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RETOUR SUR LE FASCISME FRANÇAIS La Rocque et les Croix-de-Feu Michel Winock Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2006/2 - no 90 pages 3 à 27 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-2-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Winock Michel, « Retour sur le fascisme français » La Rocque et les Croix-de-Feu, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/2 no 90, p. 3-27. DOI : 10.3917/ving.090.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 02/08/2012 11h45. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 02/08/2012 11h45. © Presses de Sciences Po

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RETOUR SUR LE FASCISME FRANÇAISLa Rocque et les Croix-de-FeuMichel Winock Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2006/2 - no 90pages 3 à 27

ISSN 0294-1759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-2-page-3.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Winock Michel, « Retour sur le fascisme français » La Rocque et les Croix-de-Feu,

Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/2 no 90, p. 3-27. DOI : 10.3917/ving.090.0003

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 90, AVRIL-JUIN 2006, p. 3-27 3

Retour sur le fascisme françaisLa Rocque et les Croix-de-FeuMichel Winock

Peut-on parler avant-guerre d’un fascismefrançais ? Ce débat, déjà ancien, a récem-ment été réactivé par un ouvrage collectifdirigé par Michel Dobry, ainsi que par latraduction du livre, plus ancien, de RobertSoucy. Au vu des éléments avancés, il a paruutile à Michel Winock de reprendrel’ensemble du dossier, en se focalisant, pourd’évidentes raisons, sur le phénomène desCroix-de-Feu.

La question du fascisme français est unepomme de discorde que l’on croyait depuislongtemps digérée. Il n’en est rien. Deux ouvra-ges viennent de ranimer la dispute. L’un, Fascis-mes français ? 1933-1939 de Robert Soucy, connusous le titre anglais de French Fascism. TheSecond Wave 1933-1939, a été traduit en françaiset, de surcroît, préfacé par Antoine Prost1 ;l’autre, intitulé Le Mythe de l’allergie française aufascisme, est un ouvrage collectif dirigé par lesociologue Michel Dobry2. Coup sur coup, ceslivres entendent faire la leçon aux historiensqui, à l’instar de Philippe Machefer, RenéRémond, Pierre Milza, Serge Berstein, JacquesJulliard ou Philippe Burrin, et quelques autres –dont l’auteur de cet article –, ont fait la faute deminimiser, voire de nier le phénomène fascisteen France, bien réel pourtant. Soucy regroupeces historiens dans une « école du consensus » ;

Dobry résume leurs convergences dans la« thèse immunitaire », leurs travaux tendant àdémontrer que la France des années 1930, laFrance tout court, était « immunisée contre lefascisme ».

Michel Dobry propose une hypothèse inspi-rée par la sociologie de Pierre Bourdieu, selonlaquelle l’« acharnement » de ces historienspourrait s’expliquer par des positionnementsdans le « champ », autrement dit des intérêts decarrière. Dobry, usant de la prétérition, ne veutpas s’attarder sur cette motivation, mais ne seretient pas de l’exposer aux fins de disqualifierleurs travaux. Allant plus loin, il suggère que lesmêmes auteurs pourraient avoir des raisonsidéologiques de « laver l’essentiel de la droiteradicale de tout soupçon de parenté ou de voisi-nage avec les “fascismes authentiques” ». Cetteaccusation, que le polémiste serait bien en peinede démontrer, fait fi de la diversité des membressupposés de cette école, de leurs cursus universi-taires (Philippe Burrin est professeur à Genève,Jacques Julliard, directeur d’études aux HautesÉtudes, à côté de Serge Berstein, Pierre Milza,de Sciences Po…). Me trouvant inclus dans cettechapelle pour avoir fait la critique de Ni droite nigauche de Zeev Sternhell3, je mets au défi notrecenseur de me prouver une quelconque allé-geance. Mais Michel Dobry a grand peine àdébattre, il insulte : « étranges bévues », « visionessentialiste », « obsession classificatoire », etc.La dispute universitaire, si légitime, si néces-saire, se transforme trop souvent, en France, en(1) Robert Soucy, French Fascism. The Second Wave 1933-1939,

New Haven, Yale University Press, 1995 ; trad. fr., id., Fascismesfrançais ? 1933-1939. Mouvements antidémocratique ?, préf.d’Antoine Prost, Paris, Autrement, 2004.

(2) Michel Dobry, Le Mythe de l’allergie française au fascisme,Paris, Albin Michel, 2004.

(3) Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste enFrance, Paris, Seuil, 1983.

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MICHEL WINOCK

suspicion : Michel Dobry en administre unenouvelle preuve. Mettre en doute la légitimitéscientifique de l’adversaire par l’insinuationidéologique, telle est la méthode.

Comment ne pas le regretter ? Les argumentsde l’auteur méritent considération et discussion.Le problème du « fascisme français » n’est passimple, et le concours des interprétations estouvert depuis longtemps. Voici les quelquesobjections que je ferai pour ma part à l’éreinteur.

Michel Dobry et le fascisme français1. Michel Dobry s’est emparé des mots allergieet immunité1, pour fustiger ses adversaires quiferaient de la France une terre impénétrable aufascisme. L’un des premiers historiens à s’êtreintéressé à la question, Raoul Girardet, a écrit,voilà cinquante ans, un article pionnier intitulé« Note sur l’esprit d’un fascisme français 1934-1940 2 » qui formulait la notion d’une« imprégnation fasciste ». Aucun des historiensvisés par Dobry n’a remis en cause ce phéno-mène de contagion qui a traversé maint courantpolitique, atteint des écrivains importants,gagné de nombreux journaux, et encouragé lanaissance d’un certain nombre d’organisa-tions3. Restait à évaluer correctement la mesurede cette « imprégnation » ; restait aussi àrépondre à la question : pourquoi la France a-t-elle pu, en ces années 1930, échapper au fas-cisme, et rester une république parlementairejusqu’à la défaite militaire de 1940. Ce maintien

du régime n’est pas un fantasme mais une réa-lité. D’où résulte la question légitime de cetterésistance que se sont posée les historiens visés,lesquels ont pu donner des explications variées.

2. L’objection de Michel Dobry porte sur lemot « fasciste ». Les mauvais historiens sont pris,selon lui, d’une « obsession classificatoire ». Endonnant une définition du fascisme à partir desmodèles réalisés du fascisme italien et du natio-nal-socialisme, ils en déduisent la fameuse« allergie », puisque les adeptes de Mussolini etde Hitler n’ont été en France que des marginaux.L’erreur méthodologique, nous expose-t-il, vienten premier lieu de cette démarche réductrice, decette volonté de classer. Étrange objection, à vraidire : dans quelle science rejette-t-on laclassification ? De la zoologie à la nosologie, lasystématique (ou taxinomie) est une pratiquenécessaire. Suggérer que classer n’est pas penser,c’est jeter Aristote, Montesquieu, ou Durkheimau rebut : s’il existe un semblant de science politi-que ou de sociologie politique, c’est bien parceque des auteurs aussi variés que Max Weber,Hannah Arendt ou Raymond Aron, se sontdonné la peine d’établir des catégories, des idéals-types, des typologies. Certes, la classificationn’épuise pas l’analyse, et la discipline historiennene peut se limiter à forger ces distinctions, maiselle tend à éviter la confusion et l’amalgame. Audemeurant, la classification en sciences socialesn’est jamais d’une science certaine, elle varie d’unauteur à l’autre, mais elle sous-tend l’essai de défi-nition et d’interprétation qui reste un objectifd’intelligibilité des phénomènes sociaux et politi-ques. Cerner le phénomène fasciste, tenter de sai-sir sa nouveauté, préciser ce qui le distingue desautres mouvements autoritaires, dans le temps etdans l’espace, je ne vois pas là matière à mépris.

3. Pour en revenir au fascisme français, il estamusant de constater que Michel Dobry nousdonne quelques bonnes raisons de sonimprobabilité – ce que, sous d’autres plumes, ilfustige sous le nom de « thèse immunitaire ».

(1) L’article de Serge Berstein sur Ni droite ni gauche de ZeevSternhell s’intitulait « La France des années 1930 allergique aufascisme », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2, avril-juin 1984.

(2) Raoul Girardet, « Note sur l’esprit d’un fascisme fran-çais 1934-1940 », Revue française de science politique, 55 (3),juillet-septembre 1955, p. 529-546.

(3) Qu’il me soit permis de mentionner mon propre article :Michel Winock, « Une parabole fasciste : Gilles de Drieu LaRochelle », Le Mouvement social, 80, juillet-septembre 1972,p. 29-47, réed. dans Michel Winock, Nationalisme, antisémi-tisme et fascisme en France, Paris, Seuil, « Points Histoire »,1990 ; et, dans le même recueil, ce titre explicite : MichelWinock, « L’ébauche d’un fascisme français ».

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Les droites autoritaires en France, écrit-il, sédui-tes par les « solutions » mussolinienne et hitlé-rienne, ne pouvaient pas reprendre « les formu-lations idéologiques des fascistes italiens » et,bien moins encore, « celles élaborées par lesnationaux-socialistes allemands ». L’auteur, quivient sans le vouloir nous servir une des explica-tions des limites de l’imprégnation fasciste,aurait pu approfondir la réflexion sur ce point, àpropos du pacifisme des droites autoritaires. Lepacifisme de droite n’est pas une vocation, maisle fruit d’une situation. Il est vrai que MichelDobry ne veut pas prendre en compte le belli-cisme du fascisme italien et du nazisme. À monsens, il s’agit d’une différence de taille entre laFrance et ses deux pays voisins : dans les années1930, le nationalisme français n’a ni programmede revanche ni programme de conquête. LaFrance n’est pas immunisée contre le fascismepar nature mais par conjoncture. Pays vainqueur,ayant récupéré les « provinces perdues », fortedu deuxième empire colonial au monde et, enmême temps, affaibli dans ses profondeursdepuis la Grande Guerre, la France n’affronte nila situation de l’Allemagne vaincue ni celle del’Italie frustrée par les traités de paix.

4. Michel Dobry voudrait, néanmoins, rat-tacher les droites autoritaires et radicales fran-çaises aux fascismes. La solution consiste à refu-ser de définir le fascisme. Ou bien on élargit lanotion de fascisme à tous les mouvements réac-tionnaires de l’entre-deux-guerres (régimes deSalazar, Horty, Franco, etc.) ; c’est le panfas-cisme. Ou bien, comme le suggère Gilbert Allar-dyce, on limitera son usage à la désignation d’unphénomène particulier saisi dans sa singularitéhistorique, c’est-à-dire du seul fascisme« originel », le fascisme italien ; c’est l’unifas-cisme. Dobry évoque cette dernière solutionpour la repousser, au bénéfice de la première :« Dans de tels cas, la qualité la plus notabled’une définition peut résider dans sa sobriété –elle peut tenir en une phrase – et son effet le plus

remarquable est dans l’extension extrême [c’estmoi qui souligne] de la population des mouve-ments, cercles ou courants idéologiques qu’elledécoupe dans la réalité historique. »

Michel Dobry a raison de rappeler, aprèstout le monde, « les formidables poussées auto-ritaires et antidémocratiques qui [dans lesannées 1930], inégalement et sous des formesvariables, ont affecté alors l’essentiel des payseuropéens ». Si l’on sacrifie, comme le faitl’auteur, la particularité des histoires nationalesaux traits communs des mouvements réaction-naires, on pourra désigner ces « poussées »comme un seul et même phénomène. Ce fas-cisme protoplasmique en vient alors à annulerla question du fascisme, puisque celui-ci est par-tout. Il devient, comme dans le langage et lesslogans des militants (« Le fascisme ne passerapas ! »), une manière simple, générique, et inju-rieuse, de nommer l’adversaire. Au contraire, sil’on veut comprendre les contradictions entreces diverses « poussées antidémocratiques »,leurs particularités respectives, leurs implica-tions situationnelles, il me paraît légitime dedéfinir avec quelque précision le fascisme. Etd’y confronter le cas français.

