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QUENEAU

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LES DOSSIERS BELFOND

Artaud, par Alain et Odette Virmaux Beckett, par Alfred Simon Breton, par Gérard Legrand Céline, par Frédéric Vitoux René Char, par Christine Dupouy La Critique littéraire au XX siècle, par Jean-Yves Tadié Duchamp, par Robert Lebel Freud, par Roger Dadoun Romain Gary-Émile Ajar, par Jean-Marie Catonné Roger Gilbert-Lecomte et le Grand Jeu, par Alain et Odette Virmaux Julien Gracq, par Michel Murat Edmond Jabès, par Didier Cahen Kafka, par Régine Robin Lacan, par Marcelle Marini Claude Lévi-Strauss, par Marcel Hénaff Francis Ponge, par Claude Evrard Proust, par Jean-Yves Tadié Le Roman au XX siècle, par Jean-Yves Tadié Saint-John Perse, par Mireille Sacotte Michel Tournier, par Françoise Merllié Trakl, par Jean-Michel Palmier

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JEAN-MARIE CATONNÉ

Q

PIERRE BELFOND 216, boulevard Saint-Germain

75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Pierre Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75343 Paris Cedex 07. Et, pour le Canada, à Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec H3N 1W3.

ISBN 2-7144-2940-8

Copyright © Belfond 1992

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«Alors à quoi pense-t-il mon poisson? Bien entendu, je ne lui demande pas de réfléchir, de se livrer à une activité logique, de construire des syllogismes et de réfuter des sophismes; non, bien entendu. Mais par exemple ne regarde-t-il donc jamais ce qui se passe de l'autre côté de la vitre épaisse qui le sépare du monde humain ? De l'avis de tous, la réponse est : non, le poisson ne pense pas, sa vie intellectuelle se réduit au néant. C'est cela que je trouve atroce. Il n'est pas possible d'avoir des rapports humains avec un poisson. »

Raymond Queneau, Gueule de pierre

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Lire

Queneau pousse à la glose. Sous des allures populaires, une humeur bon enfant, des jeux de mots parfois faciles ou vaseux, l'œuvre est complexe, d'une érudition secrète. Cékonkonpren- patou mé fotoutesspliké, aurait pu dire Zazie dont personne n'a jamais bien compris ce qu'elle pouvait bien vouloir faire dans le métro. En trente ans, pas moins de dix ouvrages, des dizaines de mémoires et thèses de doctorat, des centaines d'articles, de très nombreux numéros spéciaux et d'incessants colloques enfantant chacun leurs propres publications, ont tenté, au nom des grilles de lecture les plus éclectiques, de décrypter, décorti- quer une œuvre qui aurait dû sortir passablement épuisée de toutes ces manipulations. Œuvre dont on pourrait légitime- ment se demander s'il y a encore quelque chose à en dire, tant tout, et beaucoup trop, semble avoir déjà été dit.

Il est vrai que ces morceaux d'érudition, dont certains font à juste titre référence, s'adressent avant tout aux queniens, que- nophiles, quenologues ou quercanologues *, et que ces milliers d'analyses ponctuelles, se renvoyant les unes aux autres, laissent le champ libre aux tentatives de synthèse.

Et puis il y a toujours quelque chose d'autre à dire sur Que- neau. Ne fut-il pas son propre (et premier) commentateur, bien qu'il n'ait jamais livré que des considérations d'ordre formel, évitant soigneusement toute question de sens ? L'œuvre est inséparable des ondes critiques qu'elle provoque. Chez lui,

* Néologisme forgé par Jacques Bens à partir des deux images toté- miques de Queneau, quercus, le chêne, et canis, le chien (cf. son poème autobiographique Chêne et chien).

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l'imagination créatrice se nourrit toujours d'une réflexion sur les mécanismes de la création. L'écrivain ne se dissocie pas du penseur. « Un romancier qui n'a pas réfléchi sur et à la tech- nique des autres n'est pas un romancier 1 » Créateur épris d'intellectualité, il n'a cessé de s'interroger sur ses propres démarches, sans jamais s'abandonner au laisser-aller de l'inspi- ration. Son œuvre est aussi une réflexion continue sur le lan- gage et la littérature. Le réel, pour lui, n'est jamais étranger à l'idée. On peut partir d'un concept, d'un principe formel, pour construire des fictions. Pas besoin de narcotique ou d'hyp- notisant. La pensée consciente et rationnelle stimule l'imagina- tion. En ce sens, le père de Zazie est un romancier pythagori- cien. Assurément un fabricant de rêves, mais de rêves qui sont des pensées endormies, au chiffre secret.

D'où la tentation de l'exégèse, du commentaire savant...

Pourtant, lire Queneau n'est pas difficile. La lisibilité ne fait jamais problème. Inutile d'être un rhétoricien érudit, agrégé de grammaire, pour apprécier dans leur immédiate simplicité les quatre-vingt-dix-neuf Exercices de style ou les différents épi- sodes des Fleurs bleues. La difficulté surgit lorsque le lecteur candide commence à s'interroger et cherche bêtement à comprendre. A tout comprendre pour saisir le sens de récits farfelus qui se présentent comme autant d'énigmes à résoudre ou de fables philosophiques. Qu'est-ce qu'il fiche là, Pierrot, dans cette fête foraine ? Et Zazie, dont les pérégrinations pari- siennes, apparemment désordonnées, sont provoquées par une grève de métro? Y aurait-il un but à leurs déambulations vaines, à ces activités de faits divers ? La vie serait-elle tout sim- plement cela, livrée à elle-même, sans direction ni consistance, pur produit gratuit du hasard ? On n'en finit pas de scruter ces histoires creuses auxquelles seul le souci de la structure - et la jonglerie verbale - semble donner un embryon d'être.

