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Armand Colin ÉCONOMIE DE L'INTERMITTENCE : VERS ET PROSE CHEZ JACQUES RÉDA Author(s): Élisabeth Cardonne-Arlyck Source: Littérature, No. 91, PROSE DES POÈTES (OCTOBRE 1993), pp. 38-51 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713234 . Accessed: 14/06/2014 17:29 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.242 on Sat, 14 Jun 2014 17:29:55 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

ÉCONOMIE DE L'INTERMITTENCE : VERS ET PROSE CHEZ JACQUES RÉDAAuthor(s): Élisabeth Cardonne-ArlyckSource: Littérature, No. 91, PROSE DES POÈTES (OCTOBRE 1993), pp. 38-51Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713234 .

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Élisabeth Cardonne-Arlyck, Vassar College

ÉCONOMIE DE L'INTERMITTENCE :

VERS ET PROSE

CHEZ JACQUES RÉDA

Nous poètes occasionnels, pas même des pipeaux ou des harmonicas saisis au hasard par le Souffle, mais des roseaux ici et là taillés par l'un ou l'autre petit dieu de passage, et qui s'évanouit aussitôt qu'il a produit son air.

La figure implicite de Pan et de l'inspiration dionysiaque rattache cette remarque que fait Jacques Réda dans L'intermittent 1 à la tradition de l'aphasie poétique : angoisse de l'impuissance, telle qu'elle nous vient de Du Bellay, plutôt d'ailleurs que de Mallarmé. Le manque, la «dépossession malheureuse», comme dit Réda, est moins en effet d'ordre métaphysique que biographique. Ce n'est pas une absence de la poésie à elle-même, et qui la constituerait comme telle, mais une désertion par elle du poète, lequel ne peut la pratiquer que comme elle se prête, par intermittences. La poésie est affaire de temps, et le plus souvent du temps qu'on passe à ne pas la faire :

on est poète toute sa vie, mais en négatif le plus souvent, dans l'attente et l'inquiétude. Il aurait fallu ne jamais commencer (13).

Pourtant, si l'on omet les ouvrages de Réda sur le jazz, sur Cingria et sur Borges, ainsi que le recueil de textes de poétique, Celle qui vient à pas légers, dont L'intermittent fait partie, on compte vingt livres en vingt-cinq ans. Les trois premiers, Amen (1968), Récitatif (1970), et La Tourne (1975), ainsi que le sixième, Hors les murs (1982), sont sous-titrés « poèmes ». Tous ces poèmes, sauf deux dans La Tournent un dans Hors les murs, sont en vers ou en versets. Le rapport quantitatif entre vers et prose s'inverse dans les volumes suivants, Les ruines de Paris (1977), puis L'herbe des talus (1984), Châteaux des courants d'air (1986) et Recommandations aux voyageurs (1988), où la

1. « L'intermittent », Cahiers du chemin, n° 6, avril 1969 ; repris dans Celle qui vient à pas légers, Montpellier, Fata Morgana, 1985, p. 15. Les numéros de pages faisant suite aux citations renverront désormais au volume dernier cité.

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prose prend - en des textes de plus en plus longs - une place de plus en plus large, quoique les vers n'en soient pas absents. Beauté suburbaine (1985) en revanche, ainsi que Retour au calme (1989) et les cinq volumes parus depuis, se composent exclusivement de poèmes en vers, cependant q^Affran- chissons-nous (1990) et Aller aux mirabelles (1991) sont entiè- rement rédigés en prose.

L'intermittence entre vers et prose, l'usage alternatif de ces deux possibilités de la langue, se présente donc dans la produc- tion globale de Réda à ce jour comme une trajectoire zigzaguan- te, chaque mode prédominant tour à tour sans que l'autre soit pour autant abandonné. Rien de comparable ici à la dislocation ou à l'abolition du vers dans la prose qu'on trouve chez Rimbaud ou Ponge, nulle valorisation moderniste de la seconde par rapport au premier, aucune pratique polémique du poème en prose contre la poésie versifiée. Mais une alternance inégale entre les deux modes d'écriture, dont la venue est indécidable, soumise aux retombées du hasard, à l'occasion. De fait, selon L'intermittent (situé par sa date de publication entre Amen et Récitatif, tous deux rédigés en vers), les traces laissées par les « petits galops intermittents » du faune erratique de la poésie sont clairement pour Réda les « lignes inégales sur du papier », les vers. Les textes en prose ne constitueraient par là, au long de sa production, qu'une sorte de négatif des vers, une concrétion d'un « espace désert » plus ou moins étendu entre les visites sporadiques du dieu. Ces textes, cependant, dont l'allure buis- sonnière ne dissimule pas la maîtrise formelle, témoignent d'un travail et d'un plaisir d'écriture, en lesquels la disette de vers semble moins affres de la page blanche que cause roborative de prose.

