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UNIVERSITE DE MARNE LA VALLEE FABIEN LEGERON MASTER 1 RECHERCHE SOUS LA DIRECTION DE SYLVIE THOUARD ET MARTIN LALIBERTE RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA DE LA TRANSPOSITION A L’ENRICHISSEMENT DU MYTHE

RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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UNIVERSITE DE MARNE LA VALLEE FABIEN LEGERON MASTER 1 RECHERCHE SOUS LA DIRECTION DE SYLVIE THOUARD ET MARTIN LALIBERTE

RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

DE LA TRANSPOSITION A L’ENRICHISSEMENT DU MYTHE

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SOMMAIRE

2.. Sommaire

3.. Résultat et prologue : Introduction et argument

7.. Antécédent et abomination : Le récit lovecraftien - une définition

7 - Récit et fiction

9 - Fantastique et fantasy

13 - Les enjeux du récit lovecraftien au cinéma

15 - Défis et séductions du lovecraftien au cinéma

15 - Aux frontières de l’image : de l’indicible à l’immontrable ?

17 - L’abstraction scientifique : une multiplication des hors-champ

20 - Le récit lovecraftien souffre t’il d’un manque de "générosité" ?

21 - L’écriture "néo-impressionniste" : un point d’entrée pour le cinéaste

24 - La richesse du matériau

29.. Recherche et évocation : Etudes de cas - 1 - de la fascination à l’immersion

31 - Adaptations littérales et partis pris extrémistes

31 - The call of Cthulhu et Dreamquest for unknown Kadath

36 - Stuart Gordon ou l’apport de l’excès

36 - Re-Animator

40 - From beyond, un film à la lisière de deux méthodes

46 - Vers une maturité de l’apport mythologique

46 - Dagon

55 - Dreams in the witchhouse, une confirmation ?

62.. Métamorphose et démence : études de cas - 2 - un apport nouveau du cinéma au lovecraftien

62 - John Carpenter et la Trilogie de l’Apocalypse

63 - Montrer l’indicible :The thing

69 - Apprivoiser une menace hors du temps : Prince of darkness

73 - Lovecraft (presque) sans Lovecraft : In the mouth of madness

81 – Du lovecraftien au-delà de ses univers de référence : Alien de Ridley Scott

87 - Au-delà des films lovecraftiens : Une mythologie en expansion

89.. Cauchemar et cataclysme: En guise de conclusion

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"Car il y a trop de choses étranges et imprévisibles dans le grand infini, et celui qui est à la recherche des rêves

doit éviter d’éveiller ou de rencontrer ceux qu’il ne faut pas" 1

"Le studio est très nerveux à propos du budget et de l’absence de fin heureuse, mais il est impossible de faire

autrement dans l’univers de Lovecraft. (…) Les Montagnes hallucinées est un roman très difficile à adapter, mais

si jamais nous y arrivons, ce sera un film captivant à voir. Ce sera un événement." 2

RESULTAT ET PROLOGUE : INTRODUCTION ET ARGUMENT

Mû par son admiration pour, pêle-mêle, Lord Dunsany 3, Edgar Poe, Arthur Machen4, et par

une nostalgie envers des temps littéraires plus gothiques et enchantés que son début de vingtième

siècle exécré, Howard Phillips Lovecraft, en cela secondé par ses amis, ses correspondants et ses

admirateurs, réinventa le récit fantastique en posant une mythologie extrêmement complexe,

cohérente et pourtant ductile5 pour l’auteur qui compte y apporter sa contribution ; transcendante et

difficile philosophiquement parlant et pourtant limpide en termes narratifs, nourrie par une imagerie

riche, des implications intellectuelles inédites et vastes, et une diégèse sans cesse reconduite et

amendée de récit en récit.

Ces univers, qu’on qualifiera de "lovecraftiens" pour plus de célérité, séduisent nombre de

cinéastes pour des raisons esthétiques et thématiques évidentes. C’est là que les choses se gâtent : En

effet, comment transcrire, avec les moyens somme toute limités du cinématographe6, la grande

richesse thématique et conceptuelle d’une œuvre qui interpelle encore tant aujourd’hui ?

C’est ce problème créatif que nous nous proposons d’expliciter et d’explorer ici, nous

employant, en filigrane, à trancher quant à son insolubilité. Pour ce faire, nous évoquerons d’abord

1 Lovecraft, Howard Philips, The strange high house in the mist, 1926, L’étrange maison haute dans la brume, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 “The studio is very nervous about the cost and it not having a love story or a happy ending, but it's impossible to do either in the Lovecraft universe.(…)''Mountains of Madness'’ is a very difficult novel to adapt, but if we ever make it, it will be a great movie to see. It will be an event. » Guillermo del Toro, à propos de son projet d’adaptation des Montagnes Hallucinées, sur le site timeout.com, http://www.timeout.com/film/news/1548/ , dernière consultation en Septembre 2007. 3De son vrai nom Edward Plunkett, il est considéré comme l’un des plus grands précurseurs de la fantasy moderne, notamment le sword and sorcery, et le passage vers des mondes imaginaires cohérents et précis. Il pose aussi l’idée d’un panthéon de déités, idée que Lovecraft reprendra à son compte. 4 Ecrivain gallois de la fin du XIXème, passionné d’occultisme, il distille des ambiances à la fois merveilleuses et fantastiques où un mysticisme très marqué s’accole au matérialisme moderne. On ne saurait à ce titre trop conseiller son chef-d’œuvre de 1894, Le grand dieu Pan, édité notamment par Librio pour la version française. 5 Qualité d’une matière qui peut s’étirer ou changer de forme tout en gardant sa cohésion. Se dit notamment des polymères. 6 « D’où le problème du récit cinématographique. Comment peut-il être aussi agile qu’un roman ou une nouvelle si le monde lui colle ainsi aux pieds ? » Albert Laffay, Logique du cinéma, p.62, Masson et Compagnie 1964

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le matériau littéraire de base, pour ensuite nous intéresser à un certain nombre de tentatives frontales

de se confronter au problème dans le domaine cinématographique, et plus largement audiovisuel,

puisque l’on ne rechignera pas à un détour du côté de la vidéo ou du jeu vidéo. Ces évocations nous

mèneront à des considérations d’ordre technique, narratologique et thématique.

Il y a deux ans, l’auteur de ces lignes s’est piqué de passer de l’autre côté du miroir, et d’enfin

assumer pleinement son admiration de l’œuvre d’Howard Philips Lovecraft en s’y attelant via des

récits cinématographiques participant de son univers particulier, vaste et foisonnant. La première

tentative, un moyen métrage du nom de Parallaxe et convoquant Grands Anciens et sauts spatio-

temporels, s’avère un échec artistique, du fait de son budget endémique, mais surtout d’une attitude

de fan-boy, parti tête baissée et la fleur au fusil sans vraiment réfléchir aux tenants et aux

aboutissants de la dialectique lovecraftienne en tant que telle. En effet, loin d’être démonté par cette

première expérience, c’est carrément à un projet plus ambitieux qu’incite ce semi-échec : une

adaptation en deux longs métrages de La quête onirique de Kadath l’inconnue, récit d’aventures oniriques

considéré par beaucoup comme le chef-d’œuvre du créateur de la Morte Rêveuse Cthulhu1. C’est

alors dès l’écriture que les problèmes se posent : par exemple, à la fin de Dreamquest for unknown

Kadath, Randolph Carter, qui vient de sauter de l’oiseau shantak, tombe en hurlant dans une

obscurité totale, où il sent des formes vivantes, matérielles et semi-matérielles, se presser contre lui.

Cette chute dure plusieurs cycles d’éternités, alors que le Grand Ancien protéiforme Nyarlathotep ricane

on ne sait où et que Nodens, divinité primordiale, mugit à n’en plus finir. Comment traduire une

telle scène avec de l’image, du son et un découpage en plans ? Les problèmes qui se posent ici sont à

la fois de l’ordre du design, de la narration, de la temporalité, et du concept.

De là le constat, plus important sans doute avec la mythologie lovecraftienne qu’avec

d’autres ne soulevant pas les intimidantes notions d’indicible, d’innommable, d’immontrable ou de

spectacles suffisant à rendre fous leurs témoins, qu’il convient de cerner les notions conceptuelles,

ainsi que techniques, qui sont l’apanage du lovecraftien dans le domaine littéraire, mais aussi

cinématographique.

Ainsi l’on se propose de traiter de ces caractéristiques de base du matériau littéraire

lovecraftien, afin de dresser une cartographie des difficultés et opportunités thématiques qui

attendent le cinéaste.

1 Lovecraft, Howard Philips The dream-quest for unknown Kaddath, La quête onirique de Kadath l’inconnue, , in Démons et merveilles, 10/18, 1973

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Cette typologie énoncée, l’on se penchera sur des exercices d’adaptation directe de récits

lovecraftiens, afin de discerner les moyens mis en œuvre pour apprivoiser les idiosyncrasies a priori

déroutantes de la mythologie instiguée par Lovecraft. Nous nous pencherons à ce titre sur les

démarches de fanboys telles que Call of Cthulhu de Andrew Leman, ou Dreamquest for Unknown

Kaddath de Edward Martin III, puis sur les quatre opuscules de Stuart Gordon (Re-Animator1, From

Beyond2, Dagon3, et Dreams in the Witchhouse4).

Ce cheminement nous mènera naturellement à considérer les récits originaux créés pour le

médium cinéma, et qui entrent dans les canons de la mythologie sans se rattacher nécessairement à

un récit préexistant, dans le but de voir ce que de telles démarches apportent en termes de

construction mythologique. C’est la trilogie de l’apocalypse de John Carpenter (The Thing5, Prince of

Darkness6, In the Mouth of Madness7) et Alien8 de Ridley Scott qui nous intéresseront plus

particulièrement.

L’on fera également un détour par la sémiologie pour différencier les grilles de

compréhension sollicitées respectivement par la littérature et le cinéma, avant de chercher des pistes

de solutions pour la transcription de l’indicible et de la forme d’empathie propre au récit

lovecraftien. L’on s’interrogera enfin sur la faculté d’enrichissement du mythe par des œuvres

audiovisuelles.

Entendons-nous bien : Par le terme de "récit lovecraftien", l’on désignera ici l’ensemble des

récits constitutifs de l’univers instigué par Howard Philips Lovecraft, sans nous limiter aux seuls

écrits de l’auteur. Ainsi l’on invoquera tant Lovecraft que Clark Ashton Smith, August Derleth,

Stephen King ou Ramsey Campbell, l’ultime critère étant le rattachement des écrits avec la

mythologie lovecraftienne globale. Il en ira de même, d’ailleurs, pour les tentatives

cinématographiques autour du lovecraftien, et l’on ne se limitera pas aux seules adaptations directes

d’histoires du mythe : Les trois films de John Carpenter, par exemple, pour n’être point des

adaptations directes, n’en sont pas moins, nous le verrons, éminemment lovecraftiens dans leur

déroulement, leurs thèmes et leurs références.

1 Empire pictures, 1985 2 Empire pictures, 1986 3 Fantastic Factory, 2001 4 First international production, 2006 5 Universal pictures, 1982 6 Alive films, 1987 7 New line cinema, 1994 8 20th century Fox, 1979

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Cet opuscule ne prétend pas non plus à une quelconque exhaustivité dans les œuvres

évoquées, tant audiovisuelles que littéraires. Ainsi il se limite volontairement au récit, évacuant par là

même les documentaires, biographies ou analyses ayant pu être faites au fil du temps. Le propos de

ces lignes est une exploration strictement diégétique1. De plus, Lovecraft et ses coreligionnaires

s’étant vus maintes fois adapter, citer, voire carrément piller dans des œuvres qui se faisant passer

pour originales, ou au contraire ayant vu leurs noms accolés à des films n’ayant rien à voir avec les

mythes ici soutenus, l’exhaustivité serait un but illusoire2. Ajoutons à cela la vitalité des "geeks"3,

notamment sur Internet, et l’on comprendra que pour illustrer notre étude et notre réflexion, l’on

aura préalablement sélectionné des exemples jugés les plus signifiants. Enfin, l’on s’interrogera

principalement sur une adaptabilité transmédia de l’écrit à l’audiovisuel, et plus largement sur la

validité d’une construction mythologique à cheval sur ces deux supports. On exclura donc également

les adaptations et transcriptions dans la bande dessinée, la peinture, etc.. 4

1 L’on saura bien entendu se référer si on l’estime utile à des documentaires, commentaires ou biographies, dans la mesure ou ceux-ci seront éclairants quant au propos sur la démarche du conteur. Que le lecteur n’en attende toutefois pas plus que des citations ou des évocations. 2 On ne saurait trop conseiller le site Unfilmable.com, qui dresse une impressionnante liste (Dernière consultation Septembre 2007). 3 Se dit d’un fan à la limite du compulsif, formant des communautés actives autour de l’objet, ou des objets, de son admiration. Voir p.27. 4 Encore une fois l’on saura se souvenir de ces arts dans le cas d’un rapport direct avec l’audiovisuel, par exemple dans celui de Hans Ruedi Giger sur Alien.

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ANTECEDENT ET ABOMINATION : LE RECIT LOVECRAFTIEN - UNE

DEFINITION

RECIT ET FICTION

Il convient, avant toute réflexion sur les apports et limitations d’une telle construction

mythologique multimédia1 (englobant, dans le cas qui nous occupe ici, littérature, cinéma, mais aussi

arts plastiques et jeu vidéo), de s’entendre sur les termes que l’on emploiera le plus souvent : nous

définirons ici, donc, les concepts de récit, de fiction et de mythologie, et la différence entre

fantastique et fantasy, pour mieux montrer dans quelle position se trouvent les cycles instigués par

Lovecraft et continués par ses zélateurs.

Nous nous situons ici dans une définition du récit héritée principalement de Barthes et

Todorov. En effet les deux théoriciens s’accordent sur une définition de base du récit voulant qu’il

ne se limite pas au seul domaine littéraire. Barthes avance ainsi que le récit est la forme d’expression

de base de l’humanité : « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part un peuple sans récit »2 . En ce sens on

rejoindra Todorov lorsqu’il considère que l’analyse du récit ne change pas, sur ses données de base,

en fonction du medium3.

Considérons de fait le récit comme une manière d’organiser entre elles un grand nombre

d’informations complexes. Encore selon Barthes, le récit s’apparente à un système qui utilise

l’articulation, ou segmentation, qui produit des unités, et l’intégration, qui recueille lesdites unités

dans des unités d’un rang supérieur (c’est le sens)4. Ainsi, « la complexité d’un récit peut se comparer à celle

d’un organigramme (…). C’est l’intégration sous des formes variées qui permet de compenser la complexité,

apparemment immaîtrisable, des unités d’un niveau. C’est elle qui permet d’orienter la compréhension d’éléments

discontinus, contigus et hétéroclites ».5C’est ce qui empêche le sens de "baller"6 et crée ce que Greimas

nomme l’isotopie7. En somme, le récit est un tout plus important que la somme de ses parties, qui

sont les fonctions, actions, personnages et indices.

1 Le terme « multimédia » sera employé dans cet ouvrage, sauf mention contraire, dans son acception la plus terre-à-terre de construction sur plusieurs média ou plates-formes. 2 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.7, Seuil, 1977 3 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature, p.64/65, Seuil, 1987. Genette, que nous évoquons plus bas, s’en tient quant à lui à l’écrit mais sa somme théorique est valide dans cette acception Todorovienne. 4 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.45, Seuil, 1977 5 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.50, Seuil, 1977 6 Op.cit. 7 Op.cit.

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Dans cette acception, cependant, la créativité du locuteur (de l’"auteur") est bornée par les

conventions et se retrouve dans le "comment" et non dans le "quoi". Le récit est de fait basé sur le

jeu avec les codes1. Il remplit alors deux fonctions : affichage2 (le récit est appréhensible comme

objet se suffisant à lui-même) et communication : « Le récit, comme objet, est l’enjeu d’une

communication. Il y a un donateur et un destinataire du récit »3. L’affichage même est inscrit dans

des codes sociétaux, et participe d’un pacte de communication cher aux sociologues des media,

notamment Stuart Hall et sa théorie du Codage/Décodage4, ou encore P. Charaudeau et D.

Maingueneau dans leurs Dictionnaire d’analyse de discours5 avec la notion de co-construction du sens par

le locuteur et l’interlocuteur (ici "placés" de part et d’autre du récit lui-même).

Selon Todorov il ne suffit cependant pas de faire un tas avec des unités pour construire un

récit. Le récit ne se contente pas de la simple description : « Il exige le déroulement d’une action,

(…) le changement, la différence. » Il réclame qu’une action s’enclenche, il réclame une temporalité

active6. On y trouve une temporalité continue (la description, le contexte) et une temporalité

discontinue (le temps événementiel, l’action), qui ensemble forment le récit, notamment fictionnel.

Ce qui rejoint G. Genette, qui s’intéresse à la fiction dans sa dichotomie avec le réel, ce qu’on peut

qualifier comme une forme plus "pure" du récit, puisque subordonnée à la seule imagination de

l’auteur, a priori sans avoir à entretenir de lien avec des événements réels7. « On définira sans

difficulté le récit comme la représentation (…) d’une suite d’événements (…) par le moyen du

langage »8 .

Cette définition est celle que nous retiendrons le plus volontiers, car elle a le mérite de poser

la question du logos et de la mimesis dans un sens très aristotélicien. Nous nous situons, ainsi, dans un

contexte de conventions locutives (la syntaxe, la grammaire, le medium employé) et d’imitation

(reconnaissance, moyens conceptuels mis en œuvre, pacte communicatif, propos), mis en forme par

le récit.

1 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.51, Seuil, 1977 2 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.43, Seuil, 1977 3 Barthes, Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, sous la direction de T. Todorov et G. Genette, p.38, Seuil, 1977 4 In Réseaux n°68 CNET, 1994 pour la version française, CCCS pour la version originale 5 p. 138, Seuil, Paris 2002 6 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature, p.49, Seuil, 1987 7 Bien entendu il s’agit d’une définition purement théorique dans un but de définition : in vivo, si l’on me passe la métaphore, rien n’est totalement indépendant du contexte de locution. 8 Genette, Gérard, Figures – II, p.49, Seuil, 1969

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C’est le second principe du récit selon Todorov1 qui nous intéressera plus particulièrement

ici, celui de la transformation, par négation, par réalisation, etc.. On peut notamment dégager deux

grands types d’organisation du récit :

_La logique (qu’on pourrait à la rigueur qualifier de platonicienne) de succession, qui

implique des transformations "de premier type", celle de changement de statut du prédicat. C’est la

base du récit mythologique et/ou épique.

_L’organisation gnoséologique (ou épistémique) dans laquelle les événements sont

finalement moins importants que l’accession à une connaissance.

D’où deux intérêts certains pour le lecteur : le suspense et le sens. Le jeu entre ces deux

organisations permet de trouver des voies mythologiques plus ou moins signifiantes, encore

assorties d’un jeu constant sur les codes et les imageries convoqués.

FANTASTIQUE ET FANTASY

Dans le sujet qui nous intéresse, la notion de genre est cruciale. La question est de

déterminer la tradition dans laquelle s’inscrit le récit lovecraftien. En effet, dans ses aspects

cosmiques et sa convocation constante d’éléments surnaturels et/ou science-fictionnels, le

protéiforme, changeant et ophidien système de récits lovecraftiens oscille constamment, en

apparence, entre fantastique et fantasy.

L’une des références pour la définition du fantastique en tant que genre est Tzvetan

Todorov2 : Selon lui, le fantastique réside dans l’incertitude vis-à-vis du statut du surnaturel et par

extension de ses manifestation. Le diable existe-t-il ou non ? Si oui, nous sommes dans le

merveilleux, si non, dans l’étrange. Ce faisant il critique implicitement la définition que donne H.P.

Lovecraft du fantastique, à savoir que le fantastique se situe dans « l’expérience particulière du

lecteur, et cette expérience doit être la peur »3 : Le fantastique y serait, toujours selon Todorov,

soluble dans le sang-froid de l’interlocuteur. D’un côté comme de l’autre, il convient de chercher une

définition plus large des récits impliquant le surnaturel ou le supranaturel.

Ce "pas de côté" de Todorov implique principalement de se positionner par rapport à une

réalité qui, si elle n’est pas nécessairement celle du locuteur (l’auteur) ou de l’interlocuteur (le

lecteur/spectateur/joueur), est du moins potentiellement familière à ces derniers, et où l’on introduit

l’élément ou les éléments surnaturels et/ou exogènes. Dans son travail de référence sur le genre

1 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature, p.51 et suivantes, Seuil, 1987 2 Todorov, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, p.29 et suivantes, Seuil, 1970 3 Todorov, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, p.39, Seuil, 1970

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fantasy en France, Estelle Faye souligne : « Par rapport au roman fantastique, la fantasy renverse les

perspectives »1. Dans un univers qui n’a de cohérence à entretenir qu’avec lui-même, c’est

l’intervention d’un élément de notre réalité qui serait déplacée, exotique. « Le roman de fantasy,

quand il commence, ne part de rien, d’aucune réalité préexistante. Il doit tout construire par lui-

même. »2 La fantasy propose des mondes "clef en main", n’ayant a priori pas besoin d’entretenir des

relations avec la "réalité". On peut rapprocher la fantasy, terme anglo-saxon, du merveilleux, son

ancêtre et quasi-équivalent français.

Dans cette acception, l’anticipation science fictionnelle, le sword and sorcery, l’heroic fantasy, ou

ce que Lovecraft lui-même nommait weird fantasy 3 pour désigner son art4, participent de la fantasy.

Que les univers soient indépendants de notre expérience quotidienne ne veut cependant pas dire

qu’ils n’ont aucun point commun avec notre monde : La terre du Milieu est peuplée d’Hommes

aussi bien que d’Elfes ou de Nains5, le Meilleur des Mondes6 résulte de notre histoire, etc.

De même, notre monde est pris comme point de référence dans le récit lovecraftien, comme

"marqueur d’espace"7 : un héros (souvent le narrateur) découvre que l’univers est, littéralement,

infiniment plus vaste et plus étrange que ce que nous en connaissons, par l’intervention de

manuscrits anciens, de fossiles divers, de personnages instruits et inquiétants ou de manifestations

des Grands Anciens, et cette révélation est généralement bouleversante d’un point de vue psychique.

1 Faye, Estelle, La fantasy héroïque française – Théorie du genre, mémoire de DEA sous la direction de M. Tadié, p.11, Paris IV – Sorbonne, 2004 2 Faye, Estelle, La fantasy héroïque française – Théorie du genre, mémoire de DEA sous la direction de M. Tadié, p.12, Paris IV – Sorbonne, 2004 3 Littéralement "merveilleux étrange", une expression au confluent du fantastique selon Todorov et de la fantasy. 4 Comme on le verra plus bas, le terme de récit lovecraftien désigne principalement les deux grands cycles instigués par le reclus de Providence, que nous nommerons ici "cycle de Cthulhu" (l’ensemble des récits se passant dans notre monde physique et se rattachant à la mythologie dépeinte p.21 et suivantes) et "cycle de Sarnath" (les récits prenant place dans ce que Lovecraft nommait les Contrées du rêve, et qu’explore notamment Randolph Carter (voir note 4 page suivante). Ces contrées ne sont pas indépendantes de notre monde, elles en constituent un autre plan. En effet, les Grands Anciens y agissent et des hommes peuvent y demeurer). En effet, En admirateur de gothique, de Poe à Shelley, Lovecraft s’est penché plus d’une fois sur l’épouvante (The Tomb, La tombe, 1917), le fantastique (The unnamable, L’indicible, 1923). Il a donné dans la métaphore sociale (The sreet, La rue, 1920) et même écrit une nouvelle de pure science-fiction (In the walls of Eryx, Dans les murs d’Eryx, 1935). Dans un même ordre d’idée, le fait que le Dripping soit une technique attribuée à Jackson Pollock ne veut pas dire que Pollock n’a fait que du Dripping dans sa carrière. 5 Dans l’univers développé par J.R.R. Tolkien dans The Hobbit or There and Back again (Bilbo le Hobbit), première publication 1937, dans la traduction française de Ledoux, Christian Bourgeois 1971 ; dans The Lord of The Rings (Le Seigneur et des Anneaux), première publication entre 1954 et 1955, Christian Bourgeois 1972; et cycle afférent . 6 Huxley, Aldous, Brave New World, 1932 7 Notion empruntée à la photo de paysage : il est en effet recommandé, pour rendre les échelles de grandeur sur un paysage qu’on propose de traduire en deux dimensions, d’intégrer à sa composition une personne, une maison, ou tout élément aisément identifiable qui, par comparaison, permet d’appréhender les proportions globales du panorama.

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Pour mieux cerner cette question de point de vue vis-à-vis du surnaturel, nous convoquerons

Jean Fabre, qui en livre une définition plus globale et complète1. En effet il propose une typologie

tout à fait éclairante sur ce que nous nous proposons d’expliciter : selon son étude, le point de vue

est prévalent, ce qui rejoint Todorov, mais il ne se contente pas d’un jugement de valeurs par

soustraction, comme le montre le schéma qui suit :

Figure 1 2

Pour Fabre, on distingue clairement quatre positions possibles, qui définissent le placement

non seulement des personnages, mais également du narrateur, de l’auteur, du lecteur ou spectateur.

L’attitude intellectuelle adoptée face aux éléments constitutifs du récit est prévalente à ces éléments.

Cette notion de point de vue nous permet d’avancer que le récit lovecraftien est bel et bien un

récit de fantasy, qui peut être exploré par le prisme du fantastique selon le point de vue qu’on veut

adopter : notre réalité, qui nous sert, faute de mieux, de point de référence quant à notre rapport au

tangible, est un infime constituant de l’univers dans son ampleur et son étrangeté : « Bien que les

hommes saluent leur terre du nom de réalité et flétrissent de celui d’irréalité la pensée d’un univers

originel aux dimensions multiples, c’est, en vérité, exactement l’inverse. Ce que nous appelons

substance et réalité est ombre et illusion et ce que nous appelons ombre et illusion est substance et

réalité. »3 C’est une partie de la prise de conscience de Randolph Carter4, personnage de fantasy dans

un univers de fantasy. Qu’un autre protagoniste arpente ce même monde avec des yeux de cartésien

1 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière – essai sur la littérature fantastique, José Corti, 1992 2 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière – essai sur la littérature fantastique, p.90, José Corti, 1992 3 H.P. Lovecraft, A travers les portes de la clef d’argent, in Démons et merveilles, p.97, 10/18, 1973 4 Héros de quatre récits de Lovecraft faisant le lien entre cycle de Sarnath et cycle de Cthulhu, Le témoignage de Randolph Carter, La clé d’argent, A travers les portes de la clé d’argent et La quête onirique de Kadath l’inconnue, première publication entre 1919 et 1927, et réunis dans le recueil Démons et Merveilles.

Croire Avoir peur Ne pas avoir peur Ne pas croire

SUPERSTITION

FOI FANTASTIQUE

POSITIVISME

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choqué par une remise en cause de la manière classique de voir le monde, et son expérience sera de

l’ordre du fantastique (par exemple dans la nouvelle L’appel de Cthulhu1).

Etant donné la structure narrative particulière de la plupart des récits lovecraftiens, la

dimension gnoséologique est, on le voit, extrêmement importante, les événements s’enchaînant de

manière à mener lecteur et protagoniste à une connaissance qui se révèle le plus souvent être un

choc.

Le récit lovecraftien se révèle donc comme une mythologie épistémique qui, dans le cadre de

son déroulement, cherche rien moins que le renversement de la perspective positivisme/superstition,

voire positivisme/foi. Un monde de fantasy que l’on peut librement choisir d’arpenter avec le bâton

de pèlerin du fantastique.

1 H.P. Lovecraft, Call of Cthulu, 1926, Christian Bougeois 1975 pour la version française

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LES ENJEUX DU RECIT LOVECRAFTIEN AU CINEMA

Le problème de l’acclimatation du récit lovecraftien au cinéma prolonge les réflexions déjà

engagées quant au portage de la création littéraire à l’écran. Etudier l’adaptation revient bien entendu

à considérer les spécificités des différents média, la manière dont elles peuvent interagir, et dans

quelle mesure le moyen (ici le medium littérature ou le médium cinéma) influe sur le propos (le

contenu littéraire ou cinématographique). Nous nous baserons pour commencer sur les travaux de

Francis Vanoye, et en premier lieu sur le tableau qu’il établit lesdites spécificités.

Récit écrit Récit filmique

Substance de l’expression

(ou du signifiant)

Traces graphiques

Espaces blancs

Image, mouvante, bruit, son musical,

son phonétique, traces graphiques

Forme de l’expression

(ou du signifiant)

Phrases, paragraphes,

chapitres,

répartition des surfaces

Montage des images, contrepoints images/son,

images/musique, images/parole, agencement des

formes et des couleurs selon des rapport

d’opposition ou de complémentarité, jeux sur

l’échelle des plans…

Substance du contenu

(ou du signifié)

Des événements réels ou imaginaires, des sentiments, des idées puisées dans un

substrat historique, légendaire, mythique, social, humain…

Forme du contenu

(ou du signifié)

Structure de la narration, des sentiments, des idées, des thèmes

Figure 2 1

A la lumière du modèle illustré par ce tableau, on s’aperçoit que le lovecraftien en tant que tel

va exacerber certains problèmes quant à l’expression : en effet, comment traduire en images une

écriture de l’immontrable, en sons réels des bruits qui ne sont, littéralement et par définition, pas

appréhensibles avec les moyens physiques et conceptuels de l’humain?

A ces questions d’expression viennent s’ajouter des questions de contenu, puisque qu’ainsi

que nous l’avons vu dans notre préliminaire l’œuvre de Lovecraft et ses zélateurs offre comme

spécificité première de se situer au confluent du fantastique et de la fantasy : elle va donc poser à la

fois des enjeux d’adaptation littéraire et d’inscription du récit filmique dans un univers mythologique.

1 Vanoye, Francis, Récit écrit récit filmique, p.42, Armand Colin cinéma, 2005

Page 14: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

14

C’est pourquoi nous débuterons notre étude par une exploration des difficultés et enjeux spécifiques

que pose toute adaptation du lovecraftien.

Puis nous interrogerons les réponses qu’ont apportées différents cinéastes à ces questions, au

travers d’une étude des différentes démarches des récits lovecraftiens au cinéma, en commençant par

les adaptations les plus littérales des textes de Lovecraft.

L’univers lovecraftien présente cette caractéristique intéressante, que l’on a évoquée dans le

préliminaire, d’être un univers littéraire né de l’imagination d’un auteur, mais qui s’est mis très tôt,

via ses relations épistolaires puis une émulation encore active autour de ses thèmes, à agir comme

une mythologie antique : c’est un univers dont la cohérence même est conditionnée par le fait d’être

dépeint par moult intervenants. C’est dans ce fonctionnement mythologique que s’inscrivent les

réalisateurs du cinéma et du multimédia qui donnent à voir des récits lovecraftiens a priori éloignés,

ou différents, de la lettre de l’œuvre initiale, tout en apportant leur pierre à un édifice qui gagne en

solidité. En ce penchant sur ces œuvres, nous verrons comment à la fois le récit lovecraftien imbibe

un large pan du cinéma de genre moderne, et comment au travers de ce récit se construit un exemple

unique et résolument moderne de mythologie multimédia, en plein bouillonnement à l’aube de notre

nouveau millénaire.

Page 15: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

15

DEFIS ET SEDUCTIONS DU LOVECRAFTIEN AU CINEMA

AUX FRONTIERES DE L’IMAGE : DE L’INDICIBLE A L’IMMONTRABLE ?

Dans la courte interview qui accompagne l’édition DVD du film l’Antre de la Folie1, John

Carpenter aborde d’entrée la principale difficulté, selon lui, à adapter l’œuvre de Lovecraft, difficulté

qui réside dans le fait qu’ "il (Lovecraft) décrit une horreur indescriptible"2. En effet, le cinéma est

un art de la monstration3, comme le rappellent notamment André Gaudreault et François Jost. La

principale question de l’adaptation se fait alors jour sous cette forme : "Comment passe-t-on de

l’acte de raconter verbalement à celui de raconter en montrant ?"4.