Robert Soucy et la question des Croix-de-FeuLa plupart des auteurs s’accordent pour fairedes Croix-de-Feu, devenus en juillet 1936 partisocial français, le nœud de la question. En rai-son de leur importance numérique, les CDF/PSF (je reprends dans cet article l’abréviationutilisée par Robert Soucy) sont en effet lemeilleur test pour évaluer la pénétration du fas-cisme en France1.

(1) La principale source de cet article appartient aux archi-ves du Centre d’histoire de l’Europe du vingtième siècle(CHEVS) à la Fondation nationale des sciences politiques(FNSP), « Fonds La Rocque 1885-1946/Croix de Feu – Partisocial français (PSF) : 1929-1946. » La référence en abrégé seraCHEVS, LR (suivie du numéro du carton).

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Robert Soucy, qui ne prend pas les mêmesgants que l’auteur précédent, lance, avantmême de développer ses arguments, que LaRocque était « un fasciste bon teint » (p. 165).Soucy s’inscrit, en cela, dans une lignée qui a lavie dure. Parti de masse antiparlementaire,parti bien organisé de classes moyennes, voilàsoixante-dix ans que les CDF/PSF sont traitésde fascistes, leur chef avec eux, ce que la plupartdes historiens français de la période ont réfuté.Reprenons les termes du débat, en suivantl’argumentation de Robert Soucy.

L’esprit paramilitaire« Ce qu’il y a d’hitlérien [sic] chez La Rocque en1931, c’était son insistance pour que ses troupesde choc lui obéissent aveuglément. » (p. 165)« Entre 1933 et 1936 les CF brandirent à de nom-breuses reprises la menace d’un coup d’État con-tre le régime parlementaire. » (p. 245)

Devenu président des Croix-de-Feu en 1932,La Rocque organisa le service d’ordre de ses« dispos » (disponibles) de manière quasimilitaire : stricte discipline, mobilisations res-semblant à des grandes manœuvres, défilésmartiaux… C’est bien cet aspect-là qui a accré-dité l’appartenance « fasciste » des Croix-de-Feu aux yeux des partis de gauche. Dans le rap-port de la commission d’enquête sur le 6Février, Laurent Bonnevay concluait que, touten affichant son légalisme, le colonel de LaRocque « organise, dans le secret, sur tous lespoints du territoire de véritables mobilisationssuivies d’importantes concentrations de sestroupes, comme s’il préparait une marche surRome ». Ce même rapport rappelait que, lorsdu 6 Février, La Rocque ne s’était engagé qu’àla dernière heure, « en se gardant de toute com-promission avec les émeutiers et de tout appel àla violence ». Attitude qui, rappelons-le, futaussi celle des anciens combattants communis-tes de l’ARAC, participant de manière auto-nome à la journée de protestation. Le radical

Pierre Cot, sur le coup, se prête néanmoins à lacomparaison : « Comme les fascistes italiens autemps de la marche sur Rome ou comme lesbandes hitlériennes avant 1932, [les Croix-de-Feu] étaient organisés en formations militairesou paramilitaires 1. »

La comparaison, pourtant, ne tient guèreaprès l’examen des faits. Quelle communemesure y a-t-il entre les squadre de Mussolini, lessections d’assaut hitlériennes, et les « dispos » deLa Rocque ? Les « Chemises noires » se sontlivrés en 1920-1921 à une véritable conquête ter-ritoriale de la Vénétie julienne, de la vallée du Poet de la Toscane au moyen d’expéditions puniti-ves et armées, en usant de toutes les violencescontre les communes rurales « rouges ». Bas-tonnades, mises à sac, incendies, tortures etassassinats ont émaillé cette offensive fasciste2.Les SA, de leur côté, furent un instrument de ter-reur dans l’Allemagne de Weimar, une véritablearmée politique multipliant les affrontementssanglants avec les troupes socialistes et, plusencore, communistes. En août 1932, cinq mem-bres des SA sont condamnés à mort pour lemeurtre d’un mineur communiste. Hitler, mal-gré son choix tactique de la légalité, affichepubliquement sa solidarité avec les assassins :« Mes camarades : face à ce verdict monstrueuxet sanglant, je me sens lié à vous dans une loyautésans limite. À partir de ce moment, votre libéra-tion est pour nous une question d’honneur. » Aucours de l’année 1932, les affrontements san-

(1) Pierre Cot eut l’occasion de revenir sur ce jugementabrupt à la suite d’une émission radiophonique, « La Tribunede l’Histoire » du 12 octobre 1973 : « Avec le recul du temps,des historiens, des auteurs éminents révisent leurs jugementssur le colonel de La Rocque et son action civique. La lettre quem’a adressée son fils, le 19 mai, me fournit l’occasion d’agir demême. Les faits et les détails qu’il donne sont véridiques. Jerends hommage à l’antifascisme dont témoigne la déportationde La Rocque et reste, non sans respect, son irréductible adver-saire politique. » Cité par Georges Lefranc, Histoire du Frontpopulaire, Paris, Payot, 1974, p. 514-515.

(2) Voir Angelo Tasca, Naissance du Fascisme, Paris, Galli-mard, 1967, p. 129 sq.

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glants se multiplient en Allemagne avec les com-munistes, et les obsèques des SA tombés dans cescombats deviennent autant de manifestationsnazies. Peut-on assimiler les Croix-de-Feu à cesorganisations criminelles ?

Pour La Rocque ses « dispos » sont d’abordun service d’ordre voué à protéger les réunionsdes Croix-de-Feu, tout comme les socialistes etles communistes avaient le leur. Ils ont aussi unefonction plus stratégique, provoquer un effet depuissance. Formé au Maroc à l’école de HubertLyautey, l’ancien officier n’a pas oublié saformule : « Montrer sa force, pour n’avoir pas às’en servir. » Rien de plus impressionnant, eneffet, que ces mobilisations massives à uneheure fixée secrètement, à Chartres ou à Chan-tilly, où les militants arrivent en voiture ou àmoto, ou que ces défilés en ordre qui s’opposentà ceux du Front populaire, comme celui du14 juillet 1935, sur les Champs-Élysées. Enfin,les « dispos » ont pour vocation de défendre,non pas le régime, mais la société, en cas de ten-tative de révolution communiste. Montrer saforce, c’est aussi, dans le contexte de guerrecivile larvée que connaît la France, montrer àl’adversaire, qui lui aussi fait défiler des dizainesde milliers de personnes, qu’il devra comptersur la riposte des Croix-de-Feu s’il veut s’impo-ser par la violence. Pas grand chose à voir avecles coups de main des squadristes italiens ou lessévices des sections d’assaut nazies1.

S’il y a bien mobilisation de masse, les CDF/PSF ne cherchent pas l’affrontement physique.

Reprenons un épisode sanglant qui a plus quetout autre identifié, aux yeux de leurs adversaires,les CDF/PSF comme un mouvement fasciste :« l’affaire de Clichy », en mars 1937. La sectionlocale du parti social français avait organisé un« gala cinématographique », où serait projeté LaBataille de Claude Farrère. Environ quatre centshommes, quatre-vingt femmes et une dizained’enfants se rendirent ainsi au cinéma l’Olympiade Clichy, sur carte d’invitation. Le bruit couraitque La Rocque y viendrait. Un appel à la contre-manifestation, signé du maire socialiste et dudéputé communiste, est alors affiché. Le soir du16 mars, alors que les sirènes de la ville sont misesen action, une attaque des militants de gauchedécidés à pénétrer dans le local de la réunionprovoque, de la part de la police mal dirigée etdébordée, une fusillade qui fait cinq morts et plusd’une centaine de blessés parmi les militants degauche, tandis que les forces de police en comp-teront deux cent cinquante-sept. Le parti com-muniste français demande alors la dissolution duparti social français. La tenue de cette réunionavait été dénoncée comme « provocation », maisles hommes de La Rocque pouvaient invoquer laliberté de réunion, comme le firent observernombre de journaux. L’instance du parti com-muniste fut rejetée, mais cet épisode dramatiquen’en a pas moins constitué, aux yeux de la gauche,une nouvelle « preuve » du caractère fasciste destroupes de La Rocque, alors que celles-cin’avaient à aucun moment participé à l’affronte-ment sanglant2.

(1) Maurice Grimaud, préfet de police de Paris qui s’estillustré par sa modération en Mai 68, a aussi été un témoin desannées 1930. Il écrit dans une lettre à Hugues de La Rocque du27 octobre 2004 : « Les jugements portés sur cette époqueignorent généralement trop la violence des combats politiques,violence verbale ou écrite (L’Action française y excellait). Cha-que mouvement se devait d’avoir son service d’ordre mais tan-dis qu’il était avant tout défensif dans les formations“responsables”, comme chez les Croix-de-Feu, il était unmoyen systématique d’expression publique et d’action chezcelles qui visaient à la prise du pouvoir. » CHEVS, LR 107.

(2) Cf. Rapport de l’inspecteur général Imbert au ministrede l’Intérieur, le 23 mars 1937, Archives nationales (AN) F713985. Léon Blum pour sa part, et malgré les affirmations duPopulaire qui avait accrédité l’accusation de « provocation »,déclara à la Chambre des députés, le 23 mars 1937 : « N’y-a-t-ilpas quelque chose de disproportionné, quelque chose de bles-sant, de dangereux à appeler une ville entière, pour protesterautour de cette réunion inoffensive et presque familiale ? » Surla question, un colloque s’est tenu à l’université de Nanterre les30 et 31mars 1973. CHEVS, LR 84. On doit aussi une mise aupoint à Jacques Nobécourt, « La fusillade de Clichy et l’appari-tion de la “réalité PSF” », Le Monde, 15-16 mars 1987.

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Accuser les Croix-de-Feu, comme le faitRobert Soucy, de menace de coup de force n’estguère probant. L’attitude des Croix-de-Feulors du 6 Février démontre un respect de lalégalité, une volonté de se distinguer des autresassociations protestataires, et notamment desextrémistes qui entendent pénétrer dans lePalais-Bourbon. Le témoignage de Léon Blumdevant la commission d’enquête est formel :« Si […] la colonne qui s’avançait sur la rivegauche, aux ordres du colonel de la Rocque, nes’était pas arrêtée devant le mince barrage de larue de Bourgogne, nul doute que l’Assembléeaurait été envahie par l’insurrection. »

Même la tenue vestimentaire différencie lesCDF/PSF des forces paramilitaires fascistes :les Croix-de-Feu défilent sans uniforme, les unsportant le chapeau mou, les autres le béret ou lacasquette. Le magazine Vu du 8 février 1934interroge La Rocque sur ce point : « Dansnotre organisation, répond-il, on a voulu impo-ser un uniforme ou du moins un commence-ment d’uniforme. Quand on m’a parlé du béret,j’ai dit : “À quand le pas de l’oie ?” Non. J’aimebien mieux que mes bonshommes défilent enrigolant un peu, qui en chapeau melon et qui encasquette. C’est plus touchant et c’est plusfrançais ! Les Croix-de-Feu, voyez-vous, c’estune grande amitié. »

Robert Soucy nous dira que tout cela n’estque ruse, qu’il ne faut prendre à la lettre aucunedéclaration politique de La Rocque : ses déné-gations ne sont qu’un leurre. Derrière la façadede légalité proclamée, le fasciste se tient prêt :« Qu’il n’ait pas lancé une attaque suicide en1935 ou en 1936 n’en fait pas pour autant un per-sonnage moins fasciste que Hitler, qui, après leputsch de Munich, choisit aussi le parti de laprudence. » (p. 252) Toutes les déclarations deLa Rocque, mais aussi toutes les instructionsinternes au CDF/PSF, mais encore tous les faitsnotables des années 1930, n’y feront rien : LaRocque était un fasciste dissimulé.

