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Pratiques validées en chirurgie Prévention médicamenteuse des fistules pancréatiques après duodéno-pancréatectomie céphalique Chemical prevention of pancreatic fistula after pancreaticoduodenectomy K. Slim a, *, J. Le Borgne b a Service de chirurgie générale et digestive, 63058 Clermont-Ferrand, France b Service de chirurgie digestive, 44000 Nantes, France 1. Cas clinique Un homme âgé de 55 ans doit être opéré d’un cancer de la tête du pancréas. Les examens morphologiques préopératoi- res suggèrent la résécabilité de la tumeur. L’intervention envisagée est une duodéno-pancréatectomie céphalique (DPC). Faut-il faire une prophylaxie de la fistule pancréati- que ? et avec quelle molécule ? 2. Avis de l’expert (J. Le Borgne) Le problème posé est celui de l’opportunité d’une prophy- laxie médicamenteuse dans le but de réduire le risque de fistule pancréatique après D.P.C pour un carcinome de la tête du pancréas et de définir son type. Lorsque l’exérèse est réalisable, l’anastomose pancréatique, quel que soit son type, porte sur une tranche parenchymateuse de consistance nor- male ou friable avec un risque élevé de fistule pancréatique, majoré si le canal de Wirsung n’est pas dilaté. Dans ma pratique, j’utilise systématiquement une prophylaxie préven- tive dans ce type d’indication, plus précisément par le lanréo- tide qui est un analogue de la somatostatine à libération prolongée (Somatuline L.P. 30 mg, Ipsen-Biotech). L’injec- tion unique, par voie intra-musculaire, n’est effectuée qu’en peropératoire lorsque la résécabilité tumorale est assurée, après isolement de l’isthme sur lacs et contrôle des vaisseaux mésentérique supérieurs. Ceci évite le risque d’une injection inutile concernant un produit d’un coût élevé (435 euros), sans nuire de manière flagrante à son efficacité. Cette prati- que est confortée par l’expérience récente utilisant ce proto- cole au cours des 2 dernières années et qui porte sur 54 DPC. Dans 37 cas, l’anastomose pancréatojéjunale concerne un pancréas normal. Les taux de mortalité et de fistule pancréa- tique étaient respectivement de 2 % (un décès de cause non-chirurgicale) et de 5 % (3/54). Les 3 cas de fistule pancréatique postopératoire compliquaient une anastomose sur une glande de consistance normale avec un canal de Wirsung fin (soit 8 % des anastomoses à risques), mais se sont taris spontanément dans des délais inférieurs à 15 j. Le cas clinique qui nous est proposé conjugue plusieurs facteurs de risque de désunion anastomotique (carcinome pancréati- que, parenchyme normal, absence de dilatation canalaire) et représente une excellente indication de traitement préventif simplifié par le lanréotide, sous réserve des constatations opératoires. 3. Réponses factuelles (K. Slim) 3.1. La prophylaxie médicamenteuse La recherche bibliographique a permis de trouver 2 revues systématiques [1,2] et 13 essais randomisés [3–15]. Un essai a évalué la somatostatine [14], un essai a évalué le lanréotide [15] et 11 essais l’octréotide [3–13]. Parmi ces essais, seuls 7 permettent d’analyser les résultats cliniques après DPC pour tumeur maligne [3,5,9-11,13,14]. Les autres ont inclus des affections aussi bien malignes que bénignes et plusieurs types de résection pancréatique, ce qui ne permet pas d’inter- préter et surtout d’adapter leurs résultats au cas clinique comme l’exigent les principes de la médecine factuelle. Les résultats des 7 essais retenus sont contradictoires, 4 ont montré un effet positif de la prévention médicamenteuse en termes de réduction du taux de fistules pancréatiques ou de complications septiques intra-abdominales [3,9,11,14] et 3 n’ont montré aucune différence qu’il y ait eu ou non une prévention par l’octréotide [5,10,13]. Aucun essai n’a montré une réduction de la mortalité. En fait l’interprétation des résultats de ces essais est difficile du fait de la grande hétéro- généité de leurs méthodes en termes d’équipes participantes (monocentrique ou multicentrique), d’effectifs (n = 30–221), de définition de la fistule pancréatique (volume, concentra- * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (K. Slim). Annales de chirurgie 128 (2003) 175–176 www.elsevier.com/locate/annchi © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 10.1016/S0003-3944(03)00059-2

