'utiliser l'appareil conceptuel 1 , n 'a visiblement pas encore apprécié à sa juste valeur le rôle que remplit l'expérience esthétique dans la constitution de la réalité sociale 2 . Le but de l'étude que j ' en­treprends ici est de décrire ce rôle sur un exemple pris dans l'histoire, et de jeter ainsi un pont entre la théorie littéraire de l'esthétique de la réception et la théorie du «monde vécu» (Lebenswelt) qu'a développée la sociologie du savoir 3 . Je ne peux certes trouver dans la sociologie du savoir un système

1. Cf. P. L. Berger et Th. Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruktion der Wirklichkeit — Eine Théorie der Wissenssoziologie (« La réalité comme construc­tion sociale: théorie de la sociologie de la connaissance») 2' éd., Francfort, 1971. Éd. originale américaine The Social Construction of Reality, New York, 1966. En ce qui concerne la terminologie, à Lebenswelt correspond monde vécu ; à Subsinnwelt (angl. subuniverse) : univers particulier; à Sinnenklave: enclave de sens ; à Relevaniachse : axe de pertinence.

2. Berger-Luckmann, op. cit., p. 28, où l'art est introduit comme «enclave de sens» mais n'est pas encore vu pour autant dans sa fonction la plus authenti-quement sociale : transmission, formation, légitimation des normes.

3. Cette étude doit être élargie progressivement à l'ensemble du système com-muntcationnel représenté dans le lyrisme français de l'année 1857 ; elle est une partie de l'analyse en coupe synchronique que je projette de pratiquer sur la production littéraire de l'année décisive qui a vu paraître Les Fleurs du Mal et Madame Bovary. — Sur les possibilités d'un travail interdisciplinaire associant

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complet, achevé, de tous les modèles d'interaction sociale qui fondaient la réalité quotidienne d'un monde vécu face auquel nous avons déjà un recul de plus de cent ans, bien qu'il soit à l'origine de celui où nous vivons encore : le monde bourgeois tel qu'il était en 1857, l'année qui vit paraître Les Fleurs du Mal. Mais je peux emprunter avec profit à cette discipline la théorie de la construction du monde social. Cette construction peut être saisie à la fois comme processus se décomposant en une succession de phases : les stéréotypes de comportement se constituent, s'institutionnalisent, reçoivent une légitimité, sont intériorisés (par la socialisation primaire et secondaire) — et comme résultat, dans un système hiérarchisé de rôles sociaux, d'institutions et d'«univers particuliers» (Subsinnwelten) cons­tituant des « enclaves de sens » (Sinnenklaven) à l'intérieur de la réalité quotidienne qui les englobe tous. Ce que nous avons jusqu'à présent nommé modèle d'interaction sociale ou jeu de langage ne se présente pas isolément dans la praxis sociale, mais à l'intérieur d'un système d'attentes bien défini; les dif­férentes normes de comportement y sont intégrées à des rôles exigés par la vie en commun, les rôles normalisés par la société s'intègrent à leur tour, en se définissant réciproque­ment comme des types, dans des institutions dont l'ordre est garanti par une légitimation qui « donne à ses impératifs prag­matiques la dignité d'une instance normative » 1 et peut confé­rer finalement à cet ordre le caractère — ou si l'on veut l 'apparence idéologique — d'un «univers particulier» possé­dant son sens propre. Comme la réalité du monde quotidien est le plus souvent perçue et acceptée selon de telles modalités de signification et d'expérience strictement définies, l'analyse que j 'entreprends ici doit se fixer pour but de saisir les modèles d'interaction dans le contexte de l'univers particulier qui, formant l'horizon du monde vécu, les contient et leur donne une légitimité. Comment chacun de ces univers parti­culiers se délimite par rapport aux autres à l'intérieur de la pensée collective, c'est ce que les documents de l'histoire

la science de la littérature et la sociologie de la connaissance, cf. H. U. Gum-brecht, «Soziologie und Rezeptionsästhetik », m Neue Ansichten einer künftigen Germanistik, éd. par H. Kolbe, Munich, 1973, pp. 48-74.

1. Berger-Luckmann, op. cit., p. 100.

La douceur du foyer 297

sociale indiquent rarement de manière expresse. Il n'en sera peut-être que plus profitable de voir quelles informations le lyrisme en tant que véhicule de modèles communicationnels peut fournir sur les univers particuliers et leur délimitation dans la réalité quotidienne du monde bourgeois au XIXe siècle.

II

Encore la plupart n 'ont-ils jamais connu La douceur du foyer et n 'ont jamais vécu !

Ce que le repos du soir après la journée finie apporte à la famille bourgeoise, quand le ciel enveloppe la ville comme une grande alcôve, c'est assurément Baudelaire qui, sur la ligne de crête du lyrisme de cette année 1857, en a donné la vision la plus puissante. Évoqué du point de vue des exclus : prostituées, criminels, joueurs, pensionnaires de l'hôpital, le thème alors déjà"&anal du bonheur au coin du feu recouvre dans « Le Cré­puscule du soir», avec le pathétique de la négation, une force poétique douloureusement pénétrante. La douceur du foyer: unissant déjà dans l'intraduisible association de ces seuls mots une image idéale de la société, les lointains d'un arrière-plan religieux et la poésie de la vie quotidienne, ce thème se retrouve en cette année, explicite ou implicite, simplement reproduit ou varié, à tous les niveaux du lyrisme. Les normes sociales sous-jacentes que ce modèle communicationnel réunit dans la synthèse d'un univers particulier et met en circulation dans la praxis quotidienne seront dégagées par l'analyse syn-chronique des textes suivants 1 :

1. Ils sont tirés d'un corpus d'environ 700 poèmes lyriques qu'un séminaire de l'Université de Constance a rassemblés, classés et interprétés comme vec­teurs de modèles communicationnels, en vue de l'analyse synchronique de l'an­née 1857. Les textes de ce corpus n'ont pas tous été écrits en 1856-1857. Beaucoup de poèmes recueillis et publiés par Hugo en 1856 dans les Contem­plations, notamment, remontent à des années parfois bien antérieures. Ma pro­blématique, définie selon les perspectives de l'esthétique de la réception, ne s'appuie pas sur quelque magie symbolique de la simultanéité mais au contraire sur la non-simultanéité du simultané (cf. dans le présent volume : L'histoire de la littérature: un défi... chap. XI, N. d. T.); c'est pourquoi j'ai tenu très précisé­ment à ce qu'apparaisse dans cette coupe synchronique la pluralité des strates: le lyrisme de l'époque antérieure, érigé en canon par la tradition et couronné

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Victor Hugo : Les Contemplations.

1. «La Vie aux champs» (I, VI). 2. «LeRoue td 'Ompha le»( I I , III). 3. «Paroles dans l 'ombre» (II, XV). 4. «Il lui disait» (II, XXI). 5. «Aimons toujours» (II, XXII). 6. «Intérieur» (III, XVIII). 7. « Elle avait pris ce pli » (IV, V). 8. «Ô souvenirs! printemps, aurore!» (IV, IX). 9. «A Mademoiselle Louise B.» (V, V).

Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal.

10. «Les Bijoux». 11. «Le Balcon». 12. «Je n'ai pas oublié, voisine de la ville». 13. «Le Crépuscule du Soir».

Autres auteurs de poèmes écrits en 1857 :

14. Louis Bouilhet: «Démolitions». 15. Blaze de Bury : « Chaperon Rouge » (Intermède romantique). 16. Louis Damey: «Le Grillon». 17. Alfred Lemoine : « La Veuve ». 18. André Lemoyne: «Où sont-ils?» 19. André Lemoyne: «Stella maris». 20. Léon Magnier: «Rêve agreste».

a) Le modèle situationnel de base (rôles, lieu, temps)

La mère, dans son fils, croit trouver ton image. La moitié de son cœur est là, dans un berceau.

LE M A R I N

Et son autre moitié?

par l'accueil du public, sous les espèces du recueil de Victor Hugo; l'avant-garde avec son parti pris de provocation, représentée p a r t e Fleurs du Mal; et, tel qu'il apparaît dans les revues de 1857, le lyfisme écrit et publié au jour le jour à des fins de consommation immédiate. Je (reproduis en annexe un échan­tillon de ce lyrisme de consommation courante: «Le Grillon», de Louis Damey.

La douceur du foyer 299

L ' É T O I L E

L'autre moitié voyage, Essayant sur les mers de suivre ton vaisseau.

LE M A R I N

Quand Dieu laissera-t-il les heureux vivre ensemble?...

Ce dialogue entre le marin absent et la Stella maris évoque, sur le ton sentimental d'un romantisme déjà fané, la situation archétypique sous-jacente à notre modèle lyrique. L'objet de la nostalgie, c'est le plus petit de tous les cercles, celui qui dis­pense la stabilité du bonheur bourgeois: le père, la mère, l'enfant — c'est-à-dire, en termes de mythologie, la «sainte famille ». Le poème de Lemoyne (n° 19) montre aussi que, dans la trinité de la famille bourgeoise, c'est — du point de vue de telles sources — à la mère que revient le rôle capital, parce qu'elle est la médiatrice. « La moitié de son cœur» appartient à l'enfant, au fils dans son berceau, et l 'autre moitié à l'époux lointaiiir auquel est réservé le sort glorieux de périr héroïque­ment en mer « avec son capitaine », pour sa patrie et pour les siens. Le modèle situationnel de base indique en même temps ici la répartition symétrique des rôles et des tâches : la mère incarne l'autorité familiale à l'intérieur et le père au-dehors ; le « dedans » et le « dehors » constituent un couple dont les équiva­lents sont la chaude sécurité du foyer et le danger, l'espace du bonheur et le champ d'honneur.

L'espace du bonheur, le foyer, est l 'empire où règne la dou­ceur de la femme. C'est sous le vêtement mythologique où l'a drapé Hugo, dans « Le Rouet d'Omphale » (n° 2), que se mani­feste avec le plus de beauté ce rôle dominant qu'elle joue. Dans la splendeur de l'atrium le rouet abandonné, archaïque attribut du foyer bourgeois, ne tient pas sous son charme les seuls monstres qu'a marqués au front la massue d'Hercule. Car le sens profond de cette description (ekphrasis) est que « les monstres sont domptés par le héros viril et puissant, mais celui-ci est dompté lui-même par la douceur de la femme» 1 . Cette prédominance reste acquise à la femme lorsque la tri-

1. D'après l'interprétation de Leo Spitzer, in [nterpretaäonen zur Geschichte der französischen Lyrik, Heidelberg, 1961, p. 134.