L’antimarxismeD’autres éléments encouragent, selon Soucy, lacomparaison avec les fascistes italiens et les nazis.L’antimarxisme d’abord. Ou plus exactement(comment un mouvement de droite ne serait-ilpas « antimarxiste » ?), « la solution socio-éco-nomique que le parti proposait à la place dumarxisme » – et qui est, elle, « typiquementfasciste : conciliation au lieu de lutte des classes,corporatisme au lieu de socialisme, syndicats“maison” au lieu de “syndicats révolutionnai-res”, paix sociale au lieu de grèves sur le tas, hié-rarchie au lieu d’égalité, paternalisme bourgeoisau lieu de pouvoir de négociation de la classeouvrière ». Dans ses grandes lignes, l’analyse estexacte ; conduit-elle à conclure au fascisme ?

Aspirant à la « réconciliation nationale », LaRocque et les CDF/PSF utilisent la formule :« Social d’abord ! », en opposition au « Politi-que d’abord ! » de Maurras. Dans l’immédiat,c’est l’œuvre d’entraide qui mobilise les CDF/PSF, et notamment les femmes, chargées desdistributions de vivres et de vêtements1. Ce sontaussi des revendications : le « minimum desalaire », une durée du travail « déterminée dansle cadre de la profession et de la région », le droitaux « congés annuels payés » dans des condi-tions toujours négociées « professionnellementet régionalement », etc. Pour l’avenir, il s’agit derétablir « l’harmonie entre les différentes caté-gories de la société, améliorer les conditionsmorales et matérielles du travail, rendre à lafamille sa place primordiale, restaurer le patri-

(1) Voir le témoignage de Suzanne Fouché, fondatrice de laLigue pour l’adaptation du diminué physique au travail, dansJ’espérais d’un grand espoir, Paris, Cerf, 1981, p. 141-142. Elleécrit notamment : « De 1935 à 1940, j’ai connu dans ce milieud’immenses joies. Dans plus de quarante villes de France, endix jours, à raison de quatre cours par jour, j’ai pu donner à desmilliers d’hommes et de femmes une connaissance pratique deslois sociales, du bienfait qu’elles pouvaient être pour la justice àinstaurer. À coups d’exemples pris dans la vie de tous les jours,je montrai ce qui devait être fait pour l’enfant, pour la famille,pour le malade ignorants de leurs droits. »

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moine, réhabiliter la terre ». Cette réconcilia-tion se fera-t-elle par le « corporatisme » ? Oui,mais dans une interview du Journal, La Rocqueprécise : « Quant au corporatisme, nous ne leconcevons pas comme la corporation d’autre-fois, ni comme celui de M. Mussolini. Nousavons adopté le terme de “profession organisée”auquel nous ajoutons le sens et de la corporationet du régionalisme et de la coopération1. »

« Organiser la profession, explique-t-ilailleurs, c’est, dans le plan local, régional, natio-nal, réunir entre elles les différentes catégoriesde travailleurs, depuis l’ouvrier manuel jusqu’aupatron, pour une même branche de production.C’est associer entre elles les catégories de pro-ductions similaires et complémentaires. C’estjuxtaposer, combiner sur l’initiative concertéedes intéressés eux-mêmes, les différents élé-ments humains, techniques, industriels de cetteproduction. C’est provoquer, protéger leur ren-contre suivant des modalités une fois établies.Et, au sommet, c’est doter le pays, l’État, leursgouvernements d’un organe de conseil écono-mique dont les avis seront à la fois obligatoires etlibrement émis2. »

Dans cette perspective, le parti social françaisne prétend pas abolir les syndicats, mais les veut« exclusivement professionnels et régionaux » :« Les hommes d’ordre et de réconciliation nesouhaitent point la disparition des syndicats. Ilsles tiennent pour d’indispensables artisans de larenaissance attendue. Ils ne pourraient se passerde leur collaboration. Ils les exigent indépen-dants des alliances politiques, révolutionnaires,électorales. Ils veulent les rendre à leur destina-tion véritable3. »

Certes, ce n’est pas du marxisme. Ce n’estmême pas une vision de gauche non marxiste. LaRocque, en bon militaire et en bon catholique,exècre la lutte des classes qui divise la nation etentretient la haine sociale. Il est de droite, il estbien de droite. Est-il fasciste pour autant ? L’ins-piration est ailleurs. Tout comme les papes, ilcondamne « les excès du capitalisme », et rêved’un système de « coopération » généralisé,dont l’État définira le cadre, « mais à l’abri de soningérence directe ». Déjà, dans Rerum Novarum,Léon XIII, dénonçant simultanément capita-lisme et socialisme, prônait le rapprochement duCapital et du Travail au sein des corporations, enprécisant que celles-ci devaient être encouragéespar l’État, sans que celui-ci s’immisce « dans leurgouvernement intérieur ». Cette doctrinesociale, réaffirmée par les successeurs deLéon XIII, valorise les corps intermédiaires con-tre l’étatisme. L’encyclique Quadragesimo annoadressée par Pie XI en mai 1931 coïncide large-ment avec la doctrine CDF/PSF : défense de lapropriété privée, garantie des droits del’« individu », condamnation formelle du socia-lisme et du communisme, lutte contre la misèreet contre le libéralisme hostile à l’intervention del’État, rejet de la lutte des classes, de la grève etdu lock-out, et apologie du corporatisme où doi-vent concourir syndicats ouvriers et patronaux…Le corporatisme d’association préconisé par lePSF s’en inspire, en se démarquant du corpora-tisme étatique à la Mussolini.

Éclaircissant ce point dans sa biographie deLa Rocque, Jacques Nobécourt observe que« ces idées se retrouvaient alors dans toute lamouvance du catholicisme social » : c’était lethème d’études des Semaines sociales d’Angers,au printemps de 19354. Pourquoi Robert Soucyrefuse-t-il de considérer à ce sujet les sourcesd’inspiration catholique dans le programme de

(1) Interview avec François de La Rocque, Le Journal,28 novembre 1935.

(2) François de La Rocque, Service public, Paris, Grasset,1934, p. 144-145.

(3) Ibid., p. 147-148. (4) Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque. 1885-1946 ou

les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996, p. 346.

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La Rocque ? Pour lui, l’inspiration chrétiennen’est que clientélisme et ne vaut guère mieuxque la défense opportuniste de l’Église par lesfascistes : « Même Doriot se rendit compte en1938 qu’il était nécessaire de glorifier la spiri-tualité des “cathédrales de France”. » (p. 428)On appréciera la force de l’argument.

Une chose est de défendre à bon escient, entelle ou telle circonstance, les intérêts del’Église catholique, autre chose est l’inspiration« catholique sociale » dont La Rocque et sesidées sont profondément imprégnés. Notreauteur paraît plus raisonnable en écrivant : « Il[La Rocque] s’opposait au catholicisme de gau-che (celui, disons, d’Emmanuel Mounier) et seprésentait comme une forme de catholicismepolitiquement autoritaire et socialementconservateur. » (p. 281) Dont acte. Mais aucunhistorien sensé n’a jamais prétendu faire du chefdes Croix-de-Feu un catholique de gauche – lecatholicisme de gauche restant d’ailleurs, dansles années 1930, une mouvance assez modeste.

L’antilibéralisme et l’antidémocratismePour Robert Soucy, « La Rocque considérait lelibéralisme, qu’il soit politique ou culturel,comme partie intégrante d’une menace généralepesant sur l’autorité : autorité sociale, économi-que, religieuse, parentale et maritale. » (p. 283)

Il n’est pas douteux que La Rocque est unhomme d’ordre. « Travail, Famille, Patrie »,telle est la devise inventée par le parti socialfrançais, que reprendra – sans lui demander sonavis – le régime vichyste, la marquant de ce faitd’infamie. Faire de la famille « la trame élémen-taire de la collectivité sociale » n’est plusaujourd’hui de saison, mais il s’agissait d’uneidée courante du conservatisme politique :autorité parentale, défense du chef de famille,place « éminente » de la mère au « foyerlégal », ne sont que des idées reçues, admises,défendues par toute la mouvance chrétienne.Au registre institutionnel, une politique fami-

liale passe par le vote des femmes, encoreinexistant, et le vote familial, l’électeur recevantplus ou moins de voix en proportion du nombrede ses enfants. Aucune originalité de la part desCDF/PSF : le vote féminin (redouté par la gau-che anticléricale, repoussé par le Sénat) commele vote familial font partie du programme duPDP (parti démocrate populaire) démocratechrétien. Remettre à l’honneur la natalité, lesfamilles nombreuses, va dans le même sens.

Que La Rocque soit un adversaire del’« hédonisme », un partisan de la « tradition »,soit ! Mais, contrairement aux fascistes, il nepréconise pas la primauté de l’État sur la familleet sur l’éducation. Partisan de la liberté del’enseignement, il serait plutôt un libéralcomme on disait au 19e siècle des catholiqueshostiles au monopole. Mais Soucy n’en a cure :« Les nazis eux-mêmes prétendaient être defarouches partisans de la famille traditionnelleavant d’arriver au pouvoir. Ce n’est qu’aprèsavoir consolidé son pouvoir que Hitler remit enquestion l’autorité des parents sur leursenfants. » (p. 287)

Telle est la méthode de notre auteur. Ilrécuse toutes les déclarations, programmes,manifestes, de La Rocque et du CDF/PSF,quand elles ne vont pas dans le sens du« fascisme » : ce n’est que propagande, artifice,leurre, derrière quoi se cache, ténébreuse, lapréparation à l’avènement d’un régime fasciste.Tout ce qui pourrait échapper à la référencefasciste doit être interprété comme autantd’éléments dilatoires, ruses et propagandes : onn’est encore qu’avant la prise du pouvoir. Etcomme le PSF n’a jamais conquis le pouvoir,l’historien Soucy n’hésite pas à prendre àtémoin ce qui s’est passé en Italie et en Allema-gne après l’avènement au pouvoir de Mussoliniet de Hitler !

Reprenons. La Rocque n’était ni républicainni démocrate, nous dit-on. Est-ce si simple ? LaRévolution, d’abord. L’homme n’a certes pas le

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culte de la Révolution, mais, lors du cent cin-quantième anniversaire de 1789, il s’efforce del’analyser à sa manière, sur le thème : « CetteRévolution qui sut ensanglanter notre sol, pro-faner nos valeurs spirituelles et, tout à la fois,libérer le territoire, sauver l’unité de la patrie. »Combien de prélats français allaient alorsjusqu’à cette reconnaissance ? « Il est injuste deprétendre que la Révolution soit la cause desdrames qu’elle a entraînés, pensait-il : elle n’aété qu’une conséquence. » Assurément, les« hommes de la Révolution » n’eurent pas ledon du réalisme et le souci de la « réformeprogressive », mais cela ne doit pas cacherqu’elle est à l’origine d’un événement décisif :« L’entrée en scène du Tiers État, des classespopulaires. » Et l’article se termine par l’exalta-tion de la France de Valmy1. Certes, ce n’est pasla version des historiens communistes, mais cen’est pas non plus la vulgate contre-révolution-naire, toujours défendue par l’Action française.