C'est alors que débute la glose. Commentaire infini vers une improbable gnose.

Les mots, les personnages, les situations défilent dans une apparente gratuité, suggérant - par leur gratuité même - une prolifération symbolique. Il doit y avoir un sens caché - mais lequel? -, une clé pour déchiffrer le rébus. Sous l'apparent désordre et la discontinuité d'intrigues sans queue ni tête se

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cacherait une stricte armature raisonnée. Et même souvent plusieurs. A moins que chacun des segments du récit n'ait valeur de signe jalonnant la voie d'une secrète quête spirituelle que seuls les initiés repéreraient. Un vrai casse-tête. Stricts jeux formels renvoyant au vide de l'absurde ou symbolisme gnos- tique, tels sont les enjeux de l'herméneutique quenienne. Lui- même pose la question au lecteur tout en refusant de lui indi- quer la voie. « Car pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur ? On lui explique toujours tout, au lecteur. Il finit par être vexé de se voir si méprisamment traité, le lec- teur 2 » En bon Normand hésitant à prendre parti et caution- ner une interprétation plutôt qu'une autre, il s'est comparé un jour à un pommier : « Je donne des pommes. [...] Vous ne vou- driez pas tout de même pas que je vous fournisse par-dessus le marché la fourchette et le couteau »

Cela, les queniens s'en chargeront. Oulipiens* d'un côté, gnostiques de l'autre.

Il y a sommairement deux approches possibles de son œuvre, correspondant à deux époques dont la mort de Queneau marque l'imprécise frontière.

Il y eut d'abord les pionniers, amis oulipiens ou pataphysi- ciens, sensibles à l'humour et aux facéties verbales, privilégiant le Queneau des années quarante et cinquante - de Pierrot mon ami aux Fleurs bleues - rationaliste un tantinet hégélien, ency- clopédiste ami des mathématiques, le calembour aux lèvres et le cœur à gauche. Une sorte de Jacques Prévert érudit qui aurait eu pour fils légitime Boris Vian et pour interprètes les Frères Jacques. C'est le Queneau connu du public, que la fré- quentation de Saint-Germain-des-Prés, la rengaine «Si tu t'imagines» et l'inévitable Zazie ont rendu populaire. Avec Pour rançon le risque d'être classé parmi les écrivains fumistes ou farceurs, amateurs de canulars et d'essoufflants jeux de mots.

Que ses écrits ne puissent se réduire à de purs exercices de style et sollicitent l'exégèse, on s'en doutait un peu depuis le Queneau déchiffré de Claude Simonnet (1962), insistant sur la

* Membres de l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Queneau fut un des fondateurs.

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part gnostique de l'œuvre. Mais celui-ci conclut, dans l'esprit du temps, que le lecteur peut tout à fait se passer de ces réfé- rences savantes et que s'il est essentiel, pour interpréter Le Chiendent, de parler « de phénoménologie existentielle ou de théologie gnostique, [...] il est tout aussi essentiel qu'on puisse très bien n'en pas parler ». Bref, la gnose ne serait qu'une farce de plus susceptible d'emplir le dindon pour la seule joie des initiés qui en perçoivent la saveur.

En 1976, la disparition de Queneau, donnant accès aux mil- liers de notes, brouillons, inédits qu'il avait pieusement conser- vés, a ouvert la voie aux chercheurs. Un nouveau Queneau est apparu qu'avaient déjà laissé entrevoir ses ultimes publications et que confirmera la divulgation très partielle de son Journal, pour la seule période de 1939-1940 - période de quête spiri- tuelle, d'inquiétude existentielle où le doute mystique semble l'emporter sur le raisonnement. Privilégiant l'inédit et l'ésoté- rique, et minimisant les romans de la maturité, cette nouvelle approche se propose de déchiffrer l'œuvre à l'aune de la pen- sée traditionnelle de René Guénon 5 (sans laquelle il devient impensable de connaître Queneau), du Vedanta, voire du taoïsme. En résulte un Queneau empesé dans des préoccupa- tions spiritualistes où le lecteur risque de ne plus reconnaître l'auteur de Loin de Rueil, et encore moins celui de On est tou- jours trop bon avec les femmes.

Alors, comment lire Queneau ? Impossible de s'en tenir à un Queneau immédiat, rigolo, emprisonné dans ses calembours. Ni de réduire son œuvre à une simple illustration transposée de sa pensée. Encore moins d'une pensée mystique qui concerne l'homme plus que l'écrivain. S'il y a toujours, à tra- vers l'itinéraire de ses personnages, un Queneau philosophe, il n'y a pas de philosophie de Queneau, et il n'existe pas de point de vue absolu qui décèlerait la vérité de son œuvre. Autant de lectures que de lecteurs.

On n'a pourtant que l'embarras du choix entre les multiples grilles plus ou moins codées qui submergent l'exégèse que- nienne : mathématique, rhétorique, linguistique, psychanaly- tique, hégélienne, gnostique, taoïste, voire pataphysicienne. Sa culture encyclopédique rend toutes ces interprétations plau- sibles et il faut n'en exclure aucune. Sauf les délirantes.