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300 La douceur du foyer

nité bourgeoise est réduite au couple ou élargie par la pré­sence de plusieurs enfants. Quant à Baudelaire, notre analyse synchronique fait ressortir incontestablement qu'il oppose au bonheur familial la dualité du couple qui se suffit à lui-même, à la «douceur du foyer» 1'«intérieur de l'artiste», aux joies paisibles de l'un les extases de la communication sensuelle ou du souvenir sublimé dont l'autre est le théâtre. Pourtant, dans «Les Bijoux» (n° 10) la scène d'intérieur indique elle aussi, par la position donnée à la femme aimée (Et du haut du divan elle souriait d'aise) ce même pouvoir de séduction qui savait en la personne d'Omphale assujettir le héros. Et si «Le Bal­con» (n° 11) revendique par défi pour le couple solitaire la «douceur du foyer», c'est encore à la «maîtresse», «mère des souvenirs », qu'est dévolu le rôle dominant, mais le sens en est cette fois que la parfaite harmonie d'un bonheur qui se suffit à lui-même ne peut être établie que par le pouvoir du souvenir.

Cette aura qui ne peut apparaître qu'au moment du souvenir et naître que de lui manque aux pièces où Hugo évoque les situations d'un bonheur familial révolu. La source de la mélan­colie, c'est le malheur, c'est la mort de Léopoldine, la jeune mariée; c'est autour de cette figure, sur laquelle Hugo se plaît à transférer les attributions maternelles (n° 8, v. 24), que prend vie la scène où sont réunis les «quatre douces têtes» des enfants, la mère songeuse, le grand-père qui lit. Parfois l'ami de la maison vient se joindre à la famille; dans «La Vie aux champs» (n° 1) Hugo en fait une figure thématique, tout à la fois celle de l 'errance romantique et celle du savoir (Le poète en tout lieu/Se sent chez lui). Mais Hugo lui assigne en outre le rôle de l 'éducateur initiant les enfants aux expériences de la vie. Ainsi dans la constellation familiale le poète, celui qui vient du dehors, prend-il la place de l'autorité paternelle, vis-à-vis de la femme, incarnation de la douce loi du foyer, face à la mère, principe de l'éducation. Si l'on songe que par ailleurs l'autorité paternelle est passée sous silence dans le modèle de base de ce lyrisme du foyer, on est tenté de croire que peut-être Hugo vou­lait remédier à l'affaiblissement de la figure paternelle en pro­cédant à cet échange des rôles entré,le père et le poète.

Dans le modèle situationnel de base, la «douceur du foyer» est séparée du monde du travail et de sa praxis par l'espace aussi bien que par le temps :

La douceur du foyer 301

Ô soir, aimable soir, désiré par celui Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui Nous avons travaillé!...

Le cadre temporel, c'est le soir charmant, le soir qui soulage (n° 13), le moment où, les tâches quotidiennes accomplies, la famille se rassemble, souvent à la lumière de la lampe qui brûle déjà, pour vivre tout ce que la langue allemande a réuni dans un vocable intraduisible : Feierabend: Chants du soir, souper de famille/Où chacun babille/À propos de rien (n° 16). La lampe est le véritable centre du foyer; l'heure où elle s'allume introduit une situation nouvelle: c'est aussi l'heure des contes (n° 1, v. 30) ; son cône de lumière symbolise la clôture et l'intimité du microcosme familial (n° 19). Dans 1'«intérieur» baudelairien, au contraire, elle s'éteint, de sorte que le flamboiement du feu dans la cheminée ajoute au corps de la femme aimée le charme fantasmagorique d'une inquiétante étrangeté : Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre (n° 10).

Les-autres attributs du foyer, centre du monde vécu bour­geois, nous apparaissent dans le poème Où sont-ils, de Lemoyne (n° 18). La contemplation élégiaque d'une maison abandonnée rassemble et poétise les traces d'une vie qui s'est absentée : la fenêtre ouverte, le ruban de fumée qui monte, le son d'une harpe ou d'un piano qui s'échappe du salon, les portraits muets des ancêtres, le fauteuil vide et le chant des grillons obligés de se chercher un autre foyer lorsque avec le feu s'éteint la vie d'une famille. Un autre symbole de ce monde clos que consti­tue le foyer bourgeois, c'est la vitre; elle fixe une limite à la curiosité, au-dedans comme au-dehors (n° 16, v. 24), elle cache et révèle en même temps le bonheur des habitants de la mai­son, mais peut aussi le simuler. Baudelaire introduit ce motif dans le seul poème des Fleurs du Mal (n° 12) où la mère est pré­sente — bien que même alors il ne la nomme pas, la lumière naturelle du soleil déclinant se brise derrière la vitre et se change en « reflets de cierge » qui se répandent sur la nappe et les rideaux, et ce grand œil ouvert dans le ciel curieux devient comme le témoin exclu du bonheur paisible de la famille atta­blée. Ce symbolisme se retrouve, inversé, dans «L'Intérieur» de Hugo (n° 6) : ici, le même soleil déclinant illumine la fenêtre

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d'un intérieur ouvrier et cache aux passants l'affreuse scène de dispute qui se déroule au-dedans entre les trois membres d'une fort peu sainte famille. Il conviendra de revenir sur la fonction idéologique de ce poème.

b) Le modèle normatif de base (maximes, valeurs, sanctions)

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment Ou l'idée ou le fait. Comme ils m'aiment, ils aiment Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt Le ciel, Dieu qui s'y cache, et l'astre qu'on y voit. Tout, jusqu'à leur regard, m'écoute. Je dis comme Il faut penser, rêver, chercher.

Si le lyrisme en tant que fonction communicationnelle dans le monde vécu évoque ce modèle situationnel de base, cette image de la « douceur du foyer» idéalisée par la poésie, ce n'est pas simplement pour le plaisir de l'évoquer. Le thème lyrique avec ses variations est aussi un paradigme social qui commu­nique toujours des expériences, enseigne des modes de com­portement, des normes de savoir quotidien. Cette fonction presque toujours implicite ou cachée que les modèles poé­tiques remplissent dans ce que l'on appelle la «socialisation primaire » est ouvertement formulée dans « La Vie aux champs », de Hugo (n° 1). On y voit le poète, dans la situation du conteur au foyer, non seulement dire aux enfants comment il faut penser, rêver, chercher, mais encore leur donner des conseils plus ou moins solidement concrets: à qui l'on doit donner l 'aumône (v. 60), comment il faut recevoir les enseignements ou le blâme des parents. Toutes ces leçons morales sont étayées sur la promesse Qu'être bon, c'est bien vivre (v. 67) et couron­nées par une petite théodicée : Dieu n'a que faire du mal, donc l 'homme peut trouver « la bonté » jusque dans la douleur et les larmes. À travers les variantes du modèle de base, l'éventail de ces normes de comportement implicites ou explicites va de l'adresse avec laquelle la main féminine doit savoir répandre jusque dans la plus pauvre chaumière « contentement, lumière, propreté» {Au-dedans, ah, c'est là qu'une main économe/ Arrange toute chose avec activité — n° 15), jusqu'à la touchante

La douceur du foyer 303

exhortation invitant le travailleur penché sur ses livres à don­ner quand même de temps en temps un regard à celle qu'il aime. Au demeurant, les activités qui symbolisent ainsi le foyer correspondent toutes à la situation du repos du soir, après le travail (Feierabend). Celui-ci est banni du foyer, espace du bon­heur; seul est parfois présent le rouet (n o s 2, 15, 19), témoin archaïque du mode de production domestique d'autrefois. Lorsque le travail de la fileuse est pour une fois expressément décrit (n° 17), il fait partie du triste spectacle de l 'harmonie détruite, il est l'attribut de la veuve, le signe de son délaisse­ment et du long tourment en lequel s'est changé le court bon­heur de la vie commune :

Dans son grand fauteuil assise, Tandis que ses doigts courants Tirent l'aiguille, indécise, Sa voix s'éteint dans son chant.

Ailleurs, le fauteuil apparaît aussi comme le témoin très familier des joies et des épreuves qui marquent la vie d'un foyer (n° 15). Le poème de Lemoine (n° 17) oppose à l'image idéale des «plaisirs du foyer» l'image opposée, plus rare dans le lyrisme, de ses « vicissitudes » : la triste destinée de celle qui voit mourir successivement son époux et ses enfants et qui, restée seule, ne quitte même plus le deuil qu'elle a si souvent dû prendre. Cette variante antithétique n'excède pas vraiment les limites du genre et n'est en aucune manière plus proche du réel que les images positives du foyer, mais donne un exemple de ce que l'on pourrait appeler la «contre-idéalisation ». Ce procédé consiste à ne décrire que la face négative d'un phénomène ; cependant, s'il ne montre plus que « le revers de la médaille », il ne rompt pas pour autant les normes positives qu'il implique et ne les remet pas même en question ; il accroît au contraire leur pouvoir de persuasion et les renforce de manière occulte, en les faisant apparaître comme les prédicats de la plénitude, en face de ceux du manque. On peut établir le paradigme de tt.s normes positives et de leurs contreparties négatives, — en s'appuyant surtout sur les poèmes n° 16 et n° 17 :

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gaieté — tristesse compagnie — solitude rêverie — souci douceurs — tourments plaisirs — travail bonheur — malheur

Travaillant à rendre communicables les normes sociales, le lyrisme n'use pas seulement de l'idéalisation par l'image et la suggestion poétique. Il peut évoquer aussi, de façon directe ou indirecte, la menace d'une sanction de la société. Il faut citer à ce propos une perle de notre recueil, «Le Grillon», de Damey (n° 16; cf. Annexe), pastiche réussi de la Fontaine, d'un genre donc — la fable — qui visiblement a survécu dans la littéra­ture de consommation (Trivialliteratur) du XIXe siècle, en dépit des historiens de la littérature qui le font volontiers mourir avec l'Ancien Régime. Tous les jours le petit dernier, l'étourdi, s'entend dire par la « Mère Grillon » que le bonheur est dans l'âtre. Mais vient le moment où il ne peut plus résister quand même à la curiosité; faisant un petit tour à la fenêtre, il la trouve, par hasard, ouverte, franchit le seuil qui mène au monde des autres et va s'ébattre dans la campagne inondée de soleil, avec les grillons qui y vivent : jusqu'au moment où sou­dain s'abat sur lui l'angoisse. Le petit tour de l'étourdi de l'autre côté de la fenêtre s'achève par le «mal du foyer»; Oh! qui me donnera d'en retrouver la route! Moralité: combien n'apprennent le prix des «douceurs de la famille» que lors­qu'ils ne peuvent plus en jouir! (Heureux qui les comprend, plus heureux qui les goûte!)

c) L'univers particulier et sa clôture

Voyant rouler ainsi qu 'une onde Nos longs jours aux flots bleus, Nous formons un petit monde De sages et d'heureux (n° 20).