Prévention médicamenteuse des fistules pancréatiques après duodéno-pancréatectomie céphalique

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Page 1: Prévention médicamenteuse des fistules pancréatiques après duodéno-pancréatectomie céphalique

Pratiques validées en chirurgie

Prévention médicamenteuse des fistules pancréatiquesaprès duodéno-pancréatectomie céphalique

Chemical prevention of pancreatic fistula after pancreaticoduodenectomy

K. Slim a,*, J. Le Borgneb

a Service de chirurgie générale et digestive, 63058 Clermont-Ferrand, Franceb Service de chirurgie digestive, 44000 Nantes, France

1. Cas clinique

Un homme âgé de 55 ans doit être opéré d’un cancer de latête du pancréas. Les examens morphologiques préopératoi-res suggèrent la résécabilité de la tumeur. L’interventionenvisagée est une duodéno-pancréatectomie céphalique(DPC). Faut-il faire une prophylaxie de la fistule pancréati-que ? et avec quelle molécule ?

2. Avis de l’expert (J. Le Borgne)

Le problème posé est celui de l’opportunité d’une prophy-laxie médicamenteuse dans le but de réduire le risque defistule pancréatique après D.P.C pour un carcinome de la têtedu pancréas et de définir son type. Lorsque l’exérèse estréalisable, l’anastomose pancréatique, quel que soit son type,porte sur une tranche parenchymateuse de consistance nor-male ou friable avec un risque élevé de fistule pancréatique,majoré si le canal de Wirsung n’est pas dilaté. Dans mapratique, j’utilise systématiquement une prophylaxie préven-tive dans ce type d’indication, plus précisément par le lanréo-tide qui est un analogue de la somatostatine à libérationprolongée (Somatuline L.P. 30 mg,Ipsen-Biotech). L’injec-tion unique, par voie intra-musculaire, n’est effectuée qu’enperopératoire lorsque la résécabilité tumorale est assurée,après isolement de l’isthme sur lacs et contrôle des vaisseauxmésentérique supérieurs. Ceci évite le risque d’une injectioninutile concernant un produit d’un coût élevé (435 euros),sans nuire de manière flagrante à son efficacité. Cette prati-que est confortée par l’expérience récente utilisant ce proto-cole au cours des 2 dernières années et qui porte sur 54 DPC.Dans 37 cas, l’anastomose pancréatojéjunale concerne unpancréas normal. Les taux de mortalité et de fistule pancréa-tique étaient respectivement de 2 % (un décès de cause

non-chirurgicale) et de 5 % (3/54). Les 3 cas de fistulepancréatique postopératoire compliquaient une anastomosesur une glande de consistance normale avec un canal deWirsung fin (soit 8 % des anastomoses à risques), mais sesont taris spontanément dans des délais inférieurs à 15 j. Lecas clinique qui nous est proposé conjugue plusieurs facteursde risque de désunion anastomotique (carcinome pancréati-que, parenchyme normal, absence de dilatation canalaire) etreprésente une excellente indication de traitement préventifsimplifié par le lanréotide, sous réserve des constatationsopératoires.

3. Réponses factuelles (K. Slim)

3.1. La prophylaxie médicamenteuse

La recherche bibliographique a permis de trouver 2 revuessystématiques [1,2] et 13 essais randomisés [3–15]. Un essaia évalué la somatostatine [14], un essai a évalué le lanréotide[15] et 11 essais l’octréotide [3–13]. Parmi ces essais, seuls 7permettent d’analyser les résultats cliniques après DPC pourtumeur maligne [3,5,9-11,13,14]. Les autres ont inclus desaffections aussi bien malignes que bénignes et plusieurstypes de résection pancréatique, ce qui ne permet pas d’inter-préter et surtout d’adapter leurs résultats au cas cliniquecomme l’exigent les principes de la médecine factuelle. Lesrésultats des 7 essais retenus sont contradictoires, 4 ontmontré un effet positif de la prévention médicamenteuse entermes de réduction du taux de fistules pancréatiques ou decomplications septiques intra-abdominales [3,9,11,14] et 3n’ont montré aucune différence qu’il y ait eu ou non uneprévention par l’octréotide [5,10,13].Aucun essai n’a montréune réduction de la mortalité. En fait l’interprétation desrésultats de ces essais est difficile du fait de la grande hétéro-généité de leurs méthodes en termes d’équipes participantes(monocentrique ou multicentrique), d’effectifs (n = 30–221),de définition de la fistule pancréatique (volume, concentra-

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (K. Slim).