Jacques Réda fait état avec plus de précision du commerce entre vers et prose dans un autre essai faisant partie de Celle qui vient à pas légers, Le grand muet 2, publié d'abord en 1982, année de parution de Hors les murs (poèmes), ainsi que de P.L.M. et autres textes (proses) 2 : après être « resté trois ans sans écrire de poème du tout », il s'est, révèle-t-il, « sans tout de suite [s]'en rendre compte », mis à la prose. À quoi il ajoute :

Et alors j'ai fait cela environ deux ans comme on se promène (du reste je me promenais), sans me rendre compte davantage que cette prose dont, au départ, je me rendais mal compte, me reconduisait en douce vers mes dadas /.../. Qu'est-ce qui se passait ? Eh bien, qu'insidieusement ma chère prose allait peu à peu se cavalant avec des vers de 14 pieds. Seulement ce n'était plus tout à fait les mêmes. Car la prose que j'improvisais /.../, cette

2. Le grand muet 2, Action poétique, n° 70, troisième trimestre 1977 (in Celle qui vient, p. 67-76) ; Hors les murs, Paris, Gallimard, 1982 ; P.LM. et autres textes, Le Temps qu'il fait, 1982 (repris dans L'Herbe des talus, Paris, Gallimard, 1984).

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prose s'efforçait de suivre - tout au moins dans ma tête - la cadence du parlé. J'imaginais une écriture /.../ où l'on dût avec naturel ne conserver que les E muets qui subsistent quand on cause /../je me suis donc fabriqué des règles très strictes pour cette prononciation des E muets, et je les ai appliquées dans un petit nombre de poèmes (en vers de 14 pieds) /.../ (73)-

D' improviser à imaginer puis à fabriquer, on voit comment, dans la ductilité et l'appétence, peuvent se négocier les « inter- mittences du passage », comment le retrait du dieu et le recours à la prose ramènent au vers, mais un vers nouveau, issu du travail en prose. L'intermittence est gestation et gestion 3. Elle peut bien être (ou avoir été) vécue par le poète comme « dépossession malheureuse » et incapacité à « se rendre compte », impuissance et ignorance. Au lecteur, elle apparaît comme une chance accrue de productivité. Mon propos est donc ici de considérer l'intermittence dans sa traduction du biographique au poétique, c'est-à-dire dans l'usage alterné des deux modes du vers et de la prose, là où l'occasion est devenue marque de fabrique. L'œuvre de Réda, en laquelle le manque du vers offre sa chance à la prose, et où la prose fraie son chemin au vers, engage à reconsidérer la fonction de mise en question critique que la théorie contemporaine attribue à la prose par rapport au vers, notamment dans la création moderne du poème en prose.

Les poèmes qui correspondent au projet évoqué ci-dessus par Jacques Réda, d'une écriture où l'on doive « avec naturel ne conserver que les E muets qui subsistent quand on cause», poèmes rédigés en ce que l'auteur appelle « vers de quatorze syllabes mâchés », forment un ensemble nettement organisé, Le parallèle de Vaugirard, que leur prosodie inédite (par l'avale- ment des E muets) différencie des trois autres groupes de poèmes, en alexandrins, vers de 14, ou versets, réunis dans Hors les murs. Le premier texte de ce volume très concerté de vers est en prose. Jumelé à un poème en vers de 14 mâchés, il introduit, sous le titre « Deux vues de Javel », la série de six couples de « vues » qui dessinent le tracé du Parallèle de Vaugirard, terminé par une unique « Vue de Montparnasse » en alexandrins, mètre dominant dans le reste du livre. La prose du poème initial et les alexandrins du poème final établissent les deux pôles de la tradition, que le vers de 14 transforme en inventant, à partir d'eux, ses propres lois. Au tracé topographique se superpose

3. Sur cette gestion de l'écriture, voir le beau texte de Judith Schlanger, « Virginia Woolf l'après-midi », dans Poésie, 42, troisième trimestre 1987, p. 93-101 : « Comme il est étonnant que les façons de contourner l'impuissance se vivent à travers un tel sentiment de puissance. Passer d'un mode à l'autre, déplacer la voix, occuper les fronts, tenir, quitter, explorer ailleurs et savoir qu'on reviendra /.../» (95).

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ainsi un trajet poétique, entre prose et vers, récit et poème. L'expérience aléatoire de l'intermittence devient dans Hors les murs principe d'ordonnance.