La sociologie de la connaissance pose en principe que nous vivons la réalité du monde quotidien en la découpant en

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«régions de sens délimitées», qui sont autant d'«enclaves dans la réalité suprême » ; les frontières en sont marquées par des «modalités de signification et d'expérience rigoureuse­ment circonscrites» 1 . Pour nous représenter comme tel cet horizon qui englobe le monde quotidien et rend possible la communication entre ses «enclaves de sens», il nous faut donc déjà faire un effort de conscience, nous arracher à l'atti­tude qui nous oriente naturellement vers un univers particu­lier d'activité professionnelle, ludique, religieuse, etc. Nous pouvons le faire à l'occasion du passage d'une « enclave » dans une autre, ou bien lorsque nous sommes interpellés par une affaire d'intérêt politique (en écoutant les nouvelles par exemple), ou encore en remettant en question, d'une façon générale, la légitimité de la vision propre à ces «enclaves de sens». Comment les univers particuliers constituant notre réa­lité quotidienne se délimitent les uns les autres, c'est ce qu'a déjà montré notre étude du paradigme «la douceur du foyer». L'expérience esthétique présente par rapport à d'autres sources d'information de l'histoire sociale l'avantage de for­muler de façon expresse, thématique, le savoir existentiel quo­tidien changé par la routine en évidence. Si l'on considère le lyrisme en tant que modèle d'activité communicationnelle, on y voit comment, dans la pensée collective, les frontières d'un univers particulier sont fixées, idéalisées et consacrées. Mais le lyrisme peut aussi toujours, en usant de l'ironie ou de l'ap­pel moral contre la contrainte des institutions figées, rappeler à la conscience tout ce que l'univers particulier exclut.

Dans la fable de Damey, la frontière entre le monde familier et le monde étranger apparaît d'abord sous un jour rassurant du fait que le «fuyard» retrouve «dehors» aussi d'autres grillons, ses semblables. Mais ensuite la simple petite diffé­rence entre l'univers particulier des grillons-du-foyer et celui des grillons-des-champs suffit à signifier l 'ampleur du risque auquel on s'expose en sortant de ses quatre murs pour vivre la vie des autres, vie que seule la curiosité pouvait se représenter sous les couleurs séduisantes d'une liberté plus grande. Le curieux téméraire qui passe ainsi la frontière attire sur lui l'inévitable sanction. «Dehors» en effet, non seulement tout

1. Berger-Luckmann, op. cit., p. 28.

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est autre, mais encore le « fuyard » devient un étranger auquel échappent toutes les joies qu'il s'était promises et qui doit reconnaître, dans la contrition mais trop tard, que les plai­sirs sans regrets et sans indiscrets ne lui étaient offerts que «dedans».

Les conclusions que l'on peut tirer de l'analyse de cette fable et de sa morale explicite ne sont nullement dues au hasard: c'est ce que confirme la sémiotique littéraire de Iouri Lotman '. L'une des catégories les plus importantes qu'il applique à l'organisation d'une structure spatiale est l'opposition « ouvert-fermé»: «L'espace fermé, représenté dans le texte par des images familières et diverses comme la maison, la ville, le pays natal et pourvu d'attributs spécifiques tels que T'intimité', la 'chaleur', la 'sécurité', s'oppose à l'espace ouvert, 'extérieur', dont le propre est d'être 'étranger', 'hostile' et 'froid'. » Ainsi la frontière, la limite acquiert dans le système topologique une signification particulièrement importante: «L'articulation d'un texte en fonction d'une limite de ce genre est l'une de ses caractéristiques essentielles. Peu importe qu'il s'agisse d'une division entre amis et ennemis, vivants et morts, pauvres et riches, ou selon d'autres critères encore. L'important est ailleurs : il faut que la frontière qui divise l'espace ait valeur d'absolu, et que la structure interne des deux divisions soit dif­férente». De cette topologie de 1'«espace artistique» — pour reprendre son expression —, Lotman a tiré plusieurs instru­ments d'analyse: la correspondance entre types d'espace et types de héros, une définition originale du concept d'événe­ment («le transfert d'un personnage d'un champ sémantique dans un autre champ sémantique ») et enfin la division binaire entre textes avec sujet et textes sans sujet. Ce qui vient d'être dit suffira peut-être à faire comprendre que la topologie de Lot­man doit une bonne partie de sa grande fécondité au fait que cet «espace artistique» organisé autour d'une frontière reflète l'organisation des univers particuliers délimités et clos — ou, pour mieux dire, la fait accéder au niveau de la représentation. L'apport original de l'attitude esthétique est de faire apparaître clairement la délimitation des champs sémantiques, qui restait

1. Die Struktur lilerarischer Texte trad. allemande de R. D. Keil, Munich. 1972, pp. 327-340.

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latente dans la réalité de la praxis quotidienne, de faire accéder ces champs sémantiques au plan de la formulation en tant qu'univers particuliers se suffisant à eux-mêmes, et de leur y donner la forme achevée d'une perfection qui fera d'eux des modèles.

Le modèle d'interaction sociale «douceur du foyer» ne connaît, pour reprendre le langage de Lotman, que des per­sonnages de l'espace clos de l'intérieur; il ne comporte pas de héros du monde ouvert de l'extérieur. Sauf lorsque la sphère de l'intimité et de la sécurité accueille un hôte venu des loin­tains. Qui veut satisfaire en lui-même à l'appel du vaste monde sans pour autant renoncer à la sécurité de son univers familier peut se faire raconter « les mers et les pays étrangers » par un voyageur, un homme qui possède l'expérience du monde. La pièce pour piano que j 'évoque en citant ce titre relève du même univers particulier; c'est la première des célèbres Scènes d'enfants de Robert Schumann (mort en 1856); elle formule le thème de l'appel du lointain, tel qu'il est éprouvé dans l'espace intérieur: il ne s'agit pas de l'expé­rience du «dehors», mais de la nostalgie «des mers et des pays étrangers» telle qu'elle peut s'exprimer sans danger en deçà du seuil, dans la sphère de la «douceur du foyer». La clôture idéale de ce petit monde implique aussi l 'aura bien particu­lière dont il nimbe le lointain : son image du monde étranger a toujours absorbé déjà le choc de tout ce qui, étant autrement, échappe à l'attente et suscite la crainte. Victor Hugo reprend ce thème dans «La Vie aux champs» (n° 1) et confie le rôle de conteur au poète, errant sans foyer. L'hôte du soir se présente comme l'ami des enfants, plein de compréhension pour eux ; il sait les enchanter avec des contes charmants qui vous font peur la nuit (v. 31) et, racontant et enseignant tout à la fois, les initier à la connaissance des lointains de l'espace et du temps. Des noms évoquent le destin des grands peuples sur la scène de l'histoire universelle : Juifs, Grecs, Romains ; puis le peuple le plus éloigné dans le temps, l'antique Egypte et ses plaines sans ombre (v. 73) apparaît sur le terrain toujours présent de son destin passé, paysage angoissant et funèbre qui fait fris­sonner le «voyageur de nuit», c'est-à-dire le poète, qui se place lui-même à la fin de son immense fresque historique. Ce qui avait commencé dans l'intimité circonscrite par la lumière

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de la lampe s'achève sur la vision nocturne du sphinx : magni­fique exemple du mélange du «grotesque avec le sublime». Cependant l'effet de l'étrange et de l'inquiétant s'amortit pour les auditeurs en un agréable frisson, et l'on ne recule même pas devant la jouissance esthétique que peuvent procurer les images macabres du linceul et du masque mortuaire, tant que la mort, dont l'idée est autrement bannie de l'espace du bonheur, reste confinée à la limite extrême du lointain dans l'espace.

L'idéalisation d'un univers particulier requiert à l'évidence un certain équilibre dans le rapport entre l'espace proche et le lointain ; dans notre poème, en l'occurrence, si le regard fran­chit la frontière, cette ouverture de la perspective doit servir elle-même encore, implicitement, à la célébration du pays natal et de l'espace du bonheur. Vu de loin, le monde fami­lier de la proximité peut d'ailleurs apparaître lui-même, «si proche soit-il», nimbé de l'auréole de 1'« unique apparition d'un lointain » 1 . Ainsi dans « Stella maris », où le marin sombre héroïquement sur la mer lointaine avec, devant les yeux, l'image nostalgique du cher pays que toujours voit mon âme (n° 19). Lorsque dans de telles variantes de niveau inférieur la forme poétique, se faisant l 'instrument de la « culture affirma­tive», idéalise ainsi la «province de sens» du foyer paternel, abri de la sagesse (n° 16, v. 47), elle réussit à présenter l'inti­mité du foyer comme un lointain, tout en faisant oublier la proximité d'autres univers particuliers exclus de l'espace du bonheur de l'existence bourgeoise. C'est pourquoi le début provocant du Crépuscule du soir (n° 13) :

Voici le soir charmant, ami du criminel; Il vient comme un complice, à pas de loup...

ne produit pas, dans la synchronie des textes lyriques ici ras­semblés, simplement l'effet d'une licence poétique ou d'une métaphore hardie mais bien plutôt celui d'une transgression, du viol d'un tabou. En même temps que le début de la veillée, de ce moment où la famille bourgeoise «s'isole du monde,

1. Selon la définition de I'« aura » par W. Benjamin, Schriften, I, Francfort, 1955, p. 372.

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sans haine», dans son bonheur, Baudelaire évoque ici, contre l'attente de ses lecteurs, l'existence privée de bonheur de tous ceux qui, dans la grande ville, commencent alors leur «jour­née de travail» dans les rues et les lieux de plaisir, ou vont affronter à l'hôpital les tourments de la nuit. Le dénominateur commun de toutes ces existences forcloses dans leurs univers particuliers, c'est que les prostituées, les criminels, les joueurs et les malades ne peuvent dire Aujourd'hui nous avons tra­vaillé, et sont donc déchus de leurs droits au bonheur de la «douceur du foyer». Ainsi Baudelaire aborde le problème de la légitimation et de la fonction idéologique de ce modèle communicationnel.

d) Légitimation et fonction idéologique

Oh ! de la mère-grand vénérable demeure, Cher cadre où, dans le buis et l'ébène enchâssé, Nous sourit gravement le tableau du passé; Eden où notre enfance a célébré son heure, Théâtre fortuné de nos plus doux émois, Où, dans la profondeur des sentiers et des bois, Au murmure de l'herbe, au chant des sources vives, S'éveille dans nos cœurs pour la première fois Le sentiment sacré des croyances naïves ; Oh ! je te reconnais, séjour calme et béni, De la paix domestique humble et dernier asile, Que la main du Seigneur protège comme un nid, Des orages lointains qui grondent sur la ville!