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Vacciné contre les modes intellectuelles, Queneau dénon- çait, dès 1935, « la naïveté de ceux qui, à chaque fois, croient que c'est arrivé », ou en profitent pour vous « refiler du toc philosophico-scientifico-occulto-marxiste ». Reprenant la sacro-sainte règle de tout art qui est de plaire, de toucher le public - à la tête plus qu'aux tripes, en ce qui le concerne -, il affirmait que « l'œuvre doit être susceptible d'une compréhen- sion immédiate, telle que le poète ne soit pas séparé de son public possible », n'excluant pas - bien au contraire - que « cette compréhension immédiate [puisse] être suivie d'appré- hensions de plus en plus approfondies ». Et il concluait : « Un chef-d'œuvre est [...] comparable à un bulbe dont les uns se contentent d'enlever la pelure superficielle tandis que d'autres, moins nombreux, l'épluchent pellicule par pellicule : bref un chef-d 'œuvre est comparable à un oignon8. »

Pomme. Oignon. Et pourquoi pas des fleurs bleues? On peut, on doit chercher à éclairer le lecteur, non l'abuser par souci d'élucidation forcenée. Un écrivain dont l'écriture

secrètement symbolique exigerait du lecteur une intime connaissance de la philosophie de Hegel, de la pensée syncré- tique de Guénon ou du cheminement qui mène au Tao, ne serait pas un écrivain. Tout juste un maniaque à ranger dans la catégorie quenienne des « fous littéraires ». Le plaisir de lire ne doit jamais s'épuiser sous le scalpel de ceux qui font métier de disséquer les cadavres littéraires. Malgré certaines appa- rences, l'œuvre de Queneau n'est ni à message ni à clés. Comme le dit Paul Gayot reprenant l'image quenienne du bulbe, elle « ne se laisse pas enfermer en une formule, en une définition. Il n'est pas de cœur à l'oignon, seulement des éplu- chures qui sont les divers aspects de l'œuvre, qui sont l'œuvre 10 ».

Pas de cœur à l'oignon. Seulement des épluchures. Au fond l' œuvre de Queneau, qui a su toucher le grand public, est peut- être une machine à piéger les intellectuels. Et de ce point de vue la machine fonctionne.

Plus qu'à Boileau auquel il aime à se référer, c'est Rabelais, cet esprit universel, qu'il faut évoquer. Un Rabelais dont nul n ignore qu'il faut « à plus haut sens » interpréter les œuvres

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pour atteindre la « substantifique moelle 11 », et de qui le rap- proche : érudition encyclopédique, goût de la science, génie comique, délire verbal, bon sens caustique, quelques penchants pour la scatologie, et même une certaine tendance à l'ésoté- risme comme le suggèrent l'éloge du pantagruélion et la quête de la Dive Bouteille - l'humanisme éclairé de Rabelais n'étant pas exclusif d'un sens de la gnose débordant les étroites limites de la raison. Qui ne verrait là qu'un éloge secret des idées évan- gélistes le rabaisserait au rang de propagandiste. Conteur avant d'être penseur, Rabelais est un créateur de fables et de mythes. Queneau également. Leurs romans sont d'évidentes allégories qui naviguent sur les eaux bruissantes du langage. Avec le même plaisir de rouler les mots sur la grève.

L'essentielle question qui demeure et laisse perplexes maints lecteurs des Fleurs bleues ou du Dimanche de la vie : une allégo- rie de quoi?

Il n'est pas certain qu'il y ait une réponse décisive à cette interrogation.

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PREMIÈRE PARTIE

Queneau, mode d'emploi

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Chapitre I

CONSTRUIRE

Une détestation passionnée

Fin 1920, un jeune homme épouvantablement timide et complexé quitte son Havre natal pour faire ses études de philo- sophie à Paris. Il a dix-huit ans, peu d'attrait physique et de confiance en lui, une passion forcenée pour la lecture et les spéculations mathématiques - et des parents plutôt âgés, petits- bourgeois assez étriqués qui ont eu l'idée incongrue de se débarrasser de leur commerce provincial pour suivre leur unique rejeton. Tous trois emménageront dans un pavillon de la banlieue sud, à Épinay-sur-Orge, acheté avec le produit de la vente de la « mercerie, bonneterie, tissus, modes et fourni- tures». Les études seront sans éclat, mais le jeune homme, malgré quelques échecs, finira par décrocher la totalité de ses certificats de licence.

Il n'y aurait là rien que d'assez commun si, entre-temps, ce jeune homme, toujours aussi timide, ne s'était rangé sous la bannière du surréalisme comme pour jeter sa gourme, n'avait publié ses premiers textes dans La Révolution surréaliste, et finalement quitté Épinay pour habiter Paris, après son service militaire dans les zouaves. De cette fréquentation de plus de cinq années qui devait s'achever sur une violente rupture avec André Breton allait naître Raymond Queneau, écrivain d'ori- gine normande et Parisien d'adoption, surréaliste par accident mais classique de vocation, par-delà son goût immodéré, voire baroque, pour le burlesque et la fantaisie verbale. Un auteur en qui une lecture sommaire et superficielle verra comme un ava- tar du même surréalisme. On ne peut comprendre Raymond Queneau sans ces années d émancipation un peu folles dont il s'éloignera pour en renier

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toute influence. L'ensemble de sa démarche créatrice se déduit de cette rupture qui provoqua en lui un véritable ébranlement. Choc à la fois affectif et intellectuel dont il mit longtemps à se remettre, et sur lequel il reviendra, non sans un certain achar- nement, dans Odile et Le Voyage en Grèce, entretenant durable- ment - lui le pacifique, le contraire d'un vindicatif - une réelle animosité, « une ancienne et vivace rancœur 1 » à l'encontre de Breton. S'il fallait s'amuser à la dialectique, nous dirions que le surréalisme - passage obligé de sa révolte - aura été le négatif sans lequel il n'aurait pu accoucher de son œuvre, ni devenir ce qu'il fut.