La République, ensuite. Le programmeCroix-de-Feu de 1935 est formel : « Le Mouve-ment Croix-de-Feu ne met pas en cause lerégime républicain. » Ni monarchie ni dicta-ture. Deux témoignages contemporains, issusde la mouvance démocrate-chrétienne, distin-guent nettement le PSF des formationsd’extrême droite. Le premier est un article deRobert Cornilleau, un des dirigeants du PDP(qui avait fait scandale quelques années aupara-vant pour avoir prôné l’alliance des démocrateschrétiens et des socialistes) ; il date denovembre 1937, quand l’extrême droite mèneune violente campagne contre La Rocque,après que ce dernier eut refusé d’entrer dans leFront de la liberté lancé par Doriot : « En refu-sant de mettre la grande force morale et numé-rique, dont il détient les leviers de commande,écrit-il, au service de la conjuration soi-disant

anticommuniste, le Colonel de La Rocque semontre humain, se montre sage, se montre unvrai Français de la vieille France. Les républi-cains qui aiment encore la liberté doivent lui enêtre reconnaissants2. »

De manière moins conjoncturelle, enfévrier 1938 le philosophe catholique GabrielMarcel entend démontrer l’accord manifestequi existe entre les positions du parti social fran-çais et celles de Temps présent3, hebdomadairecatholique républicain qui a succédé à Sept,condamné notamment pour ses positions face àla guerre d’Espagne : « Je le répète encore unefois, je n’engage ici que moi-même, mais j’ensuis quant à moi persuadé, le climat spiritueld’amitié, d’entente concrète et virile au ras deschoses quotidiennes que le PSF, avec une per-sévérance indéfectible s’applique à faire régnerdans notre pays dévasté par la méconnaissanceréciproque, par les slogans de haine, et avanttout peut-être par une doctrine étrangère ànotre génie et également contraire aux ensei-gnements de l’expérience et aux exigences de laraison et de la foi, ce climat humain au plus beausens, constitue le milieu vital où pourra prendreracine la pensée à la fois nationale, universalisteet chrétienne, que se sont attachés à formulerles collaborateurs de Temps présent4. »

Quel régime politique préconise donc leparti social français ? À ses détracteurs, La Roc-que répète son hostilité radicale à toute dicta-

(1) François de La Rocque, « 150e anniversaire de laRévolution », Le Petit Journal, 14 juillet 1939.

(2) Article du Petit Démocrate, reproduit dans le Bulletind’information du PSF, 57, 19 novembre 1937.

(3) Pierre-Henri Simon écrivait dans Temps présent en datedu 26 novembre 1937 : « Il existe en France une certaine droitequi, par une espèce de faux intégrisme patriotique, souhaitel’extirpation violente de ses adversaires et prépare, plus oumoins consciemment, les esprits à la guerre civile. Après avoir,semble-t-il, quelque temps hésité, débarrassé aujourd’hui deses premières illusions, M. de La Rocque a franchement optécontre cette politique sanglante des deux fronts et pour un ras-semblement plus large, pour une sorte d’arbitrage national deshommes et des partis décidés à barrer la route aux dictaturesviolentes et guerrières. »

(4) Gabriel Marcel, « France, espoir du monde », Le PetitJournal, 28 février 1938.

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ture. L’ordre du jour du Congrès national duPSF de décembre 1936 rappelle qu’il est« fermement attaché aux libertés républicainesqui forment l’aboutissement de la glorieuse his-toire de France, qui excluent la dictature fas-ciste, l’absolutisme hitlérien et l’esclavageinhumain du marxisme soviétique ». Évidem-ment, aux yeux de Robert Soucy, le dictateur enherbe ne fait preuve là que de son machiavé-lisme. Lisons tout de même cet article qu’il inti-tule « Pas de fascisme ! » dans Le Flambeau du1er mai 1937 : « La France n’a que faire d’aven-tures. Ses institutions doivent être réformées,afin surtout qu’elles ne dégénèrent plus. Lespouvoirs ont besoin d’être reclassés, dotés deleurs moyens assujettis à leurs responsabilitéssuivant les principes du régime républicain.Aucun homme de bonne foi et soucieux d’infor-mation ne pourrait mettre en doute notre hos-tilité devant les éventualités dictatoriales1. »

Plutôt que du fascisme attrape-tout, il seraitplus opératoire sans doute de rapprocher leprojet institutionnel des CDF/PSF du grandcourant de critique antiparlementaire qui n’acessé de s’amplifier en France depuis 1919, pourne pas remonter au temps du boulangisme.« L’Exécutif est dominé par le facteur “respon-sabilité”, étayé par le facteur “durée”, écrit LaRocque. Un chef de la Nation, mandaté pourune période portant au moins sur deux législa-tures successives, nanti du droit de dissolution,est responsable du choix des ministres ; il nequitte ses fonctions avant terme que par démis-sion ou après un verdict d’une Assemblée natio-nale, convoquée à la majorité des deux tiers, parexemple, de l’une et de l’autre Chambre. UnPremier ministre pourvu du droit de contre-seing ordonne, coordonne le travail de sescollègues ; il est outillé à cet effet. Six ou sept

ministres au maximum individuellementresponsables… »

Restauration d’un pouvoir exécutif, maisaussi, à l’autre bout, « décentralisation vigou-reuse et prospère ; la France fraternelle, dispen-satrice de libertés, compensatrice d’inégalités ;la France généreusement, intelligemment libé-rale, mais débarrassée des indisciplines du“Libéralisme”2… »

Rappelons que de la gauche à la droite millevoix s’élèvent alors contre le fonctionnementdu régime parlementaire en France. Les réfor-mistes réclament le relèvement du pouvoir exé-cutif, garant d’une stabilité gouvernementaledevenue improbable. Même Léon Blum, chefdu Front populaire, adversaire désigné desCDF/PSF, après un premier essai sur LaRéforme gouvernementale publié en 1918 et réé-dité en 1936 (où il suggère de renforcer le pou-voir exécutif en la personne du président duConseil), critique en 1941, avec le recul del’expérience, le parlementarisme tel qu’il étaitpratiqué sous la Troisième République. Il vajusqu’à écrire : « Le régime parlementaire oureprésentatif ne constitue pas la forme de gou-vernement démocratique exactement adaptée àla société française. » Tout en réaffirmant lesprincipes de la démocratie, il ajoute : « Le par-lementarisme n’est pas la forme unique, exclu-sive et nécessaire de la démocratie. » Lui aussifait de la décentralisation administrative, et« surtout [de] la déconcentration des pou-voirs », un impératif3. Il ne s’agit pas de réunirBlum et La Rocque sous le même étendard,mais d’observer à quel point la critique des ins-titutions de la Troisième République, du fonc-tionnement de la démocratie parlementaire,ont été convergentes. On sait comment deGaulle, partageant ces analyses, s’est opposé en

(1) François de La Rocque, « Pas de fascisme ! », Le Flam-beau, 1er mai 1937.

(2) François de la Rocque, Service public, op. cit., p. 213-214. (3) Léon Blum, Á l’échelle humaine, Paris, Gallimard, 1971,

1re éd. 1945, p. 59-60.

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1945-1946 aux projets constitutionnels de laQuatrième République, avançant sa « Consti-tution de Bayeux » et réalisant finalement laConstitution de la Cinquième République : onne peut isoler La Rocque et les CDF/PSF decette histoire de la critique antiparlementaire,qui dépasse de très loin les cercles et les organesde la droite autoritaire.

Une brochure de 1935, « Programme duMouvement Social Français des Croix-de-Feu », résumait leurs objectifs :

« Nous ne pratiquerons jamais la religion del’État, mais nous voulons un État tuteur, un Étatqui serve, contrôle, sanctionne.

Le Mouvement Croix-de-Feu est aussi loin dela conception totalitaire, à la mode italienne, alle-mande, où l’enfant dès sa naissance est voué àl’État, que de la conception marxiste où l’individudevient un numéro anonyme, écrasé sous la tyran-nie collective d’une poignée de dictateurs. L’épi-thète fasciste convient à d’autres. Pas à nous.

Nous ne travaillons ni pour des partis, ni pourun parti, ni pour des hommes, ni pour un homme,mais pour le peuple de France.

Le Mouvement Croix-de-Feu ne met pas encause le régime républicain. »

Un autre point mérite qu’on s’y arrête. Dansl’histoire de François de La Rocque et desCDF/PSF, Robert Soucy tient pour négligea-bles les ruptures qui se sont produites entre lesextrémistes et le Chef, ainsi que les attaquesviolentes et répétées que l’extrême droite lançacontre La Rocque. Pourtant, ces flèches sontriches d’enseignement. Marcel Bucard, fonda-teur du Francisme, puis du parti unitaired’action socialiste et nationale, avait déjà quittéles Croix-de-Feu, dont il fut un des fondateurs,quand La Rocque accéda à la présidence. Admi-rateur de Mussolini, reçu en personne par leDuce, Bucard, lui, défendit un véritable pro-gramme fasciste, auprès duquel les idées de LaRocque prennent l’aspect d’un boy-scoutisme.

Joseph Pozzo di Borgo, qui participa lui aussià la fondation des Croix-de-Feu, démissionnadu mouvement en 1936, en raison de la modéra-tion inacceptable de son chef et de ses motsd’ordre, et participa aux tractations de laCagoule. Son pamphlet, La Rocque fantôme àvendre, met également en lumière la différencequi pouvait alors exister entre un activiste et lecolonel. En 1937, Maurice Pujo, au nom del’Action française, publiait Comment La Rocque atrahi, dont le titre suffit à donner le ton. Lamême année, Jean Renaud, dirigeant de la Soli-darité française, écrit dans un autre pamphlet,J’accuse La Rocque :

« Aujourd’hui, il n’est plus possible de se taire, decacher. De partout, j’écris de partout, tous lesnationaux de partis insultés, moqués ou dindon-nés par La Rocque, crient : “Assez, allez devant,cet homme est plus dangereux pour la cause natio-nale que les maçons ou que les juifs profiteursdont d’ailleurs son nouveau parti est farci ! Il estplus notre ennemi que le communiste lui-même !Il faut en finir : c’est lui qui a torpillé et torpillerales élections ; c’est lui qui crée la division”… »

Les mises en garde de La Rocque contre les« groupes d’auto-défense » n’empêchèrentpas, quand les hommes de la Cagoule firentl’objet d’une action judiciaire, divers organes depresse de semer la confusion entre le PSF et leCSAR (la Cagoule). Henri de Kerillis publiadans L’Œuvre du 5 février 1938, un article sur lacampagne contre La Rocque, dont l’origineétait la Cagoule1.

D’autres faits démontrent la volonté de LaRocque de préserver l’indépendance de son partiet de se démarquer des autres dirigeants de ladroite fascisante. Il refuse en 1937 de participerau Front de la liberté, lancée par Jacques Doriot,après l’affaire de Clichy. « L’histoire même du

(1) Parti social français, Bulletin d’informations, 67, 14 février1938.