Cette variante bucolique de notre thème, empruntée au Cha­peron Rouge de Blaze de Bury (n° 15) renferme une bonne partie de cette topique dont un modèle communicationnel a besoin pour expliquer et justifier, ouvertement ou de manière dissimulée, la validité des normes sociales traditionnelles. Même si la « douceur du foyer » présente dans le système com­municationnel de la praxis quotidienne cet avantage spéci­fique, lié au cours même de la vie, d'être la norme d'un univers particulier qui constitue pour l'enfant dans la phase de sociali­sation primaire le monde tout court, il n 'en faut pas moins que

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ce modèle soit transmis de génération en génération, expliqué à ceux qui viennent et défendu contre les revendications des autres groupes ou des classes sociales défavorisées, avec leurs univers particuliers concurrents. La chose peut se faire ouver­tement : on use de preuves, de symboles, ou bien l'on se réfère aux instances qui garantissent la légitimité de la norme. Mais la caution poétique peut aussi servir, de façon volontaire ou involontaire, à dissimuler un intérêt inavoué. Alors la poésie, légitimant la norme, remplit une fonction idéologique.

Dans le dernier texte cité la norme est justifiée d'abord par référence à une tradition qui a depuis longtemps fait ses preuves: le foyer apparaît dans un nimbe, comme le «cher cadre» vénérable où nous sourit l'image du passé, d'un «saint héritage» amassé qui n'attend plus que d'être recueilli par la génération montante. Une seconde justification est apportée par l'allusion à I'« Eden », au paradis de l'enfance : reprise en compte d'un thème central du christianisme populaire et de son image de l'histoire, depuis longtemps sécularisé et reven­diqué par tous les credos politiques. Appliquée avec sentimen­talité au temps de la prime jeunesse dont tous gardent le souvenir, cette image est chargée d'un inépuisable pouvoir de persuasion émotionnelle. Ainsi Hugo (O souvenirs! printemps, aurore!) célèbre-t-il lui aussi le temps des vacances familiales comme «un coin des cieux» entrevu sur la terre (v. 52). Une troisième instance de légitimation est fournie par la nature elle-même. Dans notre texte, les clichés du locus amoenus donnent à entendre que sa bénédiction s'étend sur le foyer, qu'elle le protège contre l'hostilité du monde et fait de lui l'ultime refuge d'une existence simple et paisible. Hugo place en outre l 'homme en situation de concurrence avec la nature lorsque, décrivant une idylle familiale et champêtre — la « dou­ceur du foyer» transportée dans la maison de campagne —, il en couronne le tableau en attribuant à l 'homme la création d'une telle existence, dont il peut être fier devant la nature elle-même :

Et, dans l'hymen obscur qui sans fin se consomme, La nature sentait que ce qui sort de l'homme

Est divin et charmant (n° 9, w. 76-78).

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Mais chez Hugo la nature peut aussi dans sa beauté devenir l'instance devant laquelle l 'homme doit avoir honte de sa «laideur sociale». Dans «Intérieur» (n° 6), la variante néga­tive déjà citée de notre modèle de base, Hugo présente, au rebours des connotations d'harmonie et d'intimité que le titre évoquait, un concentré de réalité antipoétique peu banal pour le temps (1841): un milieu prolétarien, un «mauvais ouvrier» qui revient ivre du cabaret, sa femme qui le querelle et qu'il injurie, la traitant de « prostituée » ; leur dialogue fait d'excla­mations incohérentes et de lambeaux de phrases; un enfant qui pleure, apeuré, affamé. Bien que conçu comme une accu­sation sociale, le poème reste à cet égard dans des limites qui sont caractéristiques de l'auteur. La scène est provocante et veut choquer, mais son encadrement en fait une contre-idéali­sation qui corrobore implicitement l'idéalité du foyer bour­geois, auquel l'intérieur de cette «pauvre demeure» s'oppose trait pour trait, la « sainte trinité » du père, de la mère et de l'enfant perdant ici toute sainteté, et la beauté devenant lai­deur caricaturale. De même que l'allégorie virgilienne de la discordia démens sur laquelle s'ouvre le poème, l'évocation de la nature qui le clôt, désamorçant la portée sociale explosive de la scène centrale, est ambiguë. On peut penser d'abord que la nature dans sa bonté n'est ici convoquée que pour dissimu­ler aux yeux des étrangers une honte de l 'humanité et donner l'impression que le monde dans son ensemble n'en rayonne pas moins de la beauté qu'il a reçue de son créateur:

Et leur vitre, où pendait un vieux haillon de toile, Etait, grâce au soleil, une éclatante étoile Qui, dans ce même instant, vive et pure lueur, Éblouissait au loin quelque passant rêveur!

Ainsi compris, le poème démasquerait l'illusion d'une théo-dicée romantique à la Chateaubriand; il faudrait carrément interpréter la fenêtre comme une représentation métapho­rique de l'idéologie, mensonge des apparences. Mais une telle intention de critique idéologique est étrangère à Hugo. Les vers précédents ne laissent au contraste entre la beauté du reflet et la disgrâce du couple hideux, que rend deux fois infâme/La misère du cœur et la laideur de l'âme (w. 19-20)

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qu'un sens purement moral, une valeur d'édification: la beauté de la nature, c'est précisément le moyen pour l 'homme de mesurer combien, dans la «misère de son cœur» et la «lai­deur de son âme », il s'est éloigné de l'ordre voulu par Dieu tel que le manifeste au-dehors la nature et qu'il devrait régner aussi à l'intérieur, dans l 'harmonie du foyer 1 .

Notre texte tiré du Chaperon Rouge présente une quatrième justification de la norme, encore plus dégradée en cliché: l'image du nid sur lequel Dieu étend sa main protectrice. L'au­teur de cette pièce sous-titrée Intermède romantique a visible­ment pris la métaphore au pied de la lettre. Il fait entrer en scène à la fin de l'histoire un chasseur carrément présenté comme le «justicier» envoyé par le divin protecteur pour punir un forfait inouï (Ce que les temps avaient de respect entouré,/ L'aïeule centenaire au cœur évangélique/Et la vierge innocente, il a tout dévoré). Cette fois pourtant, chose singulière, le Chape­ron Rouge et sa mère-grand n'en tirent guère profit, car la résurrection obligée n 'a pas lieu. Pourquoi ne peut-elle plus se produire tout simplement, comme d'habitude, en 1857? Peut-être cette fin définitive du Chaperon Rouge, si contraire à la règle, enregistre-t-elle au niveau de la littérature de consom­mation courante quelque chose de la conscience qu'avait de plus en plus le public que le foyer, espace du bonheur bour­geois et de la paix domestique humble et dernier asile, était tout aussi menacé dans la réalité de l'histoire que les maisons du vieux Paris par le progrès impitoyable de la civilisation urbaine. Ce qui s'annonce ici et peut-être aussi dans le vers sur lequel s'achève l'image du «nid dans la main de Dieu» (Des orages lointains qui grondent sur la ville), Louis Bouilhet l'a dit expressément en l'élevant à la puissance d'un acte d'accusation :

Ah ! pauvres maisons éventrées Par le marteau du niveleur! Pauvres masures délabrées, Pauvres nids qu'a pris l'oiseleur!

1. Sur ce point, le passage suivant de Quatre-vingt-treize (III, vu, 6) ne laisse aucun doute : « La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l'abomination humaine; elle accable l'homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale (cité dans le commentaire de l'éd. Garnier, p. 594).

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Ici le nid détruit ouvre la description du spectacle qu'offre la ville après que les bataillons de démolisseurs lancés par Haussmann ont entrepris de percer les larges boulevards qui doivent faire du Paris de Napoléon III une capitale du monde. Le pic et la hache ne tranchent pas seulement le lien que les siècles ont établi entre la vie passée et la vie future et dont les monuments sont le témoignage actuel. Ils ont aussi, en éventrant les maisons, mis à nu l'intérieur de cette vie, les «secrètes anatomies» (v. 11) du foyer bourgeois; ils ont, au mépris de toute pudeur, profané en l'exposant aux regards de la foule le sanctuaire bien gardé de sa vie, de la « chambre des agonies» aux «alcôves de l 'amour». La succession d'images macabres empruntées par Bouilhet à l 'anatomie, à l'abattoir, au cimetière, pour décrire les «carcasses nues» des vieilles maisons bourgeoises qui bordent les nouveaux boulevards, s'achève sur un geste élégiaque d'impuissance résignée:

Pour les couvrir, montez, ô lierres! Brisez l'asphalte des trottoirs! Jetez sur la pudeur des pierres Le linceul de vos rameaux noirs !

Ici la nature, instance romantique, est encore une fois invo­quée sur le mode pathétique contre la civilisation moderne victorieuse ; mais du coup l'univers particulier de la « douceur du foyer» est déjà retranché du réel, et cette sentimentalité le pare de la beauté des ruines, propre à ce qui n'est «déjà plus».

Il n'y a guère lieu de s'étonner que seul ce dernier témoi­gnage laisse apparaître ouvertement un rapport avec l'histoire du temps. La transmission par l'expérience esthétique soumet les modèles communicationnels à une idéalisation qui les soustrait au temps, rehausse leur efficacité didactique et leur donne de surcroît, dans leur fonction d'éléments créateurs ou vecteurs de normes, la consécration de la poésie. Mais cette apparence de validité transtemporelle fait d'eux aussi les ins­truments adéquats de la dissimulation idéologique du réel. Ce qui caractérise l'idéologie dans ce contexte, c'est que derrière le discours se cachent les intérêts d'une couche sociale domi­nante, que la communication est déformée par une affirma-

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tion qui est en même temps silence complice, et qu'un intérêt de groupe revendique une valeur universelle pour son inter­prétation particulière du monde. On peut observer sur notre modèle comment la fonction sociale de la poésie passe de la légitimation des normes au soutien idéologique de l'ordre, dans différents domaines.

Dans une perspective de critique idéologique, la fonction de la maxime lénifiante Eh! palais ou chauminejQu'importe à qui se trouve bien? (n° 16) se dévoile immédiatement: l'intérêt visé est la conservation de la propriété bourgeoise. Beaucoup moins transparente est la phrase que Hugo, dans « La Vie aux champs», attribue aux enfants faisant l'éloge du poète, l'ami de la maison, qui les initie à la morale bourgeoise : // est du même avis que monsieur le curé. Ce vers dont la résonance idéologique paraît si révélatrice, il est facile de le porter trop vite au compte d'une tendance idéologique qui n'est pas celle de son auteur, si l'on ignore que dans toutes les pièces abor­dant le thème de la religion, Les Contemplations développent avec conséquence un catéchisme laïque auquel un « monsieur le curé» orthodoxe aurait difficilement donné son approba­tion. Phrase idéologique, soit; mais alors, replacée dans l'en­semble du contexte, ce qu'elle décèle ce n'est pas l'alliance du trône et de l'autel, c'est une position de laïcité. Ce qu'il y a de plus intéressant dans la fonction idéologique de la «douceur du foyer», c'est ce que, revêtant l 'apparence d'une idéalité absolue et la dignité inhérente à toute instance normative et que celle-ci confère au savoir en le communiquant, elle exclut, elle refoule, elle censure.