L’art de "suggérer l’horreur plutôt que de la décrire"5, l’une des principales caractéristiques du

récit lovecraftien, est également l’un des "problèmes spécifiques"6 que pose toute adaptation de ses

textes, et a fortiori de ses nouvelles. C’est la question que souligne Philippe Rouyer lors du colloque

de Cerisy H. P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité7. Il relève ainsi que "si, chez le maître de

Providence, l’horreur ne relève pas toujours de l’indicible ou de l’innommable, le monstre, lorsqu’il

est décrit, n’apparaît que fugitivement"8.

Observons l’une des descriptions emblématiques de l’art de la suggestion de Lovecraft, celle

des attributs du "Chuchoteur", insecte fongoïde déguisé en professeur de la nouvelle Celui qui

chuchotait dans les ténèbres9 : elle évoque "des structures organiques au sujet desquelles [le narrateur]

n’ose formuler aucune hypothèse."10 Ces "structures organiques", évidemment non humaines, ne

seront jamais décrites plus clairement, ou alors de manière extrêmement parcellaire, et c’est

justement le fait qu’elles soient étrangères à notre monde de référence au point d’être hors d’atteinte

de toute description globale et précise qui rend leur évocation puissante. C’est ce signe absolu de leur

totale différence au sens le plus fort du terme : elles sont hors de notre monde et du champ de notre

expérience autant que le narrateur de la nouvelle au titre explicite Je suis d’ailleurs11. Le vocabulaire et

1 Carpenter, John, L’antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006 2 Op.cit. 3 André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique, p.27, Nathan cinéma, 2000 4 Op. cit. p7 5 Philippe Rouyer, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Colloque de Cerisy p. 407 6 Op. cit. p. 407 7 Dervy, 2002 8 Op. cit. p 407 9 Lovecraft, Howard Philips, The whisperer in Darkness, 1930, Celui qui chuchotait dans les ténèbres, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 10 Op. cit., p.316 11 Lovecraft, Howard Philips,The Outsider, Je suis d’ailleurs, 1921, in L’abomination de Dunwich, J’ai lu, 1997

Page 16: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

16

le style déclamatoire employé empruntent alors plus au champ de l’ésotérisme qu’à celui de la

description traditionnelle à base de notations concrètes1.

Peut-on chercher seulement à rendre cette expérience quasiment mystique par des images

cinématographiques ? Ainsi que le rappelle avec pertinence John Carpenter, "ceux qui sont

confrontés [à cette horreur] deviennent fous"2. Comment alors traduire ce caractère

"psychopathogène" pour faire partager au spectateur l’expérience du protagoniste lovecraftien ?

Jusqu’à quel point peut-on et doit-on faire approcher le spectateur de cette folie que provoquerait la

vision complète mais impossible de l’horreur au cœur des ténèbres ?

C’est là que la question posée par André Gaudreault et François Jost, citée plus haut, prend

tout son sens : qu’est-ce que "raconter en montrant", une fois que l’on sort de l’impossible "tout

montrer", voire de l’idée réductrice de montrer chaque élément d’un monstre qui serait le cœur de

l’horreur ?

Au travers des adaptations de Lovecraft, c’est ainsi l’une des questions fondamentales du

cinéma qui se retrouve posée avec une nouvelle acuité, et une difficulté poussée d’un cran

supplémentaire. Evoquons brièvement ce qui pourrait être une solution pour contourner ce

problème : on pourrait se contenter de montrer sur l’écran un narrateur qui se contenterait de

raconter l’histoire, avec les mots mêmes de Lovecraft. Avec un acteur assez talentueux et bien dirigé

pour rendre toutes les émotions du héros lovecraftien, cela pourrait même présenter à la rigueur

quelque intérêt. Cependant, ce serait évidement une solution de facilité, qui éviterait la véritable

confrontation avec les enjeux proprement cinématographiques dégagés ci-dessus. John Carpenter,

dans In the mouth of Madness, tente l’expérience : John Trent risque un regard au cœur d’un trou béant

dans le réel, pratiqué par le démiurge Sutter Kane, écrivain d’horreur3. Tandis que sur son visage se

peignent tour à tour la perplexité, la répugnance et l’horreur, Linda Styles, son ancienne alliée placée

non loin de lui, décrit la scène que voit Trent, scène qu’elle lit dans le manuscrit de Kane, faisant

intervenir rien moins que les Grands Anciens eux-mêmes, toutefois sans les nommer. (A défaut

d’être indicibles – ils seront montrés – ils sont "non-dits", ce qui les laisse plus insaisissables). Mais

même dans ce cas de figure, Carpenter ne peut faire autrement que montrer les Anciens lorsqu’ils

s’extirpent de cet Ailleurs pour poursuivre Trent. Le cinéma n’est pas de la radio filmée.

1 Voir à ce sujet Gilles Menegaldo, Le méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l’œuvre de H.P. Lovecraft, in Colloque de Cerisy p 259 2 Carpenter, John, L’antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006 3 Nous y revenons dans l’analyse du film.

Page 17: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

17

La narration lovecraftienne est certes familière des narrateurs qui prennent en charge le récit

principal, ou un récit secondaire. Ainsi dans la nouvelle Le cauchemar d’Innsmouth1, un vieil ivrogne,

Zadok Alen, raconte au héros l’arrivée des Anciens Dieux dans le port d’Innsmouth, trois

générations plus tôt : « C’est d’venu pire vers le temps d’la guerre civile, quand les enfants nés après 1846

ont commencé à grandir »2.

Dans l’adaptation de la nouvelle par Stuart Gordon3, ce passage (le récit d’Ezéchiel, Zadok

Alen renommé ainsi pour faire couleur locale dans le port d’Imboca, transposition espagnole

d’Innsmouth) bénéficie d’un traitement certes classique, mais efficace, mêlant le jeu en off de

l’acteur/narrateur (Francisco Rabal, suscitant tour à tout l’incrédulité, la peur puis la compassion et

l’empathie) aux images et aux sons d’un flash-back stylisé et ritualisé. Les moyens conceptuels les

plus pointus du cinéma moderne (analepse, voix off, commentaire, prise à partie du spectateur par le

regard-caméra au début et à la fin de la séquence du souvenir…) sont ici mis en œuvre. Peu de sujets

soulèvent autant de questions et mettent en œuvre autant de moyens cinématographiques que cet

indicible cœur obscur de l’œuvre lovecraftienne, qui remet en jeu l’essence même du cinéma en lui

proposant un sujet a priori hors de sa portée.

L’ABSTRACTION SCIENTIFIQUE : UNE MULTIPLICATION DES HORS-CHAMP

Un second objet qui semble hors de portée des caméras, au sens premier du terme cette fois,

ce sont les dimensions autres que celles de notre géométrie euclidienne4. Ainsi qu’on l’a évoqué dans

le préliminaire de cette étude, les perspectives entre notre réalité et l’univers mythologique et

fictionnel sont dans l’œuvre de Lovecraft inversées par rapport au fantastique "ordinaire". Notre

réalité et nos dimensions ne sont qu’une infime parcelle de la perspective lovecraftienne, ainsi que le

constate Randolph Carter dans la troisième partie de Démons et Merveilles, dans son voyage Au-delà

des portes de la clé d’argent : "Il apprenait combien est enfantine et limitée la notion d’un monde à trois

dimensions. Il apprenait qu’il existe quantité d’autres directions outre celles connues d’avant,

d’arrière, de haut, de bas, de droite et de gauche"5. Lovecraft, dans cet ouvrage, anticipe carrément

sur la théorie des cordes qui, entre autres hypothèses, envisage un univers (ou plutôt un méta-

univers) à dix dimensions. On pourra se pencher avantageusement sur une étude contestée de Rob

1 Lovecraft, Howard Philips, The shadow over Innsmouth, 1932, Le cauchemar d’Innsmouth, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Lovecraft, Howard Philips, Le cauchemar d’Innsmouth, in LOVECRAFT tome 1, p.436, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 3 Gordon, Stuart, Dagon, 2001 4 Géométrie à trois dimensions, basée sur le postulat d’Euclide : « Par un point extérieur à une droite, on ne peut mener qu’une seule parallèle à cette droite » (définition du Petit Robert 1) 5 Lovecraft, Howard Philips, Démons et Merveilles, p. 95, 10/18, 1973

Page 18: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

18

Bryanton, Imagining the tenth dimension1, dont le site Internet2 présente une courte vulgarisation, et

propose un forum où l’on débat entre autres… de Lovecraft3.

Dans la nouvelle L’appel de Cthulhu, il est explicitement question d’inconnu spatio-

temporel dans la description de R’lyeh, ville-nécropole qui voit l’avènement: « Il avait précisé que la

géométrie (…) qu’il avait aperçu était anormale, non-euclidienne4, et qu’elle évoquait de façon

abominable des sphères et des dimensions distinctes des nôtres. (…) Parker glissa, (…) et Johanssen

affirme qu’il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n’aurait pas du être là, un angle qui était

aigu et qui s’était comporté comme s’il avait été obtus. » Il n’en est pas dit plus. Le seul terme de

non-euclidien propose au lecteur d’explorer de lui-même les possibilités conceptuelles de ce qui est

évoqué, misant sur la co-construction du sens par le locuteur et l’interlocuteur5.

Réussir à faire sentir au spectateur ces dimensions supplémentaires dans les média

audiovisuels équivaut à rajouter un segment au hors-champ cinématographique classique. Un

septième segment, si l’on accepte comme référence critique de base la définition du hors-champ en

six segments de Noël Burch : "l’espace hors-champ […] se divise en six segments : les confins

immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les bords du cadre [ …] . Le cinquième

segment [consiste dans] l’existence d’un espace hors-champ "derrière la caméra". […] Enfin le

sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor : on y accède en sortant par une

porte, en contournant l’angle d’une rue, en se cachant derrière un pilier… ou derrière un autre

personnage. A l’extrême limite, ce segment d’espace se trouve derrière l’horizon."6

Le hors-champ fait appel à l’imagination du spectateur, qui complète par sa connaissance du

monde réel (ou de l’espace cinématographique proposé) le "grand imagier"7 que le film lui propose.

Même le sixième segment d’espace, le plus éloigné potentiellement du cadre du film, reste

représentable dans le champ de l’expérience concrète du spectateur. C’est pourquoi il semble

pertinent de trouver dans les dimensions supérieures des récits lovecraftiens un septième segment du

hors-champ, qui fait appel cette fois à la capacité d’abstraction du spectateur. Ce qui peut être fait en

1 Trafford publishing, 2004 2 http://www.tenthdimension.com/flash2.php (Dernière consultation Septembre 2007) 3 http://www.tenthdimension.com/phpbb/viewtopic.php?t=110 (Dernière consultation Septembre 2007) 4 Voir note 4, p.16 5 Voir page 5 6 Le récit cinématographique, Gaudreault-Jost, p 85 7 Op. cit., p 45

Page 19: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

19

suggérant au spectateur, par des anomalies de perspectives, un ordre spatial autre que celui qui lui est

familier. Pour reprendre la sentence de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font le tableau ».1

Ce septième segment du hors-champ peut être basé sur de la fausse perspective et des jeux de

cache/contre-cache savants : On le voit dans le court métrage Call of Cthulhu2 : par le jeu des caches,

incrustations et perspectives forcées, la géométrie "erronée" de R’lyeh est rendue de manière

saisissante. L’espace cinématographique dépend du découpage autant du cadre et mettre à mal la

topographie physique de la narration peut permettre d’atteindre cette désorientation d’ordre

cosmique, le spectateur étant amené à considérer les expériences visuelles qu’il vit comme non-

naturelles.

Tout l’enjeu pour le réalisateur qui veut inclure ces dimensions dans son film est de provoquer

cette capacité d’abstraction du spectateur sans pour autant le faire "sortir" de l’émotion et du monde

fictionnel dans lesquels le récit filmique se propose de le plonger. C’est avec cette notion que se

collette Stuart Gordon lorsqu’il évoque les angles étranges de La Maison de la Sorcière3.

La nouvelle raconte comment un étudiant en mathématique tombe sous l’influence des angles

de la chambre qu’il loue. Ces angles ont été sculptés par une sorcière près de 200 ans auparavant, et

lui permettaient de voyager dans l’espace et le temps suivant un mode proche de la téléportation.

L’ombre de Nyarlathotep4, Grand Ancien messager et maléfique, tire les ficelles du retour de la

sorcière.

Peu ou prou le film raconte la même histoire, enrichie de personnages supplémentaires pour

mettre un peu d’interactions et dynamiser l’action. La prospective scientifique autour des propriétés

des angles est, ici, expédiée en une poignée de plans : l’angle des murs, une simulation sur ordinateur,

leur similitude montrée à la faveur de la profondeur de champ, et une courte explication du principe

au détour d’un dialogue. Dans un cinéma dit d’entertainment, tenu à une certaine célérité dans sa

narration, les principes conceptuellement forts, scientifiques ou mythologiques complexes, soulevés

par l’écrit, se retrouvent souvent réduits à la portion congrue en terme de visibilité ou de temps

d’exposition. Le sens est souvent de l’ordre du sous-texte étant donné les impératifs d’action.

1 Il est d’ailleurs révélateur de constater que Lovecraft développe sa cosmogonie à une période où, de toutes parts, on "ajoute" des dimensions au monde : cubisme analytique, psychanalyse, relativité, théories de Plank, physique quantique… 2 Leman, Andrew, Call of Cthulhu, 2005 3 Lovecraft, Howard Philips, The dreams in the witch house, 1932, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 4 Personnage récurrent chez Lovecraft, voir p.22

Page 20: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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LE RECIT LOVECRAFTIEN SOUFFRE T’IL D’UN MANQUE DE "GENEROSITE" ?

En effet, l’action cinématographique classique demande des interactions entre personnages,

des conflits et des antagonismes. Le propos n’est pas ici de nier d’autres démarches qui peuvent

s’accommoder de personnages seuls, d’absence de dialogues, ou d’action à proprement parler, etc..

Le court-métrage proposé avec cet opuscule, +1, explore d’ailleurs une expérience "lovecraftienne"

faite par un personnage seul, face à une menace diffuse, dans une temporalité empruntée au

cauchemar et sans qu’un mot soit prononcé. Cependant face aux impératifs de financement et de

distribution, nous privilégions dans notre analyse un cinéma dit d’entertainment. Faire un film de long

métrage, cherchant à rendre justice à l’ampleur des imageries et concepts mis en œuvre dans

l’univers qui nous intéresse, demande des moyens qui ne peuvent ignorer un contexte de distribution

et de production classique. De plus le récit lovecraftien (qu’on le considère comme fantastique ou de

fantasy) s’inscrit dans une notion de genre assortie de pré-requis donnés. C’est la notion de "logique

de répétition" inhérente au cinéma de genre selon Raphaëlle Moine1.

La configuration des récits lovecraftiens classiques (comprendre les récits écrits par Lovecraft

et ses correspondants2), en termes humains, s’avère souvent assez aride : on se trouve très souvent

soit avec un personnage isolé confronté plus à la dimension gnoséologique de ce qu’il vit et/ou

pressent qu’au péripéties à proprement parler, soit à des groupes d’enquêteurs qui font bloc fasse à

une menace donnée3. Dans La quête onirique de Kadath l’inconnue, l’expérience de Randolph Carter est

solitaire, bien qu’il interagisse avec des populations, signe des traités ou participe à des actions de

guerre. Il n’a pas de compagnon pour partager cette expérience4 ni de réel antagoniste "actif"5, et se

trouve physiquement seul pendant deux bons tiers de l’histoire. Le cinéaste se trouve donc dans la

position de devoir "peupler" un peu le récit qu’il se propose de porter à l’écran. Les nécessaires

considérations d’ordre métaphysique, mythologique ou scientifique peuvent alors se faire de manière

fluide, via notamment le dialogue : si l’on revient à l’adaptation de Dreams in the witchhouse, Gordon a

gratifié le héros, Gilman, d’une voisine mère célibataire (permettant une implication émotionnelle

plus grande quant aux sacrifices de nouveaux-nés, puisque Gilman se trouve contraint d’occire

1 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma, p.90, Armand Colin, 2005 2 Les membres du "Cercle Lovecraft", ainsi que le rapporte August Derleth dans sa préface à L’appel de Cthulhu : Clark Asthon Smith, Robert E ; Howard, Robert Bloch, August Derleth lui-même, puis plus tard Brian Lumley et J. Ramsey Cambell. 3 Les groupes d’enquêteurs et de policiers, ainsi que l’équipage de Johanssen de L’appel de Cthulhu, La descente de police d’Horreur à Red Hook (The horror at Red Hook, 1925), ou encore la population vengeresse dans L’affaire Charles Dexter Ward (The case of Charles Dexter Ward, 1927), sont des groupements compacts dans lesquels seul le témoin ultérieur, qui rapporte les évènements, est caractérisé. 4 Ce qui s’explique entres autres par la nature strictement onirique de ladite expérience. Nous y revenons dans l’analyse de L’antre de la folie. 5 Le Grand Ancien Nyarlathotep cherche certes à entraver la progression de Carter, mais il s’agit d’une action occulte, le plus souvent menée à travers ses serviteurs. De fait, mis à part l’ultime rencontre avec une des apparences de Nyarlathotep, Carter n’affronte que des séides.

Page 21: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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l’enfant de sa voisine), et d’un voisin ayant déjà subi les assauts de la sorcière par le passé, ce qui

confère plus de célérité à la diégèse et permet de distiller les éléments de l’histoire (notamment ceux

antérieurs à l’arrivée de Gilman) avec plus de fluidité.

L’autre problème dans un tel contexte de production, est la quasi-absence de femmes et de

relations amoureuses, comme l’évoque Philippe Rouyer dans sa communication au colloque de

Cerisy1, « la rareté des personnages féminins constitue un sérieux handicap dans le contexte du

cinéma fantastique qui, traditionnellement, accorde une large place à l’image de la femme et à

l’érotisme. »2 Chez Lovecraft et ses continuateurs, on trouve en effet extrêmement peu de femmes à

quelques exceptions près, comme Asenath Waite dans Le monstre sur le seuil 3 ou Joséphine Gilman

dans Ceux des profondeurs 4. Et encore, la première s’avère être un sorcier réincarné qui cherche à

transférer son esprit dans le corps de son mari (et voilà pour les relations amoureuses !) et la seconde

est atteinte du mal héréditaire d’Innsmouth qui transforme les descendants des habitants en

hommes-poissons. On se retrouve donc le plus souvent dans des cas de figure où l’homme est seul

face à l’étranger, au monstre, à l’anomalie. C’est, notons-le, un problème qui se trouve légèrement

résorbé dans des récits plus récents (on notera la relation fraternelle au centre de Celui qui garde le Ver 5et le couple qui pérégrine dans Crouch End 6, de Stephen King). Le cinéaste est donc contraint de

d’introduire artificiellement un ou des personnages féminins dans les films, personnages féminins

qu’on trouve pas préalablement. Le dernier film de studio à comporter réellement un "all-male cast"

est d’ailleurs le premier film de la trilogie de l’Apocalypse de John Carpenter, récit filmique

lovecraftien que nous détaillons plus bas. « J’ai trouvé préférable d’avoir une distribution toute

masculine parce qu’on n’aurait pas à se poser la question de la séduction et qu’on pourrait se

concentrer sur le cœur du récit », confie-t-il dans le long documentaire rétrospectif présent en bonus

de The thing.7

L’ECRITURE "NEO-IMPRESSIONNISTE" : UN POINT D’ENTREE POUR LE CINEASTE

John Carpenter qui justement déclare en 2006 : « Lovecraft (…) What I like about him as a

writer, is that his stories lead up to the last sentence being a shock » (Ce que j’aime chez Lovecraft du

1 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages –sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p.407, Dervy 2002 2 Op.cit., p.407 3 Lovecraft, Howard Philips, The thing on the doorstep, 1933, Le monstre sur le seuil , in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 4 Wade, James, Ceux des profondeurs, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 5 King, Stephen, Celui qui garde le ver, in Danse Macabre, J’ai lu, 1986 6 King, Stephen, Crouch End, in Rêves et cauchemars, tome 2, J’ai lu, 1996 7 Matessino, Michael, John Carpenter’s The thing : the terror takes shape, in The thing, DVD distribué par Universal pictures

Page 22: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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point de vue de l’écriture, c’est que ses récits mènent vers une dernière phrase qui constitue un choc)1. En effet, on

peut dégager, dans le récit lovecraftien, un procédé qui revient souvent : celui que l’on nommera

écriture néo-impressionniste2. Aurélien Portelli, dans son analyse du film de Stuart Gordon, Dagon,

déclare d’ailleurs: « Le style de Lovecraft repose sur une sorte d’impressionnisme

cauchemardesque. » 3

Le néo-impressionnisme, en peinture, consiste en une série de touches très divisées qui, à

mesure que l’on prend une vue d’ensemble de la composition, dévoilent une image figurative, grâce

au principe du cercle de confusion : c’est la distance d’observation à partir de laquelle une image

basée sur une structure en grain (image photographique, ou ici, néo-impressionniste) présente une

netteté.

Ce procédé, dans le récit lovecraftien, prend la forme d’une distillation de détails tout au long

du récit, qui à l’instar des pièces d’un puzzle s’assemblant sous nos yeux, finissent par dessiner une

image dont l’effet choquant (pour le personnage, et par extension pour le lecteur) vient précisément

du fait qu’il est révélé progressivement, ce qui produit un effet "d’épiphanie gnoséologique induite"4.

Lovecraft l’exprime ainsi au début de L’appel de Cthulhu : « Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde,

c’est je crois l’incapacité de l’être humain à relier tout ce qu’il renferme. (…) Un jour, cependant, la

coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes (…) qu’il ne

nous restera plus qu’à sombrer dans la folie ou à fuir cette lumière mortelle (…). »

Prenons exemple sur un récit du cycle de Cthulhu, L’abomination de Dunwich5 : Dans un trou de

campagne glauque de la Nouvelle Angleterre, Wilbur Whateley, nabot contrefait, est engendré par

une famille d’occultistes. Les circonstances de sa conception (sa mère s’est retrouvée enceinte après

avoir couru sur un tertre par temps orageux), sa croissance physique et intellectuelle extrêmement

rapide, les détails de son apparence qui l’éloignent de l’humain, la haine qu’en ont les animaux et plus

particulièrement les chiens à son encontre, ainsi qu’un trafic étrange de bétail auquel il se livre dans

une dépendance de la ferme familiale, tous ces éléments inquiètent.

1 Carpenter, John, L’antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006 2 Le terme d’écriture impressionniste est déjà usité pour désigner une thématique de description de paysages lumineux par petites touches (ex. : Enfances de N. Sarraute). Si nous employons le terme ici, nous ne le faisons pas dans cette acception. Cependant, la notion de subjectivité est au cœur des deux démarches, et est donc commune à l’acception d’écriture néo-impressionniste qu’on se propose d’utiliser. En effet, c’est d’un point de vue subjectif – celui du personnage ou du narrateur, et de fait du lecteur - que ce type de construction est effectif. 3 in La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141 4 Si l’on nous passe cette expression un peu leste qui accole la dimension gnoséologique du récit selon Todorov (voir p.6), à l’induction de mécanismes mentaux chez Pavlov - l’inducteur étant ici l’auteur même. 5 Lovecraft, Howard Philips, The Dunwich horror, 1928, L’abomination de Dunwich , in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

Page 23: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

23

On en découvre plus, sur sa famille, ses habitudes occultes et la nature de ses activités

domestiques, à ses pérégrinations dans diverses bibliothèques dans le but de consulter la littérature

maudite. Tentant de voler le Necronomicon (livre occulte effroyable entre tous) dans la bibliothèque

de l’université d’Arkham, il est tué par le chien de garde. On découvre un cadavre mi-homme mi-

autre chose (son "Père" qui n’est autre que Yog-Sothoth, Dieu ancien et terrible), ainsi que ses notes,

faisant état d’une créature qu’il nourrissait dans la ferme en vue d’une extermination de la race

humaine. La créature invisible, affamée, finit par s’enfuir et semer la désolation, pour enfin s’écrier

« YOG-SOTHOTH ! FATHER ! » avant de s’annihiler dans une explosion putride. Armitage,

l’enquêteur par les yeux de qui nous avons vécu l’histoire, termine sur l’inéluctable conclusion :

« C’était son frère jumeau, mais il ressemblait plus au père. »1

Les éléments, ici, se divulguent sur le mode de l’enquête, enquête dont le lecteur est promu

participant, par le fait même de progresser dans la lecture du récit. A mesure que ces éléments se

mettent en place, l’image globale se dévoile dans l’horreur cosmique de ses implications. C’est de la

prise de conscience de ce qu’il a lu, plus que des situations et péripéties2, que naît le trouble du

lecteur. On peut rapprocher cela de la définition du récit anxiogène faite par Stephen King dans

l’indispensable avant-propos de son recueil de nouvelles Night Shift 3 : « Une vieille légende conte

l’histoire de sept aveugles qui agrippent différentes parties d’un éléphant. Le premier pense tenir un

serpent, le second une gigantesque feuille de palme, le troisième une colonne de pierre… Enfin,

quand ils se sont tous consultés, ils décident qu’il s’agit d’un éléphant. (…) La peur nous rend

aveugles et nous examinons chaque expérience qu’elle nous fait vivre avec une intense curiosité (…).

Nous en percevons la forme. (…) Elle a l’apparence d’un corps sous un drap. Toutes nos peurs

s’additionnent pour n’en plus faire qu’une, qu’on pourrait détailler ainsi : un bras, une jambe, un

doigt, une oreille. »

Au cinéma, la suggestion horrifique peut fonctionner selon le même schéma. Dans le Alien de

Ridley Scott, la créature, à ses divers stades d’évolution et de prédation, n’est jamais montrée en

entier, mais toujours de manière lacunaire. Ce morcellement, en empêchant une objectivation de la

menace, objectivation trop rassurante pour assurer la tension (selon le principe que le diable que l’on

connaît est préférable à celui qu’on ne connaît pas4), crée la peur. Figé dans l’impossibilité de

circonscrire, conceptuellement parlant, la menace que représente l’alien, le spectateur est en

1 Lovecraft, Howard Philips, L’abomination de Dunwich, in LOVECRAFT tome 1, p.263, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Même si l’art de ficeler une histoire captivante et tonique n’est pas incompatible du tout avec cette dimension épistémique : voir à ce titre Le cauchemar d’Innsmouth ou la seconde partie d’A travers les portes de la clé d’argent. 3 King, Stephen, Danse Macabre, Williams – Alta, 1980 (édition J’ai lu, 1986, p. 16 et suivantes) 4 On se situe bien entendu dans l’optique d’un spectateur de 1980, qui découvre le film et n’a alors aucun moyen, préalable au visionnage, de connaître l’aspect général du monstre…

Page 24: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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situation, le temps du film, d’anxiété permanente1. Une fois l’épouvante consommée (l’équipage est

déjà décimé et Ripley prend le dessus), l’on peut montrer le monstre en pied lors de son

anéantissement (la séquence du réacteur de la navette). La menace est doublement annulée : dans

l’espace de la narration et pour le spectateur.2

LA RICHESSE DU MATERIAU

Tout en brassant des influences marquées (Dunsany, Poe, Machen, Ambrose Bierce…) et en

explorant des voies techniques nouvelles, la mythologie lovecraftienne maintient une cohésion

saisissante qui, alliée à la validité des concepts scientifiques avancés, contribue à crédibiliser

l’ensemble en tant qu’univers. Univers d’autant plus autonome qu’il survit sans peine à son principal

instigateur pour s’ouvrir aux explorations ultérieures des continuateurs du mythe. C’est ce que fait

remarquer Jean Marigny3 en se basant sur l’invention de livres maudits (et plus particulièrement du

Necronomicon4) pour parler de la naissance d’un ésotérisme fictionnel5. « Lovecraft a mis sa vaste

culture au service d’une œuvre d’imagination extrêmement riche et complexe qui s’est pérennisée

après sa mort et qui reste très vivante aujourd’hui ».6

Pour se convaincre de cette richesse, posons les jalons (repris comme base au cinéma ainsi

que nous le verrons plus bas) de ce monde auquel le nôtre se superpose7. « Toutes mes histoires,

même si elles n’ont aucun rapport entre elles, se rattachent à une tradition, une légende

fondamentale selon laquelle ce monde a été peuplé autrefois par des êtres d’une autre race ; adeptes

de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et en ont été bannis mais ils continuent à

vivre au dehors et sont toujours prêts à reprendre possession de la terre »8, rappelle A. Derleth, ami,

correspondant et fervent continuateur de Lovecraft dans ses œuvres. Sa Préface des Légendes du mythe

de Cthulhu offre une introduction intéressante et synthétique de la mythologie instiguée par le maître

de Providence.

1 Au sens psychiatrique du terme, l’anxiété désigne une peur sans objet défini. 2 On remarquera, d’ailleurs, qu’à partir de ce moment précis, les suites ne sont plus des films d’épouvante ou d’horreur : Aliens, de Cameron, est un film de guerre science fictionnel, Alien3 de Fincher est un film techno-gothique à forte composante mystique, et Alien – Resurection de Jeunet est un survival fantastique. Le dernier moment réellement horrifique de la tétralogie est celui de la découverte d’un nouvel élément, la reine alien, à la fin de Aliens. 3 Marigny, Jean, Le Necronomicon ou la naissance d’un ésotérisme fictionnel, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, Dervy 2002 4 Création de Lovecraft auquel référence est faite dans nombre de ses récits. On se reportera à la Chronologie du Necronomicon (History and Chronology of the Necronomicon, 1927) Dunwich , in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 5 Les cartésiens pourront arguer que tout écrit ésotérique est de nature fictionnelle, certes ; loin de se jeter dans un tel débat, nous proposons de considérer que l’ésotérisme mis en place par Lovecraft est fictionnel en cela qu’il n’a de finalité que dans un univers lui-même fictionnel. 6 Op.cit. p.296 7 Voir p.7 et suivantes 8 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, 1968 in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989

Page 25: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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C’est ainsi chez Dunsany qu’est prise l’idée d’un panthéon imaginaire et une structure

mythique fondés autour d’entités comme Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, etc. Dans sa conception

mythologique, la théogonie est à la fois très précise et assez sibylline pour garder une force

d’évocation inaltérée et pouvoir être investie par des "nouveaux venus": les Dieux Très Anciens sont

là à l’origine, mais aucun n’est nommé à l’exception notable de Nodens, présenté comme le maître

du Grand Abîme (ils interviennent peu). Un rang en dessous (on le suppose), plus actifs et

maléfiques, les Grands Anciens sont, eux, nommés : « Le plus important d’entre eux est le dieu

aveugle et idiot, Azathoth, fléau amorphe de la confusion la plus profonde, qui blasphème et

bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, partage l’empire d’Azathoth et n’est pas

soumis aux lois de l’espace et du temps (…). Nyarlathotep est probablement le messager des Grands

Anciens1 ; le grand Cthulhu gît dans la cité cachée de R’lyeh, au fond de la mer ; Hastur, l’Indicible,

occupe l’air et les espaces interstellaires ; (…) Shub-Niggurath, la chèvre noire aux mille chevreaux,

vient compléter la liste telle qu’elle a d’abord été conçue. »2 Viennent plus tard des rattachements

d’entités datant d’avant que Lovecraft ait cerné le mythe : Dagon, homme-poisson gigantesque, en

est un bon exemple. Les zélateurs de Lovecraft ne tardent pas à devenir des zélateurs du mythe, en

ajoutant d’autres entités plus ou moins complémentaires, telles que Cthuga, Ithaqua ou les Lloigors

pour Derleth, Chaugnar Faugn et les chiens de Tindalos pour Frank Belknap Long, ou plus tard Y-

golonac ou Glaaki pour Ramsey Campbell, etc. Des lieux emblématiques sont créés ou manipulés :

Dunwich, le plateau de Leng, Kadath la cité d’onyx des dieux, Kingsport (qui correspond à

Marblehead), ou un Salem3 remanié.