Annales de chirurgie 128 (2003) 175–176

www.elsevier.com/locate/annchi

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.DOI: 10.1016/S0003-3944(03)00059-2

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tion en amylases) et des moyens pour la mettre en évidence,du protocole thérapeutique (dosage, moment de l’ injection etdurée de la prophylaxie). Ainsi, malgré leur nombre, l’hété-rogénéité des essais et leurs résultats discordants ne permet-tent pas de conclure avec un bon niveau de preuves qu’uneprévention médicamenteuse est bénéfique avant une DPCpour cancer. Qu’en est-il des méta-analyses ?

Une méta-analyse [2] a inclus 6 essais sur l’octréotide,mais seuls 3 essais [8,10,13] permettaient d’ interpréter lesdonnées sur la DPC. L’analyse statistique de ce sous-groupe(391 DPC) ne montre pas d’effet bénéfique de la prophylaxiepar l’octréotide avec un odds ratio à 1,08 (intervalle deconfiance à 95 % entre 0,64 et 1,84, p = 0,77).

Une revue systématique [1] des essais publiés a confirmél’hétérogénéité des essais empêchant toute conclusion for-melle. Mais cette revue a suggéré en plus que la préventionde la fistule pancréatique paraissait licite dans les centres (ouentre les mains des chirurgiens) où le taux de fistules pan-créatiques dépasse 10 % en deçàde ce taux (notamment dansles équipes expertes ou entre les mains de chirurgiens spécia-lisés), le bénéfice de la prévention médicamenteuse ne sem-ble pas réel. La rigueur de la technique chirurgicale remplacel’efficacité de la prévention médicamenteuse. Le meilleurexemple en est l’essai de Yeo et al., [13] : les auteurs ontcalculé a priori le nombre de patients nécessaires en envisa-geant un taux de fistule pancréatique de 15 %. Leur expertisea fait que le taux de fistule n’a pas dépassé 10 % et laprévention par l’octréotide n’avait aucun effet. Il aurait fallupour un tel taux inclure plus de malade pour éviter unepossible erreur statistique de type 2. Mais on peut se deman-der s’ il est nécessaire à ce niveau d’expertise de faire uneprévention médicamenteuse. Dans les autres essais, le tauxde fistule dans le groupe traité était toujours supérieur à10 %,comme dans une étude multicentrique française [12].

Il apparaît donc (avec un niveau de preuves moyen) dansle cadre d’une DPC pour cancer avec un parenchyme pan-créatique normal (donc friable) qu’une prévention est indi-quée (en dehors des centres experts), lorsqu’on ne peut pasarguer dans sa pratique quotidienne d’un taux de fistuleinférieur à 10 %.

3.2. Quelle molécule ?

Aucun essai n’a comparé2 molécules différentes. Outre lesessais sur l’octréotide largement étudié dans la littérature, unseul essai a évalué la somatostatine [14] et a montré que cettemolécule réduisait les complications de l’anastomose pancréa-tique. L’unique essai sur le lanréotide [15] est en fait un essaide faisabilité. Même les études non randomisées évaluant ces2 molécules sont rares [16,17]. Le choix repose donc avec unfaible niveau de preuves sur des considérations pratiques etéconomiques. L’octréotide est la molécule la mieux évaluée,la somatostatine est onéreuse et peu évaluée et le lanréotideest aussi peu évalué mais a l’avantage d’une utilisation plussimple (injection unique). Les données de la littérature nepermettent pas de choisir une molécule particulière.

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176 K. Slim, J. Le Borgne / Annales de chirurgie 128 (2003) 175–176