«Le Crépuscule du soir» de Baudelaire, évoquant l'exis­tence sans bonheur des exclus, faisait prendre conscience de cette frontière étanche, sinon même sacralisée par le tabou du silence, que la «douceur du foyer» établit entre elle et les autres univers particuliers et dont la forme poétique, par son caractère de clôture et d'achèvement, peut encore rehausser la dignité. Cette fermeture idéologique de l'univers particulier à tout ce qui lui est extérieur se trouvait aussi chez Hugo, dont «L'Intérieur» confirme a contrario la norme de l 'harmonie du foyer bourgeois, comme si la « laideur de l'âme » était seule en cause et non pas aussi la misère sociale lorsque cette harmo­nie est refusée à un ménage d'ouvriers. Mais la fonction idéo-

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logique des modèles poétiques d'interaction sociale ne se limite pas nécessairement au silence, à l'exclusion, au refus des univers particuliers étrangers ; elle peut être aussi de dis­simuler, à l'intérieur même des frontières sacralisées d'un univers particulier la réalité d'un rapport de forces et des inté­rêts qui s'y trouvent impliqués. L'une des conclusions de cette enquête sur le lyrisme de l'année 1857 a été qu'il représentait le foyer, espace de bonheur du monde bourgeois, comme un royaume de la douceur féminine où l'homme, le père, n'est plus investi que d'un rôle subordonné dont l'archétype mytho­logique orne le mur, au-dessus du lit de la grand-mère, dans le Chaperon Rouge romantique: Une image grossière/Représen­tant Joseph et la Nativité (n° 15, v. 17-18). Si la «douceur du foyer» passe ainsi sous silence l'autorité qui, dans la bour­geoisie du Second Empire, était en fait assumée par le père, le chef de famille, est-ce à des fins idéologiques ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de se tourner vers l'histoire sociale de la famille et de jeter un coup d'œil sur les modèles communicationnels et les univers particuliers avoisinants, dans la mesure où cette première étape de l'enquête globale sur le lyrisme comme système de communication a permis d'établir à titre provisoire leur articulation synchronique '.

III

Comme on le sait, l'institution sociale de la famille est mar­quée, dans la France du xix e siècle, à la fois par les décrets réformateurs des premières années révolutionnaires et par les dispositions du Code civil qui en ont en partie neutralisé l'élan libérateur 2 . L'acte révolutionnaire, conforme aux principes de

1. C P ' i e enquête a débuté au semestre d'été de 1972, dans le cadre de mon séminaire sur «le lyrisme comme système de communication», à l'Université de Constance; Thomas Luckmann participait au travail en tant que conseiller. Je tiens à l'en remercier ici, de même que, pour leurs contributions et leurs cri­tiques : Charles Grivel, alors professeur associé au Département de science de la littérature de l'Université de Constance, H. U. Gumbrecht et R. Grimm, mes col­laborateurs, et les étudiants des groupes de travail.

2. Sur ce point et ce qui suit, cf. Renouveau des idées sur la famille, pub. sous la direction de R. Prigent, Paris, 1954 (Inst. nat. d'Études démographiques, Tra vaux et documents, cahier n° 18), notamment p. 50 sq.

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liberté et d'égalité, fut la sécularisation du mariage: conçu comme un contrat civil entre des partenaires libres, il impli­quait aussi bien la dissolubilité — le droit au divorce — que l'égalité dans la famille : égalité des époux, abolition du primat de l'autorité paternelle, égalité des enfants en matière d'héri­tage. Le Code civil a maintenu la sécularisation et la dissolu­bilité, en restreignant seulement les motifs du divorce, mais il a rétabli dans une grande mesure l'autorité paternelle: «L'idée de protection est marquée par le fait que l'autorité paternelle s'exerce jusqu'à la majorité et cesse par l'émanci­pation et le mariage mais elle s'exerce sans limites, avec un droit de correction, survivance des lettres de cachet, et une administration des biens sans contrôle. Bref la famille appa­raît tout entière dans la main du père de famille qui jouit d'une autorité quasi romaine sur la personne de son épouse et de ses enfants ainsi que sur leurs biens '. »

De cette ampleur que conserve le pouvoir de l'autorité pater­nelle, il n'est nulle part question dans l'image de la famille que transmet le modèle d'interaction sociale de la «douceur du foyer». Mais la conclusion qu'il faut se garder d'en tirer, c'est précisément que notre corpus correspondrait à une phase déjà avancée de l'émancipation. Des idées d'émancipation indivi­duelle ^u sociale que représentaient alors George Sand ou les premiers socialistes, on ne trouve pas trace dans la synchronie de ces modèles lyriques. Dans le thème du foyer bourgeois, espace du bonheur, la toute-puissance restaurée de l'époux et du chef de famille bourgeois est passée sous silence ; mais elle y est implicitement présupposée, comme si l'institution de la famille et du mariage bourgeois n'avait pas à cette époque perdu de plus en plus sa validité normative du fait de la révolu­tion industrielle et de la prolétarisation des masses, dont l'influence se manifeste aussi et même avant tout dans le changement des habitudes de travail et de vie au sein d'une famille que n'unit plus la communauté du rythme journalier 2 . Que l'autorité paternelle, ainsi traitée par prétention dans le modèle communicationnel du lyrisme sous prétexte que le foyer est le domaine où règne la douceur de la femme, ait

1. G. Desmottes, ibid., p. 57. 2. J. Stoetzel, «Les changements dans les fonctions familiales», cf. note 23,

pp. 343-369.

La douceur du foyer 317

conservé pour la littérature bourgeoise de ce temps une pléni­tude incontestée, c'est ce dont témoigne un autre genre litté­raire, le roman, depuis les sommets de sa ligne de crête jusqu'au niveau inférieur de ses produits de consommation. Il n'est pas possible encore ici de trancher sur le point de savoir si ce partage des fonctions entre les modèles d'interaction sociale du lyrisme et du roman s'explique par des raisons autres que formelles (il y aura visiblement des histoires à écrire sur le rôle du sujet ou «agent fondateur», qu'on l'affirme ou le conteste !). La richesse des modèles communicationnels consa­crant dans le roman français au xrx e siècle l'autorité du père est attestée de la façon la plus impressionnante par une documen­tation sur « Le père dans le texte » établie dans une perspective de critique idéologique par la revue Manteia Le premier plan est occupé par la relation père-fils. La situation classique montre le fils qui se rebelle contre le père, déclenche ainsi le jeu de l'autorité paternelle, est ramené par elle dans le « droit chemin» et devient à la fin «son propre père». L'inversion moderne de cette situation correspondrait au schéma psycha­nalytique selon lequel «la souffrance du fils "sans père" le libère de cette mort, la lui fait expier... et très fortement l'y rat­tache (à ce qui en Lui ne saurait pér i r )» 2 . L'analyse montre excellemment comment, à l'intérieur du modèle communica­tionnel, la puissance et le prestige de l'autorité sont affermis par un savant équilibre entre ce qui est dit et ce qui est tu (par exemple l'intérêt économique) 3 ; il n'y manque que les modèles communicationnels de l 'amour paternel, et notamment le rôle du père martyr, du Père Goriot (« ce Christ de la paternité »), victime ici, visiblement, d'un parricide par omission.

Si le modèle «douceur du foyer» est idéologiquement rétro­grade en ce qu'il passe sous silence le rôle du père, il semble en revanche cautionner une tendance progressiste de la haute bourgeoisie concernant celui de l'enfant. Notre modèle limite la famille à la trinité du père, de la mère et de l'enfant ; quand il

1. Manteia, revue trimestrielle, XII/XIII, Marseille, 1971, pp. 13-138. 2. Ch. Grivel, ibid., p. 19. 3. «Donc le père (son corps: ce qu'il touche, consomme, arpente) apparaît

derrière la parade faite de son "âme" (sa dignité, son honneur, son "sens de l'être" indissolublement lié à la structure économique dont il tait l'existence», ibid., p. 18.

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arrive que plusieurs enfants soient mentionnés, le nombre en reste modéré (ces quatre douces têtes, n° 8, v. 14). Cette limita­tion du nombre des personnages contient une norme implicite que l'étude diachronique peut seule faire apparaître. Au cours du xix e siècle s'était opéré dans la structure sociale de la France un changement tout aussi révolutionnaire dans ses conséquences sur le comportement social des familles que le principe d'égalité. C'est le passage de la famille patriarcale, avec ses enfants en nombre illimité, reçus et acceptés comme une nécessité naturelle, à la petite famille bourgeoise volontai­rement limitée à deux enfants qui tend à s'imposer depuis la fin du xvm e siècle >. Dans la première, la vie de famille était déter­minée par le cycle biologique ininterrompu de la naissance et de la mort (en raison de la forte mortalité infantile), par le fait que la mère était presque toujours confinée sa vie durant dans son rôle de mère, et par l'inégalité dans le traitement des enfants (seul l'héritier restait longtemps au foyer, les autres enfants devaient être casés au plus vite par le mariage, dans l'armée, au couvent, etc.) 2 . Dans la seconde, le nouvel idéal d'un ménage à deux enfants, rendu possible par le développement de la contra­ception, équivalait à soustraire la famille à la fatalité naturelle : la communauté familiale n'était plus une nécessité acceptée mais f objet d'un choix. Cela impliquait qu'elle pouvait être aussi désormais dissoute par le divorce institutionnalisé ou, à l'opposé, par l'adoption, et donc modifiée en dépit de toutes les frontières tracées par les sacrements et le sang 3 . L'enquête

1. Ph. Ariès ; « Le XIX E siècle et la révolution des mœurs familiales », cf. note 23, pp. 112-118. L'un des plus beaux témoignages se trouve dans Balzac, les Mémoires de deux jeunes mariées : « On peut avoir en mariage une douzaine d'enfants, en se mariant à l'âge où nous sommes, écrit Mme de l'E. à son amie Louise de Ch. ; et si nous les avions, nous commettrions douze crimes, nous ferions douze mal­heurs. Ne livrerions-nous pas à la misère et au désespoir de charmants êtres? Tandis que deux enfants sont deux bonheurs, deux bienfaits, deux créations en harmonie avec les mœurs et les lois actuelles. » (Lettre XVIII ; cf. note 23, p. 69).

2. «Aussi le gouvernement paternaliste de la famille était-il un compromis entre les fonctions reproductrices du couple et, d'autre part, la nécessité de conserver le patrimoine, d'élever la condition de l'héritier, désigné par la cou­tume ou par le testament, sans qu'il vînt à l'esprit de vaincre d'insurmontables difficultés sociales et financières en réduisant le nombre», ibid., p. 115.