Tout ceci assorti de serviteurs plus ou moins évolués comme les faméliques de la nuit et les

goules associés à Nodens, les oiseaux hippocéphales shantaks pour les Grands Anciens, les créatures

de la Lune pour Nyarlathotep, et bien d’autres. Le mythe s’enrichit de plusieurs races dans l’univers

physique, les Anciens en Antarctique et leurs serviteurs protéiformes, les shoggoths, les Yithiens,

peuple conique disparu mais pratiquant la projection de leurs esprit à travers le temps, les fungis (ou

mi-go), insectes fongeux venus de Pluton (nommée Yuggoth chez Lovecraft), etc.. Enfin, une

littérature maudite complète avantageusement la tableau : Le Necronomicon, les Manuscrits Pnakotiques,

1 Ajoutons tout de même que Nyarlathotep a un rôle plus polyvalent, plus méphitique au sein des Grands Anciens et des plus mineurs dieux de la Terre, comme le prouve le tour cruel qu’il joue à ces derniers par l’entremise de Randolph Carter à la fin de La quête onirique de Kadath l’inconnue. 2 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989 3 Ville de Nouvelle Angleterre connue pour ses procès en sorcellerie au XVIII eme siècle

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mais aussi le Livre d’Eibon inventé par Clark Ashton Smith1, L’Unausspreschlichen Kulten par Robert E.

Howard2, et ainsi de suite.

La grande touffeur de la mythologie la crédibilise, ainsi que l’intégration plus ou moins

apparente d’éléments qui lui sont a priori exogènes : le Necronomicon, originairement Al Azif, est

assorti d’une chronologie qui intègre des éléments historiques existants : les califes Ummayades,

Olaus Wormius, le pape Grégoire IX… Lovecraft intègre des divinités mineures de mythologies

anciennes, comme Hypnos, dieu mineur grec. Il n’hésite pas à convoquer la science (l’évocation de

Pluton comme menace dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres, alors que son observation directe

venait d’être faite, ou encore la grande documentation tant géologique que technique qui caviarde

Les montagnes hallucinées) ou d’autres auteurs (l’hommage rendu à Arthur Gordon Pym de Poe3 dans ces

mêmes Montagnes hallucinées). Ce mode de fonctionnement (ajouts exogènes, écriture collective ou

semi-collective) rappelle celui des mythologies antiques, en particulier la mythologie grecque4.

Francis Lacassin remarque, à ce titre : « Les amis cocélébrants ont enrichi également le panthéon

(…). Certains commentateurs se sont montrés très sévères à l’encontre de ces créations dérivées à la

périphérie du mythe. Seraient-ils aussi sévères pour les tâcherons anonymes qui ont enrichi ou

complété l’Odyssée ou Les mille et unes nuits ? »5 Certes, la mythologie lovecraftienne a ceci de

particulier qu’elle est étrangère au fait religieux d’un point de vue sociétal6. Lovecraft est un

matérialiste, et sa création un pur avatar de l’esprit. Encore que le nombre constant de personnes

qui, en toute bonne foi, cherchent à se procurer des éditions authentiques du Necronomicon démontre

la crédibilité de l’univers et du panthéon lovecraftiens : « l’entreprise amicale de mythification a

survécu à celui qui l’avait orchestré. J’en ai eu la preuve (…) à Nice. Dans une librairie ésotérique

(…), j’ai entendu deux adolescents demander si l’ouvrage exposé (…) était bien le Necronomicon

auquel Lovecraft faisait allusion. Le libraire a eu le triste devoir de les détromper. »7

Voilà donc une mythologie d’une grande richesse, qui tend à s’étendre en termes de corpus, au

fil des ajouts successifs, et à l’instar des mythologies antiques, c’est précisément ce foisonnement qui

lui confère sa robustesse : loin de remettre en cause les substrats existants, posés on l’a vu avec une

1 Par plaisanterie, Lovecraft crée un prêtre du culte d’Eibon nommé KLARKASH-Ton, homophone de Clark Ashton (Smith) 2 Le "père" de Conan le Cimérien 3 E. A. Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, The narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket1838, traduction de Charles Baudelaire, 1858, Le Livre de Poche, 1966 4 Par exemple la légende de Prométhée, dont le foie, dévoré chaque jour par un aigle, se reformait chaque nuit, était une parabole autour de la découverte médicale, bien réelle, de la régénérescence des tissus hépatiques. 5 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 6 Contrairement à un Ron Hubbard, lui aussi romancier (voir Battlefield Earth) avant de se lancer dans la Dianétique, Lovecraft et ses correspondants n’ont jamais fondé de culte ailleurs qu’au sein de leurs écrits. 7 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in LOVECRAFT tome 1, p.605, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

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grande cohérence, les nouveaux éléments nuancent et enrichissent le tout. On considèrera à ce titre

les adjonctions aux Mystères du Ver 1que fait King dans Celui qui garde le Ver2, ou encore l’érotisme

instillé par Stuart Gordon dans son Dagon : « Cet érotisme, à la fois grotesque et inquiétant, offre une

extension thématique au mythe de Cthulhu, enrichissant par la même occasion la perception

contemporaine de l’univers de Lovecraft. »3

C’est un fonctionnement que la mythologie lovecraftienne a en commun avec le cinéma de

genre, si l’on en croit Raphaëlle Moine qui s’appuie en cela sur les études de Richard Perron4 : le

cinéma de genre se construit selon deux processus concomitants, la pérennité des concepts, et l’effet

de surprise et de renouvellements ; processus qui peuvent eux-mêmes engendrer de nouvelles

traditions sur la base de celles qui existent déjà. Qu’il soit cinématographique (et par extension

audiovisuel) ou littéraire, l’ajout s’intègre dans un tout qui en sort grandi. En effet, Jacques Bergier

rappelle ce principe énoncé par Pascal5 : si l’on considère la connaissance comme une sphère, sa

surface externe, celle en contact avec l’inconnu, augmente plus rapidement (le carré du rayon de la

sphère pour être plus précis) que son volume. C’est un principe qui s’applique dans le général à

l’humanité entière, mais dans le particulier, il définit avec acuité le mythe lovecraftien. Un univers

dont les éléments existants sont présentés de manière à donner l’impression d’être la partie émergée

d’un iceberg bien plus grand, par exemple par des descriptions volontairement lacunaires : les

manuscrits maudits ne se donnent à voir que par de laconiques extraits, dont on nous précise de

surcroît que nous ne pourrions les comprendre que partiellement. Cet aspect "partiel" réveille

l’explorateur, fut-il un explorateur du conceptuel, chez l’interlocuteur. Ainsi que le signale Gilles

Menegaldo dans Méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l’oeuvre de Lovecraft 6, La répétition du

motif, alliée à cette convocation d’éléments exogènes, de cautions extra-diégétiques, sont amenés à

créer une suspension d’incrédulité chez le lecteur, "nécessaire à l’émergence de l’effet fantastique"7.

Ajoutons à cela la prééminence, dans la diégèse globale du récit lovecraftien, du mythe

lovecraftien sur tous autres mythes, par l’aspect cosmique de celui-ci. Lovecraft et ses cocélébrants

intègrent par allusions, comme si de rien n’était, des mythologies éxistantes via Hypnos, l’Atlantide,

etc. . Ces mythes sont alors phagocytés par un univers plus vaste que celui qu’ils dépeignent. On

peut considérer alors le corpus existant comme un mythe matriciel dont tous les composants, loin

1 De Vermis Misteriis, de Ludwig Prinn, est une création de Robert Bloch. 2 Pêle-mêle, on citera le rôle des engoulevents, la secte de Boone, les manifestations physiques du Ver Corrupteur ou les cadavres animés. 3 Portelli, Aurélien, in La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141 4 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma, p.92, Armand Colin, 2005 5 Bergier, Jacques, Lovecraft ce grand génie venu d’ailleurs, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18, 1973 6 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002 7 Op.cit.

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s’en faut, ne sont pas inédits, mais dont l’agencement s’avère novateur et les implications nouvelles

et durables ; et qui appelle de nouveaux éléments pour les intégrer à son agglomérat. Le cinéma de

genre ne pouvait que s’engouffrer dans un univers-monde si riche de possibilités, qui de plus peut

être réellement amendé en termes narratifs par le médium cinéma.

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RECHERCHE ET EVOCATION : ETUDES DE CAS - 1 - DE LA FASCINATION

A L’IMMERSION

La chose lovecraftienne, en raison de son pouvoir de magnétisme, a attiré nombre de

cinéastes. Alors que le petit monde des fantasticophiles attend fébrilement l’adaptation des Montagnes

hallucinées par Guillermo del Toro, qui a fait montre d’une compétence certaine dans la transcription

d’une imagerie lovecraftienne explicite avec Hellboy1 (L’Ogdru Jahad dans sa prison de cristal, le

monstre tentaculaire Behemoth, et plus généralement l’ambiance de fantasy arpentée sur le mode

fantastique, sont rendus avec acuité), la question d’un cinéma lovecraftien se pose avec vivacité :

« Lovecraft n’a jamais été aussi populaire », déclare Stuart Gordon dans le commentaire audio de

Dreams in the witchhouse2.

« La question des films "lovecraftiens" est celle des œuvres qui, volontairement ou non,

pourraient être en proximité avec l’univers de l’écrivain. (…) L’examen de ces films conduit

généralement à constater qu’adapter Lovecraft est une tache malaisée et à poser la sempiternelle

question de la fidélité à l’esprit de l’œuvre originale », note à ce propos Jean-Louis Leutrat dans sa

communication Lovecraft et le cinéma3.

Par quelques exemples, jugés significatifs, de diverses démarches d’apprivoisement du

lovecraftien au cinéma, nous nous proposons de tenter de cerner les recettes les plus concluantes.

Loin de vouloir décerner blâmes et satisfecit, force est de constater que certains films, dans leur

dimension lovecraftienne, pâtissent de certaines méthodes, quand d’autres, en vertus de partis pris

donnés, enrichissent (voire ennoblissent) la mythologie, tout en questionnant le cinéma en tant que

médium, en termes mythiques. Il n’est pas question de prétendre qu’une démarche n’est pas

concluante. Certaines se sont montrées, du point de vue du lovecraftien, plus concluantes que

d’autres à l’heure actuelle.

La qualité intrinsèque d’un film est, dans notre analyse, secondaire. C’est par le prisme du

mythologique lovecraftien que nous analysons la validité des démarches de cinéastes. Une telle

classification nous permet de circonscrire un corpus pertinent. En effet, sans ce nécessaire effort de

1 Del Toro, Guillermo, Hellboy, 2004. C’est une adaptation du comic book éponyme de Mike Mignola, qui participe de la dynamique d’amendement et d’enrichissement de la mythologie lovecraftienne, considérée à égalité avec les mythologies celtes, chrétiennes, égyptiennes ou asiatiques : On y trouve notamment une entité, Ogdru Jahad, faite de sept dieux du chaos emprisonnés quelque part dans l’univers et attendant de reprendre le contrôle de la Terre, avec l’aide de Nazis occultistes et de Grigori Raspoutine lui-même. Un extrait du manuscrit fictionnel De Vermis mysteriis (voir p.23) est même placé en exergue du film. 2 Gordon, Stuart, Le cauchemar de la sorcière, in Masters of Horror, saison 1, 2006. Le titre français, d’une condescendance injustifiée, nous pousse ici à ne désigner l’adaptation, dans le corps du texte, que par son titre original. 3 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002

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délimitation, on pourrait sans peine en arriver à qualifier de lovecraftiens des films tels que 2001, a

space odyssey de Stanley Kubrick1 en raison de son aspect métaphysique (la rencontre avec le

monolithe), Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur2 pour Stonehenge et son démon final

(comme le signale Jean-Louis Leutrat3) ou même Cabal de Clive Barker4 pour sa dimension parallèle

peuplée de dieux étranges !

Ainsi Cast a Deadly Spell 5est un excellent petit téléfilm, qui nomme son détective de rôle-titre

Howard Phillips Lovecraft et fait intervenir le Necronomicon. Cependant c’est son statut d’uchronie6

(le film se déroule dans le Los Angeles de 1948 et la magie y est une donnée sociétale de base) qui le

coupe du corpus que nous avons délimité plus haut. L’uchronie est un genre qui n’a jamais été une

composante du système lovecraftien qui considère le temps comme une dimension de l’espace (voir

à ce titre The shadow out of time 7 et ses Yithiens projetant leurs esprits dans le temps). De simples

citations ne suffisent pas non plus : la série des Evil dead 8 de Sam Raimi, mis à part l’intervention

d’un grimoire nommé Necronomicon, n’a rien de bien lovecraftien au sens où l’on l’a défini (à noter

d’ailleurs que le livre n’est nommé Necronomicon qu’à partir d’Evil dead 2, le livre du premier film étant

désigné sous le nom de Padura de mundo), ce qui ne change en rien sa qualité intrinsèque.

1 Kubrick, Stanley, 2001 : a space odyssey, 1968 2 Tourneur, Jacques, Night of the demon, 1957 3 Leutrat, Jean-Louis, Lovecraft et le cinéma, In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002 4 Barker, Clive, Nightbreed, 1988 5 Campbell, Martin, Cast a deadly spell, 1991 6 Récit se déroulant dans un monde en tout point similaire au nôtre jusqu’à un certain évènement, qui diffère de ce qui s’est produit tel que nous le connaissons. C’est ce qu’on appellera, par la suite, évènement divergent. Ce récit s’intéresse de manière substantielle à cette nouvelle Histoire. (source http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9finition_de_l'uchronie . Dernière consultation Septembre 2007) 7 Lovecraft, Howard Philips, The shadow out of time, Dans l’abîme du temps, in LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 8 Raimi, Sam, The evil dead (1981), Evil dead 2 : dead by dawn (1987), Evil dead 3 : army of darkness (1992)

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ADAPTATIONS LITTERALES ET PARTIS PRIS EXTREMISTES

- THE CALL OF CTHULHU, 2005, RE-ANIMATOR, 1985, FROM BEYOND, 1986

S’il est un dénominateur commun à l’écrasante majorité des films qui tentent d’explorer le

lovecraftien, et à la quasi-totalité des adaptations directes, c’est le fait d’être conduits par des

admirateurs de Lovecraft1.

Ce statut de fan ne va pas sans poser de problème : il faut d’abord s’affranchir de son état

d’admirant pour démonter objectivement les mécanismes qu’on se propose de reproduire. Ensuite,

s’affranchir de l’avis de la communauté de fans et de son aspect émulatif et complaisant (nous y

venons avec Call of Cthulhu). La fidélité dans la lettre, poussée jusqu’à l’obsession, suffit-elle ?

C’est du côté des geeks et de leurs productions semi-professionnelles que nous devons nous

pencher pour tenter de répondre à cela. En effet, l’appellation geek désigne un fan d’un sujet ayant le

plus souvent trait à un ou plusieurs aspects de la culture populaire, généralement versé dans

l’informatique. Il accorde une grande importance à sa passion, ce qui explique le terme alternatif de

fan-boy (ou fan-girl). Le geek n’est pas nécessairement ce qu’on appelle un nerd (le terme désigne un

matheux, un fan d’informatique, de sciences, généralement inadapté socialement ou timide), puisque

sa passion donne lieu à des réunions, parfois à grande échelle, avec d’autres geeks, et à une sociabilité

exacerbées au sein de communautés, sur Internet ou ailleurs. Ce trait de caractère le différencie aussi

de l’otaku qui lui est un reclus. A noter que "geek" est un terme argotique anglo-saxon qui signifie à

peu de choses près "doux dingue" ou "taré". « Ce qui est formidable avec la "geek culture", c’est que

les réalisateurs qui en sont issus, comme moi, aiment ce qu’ils font. (…) Logiquement, nos films

sont des œuvres passionnées et faites avec amour. » déclare Guillermo del Toro à propos de Hellboy2.

Les amateurs de Lovecraft et du lovecraftien forment une communauté relativement lâche

dans ses liens (beaucoup de cercles sur Internet3, des festivals et des conventions), souvent versée

également dans le jeu de rôle (le jeu de rôle l’Appel de Cthulhu est un succès qui ne se dément pas,

dont la popularité le situe juste derrière le numéro 1 indétrônable du genre, Donjons et Dragons) ou

1 On excluera volontairement la série de productions Corman, où l’on trouve Die, monster, die ! (Daniel Haller, 1965) ou The Dunwich horror (D. Haller, 1970). Elles sont, pour le coup, fort peu lovecraftiennes mis à part quelques références, des noms ou des lieux, et cherchent plutôt à capitaliser sur un gothisme dans la tradition de Poe et des films de la Hammer, firme anglaise qui s’est fait un nom dans les années 50 et 60 avec des films d’horreur gothique. On ne se penchera pas plus sur Necronomicon, production médiocre de Brian Yuzna, plus opportuniste que lovecraftienne (le segment "fil rouge" de ce film à sketches montre un Lovecraft recopiant ses œuvres sur le Necronomicon !). 2 In Mad Movies n°158, p. 31 3 Voir à de titre http://www.hplovecraft.fr/

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ayant pénétré dans l’univers lovecraftien par ce biais. C’est une communauté également cinéphile

dont l’avatar le plus abouti (et le plus professionnel) est le HP Lovecraft film festival, qui se tient

chaque année en Oregon1, et très prolifique en ce qui concerne la production de métrages amateurs

et semi-professionnels. Le meilleur y côtoie le pire de la série Z, et les efforts les plus méritoires se

trouvent souvent noyés dans l’amateurisme ambiant ou dans le déficit de réflexion sur le moyen et le

propos. On se penchera pour s’en convaincre sur Azathoth de Nicolas Marie2, film "de graphiste" où

une poignée d’animations de constellations générées sous After Effects tentent vaillamment de

compenser l’absence totale de contenu.

C’est dans ce contexte que le très attendu Call of Cthulhu, d’Andrew Leman3 a été produit. Le

film a généré un buzz4 énorme (et mondial) et est le plus souvent célébré par la communauté

lovecraftophile sans mélange. En termes de production, on se trouve dans du semi-professionnel et

certainement pas dans de l’amateur : Andrew Leman est un professionnel du cinéma, notamment

accessoiriste et designer sur des projets hollywoodiens tels que Scream 3 ou Galaxy Quest. Il se lance

dans la réalisation avec ce projet autoproduit (en association avec la HP Lovecraft historical

society5), au budget endémique, mais qui bénéficie du savoir-faire de professionnels et semi-

professionnels. Le parti-pris, radical en diable, est de donner dans la fidélité totale à l’histoire (la

réunion d’éléments hétéroclites met en évidence un culte multi-millénaire à la gloire de l’avènement

du Grand Ancien Cthulhu) et surtout à la prose de la nouvelle.

Ainsi, le seul ajout est de placer explicitement le narrateur à l’asile (ou peut-être est-ce une

maison de repos) où il expose les faits à un enquêteur indéterminé6. La présence de cet enquêteur au

prologue et à l’épilogue, motivée par le fait de donner un interlocuteur physique à Francis Wayland

Thurston, constitue l’écart le plus spectaculaire d’avec la nouvelle originale. En fait, la principale

velléité auteuriste de Leman se retrouve dans le traitement cinématographique global de l’histoire : le

film est un film muet, en noir et blanc, qui reprend les standards du cinéma américain des années 20

et 30, période contemporaine de la rédaction de la nouvelle, publiée en 1926. Les dialogues,

directement transposés de la nouvelle sans réécriture, apparaissent sur des intertitres et la musique

(un enregistrement symphonique original) est omniprésente. Le maquillage des acteurs, ainsi que leur

jeu, sont à l’avenant bien que d’une lenteur cinétique excessive.

1 http://www.hplfilmfestival.com (dernière consultation Septembre 2007) 2 Visible sur Youtube à l’adresse http://www.youtube.com/watch?v=CyP-G9fBTHQ (dernière consultation Septembre 2007) 3 Leman, Andrew, Call of Cthulhu, 2005 4 Terme de marketing désignant le bouche-à-oreille. 5 http://www.cthulhulives.org/ (dernière consultation Septembre 2007) 6 La folie, ou la fatigue nerveuse dudit narrateur, n’est que suggérée dans la nouvelle de Lovecraft.

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Le dépaysement est, en tous cas, garanti, et en cela l’expérience a un petit quelque chose de

lovecraftien. De plus, le fait de transposer le film dans cette ambiance en décalage permet de

reprendre tel quel le style déclamatoire et aujourd’hui suranné de Lovecraft. Le style visuel, entre

effets de studio proches de Cooper et Shadyac (on jurerait la séquence du marais sortie de King Kong,

ou mieux, des Chasses du comte Zaroff) et expressionnisme allemand (éclairages directs, ombres portées

sur les visages, architectures torturées, notamment dans les séquences oniriques de Wilcox), traduit

bien cette ambiance déclamatoire qui trouve son apogée dans le récit de Johanssen, qui dépeint la

découverte de la cité de R’lyeh et l’avènement de Cthulhu : intégrations en fond vert qui donnent de

l’ampleur aux plans, ciels nuageux faits de coton hydrophile, plans de navigation où la mer déchaînée

est figurée par une grande toile ondoyante autour des canots (technique que l’on vit notamment dans

le Casanova de Fellini (1976) dans cette mise en scène "d’époque" qui empruntait au théâtre à

machinerie, ainsi que la technique archaïque du cache/contre-cache qui permet de figurer de manière

convaincante la géométrie particulière du lieu, rendue erronée par des techniques de trompe-l’œil et

de fausses perspectives (on revient à l’expressionnisme)1. De plus, le rythme séquentiel est bien

trouvé : chaque chapitre de la nouvelle ("l’horreur d’argile","le récit de l’inspecteur Legrasse"…) est

introduit par les documents que trouve le narrateur, donnant à l’ensemble un aspect choral qui colle

bien avec le récit à plusieurs narrateurs successifs, propre à la nouvelle originale et à la construction

mythologique lovecraftienne.

Hélas cette reconstitution de la dialectique cinématographique de l’époque n’est pas menée à

bout (faute de temps ? Faute de regards extérieurs qu’aurait apporté une production

professionnelle ?). Le film est tourné en vidéo numérique, et outre que le rendu vidéo soit très visible

par moment (notamment des effets d’encrêtage sur les foules composites, l’absence totale de

vignettage2 qui constitue pourtant une caractéristique des anciens modèles de caméras, et surtout la

trop grande fluidité de l’image vidéo NTSC à 29 images/seconde, là où l’étrangeté ressentie à la vue

des films muets tient en partie à leur rendu en 18 images/seconde), le principal travers du cadrage en

numérique léger n’a pas été évité : des plans trop rapprochés au grand-angle sur les acteurs, trop de

plongées et de contre-plongées qui modernisent la mise en scène, des travellings à tout bout de

champ sur des scènes de dialogue, cadres trop modernes (personnages en amorce sur les

champs/contre-champs) pour le style de l’époque… Allié à un découpage à la fois trop présent

(beaucoup de coupes et de changements de valeurs de plans – par exemple des jump-cuts - selon

1 Voir la figure 3, page suivante. C’est un décorticage du plan qui adapte la phrase de la nouvelle « Parker glissa, (…) et Johanssen affirme qu’il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n’aurait pas du être là, un angle qui était aigu et qui s’était comporté comme s’il avait été obtus. » (voir p.15) 2 Problème de diffusion lumineuse insuffisante dans l’appareil de prise de vues, qui a pour effet d’assombrir le pourtour de l’image positive obtenue.

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figure 3

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une dialectique apparue dans les années 70) et peu inspiré, cet état de fait, qui fait verser au final le

film dans l’amateurisme, ne permet jamais la suspension d’incrédulité que peuvent encore causer des

films d’époque comme le Häxan de Benjamin Christensen1 ou encore le Nosferatu de Murnau2.

Enfin, faute à un manque de moyens flagrant, la mise en scène manque souvent d’ampleur :

R’lyeh se résume au final à une sorte de grand-place tarabiscotée avec sept ou huit blocs de

maçonnerie et trois statues, et Cthulhu (rôle-titre et clou du spectacle) ressemble trop à ce qu’il est,

c’est-à-dire un modèle en plastique sculpté et animé en stop motion3 de manière trop grossière. A

aucun moment de son apparition le Grand Ancien n’atteint le statut d’horreur cosmique qui rend

fou à sa seule vue, au point qu’on lui préfère les statuettes à son effigie disséminées dans le métrage.

Le problème ne vient pas de la technique en elle-même (de Ray Harrihausen sur Jason et les argonautes 4 à Phil Tippett sur Robocop 2 5, les preuves de l’efficience du stop motion, même en regard des

standards actuels, ne sont plus à faire), mais sans doute d’un modèle trop réduit, de fait pas assez

détaillé pour les prises de vues, et d’un temps de production trop court pour cette séquence. Bref, le

film, dans sa démarche, ne se donne pas les moyens de ses ambitions, en termes de budget d’abord

(sans la confiance de producteurs professionnels il est extrêmement improbable d’obtenir des films

qui tiennent leurs promesses, tout en travaillant assez sereinement pour retranscrire des ambiances et

des imageries aussi demandeuses que celle qui nous intéresse) en termes de propos de mise en scène,

trop figé dans sa dévotion pour le sujet pour développer un réel propos de mise en scène propre, et

sans doute pas assez serein vis-à-vis de son propre cinéma (c’est le premier film de Leman en tant

que réalisateur) pour être totalement cohérent avec sa propre démarche.

Ce problème des moyens nécessaires pour donner de l’ampleur au récit (le problème de la

production de cinéma n’est pas tant conceptuel que financier : il faut bien mettre quelque chose

devant la caméra, et ce qu’on y met dépend des moyen que l’on peut mettre en œuvre) se pose pour

une autoproduction de Guerrilla prod, l’ambitieuse (sur le papier) adaptation de Dreamquest for

Unknown Kadath6. Le film d’animation d’Edward Martin IIIrd reprend une bande dessinée de Jason

Thompson, mais n’a pas les moyens humains ou pécuniaires de proposer des animations. Au final, le

film ne se présente donc que comme une sorte de story-board animé et doublé, tel qu’en

commanditent les studios sur certaines productions très argentées (voir à ce titre les animatiques

réalisées pour le 300 de Zack Snyder, dont on trouve des extraits sur le DVD américain du film),

avec des planches statiques dévoilée via des panoramiques et/ou des zooms. De fait l’ensemble ne

1 Christensen, Benjamin, Häxan, 1922 2 Mürnau, Friedrisch Wilelm, Nosferatur, 1922 3 Technique d’animation photographique consistant à photographie, image par image, un objet que l’on manipule finement entre chaque prise de vue afin de d’induire des mouvements imperceptibles à l’échelle de deux images successives, mais donnant une impression de mouvement sur la séquence finale. 4 Chaffey, Don, Jason and the argonauts, 1963 5 Kershner, Irvin, Robocop 2, 1990 6 http://www.guerrilla-productions.org/Movie_Dreamquest.html (dernière consultation Septembre 2007)

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bénéficie d’aucune ampleur visuelle et d’un découpage manquant grandement de dynamisme, ce qui

s’avère préjudiciable pour les séquences de batailles par exemple.

STUART GORDON OU L’APPORT DE L’EXCES

A l’inverse, une démarche iconoclaste est-elle plus efficiente ? Respecter la lettre, mais en

réinterprétant de fond en combles le ton de celle-ci, permet-ce de réussir le fragile équilibre entre

respect et apport ? C’est une question qui se pose à la vision des deux premiers longs métrages de

Stuart Gordon, Re-animator, adaptation de 1985 de la nouvelle Herbert West, réanimateur, et From beyond,

adaptation de 1986 de De l’au-delà. Deux adaptations qui, à l’instar des trois suivantes dans la

filmographie du cinéaste, jouent résolument la carte de la modernité du propos, d’abord en

transposant les histoires dans le monde contemporain, excluant un traitement "en reconstitution"

coûteux et moins impliquant pour le spectateur.

Stuart Gordon est un cinéaste notable dans le domaine qui nous intéresse pour deux raisons.

D’abord, c’est le cinéaste en activité qui a signé à l’heure actuelle le plus de films adaptés de travaux

de Lovecraft, avec quatre longs métrages et un moyen métrage pour la télévision1. Fait notable, tous

ces films sont des adaptations littérales, tirées de récit existants2. Ensuite, c’est un personnage tout à

fait atypique dont on ne peut savoir quelle sera la teneur de ce qu’il fera ensuite.

L’homme se fait d’abord remarquer dans le théâtre expérimental, avec notamment une

version naturiste de Peter Pan et des pièces agressives montées avec l’Organic Theatre, sa troupe de

Chicago. Il s’accole de manière durable à Brian Yuzna, producteur et cinéaste lui-même. Les deux

hommes se retrouvent sur leur goût de l’outrance, leur aspect iconoclaste et une admiration

commune pour l’univers de Lovecraft3. Plus tard ils scénarisent la production familiale Honey, I

shrunk the kids (1989), Gordon tourne un film de mechas (Robojox, 1990), le thriller d’anticipation

Fortress (1993) et même un polar violent, Edmond, en 2005.

Iconoclaste, Gordon l’est en diable en 1985 et 1986. Son coup de force est de prendre deux

récit qui, dans leurs versions littéraires, baignent dans un premier degré impressionnant (même pour

Lovecraft, dont le style pourtant ne prête pas à sourire), et d’en faire des comédies noires et

1 Respectivement Re-animator (1985), From beyond (1986), Castle Freak (1995), dont nous ne parlerons pas ici car il n’entretient qu’un très vague lien avec la nouvelle Je suis d’ailleurs (un plan du "castle freak"se découvrant dans un miroir pour se rendre compte avec horreur que c’est son propre reflet qu’il voit), Dagon (2001), et l’épisode Dreams in the witchhouse de la série Masters of Horror (2005) 2 Démarche diamétralement opposée, on le verra, à celle de John Carpenter par exemple, qui entre dans la mythologie avec ses propres outils, ses propres récits. 3 Notons que les récits de Lovecraft présentent un intérêt supplémentaire, et non négligeable, pour un producteur : ils sont libres de droits et donc gratuits pour quiconque cherche à les exploiter, Lovecraft n’ayant pas eu d’héritiers.

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scabreuses. Parti-pris risqué, sachant (comme on l’a déjà pointé) que la sexualité et l’érotisme sont

quasiment absents de l’œuvre de Lovecraft, et que si l’humour y est présent, c’est "en coulisses", par

le biais de personnages-clins d’œil ou de plaisanteries privées, mais jamais dans le corps de récits

marqués par un ton très sérieux1.

Re-animator, et plus encore From Beyond (dont le lancement est consécutif au succès du film de

1985), prennent ces bases très sérieuses de variation sur le thème de Frankenstein (Herbert West,

réanimateur raconte les expérience d’un chercheur en médecine autour d’un sérum de sa composition

qui ramène les morts à la vie… Partiellement) et de fiction scientifique (De l’au-delà montre un

professeur maléfique qui, à l’aide d’une machine nommée résonateur, stimule des organes dormants

chez l’homme pour accéder à une dimension supplémentaire invisible aux 5 sens ordinaires), pour en

tirer des arguments de comédies. Les textes originaux sont traités avec humour, non sans

désinvolture, mais avec un réel respect de l’auteur des Montagnes hallucinées.

Apport principal et immédiat de Gordon au cinéma lovecraftien avec Re-animator : le gore2,

dans ses excès et de manière déviante. Ses mises en scène de théâtre montrent un goût prononcé

pour le sexe et le sang - voir son Titus Andronicus, avec viol et amputations sur scène, ou encore The

Game show, prenant littéralement en otage le public pour en torturer des membres choisis – et fictifs.

Brian Yuzna évoque Gordon en ces termes : « Ce type se préoccupe vraiment du public (…) Ça ma’

impressionné ». Nous revenons ici dans le précepte de Lovecraft que fustigeait Todorov : la teneur

du récit se mesure à son effet sur le lecteur. Et en effet le gore, qui plus est déviant, est un biais pour

retenir l’attention d’un public qui a connu The exorcist et Texas chainsaw massacre et dont le seuil de

tolérance s’est considérablement élevé en termes de phobos cinématographique. Le public entre alors,

idéalement, dans la peur cosmique par le biais des effets qu’ont ses manifestations (monstres, dieux,

grimoires, machines) sur l’être humain (blessures, morts horribles, folies spectaculaires), point

d’identification du spectateur.