Indéniablement, la jeunesse de Queneau fut surréaliste - il ne l'a d'ailleurs jamais nié, seulement renié. A sa manière, modestement, en suiveur plus qu'en initiateur, fréquentant de préférence le groupe dit de la rue du Château où se retrou- vaient, entre autres, Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel, plus soudés par l'amitié que par la fermeté des idées. Avec le recul, il minimisera sa participation et la portée de son engagement - «je n'étais pas une recrue bien intéressante, et puis j'étais excessivement timide » -, la rupture violente modifiant de toute évidence, et rétrospectivement, le sens de son adhésion. Pourtant, de 1925 à 1929 (il a alors de vingt-deux à vingt- sept ans), et excepté les dix-huit mois de service militaire, il n'est d'événement surréaliste auquel il n'ait été mêlé, y compris quelques chahuts qui virèrent à la bagarre, faisant preuve, à l'occasion, d'un dogmatisme, disons d'un extrémisme grandiloquent, indissociable, il est vrai, de l'essence même du mouvement. Ses premiers textes publiés et signés le furent dès le numéro 3 de La Révolution surréaliste, même s'il feint de s'en souvenir tardivement comme d'une chose sans impor- tance. Contributions mineures, sans valeur quenienne, mais qui attestent de la réalité de sa présence et de la confiance de Breton.

Certes, on peut penser que des raisons secondaires, esprit de révolte, goût de la provocation - une façon d'emmerder ses parents en s'exerçant à violer sa timidité -, ont pu jouer un rôle déterminant. « Ce n'est pas du tout du point de vue littéraire que le surréalisme m'intéressait, mais comme mode de vie. C'était la révolte complète. A ce moment-là, je ne voulais pas

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devenir écrivain » Il n'empêche qu'il a contresigné, entre les deux Manifestes, tous les grands textes de la saga surréaliste : pétitions indignées, enquêtes supposées, déclarations péremp- toires, dénonciations successives des différents déviation- nismes. En somme, tout le rituel de cette grande messe de l'esprit de chapelle. Il a été mêlé, sinon à la période héroïque qui précède le Premier Manifeste, du moins à la phase histo- rique qui va du Premier au Second, ne quittant le mouvement, avec beaucoup d'autres, qu'au moment où ce dernier, de scis- sions en exclusions, d'anathèmes en excommunications, allait progressivement se réduire à la seule figure obstinée de son fondateur.

Avec Éluard, avec Aragon et bien d'autres, Queneau partage le privilège tenace de toute une génération d'écrivains d'avoir été surréaliste, et de ne l'être plus. Il faudra attendre l'après-68 pour retrouver semblables abjurations affichées...

Pis - et même si ce fut pour des raisons également secondaires - Queneau a été mêlé à l'intimité du grand maître dont il fut quelque temps le beau-frère, Janine Queneau étant la propre sœur de la première femme d'André Breton. Motiva- tions anecdotiques assurément, mais qui pèseront lourd dans le contentieux. Car il faut en venir à l'essentiel : la rupture. Les mobiles qui déterminèrent Queneau à fréquenter, cinq années durant, les surréalistes comptent moins que ceux qui le firent s en éloigner. Queneau écrivain naît, non de son adhésion mais de cette opposition, rupture fondatrice sur laquelle il reviendra souvent, qualifiant alors sa réaction au surréalisme de « détesta- tion passionnée ». Car qui faut-il privilégier ? Le jeune pro- vincial de vingt ans qui se laisse emporter par la frénésie de l' époque qui poussait au chahut idéologique, auteur ou plutôt coauteur, voire figurant anonyme, de gestes symboliques plus que de textes significatifs, ou bien le romancier du Chiendent posant de façon réfléchie et singulière la première pierre d'une œuvre de quarante années? L'alternative n'a guère de sens. Toute l'esthétique quenienne est aux antipodes du sponta- néisme des premiers surréalistes.

Bien sûr, l'âge aidant, Queneau finira par réévaluer quelque Peu cette période de sa vie qui fut celle de sa jeunesse. En avril 1968, il concède dans L'Événement : « Le surréalisme a été très important pour moi », précisant qu'il correspondait

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d'abord à une révolte contre la société. « Ça a été ma vie pen- dant quelques années [...]. Rien ne m'a plus envoûté depuis le surréalisme : c'est une question d'âge 5 » Cela ne change rien à l'antinomie de l'univers quenien et des tabous esthétiques de la secte. Il y a dans la gestation de son œuvre une double préhis- toire : celle de son enfance et celle du surréalisme. L'œuvre, pourtant bien peu autobiographique, se nourrira partiellement de ce double exorcisme.