Une disposition comparable à celle du Parallèle de Vaugi- rard régit les autres ensembles du volume. Les poèmes de L'année à la périphérie forment un circuit délimité par la boucle des mois, ceux de Ligne 323 suivent le trajet en autobus d'Ivry au Terminus de Vanves. Eaux et forêts enfin propose une exploration des alentours de Paris. Dans tous les cas, l'enchaî- nement des poèmes semble obéir à un ordre géographique, temporel ou social préexistant, qu'il illustrerait. Le recueil pourrait par là se rattacher à la tradition didactique, des Géor- giques, des Travaux et les Jours , ou à la poésie précieuse, version banlieusarde de la Guirlande de Julie. Tout intention- nelle cependant qu'ait été la fabrication du livre, toutes réflé- chies la composition et la prosodie, chaque poème s'y donne pour un instant particulier de vagabondage et de hasard, saisi au vif de la circonstance. Ainsi l'occasion et l'intermittence reviennent-elles, ayant traversé le travail de l'écriture, en le décousu d'expériences ponctuelles, prises dans le double mouvement de la flânerie et du rythme.

Les poèmes de Hors les murs s'insèrent de ce fait dans une dynamique généralisée, où composition délibérée et occurren- ces accidentelles se rejoignent :

On s'élève assez vite, avec un tour équestre Aux virages où la croupe de l'autobus Vide valdingue et se déhanche rasibus Entre les jardinets exaltés par l'orchestre Ardent du contre-jour dont ronflent les tubas : C'est la Défense, au fond, qui plante ses grands baffles 4.

La régularité des alexandrins exige une diction soutenue, qui tienne compte notamment des nombreux E muets, à contresens du vocabulaire familier, « valdingue », « rasibus », que le parler courant associe à l'avalement de ces mêmes E muets. Pareille- ment, les enjambements répétés poussent contre la rime, d'au- tant plus marquante qu'elle boucle des parallélismes multiples dans les sonorités ainsi que dans le positionnement des E muets et des accents (ïambes et anapestes symétriques : tour équestre /par l'orchestre ; croupe de l'autobus / déhanche rasibus ). Le troisième vers est à cet égard un concentré d'effets : le rejet de l'adjectif permet l'allitération en [v] et [d] qui lie vide à valdingue puis se prolonge dans déhanche , cependant que l'assonance en

4. « Clamart », in Ligne 323, Hors les murs, p. 70.

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[i] et [a], prise à virages du vers précédent, court jusqu'à rasibus; le rythme ternaire est insistant, appuyé sur les E muets non élidés de vide et déhanche, dont l'effet de syncope est renforcé par le hiatus de ce dernier verbe. Aux virages inévitables de la route se superposent ceux de l'alexandrin, au déhanchement de l'autobus celui du vers de Réda, qui imprime au mètre fixe son allure, « le swing profond de l'instant » 5.

L'énergie de la plupart de ces poèmes vient ainsi d'une tension entre la prosodie et la diction. Le mouvement conjoint ou alternatif du sujet flâneur et de l'espace dont il suit le branle, ce mouvement est à la fois le support et la traduction dans les poèmes de l'écart dynamique, que la syntaxe et le rythme activent, entre la prosodie, qui est en soi déclaration de poésie, et le matériau sémantique propre à la prose urbaine de Réda. L'emplacement de l'unique poème en prose à la tête du livre est donc clairement stratégique : il pose la prose des poèmes.

D'emblée, ce texte liminaire se donne, par une interjection familière, pour ce qu'il est - de la prose : « La péniche, tiens, s'appelle Biche ». C'est là un trait constant du poème en prose de Réda, qui s'engage de plain-pied, in medias res. Mais la remar- que porte sur une coïncidence heureuse de la langue, et l'accentuation symétrique des deux anapestes autour de l'excla- mation (la péniche / tiens /s 'appelle Biche) tire de la désinvolture le rythme : se disent ensemble, dans les mêmes mots, l'occasion et la fabrique, le réel concret et la réalité verbale, le récit et le poème. L'intention de poésie se déclare d'ailleurs immédiate- ment après, par la syntaxe : « vide elle avance la proue en l'air, doucement ». Si la rime péniche/ Biche est donnée par le hasard, comme le souligne l'exclamation, celle de vide avec candides, qui vient deux phrases plus loin, est purement textuelle : « Y ballottent candides six canards. » La rime, dépourvue en prose d'emplacement réservé, se signale ici par la position stylistique- ment marquée des deux adjectifs qui la forment, apposés tous deux et inversement situés par rapport au verbe («vide elle avance » / <• Y ballottent candides »). Cet accord à distance est amplifié par les assonances et allitérations de la phrase suivan- te : « Sur l'autre berge, au carrefour du quai Citroën et de la rue Leblanc, se dresse un avertisseur d'incendie ».

Dans semblable pratique, que j'appellerais volontiers colpor- tage, les sons et les graphies se reprennent par maillons succès-

5. «Stearnin' with Duke», in L'Herbe des talus, p. 109. La figure du swing est importante dans la poétique de Réda : « L'idéal serait cette élasticité se servant ( donc aussi bien ne se servant pas) de la fixité du mètre syllabique pour obtenir une sorte de surrégularité dynamique : ce qu'à demi témérairement j'ai quelquefois appelé le swing * (Legrand muet 3, Langue française , n° 56, déc. 1982 ; in Celle qui vient, p. 88).