A partir de Re-animator (effet conjugué avec les excès du jeu de rôles Call of Cthulhu, lui-même

peu chiche en violence graphique et en mutilations variées), un avatar culturel se voulant

lovecraftien ne fait plus l’économie du sanglant, dans des manifestations les plus dérangeantes

1 L’humour est plus représenté désormais dans les apports au lovecraftien, notamment grâce à Re-animator qui fut un succès retentissant en termes commerciaux, et aussi au jeu de rôle Call of Cthulhu et ses avatars successifs qui ont désacralisé le matériaux et l’on rendu plus accessible a des démarches parodiques. Voir à ce titre l’excellent comic-strip Unspeakable vault (of doom) de François Launet, et qu’on peut consulter à cette adresse : http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/home.html (dernière consultation Septembre 2007) 2 Terme inventé à l’époque elizbethaine pour désigner l’extrême violence sanglante dans les pièces de Shakespeare, et réintroduit pour le grand public et le cinéma par Hershell Gordon Lewis avec Blood feast (1963), 2000 maniacs (1964), ou des films comme Wizard of gore (1970) et Gore gore gore girls (1972). Il désigne les excès sanglants au cinéma, tirant vers le grotesque ou même la parodie horrifique quand il désigne un film entier.

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possibles (de la nécrophilie, aux instrumentalisations du corps vivant ou mort, en passant par des

mutilations diverses), nous le verrons plus avant, notamment avec les trois films de Carpenter ou

encore le Dagon de Gordon. De tels ajouts pourront sembler peu fidèles à l’esprit des récits

lovecraftiens ; c’est oublier les raffinements et la brutalité dont font preuve l’auteur et ses

zélateurs dans leurs écrits : visages arrachés et corps réduits en bouillie ou démembrés (The lurking

fear), tortures subtiles et arrachages de tentacules (Dreamquest of unknown Kadath), débris humains

animés ou non (Herbert West, reanimator ou encore Pickman’s model)…

« Même si nous avons modernisé Re-animator, je pense qu’il conserve l’essence de l’histoire

originale de Lovecraft » déclare à juste titre Jeffrey Combs, interprète de Herbert West à l’écran1. Son

Herbert West possède ainsi tous les attributs du personnage de Lovecraft : un physique juvénile,

fluet, et une morgue (l’expression est appropriée) presque emphatique tant elle est prégnante dans la

manière de braver les secrets interdits, ici la mort. A l’instar de cette caractérisation, les adaptations

restent littérales (From Beyond prendrait en fait plutôt la forme d’une suite alternative de la nouvelle,

dont les évènements sont dépeints dans la séquence de pré-générique) en ce sens qu’elles n’omettent

pas d’épisodes des nouvelles de base, mais les domptent et les recombinent pour les plier à une

structure de comédie : Ainsi, des évènements étalés sur plusieurs années dans H. West réanimateur

sont condensés sur moins d’un mois dans Re-animator (les ellipses du montage ne permettent pas de

se prononcer avec certitude), et l’enchaînement inéluctable d'incidents qui mènent au

démembrement de West par ses anciens sujets d’expérience morts-vivants (dont un confrère

décapité qui mène la traque) se fait plus sur le mode des catastrophes en chute dominos2 que de la

froide logique quant à la détermination et à l’inhumanité de West : il finit par tuer lui-même,

volontairement, ses sujets non consentants dans la nouvelle, alors que son seul meurtre au premier

degré dans le film (celui d’un sujet vivant, car il élimine un mort "réanimé" plus tôt dans le métrage)

se fait sur le mode pulsionnel au moment du chantage du Docteur Hill, qu’il décapite à l’aide d’une

bêche, avant de profiter de l’aubaine d’un cadavre tout frais ainsi obtenu pour lui injecter son sérum

(et par la même occasion se fabriquer une Némésis a priori invincible à partir d’un simple rival).

De plus, Gordon instille certains éléments de comédie pure dans son orgie sanglante : Le

slapstick (lorsqu’il s’agit de neutraliser le chat de la maison réanimé dans la cave), le triangle

amoureux Hill/Daniel-Herbert/Meg (le Docteur Hill désire la fiancée de Daniel, disciple malgré lui

de Herbert West, son rival, ce qui aboutit au kidnapping de celle-ci. L’épisode donne lieu au moment

de grotesque qui vaut au film sa réputation : Le docteur Hill, tenant sa propre tête tranchée à bouts

1 In Le travail d’un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 2 Philippe Rouyer parle d’effet boule de neige dans Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 409, Dervy, 2002

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de bras, s’adonnant à des caresses buccales poussées sur son interprète Barbara Crampton), et enfin

le quiproquo : Daniel et Herbert entrent en fraude dans la morgue pour tester le sérum sur un

cadavre humain. Le docteur Halsey, doyen de l’école de médecine de Miskatonic et père de Meg,

tient à ce moment précis à interdire à Daniel la main de sa fille en raison de ses relations avec West.

Il arrive donc dans la morgue au moment le plus inopportun pour le tandem de chercheurs, pris non

seulement en faute (ressort comique n°1), mais à ce moment-là aux prises avec leur "patient" devenu

très récalcitrant suite à sa résurrection, menant à la catastrophe attendue : Halsey est tué par le

cadavre, puis réanimé par West pour devenir un fou furieux qu’il conviendra de lobotomiser (ressort

comique n°2 : la surenchère sur une situation donnée, changeant ici l’embarrassant en

cataclysmique). La femme et collaboratrice de Gordon, Carolyn Purdy, résume d’ailleurs Re-animator

à un pitch de comédie noire : « On pense que le seul désir des morts serait de revenir à la vie, mais

quand ça leur arrive, ils sont furax ! »1

Tout ceci se fait non pas en trahissant le texte de base, mais bien en le pliant à des impératifs,

chers à Gordon, de violence graphique et de grotesque. Ainsi la fin de West se déroule peu ou prou

de la même manière dans le texte et dans le film : West est emporté par ses anciennes victimes,

constituées en armée par un mort-vivant sans tête, qui l’emportent dans un trou pratiqué dans un

mur et d’où sort une phosphorescence. Dans le film, West, venu à la morgue récupérer son sérum

dérobé par Hill, le surprend alors qu’il s’apprête à pratiquer un cunnilingus sur Meg (appogée dans le

grotesque transgressif souligné par P. Rouyer qui parle d’inversion du tabou de la nécrophilie, le

mort violant le vivant2) puis est pris à partie par l’ensemble des cadavres de l’endroit, aux ordres de

Hill. Tentant de tuer le corps de ce dernier par une injection massive de sérum, il ne parvient qu’à se

faire happer par les intestins de celui-ci, qui l’emportent dans une lumière blanche vers un ailleurs

indéterminé. Le traitement humoristique reste présent, West invectivant Hill par un « Qui écoutera

une tête qui parle ? Produisez-vous dans un cirque ! »3 Insulte qui trouve un écho dans une affiche

du groupe Talking Heads au mur de la chambre de Daniel. Un gag discret, servi par l’interprétation

toute en mépris de Jeffrey Combs, mais un gag tout de même, qui dénote l’humour, plus subtil qu’il

n’y parait, dont fait preuve Gordon dans le traitement..

1 In Le travail d’un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 2 Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 410, Dervy, 2002 3 ”Who’s going to listen to a talking head ? Go find a job in a sideshow!”

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FROM BEYOND, UN FILM A LA LISIERE DE DEUX METHODES

Le cas de From beyond est plus ardu. En effet, voilà un film fait sous l’égide d’un contrat de

trois métrages avec la firme Empire (le premier est From beyond, le second Dolls, une histoire de

poupées tueuses, et le troisième RoboJox, film de robots géants. Ces deux derniers sont tournés en

Italie.), qui réclame au tandem Gordon-Yuzna une autre adaptation de Lovecraft, étant donné le

grand succès critique, et surtout financier de Re-animator. From beyond reprend alors logiquement la

recette de Re-animator : faire un film généreux en monstruosité, en érotisme et en humour, avec de

plus les deux acteurs qui ont fait le succès du premier film, Jeffrey Combs et Barbara Crampton.

Problème : la nouvelle est courte, très courte. Les possibilités du resonator et le passage dans

une autre dimension sont bel et bien là, Mais le nombre de personnages (Tillinghast et un narrateur

anonyme) ne permet pas de sacrifier à des impératifs d’action, de péripéties et d’interactions

complexes entre plusieurs actants, que réclame un long métrage. Le récit n’a pour ainsi dire pas

d’action à part une expérience et la mort de Tillinghast, indirecte, de la main du narrateur, son ami,

lors de la destruction de l’appareil.

« Dans From beyond, déclare Gordon, Lovecraft laisse le soin au lecteur d’imaginer ce qu’il veut.

Tout ce qu’on sait, c’est que c’est horrible et que ça dévore ses victimes. Nous avons donc utilisé la

nouvelle comme point de départ et nous nous sommes demandé ce qui pourrait bien arriver après. »1

La nouvelle est adaptée littéralement dans une longue séquence prégénérique où, différence

notable, Tillinghast est pour ainsi dire dédoublé en un professeur Pretorius qui représente les aspects

mauvais du Tillinghast de la nouvelle, et Tillinghast lui-même, ici son assistant, doté d’attributs du

narrateur (principalement sa réserve et sa peur vis-à-vis du resonator). Pretorius meurt la tête

arrachée par on ne sait quoi venu de la dimension inconnue qui se fait jour grâce à la machine, qui

permet entre autres de voir le rayonnement ultraviolet sous forme d’une violente lumière fushia.

C’est là, dès après les crédits d’ouverture, que le film tourne rapidement au "carnaval gore et cul",

pour reprendre les termes de Damien Grangé2.

On retrouve en effet, ici, les mêmes recettes que pour Re-animator, gore décomplexé et

éléments de comédie d’un côté, érotisme déviant de l’autre : une scène qui montre Ken Foree

affrontant en slip orange une sangsue géante dans la cave (lorsqu’un allumage du resonator tourne

1 In L’écran fantastique, n°65, p.35 2 In Mad Movies n°130, p.30

Page 41: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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mal), sangsue qui avale à demi un Tillinghast rendu chauve par l’opération1, ne peut être envisagée

que sous l’angle de l’humour et du grotesque. On y ajoutera les transformations mutilatoires (tête

explosant dans des gerbes de liquide non identifié, mutations corporelles évoquant la Chose du film

éponyme de Carpenter, débris humains en mouvement) d’un Pretorius mort dans la première

expérience (nous y reviendrons), ou encore Foree dévoré vivant par des mouches, pour le traitement

extrêmement graphique de l’histoire (on y ajoutera la glande pinéale de Tillinghast sortant de son

front, et sa manière de dévorer le cerveau de victimes peu consentantes à l’hôpital, directement par

l’orbite). Notons que les apparitions de Tillinghast à partir de sa mutation (devenu fou suite à la

sortie de son épiphyse hypertrophiée, qui trône tel un phallus au milieu de son front avec force

tortillements), au second acte, participent au moins autant de la drôlerie que du gore. Cependant, si

l’humour est affaire de construction et de structure narrative dans Re-animator, il n’est ici que du

ressort de l’imagerie et du gag visuel ou de situation (Voir fig.4), ce qui en diminue finalement

l’impact global, bien que cette drôlerie soit réelle et plaisante.

L’érotisme quant à lui est introduit par ce qui apparaît comme l’apport le plus intéressant du

film : là où Lovecraft ne s’encombre pas à décrire en détail la glande pinéale, sensément dormante et

stimulée par le resonator, Gordon extrapole sur la nature de cette glande intracrânienne, aussi

nommée épiphyse.

Dans le film, cette glande pinéale, stimulée par le resonator, permet de connaître de nouvelles

sensations, aiguise la libido de manière spectaculaire, rend cliniquement fou, donnant une faim de

cerveaux vivants et permet, à terme, de contrôler totalement la plasticité de son propre corps dans la

dimension parallèle ouverte par la machine de Pretorius. Une libido bien peu conventionnelle :

Pretorius est un sadique adepte des imageries Domina qui profite de sa nouvelle condition de Protée

1 Voir fig.4

figure 4

Page 42: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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de cauchemar pour faire de son corps entier une muqueuse sexuelle, Tillinghast un être asexué qui se

laisse submerger par un phallus sautillant qui lui sort de la tête : il revient à la raison lorsque sa

psychiatre lui arrache sa glande pinéale lors d’une tentative d’énucléation. Elle le fait d’un coup de

dents, ce qui ramène la scène à une tradition de fellations castratrices au cinéma, voir notamment La

dernière maison sur la gauche1. Enfin la psychiatre McMichaels se prend de nymphomanie et endosse

une panoplie sado-masochiste trouvée chez Pretorius. La notion de plasticité du corps à des fins de

domination coercitive et sexuelle, est d’ailleurs corroborée par sa réutilisation de manière à peine

retravaillée par Brian Yuzna dans son Society, qui montre des orgies menant a l’animalisation et à la

fusion littérale des corps les uns dans les autres, dans la haute société de Beverly Hills2.

L’exercice, s’il reprend le même mode de fonctionnement, est bien plus ambitieux en termes

de mise en scène que Re-animator (qui accumule quelques scories de premier film, un "montage

parfois défaillant, une surabondance de master shots un rien flemmards" selon Jean-Baptiste

Herment 3). Cependant le budget famélique du film ne permet à Gordon de livrer un film qu’à

moitié réussi4 et met en évidence la limite du système de comique érotico-horrifique (le rythme du

film est notamment nettement moins frénétique que celui de Re-animator – le dynamisme comique

en pâtit grandement – et les effets visuels "conceptuels" tels que la vision "subjective" de la glande

pinéale trahissent un aspect très archaïque et bon marché), en même temps qu’il permet d’introduire

au cinéma deux modes de fonctionnement fondamentaux du mythe lovecraftien tels qu’on les a

remarqués plus haut.

Le premier est la concordance interne à la mythologie, et ce point, s’il va être de plus en plus

utilisé dans la filmographie lovecraftienne de Gordon (Dagon principalement), ne se voit alors que via

un élément diégétique assez anecdotique : La mort de Pretorius dans le prégénérique, et celle de

Tillinghast à la fin, se font selon le même mode. Ils sont décapités par succion. Une mutilation qui

parait anodine en regard des autres réjouissances déviantes du métrage (ou même celles de Re-

animator), mais qui vient directement d’un autre récit de Lovecraft : Les montagnes hallucinées. En effet,

c’est la manière dont les shoggoths, semi-êtres protoplasmiques et protéiformes s’étant révoltés

contre leurs créateurs, des êtres supérieurement intelligents disparus il y a des millions d’années,

tuaient ces derniers, et tuent d’infortunés scientifiques. « Les images de cette guerre et l’usage typique

des shoggoths de laisser les cadavres sans tête et couverts de bave gardaient un caractère

extraordinairement terrifiant. »5 « Chacun avait perdu sa tête en étoile à tentacules ; et nous vîmes en

1 Craven, Wes, The last house on the left, 1980 2 Yuzna, Brian, Society, 1989.Le parallèle n’est pas anodin étant donné que Yuzna produit Re-animator. 3 In Mad movies n°196, p.82 4 Propos de Damien Grangé in Mad movies n°130, p.30 5 Lovecraft, Howard Philips, At the moutains of Madness, 1931, Les montagnes hallucinées, J’ai lu, 2002, p.101

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approchant davantage que, plus qu’une forme simple de clivage, c’était une sorte d’arrachage ou de

succion »1 De plus, le contrôle qu’a Pretorius de sa propre structure corporelle évoque les

caractéristiques de plasticité du shoggoth. On l’a vu, cette concordance interne et allusive au mythe

renforce les liens entre diverses parties hétéroclites de ce dernier. Le medium cinéma, par le biais

d’images (ou d’ailleurs de sons) allusifs, montre qu’il s’intègre dans la même logique.

L’aspect allusif, ici, est assorti d’une révélation "choquante" d’ordre structurel propre au

fonctionnement lovecraftien : le dernier plan du prégénérique nous dévoile le sort de Pretorius par

un mouvement de camera prospectif, à savoir un travelling latéral qui montre le cou mutilé du

professeur "en découverte" derrière le bichon de la voisine. Ce dernier nous cache l’horreur jusqu’à

ce que le point de vue s’approche du corps, ne permettant de voir réellement la mutilation pendant

moins de deux secondes. La révélation ainsi évoquée suffisamment brièvement pour garder un

caractère intriguant, le générique peut se déployer. L’effet est encore accentué par le fait qu’on ait vu

l’effet de ce spectacle sur un témoin avant de voir ledit spectacle (Tillinghast s’enfuit de la maison en

proie à la terreur). La révélation sur le "comment" est reportée sur la fin du film, dans le premier

climax horrifique du troisième acte, qui voit la mort de Tillinghast après qu’il ait repris ses esprits. La

révélation fait non seulement l’objet d’une rétention savante (par le texte dans les écrits de Lovecraft,

par le travelling en découverte dans le prégénérique du film), mais est de plus scindée de manière à

être plus efficace ; si la première révélation nous fait craindre le pire, la seconde nous le confirme.

Cette dimension gnoséologique lovecraftienne voulant que la vérité soit dangereuse, ou en tout cas

menaçante, est consciente dans le système de Gordon, qui déclare ouvertement que chez Lovecraft,

l’ignorance est synonyme de quiétude2. Voir, à titre d’illustration de cette construction binaire de la

révélation, la figure 5, page suivante.

1 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J’ai lu, 2002, p.139 2 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

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Cette logique de concordance se retrouve dans les intégrations d’éléments exogènes,

scientifiques, philosophiques ou mythologiques. C’est le second principe de fonctionnement du récit

lovecraftien écrit. Ici, Gordon intègre très intelligemment tout un pan de la culture et de la

philosophie en choisissant de faire de l’organe dormant évoqué par Lovecraft, la glande pinéale. Ce

faisant, il convoque une tradition ramifiée : en effet, elle secrète la mélatonine, substance qui a la

particularité de se trouver aussi dans le règne végétal, et règle le rythme circadien1, notamment chez

les oiseaux chez qui, située juste sous le crâne, elle est sensible au rayonnement ultraviolet. On voit

déjà dans quelle mesure cette glande sert de ciment thématique à la diégèse de From beyond : le jeu sur

l’ultraviolet notamment, mais aussi notre concordance avec Les montagnes hallucinées (l’analogie avec

les shoggoths, mais aussi cette mélatonine commune au végétal et à l’animal rappelant les Anciens,

1 Cycle veille/sommeil.

Figure 5

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45

peuple à la fois végétal et animal1), et partant de là, avec le reste de la mythologie lovecraftienne. En

effet, sont cités dans cette longue nouvelle les Mi-go (race d’insectes fongoïdes au centre de Celui qui

chuchotait dans les ténèbres), les Yithiens (au centre de Dans l’abîme du temps 2), des ouvrages fictifs tels

que les manuscrits pnakotiques, et même Cthulhu à travers ses descendants. Une vertigineuse

concordance "en cascade", amorcée dans le domaine littéraire, montre ici qu’elle se peut prolonger

avec le cinéma.

Mais c’est du point de vue de la mythologie que cette glande s’avère vraiment intéressante à

intégrer dans la diégèse du film et par extension dans la mythologie globale. La glande pinéale a en

effet été longtemps considérée comme le siège de l’âme humaine par René Descartes3, et est

considérée comme le "troisième oeil" dans la mythologie védique. La théosophie considère

l’épiphyse comme un organe dormant de la vision spirituelle4. Voilà qui participe de la solidification

du corpus mythologique lovecraftien par l’adjonction d’autres traditions. Autrement dit, c’est non

seulement le film qui sort crédibilisé par un tel ajout a priori anecdotique, mais toute la mythologie

qu’il convoque en filigrane. Ce qui rejoint la définition d’une fantasy efficiente par Matthieu

Gaborit5 : « Un univers de fantasy doit clignoter dans la pénombre de ton histoire, il ne doit pas être

une grande toile baroque et trop éclairée. »6

Le film, ici, est un récit qui participe non seulement d’une démocratisation de la mythologie

qu’il défend, mais s’y intègre bel et bien comme une brique de l’édifice, en jouant sur les mêmes

principes que les récits écrits, et gommant par là même une dichotomie apparente de propos entre

les deux types d’expression.

1 « Je ne puis encore trancher entre le végétal et l’animal » déclare le chercheur Lake après dissection d’un Ancien fossilisé. Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J’ai lu, 2002, p.35 2 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J’ai lu, 2002 3 Voir à ce titre l’article très complet sur le site de l’université de Stanford : http://plato.stanford.edu/entries/pineal-gland/ (dernière consultation Septembre 2007) 4 Blavatsky, Helena, The secret doctrine, vol.2, Theosophical University Press, 1888, p.289 à 306 5 Ecrivain français considéré comme l’un des meilleurs auteurs de fantasy en activité, notamment à cause de Chroniques des Crépusculaires, Mnémos/Icares 1995-1996 et Abyme Mnémos/Icares 1997. 6 Faye, Estelle, La fantasy héroïque française – Théorie du genre, mémoire de DEA sous la direction de M. Tadié, p.12, Paris IV – Sorbonne, 2004

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VERS UNE MATURITE DE L’APPORT MYTHOLOGIQUE

- DAGON (2001) ET DREAMS IN THE WITCHHOUSE (2005)

On peut s’interroger sur la possibilité d’adapter de manière réellement satisfaisante la

mythologie lovecraftienne à l’écran au vu de ces tentatives. En effet, on a vu qu’une transposition

trop "admirante" ne remplit finalement pas complètement son office, ne s’affranchissant pas

suffisamment de son modèle pour considérer sa propre diégèse du point de vue cinématographique.

Dans un second temps on a vu des tentatives qui s’en affranchissent peut-être trop en termes de ton

pour constituer une réponse entièrement concluante.

Le premier système instauré par Stuart Gordon a d’ailleurs montré presque immédiatement

ses limites, From beyond convainquant nettement moins le public que Re-animator, qui avait sans doute

bénéficié de l’effet de surprise. From beyond est un échec commercial (le film connaît depuis une

seconde carrière en vidéo) suffisamment retentissant pour tuer dans l’œuf le projet que nourrissait

Gordon d’une adaptation du Cauchemar d’Innsmouth. Un mal pour un bien ? Assurément, si l’on en

croit le résultat de Dagon, tourné 15 ans plus tard sous l’égide de la firme espagnole Fantastic

Factory. Gordon porte ainsi le projet, alors qu’il enchaîne des films au mieux anecdotiques (Robojox,

un Pit and the pendulum très librement inspiré de Poe, un Castle Freak salué de toutes part comme

inepte, ou encore l’amusant thriller carcéral d’anticipation Fortress), et rejoint Brian Yuzna lorsqu’il

crée la Fantastic Factory1.

Laurent Duroche remarque, à l’occasion de la sortie en DVD du film de 2005 Edmond,

adaptation d’une pièce de David Mamet : « Qui, aujourd’hui, citerait Stuart Gordon parmi les

cinéastes contemporains de genre les plus passionnants ? Peu de monde, avouons-le. Pourtant ses

derniers efforts sont d’une qualité tout simplement étourdissante (…) Gordon n’est pas l’homme

d’un seul genre (le gore décomplexé) mais bien un auteur aux multiples facettes qui semble entamer

une brillante seconde carrière. »2 Et le chroniqueur de citer comme premier avatar de ce renouveau

créatif Dagon. Le fait d’avoir exploré d’autres facettes de son art (une grande variété de budgets3, de

genres…), mais peut-être aussi de s’ancrer plus sereinement sur ses bases en termes

1 La firme a depuis périclité 2 In Mad Movies, n°196, p.79 3 Pour information : Re-animator : 900 000 $, From beyond : 4,5 M$, Fortress: 12 M$, Dagon:4,8 M$. Source: http://www.ecranlarge.com/ (dernière consultation Septembre 2007)

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cinématographiques (il écrit en 1991 le script du Body Snatchers de Ferrara1 et co-produit notamment

certains films de Yuzna comme Progeny en 1998). Et en l’état, Dagon se pose comme la meilleure

adaptation directe de Lovecraft à ce jour en termes de mythologie.

Le scénario, écrit comme ses précédentes tentatives en étroite collaboration avec Dennis

Paoli, est, comme son nom ne l’indique pas, une adaptation de la longue nouvelle Le cauchemar

d’Innsmouth. Il reprend quelques éléments de Dagon2 (le titre surtout, considéré comme plus simple et

donc plus "vendeur", la boue noire qui accompagne Dagon, mais aussi le fait de commencer sur un

naufrage, ce qui nous le verrons a son importance dans le rythme donné à la narration) et de Le

temple3 (les passage sous-marin montré au début et à la fin du film). Loin des traitements de Grand

Guignol apportés à Re-animator et From beyond, Dagon se veut un vrai film de terreur, sérieux voire

économe de ses moyens, dans son ambiance, son déroulement et sa caractérisation. L’intrigue reste

très proche de celle de la nouvelle, seulement transposée à notre époque4 : Paul, Barbara, Howard et

Vicky passent des vacances en bateau, au large de l’Espagne. Une tempête soudaine échoue le bateau

sur un récif, blesse Vicky et force le groupe à se scinder en deux : Paul et Barbara vont chercher du

secours dans le village proche, une bourgade glauque où l’acceuil est glacial. Vite séparés, ils se

rendent très vite compte qu’ils sont en danger, en proie à une population fermée, inquiétante et

seulement partiellement humaine…

Dagon réussit le tour de force d’être fidèle entièrement à un argument, une atmosphère et une

structure presque entièrement tirés du texte existant, et dans le même temps à inscrire totalement

son film dans un genre, le film d’horreur fantastique, qui convoque en soit des moyens différents,

voire contraires aux règles des écrits lovecraftiens : pour l’essentiel, une action soumise à des

impératifs de célérité et de variété des péripéties, et un traitement visuel du monstre, ce traitement

visuel se heurtant au traitement littéraire du monstrueux chez Lovecraft, basé sur l’indicible. Francis

Lacassin signale à ce propos5: « Au cas où l’intérêt du lecteur diminuerait face à une menace

redoutable mais désormais invisible, Lovecraft va le ranimer en pesant sur le décor et l’atmosphère,

grâce à une manipulation rhétorique, et propageant la peur non par des visions horribles, mais par

l’angoisse que le narrateur communique au lecteur ». A l’évidence, commente Aurélien Portelli 6, il

1 Remake du film de Don Siegel (1956) qui raconte l’invasion de la Terre par des cosses extraterrestres qui assument l’apparence des humains : l’action du film suit un petit groupe de personnes devant se sortir d’une base militaire totalement contrôlée par les créatures et qui, au fil de leurs tribulations, découvrent les tenants et les aboutissants de leurs adversaires et leur invasion. Une construction narrative qui aura sans doute permis de mieux cerner les enjeux de ce type de récit, dont Dagon emprunte la structure. 2 in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 3 Op. cit. 4 On peut toutefois poser la question : transposer le récit à l’époque contemporaine constitue-t-il une trahison ? En effet, l’action de la nouvelle originale est, elle aussi, contemporaine à son écriture. 5 Op. cit. 6 Portelli, Aurélien, in La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141

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est presque impossible de suivre cette démarche pendant toute la durée d’un film d'horreur sans

recourir à des procédés de monstration directe.

Pour ce faire, il transpose d’abord une imagerie tout à fait fluctuante : là où la démarche de

Gordon, en termes filmiques et mythologiques, est à la fois personnelle et respectueuse du matériau

de base, c’est qu’il recherche la surprise du spectateur (et donc sa peur) en s’engouffrant dans les

flous volontaires des descriptions de Lovecraft. Ainsi, pour exemple, nulle part chez Lovecraft le

dieu Dagon (nom pris au dieu anthropo-pisciforme des philistins) n’est vraiment décrit

physiquement. Il est communément admis que c’est un homme-poisson géant, mais dans les récits,

tout juste apprend-on qu’il est « d’un aspect répugnant, d’une taille aussi imposante que celle d’un

Polyphème »1 et qu’il possède des « grands bras couverts d’écailles »2. On ne sait, finalement, même

pas combien de membres l’entité possède, ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes

d’interprétations morphologiques dont celle du film n’est pas la moins étrange, voir figure 6 ci-

dessous.

De la même manière, Gordon s’empare du flou laissé délibérément par Lovecraft sur la nature

réelle des profonds3 (sont-ils strictement pisciformes ou possèdent-ils aussi des caractères

céphalopodes ou même amphibiens ? Au lecteur d’en décider en dernière instance), pour mieux

distiller des images troublantes d’êtres peu identifiables dotés de branchies, de mains palmées, de

tentacules, etc.. Les particularités des habitants, qu’elles soient aberrantes ou non, sont de fait l’objet

d’une représentation parcellaire qui jette le trouble sur la nature même des images entrevues. Ainsi

1 in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Op. cit. 3 Créatures sous-marines inféodées à Dagon et Cthulhu, s’accouplant à l’occasion avec des humains, dont la descendance "change" pour aller vivre sous l’océan. Leur commerce avec des populations polynésiennes, puis les habitants d’Innsmouth, est au centre de la nouvelle originale, ainsi que certaines autres dont Le monstre sur le seuil, ramenant dans la diégèse le thème de la filiation et de l’hérédité du mal, qui revient souvent chez Lovecraft.

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les premières visions des habitants d’Imboca1 sont furtives et inquiétantes : un visage derrière un

volet qui se ferme, des silhouettes voûtées et boitillantes, des voix étranges… De plus, les tares

physiques des habitants sont évolutives (ils naissent humains puis évoluent, caractère déjà présent

dans le texte), ce qui permet encore mieux de ne pas montrer deux "monstres" semblables et

d’accentuer "l’inconfort conceptuel" du spectateur, dans une imagerie de l’impur (moteur du phobos

aristotélicien) qui fait le parallèle avec les maladies dégénératives. A cela s’ajoute une peinture

insistante de la déréliction physique et par extension spirituelle du village de pêcheurs, menée de

manière à contaminer le récit entier à la manière dont l’idée contamine la nouvelle, par une sorte de

capillarité thématique : a Imboca, les rues sont vides, jonchées d’ordures, les volets sont fermés et les

maisons en ruines ; les sanitaires sont sales, malodorants et fonctionnent peu. Le village semble figé

dans une époque révolue (trophées de pêche, téléphones antédiluviens… Les attributs de la vie

moderne, comme le téléphone cellulaire de Barbara, ou l’ordinateur jeté par-dessus bord, sont

d’ailleurs inopérants dans ce monde obsolescent où la seule voiture est une vieille DS). Tout sent la

vase et la poussière. En effet, la colorimétrie tient une place importante dans la mise en place d’une

atmosphère hostile pour nos héros : seuls personnages colorés (vêture vive, carnation avenante), ils

mettent en valeur l’aspect terne et maladif d’Imboca et ses habitants, tout en faisant d’eux-mêmes

des cibles d’autant plus exposées qu’ils sont aisément repérables.

Gordon distille et économise ici ses effets dans un exercice néo-impressionniste qui est

l’apanage du cinéma d’épouvante moderne (voir les apparitions de madame Bates dans Psychose de

Hitchcock ou celles de la créature éponyme de Alien, de Scott), mais qui rejoint en outre ici le mode

d’écriture lovecraftien2. Par le biais d’une monstration de plus en plus précise et appuyée des

éléments surnaturels de son récit, le cinéaste fait glisser l’ambiance de son film de l’étrange (les

habitants ne clignent pas des yeux ; le visage de tel pêcheur semble bizarrement fixe derrière ses

lunettes noires, incongrues étant donnée la pluie) au fantastique (Ai-je bien vu des mains palmées sur

le prêtre ? Et ces entailles au cou du réceptionniste de l’hôtel, sont-ce des branchies ?) puis au

carrément horrifique (la transposition à l’identique de la poursuite dans l’hôtel, avec blocage des

portes et populace hostile et difforme ; les peaux humaines tannées en série pour servir de masques

aux habitants; le récit de l’ivrogne Ezechiel).

Enfin l’on tombe définitivement dans la weird fantasy lors de la rencontre d’Uxia : Paul

rencontre pour la première fois cette belle jeune femme dont il rêve depuis le début du récit. Elle

1 Pour des raisons de lieu de production et de tournage, l’action du film est transposée de Innsmouth, village de pêcheurs en Nouvelle Angleterre, à Imboca, village de pêcheurs en Espagne. Détail amusant, le calembour est le même pour les deux noms de bourgades : Innsmouth pour "in the mouth" et Imboca pour "en la boca" (dans la bouche, dans la gueule. Un clin d’oeil à Chaucer n’est pas exclu de la part de Lovecraft à travers ce jeu de mot). 2 Voir p.18 et suivantes.