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lancement du Front de la liberté met en évidencequ’il tendait, dès le début, vers la constitutiond’un bloc fortement axé à droite. La seule exis-tence de ce bloc aurait ressoudé les éléments duFront populaire, au moment même où destiraillements de plus en plus sérieux se manifes-taient parmi eux ; elle aurait cristallisé dans lepays une inimitié de l’extrême droite contrel’extrême gauche au-dessus de la foule des autresgroupements et du peuple lui-même, qui enauraient été les premières victimes ; un partiaussi nouveau que le nôtre s’y serait décisive-ment marqué d’une formule périmée1. » À lademande de ses « amis », il précisa sa positionface à Henry Dorgères et à ses Chemises vertes :refusant de cautionner le Front paysan qui s’abs-tenait « de toute déclaration de loyalisme vis-à-vis de la forme républicaine », il rappelle lecaractère « républicain et démocratique » duparti social français2. Jusqu’au bout, guerreincluse, La Rocque voulut défendre l’indépen-dance de sa formation, la protéger de touteimmixtion et de toute alliance suspecte. Commele PSF était, et de loin, le parti le plus puissant dela droite, on comprend l’hostilité et la haine quesuscita son attitude. Comment La Rocque a trahi :le titre du libelle de Maurice Pujo devint par lasuite un leitmotiv chez tous les protagonistes dela droite autoritaire. Xavier Vallat et PhilippeHenriot se distinguèrent par leur virulence etleur systématisme.

AntisémitismeL’antisémitisme n’entre pas nécessairementdans la définition du fascisme. Les historiensdébattent au demeurant du tournant pris par lefascisme italien, dont l’antisémitisme n’est pasune composante originelle, contrairement aunazisme. Mais Robert Soucy, qui a décidé ducaractère « hitlérien » des CDF/PSF, ne

s’encombre pas de ces nuances, affirmant qu’en1937 « le PSF était devenu de plus en plusantisémite », non seulement en Algérie mais« en France aussi » (p. 231) : une façon d’aggra-ver le cas de La Rocque et de ses troupes, enmontrant qu’ils sont pires que les fascistes ita-liens puisqu’ils n’ont pas attendu d’accéder aupouvoir pour manifester leur passion antijuive.Qu’en est-il ?

Certes, des militants CDF/PSF ont étéd’authentiques antisémites, notamment enAlgérie. Mais La Rocque lui-même n’a cessé deréitérer l’affirmation selon laquelle « le pro-blème ethnique ne se pose pas en France » :« Le “racisme” n’appartient qu’aux nations res-tées primitives. »3 On est loin des propos quel’on rencontre sous la plume des chefs et desécrivains de ligues, de Marcel Bucard aux intel-lectuels de Je suis partout.

Au demeurant, La Rocque n’est pas insensibleaux protestations de la xénophobie qui emplit laFrance de la crise. Ses troupes appartiennentprincipalement aux classes moyennes, dont lesdifférentes organisations corporatives dénoncentrégulièrement les méfaits d’une immigrationabusive et de naturalisations trop faciles quicréent une concurrence professionnelle déloyale.On trouve, notamment dans Service public (untitre de livre qui ne connote guère le fascisme), unécho de cette xénophobie, visant particulière-ment les juifs réfugiés d’Allemagne et d’Europecentrale après l’avènement de Hitler au pouvoir.Après avoir affirmé son antiracisme et son rejet del’antisémitisme (« La race française est unemagnifique synthèse, disciplinée, cultivée, équili-brée. Elle forme un tout ; nulle recherche linguis-tique, nulle analyse d’hérédité ne peut prévaloircontre ce fait. »), La Rocque déclare qu’il estnécessaire de « protéger notre loyale hospitalitécontre le déferlement abusif des étrangers venus

(1) Id., Supplément au Bulletin d’informations, 40, 26 juin 1937. (2) Id., 72, 30 mars 1938. (3) François de La Rocque, Service public, op. cit., p. 160.

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pour déposséder notre main-d’œuvre, transpor-ter parmi nos concitoyens le germe de l’émeute etde la révolution, vicier l’expression de la penséenationale ». Et Robert Soucy de reproduire cesmots qui sonnent si mal : « Et voici que le racismehitlérien, combiné avec notre folle sensiblerie,nous condamne à héberger une foule grouillante,virulente d’outlaws que rien ne garantit ; et voicique parmi ces derniers de nombreux îlots se cons-tituent pour lesquels la persécution nazi[e] n’estqu’une couverture d’espionnage et de conspira-tion. »1

Ne cherchons pas à La Rocque des excuses : ilreprend ici une des antiennes de l’époque, quin’est pas seulement originaire de droite oud’extrême droite. Des phrases à peu près similai-res se retrouvent dans Pleins Pouvoirs deGiraudoux2 ; et de tels propos sont aujourd’huiécrits sur les immigrés, volontiers assimilés à desdélinquants. En 1932, au 7e Congrès du parti com-muniste français, Maurice Thorez avait pour sapart fustigé « le courant xénophobe qui existedans nos rangs ». L’originalité de la Rocque estailleurs : précisément dans son refus de suivre unecertaine doxa antijuive de la droite et de l’extrêmedroite, non seulement en paroles mais en actes.

Rappelons que les CDF/PSF sont ouverts àtous « les hommes de bonne volonté », quellesque soient leur race et leur religion. En 1933, LaRocque et cinq cents Croix-de-Feu assistent auservice religieux célébré à la synagogue de la rueNotre-Dame-de-Nazareth, à la mémoire dessoldats français de toutes confessions tombéspendant la Grande Guerre. Chaque année, laprésence des CDF/PSF est notée dans la mêmecérémonie. Le grand rabbin Kaplan, après les

troubles du 6 février 1934, fait l’éloge de LaRocque, « chef héroïque », et déclare : « Sansavoir l’honneur d’être inscrit à votre associa-tion, je ne puis m’empêcher de me considérercomme l’un des vôtres3. »

Les militants juifs des CDF/PSF ne man-quaient pas. Cela, bien sûr, n’a pas empêchél’antisémitisme d’y sévir, surtout après la vic-toire du Front populaire. En Alsace et enMoselle, une poussée d’antisémitisme marquele parti social français, en 1938 surtout. Selon lepréfet du Bas-Rhin, les dirigeants strasbour-geois du PSF ont changé d’attitude en avril 1938depuis « le retour au pouvoir de M. LéonBlum ».

Mais ce n’était pas le cas des dirigeants natio-naux. La Rocque et le PSF subirent alors lesattaques des partis et officines antisémites,depuis qu’ils avaient délibérément refuséd’adhérer au Front de la liberté de Doriot. Unantijuif professionnel, Henri Coston, publiaiten 1937 une brochure intitulée : La Rocque et lesJuifs, un nouveau scandale ! Il reprenait des arti-cles du Petit Oranais, organe furieusement anti-sémite et hostile à La Rocque, et le libelle se ter-minait par cette invective :

« Le 21mai 1937, à la salle des Ambassadeurs,M. Barrachin, directeur du Bureau politique duPSF, exposa la position du PSF et sa doctrine poli-tique en présence des événements actuels.

Il rappela notamment que son parti reconnais-sait l’égalité de toutes les croyances et déclara“que sans La Rocque, la France aurait peut-êtreconnu l’inutile développement de l’Antisémi-tisme”.

M. de La Rocque, confirmerez-vous les décla-rations de votre lieutenant ?

Les Juifs ont-ils raison de se réjouir de votreattitude ? »(1) Ibid., p. 159. J’ai rétabli le texte exact, car les traducteurs

ne se sont pas donné la peine de s’y reporter, pratiquant la tra-duction de traduction, au lieu de reproduire l’original.

(2) Sur le climat de xénophobie des années 1930, je renvoie àla thèse de Ralph Schor, L’Opinion française et les étrangers enFrance 1919-1939, Nice, 1980, et accessoirement à mon étude LaFrance et les juifs de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004.

(3) David H. Weinberg, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Paris,Calmann-Lévy, 1974, p. 105-106.

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D’autres pamphlets circulent alors, commecelui que le préfet de la Moselle transmet auministre de l’Intérieur, sous le titre : La Rocqueet l’emprise juive1. La Rocque ne manqua pas deréagir dans un éditorial du Petit Journal du7 avril 1938, pour « réprimer énergiquement »les cris antisémites, et prescrire « la plus grandeméfiance à l’égard de tous les individus quis’adonneraient à cette campagne antijuive etsurtout vis-à-vis de ceux qui approcheraient lesinstances du parti ». Des exclusions suivirent2,et la ligne anti-antisémite fut maintenue vailleque vaille. On peut ainsi se demander, en repre-nant la formule d’Edmond Barrachin, si LaRocque ne fut pas un rempart moral et politiquecontre la vague antisémite de l’époque, particu-lièrement dans cette Alsace travaillée par la pro-pagande allemande, à un moment où tant depublications, de livres, d’organisations, repre-naient à leur compte l’antisémitisme, le répan-dant dans tous les rangs de la société. Doriot,fondateur du parti populaire français en 1936,n’était pas au départ antisémite, mais il entonnece grand air lorsqu’il perçoit son efficacité poli-tique. La résistance de La Rocque à ce sujet estdonc assez remarquable, malgré ses concessionsà la xénophobie ambiante.

A-t-il évolué après l’instauration de la Révo-lution nationale, et notamment au moment dupremier statut des Juifs en octobre 1940 ? Peut-être. Mais ici encore le dossier mérite examen.Georges Wormser, dans sa biographie de Geor-ges Mandel, rapporte que le général Mordacq,apprenant la future promulgation des lois racia-les, avait déclaré au chef de l’État : « Monsieurle Maréchal, vous allez déshonorer notre uni-

forme. » Pétain répond : « Je m’en f… ! » Lachose étant connue, Wormser ajoute : « Un deceux qui se montrèrent le plus indignés de laréponse du Maréchal fut le colonel de LaRocque3. » Le Cri du peuple de Doriot, lui, sefélicite que La Rocque n’ait pu empêcher lestatut : « Nous avons montré l’autre jour com-ment M. de La Rocque s’était précipité dansson Petit Journal au secours des Juifs, sans suc-cès, puisque le statut a été promulgué, mais nonsans profit pour ses caisses4. » Cela n’empêchepas La Rocque de s’accommoder en apparencede l’antisémitisme du nouveau régime. Il se dis-tingue cependant des antisémites et néo-antisé-mites qui peuplent les rues de Vichy ou selivrent à une surenchère dans la presse pari-sienne. Il détourne ses flèches en direction de lafranc-maçonnerie : « En chaque lieu, en cha-que occasion, écrit-il dans le Petit Journal du5 octobre 1940, où une purulence juive s’estmanifestée, la franc-maçonnerie a été introduc-trice, protectrice, conspiratrice. Régler la ques-tion juive sans briser à jamais les Loges et toutesleurs antennes serait faire œuvre chimérique5. »

(1) Thèse multigraphiée de Jean-Paul Thomas, Droite derassemblement du PSF au RPF 1936-1953, Institut d’études politi-ques de Paris, 2002, p. 714. Je m’inspire de cette thèse pourévoquer la crise alsacienne.

(2) Dans le cas de la fédération de la Moselle, on estima quel’opposition de La Rocque aux antisémites aurait fait perdreenviron mille cinq cents membres. Ibid., p. 734, n. 11.

(3) Georges Wormser, Georges Mandel, Paris, Presses de laCité, 1967, p. 279.