« Comme la plupart des dissidents du groupe surréaliste, je me suis fâché avec Breton pour des raisons strictement per- sonnelles et non pour des raisons idéologiques6. » L'affirma- tion étonne et dérange, surtout de la part de Queneau géné- ralement peu enclin à mettre en avant des motivations d'ordre privé. Pourquoi cette version délibérément subjective à laquelle Breton lui-même donnera foi ? Queneau avait certes des rai- sons personnelles d'en vouloir à Breton. Ayant proprement répudié sa première femme Simone Kahn, André Breton inter- disait à tous ses amis de la revoir. Situation intenable pour Queneau vis-à-vis de celle qui demeurait sa belle-sœur. Mais le portrait vengeur qu'il trace de Breton dans Odile se conjugue toujours avec une mise en pièces de toutes les thèses défendues par ce dernier. Au point que ce n'est pas la rupture avec Breton qui fait problème mais les raisons de son adhésion. Comment Queneau a-t-il pu se reconnaître surréaliste, lui dont toute l'esthétique proteste contre les divers automatismes qui leur tenaient lieu de création ? Péché de jeunesse? Prurit sans conséquence ? Faut-il parler à son propos de surréaliste agnos- tique et non pratiquant ? Après tout, ses contributions litté- raires demeurent modestes et sans réelle signification. A peine y perçoit-on, ici et là, les prémices du futur Queneau. Peut-on même parler d'un Queneau surréalisant? C'est un contresens que commettent quelques lecteurs qui n'ont apparemment rien compris à Queneau ni au surréalisme. Reconnaissons simple- ment qu'il y avait un peu de tout parmi les surréalistes, et même certains qui croyaient l'être, et que les fureurs dog- matiques et épuratrices de Breton étaient la rançon de ce trop- plein. Queneau avait toutes les raisons de s'éloigner du surréa- lisme, même si la personnalité de Breton, insupportable et envahissante, devait servir de détonateur. Et si Odile ne suffi-

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sait pas, qui trace un portrait succulent du «mage» et des manies de son entourage, les articles parus dans les années trente et repris dans Le Voyage en Grèce témoigneraient, avec une persistante véhémence, du fossé théorique qui séparait - ou séparera - Queneau des zélateurs de l'inconscient.

En janvier 1930, à la suite du Second Manifeste, en forme d'épuration, qui s'en prenait entre autres - mais sans jamais citer Queneau - à nombre de ses amis, paraissait ce qu'autre- fois on eût appelé un libelle si ce tract n'avait été d'une extrême violence, privilégiant, conformément aux mœurs de la tribu, les attaques ad hominem : Breton, en l'occurrence, avait montré le chemin. Sous le titre symbolique d'Un cadavre, il n' était plus question de celui d'Anatole France, vieille gloire défunte dont Aragon aurait souhaité gifler la dépouille, mais de celui, bien vivant, d'André Breton, que Prévert, Michel Lei- ris, Desnos, Vitrac, Bataille et quelques autres enterraient sous ses propres immondices - définitivement, sans espoir de retour. Queneau ajoutait une touche d'intimité avec le titre de son poème Dédé, témoignant de la familiarité qui avait été la leur. Il est édifiant, pour la proche parenté de Zazie, d'en citer quel- ques passages :

«André Breton le doigt dans le trou du cul signa un pacte avec le diable le doigt dans le trou du cul [...] Le doigt dans le trou du cul » Etc.

« il suppliait l'air morose " Uranus! Uranus! Prête ton anus " »

Ça manque nettement de lyrisme, comme sa future œuvre poétique, et les images sont répétitives, selon un pro-

cédé dit de réitération. Un trou du cul anaphorique... Mais le ton, lui, est convaincu. Et, malgré l'inspiration scatolo- gique (ha! l'inspiration...), très peu dans les manières habi- tuelles de Queneau.

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Contre les poètes somnambules Toute l'esthétique de Queneau, fondée sur l'activité de la

conscience, relève - à la loufoquerie près - de l'idéal classique. C'est pourquoi « toute littérature digne de ce nom se refuse au relâchement : automatisme scribal, laisser-aller inconstruc- tif », subjectivisme inconscient qui marquaient le surréalisme. « L'équivalence que l'on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté », est une redoutable duperie à laquelle se laissent prendre nombre de littérateurs en quête de métaphores fumeuses. Cette « inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête » Voilà qui est dit, et redit. De nombreux articles parus dans la revue Volontés, au titre éloquent, reviennent sur ce sujet et enfoncent le clou. Le poète n'a rien à voir avec un primitif exalté, en état de somnambulisme, écrivant sous la dictée euphorisante de son affectivité. Le poète est un artisan, sou- cieux et donc conscient des artifices auxquels il recourt, trou- vant l'inspiration, sans avoir à l'attendre, dans un travail conti- nué, poursuivi, façonné au respect de règles librement choisies. Dès qu'il en a l'occasion, toujours sur le métier remettant son ouvrage, Queneau dénonce «la suppression de la conscience dans les méthodes poétiques modernes [...] au profit du sub- conscient », n'hésitant pas à qualifier ces pratiques de « sorcel- lerie littéraire 10 ».