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aussi a rêvé de lui, et lorsqu’ils s’embrassent elle s’avère avoir des tentacules en guise de jambes. Le

fragile lien objectal qui séparait encore le rationnel du surnaturel est définitivement rompu, et la

nature des évènements qui suivent penche alors complètement du côté de la fantasmagorie.

Autrement dit, Paul pouvait encore être en butte à une population dégénérée, mais humaine, avant

sa rencontre avec Uxia, alors qu’après celle-ci, le doute n’est plus permis : les Imbocanos sont des

êtres hybrides et télépathes qui adorent une créature encore plus différente. Gordon peut alors

montrer complètement monstres, rites sacrificiels, sévices du dieu Dagon sur les femmes, et origines

réelles du héros, dans une gnose validée par la distillation progressive de l’information.

En effet, Stuart Gordon et Dennis Paoli ont complètement repensé le rythme du récit pour le

plier à une narration linéaire et efficace. Là où Le cauchemar d’Innsmouth, comme souvent chez

Lovecraft, donne les éléments d’information dans le désordre en proposant au lecteur un travail

d’enquête, dans un temps binaire avec une première moitié de pure découverte (notamment la

conversation d’ordre historique avec l’ivrogne du coin, Zadoc Allen), et un dernier acte de poursuite

très efficace, mais également très court, de poursuite nocturne, le film jette dès son début le

protagoniste dans la tourmente, lui laissant le soin de découvrir les tenants et les aboutissants de son

aventure au long de sa fuite (il ne rencontre Ezechiel, transposition filmique de Zadoc, qu’après

s’être échappé de l’hôtel). Chaque péripétie est motivée par celle qui la précède immédiatement.

Prenons un exemple : Ezechiel est rencontré lors de la fuite → suite à son récit, la fuite est de

rigueur → la seule voiture est celle du patriarche Cambaro → découvert lors du vol du véhicule,

Paul doit se cacher → il le fait par hasard dans la chambre d’Uxia, fille de Cambaro → la révélation

de ses tentacules pousse Paul à fuir de plus belle, etc.. Une telle structure mène en droite ligne au

dénouement dans un empilement extrêmement opératique, qui ne souffre aucun ralentissement de

l’action.

Ce rythme "urgent" et resserré est encore renforcé par le fait que l’espace du film soit fermé,

contrairement celui de la nouvelle qui est ouvert selon la terminologie d’André Gardiès1 : En effet, si

dans le récit écrit Innsmouth est difficilement accessible, le narrateur y est entré (en arrivant de

Newburyport) et en est ressorti (L’histoire est contée par le narrateur plusieurs années après les

évènements). L’espace narratif du film est quant à lui clos, Dagon (ou ses adeptes) déclenchant des

tempêtes interdisant l’accès au front de mer, et les chemins de sortie étant impraticables (la séquence

de la fuite en voiture est éloquente à ce sujet puisque celle-ci s’embourbe presque aussitôt). Ainsi la

seule issue est au final de s’enfoncer plus loin dans le domaine de Dagon, dans le puits sacrificiel et

vers ce qu’on devine comme Ya-nthlei, cité de ceux des profondeurs. La mort elle-même n’est pas

une échappatoire pour Paul, puisque Uxia le sauve lorsqu’il tente de s’immoler par le feu. Il est alors 1 Gardiès, André, L’espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 222

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contraint d’accepter sa nouvelle condition de Profond, attitude conditionnée par la gnose (Paul1 est

en fait le fils de Cambaro, et ses douleurs ventrales sont un effet secondaire de l’apparition de

branchies) souligné par la réplique d’Uxia « tu es mon frère et tu seras mon amant pour toujours »2,

et validée par une citation de la dernière phrase de la nouvelle3 à la fin du film.

Gordon plie ainsi avec maestria la structure rigide de l’écriture lovecraftienne, où des phases

de découverte d’informations alternent avec des scènes d’action sans s’y mêler, à la narration

cinématographique qui demande une plus grande fluidité dans l’énonciation de ses composantes. En

jetant directement son héros dans l’adversité, face à ses rêves prémonitoires et aux évènements (le

naufrage, l’attaque de l’hôtel), le cinéaste mélange les deux phases en un tout homogène qui gagne

mécaniquement en célérité. De fait la découverte d’une information acquiert le statut de péripétie :

on revient à la construction gnoséologique du récit lovecraftien, qui se fait non pas en opposition

avec l’action comme dans la nouvelle originale4, mais bien au service de celle-ci (par exemple, le récit

d’Ezechiel qui relate l’arrivée du dieu à Imboca, s’avère tout aussi captivant en termes de cinégénie

que la fuite de l’hôtel). Ce travail, à la fois radical (il implique une totale refonte du système narratif)

et subtil (la construction, extrêmement rigoureuse, est pensée en termes à la fois mythologiques et

diégétiques forts, voués à générer suspension d’incrédulité et catharsis chez le spectateur), sur la

structure ainsi que sur l’imagerie, dénote une assimilation pleine du matériau lovecraftien par un

cinéaste qui en saisit pleinement les tenants et les aboutissants d’un point de vue tant technique que

poétique.

L’adjonction d’une séquence dans la structure du récit donne un bon aperçu de cette

digestion : Paul vient de rencontrer Uxia et de fuir devant son inhumanité fondamentale (des

tentacules à la place des jambes !). Repéré, avec la moitié des Imbocanos aux trousses, Paul prend la

DS de Cambaro, qui s’embourbe presque aussitôt. C’est là qu’il se trouve contraint de trouver refuge

dans une masure isolée. L’endroit, éclairé à la bougie, est inondé d’une eau saumâtre à hauteur de

cuisse. Là, il est surpris par un jeune garçon d’une dizaine d’années qui donne l’alerte, faisant surgir

une créature puissante à demi humaine qui tente de le noyer dans la cuvette de toilettes se trouvant

étrangement au beau milieu de la pièce principale. Se défendant, Paul assomme le monstre,

déclenchant l’inquiétude et le ressentiment de l’enfant. Nous découvrons ainsi que le monstre est le

père du garçon. Paul, sortant de la maison, est alors pris dans un filet et assommé lui-même.

1 D’ailleurs nommé Paul March en référence à la famille Marsh, qui domine Innsmouth dans le texte original. 2 “ You are my brother, and you will be my lover, forever ” 3 “ We shall dive down through black abysses... and in that lair of the Deep Ones we shall dwell amidst wonder and glory forever ” 4 L’opposition n’est certes pas aussi rigide dans le texte original, puisque les évènements sont enclenchés par la découverte de la vérité : les profonds et les habitants de la ville poursuivent le narrateur parce qu’il a mené une brève enquête sur les origines du mal d’Innsmouth.

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Cette séquence de la masure inondée a ceci d’intéressant qu’elle constitue un récit miniature

enfiché dans la grande histoire, et qui en souligne les implications thématiques, esthétiques et

narratives en en présentant une sorte de maquette. L’imagerie d’abord, plus riche qu’il n’y parait : La

maison constitue le sommet de la déréliction, elle est inondée, sale, l’eau est assimilée à la déjection

(les toilettes), au danger (on ne sait pas au sens fort ce qui se cache sous la surface) et à la corruption

du mode de vie (malgré les appliques aux murs, la lumière n’est dispensée que par des bougies). La

nature des mutants d’Imboca est plus que jamais composite, puisque le "père" est un vague

humanoïde doté de tentacules, mais aussi de plusieurs rangées de dents de requin, et que la pièce est

remplie d’amphibiens : une grenouille-taureau, des salamandres dans les toilettes. Notons que la

présence des salamandres revient ici à la convocation symbolique de mythologies exogènes au sein

de la narration : dans les croyances du Moyen-âge la salamandre est un animal immortel, qui de plus

survit au feu. La fin du film voit ainsi Uxia promettre à Paul une vie éternelle « dans l’amour de

Dagon », et ce dernier s’avère en effet immortel, et doté de branchies lui permettant d’éviter la

noyade, après s’être immolé… cette présence amphibienne évoque aussi les tritons primordiaux

secrétés aux premiers jours de la Terre par l’entité Ubbo-Sathla1. La concordance interne au mythe

fonctionne ici au détour d’un plan, comme elle le fait au détour d’une phrase dans les écrits.

La narration souligne quant à elle l’importance de l’hérédité et de l’isolement dans la petite

communauté, ici montrée en modèle réduit à l’échelle d’une maison inondée et de deux personnages

(le père et de fils). Ce que nous voyons en un regard, c’est ceci : une corruption venue de l’eau a

investi une construction humaine (Ezechiel lui-même a déjà, à ce point du récit, parlé de l’Imboca

d’avant l’influence de Dagon comme d’un « pueblo del Christo ») et travaillé les habitants eux-mêmes.

Dans ce système, Paul est comme toujours un intrus en butte à l’hostilité de la population. Mais cette

séquence joue aussi (surtout ?) un rôle de prolepse thématique : nous voyons, à l’instar de Paul, un

monstre effrayant (son caractère impressionnant est accentué par un plan en vue subjective de la

bête plein cadre, qui panote vers le haut sur des tentacules prêts à s’abattre) auquel il convient

d’échapper fut-ce en l’éradiquant, mais pour le garçonnet, il s’agit simplement de son papa. Une

complexité sociale, ethnologique presque, introduite de manière très subtile2 (le récit d’Ezechiel ne

faisait état que d’une imposition du Culte Esotérique de Dagon par Cambaro), et qui prophétise la gnose

de Paul et des Imbocanos : à l’instar de l’enfant, et bien qu’il ait l’air "normal", Paul est bel et bien un

profond, il le découvrira de manière explicite à la fin du troisième acte.

1 « Elle contractait ses flancs fangeux pour rejeter en une lente vague ininterrompue les formes amphibiennes qui étaient les archétypes de la vie terrestre. » Smith, Clark Ashton, Ubbo-Sathla, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989 2 C’est d’ailleurs, d’un point de vue plus général, le paradoxe de Lovecraft qui est exposé ici : un xénophobe à la ville (plus par climat social et atavisme culturel que par réelle conviction) qui pourtant met en place une mythologie où l’ethnocentrisme n’a strictement aucune validité.

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On le voit, Dagon n’est pas qu’un simple "monster flick" qui capitaliserait sur un nom

prestigieux (c’est d’ailleurs le succès de Re-animator, joint à celui du jeu de rôle Call of Cthulhu, qui a

popularisé Lovecraft auprès du grand public dans les années 1980) il pousse plus loin les acquis de la

transposition du récit lovecraftien au cinéma, par son exigence thématique, son emploi d’un premier

degré loin des exercices de comédie que furent Re-animator et From beyond, et ses moyens narratifs

basés sur la rigueur structurelle et l’immersion. Cette immersion fonctionne grâce à deux éléments

qui s’avèrent essentiels : une caractérisation crédible et une empathie envers les personnages, en

particulier Paul.

Le traitement des personnages est, de l’avis de Gordon, nécessaire au bon fonctionnement du

récit en termes de structure et d’effets : « Il est important, et plus encore dans l’horreur, que le

spectateur s’attache aux personnages. Si le public ne s’attache pas, il ne peut pas avoir peur. »1 Le

film s’attache alors à caractériser un personnage crédible auquel le spectateur ne peut que s’identifier,

un jeune homme somme toute normal, dont les capacités sont tout à fait quotidiennes : on le verra

alternativement se débrouiller extrêmement bien pour gérer le naufrage ou la situation du verrou de

sa chambre (qu’il doit démonter d’une porte pour le remonter sur une autre avec un simple canif,

afin de bloquer la porte qui le sépare des Imbocanos), mais aussi se tromper en tentant de démarrer

la DS en contactant les fils du tableau de bord (il déclenche le klaxon) ou se blesser à la jambe

lorsqu’il saute de la fenêtre de l’hôtel à travers la verrière de l’entrepôt.

Ce personnage de Paul, référent du spectateur dans l’action, Gordon le prend comme point

nodal constant de sa narration : l’existence de chaque péripétie est validée par le prisme du

personnage, ainsi les récits d’autres personnages (comme celui que fait Vicky de son viol par Dagon)

n’ont de raison d’être que lorsque Paul, et à travers lui le public, en est explicitement l’auditeur. A ce

titre, on verra comment le récit d’Ezechiel, relatant son enfance à Imboca, l’arrivée du culte et les

sacrifices humains, est introduit par un plan en vue subjective de Paul, pris à témoin. Ezechiel, plein

cadre, regardant son interlocuteur (Paul, le spectateur) dans les yeux redevient par un morphing le

petit garçon qu’il était : un passage de relais de l’occularisation se fait, et celle-ci est restituée à Paul

par le même procédé à la fin du récit de l’ivrogne. Un tel dispositif (le champ/contre-champ sur l’axe

des 180° 2 ) est aussi employé pour montrer l’incongruité du héros au sein d’Imboca et souligner une

particularité du mal de ses habitants : on voit alternativement Paul cligner des yeux et le

1 « I think it’s important, especially in horror, to get the audience to care about the characters. Because when the audience doesn’t care, then there’s no fear. » In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 2 Un champ/contre-champ aussi frontal souligne également une situation de conflit ou d’opposition radicale. On se reportera à ce sujet à la scène de la voiture fonçant sur la mitrailleuse dans L’espoir de Malraux (1945) ou encore les collisions de véhicules dans Mad Max (1979) et Mad Max 2 (1981) de Frank Miller.

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réceptionniste muet ne pas le faire. Paul étant notre seul référent, une empathie se crée, renforcée

encore par le fait de placer constamment Paul en situation de faiblesse vis-à-vis d’une ville qui en sait

plus que lui (l’ignorance quant à ses origines, certes, mais plus encore le fait qu’il ne parle pas

espagnol et encore moins le dialecte étrange que l’on entend par moments, ce qui entrave sa

capacité d’action : il est de fait à la merci de qui voudra bien lui parler en anglais), et dans des

circonstances où il se trouve littéralement sans défense satisfaisante (on le voit déambuler pendant

tout le film sous une pluie battante vêtu d’un simple sweat-shirt, et ses armes sont pour le moins

dérisoires : un briquet, un couteau suisse. Il devra détourner les moyens des habitants pour pouvoir

les affronter, à savoir un couvercle de chasse d’eau, le couteau sacrificiel du prêtre ou des bidons

d’essence).

Mais plus que les péripéties, qui voient un personnage normal contraint par les circonstances

de devenir fort (lorsqu’il tue le prêtre ou met le feu aux adeptes de Dagon avant de s’immoler) au

sein d’un schéma cinématographique classique en actes successifs (situation

initiale/perturbation/combat/aporie/résolution), c’est un casting très pointu qui permet de donner

corps au héros lovecraftien à l’écran. Ce protagoniste lovecraftien crédible, c’est le jeune acteur Ezra

Godden, dont le physique (svelte, juvénile, un visage ouvert non dénué de discrets caractères

féminins) et le jeu très subtil personnifient ce que Lovecraft qualifie de "délicatesse de tempérament"

chez la plupart de ses héros. On a sous les yeux un individu dont la banalité a priori , la neutralité,

camouflent une nervosité sous-jacente (mais sensible) pouvant faire rapidement de lui une bête

traquée devant un hallali cosmique, face auquel il est, bien entendu, seul. Cet aspect borderline est

d’ailleurs le fruit d’un travail de concertation avec Gordon qui, de l’aveu de Godden1, lui a demandé

de développer un jeu "à la Woody Allen", avec cette pointe d’incongruité névrotique un peu

maladroite et attendrissante. L’empathie du protagoniste littéraire (style affecté voire déclamatoire,

récits à la première personne) se retrouve alors dans le jeu (prosodie rapide, voix relativement aiguë,

expressivité légèrement poussée), appuyé par un découpage qui nous attache physiquement au

personnage en le suivant constamment et en traitant les évènements qui le touchent avec sérieux,

sans remettre en question leur caractère troublant (on trouve bien un peu de comic relief 2par

moments, par exemple le baragouin d’espagnol de Paul au début du film, mais rien qui remette en

question le caractère anxiogène des situations dépeintes comme l’esprit cartoonesque de Re-animator

le fait). La démarche de Stuart Gordon crédibilise l’ensemble de l’univers d’un point de vue

cinématographique en le recentrant sur l’humain, point d’entrée du spectateur dans une mythologie

par ailleurs littéralement et littérairement sur-humaine. C’est ainsi que l’horreur des situations se fait

1 In Le travail d’un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 2 Notion anglo-saxonne de détente d’atmosphère par un élément comique anodin dans un récit dramatique.

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chair non seulement en elle-même, mais aussi par son effet sur le personnage que l’on suit, ce qui

ramène au principe de Lacassin évoqué plus haut1 .

Dagon constitue à bien des égards un pivot dans la transcription directe de Lovecraft à l’écran,

une preuve que ce corpus mythologique est transposable au cinéma. D’abord par une traduction

visuelle et sonore convaincante et même surprenante (l’aspect du dieu Dagon, les voix des

Imbocanos) de l’imagerie mythologique des récits (les moyens financiers alloués à un film

conditionnent bien évidemment la qualité des effets spéciaux ainsi que l’ambition visuelle dont

pourra faire preuve un cinéaste), ensuite par la preuve qu’un ton au premier degré s’avère viable dans

l’exercice, grâce à une caractérisation et une interprétation adéquates, et enfin que la complexité

conceptuelle inhérente au récit lovecraftien écrit (thématiquement foisonnant par définition) peut

être "domptée" pour peu qu’elle soit réorganisé dans un découpage et une structure narrative

propres à fluidifier une construction littéraire cloisonnée. Du point de vue du lovecraftien à l’écran,

Dagon constitue une étape décisive dans les acquis thématiques et techniques de l’exercice, malgré

une sortie confidentielle à la vidéo uniquement.

DREAMS IN THE WITCHHOUSE, UNE CONFIRMATION ?

C’est en 2005 que Gordon revient à l’adaptation de Lovecraft, avec un moyen métrage faisant

partie d’une anthologie télévisée du nom de Masters of Horror2. Il s’attelle ainsi à transposer à l’écran

l’une de ses nouvelles favorites de l’auteur, Dreams in the witchhouse.

Lancée en 2004 par Mick Garris, la série télévisée Masters of Horror s’est imposée comme un

phénomène non négligeable dans le cinéma de genre. L’anthologie de métrages d’une heure, si elle

constitue du point de vue logistique et public un épiphénomène par rapport au cinéma, permet à des

cinéastes plus ou moins connus dans le microcosme du genre de travailler dans un système de

production proche du Roger Corman de la période A.I.P. (1M$ de budget et 10 jours de tournage

par épisode) et pour une diffusion sur la chaîne câblée Showtime, a priori sans problèmes de

censure3. A l’heure où la seconde saison est diffusée sur Canal+, on peut distinguer deux tendances

dans les travaux des cinéastes sur la saison 1.

1 Voir p.44. 2 http://www.mastersofhorror.net/ (dernière consultation Septembre 2007) 3 Imprit, le segment de Takashi Miike, s’est toutefois vu refuser la diffusion en raison d’un contenu trop extrême. Certaines personnes ont avancé que cette censure avait peut-être été créée de toutes pièce pour assurer un coup de publicité et relancer l’intérêt du public pour la série.

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Pour certains, la série s’est avérée un bain de jouvence et l’opportunité de renouer avec un

succès critique et public1. Pour d’autres, c’est la confirmation d’une tendance déjà amorcée

précédemment2. En tant que cinéaste, Stuart Gordon participe de cette seconde tendance, tant son

adaptation de La maison de la sorcière au sein de la série se place comme une confirmation des acquis

de Dagon. Mieux encore, le segment permet à Gordon de réintroduire des explorations plus

anciennes (comme l’abstraction scientifique, esquissée dans From beyond, ou l’érotisme déviant vu

dans Re-animator) et d’amener plus loin l’exercice de la transposition directe d’un récit lovecraftien.

Continuité la plus évidente avec Dagon : Ezra Godden est encore de la partie, toujours dans le

rôle du protagoniste. Son jeu gagne encore un peu dans l’aspect nerd, appuyé en cela par le statut du

personnage de Gilman : là où son personnage de Paul Marsh était initialement un jeune homme

menant une relation de couple et posé en termes professionnels, Walter Gilman est un étudiant en

astrophysique introverti, manifestement peu à l’aise avec les femmes3, et désargenté. L’empathie

envers ce protagoniste faillible est accentuée par ses traits de caractère.

La méthode qui préside à la refonte du matériau littéraire original semble également similaire

sur les deux métrages, d’une manière plus radicale conditionnée par le mode de production (dix jours

de tournage) et la durée imposée d’une heure pour le segment. La priorité dans un tel contexte aura

été, on le comprend, de dégraisser au maximum le récit original pour n’en traiter que le squelette

narratif : un étudiant en mathématiques se trouve par un lien onirique sous la coupe d’une sorcière

du XVIIème siècle qui cherche à le forcer à sacrifier des nourrissons, se servant des angles étranges de

sa mansarde, où loge le jeune homme, pour se téléporter d’un endroit à l’autre. Ainsi, un certain

nombre d’éléments de la nouvelle se trouvent sacrifiés : la fièvre chronique du héros, l’attraction

qu’exerce un point dans l’espace sur lui, mais aussi les divers endroits et époques où l’emmène la

1 C’est le cas de Dario Argento qui est revenu sur le devant de la scène avec le segment Jenifer, salué unanimement (faisant dans le même mouvement oublier quinze années de films opportunistes et généralement considérés d’un point de vue critique et public comme forts mauvais, par exemple Ti piace Hitchcock? en 2005 ou un Fantôme de l’Opéra avec Julian Sands dans le rôle-titre en 1998 !) et lui ayant permis de débloquer les derniers fonds pour terminer sa trilogie des Trois Mères avec le long métrage La terza Madre en cours de finalisation à l’heure ou ces lignes sont écrites. 2 John Carpenter se montre par exemple plus que jamais au creux de la vague avec le segment Cigarette burns qui présente les mêmes problèmes de rythme (et le même découpage basé sur le fondu enchaîné systématique) que Ghosts of Mars (2001) ou Vampires (1998), quand Joe Dante continue sur sa lancée de brûlots politiques après Second civil war (1997) ou Small soldiers (1998) avec le segment Homecoming qui montre des soldats morts en Irak se relever pour voter contre Bush. 3 Stuart Gordon fait part, à propos de son moyen métrage, de sa théorie selon laquelle Dreams in the witchhouse a pour moteur thématique la peur de la femme (peur que partage selon lui Lovecraft) via la figure de la sorcière Keziah Mason, qui exerce une influence occulte et néfaste sur le jeune Walter Gilman. In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

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sorcière1, et surtout la présence de Nyarlathotep sous sa forme d’Homme Noir (celui qui fait

commerce avec les sorcières lors des sabbats) ainsi que les mentions aux Grands Anciens. Des

éléments certes fascinants (on se prend à espérer de revoir une autre tentative de transposition de la

nouvelle, plus longue) mais peu propices à un film d’une heure. Est ajoutée cependant la voisine

Frances Elwood2, mère célibataire avec laquelle se met en place une relation d’attirance, et qui a pour

fonction d’augmenter la charge émotionnelle contenue dans le sacrifice possible du bébé de celle-ci,

et de montrer Keziah sous un jour plus pervers (elle se fait passer pour Frances dans un rêve

érotique de Walter, pendant lequel elle le marque d’un pentagramme dans le dos avec ses ongles).

Elle représente en outre un personnage positif dans l’entourage de Walter, ce qui permet de distiller

certaines informations lors de dialogues variés (notamment le sujet des études menées par le jeune

homme, qui ont un rapport troublant avec les pratiques magiques de la sorcière de 300 ans son

aînée).

De même l’espace narratif est à nouveau fermé : le récit commence et se termine sur l’écriteau

"Room to rent"devant la maison, maison que ne quitte Walter que pour être projeté suite à un de ses

rêves dans la bibliothèque de son université de Miskatonic face au Necronomicon, ou finir à l’asile

après la mort du bébé de sa voisine. Notons que dans la nouvelle l’espace est ouvert : les excursions

magiques de Walter bien entendu, mais aussi de longues marches dans la ville d’Arkham, ainsi que

les cours suivis.

Autre reconfiguration du matériau, à l’instar de celle de Dagon, une homogénéisation des

composants : par exemple, le parallèle fait dans l’histoire entre folklore et science dure (la sorcière du

XVIIème siècle, sous la présidence de Nyarlathotep, a atteint grâce à la magie noire l’accession à des

sauts de dimensions dans l’espace et le temps, ce qui lui confère virtuellement ubiquité et

immortalité, anticipant et dépassant les extrapolations des mathématiques et sciences modernes) est

à la fois omniprésent et très éclaté dans la version écrite. On l’évoque par petites touches, comme

l’évasion de la sorcière par le biais d’angles étranges, la grande faculté de Gilman à appréhender les

équations Riemanniennes assortie à son goût pour le folklore ésotérique (il connaît le Necronomicon)

qui lui fait choisir la mansarde de cette Keziah Mason, ou encore bien entendu la configuration de la

mansarde elle-même qui sert de portail de sortie de « la sphère à trois dimensions afin de voyager à

1 Le plus notable est une excursion dans la cité du Peuple Ancien, découverte en ruines dans Les montagnes hallucinées, vue ici du temps de sa splendeur : Keziah présente Walter à un Ancien, justement : «Cinq silhouettes approchaient doucement (…) ces entités vivantes de huit pieds de haut (…) se déplaçaient en agitant comme des araignées la série inférieure de leurs bras d’étoile de mer. » Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Elwood est un voisin de Gilman dans la nouvelle. Walter a des discussions avec ce dernier, et mène même une enquête en avec lui quant à la nature de ses troubles (notamment une curieuse statuette qu’il ramène d’un de ses "rêves" (en fait de vrais voyages interdimensionnels).

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travers la quatrième dimension, pour revenir dans la sphère à trois dimensions en un autre point »1 :

les plans, murs et plafond, du coin nord de la chambre sont en effet légèrement obliques, selon une

configuration mystérieuse2.

Dans le film, ce parallèle est fait avec une grande économie de moyens. Dans sa chambre

Gilman travaille à ses recherches, notamment à partir d’une simulation sur ordinateur. Celle-ci

montre trois surfaces planes, et un effet de distorsion qui survient lorsqu’elles se coupent suivant un

angle bien précis. Gilman réalise soudain que l’angle sur lequel il travaille, il l’a sous les yeux : c’est

l’intersection des murs et du plafond de la mansarde. Un plan suffit à valider l’association d’idée :

l’ordinateur portable dont l’écran montre la fin de la simulation au premier plan, et le coin de la pièce

au second plan. Une simple mise au point du premier au second plan souligne et résume ce parallèle

(voir figure 7, page suivante). Cette scène constitue peut-être l’exemple le plus parlant de gnose

lovecraftienne au cinéma, via une simple association d’idées, selon le principe de l’effet Koulechov3 :

deux idées additionnées par le montage en suggèrent une troisième. Cette séquence de

compréhension est d’ailleurs, selon Stuart Gordon, la séquence la plus lovecraftienne qu’il ait

tournée dans sa carrière4.

1 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 « (…) il commença à lire dans leurs angles étranges une signification mathématique qui semblait offrir de vagues indices concernant leur but. La vieille Keziah, se dit-il, devait avoir d’excellentes raisons d’habiter une pièce aux angles singuliers ; n’était-ce pas grâce à certains angles qu’elle prétendait franchir les limites du monde spatial que nous connaissons ? » Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, p.464-465 3 Théoricien russe du cinéma qui a mis en évidence la génération d’idées nouvelles par le montage de plusieurs plans, qui créent du sens les uns avec les autres et non en tant q’unités isolées. Ce principe est mis en évidence par un dispositif simple : on montre à des spectateurs le même plan du visage inexpressif d’un acteur, monté alternativement avec l’image d’une femme, d’un enfant, de nourriture, etc. L’impression des spectateurs est que l’acteur joue, alternativement, le désir, la parentalité, ou la faim. Deux idées (deux plans) distinctes ne se juxtaposent pas, elles s’additionnent pour en former une troisième, créée par le raccord lui-même. 4 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

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Cette gnose scientifique s’accompagne d’un travail déjà amorcé avec les efforts précédents de

Gordon, Re-animator et From beyond, sur la concordance scientifique : le méta-discours scientifique

employé autour des apparitions de la sorcière reprend la logique de la nouvelle, puisqu’il se sert des

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dernières théories de l’astrophysique (ici la théorie des cordes, avec ses 10 ou 11 dimensions suivant

les acceptions, mais aussi la matière noire), encore sujettes à débat voire à caution1, pour habiller le

nœud thématique de l’histoire (l’avance du savoir magique sur la science, et les possibilités ouvertes

par la notion de quatrième dimension de l’espace), là où le Lovecraft de 1932 cite les théoriciens

scientifiques qui lui sont contemporains : Einstein, Plank, Sitter, Heisenberg2. Dans les deux cas la

crédibilisation de l’histoire contée est très substantielle et permet même d’en faire passer les éléments

les plus improbables, comme Brown Jenkin, le rat humanoïde apprivoisé de la sorcière. Le tout est

présenté de manière très didactique chez Gordon, qui parvient à expliquer les grandes lignes d’une

théorie complexe (rien moins que le saut spatio-temporel via une sorte de courbure

dimensionnelle, soit la possibilité de la téléportation), sans perdre en fluidité, tout en solidifiant ses

enjeux de caractérisation : lors de l’explication de ses recherches à Frances, il se montre passionné et

maladroit (il manque de renverser sa tasse de thé), selon le cliché du scientifique un peu lunaire. La

relation de séduction et de sympathie s’étoffe entre les deux personnages.

Gordon profite aussi des manifestations de la sorcière pour renforcer une concordance de

motif, ainsi que thématique, au sein de son propre cinéma lovecraftien : le passage entre diverses

dimensions, à l’instar de l’accession à l’au-delà via le resonator de From beyond, s’accompagne d’une

ondoyante lumière rose et violette. Une permanence qui contribue à consolider l’édifice du

lovecraftien cinématographique.

Le caractère de persistance de la présence et des manifestations de la sorcière est introduit

avec la même fluidité : le personnage de Mazurewicz, le voisin qui prie bruyamment pour contrer la

sorcière à l’approche de la nuit de Walpurgis (sabbat le plus important de l’année), devient dans le

film un ancien locataire de la mansarde, qui a subi le même sort que Gilman il y a des décennies : il a

été contraint par l’influence de Keziah de tuer de jeunes enfants. Une manière encore une fois fluide

et concise de signifier le caractère rémanent des incursions et exactions de la sorcière. Une telle

mention pourrait être implicite avec l’histoire de cette dernière au XVIIème siècle si celle-ci était

intégrée dans le récit filmique, ce qui n’a visiblement pas été jugé possible. Gordon décide de se

servir de cette absence de contextualisation de la sorcière pour en faire une figure quasi-abstraite,

plus inquiétante encore, proche d’un croque-mitaine.

Loin d’être aussi définitif que Dagon dans les acquis du lovecraftien cinématographique (les

notions panthéiques, notamment, sont totalement écartées), Dreams in the Witchhouse confirme la

1 Voir Imagining the tenth dimension, de Rob Bryanton, Trafford publishing, 2006 2 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, p.464

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viabilité thématique des écrits de Lovecraft au cinéma, dans le domaine de ce que Francis Lacassin

nomme le conte matérialiste d’épouvante, et que nous nommerions ici une fantasy fantastique si le

principal intéressé n’avait déjà trouvé un terme plus approprié : la weird fantasy. Ici en effet, le

fantastique n’a ultimement pas sa place, puisque comme dans la nouvelle, Gilman meurt à l’asile,

devant témoins, dévoré de l’intérieur par Brown Jenkin, et que la police ne peut que se résoudre à

l’évidence : il n’a pas pu tuer tous les nourrissons dont on a trouvé les restes dans le plafond de la

mansarde, certains étant vieux de 300 ans.

Toutes les constatations ne sont pourtant pas aussi positives : à la vision du métrage, on ne

peut que constater que le récit lovecraftien, pour être pleinement servi, réclame un minimum de

production (l’aspect visuel très décevant, à la limite de l’amateurisme, de Brown Jenkin, mais aussi

l’absence de voyages dimensionnels pourtant décrits dans la nouvelle, et qui n’auraient eu besoin que

de quelques séquences sur fond vert et d’effets spéciaux satisfaisants, mais pas nécessairement très

élaborés, pour prendre vie), et qu’un propos de mise en scène si éclairé soit-il ne saurait y suffire. Ce

qui interroge d’autant plus qu’on voit déjà le potentiel d’évocation des thématiques défendues via

une simple animation sur un ordinateur portable, ou une ambiance lumineuse colorée.