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sif s, en se transformant : la dentale sonore se double de la sourde ; en sens inverse, la labiale sourde, dominante dans l'attaque de la première phrase, s'affaiblit en sonore ; parallèle- ment, sifflantes et gutturales, jusque là éparpillées, se multi- plient. Cette forme d'homophonie motrice n'est pas propre à Jacques Réda. Lui-même l'a sans doute importée de ses vers à sa prose, comme le suggèrent certaines pièces de La Tourne. Et il suffit de jeter un coup d'œil sur la deuxième « vue de Javel » pour en rencontrer un exemple :

Des gouttes souples comme des pattes de chat vont devant moi sur l'asphalte,

jusqu'au petit cimetière de Grenelle dont bronchent les marronniers. Le soleil apparaît comme une pomme d'arrosoir en cuivre et s'enfouit aussitôt au fond d'une lessive de haillons (11) ; Par reprise du [p] et changement de voyelle, on passe de

« gouttes souples » à « pattes de chat » ; « chat » et « vont » se combinent en « devant » puis en « bronchent », de même que « marronniers » et « apparaît » en « pomme d'arrosoir » et « hail- lons », etc. Dans ce jeu combinatoire, la répétition ne peut se lire qu'au fil du déplacement ou de l'inversion des sons. Ce manie- ment très attentif de l'homophonie, parce qu'il repose sur un principe de conversion en chaîne plutôt que de configuration textuelle, se prête particulièrement bien au mouvement syntaxi- que du poème en prose. De fait, dans le poème versifié que je viens de citer, il concourt, avec le délié du vers de 14 mâché, à produire la démarche baguenaudeuse et prosaïque dont le poème lui-même se réclame : « je / me voudrais prosaïquement ailleurs que dans ce noir courant / d'air ».

Or, à la tête du mouvement constant, du « branle perpétuel », qui gouverne la disposition globale des poèmes de Hors les murs, ainsi que leur développement interne, leur thématique et leur matière verbale, le poème en prose présente une figure d'immobilité absolue :

Sur l'autre berge, au carrefour du quai Citroën et de la rue Leblanc, se dresse un avertisseur d'incendie. Tout est tellement désert ce soir que je le prends d'abord pour un homme, un homme seul, absolument seul (il ignore que je le vois), irrévocablement seul avec son cœur plein de ronflements de sirène dans les orties, seul et méchant, et qui enfonce si fort les mains dans ses poches trop petites, pour s'absorber dans le sol, que ses grosses épaules sous un pull rouge lui remontent jusqu'aux oreilles. Si je le hélais par-dessus l'eau qui porte, il ne m'entendrait pas (9). Cette fixité superlative est le terrain paradoxal d'une méta-

morphose, menée selon les ressources propres à la prose, c'est-à-dire sans raccourci métaphorique qui brûle les étapes du récit : « Tout est tellement désert ce soir que je le prends d'abord pour un homme ». À peine l'identification possible entre l'aver-

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tisseur ďincendie et un être humain est-elle désamorcée par ce « je le prends d'abord pour >» typiquement narratif, qu'elle est, dans la même phrase, le même souffle, pourrait-on dire, établie en fait : « un homme seul, absolument seul avec son cœur plein de ronflement de sirène ». L'avertisseur, une fois métaphorique- ment changé en homme, devient comparable à un avertisseur : « Ne bougerait pas si on le cognait en pleine figure comme une vitre d'appel d'incendie ». Dans ce tourniquet d'analogie, dont les termes propres et figurés peuvent indéfiniment s'échanger, de telle sorte que les identités se mettent à flotter, l'observateur qui l'a déclenché est à son tour pris :

Ce que remâche l'homme de la rue Leblanc doit avoir la saveur caustique de ces raisins. Cependant le soir se fait doux comme le fond d'une vieille boîte. J'y reste si droit dans le grand rangement, sous ma chemise écarlate, que les rares passants me prendront de loin pour un avertisseur (10). La motilité métaphorique ne se déploie qu'afin d'inclure le

narrateur dans la paralysie sans recours, « l'état foutu » de l'avertisseur. Derrière la figure du poète-avertisseur d'incendie qui, frappé, «hurlerait pour rien», se profilent celles des prophètes vains du désastre, Jérémie, Cassandre. Mais l'avertis- seur non-pathétique de Réda est établi dans une ère postérieure au désastre - ère qu'à la différence de Beckett, Réda ne situe pas dans une fiction a-historique, mais dans une sorte de réplique, directement reconnaissable et dissociée, de la réalité contemporaine, dont il s'agit non d'éluder mais de goûter, en la manifestant, la « saveur caustique ».