3. «Ainsi la famille est-elle devenue de moins en moins sacrée, sociale et insti­tutionnelle : plus personnelle, construite et voulue. Rien d'étonnant donc, dans ce nouveau climat, qu'on ait tenté de la défaire, puisqu'on avait admis qu'on pouvait la faire. Le divorce apparaît alors comme le revers de l'adoption», ibid., p. 116.

La douceur du foyer 319

sociologique de Philippe Ariès montre comment, à la faveur de ce changement de la structure familiale qui s'opère d'abord dans les couches bourgeoises mais commence vers 1880 à se répandre aussi dans les milieux ouvriers et paysans, l'épouse et l'enfant acquièrent un prestige social nouveau. En même temps on assiste à la libération d'un potentiel affectif demeuré jus­qu'alors ignoré. Les enfants, auxquels on reconnaissait déjà depuis Rousseau une existence spécifique, grandissent dans l'atmosphère d'une intimité nouvelle, ils restent plus longtemps à la maison, l'éducation ne sert plus seulement à leur procurer un métier mais aussi à leur donner une formation intellectuelle et morale. Libérée de l'esclavage de la grossesse permanente, la femme prend à la faveur du développement de la scolarisa­tion une part plus active à la culture et à la vie domestique, principalement aux affaires du ménage dont la conduite lui est de plus en plus remise. Le modèle lyrique de la « douceur du foyer», domaine de la souveraineté féminine, semble bien à cet égard correspondre à la réalité. Cela n'exclut nullement que l'idéalisation littéraire de cette réalité passe sous silence tout ce qu'il reste en revanche de dépendance effective à l'égard du père et de son autorité, car ainsi l'image idéale du «bonheur dans 1 atre » peut également conforter la femme et la mère dans le sentiment de sa prééminence, et dissimuler ainsi derrière cette harmonie familiale les intérêts du père et de l'époux.

Il n'est pas possible d'aborder ici les antécédents littéraires de la «douceur du foyer», si tentant qu'il puisse être de confronter ce visage nettement dessiné que lui donne le modèle communicationnel de la bourgeoisie parvenue avec un témoignage littéraire du temps de l'ascension bourgeoise au XVIII e siècle — que l'on pense seulement aux analogies frap­pantes entre notre paradigme et le Chant de la Cloche de Schiller, que le xix e siècle a tellement banalisé. Il convient plu­tôt de terminer en replaçant notre paradigme dans le système communicationnel général du lyrisme français en 1857. Ont été utilisés pour l'établissement de ce système synchronique : Les Contemplations, Les Fleurs du Mal, les Chants et Chansons de Pierre Dupont, et environ 200 pièces lyriques isolées recueillies dans les revues de l'année 1857, soit au total quelque 700 poèmes. Le cadre général de l'interprétation per­mettant de dégager l'articulation hiérarchisée du système de

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320 La douceur du foyer

communication présupposé en sous-systèmes ou « axes de per­tinence » (Relevanzachsen) a été fourni par la théorie sociolo­gique de la connaissance de A. Schûtz et Th. Luckmann.

Selon cette théorie, l'expérience de la réalité dans le monde quotidien se constitue autour d'un centre à la fois temporel et spatial : 1'« ici » — la présence de mon corps dans l'espace — et le «maintenant» — ma présence dans le temps actuel; en outre, la réalité quotidienne est éprouvée comme celle d'un monde intersubjectif que je partage avec les autres 1 . L'expé­rience du monde vécu s'organise comme monde environnant (Umwelt) par la relation spatiale « ici-et-là-bas », et comme monde relationnel (Mitweît) par la situation de vis-à-vis; le « maintenant » est la limite temporelle qui peut ouvrir chacune de ces deux situations — spatiale et relationnelle — vers ce qui n'est plus ou ce qui n'est pas encore, y impliquer le passé et le futur. C'est dans ce système que l'on peut saisir et restituer les expériences fondamentales de la praxis sociale et donc les modèles d'interaction sociale qui les représentent et les trans­mettent, en les ordonnant autour de trois axes de pertinence. La relation spatiale «ici-là-bas» fonde le rapport du moi au monde environnant et s'ordonne en une pluralité de cercles concentriques du plus proche jusqu'au plus lointain, du milieu social jusqu'au cosmos en passant par la nature ; la situation de vis-à-vis fonde le rapport du moi au monde relationnel ; proto­type de toute « interaction sociale » ou activité communication-nelle, elle s'articule également en une pluralité de relations, depuis l'expérience de l'autre faite dans le face-à-face jusqu'au sujet collectif de l'histoire de l 'humanité en passant par le «toi» et le «nous» ; enfin, la vie de l'individu dans son déroule­ment biographique peut être considérée comme un processus intégrant ces deux axes de pertinence et qui, à travers une suc­cession de phases institutionnalisées, quelquefois même ritua­lisées, organise le monde environnant et le monde relationnel en une totalité subjective que l'individu peut éprouver comme constituant le sens de son existence 2 . Au-dessus de ces trois axes de pertinence autour desquels s'ordonne la réalité quoti­dienne, et les dominant comme instance objective de légitima-

1. A. Schùtz, Dos Problem der Relevant (cf. l'essai sur Iphigénie, note 66 — N. d. T.), notamment p. 208 et P. L. Berger-Th. Luckmann, op. cit., pp. 25-34.

2. Cf. Berger-Luckmann, op. cit., p. 99.

La douceur du foyer 321

tion, on trouve un monde symbolique du sens, qui peut se mani­fester sous les formes de la religion, de l'art ou de la science.

Lorsqu'on étudie la fonction spécifique qu'un médium de l'expérience esthétique, comme le lyrisme, remplit dans le sys­tème communicationnel d'un monde vécu en un moment donné de l'histoire, il convient de considérer la limitation de l'horizon, la sélection caractéristique qu'il opère. Dans le cas qui nous occupe, le monde bourgeois de 1857, on constate que l'axe de pertinence du monde environnant est plus fortement développé que celui du monde relationnel, cependant que l'axe temporel — l'élément biographique — présente des lacunes surprenantes et que le monde symbolique du sens qui légitime cet univers particulier prend la forme d'un catéchisme laïque.

La relation spatiale «ici-et-là-bas», à partir de laquelle la réalité quotidienne s'organise en monde environnant, apparaît dans le lyrisme de l'année 1857 comme fondée en dernière analyse sur des modèles communicationnels d'origine roman­tique: elle se développe à partir du rapport fondamental de « correspondance » entre « le moi dans la solitude » et la nature, englobe la proximité de l'espace vécu (Promenade/Paysage) et du temps vécu (les heures, les jours, les saisons), les lointains baudelairiens (« L'Invitation au voyage » ; « Anywhere out of the world») et s'étend — chez Hugo —jusqu'à l'horizon cosmique le plus vaste (« À la fenêtre pendant la nuit »). Mais à l'expérience de la nature comme monde environnant vient maintenant s'opposer celle de la civilisation urbaine et industrielle, qui prend dans le lyrisme les deux formes de la poésie de la ville (les Tableaux parisiens de Baudelaire) et de l'élégie déplorant la disparition du «vieux Paris». Le monde du travail en tant que tel est vu la plupart du temps encore dans la perspective archaïque de la poésie des métiers; tout au plus trouve-t-on une première évocation sommaire du travail en usine, du milieu ouvrier et de sa vie réglée, monotone, dans la chanson que Pierre Dupont compose à la gloire de l'industrie textile lyonnaise («La Soie») 1 . Ainsi qu'on l'a déjà vu, l'univers parti­culier de la «douceur du foyer» passe sous silence la réalité du travail professionnel ; le foyer bourgeois fait encore partie du

1. Mentionnons aussi la tentative intéressante de Pierre Dupont chantant dans un poème le chemin de fer, symbole, pour toute une époque, du progrès technique. Il reprend le genre, antérieur à l'ère industrielle, de la poésie des

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322 La douceur du foyer

substrat romantique d'un monde environnant naturel et relève­rait en tant que monde le plus proche et le plus familier, « monde à la portée de la main », de cet axe de pertinence du lyrisme.

La situation de vis-à-vis, à partir de laquelle la réalité quoti­dienne s'organise en monde relationnel, se réduit la plupart du temps dans le lyrisme de 1857 à ce rapport du moi avec ce «toi» que la sociologie de la connaissance nomme 1'«autre pri­vilégié». Notre corpus élargit la relation de base du roman­tisme, «amant et amante», en l'étendant à la famille: père, mère, enfant, et fait apparaître de temps en temps dans le champ visuel de ceux-ci des figures marginales par rapport à la hiérarchie sociale, comme le mendiant, l'aveugle, le chiffon­nier, la prostituée. La relation « moi-nous » se rencontre princi­palement dans le champ de la festivité (Hugo : « La Fête chez Thérèse » ; les fêtes villageoises de Dupont ; P. Véron : « Un Mardi gras à Saint-Cloud ») ou dans le lyrisme politiquement engagé (Dupont : « Le Chant des ouvriers »). Le souvenir collectif s'arti­cule en abrégés de l'histoire de l 'humanité correspondant à des champs sémantiques d'image divers : imagerie populaire des grands événements, personnages exemplaires (Dupont: «Le Cuirassier de Waterloo ») et qui peuvent l'être positivement ou négativement, galeries de martyrs (Hugo : « Les Malheureux »). Cet horizon qui reste encore strictement limité par les intérêts et l'idéal d'ordre de la classe bourgeoise au pouvoir est pour­tant franchi au moins une fois, quand Baudelaire crée le thème lyrique de la foule — ou, pour être plus précis, découvre du point de vue du « flâneur » {l'homme de la foule) et érige en nou­veau modèle communicationnel de la modernité cette exis­tence de la masse urbaine que Hugo décrivait encore en moraliste, voire écartait comme une menace.

Si l'on s'interroge sur le monde symbolique du sens qui domine ces mondes environnants et relationnels et fonde en légitimité leurs modèles d'interaction sociale, on constate dans la fonction du médium littéraire un changement que la critique

métiers et décrit, dans «Le chauffeur de locomotive» (Chants et Chansons, II, 25) la locomotive en la plaçant dans le champ sémantique d'image du cheval, étant donné qu'il ne dispose visiblement pas encore d'un autre registre méta­phorique que celui de la nature : Donne l'avoine à ton cheval! ISellé, bridé, siffle! et qu'on marche! /Au galop, sur le pont, sous l'arche, I Tranche montagne, plaine et val;/ Aucun cheval n'est ton rival.

La douceur du foyer 323

contemporaine avait déjà enregistré. Ce qui avait été autrefois l'une des plus nobles tâches de l 'épopée: «parler de Dieu», désormais c'est le lyrisme qui s'en chargeait 1 . Et en effet, non seulement un poème comme « À Villequier » répond, à la manière d'une théodicée, à toutes les questions qu'un père frappé d'une douleur imméritée peut poser au père auquel il faut croire (v. 21), mais encore on pourrait composer à partir de bien des poèmes édifiants des Contemplations et des pièces d'inspira­tion opposée prises dans Les Fleurs du Mal, une sorte de caté­chisme laïque qui ne laisserait sans réponse quasiment aucune de ces questions dont l'enseignement chrétien a établi la liste.