On peut en fait s’interroger sur ce que peuvent apporter, ultimement, de simples adaptations

directes de récits déjà existants à une mythologie dont on a montré qu’une grande part de l’intérêt et

de la cohérence venait d’ajouts non seulement thématiques (convocation d’autres panthéons

mythiques ou de théories scientifiques) mais aussi de nouveaux éléments diégétiques apportés au fil

des époques successives. Et si la quintessence du lovecraftien au cinéma se trouvait dans des récits

originaux, entretenant des liens plus lâches, mais néanmoins réels, avec la mythologie de base ?

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METAMORPHOSE ET DEMENCE : ETUDES DE CAS - 2 - UN APPORT NOUVEAU

DU CINEMA AU LOVECRAFTIEN

On l’a vu avec la démarche de Stuart Gordon, l’adaptation directe d’écrits lovecraftiens

présente un intérêt, pour la mythologie s’entend, en tant que mortier supplémentaire pour consolider

un édifice qui, à certains égards, peut s’avérer pâtir d’un certain caractère périssable1 qui réclame une

actualisation, ou encore par l’injection d’éléments de contexte plus récents. Ainsi, Dagon transcende à

bien des égards (immersion, cohérence esthétique et thématique, richesse méta-textuelle) la cinégénie

des récits de Lovecraft.

Cependant, une adaptation si brillante soit-elle reste une adaptation (c’est-à-dire une

transcription plus ou moins fidèle sur un autre medium), et n’apporte finalement que peu de sang

neuf à une mythologie, qui plus est la mythologie lovecraftienne basée dès ses débuts sur l’émulation

et la participation d’un nombre fluctuant de cocélébrants, au point que certaines créations de

"second degré" (non initiées directement par Lovecraft) revêtent, dans le système panthéique, une

importance comparable aux premières créations : c’est par exemple le cas d’entités comme Y-

Golonak, dieu créé par Ramsey Campbell, les chiens de Tindalos de Frank Belknap Long ou

Tsathoggua de Clark Ashton Smith, sans parler de la très fournie bibliothèque maudite fictive,

enrichie de toutes parts comme nous l’avons évoqué dans notre présentation du matériau littéraire2.

JOHN CARPENTER ET LA TRILOGIE DE L’APOCALYPSE

THE THING (1980), PRINCE OF DARKNESS (1987), IN THE MOUTH OF MADNESS (1994)

Il semble que soit dans cette logique que se situe John Carpenter dans ce qu’il nomme lui-

même sa Trilogie de l’Apocalypse (il nomme ainsi ses trois films jouant avec l’idée d’une fin du

monde, par exemple dans une courte interview présente sur le DVD français de In the mouth of

madness3) : des films qui travaillent des thèmes et des imageries lovecraftiens, ce dont le cinéaste ne se

cache pas le moins du monde, mais sans jamais mettre explicitement en avant cette approche. Jamais

on n’y parle des Grands Anciens, du Necronomicon ou de Yuggoth, et pourtant il serait inconcevable

d’aborder la notion d’un cinéma du lovecraftien sans évoquer The thing, Prince of darkness et In the

1 On pense avec amusement à la rétrogradation récente de Pluton au rang de planétoïde, et l’incidence que cette nouvelle peut avoir sur la lecture de Celui qui chuchotait dans les ténèbres, nouvelle tournant autour de Pluton (ci-appellée Yuggoth) comme avant-poste de créatures insectoïdes nommées Mi-go. 2 Voir p.22 et suivantes. 3 Carpenter, John, L’antre de la folie, DVD distribué par Seven 7, 2006

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mouth of madness, tant ces films pétrissent la pâte de la mythologie pour en tirer des récits inédits mais

pratiquement inenvisageables autrement que par le prisme de celle-ci.

Comme nous l’allons voir, Carpenter, peut-être plus par persévérance que par dessein, s’est

attelé sur plus de quinze ans à donner sa dimension cinématographique au mythe lovecraftien. En

effet, si In the mouth of madness est considéré généralement comme le film lovecraftien définitif à

l’heure actuelle (une donne peut-être vouée à évoluer avec A the mountains of madness, prévu par

Guillermo del Toro, et qui pourrait bénéficier en termes de production de la nouvelle crédibilité d’un

cinéma geek à Hollywood1), sa réussite formelle et conceptuelle s’est construite sur les acquis de ses

deux prédécesseurs qui, en se colletant moins frontalement avec Lovecraft (ou plutôt d’une manière

moins visible, reprenant plus l’esprit que le folklore, nous y revenons plus bas), en ont exploré des

aspects qui font problème pour qui veut traduire le matériau avec les seuls moyens d’image, de son

et de découpage dont dispose le cinéma : une imagerie de l’indicible d’un côté, et la traduction d’une

hostilité cosmique, supranaturelle, d’entités non matérielles, de l’autre. Tout porte à croire que

Carpenter aurait utilisé les deux premiers films de sa trilogie officieuse pour apprivoiser ces enjeux,

afin de rendre au mieux un univers lovecraftien non tronqué avec le troisième. On pourra envisager

alors la construction que constituent ces trois métrages comme une voûte, dont la clef, le sommet

est In the mouth of madness.

MONTRER L’INDICIBLE - THE THING (1980)

A priori, La chose d’un autre monde de Christian Nyby2 (en fait une réalisation "occulte"

d’Howard Hawks), histoire d’une plante extraterrestre intelligente qui imite alternativement des

chercheurs scientifiques en arctique pour conquérir le monde, n’est pas lovecraftien pour deux sous,

pas plus que la nouvelle originale de John Campbell, Who goes there ?. Basé sur la paranoïa (Untel ou

Untel est-il la créature ?), le récit est surtout une parabole anti-communiste comme il en pullule à

l’époque.

1 Il est communément admis que la décennie 2000 aura vu une prise au sérieux des geeks sur des projets onéreux : Peter Jackson avec Lord of the rings, Sam Raimi avec Spiderman, Guillermo del Toro avec Blade 2 ou Hellboy… Ces tentatives ayant été validées par des succès conséquents au box office, la tendance s’est confirmée. Voir à ce titre l’interview de Guillermo del Toro dans Mad movies n°158. 2 Nyby, Christian, The thing from another world, 1951

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Lorsque John Carpenter, grand admirateur de Hawks, s’attelle au remake du film (il a déjà

exprimé ce désir via une citation directe dans une séquence de son Halloween1) a partir d’un script

de Bill Lancaster, il remanie suffisamment le récit pour en faire non seulement le monument de

paranoïa cinématographique qu’on connaît, doublé d’une véritable leçon de réalisation2, mais surtout

pour en faire un film qui flirte sans cesse avec le lovecraftien en termes esthétiques et méta-textuels.

Le film, dans sa contextualisation, apparaît en fait, non pas comme une adaptation officieuse

de At the mountains of madness (le récit se développe sur sa propre ligne narrative), mais comme un

récit qui reprend et réarrange ses éléments : la menace fossile qui s’éveille, le shoggoth, les

chercheurs en Antarctique, la découverte d’un camp ravagé et d’un site antédiluvien, preuve d’une

civilisation non humaine venue de l’espace. La trame générale du script, en tous cas, reprend peu ou

prou le canevas chronologique3 de At the mountains of madness : une civilisation non-humaine s’éteint

en Antarctique à cause d’une espèce protoplasmique. Des millions d’années plus tard, des chercheurs

scientifiques découvrent des fossiles de l’époque sur les lieux, ainsi qu’un site de cette civilisation.

Leur camp est décimé. Une seconde équipe4 constate les dégâts, mène une enquête qui revêt une

menace pour l’avenir de l’humanité et rencontre le protoplasme. Il ne restera de cette rencontre que

deux survivants.

L’arrivée de la Chose est ainsi montrée dès les premières images, avec un crash de soucoupe

volante. L’accident d’une civilisation contaminée par la Chose, ou une arrivée de la Chose elle-même

venue coloniser la Terre de son propre chef ? C’est finalement assez anecdotique. Cependant on

remarquera que ce motif du "chiendent spatial" apparaît déjà chez Lovecraft, dans la nouvelle La

couleur tombée du ciel, ou un mal inconnu et dégénératif se répand dans une ferme suite à la chute d’un

météore5. La menace constituée par le protoplasme de Carpenter est autrement plus effrayante :

Chaque parcelle de la Chose est potentiellement autonome, et l’organisme (ou les organismes)

1 Carpenter, John, Halloween, 1978. Carpenter fait passer un extrait du film à la télévision lorsque Laurie Strode (Jamie Lee Curtis) garde un enfant. En effet, le projet d’un remake de The thing from another world est dans l’air depuis 1976, mais ne sera "greenlighté" que suite au succès au box office de Alien et Carpenter approuvé sur le film qu’avec l’énorme rentabilité de Halloween, justement. Voir Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.50 2 Le découpage de la scène de dialogue autour des poches de sang détruites constitue encore un cas d’école dans sa gestion des axes lors d’échanges complexes au sein de groupes humains, et la mise en scène dans les déplacements en couloirs, par exemple, crée en soi un précédent, comme le signale Rafik Djoumi. Voir Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter 3 Dans ses recommandations à l’écrivain en herbe au début de son Livre de raison, HP Lovecraft recommande d’écrire deux synopsis d’une histoire avant de la rédiger : d’abord une suite des évènement dans l’ordre de leur survenue, ensuite dans l’ordre de la narration. 4 On a déjà remarqué (voir p.19) que le film présente la particularité d’avoir un all-male cast. On pointera que l’absence de femmes a motivé les critiques cinglantes qu’a essuyé le film, comme il est rappelé dans Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter 5 Lovecraft, Howard Philips, The colour out of space, 1927, La couleur tombée du ciel, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

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assimile ses victimes pour les imiter dans une sorte de dévoration au niveau cellulaire1. Si elle en a le

temps, la créature assume une totale ressemblance avec le modèle : apparence, intelligence, voix. Une

simulation sur ordinateur faite par le biologiste de la base nous indique de plus que si la Chose

atteint une zone civilisée, il suffira de 27 heures pour que la population mondiale soit infectée.

C’est tout l’intérêt d’une narration dans une temporalité seconde (la chronologie de la

narration n’est ici pas la même que celle des évènements) : l’on revient ici, à l’instar de la

construction du récit lovecraftien, à une narration subjective, au travers des yeux de l’un des

personnages (d’abord Blair, le docteur, puis McReady, le pilote), référent du spectateur au fil d’une

découverte des éléments de la diégèse sous la forme d’une enquête. Ici, l’intérêt premier est bien

entendu de faire partager la paranoïa qui s’empare de l’équipe au spectateur, comme le titre de la

nouvelle, Who goes there ?, en donne le ton. Tout est en effet basé sur le fait que, à partir de

l’assimilation de Bennings (dont Windows a été le témoin avant qu’elle soit complète, ce qui confère

à la contamination humaine sa réalité dans cette narration subjective où le spectateur n’en sait jamais

plus que les personnages), tout un chacun peut être la Chose. Rafik Djoumi2 remarque à ce titre très

justement que Carpenter brise même la règle de l’identification en jetant le doute sur MacReady lui-

même, soupçonné d’être la Chose, et représenté alors par la mise en scène de manière très ambiguë,

via notamment un plan de poignée de porte actionnée lentement (visualisation classique de la

menace à l’écran) ou quasiment zombifié par le froid. Il faudra attendre la réanimation de Norris (et

la mythique séquence de sa transformation) pour que ce sentiment se dissipe… Un peu. Privé de

référent puisqu’il l’a soupçonné lui aussi, le spectateur est mis en position de paranoïa active,

subissant les mêmes effets que les personnages : le doute qui ressort de la séquence finale (après une

ellipse, deux survivant se font face, l’un d’eux est-il la Chose ? Et si oui, lequel ?) entérine cette peur

globale.

On le voit tout au long de la Trilogie de l’Apocalypse, Carpenter s’y emploie à filmer la peur :

celle de John Trent dans In the mouth of madness, celle du groupe d’étudiant et du prêtre dans Prince of

darkness, et celle des chercheurs de The thing. Un grand nombre de plans de fins de séquences nous

montre ainsi la consternation et la terreur sur les visages : après la neutralisation des diverses

manifestations de la Chose (le monstre dans le chenil, l’incinération de Bennings, la tête-araignée),

mais surtout suite aux diverses phases de compréhension de son fonctionnement, qui se closent sur

un plan du visage fermé et inquiet de Blair, à savoir l’autopsie et la simulation informatique. Cette

monstration de la peur participe bien entendu du principe du récit lovecraftien qui choisit l’empathie

1 C’est en tous cas ce que semble indiquer la première attaque de la Chose, lorsqu’elle tente d’assimiler les chiens du camp : elle projette sur eux ce qui semble être un suc gastrique qui les dissout. On peut aussi voir quelque chose de très dévorateur dans l’assimilation de Bennings. 2 Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.52

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en montrant les effets de l’horreur sur le ou les personnages référents du lecteur, et remarqué par

Francis Lacassin1. Constante héritée du film noir : le récit s’intéresse au moins autant à l’enquêteur

qu’à l’enquête, puisque c’est par le prisme de la recherche du personnage que la narration avance,

dans sa dimension épistémique et évènementielle. La prise à partie du spectateur, partie prenante de

la peur ressentie par les membres du groupe, rejoint Lovecraft dans sa considération du récit en

fonction de son effet sur le lecteur, et est en outre un procédé qui contourne la limite du récit

fantastique selon Todorov, qui considère ce principe lovecraftien du fantastique comme

virtuellement caduc2.

Ici, cette dialectique de l’effet est poussée d’un cran par la participation active sollicitée chez

le spectateur, nous venons de le voir, mais aussi par une monstration directe de la cause : « Si vous

voulez suggérer une créature de l’au-delà ou une métamorphose, il faut vous fixer une limite sur ce

que vous voulez montrer. Moi j’y vais à fond sur les effets », déclare "Big John" à Didier Allouch3 à

ce propos ; car si The thing est original dans l’aspect lovecraftien de sa démarche, c’est bien par la

monstration directe, frontale, et concluante, de l’indicible.

Si la paranoïa est le point nodal du film, l’indicible est son point focal4, bel et bien au centre

des préoccupations esthétiques. Le choix du titre est en soi éloquent à cet égard : "La chose", c'est-à-

dire une entité qu’on ne peut définir par quelque terme plus précis. Ici l’indicible EST visible, ce qui

ne lui enlève pas son aspect profondément dérangeant d’un point de vue conceptuel. Cela tient

grandement à la nature même de la menace : elle n’a pas de forme multicellulaire propre (en tous cas,

pas qu’on le sache dans le métrage) et imite les formes de vie qu’elle absorbe, en convoquant des

organes suivant ses besoins, dans une sorte de cauchemar darwinien accéléré. La profusion de

formes identifiables, mais provenant d’espèces animales différentes, accolées au mépris de la logique

de cohésion organique crée des adversaires successifs incompréhensibles au sens fort5. Ainsi la

séquence, classique dans le film de monstre, de l’autopsie d’un spécimen (ici la "chose-chien"), est

dévoyée de son but : là où une telle séquence permet généralement d’objectiver la menace6, ici, elle

jette encore plus le doute quant à la nature de ce qui est donné à voir ; telle incision permet de

mettre au jour quelque chose à l’intérieur de la bête, certes, mais quoi ? Cela semble avoir un

1 Voir p. 44 2 Voir p.7 3 Interview in Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.22 4 Dans un dispositif de prise de vue, le point focal est le centre optique, et le point focal celui sur lequel est pointé le dispositif. Ce terme de "point focal" constitue un néologisme employé ici, au sein d’une dialectique métaphorique, dans un souci de clarté. 5 C’est un principe dont saura se souvenir Masahi Tsuboyama sur le design des créatures du jeu vidéo aux résonnaces lovecraftiennes Silent Hill 2 : « le joueur peut identifier son adversaire mais ne peut jamais le comprendre, pas plus qu’il ne peut être sûr de pouvoir le vaincre » thèse de Thomas Bourgue cité dans Mad movies hors-série jeu vidéo, p.15 6 Voir à titre d’exemple The brood, de David Cronenberg (1979), ou encore Mimic, de Guillermo del Toro (1997)

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squelette, être organique, mais sa forme est foncièrement inidentifiable, confusion renforcée par le

fait qu’on devine, ailleurs sur le cadavre, plusieurs têtes de chiens contrefaites, mais aussi des

excroissances ouvertement insectoïdes dans un magma de chairs, d’yeux et de gueules.

C’est en termes de design que la Chose se montre la plus intrigante. En effet, le travail tant

technique que conceptuel de Rob Bottin, prodige des effets spéciaux, explose complètement les

cadres esthétiques de la créature classique, et l’homme peut se targuer d’avoir accompli un travail de

référence, une date dans l’histoire de l’effet spécial (il s’était déjà illustré un an plus tôt avec les

fameuses transformations de loups-garous "à vue" dans le Hurlements de Joe Dante1) qui utilise toutes

les techniques de plateau connues : latex et mousse de latex, effets de maquillage, prothèses,

inversion du déroulement de la pellicule, marionnettes à main, à câbles, à systèmes hydrauliques et

même à servomoteurs, mais aussi denrées alimentaires ou préservatifs2… Le maquilleur a carte

blanche et se sert du film comme d’un exutoire aux visions les plus démentes : lors d’une

défibrillation cardiaque, le torse entier de Norris s’ouvre sur une gueule emplie de dents, qui dévore

les bras du docteur Cooper. Ensuite il en sort un gigantesque panache de chair, bordé de tentacules

fins et couvert de membres humains rabougris, qui s’accroche à une gaine d’aération par un jeu de

membres articulés et montre au bout d’un cou ophidien une tête aux dents pointues qui est une

réplique de celle de Norris. La "première" tête de Norris, elle, s’échappe en se désolidarisant de son

cou, puis fuit sous un bureau en sollicitant un tentacule généré pour l’occasion, avant de se munir de

six pattes d’insecte et d’yeux pédonculés.

On le voit bien ici, l’innommable n’est pas, loin s’en faut, l’immontrable. Donner à voir ne

tue pas nécessairement la peur dans l’oeuf, si la chose est faite avec une mise en scène appropriée. Ici

l’innommable ne vient paradoxalement pas d’une absence d’analogie avec quelque chose de connu,

mais d’une trop grande profusion d’analogies qui se parasitent entre elles (voir figure 8, page

suivante). L’horreur ne peut pas plus être niée qu’elle ne peut être définie. Ici, par exemple, la Chose

n’est jamais montrée dans son entier, qu’il soit spatial ou temporel ; en effet la créature reconfigure

constamment son apparence physique suivant ses besoins immédiats, ce qui en fait une sorte de

shoggoth "évolué", tel que ceux décrits par Lovecraft comme « certaines masses protoplasmiques

multicellulaires susceptibles de façonner leurs tissus en toute sorte d’organes provisoires »3 ; la Chose

est ainsi un organisme en constante évolution morphologique, ce qui ne permet pas de la

circonscrire d’un point de vue conceptuel, dont le fait de la voir ne fait qu’apporter plus de

confusion, dans un sentiment très lovecraftien encore une fois. Et c’est, d’une certaine façon, bien

1 Dante, Joe, The howling, 1979 2 Voir Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.140 3 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinnées, J’ai lu, 1996

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pire lorsqu’elle se cantonne à une forme pour se cacher sous l’apparence d’un animal ou d’une

personne: elle constitue alors une menace cachée, un danger plus grand encore, hors-champ, ce qui

la rend virtuellement omniprésente1.

1 Le film s’ouvre sur les survivants du camp norvégiens traquant un de leurs chiens de traîneau. Ils échouent et le chien est introduit dans le chenil de la mission scientifique américaine, où il s’avère vite avoir été une imitation de chien. Le fait que la mise en garde supposée quant au chien soit proférée en norvégien (langue incompréhensible pour les membres du camp américain, et non soutirée par la mise en scène) ajoute, pour le spectateur, au caractère profondément indicible, mal défini du point de vue de l’identification, de la menace.

Une créature rendue indicible par un trop grand foisonnement des référents morphologiques

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APPRIVOISER UNE MENACE HORS DU TEMPS : PRINCE OF DARKNESS (1986)

Cette menace cachée, occulte, est l’enjeu lovecraftien au centre de Prince des ténèbres. Le

film tourne autour d’une église contenant dans une crypte au sous-sol un mystérieux container ou

tournoie un fluide vert. A la mort de son gardien, un prêtre convoque le scientifique iconoclaste

Birack et ses étudiants pour investiguer sur l’objet et un grimoire ancien. Il s’avère que le fût a sept

millions d’années et contient rien moins que le fils d’un principe maléfique primordial, sorte d’anti-

Dieu résidant dans l’antimatière et cherchant à infiltrer notre monde via les miroirs !

Un mal ancien qui cherche à prendre le contrôle du monde, des écrits occultes, des sectes

millénaires (à l’instar des cultistes de Cthulhu, les clochards de la ville sont organisés en sorte de

secte. Ils assiègent l’église, y maintenant les chercheurs coûte que coûte, dès que l’activité reprend

dans la crypte), un supra-univers inconcevable autrement qu’en pure théorie, et la convocation de la

science1, voilà un film qui reprend à son compte les thèmes récurrents de la mythologie

lovecraftienne pour les acclimater au cinématographe dans un récit par ailleurs peu chiche en action.

L’argument de base, ainsi, reprend le début de L’appel de Cthulhu : à la mort d’un vieil homme, le

savoir qu’il détenait ouvre des perspectives effrayantes. Et c’est par la convocation des faits, et

l’accolement du folklore et de la science, que la prise de conscience devient inévitable.

En effet, les étudiants convoqués par Birack opèrent dans des domaines hétéroclites :

biologie moléculaire, physique quantique, mathématiques, radiologie (discipline qui permet de se

rendre compte que le fût est fermé de l’intérieur) mais aussi traduction de langues anciennes et

théologie. Ainsi, le mal est ici un fait réel, tangible, et même vérifiable de manière expérimentale, une

entité appréhensible par plusieurs prismes de la connaissance ou de la prospective. Il est toutefois

encore envisagé comme profondément indicible : la première phrase traduite du grimoire le désigne

par le terme de "chose", et l’on n’en verra au final pas plus qu’une main, griffue et massive.

« L’indicible, ici encore, se montre via ses effets sur les humains, puisque le liquide, après s’être

écoulé du container pour se répandre au plafond, va investir les chercheurs les uns après les autres,

commençant par la radiologue, avant que le mal se transmette d’individu en individu selon un

schéma de contamination. Certains se zombifient, quand d’autres sont instrumentalisés de manière

plus graphique (l’un deux met en garde les protagonistes avant de se désintégrer sous forme d’une

nuée de scarabées, un autre s’égorge en chantant un cantique), une chercheuse se voyant l’hôte du

1 Liste à laquelle on pourra ajouter le motif de la projection mentale à travers le temps (l’humanité future envoie un message vidéo via des tachions dans les rêves des protagonistes), qui est au centre de la nouvelle The shadow out of time, puisque les Yithiens, civilisation préhumaine, projettent leurs esprits dans les diverses époques du monde dans un but d’archivage. Lovecraft, Howard Philips, Dans l’abîme du temps, in Les montagnes hallucinées, J’ai lu, 1996

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démon lui-même via un étrange hématome qui s’avère être une marque cabalistique utilisée dans des

rites magiques médiévaux.

En fait, les implications du récit sont étonnamment globales en termes universels : le réveil

de l’entité coïncide ainsi avec l’observation d’une supernova précambrienne, et la prophétie écrite,

une fois traduite, révèle que le Diable lui-même est une création de cette entité qu’on pourrait

qualifier de Grand Ancien. L’intégration mythologique est lieu d’une phagocytose pure et simple de

traditions extérieures au mythe, ici le christianisme envisagé comme guère plus qu’un jeu de l’esprit

destiné à détourner l’attention du véritable Mal, mais aussi des éléments comme les équations

différentielles, trouvées dans des écrits datant d’une époque bien antérieure à la démonstration de

ces dernières.

C’est sans doute dans Prince of darkness que la concordance scientifique (qu’on a déjà évoquée

entres autres avec Dreams in the witchhouse) est poussée le plus loin, et la notion d’épouvante

matérialiste chère à Francis Lacassin trouve ici une sorte de quintessence : le religieux oppose une

croyance basée sur la tradition (le christianisme donc) aux faits scientifiques qui s’accumulent pour

corroborer l’avènement du mal primordial dans la crypte de l’église : utilisation des mathématiques,

physique des fluides, théorie des quanta (les équations qui s’affichent sur les divers écrans

d’ordinateurs ont été rédigées par un chercheur en physique, et font référence à la mécanique des

fluides, à l’électromagnétisme et à la physique quantique), mais aussi des théories plus exotiques,

comme le message vidéo envoyé du futur par le principe des tachions, qui conditionne la gnose

effroyable des dernières minutes du métrage (en sautant dans le miroir pour sauver le monde,

Catherine a en fait déclenché l’apocalypse en 1998, année du message qui la montre sortant de

l’église théâtre des évènements du film, et prouvant par là qu’elle sert d’hôte, dans le futur, au

fameux "père du Diable"), ou ce principe dérivé de la relativité et énoncé dans les années 1930 de la

réalité créée par l’observateur1… Le mal est envisagé scientifiquement, ce qui rend sa nature et ses

manifestations d’autant plus inquiétantes : l’utilisation des insectes s’explique ainsi par le

rayonnement électromagnétique de la force qui se met en branle, et leurs apparitions marquent une

gradation de la répulsion et de l’étrangeté, avec d’abord des fourmis qui grouillent à l’extérieur, sur le

campus, puis dans la télévision qui parle de la supernova, avant d’assiéger littéralement l’église (les

vitres se couvrent de vers) et finalement les êtres humains (les clochards couverts de fourmis ou

d’asticots, mais aussi le chercheur occis qui sert de porte-voix à l’entité). Cet électromagnétisme est

1 Carpenter évoque à ce titre ses recherches préparatoires pour Prince of darkness dans l’interview du Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.18. Il semblerait qu’il ait utilisé ce principe vertigineux (et contemporain de Lovecraft !) pour son film le plus lovecraftien, qui évoque en outre l’irruption du fictionnel dans le réel, In the mouth of madness.

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d’ailleurs réel, puisque les relevés d’une des machines savantes de l’église montrent des fluctuations

de l’activité qui prouvent que le liquide est conscient et s’organise organiquement à très grande

vitesse. Plus tôt, à l’approche du fût, le père Loomis dit explicitement « Il y a quelque chose dans

l’air ».

Cependant, si la science permet de corroborer les faits inquiétants, elle ne permet en rien de

les arrêter. Les messages du futur montrent que les tentatives de circonscrire le Mal dans le monde

de l’antimatière ont échoué, et surtout le Mal se manifeste comme une entité dont la nature peut être

à la rigueur définie mais non circonscrite, en ce sens que ces manifestations vont à l’encontre des lois

naturelles les plus élémentaires : le container est fermé de l’intérieur, le liquide vivant (et télépathe, si

on en croit le message tapé à l’infini sur son ordinateur par la théologienne1) s’écoule vers le haut, la

mort ne semble pas un état spécialement gênant (le chercheur qui s’est égorgé plus tôt se relève pour

protéger l’hôte du Prince des ténèbres, et lorsque le prêtre décapite cette dernière, elle replace tout

simplement sa tête sur ses épaules comme si de rien n’était), une éclipse étrange semble conditionner

le réveil d’une entité pourtant enfermée dans un sous-sol sans vue sur le ciel, et les miroirs se

traversent littéralement.

Comme dans la définition que donne Stuart Gordon des aspects humains de la mythologie

lovecraftienne et dans les premiers mots de Call of Cthulhu2, la connaissance est ici non seulement

effrayante, mais dangereuse, puisque ce sont des scientifiques venus étudier le container qui

s’avèrent les instruments de la libération ultime du Mal. Mal qui, lui-même, rend sa sentence

quant à l’utilité ultime et de la religion, et de la science, dans une sentence lapidaire tapée par une

de ses marionnettes humaines : « Vous ne serez pas sauvés par le Saint-Esprit. Vous ne serez pas

sauvés par le Dieu Plutonium. En fait vous ne serez pas sauvés du tout. »3 On le voit, les deux

"traditions" s’avèrent inopérantes, face à quelque chose de foncièrement autre, qui constitue

même l’envers de notre monde. A la fin du film, l’espoir parait bien illusoire, puisqu’à l’instar des

Grands Anciens (rien ne prouve d’ailleurs que ce mal absolu n’en soit pas un - ou plusieurs),

l’avènement de l’entité, ou des entités, SERA, tôt ou tard, lorsque les étoiles seront dans une

configuration favorable : ici c’est le motif de la supernova lointaine et l’éclipse de soleil

reprennent ce rôle cyclique. Et le motif de la main approchant de la surface d’un miroir reprend 1 « I live ! I live ! I live ! » 2 « Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie » Lovecraft, Howard Philips, L’appel de Cthlhu, in LOVECRAFT tome 1, p.60, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 3 « You will not be saved by the Holy Ghost. You will not be saved by the god Plutonium. In fact, YOU WILL NOT BE SAVED ! » L’appellation de Dieu Plutonium fait bien entendu référence à la dialectique pro-nucléaire américaine des années 1950 et à la Fée Electricité de notre fin de XIXème siècle marquée par le positivisme. Détail amusant, les traductions françaises (sous-titres et doublages) opèrent un contresens étrange en traduisant Plutonium par Pluton, Dieu romain des Enfers (Pluton se traduit en anglais par Pluto).

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symboliquement cette dynamique cyclique, lorsque Brian Marsh, réalisant l’erreur faite par

Catherine qui s’est jetée dans le miroir de l’église pour enrayer la venue de ce qui se trouvait de

l’autre côté, approche sa main, lentement, du sien. Un plan qui reprend de manière inversée celui

de la main du Mal s’approchant, dans le monde de l’antimatière, de la ligne de démarcation entre

les mondes. La coupure au noir du générique intervient juste avant le contact. Un final basé

entièrement sur la suggestion. Or, comme le remarque Arnaud Bordas, « Carpenter (…) maîtrise

parfaitement l’art de la suggestion (…) Mieux encore, de même que chez Lovecraft, dans Prince

des ténèbres, ce qui est dans le noir n’est pas horrible mais innommable (au sens littéral). »1 En

effet ce qui est horrible, au sens fort, n’est qu’une manifestation de ce qui se cache (chairs

corrompues, meurtres, violences), alors que ce qui cause ces effets est foncièrement autre, ce qui

le confine dans un hors-champ physique (ce qui n’est pas dans le champ de la caméra) et

thématique (l’antimatière, l’autre côté du miroir). Tout ce qu’on sait avec certitude, c’est que ce

qui est de l’autre côté ne doit pas être beau à voir. Loin s’en faut.

1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.75

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LOVECRAFT (PRESQUE) SANS LOVECRAFT – IN THE MOUTH OF MADNESS (1994)

C’est ainsi que John Carpenter évoque son film le plus ouvertement lovecraftien : « Je n’avais

pas dix ans que je lisais déjà The Dunwich horror1 dans mon lit. Et j’étais glacé jusqu’à l’os de terreur.

J’ai d’ailleurs carrément cité Lovecraft texto. Quand Linda Styles lit des passages du nouveau livre de

Cane, passage que Trent va voir se matérialiser devant ses yeux, elle lit en fait des citations presque

exactes de livres de Lovecraft, Des rats dans les murs2 notamment. » Carpenter ne cache pas (ici dans

une interview sur sa carrière3) sa passion pour Lovecraft, ni le désir qu’il a depuis le début de sa

filmographie de se colleter directement avec le matériau lovecraftien, comme il en trouve l’occasion

sur In the mouth of madness, qui démarque avec une grande efficacité l’univers et les préoccupations de

la mythologie.

Pourtant, In the mouth of madness n’est pas, à la base, un script de Carpenter mais de Michael de

Luca, un temps président de New line films et depuis devenu producteur au sein de Dreamworks.