La vigueur du négatif et de la résistance, qui me semble régir, à rebrousse-vers et contre-modernité, le développement de ce poème en prose et sa position liminaire dans le recueil, commande aussi son rapport à son réfèrent intertextuel, le « Promeneur » de Connaissance de l'Est 6. La transposition de la co-naissance claudélienne («chaque arbre a sa personnalité, chaque bestiole son rôle, chaque voix sa place dans la sympho- nie ») en loi des Nombres (« comptés chaque pas, chaque mot, chaque pointe aberrante ou non d'herbe, d'étoile, de ferraille, et chaque noix de la houille amoncelée en vrac »), confirme que l'avertisseur de Réda est bien le fils renégat de « l'Inspecteur de la Création, le Vérificateur de la chose présente » de Claudel. Changer la « symphonie » en « grand rangement », c'est non seulement substituer à l'ordre divin une fatalité humaine inex- pliquée, mais encore maintenir active cette absence d'explica- tion, c'est-à-dire le principe de contradiction. Or c'est sur ce

6. La référence à Claudel est explicite dans «Reconnaissance à l'Est», L'Herbe des talus ; p. 166-173.

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principe que se termine la dernière des « Vues », qui d'une part affirme ensemble la croyance et le doute, et de l'autre oppose à l'immobilité « foutue » de l'avertisseur la figure d'une ascension stellaire, dans laquelle prosaïsme sceptique et lyrisme sont joints :

Je crois - moi qui suis doute et qui roule à solex -

Que de ce vieux tas d'os nous irons aux étoiles (25).

Cet « univers des Nombres » auquel Jacques Réda confère ailleurs les figures du jeu de football ou d'un dallage en damier, inclut bien sûr le mètre poétique. Lois, équilibre, pas prévus, mots comptés, tous ces termes qui servent à décrire ce que Réda nomme fatalité, et qu'en référence à Claudel on pourrait appeler contre-doctrine, ces termes sont les mêmes qui définissent les vers. Ainsi en vers Réda parle de prose, et en prose de vers. Les deux « Vues de Javel » qui se font face (l'une étant prise de la rive droite, l'autre de la rive gauche), incluent chacune en soi son autre : dans la déambulation du poème en prose, « aucune trace de hasard ou de négligence », dans la démarche mesurée du poème en vers, désir d'être « prosaïquement ailleurs ». C'est cette présence agissante de l'autre en soi, à la fois contrariante et innovatrice, qui me paraît caractériser dans Hors les murs la relation de la poésie à la prose et l'économie de l'intermittence.

Dans L'Herbe des talus, publié en 1984, la prose, allongée parfois en récits d'une dizaine de pages, prend le pas sur le vers, dont elle est cependant encadrée. Deux « Tombeaux » et un « Dialogue » marquent en effet les extrémités et le milieu du livre. Parallèlement à cette disposition, qui combine celles de La Tourne et de Hors les murs en les inversant, une nouvelle formule apparaît, qui se retrouvera, développée, dans Châteaux des courants d'air (1986) et Recommandations aux promeneurs (1988) : l'assemblage, à l'intérieur des textes narratifs ou descrip- tifs, du vers et de la prose.

Alors que les livres précédents groupaient, selon la pratique traditionnelle du recueil, des poèmes dont les conditions d'écri- ture n'étaient pas enregistrées, L'Herbe des talus présente quel- ques textes qui tiennent à la fois du carnet de route et du carnet de poésie : comme chez Ponge, la production devient objet de représentation. Cependant, alors que, dans Le Carnet du bois de pins par exemple, les différents états de la prose et du vers se reprennent mutuellement, chez Réda, récit en prose et poème en vers, bien qu'imbriqués l'un dans l'autre, demeurent radica- lement différents. Parce qu'imbriqués, devrais-je dire. Plus le récit, en effet, inclut l'écriture poétique dans le courant de gestes, moments et expériences qu'il rapporte, plus le poème

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cité comme occasion ou produit de cette écriture se sépare de la prose. J'en prendrai pour exemple la seconde partie, « Gamines et graminées », du texte éponyme, « L'herbe des talus », dont le titre nomme également l'ensemble de douze textes qui clôt le volume : répercussion triple, qui confère à « L'herbe des talus » une place particulière dans le livre 7 :

En hommage aussi à la Loire, aux anses secrètes où elle distille le même ambre sous le couvert, il me vint le désir de rimer. Puis je m'enfouis de nouveau sous la prose opulente des campagnes. Mais ces moucherons m'obsèdent toujours, et la muraille que je longe depuis quelques minutes m'invite à un répit /.../ je m'y installe comme à un pupitre, devant la tendre étendue de sables au modelé de paupières, qui se soulèvent sur des transparences et de subites fulgurations. Je ne compte plus désormais la distance qui me sépare d'Orléans en kilomètres, mais - au risque de rater le dernier train pour Paris - en vers dont le total fait quatorze et qui se subdivisent en dix pieds :