(4) « Coups de balai », Le Cri du Peuple, 23 octobre 1940. (5) Voir Jean-Paul Thomas, op. cit., p. 290 : « Si quelques

formules de La Rocque ou du Flambeau qu’il dirigeait furenttrès critiquables, son attitude publique et privée, ambiguïtécomprise, fut immuable sur le fond, en dernière instance hos-tile à l’antisémitisme institutionnel de Vichy. Son éditorial sur“La question juive”, dans le Petit Journal du 5 octobre 1940,demande une lecture attentive, mais surtout un examen minu-tieux du contexte : il montre une désapprobation délibérée dustatut des Juifs non encore publié mais connu d’un milieuinformé. La forme du propos peut justifier le jugement d’anti-sémitisme modéré porté par Philippe Machefer, mais la con-clusion fondamentale à l’égard des Juifs était le rejet desanctions préventives auxquelles la plus exacte vigilance natio-nale n’aurait pas recouru avant notre défaite. » Il est notableque Léo Hamon, adversaire de La Rocque, a déclaré dans uneinterview donnée à Jacques Nobécourt à quel point La Rocquefut courageux en prenant position publique dans le Petit Jour-nal d’octobre 1940 contre le statut des juifs (CHEVS, LR 50).

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Dans la bonne tradition de la droite catholi-que, La Rocque, dans son nouvel ouvrage doctri-nal, Disciples d’action, en 1941, n’hésite pas à affir-mer que la franc-maçonnerie est à l’origine detous les maux dont souffre la France. Du moinsn’emploie-t-il pas le terme de « judéo-maçonne-rie » usité chez les antisémites. En revanche,fidèle à l’Union sacrée, à la fraternité des tran-chées, l’ancien chef de guerre réaffirme : « Riende cela n’empêche que des Juifs patriotes n’aientversé leur sang mélangé avec le nôtre sur leschamps de bataille de 1914-1918, sur les champsde bataille de nos théâtres extérieurs d’opéra-tion, sur les champs de bataille de 1939-1940 :l’adoption et la fraternité françaises leur sontacquises1. » C’est le moins ! Les antisémites deVichy et de Paris, à la même époque, ne s’embar-rassent pas de semblables précautions ; c’est àeux, qui l’appellent « l’enjuivé », qu’il est tou-jours en butte.

« L’influence juive sur le PSF » continue àêtre dénoncée par les antisémites, qui occupentdésormais le pouvoir. À titre d’exemple, unenote émanant du Service des sociétés secrètesde la Haute-Garonne, datée du 2 février 1942,donne les noms de personnalités juives qui setrouvent dans l’entourage immédiat du colonel.Elle est complétée par ce commentaire :

« Le fait que l’entourage du chef du PSF financed’une façon importante le Petit Journal, pourraitexpliquer les sentiments amicaux que M. de LaRocque a toujours manifestés vis-à-vis des israéli-tes. Les déclarations suivantes ont en effet étédécrites ou prononcées par lui au cours de ces der-nières années : “Nos camarades israélites sontassurés de notre affection fraternelle…” (Le Flam-beau du 13-2-37). “Nos camarades israélites, dansles rangs desquels je compte plusieurs de mes pluschers amis…” (Bulletin du 18e arrondissement). “Jefais appel à tous les israélites, et Dieu sait si nous

en avons de très nombreux et de très chers dansnos rangs…” (Discours à Lyon) D’ailleurs,l’adhésion du PSF a été vivement conseillée à tousles juifs par les diverses organisations israélites,comme le meilleur moyen de défense [contre] lescampagnes antisémites, le parti de La Rocqueétant essentiellement national. L’Univers israélitene dissimulait pas ces sentiments, puisqu’il écri-vait en 1937 : “Le Colonel de La Rocque ne nour-rit pas de mauvaises intentions à notre égard ;mieux, j’affirme qu’il est le meilleur rempart con-tre l’antisémitisme. ”2 »

Textes et témoignages qui, au total, rendentbien difficile de faire de La Rocque un antisé-mite « bon teint ».

CollaborationLa pire accusation reste à venir : « En 1941, écritRobert Soucy, aucune des critiques que La Roc-que avait pu adresser antérieurement au régimehitlérien ne l’empêcha de demander une “colla-boration continentale” avec les Allemands. Con-sidérer sa rupture avec Vichy en 1942 et sonarrestation par la Gestapo en 1943 comme lapreuve qu’il n’était pas fasciste signifie seulementque l’on occulte sa collaboration active avec lenazisme entre octobre 1940 et décembre 1941. »(p. 214)

Reprenons le dossier. En 1940, La Rocque serallie à Pétain, dont la « Révolution nationale »paraît s’inscrire dans le droit fil de ses idées. Lenouveau régime n’a-t-il pas emprunté sa deviseaux Croix-de-Feu, qui l’avaient inventée en1934 : « Travail, Famille, Patrie » ? Cette adhé-sion ne le rapproche que faiblement du pouvoir,détesté qu’il est par l’entourage de Pétain. Dansune circulaire datant du 16 septembre 1940, ilrecommande : « a) discipline formelle derrièrele Maréchal Pétain, b) réserve absolue à l’égardde son Gouvernement3. » La Rocque accepte

(1) François de La Rocque, Disciplines d’action, Paris, Éditionsdu « Petit Journal », 1941, p. 96-99.

(2) AN F7 15345 et Jacques Nobécourt, op. cit., p. 803-804. (3) CHEVS, LR 33.

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d’entrer au Conseil national, créé enjanvier 1941, mais en démissionne assez vite, dèsle 28 juillet de la même année. Il accepted’envoyer un délégué à des discussions sur unprojet de fondation d’un « parti unique », maisrompt sans tarder avec Marcel Déat qui en est lepromoteur 1. Il transforme son propre parti, dontil garde le sigle (Progrès social français) et orientel’activité vers l’entraide sociale. Maréchaliste debonne volonté, il reconnaît la légitimité dePétain « comme le Chef de l’État désigné en cesheures tragiques », ajoutant : « Mais ce livren’est pas un dithyrambe. J’ai averti que touteadulation serait exclue. » De fait, on ne lit riendans Disciplines d’action qui ressemble aux encen-soirs de la presse et de l’édition de l’époque.

L’accusation portée par Soucy est ailleurs ; elleconcerne la « collaboration » avec l’Allemagnenazie. Or la preuve qu’il en donne est une citationfalsifiée. Je ne ferai ici que reproduire le rectificatifdû à Jacques Nobécourt, qui eut l’occasion de lirel’édition anglaise de Robert Soucy juste avantd’achever sa biographie de La Rocque : « Ainsi,l’historien américain Robert Soucy a-t-il déve-loppé toute une théorie à partir d’une invention. Ilaffirme à plusieurs reprises que, dans Disciplinesd’action, La Rocque a plaidé pour la “collaborationcontinentale avec les Allemands”. Moyennantquoi, il en déduit sa “collaboration active avec lenazisme jusqu’en décembre 1941”, qui lui auraitvalu son inculpation en 1945. Or l’indication “avecles Allemands” ne figurait pas dans cet ouvrage de

La Rocque où “collaboration continentale”appartenait à un contexte exactement opposé : lemot “continental” concernait l’Europe dans sonensemble après les hostilités ; tout au plus, aurait-on pu comprendre que La Rocque envisageaitune alliance atlantique. Quant à l’accusation de“collaboration antérieure avec les Allemands”,elle ne fut jamais formulée par le gouvernementde la Libération2. » De son côté, Jean-Paul Tho-mas note : « Soucy cite les mots “collaborationcontinentale” dans un livre de La Rocque en 1941en ajoutant hors guillemets un “avec les Alle-mands” qui en viole délibérément le sens :la phrase et le chapitre où elle s’insère évoquenten fait une reconstruction d’après guerre, quele colonel envisageait en termes européens dès19393. »

Au sujet de la prétendue collaboration de LaRocque, il n’est pas inutile de lire la notice du Dic-tionnaire de la politique française, d’Henry Coston,qui lui est consacrée. Cet antisémite obsessionnelet fasciste autoproclamé écrit : « Pendant laguerre, La Rocque galvanisa la résistance de sesamis. Il écrivit même, dans son journal, un articlequi portait ce titre (« Résistance », in Le PetitJournal, 16 juin 1940). Après l’armistice, rallié aumaréchal Pétain et nommé par lui membre duConseil national (1941), il n’en rejetait pas moinsla politique de collaboration pratiquée par le gou-vernement. Il était de ceux qui, commeWeygand, attendaient la revanche. Pour lui,comme pour la majeure partie de ses lieutenants,l’armistice n’était qu’un répit ; il fallait souffler etreprendre des forces. Contrairement aux autresorganisations politiques nationales autorisées outolérées par le Pouvoir et par l’occupant, le PSF –Progrès social français depuis 1940 – était nette-ment hostile à l’Europe4. »

(1) Note pour les fédérations du 24 juillet 1940, mettant engarde contre le projet de « parti unique » : « Nous ne voyonspas très bien à quoi peut répondre ce “parti unique” en unmoment où nul ne doit faire de politique. La politique, mêmeau sens le plus respectable du terme, ne saurait reprendre avantque le mode de formation des Assemblées nouvelles ait étécodifié. […] Si un Parti unique a porté, en Italie et en Allema-gne, un homme et un régime au pouvoir, on conçoit mal lacréation d’un parti unique après l’accession au pouvoir d’unnouveau régime issu de nos malheurs, à moins que ce parti uniquen’ait pour but d’amener au pouvoir un nouveau régime, un nouveauou de nouveaux hommes, à l’insu du pays. Ce deviendrait alors, bienvite, une opération douteuse ou “factieuse”. »

(2) Jacques Nobécourt, op. cit., p. 780. (3) Jean-Paul Thomas, Revue historique, 632, octobre 2004. (4) Henry Coston, Dictionnaire de la politique française, Paris,

Publications Henry Coston, 1967, p. 596-598.

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La suite de l’histoire ne concerne plus notresujet, même si l’entrée dans la Résistance (il créeen France, en accord avec l’Intelligence service,le réseau Klan, dont il est le chef depuis le 1er juin1942), la dissolution du PSF le 30 octobre 1942par le général Oberg1, l’arrestation par la Gestapoen 1943, la détention à Fresnes et au Cherche-Midi de mars à septembre 1943, ensuite la déten-tion dans les prisons allemandes d’Eisenberg etItter fournissent d’autres pièces au dossier. Maiscet itinéraire ne trouble pas le diagnostic du DrSoucy : La Rocque, tout fasciste qu’il était, étaitun fasciste « français », ergo il se bat contre lesOccupants en nationaliste français. C’est oublierle parcours de ceux qui se sont réclamés du fas-cisme, voire du nazisme, en France. Si certainsanciens cagoulards et militants d’extrême droitepassèrent à la Résistance, Bucard, Doriot, Déat,Darnand et les écrivains fascistes – Brasillach,Rebatet, Drieu La Rochelle ou Châteaubriant –restèrent jusqu’au bout fidèles au collaboration-nisme, allant parfois jusqu’à revêtir l’uniforme dela légion des volontaires français.