Un script qui, d’ailleurs, n’a rien de lovecraftien dans sa mouture originale. C’est un récit qui

participe de ce mouvement ouvertement méta-textuel, qui s’affirme dès le début des années 1990, de

films et de romans traitant de l’irruption du fictionnel dans le réel : on citera à ce titre la saga La tour

sombre de Stephen King4, A vos souhaits de Fabrice Colin5, Des nouvelles du bon dieu (1996) de Didier Le

Pêcheur6, Candyman de Bernard Rose7 (1992) ou même Fight Club de Chuck Palaniuk et son

adaptation au cinéma par David Fincher8 (1999). Le récit en lui-même se présente comme une

longue gnose où John Trent, enquêteur pour une compagnie d’assurances, part à la recherche de

l’écrivain d’horreur à succès Sutter Cane. Ce dernier s’est retiré dans une ville qui s’avère être sa

création, Hobb’s end. Trent finit par apprendre qu’il est lui aussi une création de Cane et que sa

fonction est d’amener dans le monde réel le dernier livre de celui-ci, destiné à causer l’apocalypse. La

fin du film le voit, en pleine fin du monde, s’échapper de l’asile où il a été interné, pour retrouver, au

cinéma, le film de ses propres aventures (en fait une adaptation du roman de Cane).

1 The Dunwich Horror , 1928 2 The rats in the walls 1923 3 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.22 4 The Dark Tower, cyle publié entre 1982-2004. Roland, pistolero héros de la saga, rencontre Stephen King lui-même et lui suggère par hypnose de terminer la rédaction de ses aventures. Plus tard, il sauve l’écrivain d’un accident de voiture pour sauvegarder sa propre réalité. 5 A vos souhaits, Bragelonne, 2000, où le protagoniste rencontre son propre auteur sous la forme d’un jeune garçon affublé d’un masque de cochon. 6 Ce film voit ses personnages tenter d’interpeller Dieu pour finalement le rencontrer : c’est un romancier raté et cynique. Accessoirement, c’est Jean Yanne. 7 Une brillante parabole sur la légende urbaine. Sur un script de Clive Barker, le film pose le personnage d’un fantôme meurtrier armé d’un crochet, qui ne vit littéralement qu’à travers la rumeur autour de ses exactions. 8 Tyler Durden y est une création mentale du héros, Jack, qui le submerge avant d’affirmer son statut fictionnel.

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Carpenter n’accepte ce film en 1994, après deux refus, qu’à la condition de pouvoir le

remanier dans un sens lovecraftien. C’est-à-dire, y ajouter une dimension panthéiste et des éléments

directs de la mythologie (en l’état, Cane étant aux ordres de ce qui apparaît comme les Grands

Anciens, Hobb’s end en tant que lieu fictif coupé du reste de la Nouvelle Angleterre, ainsi que

diverses citations qui caviardent le métrage : Mme Pickman en référence au peintre de goules d’une

nouvelle éponyme, les couvertures des livres de Cane – voir figure 9 page suivante, etc.), et surtout,

comme le fait remarquer Stéphane Moïssakis1, « l’accorder à l’esprit cartésien (de Carpenter), dont

toute la filmographie est basée sur la nécessité de construire un film-univers crédible et

cinématographiquement logique ». On reconnaît ici le matérialisme qui constitue le principal point

commun entre l’œuvre de Carpenter et celle de Lovecraft, un centre de gravité solide sur lequel se

développent dynamisme formel pour le premier et lyrisme pour le second.

C’est ainsi, bien que le film développe sa propre storyline, indépendante totalement des écrits

de Lovecraft ou des autres auteurs du mythe, que In the mouth of madness constitue sans doute le récit

lovecraftien au cinéma le plus concluant en termes de rendu d’ambiance, d’imagerie et de structure

narrative. Ainsi la construction même du récit, son arc narratif, se fait sur une base éminemment

lovecraftienne : Le protagoniste, John Trent, est placé en psychiatrie et raconte son histoire à un

visiteur. Ainsi l’on pourrait dire, à l’instar de Philippe Rouyer, « le doute sur la réalité des évènements

rapportés est caractéristique de Lovecraft : soit le héros est un fou soit il dit vrai et ce qu’il a vécu

relève du fantastique »2. L’optique, par trop todorovienne, semble toutefois réductrice3.

1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.94 2 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages –sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, Dervy 2002 3 Jean Fabre, dans Le miroir de sorcière, remarque en effet que Todorov « réduit le fantastique à une solution ambiguë, hésitation entre une solution réaliste et une solution surnaturelle motivée ». Fabre, Jean, Le miroir de sorcière – essai sur la littérature fantastique, p.98, José Corti, 1992

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Le motif de l’asile est, chez Carpenter comme chez Lovecraft, un exhausteur de goût et

d’imagerie. C’est ici le réel lui-même qui est interrogé (à la manière de ce final littéralement fou, qui

voit Trent regardant le film de ses propres épreuves, film réalisé par… John Carpenter) via la

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dimension pirandellienne du personnage de Trent, soulignée par la mise en scène : tout le prologue

(l’asile donc) montre des situations et des décors bigger than life alors que nous sommes censés nous

situer dans le cadre référent de l’histoire : à défaut d’un meilleur terme, le réel. Carpenter en profite

au contraire pour jeter le doute sur les éléments de véracité de tout ce que l’on voit et entend, jusqu’à

s’inviter lui-même dans la diégèse avec un gag sur son propre nom (une musique d’ascenseur est

diffusée dans l’hôpital et Trent, reconnaissant le groupe de country mielleuse qui passe dans les haut-

parleurs, gémira « non, pas les Carpenters ! »). Plus tard la limite entre réel et fictionnel est encore

floutée via une séquence où Trent rêve qu’il s’éveille d’un cauchemar (séquence vertigineuse qui

nous montre Trent se réveiller en sursaut deux fois coup sur coup suite à la lecture des romans de

Cane : à son premier réveil, il se trouve nez à nez avec le policier zombifié de son premier

cauchemar, et se choc le réveille une seconde fois de ce rêve dans le rêve, qui trouvera écho dans le

final montrant un film dans le film), et la nature fictionnelle de Trent est discrètement induite avec

ce plan où Trent, ayant pris des notes avec un stylo-plume, se rend compte que ce dernier fuit après

s’être pressé l’arête nasale dans un geste de fatigue ; Trent, au contact de Cane, montre sa nature :

littéralement, de l’encre.

De plus, le récit est traité ouvertement, bien que sans annuler le traitement "premier degré"

de l’histoire, comme une comédie (Carpenter, mais plus encore Sam Neil, l’interprète de Trent, ne

s’en cachent pas : les mimiques de Trent lorsqu’au bord de la folie, le final sur un éclat de rire, la

relation très bourrue avec Styles, digne d’un buddy movie1, certains raccords brutaux comme Styles

approchant tout sourires de Trent et ce dernier traversant une porte2, ou la controverse de l’église

byzantine…). C’est ici presque le dévoiement, voire l’antithèse d’un conte initiatique qui nous est

donné à vivre puisqu’un personnage rationnel va devoir remettre en cause sa connaissance du

monde (en d’autres termes désapprendre), et finalement passer de sujet à objet dans un processus

qui mène à l’anéantissement supposé du monde. Autant de déconstructions du récit qui estompent

la limite entre réel et fictionnel en exposant, au sein du film mais surtout par le film lui-même, les

mécanismes de la suspension d’incrédulité sur son personnage et sur le spectateur. L’effet en est

double, puisque le spectateur, invité à considérer de manière extérieure l’artificialité du récit (c’est

l’histoire d’un monde de fiction qui contamine le monde réel, mais ce monde n’est "réel" qu’au sein

1 Sous-genre de la comédie policière : le récit montre deux personnages aux idiosyncrasies différentes voire contraires, obligés de cohabiter par les circonstances ou une tierce personne, et exploite les évolutions de leur relation, généralement de l’inimitié à la solidarité. 2 Raccord cut, sans transition explicative, qui illustre ce principe bergsonien du rire : « entre la cause et l’effet il faut qu’il y ait disharmonie ».

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d’une autre fiction : le film lui-même !), est amené à s’interroger sur le statut même de la création1,

mais dans le même temps à se sentir coupable d’avoir regardé un film (celui de Carpenter) qui

contribue à l’Apocalypse. En termes de maturité de la démarche sur le matériau, Carpenter se pose

ici en continuateur de Lovecraft : là où le premier jette son alter ego, Trent, cartésien qui ne croit pas

(au sens fort)2, dans une gnose où il prend conscience de sa propre nature fictionnelle, le second

pose comme dernière épreuve à sa propre projection, Randolph Carter, de se souvenir qu’il rêve, et

que conséquemment ses aventures ont été sa propre création, une fiction dans laquelle il a failli se

perdre à moult reprises3. C’est cette analyse que mène avec brio Jean-Pierre Picot dans sa

communication Randolph Carter, frère d’Ulysse l’avisé et de Sinbad le marin 4. En effet le questionnement

que menaient Lovecraft et ses continuateurs sur la nature du monde5, effleurée par le passé par des

travaux comme La vie est un songe de Pedro Calderón de la Barca, De l’autre côté du miroir de Lewis

Caroll, mais réellement amorcée dans les années 30 par la fameuse théorie évoquée plus haut de la

"réalité créée par celui qui l’observe", ce questionnement s’est vu dépassé par la suite avec le doute

sur le réel lui-même : par exemple les réflexions de Philip K. Dick6 - on pensera particulièrement à

Total Recall - et plus tard le Cyberpunk lancé par William Gibson et son Neuromancer. C’est précisément

la pierre qu’apporte Carpenter à la mythologie avec In the mouth of madness, le questionnement

cosmique se prolongeant ouvertement dans la métaphysique, dans une optique méta-textuelle qui

était déjà en germe chez des auteurs (Lovecraft et son cercle de correspondants) n’hésitant par

exemple pas à se mettre en scène dans leurs récits7. Ce questionnement du film dans le film, on le

voit, prolonge une thématique sous-jacente à la mythologie lovecraftienne, et qui est partie intégrante

de cette mythologie de par sa nature même.

1 L’enjeu de base qui motive la recherche de Sutter Cane à sa disparition, c’est que ses fans impatients causent des émeutes dans tout le pays (ultimement, la sortie du livre que ramène Trent de Hobb’s end, In the mouth of madness, donnera à ces émeutes leur raison d’être : la fin de la race humaine dans la folie de masse et/ou des mutations atroces). Un éditorialiste télévisuel pose ainsi explicitement la question : à quel moment la fiction devient-elle une religion ? (« When does fiction become religion ? ») 2 « Je ne crois pas au surnaturel. La seule place où il existe, c’est sur un écran. » John Carpenter, interview In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, p.18 3 A la fin de la longue nouvelle Dreamquest for Unknown Kadath, Carter rencontre Nyarlathotep, messager des Grands Anciens, qui lui affirme qu’il a trop bien rêvé et l’enjoint à rejoindre sa cité du couchant, le précipitant dans un piège d’où il ne peut se sortir qu’en ignorant le chant des sirènes de sa propre rêverie pour se souvenir que ses visions sont générées par lui et qu’il est donc, encore, sujet et non objet. 4 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 233, Dervy 2002 5 Ce questionnement se fait bien entendu jour à travers le mythe Cthulhien, mais surtout avec les aventures de Randolph Carter, qui, après avoir rencontré "l’Être" entité omnipotente qui lui délivre les secrets de l’existence dans A travers les portes de la clé d’argent, explore un monde onirique à la fois persistant (il le partage avec d’autres personnages du monde de l’éveil comme Pickman ou le roi Kuranès) et assujetti à sa propre imagination dans sa quête de Kadath, cité des Dieux. 6 Chez Dick, ce questionnement était motivé par la paranoïa : Julien Sévéon rappelle que la certitude qu’avait Philip K. Dick de vivre une réalité tronquée, vient d’un jour où, entrant dans sa salle de bain, il tenta de tirer une ficelle pour allumer la lumière… Ficelle qui n’avait jamais existé. Sévéon, Julien, Dick n’est pas mort !, in Mad movies n°189. 7 On citera l’amusante lettre de Lovecraft à Robert Bloch, l’autorisant à le représenter et à le tuer dans sa nouvelle Le visiteur venu des étoiles. Cette lettre est reproduite ici : Marigny, Jean, Robert Bloch et le Mythe de Cthulhu, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 363, Dervy, 2002

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Car ici, on ne badine pas avec la mythologie, et le moindre des défis que relève le film n’est

certes pas la mise en place d’une réalité alternative qui permet une visualisation concluante du

"folklore" lovecraftien. En effet, toutes les tentatives en ce sens, et a fortiori celles évoquées dans cet

opuscule, mettent au jour le même problème plastique et structurel : la visualisation physique, c’est-

à-dire conférer une existence cinématographique à ce jeu de références de l’imagerie lovecraftienne

(peuples, créatures, divinités, mais aussi lieux, péripéties ou modes narratifs particuliers comme

l’extension ou la contraction de la temporalité) est une difficulté cruciale. Ici, la construction même

pose traduit d’une manière très efficace le caractère fugitif et parcellaire de l’apparition de l’élément

surnaturel : Ainsi l’argument de base de l’histoire contée est le retour de divinités occultes (on

reconnaît les Grands Anciens sans que leur identité soit explicitement déclinée) via les créations d’un

auteur qui leurs servent de ciseau pour pénétrer notre plan de l’univers. On voit bien là la reprise de

la thématique de la menace hors d’âge qui revient en s’annonçant par des créations ou des activités

humaines (on pense bien entendu aux sculptures et aux cultes de L’appel de Cthulhu, aux peintures de

Pickman (Pickman’s model, 1926) dans la nouvelle éponyme, mais aussi dans une certaine mesure aux

expériences scientifiques diverses qui ont pour effet de permettre une pénétration plus ou moins

prolongée des déités dans notre monde : Les chiens de Tindalos 1 par exemple, ou encore le diptyque

de nouvelles Celui qui hantait les ténèbres 2 et L’ombre du clocher 3).

En termes d’imagerie pure, Carpenter pose une singulière et pertinente troisième voie entre

inflation des effets numériques4 et suggestion totale5 : il utilise de manière quasi exclusive les effets

spéciaux sur plateau (effets mécaniques, prothèses, miniatures, animatronique, marionnettes) du

studio KNB, ce qui confère aux créatures, notamment, une présence physique tangible dans l’univers

dépeint (et une menace mécaniquement plus prégnante via la possibilité d’une interaction corporelle

"réelle" avec les personnages), mais dose leur monstration en les ramenant à une bienvenue portion

congrue : ainsi les déités qui sortent du trou dans le "réel" pratiqué par Cane (c’est le seul effet

numérique ostensible du métrage, ce qui souligne bien la virtualité de ce réel dans l’économie de la

narration du film : Ce réel est envisagé comme une surface plane, et de l’autre côté, on voit ce qu’il

est réellement, c’est-à-dire le texte d’un livre. L’univers auquel appartient ce livre, est "invisualisable"

1 Long, Frank Belknap, The hounds of Tindalos, 1929, traduit de l’américain par Claude Gilbert, Christian Bourgeois, Les chiens de Tindalos, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Lovecraft, Howard Philips, The haunter of the Dark, 1935,Celui qui hantait les ténèbres, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 3 Bloch, Robert,The shadow from the steeple, 1950, traduit par Claude Bolland-Maskens, éd? Marabout L’ombre du clocher, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 4 Une pratique qui se généralise à partir du Jurassic Park de Steven Spielberg en 1993. 5 Philippe Rouyer remarque lui aussi « Tout suggérer relevant pour lui de la supercherie, il trouve un juste milieu en ne faisant apparaître ses monstres que fugitivement à l’écran ». Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 415, Dervy, 2002

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et n’est donc pas montré1) pour poursuivre Trent ne sont visibles qu’à travers de très bref plans de

coupe, très parcellaires et cadrés en longues focales, et un seul plan large de moins d’une seconde.

L’aspect fugitif de ces visions constitue un choix qui émane strictement de la mise en scène ; on

enjoindra le lecteur à revoir la séquence de l’effrayante transformation de Mrs Pickman en monstre

tentaculaire armé d’une hache : cinq plans y suffisent, alors que le story board original prévoyait une

scène plus longue où Mrs Pickman tentait d’attraper Trent2. Cette fugacité les rend d’autant plus

efficaces qu’elles participent d’une crédibilisation globale de la menace innommable : ce qui a été

montré ne peut plus être nié (la visibilité directe confère une réalité dans l’économie du film), mais

son contour conceptuel reste peu défini du fait de sa brièveté et, de fait, contamine le reste du récit

par son caractère "partiellement innommé", selon ce principe de la mythologie lovecraftienne qui

consiste à esquisser un univers dont la crédibilité de l’ampleur - et le caractère intrinsèquement

inquiétant de cette ampleur - vient du fait de n’en décrire qu’une infime fraction qui évoque plus

qu’elle ne montre, car ce qu’elle montre implique un certain nombre de conjectures.

Ici, c’est par les diverses péripéties se déroulant à Hobb’s end, et dont Trent et Styles sont

alternativement témoins, que l’univers (celui de Cane, de Carpenter, des Grands Anciens) est

esquissé de la sorte. Comme on l’a évoqué plus haut (voir figure 9, p.74) certaines de ces péripéties

font explicitement l’objet de récits précédents de Cane. Mais c’est surtout leur intervention

apparemment décontextualisée qui jette la confusion quant à la temporalité et au hors-champ. Car

l’intervention des éléments se fait toujours avec un sens de l’évocation à la fois fluide et prégnant :

les enfants courant après le chien au ralenti, ces mêmes enfants zombifiés accompagnés du chien

ayant entre-temps perdu une patte, le cycliste vieilli et sa phrase sibylline « J’peux par partir, ils

veulent pas que je parte », le motif de l’éolienne, filmé de manière à souligner une signification

lourde d’un sens qui nous échappe (et qu’on imagine sortie des livres de Cane), Styles qui embrasse

passionnément un Sutter Cane affublé d’un homoncule monstrueux dans son dos, ou encore

l’intense confrontation entre les villageois et Sutter Cane à l’église ; l’un des villageois réclame son fils

à Cane, mais ni ce villageois, ni l’enfant, ni la raison de la rétention de l’enfant, ni même Cane

d’ailleurs, n’ont été introduits physiquement au préalable à ce point du métrage . Lorsque de telles

séquences sont introduites, cela ne fait qu’augmenter à l’impression de prendre en marche le train

d’une histoire plus vaste que celle qu’il nous donné de suivre : Styles désignant les villageois et

assurant Trent qu’ils sont armés avant même qu’ils soient descendus de voiture, le père de famille

qui se suicide dans le bar (cet acte extrême prouve à Trent que ce qui se passe dans cette ville ne

1 Voir p.14 2 Le story board original de cette séquence est visible en ligne sur le site officiel de John Carpenter : http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb01.html et http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb02.html (dernière consultation Septembre 2007)

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relève pas de la supercherie), la sous-intrigue de Mrs Pickman qui séquestre son mari avant de le

démembrer et qui possède un bien étrange tableau montrant ce que deviendra le genre humain suite

au retour avéré des Grands Anciens1 (cette intrigue est même contextualisée de manière explicite

dans le film puisqu’il y est dit clairement qu’il s’agit de la Mrs Pickman de Horreur à Hobb’s end)…

Une telle mise en abyme thématique crédibilise un univers fantasmatique tout en jetant le doute sur

le statut de cet univers par rapport à la réalité, quelle qu’elle soit.

In the mouth of madness constitue une étape importante dans la symbiose entre la mythologie

lovecraftienne et les media audiovisuels, en particulier le cinéma. Ici, c’est par cet art intelligemment

dosé de la suggestion thématique et plastique, un art du partiellement montré et non du caché, que

Carpenter reprend, avec des instruments techniques (le cinéma) et conceptuels (le questionnement

dickien, comme on l’a vu, du réel en tant qu’entité et que notion, la meta-textualité, mais aussi des

éléments plus anecdotiques comme l’ajout de données économiques2 dans la thématique du récit)

différents de ceux qui ont vu la naissance de la mythologie (la littérature), la même musique : celle

d’un monde plus vaste et plus étrange qu’on ne le perçoit, ampleur et étrangeté qu’on ne peut

appréhender, de manière prospective, que par la théorie intellectuelle (par l’extrapolation scientifique

et philosophique) et la poésie (ici, l’association d’idées par un découpage, une imagerie, et un

montage séquentiel à la fois évocateurs et déroutants). Le film de John Carpenter prolonge ainsi la

mythologie de manière respectueuse mais sans faire l’économie de partis pris affirmés, qui posent un

pont avec des procédés narratifs modernisés (on évoque d’ailleurs nommément Stephen King, grand

rénovateur de la littérature de genre). Un film sans aucun doute parmi les plus lovecraftiens, au sens

où le folklore de la mythologie y est rendu de manière très convaincante, mais surtout parce qu’il

offre de ressentir le fameux effroi des espaces extérieurs cher au reclus de Providence. Tout en étant

un récit aux résonances universelles : l’homme face au monde, à l’oblitération possible de son

existence physique, intellectuelle ou spirituelle, à sa marge de manœuvre et aux forces écrasantes de

la nature et de l’esprit. Tout panthéisme considéré, la peur de Lovecraft, et celle de Carpenter, sont

les nôtres.

1 L’on revient ici à un innommable qui ne se peut appréhender que par une représentation parcellaire, ou subjective - ici l’interprétation d’un peintre hypothétique : lorsque Trent sort de l’hôpital, à la fin du film, la radio fait état de transformations étranges chez certains émeutiers à travers le pays, dont on imagine (rien n’est sûr) qu’elles sont celles du tableau de Pickman. Dans les deux cas, il ne nous sera pas donné de voir directement ces mutations, mais toujours via la description d’une tierce personne. 2 Le dialogue fait ouvertement référence à Stephen King en termes de tirages et de lectorat : Cane vend énormément, il est beaucoup lu, donc la menace qu’il représente est d’autant plus prégnante. L’économie n’est, avant ce film, pour ainsi dire pas un élément de la mythologie lovecraftienne.

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DU LOVECRAFTIEN AU-DELA DE SES UNIVERS DE REFERENCE : ALIEN (1979)

La voie la plus porteuse d’avenir en termes de continuation mythologique au cinéma, et donc

quant à la validité du medium dans le lovecraftien, semble en effet être plus celle de l’ajout de

nouveaux récits au corpus que celle de l’adaptation directe. Dans une mythologie dont la force est

l’atomicité des sources et des ajouts, la chose semble acquise. L’étude qui précède prouve en tous cas

que le lovecraftien ne se résume pas aux créatures indicibles cachées dans le noir et qui propagent

une inflation de tentacules psychopathogènes lorsque les étoiles sont dans un alignement propice…

Mais le lovecraftien, au sens le plus plein du terme, peut-il vraiment s’affranchir de sa matrice

originelle, c’est-à-dire Lovecraft lui-même et le système de références accrochées à sa mythologie ?

Grands Anciens, peuples savants non humains plus ou moins identifiés, villages isolés de Nouvelle

Angleterre, grimoires maudits et ascendances monstrueuses… Affranchir un récit de tels détails

d’imagerie, est-ce le vider de sa dimension lovecraftienne ? En fin de compte, le lovecraftien est-il

subordonné à un jeu de références ?

Le lovecraftien en tant que thématique s’instille dans un pan de plus en plus étendu du

cinéma dit de genre, et imbibe des domaines ou des genres qui n’entretiennent pas de rapport direct

avec lui. Le cas de Alien, de Ridley Scott, est à ce titre tout à fait éclairant, d’abord par certains

aspects de sa genèse, ensuite par l’imagerie qu’il développe, enfin par sa thématique même. Ces trois

prismes permettent de mieux prendre la mesure lovecraftienne, d’un film qui a priori n’a pas grand-

chose à voir avec le sujet. En effet, les deux scénaristes à l’origine du projet, Dan O’Bannon et

Ronald Shusett, ne semblent pas spécialement versés dans le lovecraftien, à l’exception notable de

leur script de Bleeders (Peter Svatek, 1997), petite série B qui démarque de manière lointaine et

officieuse la thématique incestueuse et mutante de la nouvelle The lurking Fear.

Pourtant la genèse même d’Alien opère des circonvolutions qui le font graviter autour de la

mythologie lovecraftienne. Il convient d’abord de se pencher sur la première tentative1 d’adaptation

de Dune, le roman de Frank Herbert publié en 19652. Auréolé du succès de son El Topo (1970),

Alejandro Jodorowsky s’atèle vers 1975 à une adaptation de Dune, à laquelle est attaché Dan

O’Bannon en tant que scénariste et surtout Hans Ruedi Giger, peintre suisse à l’univers onirique et

1 Les sources concernant l’évocation du Dune de Jodorovsky proviennent du documentaire The beast within, de Charles de Lauzirika (Twentieth century fox, 2003), les articles H.R. Giger, la science des rêves de Marc Toullec (Mad movies n°196) et Le film décrypté : Alien, le 8 ème passager de Julien Dupuy (Mad movies n°158), et la page http://hrgiger.canalblog.com/archives/2004/11/13/index.html (dernière consultation Septembre 2007). 2 Cycle de science-fiction contant les jeux de pouvoir féodaux au 103 ème siècle, autour d’une substance psychoactive nommée Epice, qui ne se trouve que sur une planète désertique et infestée de vers géants, Arrakis. Cette substance cristallise des conflits entre divers clans comme les Attréides et les Harkonnens, manipulés en cela par l’Empereur du monde connu à la solde des puissants Navigateurs, qui plient l’espace et permettent ainsi les voyages interstellaires, capacité nécessitant l’Epice.

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père d’un design biomécanique très sexué, morbide et humoristique. Ce dernier, au courant du projet

suite à un concert de Magma (Christian Vander, leader du groupe, doit à l’époque participer à la

musique du film), y est introduit par Salvador Dali lui-même, qui crée certains décors et doit jouer le

rôle de l’empereur dans le film. Il conçoit notamment le design de Geidi Prime, la planète de la

décadente baronnie Harkonnen.

Les producteurs lâchent Jodorowsky et son projet trop fou (n’oublions pas que l’on se situe

encore dans un contexte de production d’avant Star Wars et son succès commercial phénoménal, et

que la science fiction au cinéma ne n’inspire pas confiance aux producteurs), renvoyant un Dan

O’Bannon sans le sou aux Etats-Unis où, hébergé par Ronald Shusett, il se penche avec lui sur deux

scripts : une adaptation de Philip K. Dick qui donnera bien plus tard le Total Recall de Paul

Verhoeven (1990), et Star Beast, qui devient vite Alien et qui démarque Terrore Nello Spazio, de Mario

Bava (1965) et It ! The terror from beyond space de Ed Cahn, l’originalité introduite par Shusett étant la

"fécondation" d’un membre d’équipage (nous y reviendrons) servant à la créature de ticket d’entrée

dans le vaisseau spatial1. Suite aux diverses circonvolutions du developpement hell (encore une fois, il

faut attendre que Star wars change la donne économique en 1977 pour que la SF entre en odeur de

sainteté et qu’Alien soit "greenlighté" par la Fox), la production est lancée, et la question du design

de la planète inconnue, et de ses deux races extraterrestres, se pose avec prégnance. C’est là que

O’Bannon se souvient du peintre suisse, et montre à Ridley Scott la dernière monographie en date

de Giger : H.R. Giger’s Necronomicon (voir figure 10, p.84).

Ce titre n’est en aucun cas anodin chez Giger : en effet, c’est suite à l’exposition qui le

consacre en 1976, La seconde célébration des quatre (elle sert de mémorial à la petite amie et muse du

peintre, Li, suicidée en 1975), qui reprend une esthétique élémentaire aux résonances sataniques et

lovecraftiennes2, et qui pose Giger en une incarnation métaphorique de Abdul Alhazred, l’arabe

dément (auteur du Al Azif original) créé par H.P. Lovecraft. Plusieurs travaux de Giger font ainsi

ouvertement référence à la mythologie lovecraftienne (on y reconnaît par exemple une Lilith toute

droit sortie de Horreur à Red Hook). L’impression qui se dégage de l’œuvre est en fait, assez similaire à

celle qui sourd de certains récits écrits du mythe : limites floues entre le matériel et l’immatériel,

convocations de traditions hétéroclites, citations directes, climat d’oppression d’ordre cosmique (au

sens ou les environnements se pressent littéralement contre les personnages, voire les absorbent ou

s’y fondent), et évocation d’un tout, d’un univers, plus important que la portion qui se trouve dans le

champ de la toile (les objets et figures sont souvent "coupés" par les bords du cadre). Le design de la

1 Dans les termes de Shusett lui-même : « The creature screws one of the crew members ! » 2 August Derleth, notamment, interprète une typologie élémentaire pour les Grands Anciens (feu, eau, air, fécondité…). Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, p.9, Pocket, 1989

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créature du film, au dernier stade de son développement, sera sur la demande expresse de Scott un

décalque quasi-littéral de l’une des toiles du Necronomicon, Necronom 4, adjoint de détails significatifs de

Necronom 5 (voir figure 10, p.84). C’est ainsi que la mythologie lovecraftienne contamine en sous-

main le film avant même le premier coup de manivelle : l’influence se fait ainsi sentir de manière plus

ou moins consciente ou évidente sur tous les aspect de l’histoire contée.

Mais réduire Alien à des créatures si pittoresques, exotiques et saisissantes soient-elles, ne

ferait finalement que peu pour montrer la caractère profondément lovecraftien du métrage. Car

l’imagerie que développe le film va plus loin que le seul travail de design de Giger : c’est une

véritable dialectique de l’indicible en tant que notion physique qui y est mise en place. D’abord par sa

manière de décrire un monde, encore une fois, d’une immensité angoissante (diverses références

dans le dialogue font état d’une navigation complexe dans l’espace et d’une "bordure extérieure"

évocatrices de grande étendue de l’espace arpenté par l’Homme), et où l’être humain à tort de se

croire seul (la "rencontre" avec d’autres formes de vie est la première de l’histoire humaine si l’on en

croit la procédure à suivre lors de la réception du message qui mène l’équipage du Nostromo sur la

planète qui verra sa perte).

Ainsi la nature même des évènements apparaît comme une reconfiguration du monde (en

tous cas de la manière de l’appréhender, ce qui revient au même dans ce récit ou la peur est basée sur

la subjectivité humaine – on ne voit l’histoire qu’à travers la perception de l’équipage, jamais celle de

la créature) par adjonction d’un élément nouveau qui bouleverse la perspective globale, dans un

cadre pour le moins quotidien (l’une des réussites du film est la représentation des spationautes

comme de routiers de l’espace, dont la principale préoccupation est la répartition des primes) qui en

renforce l’exotisme par contraste. Ici, c’est la révélation que nous ne sommes pas seuls dans

l’univers, et qu’au moins une partie de ces autres formes de vie n’est pour le moins pas amicale1.

Cette reconfiguration est en soi anxiogène par les perspectives qu’elle ouvre (si d’autres vies

intelligentes existent, rien ne nous prouve que le statut rassurant de superprédateur nous soit échu…

Et si, partant de là, nous rencontrions des choses aussi différentes de nous - et potentiellement

supérieures - que nous ne le sommes des vers ou des cailloux ?), dans un système thématique on le

voit grandement héritée des préoccupations lovecraftiennes (notamment "cthulhiennes").

1 A travers la sous-intrigue autour de Ash, cette reconfiguration des perspectives comme prélude à la peur trouve une autre occurrence tout aussi importante d’un point de vue discursif : Ripley, qui défend la compagnie Weyland Yutani (l’armateur du vaisseau Nostromo) au début du film, découvre en s’opposant à l’agent scientifique Ash, une vérité effrayante en soi : La compagnie considère l’équipage comme "dispensable" (comprendre "à même d’être sacrifié pour un profit donné" ici l’Alien lui-même) et Ash est un androïde qui ira jusqu’à tenter de la tuer pour protéger la créature.