Le modèle communicationnel « la douceur du foyer» idéalise avec l'univers particulier qu'il évoque, les normes et les valeurs de la vie bourgeoise pour en tirer l'image d'un bonheur fait tout entier d'intériorité. Les phases et les seuils d'initiation, institutionnalisés par la tradition, qui jalonnent l'axe de perti­nence du temps vécu peuvent être représentés par les modèles lyriques d'interaction mentionnés en regard sur le tableau; ils sont souvent articulés en couples antithétiques (les facteurs absents sont mentionnés en italique). Cf. tableau p. 324.

Les différents termes du tableau ne désignent encore que des domaines d'expérience dont les normes, implicites ou expli­cites, devraient être dégagées à partir d'un corpus lyrique en suivant la méthode qui vient d'être appliquée ici. En ce qui concerne la place de notre paradigme dans l'histoire, il convient de considérer un décalage survenu au xix e siècle dans les phases de la vie. L'ensemble du temps vécu de la naissance à la mort (« C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du ber­ceau et aboutissant à l'énigme du cercueil2») n'est pas subdivisé par des césures chronologiques exprimées en années, mais reste articulé par l'opposition symbolique traditionnelle entre jeunesse et vieillesse, la jeunesse s'opposant elle-même à son tour à l'enfance. A ces phases correspondent des modèles com-municationnels qui établissent deux seuils, entre l'enfant et le

1. «... ni l'épopée ni le drame ne peuvent plus parler de Dieu; c'est la poésie lyrique qui élèvera désormais vers le ciel ses inspirations sublimes, c'est elle qui fera prédominer la vie du cœur sur celle de l'intelligence, et préparera ainsi ce règne de l'amour, ébauché par le Moyen Âge» — cité d'un article de La Revue française, 1857, vol. XI, p. 299.

2. V. Hugo, Les Contemplations, Préface.

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324 La douceur du foyer

Phase Seuil Norme

Naissance enfant

Enfance amant, amante

Jeunesse mariage

(Milieu de la vie)

Vieillesse

Mort

jeune homme, la petite fille et l 'amante d'une part, et d'autre part entre l'«âge riant des amours» et le mariage, 1'«amante» et la mère '. L'axe de pertinence biographique ne montre donc pas seulement que l'enfance est posée comme un monde spéci­fique avec ses normes propres, dont la découverte remonte à Rousseau pour la pédagogie et à Hugo pour le lyrisme; il atteste aussi que la puberté, dont Rousseau avait fait encore pour la_conscience collective le seuil d'une «seconde nais­sance », a été par la suite instituée en phase spécifique de l'exis­tence, avec une durée et des normes propres 2 . L'extension de l'adolescence varie selon les modèles lyriques : elle peut aller de la poésie du «premier amour» jusqu'à la prose de la vie conjugale en passant par le seuil du mar iage 3 , mais peut aussi englober les registres antithétiques du vert paradis des amours enfantines et d'une jeunesse (qui) ne fut qu 'un ténébreux orage,

1. Pierre Dupont, La Mère Jeanne (II, \):Dans la vie on ne reste guères / À l'âge riant des amours, I... I Du jour qu'on est mère et fermière, I On a d'autres chiens à fouetter.

2. Cf. à ce sujet J. H. van den Berg, Metabletica ou la psychologie historique, Paris, 1962, p. 31 et chap. 4.

3. Dans le petit épithalame composé pour le 15 février 1843 (Contemplations, IV, 2) Hugo a fixé cette notion de seuil dans le thème du passage d'une famille à l'autre :

Aime celui qui t'aime, et sois heureuse en lui, — Adieu ! — sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre! Va, mon enfant béni, d'une famille à l'autre, Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui!

amour maternel, (amour paternel, autorité paternelle)

couple d'amoureux

vie conjugale/douceur du foyer

La douceur du foyer 325

pour s'achever par l'adieu que l 'homme de trente ans adresse au «rêve de la jeunesse» 1 . Le dernier témoignage, Après trente ans, de Henri Cantal, décrit ce seuil comme le passage sans transition à la phase de la vieillesse. Le milieu de la vie n'appa­raît jamais, pas plus ailleurs qu'ici, comme la phase de l'accomplissement, du «sérieux de la vie», des victoires et des défaites. Sa frappante absence sur l'axe de pertinence biogra­phique est masquée par le modèle désormais bien connu de la «douceur du foyer» ; elle correspond au fait que le médium du lyrisme institutionnalise, pour ainsi dire, la relation de la mère et de l'enfant dans le thème de 1'«amour maternel» 2 mais non le rapport conflictuel par nature entre le père et le fils. De telles lacunes remplissent la même fonction poétique et idéologique que le silence fait sur l'autorité paternelle. Transmis par la poé­sie sous les espèces de l'univers particulier de la « douceur du foyer», ce modèle communicationnel propre à la société bour­geoise du Second Empire peut compenser des lacunes de ce genre en raison de l'idéalité dont il est chargé. Chaleur, sécu­rité, satisfaction des besoins (y compris des besoins écono­miques), communauté se suffisant à elle-même, et tout le rituel évoqué par le feu : l'idéalité poétique de ces connotations qu'elle véhicule donne à l'image du foyer le pouvoir d'agir avec plus de force et de façon plus pénétrante que la simple fiction d'une vie commune harmonieuse; car elle semble répondre alors, dans le présent, à des vœux anciens dont la légitimité repose sur une origine religieuse qui se perd dans la nuit des temps 3 .

1. Baudelaire: «Moesta et errabunda» et «L'Ennemi»; Henri Cantal: «Après trente ans ».

2. Hugo: «L'Enfance» (I 23); par ailleurs, le rapport père-fille est au pre­mier plan dans Les Contemplations pour des raisons biographiques.

3. Ce caractère particulier d'idéalité est mis en lumière aussi par l'excellente analyse sociologique de J. Stoetzel, loc. cit. (cf. notes 23-25), p. 344: «La valeur fondamentale de la famille s'exprime par la notion du foyer. (...) Elle implique d'abord une idée de chaleur et de sécurité. Elle se réfère aussi au rôle écono­mique de la famille; la famille est une organisation de consommation. Le foyer est aussi un centre, et, par là on voit que la famille exprime une idée de rassem­blement, une intégration hiérarchique. De plus, le feu ayant besoin d'être entre­tenu, la famille considérée comme foyer suppose une collaboration incessante de tous, un loyalisme de tous ses membres. Enfin, est attaché traditionnellement dans notre culture, à la notion de feu, une idée religieuse: un foyer est aussi un autel domestique. Ainsi voit-on le foyer prendre un sens à chaque étage de la hié­rarchie des valeurs: valeurs de l'agréable et du désagréable de la vie et de de la santé, valeurs sociales et spirituelles, valeurs religieuses enfin, sont réunies dans la notion de foyer. »

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326 Annexe

A N N E X E

Fables et Contes par M. Louis Damey, in Revue contempo­raine, 1857, p. 578 sq.

LE G R I L L O N

C'était un grillon familier Éclos aux rayons du foyer; Pour monde il avait la cuisine, Pour gîte un terrier spacieux, Héritage de bons aïeux. Quel palais! direz-vous. Eh! palais ou chaumine, Qu 'importe à qui se trouve bien ? De la gaieté toujours, pas la moindre castille, Chants du soir, souper de famille

Où chacun babille À propos de rien, Douce rêverie, Plaisirs sans regrets Et sans indiscrets; Où mieux, je vous prie, Dans l'incognito Passer la journée Que sous le manteau De la cheminée?

Mère grillon disait, redisait chaque jour: «Enfants, sachez-le bien, le bonheur est dans l'âtre. » Mais le plus jeune, hélas! capricieux, folâtre, Leur faussa compagnie; il voulait faire un tour,

Un petit tour à la fenêtre, Rien qu'un tour. Le destin voulut qu'en ce moment

Annexe 327

Elle fût grande ouverte. Or quand il vit paraître Aux splendeurs du soleil tout un monde charmant, La tête lui tourna, si bien qu'en un clin d'ozil

Il sautillait dans la campagne. Là les grillons forains lui firent bon accueil

Tout en se gaussant de sa mine Et de ses parfums de cuisine ;

On alla grillonnant et par monts et par vaux; Le fuyard admira ces spectacles nouveaux,

Rit beaucoup, jasa davantage. Quand il eut bien ri, bien jasé, Il se prit à penser; le sage, A ce qu'on dit, fait l'opposé. Ce regard jeté sur lui-même, Hélas ! dans une angoisse extrême Plongea le grillon familier.

Plus de chants, plus de ris, plus de jeux dans la plaine; Sous les feux du soleil il se traînait à peine. Ses joyeux compagnons regagnant leur terrier Lui dirent: qu as-tu donc? —J'ai le mal du foyer.

Au foyer paternel, abri de la sagesse D'où le vent du caprice exila ma jeunesse, Ainsi le souvenir me ramène, mes sœurs. Oh ! qui me donnera d'en retrouver la route1

Douceurs de la famille, ineffables douceurs, Heureux qui les comprend, plus heureux qui les goûte!

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I N D E X D E S N O M S P R O P R E S

Adorno (Th. W.), 9, 20, 115, 138, 139, 144, 148, 168, 169, 239, 252, 253, 255, 262, 263.

Aristote, philosophie et poétique aristotéliciennes, 12, 21, 55, 110 à 113, 143, 144, 150, 152, 162, 165, 181, 183 ,209 .

Balzac, 35, 38, 39, 62, 120, 317. Barthes (R.), 9, 20, 24, 99, 121 à

126, 241 à 243, 246, 248, 250, 270.

Baudelaire, 61, 115, 174, 178, 216 à 228, 288, 296 à 301, 308, 309, 314, 321, 323, 325.

Benjamin (W.), 9, 24, 32, 118, 218, 220 à 229, 276, 278, 288, 308.

Brecht, 35, 40, 87, 140, 156.

Cézanne, 154, 159. Chateaubriand, 61, 199, 200 à 206,

210, 311. Chklovski (Victor), 44 à 46, 83,

156. Chrétien de Troyes, 53, 183, 184. Curtius (E. R.), 33, 114, 174 à 176,

182.

Danto (A. C ) , 110 à 112. Diderot, 56, 192. Droysen, 98 à 102, 108 à 111, 113,

115.

Engels (F.), cf. Marx. Escarpit (R.), 60. Euripide, 198, 215, 236, 243, 244,

250, 258.

Flaubert, 35, 61 à 63, 84 à 86, 112, 155, 159.