Verte sous l'arbre et limpide au ciel bleu, Puits où l'étoile affûte sa piqûre, L'eau ne voit pas la profondeur obscure Qui détient le secret de son alleu. Elle s'en va par une forêt d'yeux Comme une aveugle à parfaite figure, Pour le passant bon ou mauvais augure, Et ses saluts se perdent en adieux. Ainsi convient qu 'elle demeure et passe Et que l'innocence de cet espace Ignore le reflet de tout regard Que sa fraîcheur de Loire désaltère Encore, alors qu'un vieux soleil hagard Y mire un moins insondable mystère (190).

Si Ponge se représente volontiers dans l'acte d'écrire, installé les pieds sur son bureau ou siégeant près du fourneau où cuisent les pommes de terre qu'il est en train de décrire, la position de son corps est toujours la même : l'écriture est une activité assise. Chez Réda, et tout particulièrement dans les dernières œuvres, elle est prise dans une motion constante. Le changement de registre, entre prose et poésie, langue soutenue et parler populaire, fait partie de cette mobilité, chaque mode déplaçant l'autre, non vers (comme dans la prose de Céline ou la poésie d'Ezra Pound qui visent à charrier tous les langages en une seule multiple force), mais loin desoí. Plus donc la prose se fait récit, plus le poème se fait poésie. Dans le passage que je viens de citer, le récit est marqué par le passé simple, les formules indiquant la succession temporelle, (puis, de nouveau ,

7. « L'herbe des talus », 2. « Gamines et graminées », in L'Herbe des talus, p. 190.

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mais, toujours, depuis quelques minutes, plus), le mélange de narration et de description, la focalisation alternée sur le narra- teur et sur le spectacle ; la poésie, à rebours, d'emblée isolée par l'italique, se signale par le décasyllabe, dont la maîtrise fluide évoque ici Ronsard, la rime extrêmement travaillée, le manie- ment de l'E muet et de la césure pour faire danser un mètre dont Valéry disait qu'il lui semblait « pauvre et monotone », la concen- tration sur l'objet du discours, l'abolition du sujet. Alors que la fiction narrative vise à gommer toute solution de continuité entre prose et poésie prises ensemble dans le fil du vécu et la métaphoricité du langage (« il me vint le désir de rimer. Puis je m'enfouis de nouveau sous la prose opulente des campa- gnes. »), le texte lui-même l'impose au contraire plus vigoureu- sement que jamais.

Récit et poème cependant sont l'un et l'autre délicatement désaccordés, chacun en ce qui lui est propre : pour le poème, la césure et la rime, pour le récit la temporalité. Le déboîtement temporel est un trait de plus en plus marqué des textes narratifs à partir de L'Herbe des talus. Il n'a pas pour effet d'effacer le temps dans la sorte de présent absolu qu'on assigne volontiers à la poésie, mais au contraire, en bousculant l'ordre chronolo- gique, de rendre mieux sensible la présence mobile du temps. La première partie de « L'herbe des talus », intitulée « N'importe- où-sur-Loire », débute, comme presque tous les textes du groupe auquel le récit éponyme confère son titre, dans le présent d'une expérience en train d'être vécue ou remémorée : « C'est Cosne-sur-Loire mais ça pourrait être n'importe où » (180). Dès la phrase suivante, cependant, un passé composé introduit un décalage entre le temps du récit et celui de l'événement : « N'importe où pas seulement en France et dans le département de la Nièvre, mais n'importe où sur la planète que j'ai vue basculer». Le changement simultané d'échelle et de temps désoriente en un tour de phrase l'espace et la durée. Un va-et-vient répété des formes verbales entre le présent et le passé, à l'intérieur même des épisodes racontés ou dans leur enchaînement, détache ainsi le récit de sa propre succession géographique et temporelle, nettement jalonnée mais démise. L'instance narrative, que le présent donne pour actuelle, parti- cipant de l'expérience et contemporaine de la lecture, est en fait insituable, tout ensemble dans et hors de l'événement, comme le dramatise la fin du texte :

C'est le seul fil onduleux qui me retient encore puis qui se casse : je dors ; j'ai dormi. Un autre fil, lumineux, se tend au plafond de la chambre et, à travers les premiers bruits du jour qui semblent tous encore chaussés de pantoufles, j'entends s'ébrouer sous la rosée l'herbe des talus (184).