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A partir de là, l’intervention de l’élément exogène (foncièrement, tout ce à quoi s’applique le

terme versatilement pertinent Alien) se fait sur un mode, encore, indicible du point de vue de

référence pour le spectateur, celui de l’équipage. La confusion quant au message du space jockey1, pris

d’abord pour un S.O.S. avant d’être - trop tard - identifié comme une mise en garde, montre déjà le

caractère incompréhensible de la menace. Ensuite les attributs de la créature elle-même, dans le

vaisseau abandonné, puis à bord du Nostromo : on a déjà évoqué la représentation lacunaire du

monstre à son dernier stade d’évolution2 (mais est-ce seulement le dernier ? Rien ne permet en fait

de se prononcer, à part l’interprétation a posteriori et très pragmatique de James Cameron sur la suite,

Aliens, et qui conditionne toute la mythologie cinématographique Alien qui suit), mais divers

éléments de sa nature sont foncièrement hors des lois naturelles telles qu’on les intègre

généralement : le brouillard au-dessus des œufs, dans le vaisseau, possède une membrane

immatérielle et lumineuse qui réagit au contact, le liquide qui suinte de ceux-ci s’écoule vers le haut,

le sang de la créature est un acide puissant, et le mode de reproduction de l’Alien lui-même se

montre tout à fait "autre", mêlant parasitisme (l’œuf libère le face hugger qui pond un autre œuf dans

un corps hôte. Celui-ci génère une version embryonnaire du prédateur, le chest burster, qui s’échappe

de l’hôte en s’ouvrant une voie à travers son sternum - voir le tableau Hieroglyphics qui récapitule ce

processus, figure 10, page suivante) et une forme étrange de parthénogenèse : la créature emmène

certaines de ses victimes dans un nid qu’elle se fabrique à base de sécrétions de résine, où elles

subissent un étrange processus de dégradation qui les change en nouveaux œufs via une phase de

chrysalide3. Ajoutons à cela la très parcellaire monstration de l’Alien (le terme même d’Alien, qui

désigne un élément exogène qu’on ne peut pas définir précisément4 autrement que par une

opposition avec les occupants de l’intérieur, est éclairant quant à l’économie de l’indicible dans le

récit) qui invite à toutes sorte d’extrapolations sur sa forme entière réelle (voir à ce titre Alien

monster 3, figure 10, page suivante).

1 Dans le vaisseau extraterrestre abandonné, l’équipage trouve d’abord une créature fossilisée, soudée par le temps à ce qui apparaît comme un poste de pilotage ou une tourelle de communication. Cette créature, un humanoïde géant, semble avoir subi le sort qui attend Kane : sa poitrine a explosé de l’intérieur à la suite de la sortie d’un corps étranger. Ce personnage clef de l’intrigue est désigné par la production, Ridley Scott et Giger comme le space jockey. 2 Voir p.21 3 La scène qui introduit cette idée dérangeante intervient pendant la fuite de Ripley : elle découvre Dallas, le capitaine qui a été emporté par la bête plus tôt, dans un des pieds du Nostromo où l’Alien a installé son nid. Celui-ci, encore vivant, lui demande de l’achever. En 1979, le montage final évacue cette séquence pour la raison qu’elle coupait le crescendo de la tension à ce moment de l’action (voir Giger, Hans Ruedi, Giger’s Alien, Gallerie Morpheus International, p.50, 1999). Cette séquence n’est ressortie qu’avec la réexploitation de Alien par la Fox, dans un director’s cut qui la réintègre au sein du métrage (Twentieth century fox 2003). Une séquence dont James Cameron n’avait donc pas connaissance lorsqu’il livra sa vision de l’espèce dans son Aliens (1986) : une race s’apparentant à des insectes sociaux, où les œufs sont pondus par une reine. 4 Le contre-sens consistant à employer le terme Alien comme un nom propre a été depuis franchi avec Alien-la résurrection (Jean-Pierre Jeunet) en 1997.

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Le principal point commun thématique avec le reste de la mythologie lovecraftienne, dont

Alien propose une vision à la fois opératique et érotisée (il faut être naïf pour ne pas voir un contenu

sexuel fort dans le métrage : la séquence à bord de la navette d’évacuation voit tout de même

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Sigourney Weaver en petite culotte affrontant un phallus géant qui bave tant qu’il peut, la queue de

l’alien est tournée vers l’avant de son entrejambe, il déshabille ses victimes - Ripley retrouve Lambert

nue -, et le premier design de l’œuf le montrait s’ouvrant sur une vulve1. Le principe même de la

fécondation d’un membre d’équipage laisse peu d’équivoque sur l’érotisation de la menace.), c’est

cette vision très pessimiste de l’Inconnu, qui n’apporte ici encore que mort et folie lorsqu’il entre en

contact avec notre sphère de compréhension ou notre plan du réel. L’univers y est vaste et hostile, et

que les puissances qui l’habitent soient identifiées (en tant que Grands Anciens ou peuplades

diverses telles que Yithiens ou Profonds) ou pas, leur connaissance EST en soi dangereuse. Une

peur du monde si lovecraftienne qu’elle n’a même pas besoin d’un rattachement explicite à la lettre

de la mythologie, pour constituer l’une des plus concluantes transplantations de la peur

lovecraftienne sur l’écran de cinéma. Car plus que la menace physique que représente l’Alien, c’est

son profond anachronisme qui nous choque, sa différence qui ramène l’Homme au rang d’insecte

potentiellement aux mains de puissances effrayantes, immémoriales et immortelles (le vaisseau est

suffisamment vieux pour que son occupant soit momifié, mais les œufs sont toujours vivants). Sans

doute la preuve que le lovecraftien sous-tend bien des enjeux du cinéma de terreur actuel, étant

donné la postérité d’Alien en termes d’émulation (notamment le motif du huis-clos où un groupe

humain est confronté à une menace exogène, mais aussi l’idée de laisser planer le doute sur la nature

de cette menace) et de procédés narratifs.

1 « Caroll (…) is affraid it will get them into trouble, especially in catholic countries » Giger change donc le sommet des œufs de manière à obtenir une ouverture en fleur. Giger, Hans Ruedi, Giger’s Alien, Gallerie Morpheus International, p.46, 1999

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AU-DELA DES FILMS LOVECRAFTIENS : UNE MYTHOLOGIE EN

EXPANSION

Bien entendu, l’influence du lovecraftien au cinéma ne se limite pas aux seuls films qui s’y

attachent aussi ouvertement que ceux que nous venons de traiter. Ainsi que le remarque Stuart

Gordon1, Lovecraft n’a jamais été aussi populaire. Nous avons déjà évoqué certaines causes à cela :

le jeu de rôles Call of Cthulhu, l’énorme succès de Re-animator (doublé d’un sérieux statut de film culte

en regard de sa mémorable scène entre la tête du docteur Hill et une Barbara Crampton attachée et

non consentante2) qui a en quelque sorte ouvert le grand public au rêveur de Providence, la facilité

accrue de produire des adaptations de Lovecraft ou d’utiliser son nom à des fins de crédibilisation

(les écrits de Lovecraft sont dans le domaine public, ce qui élimine la nécessité de l’achat des droits,

et le nom de Lovecraft agit comme un label de qualité.).

Ce dernier point se montre particulièrement crucial dans le monde de la série B, où un sou

est un sou et le roulement thématique et économique très important (les délais et les budgets de

production dans des firmes telles que Full Moon Entertainment, Franchise ou The Asylum sont en

moyenne 5 à 10 fois plus serrés que ceux d’une production équivalente chez New Line ou Fox).

Ainsi il serait illusoire de seulement vouloir dresser ici une liste3 des films qui se parent d’un titre

emprunté à Lovecraft, d’une mention HP Lovecraft’s en exergue d’un titre, ou encore reprennent des

concepts d’histoires ou des éléments "porteurs" en termes commerciaux : on a déjà évoqué Bleeders

(Peter Svatek, 1997), Castle Freak (Stuart Gordon, 1995), ou Necronomicon (Brian Yuzna, 1993), mais

l’on pourrait tout aussi bien évoquer le Maléfique d’Eric Valette (2002), qui emploie un grimoire et

des formules magiques tirées du Necronomicon, ou encore le diptyque des morts-vivants de Lucio

Fulci : L'aldilà (1981) voit l’enfer s’ouvrir suite à l’utilisation du Livre d’Eibon et Paura nella città dei

morti viventi (1980) conte l’invasion de Dunwich par des hordes de zombies. L’on y ajoutera la grande

vitalité des vidéastes amateurs et semi-professionnels qui tiennent vitrine sur Internet, ou les

productions qui flirtent avec les concepts soulevés ou créés par les auteurs littéraires du lovecraftien :

on citera le Event Horizon de Paul Anderson (1997) qui fait le parallèle entre trous noirs, passages

interdimensionnels et portes vers un au-delà maléfique, The descent de Neil Marshall (2005) dont les

crawlers font plus qu’évoquer les goules de Lovecraft, ou encore Atomik Circus des frères Poiraud

(2004) dont les monstres volants sont les rejetons de Shub-Niggurath). Enfin, des films qui ne sont

pas rattachés au mythe peuvent ouvrir des voies conceptuelles et esthétiques aux bâtisseurs du

1 Dans le commentaire audio du DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 2 Cette séquence est même mentionnée dans le pourtant très auteuriste et "indépendant" (dans le sens usité au Sundance festival) American Beauty de Sam Mendes (1999) ! 3 Une liste d’une exhaustivité impressionnante est visible sur http://www.unfilmable.com/reviews.html (dernière consultation Septembre)

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lovecraftien : les visions chamaniques du Blueberry : l’expérience secrète de Jan Kounen 1(2004), par

exemple, montrent des directions intéressantes quant à la distorsion spatio-temporelle ou

l’estompage entre matériel et immatériel, vivant et inanimé.

L’influence de la mythologie lovecraftienne se fait en fait sentir dans un grand nombre de

domaines : jeux de rôle, webrings2, comic books et bandes dessinées (On citera Nyarlathotep, de

Julien Noirel et Rotomago), et même une comédie musicale intitulée A shoggoth on the roof 3. On ne

compte d’ailleurs plus les références plus ou moins explicites à la mythologie lovecraftienne dans le

domaine musical4 (Un groupe de rock progressif des années 60/70 se nommait d’ailleurs HP

Lovecraft). De plus c’est sans doute du côté du jeu vidéo que la recherche pourra s’attarder de la

manière la plus productive : nombre de jeux citent ouvertement la mythologie (Quake, Blood, et bien

entendu Alone in the dark) quand d’autres en récupèrent des éléments d’imagerie ou de narration à

leur compte : on citera bien entendu la saga Legacy of Kain – Soul reaver, dont le Dieu Ancien est un

gigantesque et omnipotent agglomérat d’yeux et de tentacules qui maîtrise plusieurs plans

dimensionnels de la réalité (la sphère "matérielle"et la sphère "spectrale"), et qui emprunte

directement au Lovecraft de Kadath et de La tombe l’aspect déclamatoire et empathique de son héros

Raziel, notamment en faisant souvent s’exprimer ce dernier en voix off du fond d’une temporalité

seconde indéterminée. Enfin, certains jeux tirent encore plus loin la mythologie en poussant

l’immersion du spectateur/joueur dans une subjectivité exacerbée : c’est le cas du relativement récent

Call of Cthulhu – dark corners of the earth, de Bethesda softworks, qui adapte littéralement Le cauchemar

d’Innsmouth et Dans l’abime du temps au sein d’une dialectique de First person shooter 5. Il faut se voir

courir dans l’hôtel en bloquant les portes de chambres successives, poursuivi par les habitants

d’Innsmouth (la séquence est l’un des moments forts de la nouvelle originale), ou gérer sa propre

santé mentale afin de ne pas voir son avatar se suicider face à des statues de Cthulhu ou des scènes

traumatisantes, pour réaliser l’intérêt mythologique qu’apporte le jeu vidéo à un système de récits

qui, désormais, s’étend dans tous les domaines de l’écriture, et se développe selon un schéma

ouvertement mythologique et multimédia.

1 les effets de la société Mac Guff Ligne, supervisés par Kounen, montrent notamment des fractales s’entremêlant avec diverses figures organiques réalistes ou fantaisistes, plus ou moins stylisées. 2 Le terme désigne les conglomérats de sites Internet, liés entre eux par un sujet commun. 3 http://www.cthulhulives.org/Shoggoth/index.html (dernière consultation Septembre 2007) 4 Le site HPLovecraft-fr.com recense un grand nombre de citations musicales : http://www.hplovecraft-fr.com/index.php?MusiQue (dernière consultation Septembre 2007) 5 Genre vidéoludique né avec Wolfenstein 3D, longtemps nommé Doom-like, qui consiste en une occularisation directe de l’action dans un environnement en trois dimensions.

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CAUCHEMAR ET CATACLYSME : EN GUISE DE CONCLUSION

On le voit, faire exister les univers lovecraftiens au cinéma équivaut à remettre en question

sans cesse à la fois le médium cinéma dans l’optique de l’enrichir ; en soulevant des questions de

fond : comment traduire l’indicible en images et en sons, comment transposer une écriture néo-

impressionniste en film, comment gérer les phénomènes de persistance et de temporalités

fluctuantes, etc… A faire investir de nouveaux domaines à une mythologie dont la versatilité

constitue paradoxalement la cohérence. Ainsi c’est tout un champ de possibles qui s’ouvre pour une

construction narrative déjà très riche en soi.

Si les problèmes conceptuels se posent, certes, avec prégnance, le lovecraftien en soi porte

en germe des éléments de compatibilité avec les caractéristiques techniques et narratives du cinéma :

le hors-champ en constitue le meilleur exemple, en ce sens qu’il se pose comme refuge et un

démultiplicateur des menaces occultes et de l’innommable au cœur de la mythologie lovecraftienne.

Les problèmes les plus importants se situent finalement plus dans les moyens que l’on veut bien

mettre en œuvre pour concrétiser des visions lovecraftiennes, qu’en termes de visualisation

conceptuelle. Un grand nombre d’illustrateurs de talent se sont penchés et se penchent sur le

lovecraftien et ses avatars, et le médium cinéma se prête tout à fait à des visions étranges, floutant la

limite entre matériel et immatériel et imaginant des rapports temporels affranchis de la continuité.

Tout porte à constater que la mythologie lovecraftienne prend un essor nouveau avec

l’action conjuguée des apports de l’audiovisuel (cinéma, vidéo, et maintenant jeu vidéo) et des

narrations communautaires et persistantes (cercles de fans sur Internet, jeux de rôle). L’écueil le plus

à craindre, l’obstacle le plus important à la conduite de la mythologie lovecraftienne vers des

domaines plus exotiques n’est peut-être pas structurel (problèmes conceptuels et plastiques) mais

conjoncturel (d’ordre critique). Il semble en effet, pour tout un pan de la critique, de bon ton de

considérer Lovecraft comme l’horizon indépassable de la création en ce qui concerne la construction

mythologique qu’il a jadis amorcée. Les auteurs "suivants", qu’ils soient littéraires ou

cinématographiques d’ailleurs, sont alors considérés comme guère mieux que des tâcherons,

sympathiques tout au plus dans leur espoir naïf d’amender une mythologie qui n’appartient en

propre qu’à son instigateur. C’est une vision bien romantique de l’artiste avec un grand A, qui se

dresse seul dans un néant conceptuel pour créer ex nihilo une œuvre ne devant rien à personne et qui,

à l’instar des fruits au marché du bourg, se déprécie à mesure que d’autres personnes la manipulent.

On ne saurait trop se départir de ce type de visée assez simpliste et condescendante : non seulement

il s’agit d’une vision binaire de la création qui n’envisage, virtuellement, que des précurseurs opposés

à des plagiaires, mais de plus qui s’avère un contre-sens dans un système de construction

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90

mythologique qui doit tant à des précurseurs illustres (Lovecraft ne cachait pas, c’est le moins qu’on

puisse dire, son admiration et ses emprunts à Lord Dunsany, Edgar Poe ou Arthur Machen) qu’à

une richesse du corpus basée partie sur l’émulation et les ajouts de nouveaux venus, qui d’ailleurs

n’ont jamais eu une mince part à la reconnaissance du maître de providence dans des cercles de plus

en plus larges.

A ce titre, qu’il nous soit permis de citer in extenso la légitime remise en perspective que fit

Jacques Goimard lors de la table ronde du colloque de Cérisy ayant trait à Lovecraft en 2002 : « Que

les continuateurs ne soient de grands écrivains, je veux bien, mais dire qu’un continuateur, un

imitateur, un pasticheur, que sais-je encore, est forcément quelqu’un qui fait de la fausse monnaie,

tout cela ressortit quand même à un cliché et j’espère que l’on échappera un jour à cette vision

romantique de l’auteur titanesque qui est lui-même et rien d’autre. Personnellement, je suggère qu’on

en revienne à une vision, disons, plus médiévale du texte, qui peut être repris, qui laisse à chacun la

liberté de rêver avec, c'est-à-dire pas seulement de le lire, mais éventuellement de le récrire ou de

l’écrire autrement. (…) Admirer Lovecraft, ce n’est pas forcément écrire des thèses sur lui ; ça peut-

être terminer ses manuscrits inachevés, re-rêver à sa manière. »

A n’en point douter, ajouter des traductions audiovisuelles ou vidéo-ludiques participe d’une

telle entreprise. Avec une construction par adjonctions successives, qui à la fois étoffe et solidifie

l’édifice mythologique global, on retrouve un schéma proche des mythologies gréco-romaines ou des

mythes arthuriens. Le seul critère, alors, devrait être la postérité du récit adjoint, et la qualité

intrinsèque de ce dernier, loin des querelles des diverses factions de l’exégèse critique…

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BIBLIOGRAPHIE - FILMOGRAPHIE

FILMS LOVECRAFTIENS

De "fans"

Call of Cthulhu, Andrew Leman, HPLHS, 2005

Dreamquest for Unknown Kadath, Edward IIIrd Martin, Guerrilla prod, 2005

De Stuart Gordon

Re-Animator, Empire pictures, 1985

From Beyond, Empire pictures, 1986

Castle Freak, Full Moon, 1995

Dagon, Fantastic Factory, 2001

Dreams in the Witchhouse, First International Production, 2006

De John Carpenter

The Thing, Universal Pictures, 1982

Prince of Darkness, Alive films, 1987

In the Mouth of Madness, New Line cinéma, 1994

Autres

Alien, Ridley Scott, 20th Century Fox, 1979

AUTRES FILMS

Häxan, Benjamin Christensen, 1922

Nosferatu, Friedrisch Wilelm Mürnau, Prana Film, Jofa- Atelier Berlin – Johannisthal (Allemagne)

1922

The Thing from another world, Christian Nyby (Howard Hawk, non crédité), RKO Pictures,

Winchester Pictures,1951

Night of the demon, Jacques Tourneur, Sabre Film (Grande-Bretagne), Columbia Pictures, 1957

Jason and the argonauts, Don Caffey, Columbia Pictures et Morning Side Productions, 1963

Die, monster, die !, Daniel Haller, AIP, 1965

2001 : a space odyssey, Stanley Kubrick, Warner, 1968

The Dunwich horror , Daniel Haller, AIP, 1970

Page 93: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

93

The last house on the left, Wes Craven, Lobster Enterprises, Sean S. Cunningham Films, The

Night Co., 1972

Halloween, John Carepenter, Falcon Productions, 1978

The brood, David Cronenberg, CFDC (Canada), Elgin International Film, Mutual production,1979

The howling, Joe Dante, Universal, 1979

Paura nella città dei morti viventi, Lucio Fulci, Dania Film, National Cinematografica, 1980

L'aldilà, Lucio Fulci, Fulvia Film, 1981

The evil dead, Sam Raimi, Renaissance Pictures,1981

Aliens, James Cameron, 20th Century Fox, 1986

Evil dead 2 : dead by dawn, Sam Raimi, Renaissance Pictures,1987

Nightbreed, Clive Barker, Morgan Creek Productions, 1988

Society, Brian Yuzna, 1989

Robocop 2, Irvin Kershner, Orion Pictures Corporation, 1990

Cast a deadly spell, Martin Campbell, 1991

Alien3, David Fincher, 20th Century Fox, 1992

Evil dead 3 : army of darkness, Sam Raimi, Renaissance Pictures , Dino de Laurentiis, Universal,1992

Candyman, Bernard Rose, Universal, 1992

Necronomicon, Brian Yuzna, Christophe Gans, Shusuke Kaneko, Davis Film, 1993

Jurassic Park, Steven Spielberg, Universal Pictures, 1993

Des nouvelles du bon dieu, Didier Le Pêcheur, Program 33, 1996

Mimic, de Guillermo del Toro, Dimension Films, Miramax, 1997

Event Horizon, Paul Anderson, Paramount, Impact Pictures, 1997

Alien – Resurection, Jean-Pierre Jeunet, 20th Century Fox, 1997

Bleeders, Peter Svatek, 1997

Fight Club, David Fincher, 20th Century Fox, 1999

Maléfique, Eric Valette, Mars Films, 2002

Atomik Circus, Didier et Thierry Poiraud, Entropie Films, 2004

Blueberry, Jan Kounen, Warner 2004

Hellboy, Guillermo del Toro, Revolutions Studios et Columbia Pictures, 2004

The descent, Neil Marshall, 2005

300, Zack Snyder, Legendary Pictures, 2006

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94

Masters of Horror, Firts International Pictures, 2005

Jenifer, Dario Argento

Cigarette Burns, John Carpenter

Homecoming, Joe Dante

LIVRES

(Note : il ne s’agit pas ici d’établir une bibliographie exhaustive des textes lovecraftiens, mais

seulement de relever ceux cités et étudiés dans ce mémoire.)

Parmi les précurseurs de Lovecraft

Aventures d’Arthur Gordon Pym, The narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, E. A.. Poe, 1838,

traduction de Charles Baudelaire, 1858, Le Livre de Poche, 1966

Le grand dieu Pan, Arthur Machen, 1894, traduction J.P. Toulet, édition française Librio

Dans le corpus lovecraftien

Romans et nouvelles de H.P. Lovecraft

Le "Cycle de Sarnath" (1919-1927) :

The statement of Randolph Carter, Le témoignage de Randolph Carter

The Silver Key, La clé d’argent

Trough the gates of the Silver Key, A travers les portes de la clé d’argent

The Dream-quest for unknow Kadath, La quête onirique de Kadath l’inconnue

Traductions de Bernard Noël, in Démons et Merveilles, Editions des deux Rives, 1955, Editions

10/18, 1973

Page 95: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

95

Autres :

Dagon, 1917, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J’ai lu, 1973

The tomb, La tombe, 1917, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J’ai lu, 1973

The street, La rue, 1920, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in Dagon, J’ai lu, 1973

The Outsider, Je suis d’ailleurs, 1921, in L’abomination de Dunwich, J’ai lu, 1997

Herbert West, Reanimator, Herbert West, Reanimateur, 1921-1922, traduction de Paule Pérez, Pierre

Belfond 1969, in Dagon, J’ai lu, 1973

The unnamable, L’indicible, 1923, traduit par Yves Rivière, Pierre Belfond 1969, in Le cauchemar

d’Innsmouth, J’ai lu, 19ç5

Des rats dans les murs, The rats in the walls, 1923, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,

Editions Denoël 1954, in L’abomination de Dunwich, J’ai lu, 1997

The horror at Red Hook, Horreur à Red Hook, 1925, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969,

in Dagon, J’ai lu, 1973

Call of Cthulhu, L’appel Cthulhu, 1926, traduction de Claude Gilbert, Christian Bougeois 1975

The strange high house in the mist, L’étrange maison haute dans la brume, 1926, traduction de Paule Pérez,

Pierre Belfond 1969, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin, 1991

Pickman’s model, Le modèle de Pickman, 1926, traduction de Yves Rivière, in L’abomination de

Dunwich, J’ai lu, 1997

The case of Charles Dexter Ward, L’affaire Charles Dexter Ward , 1927, traduction de Simone Lamblin

et Jacques Papy, Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert

Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991

History and Chronology of the Necronomicon, Chronologie du Necronomicon, 1927, traduction de Jean-Paul

Mourlon, éditions Belfond, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin

The colour out of space, 1927, La couleur tombée du ciel, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,

Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin

The Dunwich horror, L’abomination de Dunwich, 1928, , traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,

Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin

The whisperer in Darkness, Celui qui chuchotait dans les ténèbres, 1930, traduction de Simone Lamblin et

Jacques Papy, Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert

Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991

Page 96: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

96

The shadow over Innsmouth, Le cauchemar d’Innsmouth, 1932, traduction de Simone Lamblin et Jacques

Papy, Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous

la direction de Francis Lacassin, 1991

The dreams in the witch house, La maison de la sorcière, 1932, traduction de Simone Lamblin et Jacques

Papy, Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous

la direction de Francis Lacassin, 1991

The thing on the doorstep, Le monstre sur le seuil, 1933, traduction de Simone Lamblin et Jacques Papy,

Editions Denoël 1954, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin

The haunter of the Dark, Celui qui hantait les ténèbres, 1935, traduction Claude Gilbert, Editions Tristan

Bourgois 1975, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la direction de

Francis Lacassin

In the walls of Eryx, Dans les murs d’Eryx, 1935, traduction de Paule Pérez, Pierre Belfond 1969, in

Dagon, J’ai lu, 1973

PARMI LES CONTINUATEURS DE LOVECRAFT

The hounds of Tindalos, Les chiens de Tindalos, Frank Belknap Long, 1929, traduction de Claude

Gilbert, Editions Tristan Bourgois 1975, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert

Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, 1991

The shadow from the steeple, L’ombre du clocher, Robert Bloch, 1950, traduction de Claude Boland

Maskens, Editions Marabout, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous

la direction de Francis Lacassin, 1991

The Deep Ones, Ceux des profondeurs, James Wade, 1969, , traduction de Claude Gilbert, Editions

Tristan Bourgois 1975, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, Robert Laffont, sous la

direction de Francis Lacassin, 1991

Celui qui garde le ver, in Danse Macabre, Stephen King, Williams- Alta 1978, traduction de Joan

Bernard et Christiane Thiollier, J’ai lu, 1986

Crouch End, écrit pour l’anthologie Le Livre noir : nouvelles légendes du mythe de Cthulhu, sous la

responsabilité de Ramsey Campbell, 1980, puis repris dans Rêves et cauchemars, tome 2, Stephen

King, Williams- Alta 1992, traduit par François Truchaud, J’ai lu, 1996

AUTRES LIVRES DE FICTION :

Brave New World, Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley, 1932, traduction de Jules Castier, Presses-

Pocket 1977, Pocket 1998

Page 97: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

97

The Hobbit or There and Back again, Bilbo le Hobbit, J.R. R. Tolkien, première publication 1937,

traduction de Ledoux, Christian Bourgeois 1971

The Lord of The Rings, Le Seigneur et des Anneaux,,(trois tomes) J. R. R. Tolkien, première publication

entre 1954 et 1955, Traduction de Ledoux, Christian Bourgeois 1972

Dune, Frank Herbert, 1965, traduction de Michel Demuth, Pocket 1995

The Dark Tower, La Tour Sombre, (sept tomes) Stephen King, traductions de Jean-Daniel Brèque,

Gérard Lebec, Christiane Poulain, Marie de Prémonville, Yves Sarda, J’ai lu, 1982-2004,

A vos souhaits, Fabrice Colin, Bragelonne, 2000

OUVRAGES CRITIQUES

The secret doctrine, vol.2, Helena Blavatsky, Theosophical University Press, 1888

Logique du cinéma, Albert Laffay, Masson et Compagnie, 1964

Le mythe de Cthulhu, August Derleth, 1968, préface du recueil L’Appel de Cthulhu, Christian

Bourgeois 1975

Figures – II, Gérard Genette, Seuil, 1969

Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov, Seuil, 1970

Lovecraft ce grand génie venu d’ailleurs, Jacques Bergier, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18,

1973

Introduction à l’analyse structurale des récits, Roland Barthes, in Poétique du récit, sous la direction de T.

Todorov et G. Genette, Seuil, 1977

Sémantique Structurale, A. J. Greimas, PUF, 1986

La notion de littérature, Tzvetan Todorov, Seuil, 1987

Cthulhu: un culte en expansion, Francis Lacassin, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins,

Robert Laffont, 1991

Le miroir de sorcière – essai sur la littérature fantastique, Jean Fabre, José Corti, 1992

L’espace au cinéma, André Gardiès, Méridiens Klincksieck, 1993

Théorie du Codage/Décodage, Stuart Hall, in Réseaux n°68 CNET, 1994 pour la version française,

CCCS pour la version originale

Giger’s Alien, Galerie Morpheus International, 1999

Le récit cinématographique, André Gaudreault et François Jost, Nathan cinéma, 2000

Dictionnaire d’analyse de discours, P. Charaudeau et D. Maingueneau, Seuil, Paris 2002

Dans Colloque de Cerisy sur H.P. Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité , Dervy 2002 :

Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, Philippe Rouyer

Le méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l’œuvre de H.P. Lovecraft, Gilles Menegaldo

Page 98: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

98

Le Necronomicon ou la naissance d’un ésotérisme fictionnel, Jean Marigny

Lovecraft et le cinéma, Jean-Louis Leutrat

Robert Bloch et le Mythe de Cthulhu, Jean Marigny

La fantasy héroïque française – Théorie du genre, Estelle Faye, mémoire de DEA sous la direction de M.

Tadié, Paris IV – Sorbonne, 2004

Imagining the tenth dimension, Rob Bryanton, Trafford Publishing 2004

Récit écrit récit filmique, Francis Vanoye, Armand Colin cinéma, 2005

Les genres du cinéma, Raphaëlle Moine, Armand Colin, 2005

JEUX VIDEO

Call Of Cthulhu – Dark Corner of the earth, Bethesda Softworks, 2005

Legacy of Kain – Soul reaver, Eidos interactive, 1999

Legacy of Kain – Soul reaver 2 , Eidos interactive, 2001

Legacy of Kain - Defiance , Eidos interactive, 2003

Quake, ID Software, 1996

Alone in the dark, Infogrames, 1992

Blood, Monolith, 1995

MAGAZINES

Mad Movies n°130, mars 2001

Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 – John Carpenter, novembre 2001

Mad Movies n° 152, avril 2003

Mad Movies n°158, novembre 2003

Mad Movies hors série Jeu vidéo, avril 2006

La revue du cinéma, n°4, octobre - décembre 2006

Mad movies n°196, avril 2007

DOCUMENTAIRES SUR DVD

Page 99: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

99

The beast within, de Charles de Lauzirika (Twentieth century fox, 2003), DVD Alien Quadrilogie, 2003

John Carpenter’s The Thing : the terror takes shape, par Michael Matessino, in The Thing, DVD distribué

par Universal pictures, 2004

John Carpenter, L’antre de la folie, interview du DVD distribué par Seven 7, 2006

Le travail d’un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international

pictures, 2006

Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le

cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

SITES INTERNET

http://www.timeout.com

http://www.unfilmable.com

http://www.tenthdimension.com

http://www.tenthdimension.com

http://fr.wikipedia.org

http://www.hplovecraft.fr

http://www.hplfilmfestival.com

http://www.youtube.com/watch?v=CyP-G9fBTHQ

http://www.cthulhulives.org

http://www.guerrilla-productions.org/Movie_Dreamquest.html

http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/home.html (The Unspeakable Vault of Doom, par

François Launet)

http://plato.stanford.edu/entries/pineal-gland

http://www.ecranlarge.com

http://www.mastersofhorror.net

http://www.theofficialjohncarpenter.com

http://hrgiger.canalblog.com/archives/2004/11/13/index.html

http://www.cthulhulives.org/Shoggoth/index.html

Page 100: RECIT LOVECRAFTIEN ET CINEMA

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Couverture: sigle de Unfilmable Films

P. 34 - photogrammes de The call of Cthulhu, Andrew Leman, HPLHS, 2005

P. 41 - photogrammes de From beyond, Stuart Gordon, Empire pictures, 1986

P. 44 - photogrammes de From beyond, Stuart Gordon, Empire pictures, 1986

P. 48 - Peinture de Jeff Remer, peinture de Rick Sardinha, figurine de Sota Toys,

photogramme de Dagon, Stuart Gordon, Fantastic factory, 2001

P. 59 - Photogrammes de Dreams in the witchhouse, Stuart Gordon, First International

production, 2005

P. 68 - Photogrammes et photos de production de The thing, John Carpenter, Universal

pictures, 1980

P. 75 - Designs accessoires de In the mouth of madness, John Carpenter, New line, 1994

P. 85 - Peintures de H.R. Giger, dans HR Giger’s Necronomicon, 1977 et 1978, et Giger’s Alien,

1980, Gallerie Morpheus international