La Rocque aura été un maréchaliste déçu,distant par rapport à la Révolution nationale,dont il a pu espérer qu’elle réaliserait son projetaprès le 10 juillet 1940, mais sans excès d’illu-sion2. Patriote, fidèle au « vainqueur de

Verdun », il entra néanmoins dans la Résis-tance, sans adhérer à la France libre du généralde Gaulle. Selon lui, il fallait mener le combatsur le territoire français et non à Londres. En1957, lors d’une visite de Gilles de La Rocque,fils du colonel, le général de Gaulle lui déclara :« Je savais que La Rocque mènerait le bon com-bat et serait du même côté de la barrière sousune forme différente, mais pourquoi n’est-il pasvenu avec moi ?3 » Les explications sont nom-breuses, et je renvoie encore une fois à la bio-graphie de Jacques Nobécourt. Il me sembleque, même si les contingences ont eu leur rôle,le plus important réside dans l’antagonismepolitique entre le chef des anciens Croix-de-Feu et les hommes et organisations politiquesqui entouraient de Gaulle. Le contentieux desannées 1930 n’était pas effacé.

Les Croix-de-Feu et le PSF : un parti fasciste ?

La dimension révolutionnaire du fascismeLa définition du fascisme a certes varié, depuisles heures chaudes de la lutte antifascistejusqu’aux approches des historiens contempo-rains. Pour couper court à toute polémique inu-tile, je partirai de la définition qu’en donneEmilio Gentile, l’un des spécialistes italiens quifait autorité, dans Qu’est-ce que le fascisme ? :« Le fascisme est un phénomène politiquemoderne, nationaliste et révolutionnaire, anti-libéral et antimarxiste, organisé en parti-milice(partito milizia), avec une conception totalitairede la politique et de l’État, avec une idéologieactiviste et anti-théorique, avec des fondementsmythiques, virilistes et anti-hédonistes, sacrali-sée comme une religion laïque, qui affirme leprimat absolu de la nation, entendue commeune communauté organique ethniquementhomogène, hiérarchiquement organisée en un

(1) L’ordonnance d’interdiction et de dissolution du partisocial français par le général Oberg, commandant de la policede sûreté et des SS en France date du 2 novembre 1942. On ylit : « Cette mesure d’interdiction sera appliquée avec unerigueur absolue et chaque infraction fera l’objet d’une sanction.L’interdiction s’étend aussi bien à l’organisation du parti qu’auxassociations qui dépendent de lui […] En même temps, j’inter-dis au colonel de La Rocque de pénétrer et de séjourner en ter-ritoire occupé. » Cette mesure a été notifiée à Noël Ottavi,adjoint de La Rocque, par René Bousquet, secrétaire généralde la police. CHEVS, LR 34.

(2) Dans la circulaire du 24 juillet 1940 déjà citée, La Rocqueémet des doutes sur la composition du Conseil des ministres etdes secrétariats généraux : « Les principes et les formules mêmesque j’ai le premier publiquement préconisés sont devenus princi-pes et formules d’État, sans que nous puissions en contrôlereffectivement l’application. “Nos idées sont au pouvoir” sansque nous possédions un gage certain de leur exécution. » (3) Cité par Jacques Nobécourt, op. cit., p. 813.

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État corporatiste, avec une vocation belli-queuse à la politique de grandeur, de puissanceet de conquête, visant à la création d’un ordrenouveau et d’une civilisation nouvelle1. »

Définition trop précise, pas assez « sobre »,dirait Michel Dobry. Mais il s’agit de savoir dequoi l’on parle. Si le fascisme désigne indistinc-tement les réactions politiques anticommunis-tes, antilibérales, antiparlementaires, organiséesen formations plus ou moins militarisées, visant àétablir un régime d’autorité, le débat, comme jel’ai dit plus haut, n’existe plus. Si c’est cela le fas-cisme, l’accord avec Dobry et Soucy sera facile :oui, la France a connu le fascisme et, s’il n’a paspris le pouvoir, la menace était réelle. Mais,quand on étudie le mouvement ouvrier et socia-liste d’origine marxiste, il va de soi qu’on ne con-fond pas en France la SFIO, le parti communistefrançais, les groupes trotskistes : l’historien quiengloberait ces différentes formations sous leterme de « mouvements socialistes » ou « mou-vements marxistes » ne serait pas tenu pour biensérieux.

Hitler, Mussolini, Salazar, Franco, Horthy,voire Pilsudski, Pétain, seraient-ils tousfascistes ? Distinguer, classer, définir, ne serait-il qu’un raffinement intellectuel, suspect detoutes les compromissions ? Essayons donc dedire pourquoi le fascisme, phénomène politi-que du 20e siècle, consécutif à la Grande Guerreet contemporain de la révolution bolchevique,autre radicale nouveauté du siècle, ne peut pass’appliquer à tous les mouvements réactionnai-res ou à tous les mouvements nationalistes de« rassemblement ».

Dans le cas français, toute la problématiquetourne autour des Croix-de-Feu et du partisocial français, dont le lieutenant-colonel Fran-

çois de La Rocque a été le chef. De loin, leCDF/PSF a été la ligue puis le parti le plus fort,le plus nombreux, le plus redoutable pour lagauche : si les Croix-de-Feu sont fascistes, plusaucun doute ne subsistera quant à l’importanced’un fascisme français.

Une dimension du fascisme scelle son origi-nalité, par rapport aux autres mouvementsd’extrême droite. L’antimarxisme, l’antilibéra-lisme, l’antiparlementarisme, ajoutés au natio-nalisme et au corporatisme, ne suffisent seuls àfaire d’un mouvement d’extrême droite unmouvement fasciste : les dictatures de Salazarou de Franco ne sont pas fascistes comme l’ontété celles de Mussolini et de Hitler. L’origina-lité du fascisme tient à ce que, tout en étant unmouvement réactionnaire, il est aussi un mou-vement « révolutionnaire ». Il ne veut pas sim-plement substituer à un régime parlementaireun pouvoir personnel, il prétend créer un« homme nouveau » – but d’un régime qui seratotalitaire et belliciste.

Issue des milieux libéraux italiens, pour dési-gner l’État fasciste, la notion de totalitarisme aété assumée par Mussolini qui revendique en1925 la « féroce volonté totalitaire ». Dansl’Encyclopedia italiana de 1932, le duce et sonporte-parole Giovanni Gentile écrivent :« Pour le fasciste tout est dans l’État et […] riend’humain ou de spirituel […] n’existe en dehorsde l’État. Dans ce sens le fascisme est totalitaireet l’État fasciste, synthèse et unité de toutevaleur, interprète, développe et donne puis-sance à la vie tout entière du peuple. » D’Italie,les termes « totalitaire » et « totalitarisme » serépandent en Europe et aux États-Unis, pourdésigner après 1933 les États fasciste, national-socialiste et communiste. Le prêtre démocratechrétien Luigi Sturzo sera l’un des premiers àutiliser le terme pour définir les « trois grandsÉtats totalitaires de caractère différent, maistous les trois à type national et fondés sur la cen-tralisation administrative et politique, sur le

(1) Emilio Gentile, Fascismo. Storia e interpretazione, Rome-Bari, G. Laterza, 2002 ; trad. fr., id., Qu’est-ce que le fascisme ?Histoire et interprétation, trad. de l’it. par Pierre EmmanuelDauzat, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2004, p. 16-17.

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militarisme, sur la monopolisation de l’ensei-gnement et sur l’économie fermée1 ».

Si le totalitarisme caractérise le fascisme et sila notion se diffuse dans les années 1930, ildemeure que la réalité totalitaire ne s’observepleinement que dans le fascisme-régime, neprésentant en revanche que des signes plus oumoins perceptibles dans le fascisme-mouve-ment. Les CDF/PSF n’ayant pas exercé le pou-voir, on peut toujours imaginer le pire de leurpart après qu’ils y aient accédé. Mais ceux quiaffirment que La Rocque a préparé la dictaturetotalitaire sont bien en peine de nous révéler lessignes annonciateurs d’un tel régime, tant danssa doctrine que dans sa conduite. La brochure-programme du parti social français s’orne audos de sa couverture d’un dessin représentantMarianne repoussant hors de France la croixgammée, le faisceau fasciste, la faucille et lemarteau. On pourra lire et relire les articles dece programme, bien malin celui qui y trouveraitles ébauches d’un projet totalitaire. Le refus deremettre en cause le « régime républicain » estréaffirmé, et le renforcement voulu de l’exécutifau détriment du législatif trouve ses limites dansla préservation du Parlement et de la liberté duvote (rendu obligatoire).

La volonté fasciste de créer l’homme nou-veau a pris d’emblée un caractère belliciste. Lefascisme exalte la guerre : sans vocation impé-rialiste, sans esprit de conquête, sans idéal guer-rier, il n’y a pas de fascisme. Hitler parle, dansMein Kampf, de la « loi d’airain de la nécessité etdu droit à la victoire du meilleur et du plusfort ». Et encore : « Tout être tend versl’expansion, et tout peuple vers la dominationmondiale. » Mussolini, dans le Fascisme, doctri-nes, institutions, affirme que « le fascisme est unevolonté de puissance et de domination ». Onchercherait en vain dans le programme du PSF

un projet militariste ou expansionniste. Rienn’oppose plus sa vision des relations internatio-nales que la volonté de puissance fasciste : « LaFrance, lit-on dans le même programme duPSF, doit rester fidèle à sa tradition et à sa mis-sion pacificatrice en recherchant avec ténacitétous les moyens propres à acheminer le mondecivilisé vers une conception pratique de la sécu-rité collective. » On croirait lire du Léon Blum.

Quelles que soient, du reste, les intentions, lasituation de la France invitait tous les partis àl’esprit de paix. On connaît la formule : « Lesvainqueurs sont toujours pacifistes. » LaFrance, victorieuse en 1918, et forte d’un empirecolonial, n’avait, répétons-le, plus d’ambitionterritoriale. De surcroît c’est une nation vieillie,en décroissance démographique à partir de1935, encore meurtrie par une guerre mondialequi s’est déroulée sur son sol et qui l’a laisséeexsangue, marquée à jamais. Ce contexte nefavorise guère la naissance et l’essor d’un natio-nalisme expansionniste, agressif, guerrier. Lesfascistes français font la guerre par procuration,aux côtés des Italiens en Éthiopie ou à côté desphalangistes en Espagne. Gilles, le héros deDrieu La Rochelle, exprime au mieux l’impuis-sance d’un fasciste français, qui n’a plus finale-ment qu’à fuir son pays pour aller se battre dansl’armée franquiste. Mais si les CDF/PSF nesont pas fascistes, comment les qualifier ?

Un parti de masse de droiteLa nouveauté, l’originalité, qui a frappé les con-temporains de son évolution, c’est qu’il est unparti de masse de droite. On connaît la distinction,devenue classique, de Maurice Duverger oppo-sant partis de cadres et partis de masse. Endehors des ligues, plus ou moins éphémères, ladroite n’avait, jusqu’aux CDF/PSF, que despartis de cadres, c’est-à-dire de notablesinfluents et de notables financiers – des états-majors sans troupes, mais non sans électeurs.Les partis de masse sont une création du mou-

(1) Cité par Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil,« Points Essai », 2001, p. 31.

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vement socialiste, à la fin du 19e siècle. EnFrance, la SFIO est le premier parti à compterplus de cent mille adhérents, au lendemain de lapremière guerre mondiale. D’après les indica-tions du Flambeau, les Croix-de-Feu, quin’étaient pas plus de treize mille en 1930, sontenviron trente mille en 1934, et entre sept centet neuf cent mille à la veille de la dissolution de1936. En juin 1936, le nombre d’abonnés auFlambeau atteint cinq cent douze mille. Le PSF,quant à lui, a eu des effectifs encore supérieurs.Certaines évaluations, exagérées, ont avancé lechiffre de trois millions d’adhérents. Les histo-riens de la période et du mouvement s’accor-dent aujourd’hui sur le chiffre d’un million1.C’est en tout état de cause considérable, supé-rieur au nombre des militants additionnés despartis socialiste et communiste.