Au cœur de cet occultisme : l'inspiration. Depuis le roman- tisme prévaut l'idée qu'il n'est de création sans inspiration et que celle-ci s'abat sur l'écrivain, mué en paratonnerre, « comme foudre sur arbre en forêt ». Illumination soudaine, indépendante de la volonté du sujet, survenant par fulguration, et par nature instantanée, donc discontinue. C'est ce culte de l'inspiration qui, entre autres, discréditait aux yeux des surréa- listes le roman - genre nécessairement laborieux dont la « lon- gueur » exigeait une illumination permanente. Or cette dis-

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continuité même constitue son premier handicap. La continuité de l'effort créateur vaut mieux que les trop courts circuits d'une inspiration épisodique, toujours défaillante, à moins d'essayer de la prolonger artificiellement par des moyens hypnotisants, hallucinogènes, enfermant le poète médium « dans une passivité accrue jusqu'à l'impuissance totale », donnant ainsi « l'exemple de poètes saoulographes, de maniaques de diverses espèces, de "voyants" aveugles et d' "inspirés" bégayants et sous-humains On pourrait croire entendre un pamphlétaire très à droite fustigeant la décadence des mœurs dans une France amollie par le Front populaire. Ou tout simplement le disciple zélé de la pensée tra- ditionnelle de René Guénon qu'était devenu Queneau, vers la fin des années trente. Le métier d'écrire exige de « rudes et longs [...] efforts 12 », initiés et dominés par la volonté. Non la passivité veule des subterfuges à la mode.

L'alternative du travail et de l'inspiration est un faux pro- blème. Reprenant presque mot pour mot une argumentation déjà développée dans Odile, Queneau affirme, toujours dans Volontés, que « le poète n'est jamais " inspiré si l'on entend par la que l'inspiration est fonction de l'humeur, de la tempéra- ture, des circonstances politiques, des hasards subjectifs ou du subconscient ». Ce qui ne veut pas dire qu'un laborieux sans talent puisse faire œuvre d'art par la seule vertu de sa besogne. L effort prolongé du travail n'est pas une fin en soi. Le métier, même s'il est nécessaire, n'est qu'un moyen. Il y a donc des œuvres dont on pourrait dire qu'elles sont « inspirées » parce qu elles sont réussies, et d'autres qui sont tout simplement plates parce que seulement «travaillées». L'inspiration n'est Pas un miracle qui s'attend dans l'extase, un don donné à qui- conque se mettrait à l'écoute de son inconscient. Elle se cherche, se recherche et se trouve dans l'usage conscient des moyens créatifs. Pas dans des effets de hasard ou le reniement de tout savoir-faire. Le poète « n'attend pas que l'inspiration lui tombe du ciel comme des ortolans tout rôtis. Il sait chasser et pratique l'incontestable proverbe " aide-toi, le ciel t'aidera ". Il n est jamais inspiré parce qu'il l'est sans cesse 13 », dès lors qu'il fait preuve de maîtrise technique. Telle est la clé de l'œuvre bien faite. Bien faite et non trouvée. Il n'est donc de solution pour « les sujets passifs d'une inspiration aveugle 14 » que dans l' urgente nécessité de leur mise au travail.

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Le poète n'est jamais et est toujours inspiré « parce que les puissances de la poésie sont toujours à sa disposition, sujettes à sa volonté, soumises à son activité propre. Il n'a pas besoin d'aller chercher dans l'absorption de substances soporifiques la source de son génie 15 ». Et Queneau de nous faire l'apologie d'un classicisme authentiquement créateur, en citant l'œuvre de James Joyce, « un exemple de cette inspiration continue et transcendée [...] et de la coïncidence entre le vouloir et la réali- sation, coïncidence impliquant chez le poète une parfaite conscience de ses buts et de ses moyens ». Parfaite conscience, tel est l'instrument du créateur. « Rien, dans ces œuvres, n'est laissé au hasard [...] et tout jaillit librement; car la liberté ne se compose pas de hasards. Tout est déterminé, [...] chaque mot a les sens que veut l'auteur; ce n'est pas le résultat d'une inven- tion gratuite, gagnant des significations par raccroc. » Tout cela fait de Joyce « un classique véritable ».

Car c'est bien de classicisme qu'il s'agit. Le classicisme a mau- vaise presse parce qu'il est synonyme d'académisme, de règles fastidieuses, de contraintes stériles. Mais où est la véritable liberté créatrice ? Dans la référence aux valeurs de notre culture ou dans le laisser-aller d'une subjectivité délirante ? C'est en imi- tant qu'on innove, en adaptant des modèles anciens. « [L'] origi- nalité repose toujours sur une connaissance de la tradition. » Plus que de classicisme, c'est d'antiromantisme au sens large qu'il faudrait parler, et d'hégélianisme, voire de spinozisme. « Cette liberté dans la nécessité, [...] cette joie dans la création dominée, [...] cette tendance réussie vers l'universel », dont parle Queneau, toujours à propos de Joyce, qualifie la pensée de Hegel *. Rien n'est moins naturel. Rien n'est moins spontané. Rien n'est plus libre que cette nécessité-là.

L'art est l'œuvre de l'homme, non un effet de nature.

D'un Raymond l'autre Au début était Le Chiendent. Queneau entre en littérature avec Le Chiendent et tout Que-

* A moins qu'on veuille y voir l'influence (occulte) de René Guénon.