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L'immédiateté lyrique de la parole qui colle à la circonstance, et le décalage ironique de l'écriture qui excède l'occasion, sont ainsi mêlés dans une temporalité d'autant plus mouvante qu'elle est soigneusement notée. L'effet s'accentue dans « Gamines et graminées», jusqu'au poème versifié: «Je ne compte plus désormais la distance qui me sépare d'Orléans en kilomètres, mais - au risque de rater le dernier train - en vers dont le total fait quatorze». Le poème est à la fois en voie de rédaction, comme le suggère l'urgence indiquée en incidente, et rédigé, puisque le total des vers est établi : encore à accomplir et déjà lu. En convertissant la distance kilométrique en nombre prosodi- que, le texte souligne le lacis ambigu qu'il trace entre bague- naude et écriture, occasion et fabrication.

Le poème en vers, quoiqu'il sorte directement de la circons- tance (« il me vint le désir de rimer ») et qu'il reprenne la double analogie eau / femme, regard / mystère, développée dans chacune des deux parties du récit, est par sa forme totalement séparé de celui-ci. Le texte entérine cette différence : « Dans le train où je les relis à présent, ces lignes me semblent un peu ésotériques. Mais qu'est-ce qui ne l'est pas?» (190). Cette obscurité réside moins dans les significations mêmes du poème que dans la lecture qu'il commande. Bien qu'il ne présente en effet rien d'abscons, il retarde la compréhension en détournant, quoi qu'on en ait, de l'enchaînement logique vers l'émergence et la gravitation successive des mots - figures, sons et rythmes. Le sens est tout ensemble sollicité et distrait dans une lecture d'écoute, qu'occupe la matière verbale du poème. Glissant à la surface du sens, parmi les reflets brisés que se renvoient les termes, leurs accents et leurs sonorités, la lecture, semblable à la Loire, anime l'énigme du poème, qu'elle ne pénètre pas. Les vers offrent ainsi une pause d'inconnu dans le récit observateur et vagabond. Producteurs d'un secret qu'ils n'élucident pas, ils miment en interlude la leçon de l'objet (le mystère de la Loire) que le récit note au passage mais délaisse pour d'autres signifi- cations.

L'écoute fluctuante en laquelle l'énigme miroite est menée par le jeu de la césure, de la rime (qu'amplifie le réseau phonique du texte) et des E muets, dont Réda dit qu'ils sont « le ressort du rythme poétique » 8. Tous trois s'accordent à finement déranger le mètre. Alors que dans les trois premiers décasyl- labes la césure est placée selon la tradition au quatrième pied, elle est incertaine au vers suivant (« qui détient le secret de son alleu » doit-il se couper en 3/7 ou 6/4 ?). Or ce vers est un des

8. Le grand muet 1, Poésie, n° 2, troisième trimestre 1977 (in Celle qui vient, p. 63).

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quatre décasyllabes du poème à être dépourvus de la modula- tion rythmique que permet FE muet. De plus, les deux mots placés à la rime, son alleu, forment avec ceux qui commencent le vers suivant, Elle s'en, une sorte de rime équivoquée-inversée, qui met en valeur FE muet de Elle, prononcé [elleu]. Par ailleurs la rime repose sur un jeu délicat de déplacements tels que chaque nouveau couple est issu, par changement de consonne ou de voyelle, du précédent : bleu /alleu devient yeux /adieux ; piqûre / obscure mène à regard / hagard, et ces derniers à désaltère / mystère. La seule rime qui ne constitue pas de cette façon une variation sur la précédente, ainsi que sur les noms L'eau et Loire générateurs du poème, est passe / espace ; unique rime plate introduisant un sixtain après deux quatrains, elle accouple, outre deux termes thématiquement importants, deux vers que FE muet accentue en les déséquilibrant par une césure contre-lyrique (« Ainsi convient / qu'ellE demeure et passe ») ou lyrique (« Et que FinnocencE / de cet espace >>). Pas plus que le récit ne bouleverse ou n'abolit la temporalité, mais au contraire la souligne en la désorientant, le poème ne rompt les règles de la prosodie, mais les déploie en les pervertissant : la rime est si raffinée qu'elle ressemble à une contre-assonance, le rythme si recherché qu'il paraît mal assuré. Perdant légèrement pied dans le temps du récit et le mètre du poème, la lecture est conduite à prêter une attention particulière à ce qui constitue pour chacun sa spécificité : à déambuler entre les repaires du récit et à aiguiser sa perception sonore du poème.

La fiction réaliste ou lyrique d'une écriture où coïncideraient le mouvement de la flânerie, la fabrication poétique et l'élan de la lecture s'accompagne ainsi du constant rappel de la réalité médiate du discours. Les livres ultérieurs, qui développent en la variant et en la sophistiquant l'alternance entre prose et vers, ajointent ceux-ci de plus en plus étroitement dans le fil du récit ou de la description, tout en marquant avec un soin accru leurs différences formelles. Recommandations aux promeneurs se présente comme un manuel de conseils pratiques, guide prosaïque des livres précédents9. Or cet ouvrage porte le principe d'intermittence bien au-delà des précédents. Rédigés en alexandrins, octosyllabes, vers de 14 pieds ou 14 mâchés, les poèmes sont soit isolés sous un titre selon la typographie traditionnelle, soit insérés (à un ou à plusieurs, longs ou brefs) dans la prose - soit qu'ils se séparent de celle-ci par une pause syntaxique, soit au contraire qu'ils s'accolent à elle à l'intérieur même d'une phrase qui, commencée en prose, s'achève en vers.