Freud, 163, 241 . Frye (Northrop), 80, 119.

Gadamer (H. G.), 9, 17, 18, 29, 65, 67 à 69, 98, 114, 116, 117, 140, 148, 160, 270, 271, 285.

Garaudy (R.), 42. Genette (G.), 127. Gervinus, 23, 26 à 30, 100, 279. Gide, 74, 177. Goethe, 137, 138, 141, 176, 212,

230, 231, 234 à 240, 243, 244, 248 à 255, 257 à 260, 262 à 265, 269, 270, 273, 277, 278.

Goldmann (L.), 9, 40, 41, 242.

Habermas (J.), 9, 97, 148, 276. Hegel, 29, 38, 67, 136, 143, 244,

257, 258, 277. Heidegger, 69, 114, 121, 148. Herder, 94 à 97, 138, 200, 202,

211. Hugo, 74, 224, 225, 290, 298 à 302,

307, 310 à 312, 314, 321 à 324.

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330 Index des noms propres

Humboldt (W. von), 28 ,32 , 125,279. Husserl, 9, 16, 58.

Ingarden (R.), 130, 233.

Jakobson (R.), 16, 24, 46, 47, 54, 77, 78, 80.

Kant, 12, 13, 142, 147, 153, 163, 169 à 171.

Kosik (Karel), 35, 37, 42, 135, 278. Kracauer (S.), 75, 76, 115. Krauss (W.), 24, 32 à 35, 42, 114,

192, 197, 203.

Lévi-Strauss, 9, 80, 119 à 121, 127. Lotman (Iouri), 306, 307. Lukâcs, 9, 35, 39 à 41 , 140.

Mallarmé, 73, 155. Malraux, 52, 133. Map (Gautier), 182, 185. Marcuse(H.) , 150, 151. Marie de France, 183, 184. Marx (-Engels), 35, 36, 38 à 40, 42,

43, 118, 280. Mauron (Ch.), 242. Montesquieu, 195, 202. Mukafovsky (J.), 9, 54, 71, 129.

Nerval, 57, 74.

Perrault (Ch.), 192, 193, 199. Pétrarque, 187, 189 à 191. Platon, platonisme, 12, 17,68, 144 à

146, 148, 149,153, 154 ,219 ,220 .

Plutarque, 90, 198. Popper (K.), 81 , 82. Proust, 159.

Racine, 121, 236, 240 à 243, 245, 246, 248 à 254, 258, 259, 262 à 264, 269, 273.

Ranke (L. von), 30, 31, 101 à 108, 199, 279.

Ricoeur (P.), 9, 121, 127, 218, 232. Riffaterre (M.), 13, 288 à 293. Rousseau, 144, 146, 147, 170, 319,

324.

Sartre, 142. Schiller, 27, 31 , 87, 198, 206, 236,

240, 264, 279, 281, 319. Schlegel (F. et A. W. von), 92, 198,

202, 203, 207, 212, 213, 267. Scott (W.), 103, 104. Stagi (Mme de), 202, 205, 210. Starobinski (J.), 128, 242. Stendhal, 35, 214 à 218.

Tynianov (I.), 44, 46, 47, 70, 78.

Valéry, 52, 74, 89, 149, 152 à 159, 220.

Vodiòka (Felix), 9, 13, 64, 117, 127, 129 à 131.

Voltaire, 90, 94, 198, 202, 2 4 1 , 2 4 7 , 249.

Wellek (R.), 25, 33, 54, 66. Winckelmann, 92 à 95, 104, 236.

I N D E X T H É M A T I Q U E

Actualisation, réactualisation, 278. Affirmation, culture affirmative, cf.

Marcuse (H.) et 164, 308, 313. Aisthesis, 20, 144, 149, 151, 155 à

160. Archétypes littéraires, théorie des

—, 119, 120. Aufklärung (cf. aussi Lumières), 31,

42, 91, 93, 97, 168, 169, 263, 265, 267.

Autonomie de l'art, 142, 144 à 146, 149, 151, 155, 161, 162, 168, 171, 267, 289.

Catharsis, 20, 21 , 143, 144, 151, 162, 163, 166.

Champ sémantique d'image (Bild­feld), 290, 293, 294, 322.

Classicisme, classique, 29, 33, 39, 40, 59, 67, 68, 90, 96, 114, 116, 117, 175, 178, 202, 203, 214 à 216.

Communication, fonction de —, activité communicationnelle, modèles communicationnels, 21, 141, 148, 161, 164, 168, 169, 171, 282, 285 à 289, 291 à 297, 302 à 304, 307, 309, 313 à 325.

Concrétisation, 13, 16, 60, 110, 117, 123, 129 à 131, 162, 233, 234, 236 à 238, 241, 242, 248, 257, 272, 277, 278, 284, 285.

Création sociale, fonction de — de la littérature et de l'art, 34 à 36, 40, 42, 68, 80, 81, 84, 86 à 88, 132, 164 5?., 284, 286, 295.

Critique idéologique ou des idéolo­gies (Ideologiekritik), 8, 20, 136, 164, 168, 233, 277, 283, 311, 313, 317.

Culture, théorie affirmative de la —, cf. Marcuse (H.) et Affirmation.

Écart esthétique, 58, 59. Écart poétique, 45, 290. Effet produit par les œuvres, his­

toire des effets, 15, 19, 26, 43, 48, 56, 66 à 69, 266, 268, 269, 279, 280, 284.

Enclave de sens (cf. Univers parti­culier), 285, 295, 296, 305.

Évolution littéraire, principe de 1'— (cf. Formalisme), 46, 70 à 72, 79, 171.

Formalisme, école formaliste, 9, 11, 34, 44 à 48, 70 à 73, 80, 83, 97, 129, 156, 171.

Ceistesgeschichte («Histoire de l'es­prit»), 29, 32, 34.

Histoire, conception cyclique et

Page 165: pour une esthétique de la réception

332 Index thématique

conception linéaire de 1'—, 175, 182, 183, 189, 190, 199, 201.

«Histoire des effets», cf. Effet pro­duit par les œuvres.

Historisme, 11, 17, 27 à 32, 49, 90, 91 , 94, 96, 100 à 102, 108, 110, 114, 118, 201 .

Horizon d'attente, et ses change­ments, 14 à 17, 19, 47, 53 à 60, 63 à 67, 7 2 , 7 3 , 77 à 84, 87, 98, 116, 121, 123, 141, 1 6 4 , 2 3 3 , 2 4 2 , 2 4 8 , 268, 271, 272, 274, 276, 277, 282 à 2 8 5 , 291, 292, 321, 322.

Idéalisme, 27, 28, 29, 34, 93, 96, 147, 150, 162, 166, 244, 258, 268.

Imaginaire, 142, 163. Imagination, cf. Mimésis. Interaction (cf. Communication, ac­

tivité communicationnelle), 43, 72, 116, 291 .

Lumières, siècle des — (cf. aussi Aufklärung), 28, 187, 192, 195 à 198, 201', 203, 236, 247, 249, 252 à 255,

Marxiste, théorie et critique litté­raire, 12, 34 à 43, 47, 48, 81, 133, 140, 171, 266, 267, 272, 273, 278 à 281 , 285, 286.

Matérialisme historique (cf. aussi Marxiste, théorie — ) , 118.

Mimésis (Imitatio naturae), 12, 17, 35 à 37, 4 1 , 4 3 , 68, 80, 119, 140, 146, 153, 154, 156, 177, 179.

Négativité, esthétique de la — (cf. aussi Adorno), 139, 142, 148, 161, 169, 171.

«Nouvelle critique», 126 sq. «Nouveau roman», 87, 159.

Objectivisme historique, 30, 50, 51, 60, 65, 66, 99, 100, 101, 114.

Parallèle (genre littéraire), 90, 92, 198, 199.

Pertinence, axes de —, 320, 321, 324, 325.

Philologique, critique —, 48, 52, 63, 64, 114, 132, 175, 275.

Platonisme, cf. Platon. Poiesis, 20, 143, 149, 151 à 154. Positivisme. 11, 12, 32, 34, 50, 51,

52, 79, 89, 90, 97 à 99, 119, 155. Prague, école structuraliste de —,

126, 129 à 131, 133, 162, 233 (cf. Mukafovsky, Vodiéka).

Querelle des Anciens et des Mo­dernes, 91 , 95, 115, 175, 176, 192 à 198, 201 à 203.

Question et réponse, herméneu­tique de —, 18, 19, 58, 63, 65, 72, 77, 84, 87, 117, 123 à 126, 132, 233, 248, 249, 259, 263, 269, 271 , 272.

Réalisme (xix e siècle), 35, 80. , ;- > Réalisme socialiste, 35 sq. Sî> ' k * ' Réception, 12 à 14, 16, 17, 19 à 21 , 1

r ,. 48 à 88 passim (notamment 49 à -JL 51, 53, 54, 58, 63, 64 ,J69, 81), ;" 109, 123 à 126, 129^131, 141, : % 171, 172, 232, 233, 242, 266 à I v . , ,

287 passim (notamment 266 à 'v Ç, 269, 271 à 284), 290. ' , -V

Reflet, théorie du — (cf. aussi •. Marxiste, théorie et critique — ) , * * 12, 35 à 41 , 48, 80. ; . p

Renaissance carolingienne, 175, < > ( ) 180. Ht

Renaissance humaniste, 146, 149, *• 162, 186 à 189, 192, 193, 199, 250, 276.

Renaissance médiévale, 180, 183, 185, 188.

Roman, 288. Roman français au xix e siècle, 317. Roman historique, cf. Scott (W.). Romantisme, romantique, 10, 30,

102, 173, 202, 203, 205 à 216.

Index thématique 333

Sociologie de la connaissance, 19, 282, 283, 295, 296, 305, 320, 322.

Sociologique, critique —, sociolo­gie de la littérature, 34, 60, 61, 80, 131, 288.

Structuralisme, 9, 16, 44, 81, 119, 120, 126, 127.

Style, histoire des — s , 90, 104, 105, 107, 108, 113.

Stylistique structurale, 288 à 294.

Surdétermination du langage poé­tique, 289 à 292.

Thématique, critique —, 127, 128. Typologique, conception — de l'his­

toire, cf. Histoire, conception de 1'—.

Univers particulier (cf. Enclave de sens), 294 à 296, 304 à 309, 313, 314, 321.

Page 166: pour une esthétique de la réception

Préface de Jean Starobinski

L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire Histoire et histoire de l'art Petite apologie de l'expérience esthétique La «modernité» dans la tradition littéraire et la conscience

d'aujourd'hui De Z'Iphigénie de Racine à celle de Goethe Postface: L'esthétique de la réception: une méthode partielle La douceur du foyer. La poésie lyrique en 1857 comme exemple

de transmission de normes sociales par la littérature Annexe

Index des noms propres Index thématique