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neau, dès 1933, est déjà dans ce roman - un genre condamné par les surréalistes - construit de façon rigoureuse et consciente, quasi mathématique, racontant une histoire avec des personnages - même si l'on peut se demander quelle est cette histoire et qui sont ces personnages. Queneau a trente ans et trouve d'emblée sa voie, quitte à revenir quelque peu en arrière, comme pris de vertige, dans les romans suivants : mal- gré la singularité de Gueule de pierre, Les Derniers Jours et Odile seront moins queniens, d'accès plus facile aussi. Pendant plus de quarante années, l'œuvre va proliférer dans de multi- ples directions sans jamais renier une esthétique affirmée dès ce coup d'essai fondateur, inaugurant un univers singulier qui deviendra familier à de nombreux lecteurs.

La nature des héros y fait problème : ils s'appréhendent en tant que personnages de roman comme s'ils n'avaient qu'une existence littéraire, donc arbitraire. De même est probléma- tique la structure du récit, assez déroutante, mêlant genres divers, styles opposés, digressions parasites, comme en un vaste jeu de construction soulignant la gratuité de la narration. On ne peut qu'être étonné par l'audace et la maîtrise d'un jeune romancier, alors totalement inconnu et dont l'écriture emprun- tait systématiquement des chemins de traverse, à rebours des traditions littéraires de l'époque imprégnées de subjectivisme expressionniste ou de réalisme psychologique et social. Car Le Chiendent apparaît hors normes, ou les épuisant toutes, au-delà de tous les courants du temps, ne sacrifiant ni au culte de l'insolite cher aux surréalistes ni aux conventions du récit

Populiste. Les bizarreries de l'écriture - et elles sont nom- breuses - répondent à des choix esthétiques et l'œuvre a un sens, même s'il réside dans le délaissement et l'insignifiance d' existences abandonnées, à jamais livrées au malheur du monde. Premier roman de l'absurde dont la prolixité même se nourrit de la crise du langage, Le Chiendent met en œuvre des éléments apparemment gratuits dont aucun n'appartient au bric-à-brac du marché aux puces de l'inconscient. On parlera

même d'éléments surdéterminés tant ils renvoient à une plura- .lité de significations possibles. Il s'agit bien d'un roman - non d un texte arbitraire -, mais dont Queneau renouvelle totale- ment la forme en tournant le dos au réalisme qui paraissait collé au genre, rompant avec la logique de cohérence du carac-

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tère des héros et de continuité linéaire du récit. Il y a là déjà suffisamment de quoi troubler le lecteur.

Cependant, tout en faisant un usage non réaliste du récit - sensible sur ce point à la critique d'André Breton qui se refu- sait à écrire des phrases d'une platitude informative du type : « la marquise sortit à cinq heures » -, Le Chiendent aurait suffi, si ce n'avait été déjà fait, à l'exclure du groupe pour déviation artistique, comme Artaud, comme Vitrac, ces passionnés de théâtre - autre genre honni et dénoncé pour les mêmes raisons. Le récit trouvait sa fin en lui-même, dans des raisons esthé- tiques, en se moquant bien de toutes les révolutions de l'esprit autres que celles qui peuvent affecter l'art. Car, en choisissant le roman, fleuron du réalisme bourgeois, Queneau n'en reve- nait ni à Loti ni à Anatole France. S'il fallait trouver un loin- tain précurseur, il faudrait chercher du côté de Raymond Roussel, alors méconnu et dont les surréalistes appréciaient les procédés d'écriture. Décidément leur fréquentation, de 1924 à 1929, aura laissé quelques traces...

Le Chiendent est le laboratoire d'où naît tout Queneau, et « déchiffrer Le Chiendent, c'est pour une bonne part déchiffrer Queneau 17 ». Raison pour laquelle ce fut le plus interrogé, le plus disséqué de ses romans, comme dans le remarquable Que- neau déchiffré de Claude Simonnet qui consacre tout un ouvrage à cette œuvre.

Avec Le Chiendent, Queneau expérimente une technique de construction d'une grande rigueur formelle, quoique d'une totale subjectivité. Son souci est de soumettre ce genre alors indéterminé à des règles strictes comme il en existe pour la poésie. « Alors que la poésie a été la terre bénie des rhétori- queurs et des faiseurs de règles, le roman, depuis qu'il existe, a échappé à toute loi. N'importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d'oies un nombre indéterminé de person- nages apparemment réels à travers une lande longue d'un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu'il soit, sera toujours un roman. » Même si ça ne ressemble pas à grand-chose. Il faut donc repenser le genre. Peu importe la règle, il en est de multiples comme il existe de nombreuses formes poétiques. Mais le romancier ne doit jamais s'abandon- ner au laisser-aller d'une plume vagabonde accompagnant la

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narration comme le faisait Don Quichotte, soit là où le menait sa monture. Il n'y a pas d'art brut. Créer, c'est imposer une forme, sou-

mettre la matière narrative à une élaboration consciente. Que- neau ne prétend pas à l'originalité. Il avoue sa « dette envers les romanciers anglais et américains qui [lui] ont appris qu'il existait une technique du roman, et tout particulièrement Joyce 18 ». De même, il rend hommage à la technique de Proust qui fait de lui un classique et qui « est, avec Joyce, l'un des premiers à avoir construit un roman ». Et d'ajouter : « Que l'œuvre de Proust soit composée avec rigueur, c'est ce qu'on semble n'avoir que peu remarqué, en raison sans doute du dédain que rencontrent des questions de cet ordre 19 » Il est évidemment plus tentant de commenter l'immersion d'un morceau de madeleine dans une tasse de thé ou les horripi- lantes manies de madame Verdurin que la conception sym- phonique de l'ensemble de l'œuvre. Le génie de Proust n'est pas dans l'objet du récit mais dans son orchestration qui fait de la description d'un monde suranné, complètement démodé, une authentique œuvre d'art.