9. Recommandations aux promeneurs , Paris, Gallimard, 1988.

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La combinatoire est aussi attentive qu'elle paraît désinvolte 10. Prose et vers, en même temps qu'ils sont enchaînés dans le discours, sont chacun poussés sur la pente de sa plus forte différence. Ils apparaissent ainsi l'un et l'autre dans leur qualité la plus neutre, de mode du discours, de possibilité concrète de la langue, offerte à tout usage et à toute signification.

On ne saurait négliger la politique de l'écriture que pareil travail met en jeu. Dans ces « pages où parfois des vers circulent dans la prose, / D'un pas furtif (il ne faut pas effrayer le lecteur) », comme l'annonçait non sans roublardise la quatrième de couverture de Châteaux des courants d'air, il faut voir, me semble-t-il, une tentative de réacclimater la poésie dans la littérature, et le vers à forme fixe dans la poésie, en mettant prose et vers sur le même pied pratique, de moyen autre de la langue, engageant la lecture différemment. L'alternance réglée du vers et de la prose, par les changements de régime qu'elle impose à la lecture, reconduit celle-ci au plaisir de la langue - délectation de sa disponibilité et de son mystère - qu'active tout exercice verbal, apprentissage de l'enfant, jeux de mots, traduction. En retrait par rapport à la poésie métaphysique, « Où quelquefois ces gais jumeaux, l'Être et l'Étant, / Folâtrent», comme dit plaisamment Réda, l'enjeu est de provoquer le goût de la langue, en même temps que la résistance aux représenta- tions : conduire par l'accès praticable, amène (« ne pas effrayer le lecteur ») de formes reconnaissables quoique gauchies (récit, mètre), jusqu'aux difficiles et instables relations qu'entretien- nent la matière du langage et les significations où sont pris l'expérience et le monde. Pour revigorer la lecture de poésie en désacralisant celle-ci, peut-être faut-il se fier au «défaut des langues », à leur insuffisance par rapport au réel et par rapport à une Langue Poétique d'en-deça Babel, déployer leur jeu suspect, mise en scène ironique du hiatus qui fonde le sens. Le lyrisme ludique de Réda est proche de celui de Raymond Queneau ou de Georges Perros proclamant :

Anecdotique je le suis Merci de me le faire entendre Mais si vous saviez comme amuse le vers qui prend n'importe quoi dans sa délirante salive 11

C'est ici le vers, non la prose, qui est le lieu de l'anecdote, inédit du quotidien, incidence inouïe du commun, qu'il attire

10. Même travail d'alternance dans Le Sens de la marche, Paris, Gallimard, 1990. 11. Georges Perros, Une vie ordinaire, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1988, p. 132.

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dans ce que Roubaud appelle « un calibre et un format ». Ces œuvres s'inscrivent en faux, me semble-t-il, contre la théorie récente du poème en prose, qui voit en celui-ci, de Baudelaire à Francis Ponge, l'unique moyen de déconstruire l'idéalisme traditionnel de la poésie en vers 12. Dans la mesure où le fondement de cet idéalisme est historique et non pas formel, il ne peut constituer une essence ni une fatalité du poème versifié. De fait, une conception matérialiste de l'écriture engage à mettre à l'épreuve les moyens sémiotiques propres au vers, afin de sortir celui-ci du carcan idéologique dans lequel la tradition et la théorie poétique l'ont enfermé. L'intermittence, « récréation » de vers dans la prose, comme dit Jacques Réda 13, ou « moments de repos en prose >» entre poèmes, selon le sous-titre d'Autobiogra- phie, chapitre dix de Jacques Roubaud 14, est une manière possible de sortir la poésie de la tour d'ivoire où on la croit barricadée.

12. Voir en particulier : Barbara Johnson, Défigurations du langage poétique, Paris, Flammarion, 1979 ; Richard Terdiman, Discourse/Counter-Discourse. The Theory and Practice of Symbolic Resistance in Nineteenth-Century France, Ithaca, Cornell University Press, 1985 ; Jonathan Monroe, A Poverty of Objects. The Prose Poem and the Politics of Genre, Ithaca, Cornell University Press, 1987.

13. Entretien avec Jacques Réda, Paris, 26 juin 1989. 14. Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix. Poèmes avec des moments de

repos en prose, Paris, Gallimard, 1977.

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