Il faut rompre avec la logique naturaliste du roman collant servilement au décor, à l'action et au caractère des différents personnages, et puisant sa raison d'être dans sa valeur de témoignage comme s'il s'agissait d'un documentaire. Un roman n'est pas un décalque. Reproduire fidèlement une réa- lité donnée, supposée véridique, voilà le secret, croit-on, d'une grande œuvre, qui fait qu'à n'importe quelle aventure sortant de l'ordinaire, survenue à n'importe qui, il y a toujours un imbécile pour rêver d'en faire un roman ! Comme un poème ou une pièce de théâtre, un roman n'a rien de naturel. Il doit, pour se réaliser, prendre forme à l'intérieur d'une structure, être soumis à des contraintes, fixes ou non, peu importe. Au mystère de l'inspiration, Queneau oppose toujours les artifices de la création. D'où ses efforts pour concevoir son roman comme un poème. « Sous l'influence de Joyce et de Faulkner, [...] j'ai donné une forme, un rythme à ce que j'étais en train écrire. Je me suis fixé des règles aussi strictes que celles du

sonnet. » Car « on peut faire rimer des situations ou des person- nages comme on fait rimer des mots », tout comme Proust orchestrait ses thèmes. Principe clé de l'esthétique quenienne

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fondant l'irréalisme (ou le réalisme poétique, si l'on prend le terme dans son sens étymologique de création) de ses récits.

Dans Le Chiendent - mais c'est également valable pour d'autres œuvres, notamment Les Derniers Jours - « les person- nages n'apparaissent pas et ne disparaissent pas au hasard, de même les lieux, les différents modes d'expression ». De même que le mouvement des pièces sur un échiquier est réglé d'avance, une partie du sens qui affecte la personnalité et le comportement des personnages est déterminée par leur réparti- tion, leur apparition à l'intérieur de cette structure, fût-elle passablement arbitraire. « Il m'a été insupportable de laisser au hasard le soin de fixer le nombre des chapitres de ces romans. C'est ainsi que Le Chiendent se compose de 91 (7×13) sec- tions. » Chacune des quatre-vingt-onze sections (à deux ou trois exceptions près) possède son unité propre conformément aux règles du théâtre classique. Chacune « est une, non seulement quant au temps, au lieu et à l'action, mais encore quant au genre : récit purement narratif, récit coupé de paroles rappor- tées, conversation pure (qui tend à l'expression théâtrale), monologue intérieur », lettre, coupure de presse ou récit de rêve, et Queneau ne peut s'empêcher de préciser, pour ce type de texte, qu'il faut en user « avec réserve tant ce genre se gal- vaude ». Encore et toujours Breton...

« De ces sections, chaque treizième (la dernière de chaque chapitre par conséquent) se situe en dehors de ce chapitre, dans une autre direction ou dimension; ce sont des pauses » On saisit, là, ce qui n'est pas toujours évident à la lecture : la stricte architectonique du Chiendent que sa structure oppose aux matériaux du récit surréaliste fondé sur la fulgurance des images et l'authenticité de l'expérience vécue. A l'écriture automatique dévidant d'arbitraires métaphores Queneau pré- fère l'élaboration consciente, le décret d'une volonté organisa- trice, une construction systématique, voire arithmétique. Le surréalisme n'est, au fond, qu'un avatar du réalisme (brut) et ce n'est pas par hasard que Breton avoue que le terme de super- naturalisme aurait été plus approprié. Au culte de la surréalité s'ingéniant à pénétrer les arcanes d'un autre monde plus réel encore que la réalité Queneau substitue une esthétique de la formalité, adoption tout artificielle d'une grille de confection susceptible d'engendrer son propre monde, pure forme élabo-

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TCHOUANG-TSEU : 142, 220, 273. Temps mêlés (Les) : 95, 113,170, 171,

186, 190, 191, 192, 217, 230, 253. TROTSKY, Léon : 249. TZARA, Tristan : 159, 160.

V VENDRYES, Joseph : 63, 64, 77, 80,

81, 82. VERHAEREN, Émile : 244. VERLAINE, Paul: 117. VIAN, Boris : 13, 187, 195, 255, 258, 259. VILLON, François : 64, 74, 194, 195. VIRGILE : 68. VITRAC, Roger : 23, 28, 249. Vol d'Icare (Le) : 40, 58, 60, 95, 149,

152, 208, 228, 230, 231, 232, 261, 280. VOLTAIRE: 65, 81.

VOLTERRA, Vito : 226. Voyage en Grèce (Le) : 20, 23, 52,

110, 115, 116, 117, 119, 120, 199, 234, 235, 236, 262, 265, 266, 268, 269, 270, 272, 280.

W

WARTBURG, Walter von : 63.

Z

Zazie dans le métro: 13, 40, 61, 71, 73, 75, 80, 83, 96, 100, 103, 108, 110, 122, 137, 138, 151, 172, 182, 205, 208, 259, 269, 270, 271, 273, 278.

Ziaux (Les): 96, 176, 177, 193, 194, 205, 217, 219, 254, 270, 280.

ZOLA, Émile : 84, 137.

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