D’autre part, les CDF/PSF sont capables detenir des réunions publiques, d’organiser descortèges et des rassemblements, qui peuventrivaliser avec ceux du Front populaire. Les éva-luations, celles de la police comme celles desorganisateurs, sont toujours douteuses – soitminimisées, soit exagérées. Contentons-nous derelever que La Rocque peut entraîner ou rassem-bler des dizaines de milliers de participants. Lessalles louées étant généralement trop petites, ilorganise des meetings simultanés, assez prochesles uns des autres, pour qu’il puisse prendre laparole de l’un à l’autre. Ainsi, le 28 janvier 1935,une quadruple réunion salle Wagram, au Bullier,au Magic City et à la Mutualité, rassembletrente-cinq mille personnes. Les défilés rue deRivoli (fête de Jeanne d’Arc, en mai) ou sur lesChamps-Élysées (14 juillet 1935) sont suivis parplus de cinquante mille personnes, et certainesannées davantage encore. Succès analogues lorsdes grands rassemblements en province. Mêmeexagérés, ces chiffres donnent la mesure de la

puissance politique des CDF/PSF – chiffres quiont pu laisser penser que si les élections de 1940s’étaient tenues, le PSF eût, à droite, été le grandvainqueur.

Tout naturellement La Rocque et ses trou-pes sont devenus l’adversaire le plus visible, leplus fort, le plus dangereux, des partis du Frontpopulaire. Ce dernier ayant été cimenté parl’antifascisme, le parti social français, en raisonmême de sa force numérique, avait vocation àêtre désigné comme le parti fasciste à vaincre.En voici une illustration caractéristique :l’attentat perpétré contre Léon Blum, le13 février 1936, lors des obsèques de JacquesBainville. L’épisode est significatif du méca-nisme d’amalgame, de focalisation et d’orches-tration, qui sont autant de techniques de la pro-pagande politique. Alors que les Croix-de-Feun’étaient pour rien dans ce lynchage – à la foisimprovisé et préparé de longue date par les arti-cles haineux de L’Action française –, L’Humanité,appelant à la riposte dans les jours suivants,publie à la une non la photo de Charles Maurrasmais celle de La Rocque, présenté comme« chef factieux ». Par leurs effectifs, les Croix-de-Feu représentaient un ennemi autrementsérieux et crédible que l’Action française. Lors-que, le 4 octobre 1936, le parti social françaisorganise une contre-manifestation à la sortie dumeeting communiste qui se tient au Parc desPrinces, ce sont des dizaines de milliers de par-ticipants qui répondent à l’appel. Aucun partide droite, aucune ligue nationaliste, et pasmême le parti populaire français de Doriot (quiput compter cent quatre-vingt mille adhérents)ne peuvent rivaliser. Cet effet de puissanceexplique en partie l’identification du CDF/PSFau fascisme. Le Front populaire y trouvait sonmobile d’unité, son ennemi nécessaire, com-pensant ses divergences internes : la cible fas-ciste désignée, les rangs de l’antifascisme pou-vaient être plus serrés. Bien des dirigeants duFront populaire savaient que la formation de La

(1) Voir notamment Jean-Paul Thomas, op. cit., p. 258 sq.,« La fin des années 1930 : l’émergence d’un parti millionnaire ».

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Rocque n’était pas fasciste (la « main tendue »de Thorez aux militants Croix-de-Feu avant lesélections de 1936 montre au moins que bien desCroix-de-Feu étaient récupérables1 ), mais lecolonel dirigeait la force la plus structuréeopposée au Front populaire : il devait apparaî-tre, suivant une logique de l’action, commel’incarnation du fascisme français – et par làmême un principe unifiant du Rassemblementpopulaire.

Ce que ce parti de masse partage avec lesmouvements fascistes, c’est l’anticommunisme,l’antiparlementarisme2, l’anti-maçonnisme. Cequi pourrait l’en rapprocher, c’est la volonté deLa Rocque, de n’être « ni de droite ni degauche », par quoi il reprend un slogan fasciste.L’inspiration est cependant différente. Natio-naliste et chrétien, La Rocque a la nostalgie del’Union sacrée. Son projet n’est pas de musclerla droite : il veut rassembler les Français etrepousse l’affrontement entre les deux blocs, degauche et de droite. Naïf, sans aucun doute, ilvoudrait dépasser ce vieux clivage, faire renaîtreles vertus d’une véritable union nationale, cellede 1914. Ses adversaires sont tout naturellementceux qui divisent, à commencer par les commu-nistes et les socialistes. Ce qu’il appelle de sesvœux, c’est une nouvelle République, selon unevision militaire, c’est-à-dire hiérarchique, avecun exécutif renforcé. En cela, il ne fait quereprendre toutes les idées de réforme constitu-tionnelle qui ont sévi depuis 1919, venues detous les horizons, mais jamais réalisées. Ce qu’il

remet en cause, c’est un modèle républicain quia créé le régime d’assemblée, qu’il juge impro-pre à gouverner. Comment y parvenir ? Le pro-gramme du parti social français l’explicite :« Par les voies légales, en usant des droits civi-ques et politiques accordés par la Constitution àtous les citoyens. Par la force, au cas où des par-tis de révolution chercheraient à employer laviolence et à fouler aux pieds nos libertés pourimposer leur dictature. »

On peut toujours dire que ce ne sont là quedes mots, mais on ne trouve dans les publica-tions CDF/PSF aucune autre directive, aucunautre projet, que celui-là : nous serons assezforts pour gagner les élections, réformer laRépublique, et, au besoin, pour défendre lasociété contre une entreprise subversive desrévolutionnaires.

Sociologiquement, on sait, depuis long-temps, que La Rocque a surtout recruté au seindes classes moyennes, et notamment dans cesclasses moyennes indépendantes, non salariées,qui représentent un fort pourcentage de lapopulation active. C’était aussi la clientèle duparti radical-socialiste. Or l’accord Matignon,suivi par la législation sociale du Front popu-laire, a provoqué l’échec final de Léon Blum, lessénateurs radicaux se révoltant. De même, lesdécrets d’application des lois sociales (lasemaine des quarante heures en particulier) aentraîné la fronde des congrès radicaux. Leparti social français a largement bénéficié de cemalaise provoqué par l’« ouvriérisme » duFront populaire3. On sait aussi que la défensedes classes moyennes en pleine crise économi-que avait été débattue au sein du parti socialiste,suscitant l’émergence du néo-socialisme deMarcel Déat. Mais le seul fait d’être par excel-lence le parti des classes moyennes ne constituepas mécaniquement le PSF en parti fasciste.

(1) « Nous te tendons la main, volontaire national, anciencombattant, devenu croix-de-feu, parce que tu es un fils denotre peuple, que tu souffres comme nous du désordre et de lacorruption, parce que tu veux, comme nous, éviter que le paysne glisse à la ruine et à la catastrophe. » Maurice Thorez, Pourune France libre, forte et heureuse, discours prononcé le 17 avril1936 au micro de Radio-Paris, et cité dans Fils du peuple, Paris,Éditions sociales internationales, 1937, p. 117.

(2) La Rocque ne veut pas la suppression du Parlement, maisil met en cause le système parlementaire de la Troisième Répu-blique qui laisse le pouvoir au législatif aux dépens de l’exécutif.

(3) Voir Serge Berstein, Histoire du parti radical, Paris, Pres-ses de Sciences Po, 1982, t. II, p. 486 sq.

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Ces classes moyennes avaient été de longuedate un des soutiens de la République radicale.La défense de la petite propriété en formait lesocle dans une société largement composée depetits propriétaires – paysans, artisans, chefs depetites entreprises (environ 40 % de la popula-tion active en 1936).

Un pré-gaullisme ?La comparaison entre CDF/PSF et RPF – leRassemblement du peuple français fondé en1947 par de Gaulle – s’est imposée à nombred’historiens. Volonté d’union au-dessus des par-tis de droite et de gauche, contestation de laRépublique parlementaire, aspiration au fonde-ment d’une République où le principe d’autoritéserait restauré par le renforcement de l’exécutif,promotion politique du président de la Républi-que, réconciliation des classes par l’associationCapital-Travail, autant de thèmes rapprochantles deux formations. Le RPF fut également,quoique de manière plus éphémère, un grandmouvement de masse, remportant haut la mainles élections municipales de 1947. La filiationn’est pas directe : la seconde guerre mondiale apesé lourd et de Gaulle n’est pas La Rocque.

Cependant, par delà l’inspiration doctrinaleassez proche (nationalisme, anticommunisme,antiparlementarisme), les filiations personnel-les – des cadres du RPF provenant parfois duPSF – sont importantes comme le dévoile lathèse de doctorat de Jean-Paul Thomas. Or,comment qualifiait-on à gauche le Rassemble-ment gaulliste ? C’était évidemment un nou-veau fascisme ! En décembre 1947, la revueEsprit sonne l’alarme par un numéro spécial :« La pause des fascismes est terminé. » Lesanalyses qu’il contenait ne concernaient passeulement la France, mais c’est bien la nais-sance et l’effet de masse du RPF qui était à l’ori-gine de cette nouvelle résistance. Dans l’édito-rial de Paul Fraisse figurait un mot qui est aucœur de notre débat : « Fascisme est un mot

étranger. En français, il se traduit littéralementpar : rassemblement. » Mais les partis de ras-semblement sont-ils nécessairement fascistes ?Dans le même numéro, Jean-Marie Domenachn’avait aucun mal à pourfendre « le mythe durassemblement national ». Car il s’agit biend’un mythe qui entraîne de Gaulle à répudier« le système des partis » au nom d’une nouvelleunion sacrée, qui ne peut exister, en fait, quesous l’autorité d’un chef. La Rocque comme deGaulle après lui, anciens combattants de 14-18,ont rêvé, sinon d’éradiquer, du moins d’atté-nuer au maximum les conflits qui affaiblissentla nation – en particulier la lutte des classes. Cemythe du rassemblement a été à l’origine de laCinquième République et d’une Constitutionque l’on peut dire étrangère – surtout dans saversion de 1962 qui comprend l’élection duprésident de la République au suffrage univer-sel – à la tradition républicaine. Nous pouvonscritiquer ces éléments, il ne nous viendrait pas àl’esprit aujourd’hui de qualifier le régime gaul-lien de régime fasciste. La crise de la Qua-trième République, toutes choses égalesd’ailleurs, avait bien des points en communavec la crise de la Troisième République desannées 1930, ce que Domenach explicite bien :« Les institutions parlementaires que noussubissons sont tellement privées de sensqu’elles ne peuvent plus servir de plate-formede résistance. » La guerre d’Algérie devait con-firmer cruellement le diagnostic, et il faut bienavoir en tête la crise du système parlementaire,tant dans les années 1930 que dans les années1950, pour comprendre les succès de La Roc-que et de De Gaulle.

D’anciens adversaires de La Rocque sontrevenus, après la bataille, sur leurs jugementsinitiaux. Daniel Mayer (socialiste), parlant du6 février en 1962 : « Il apparaît que le colonel deLa Rocque n’a pas eu, dans les journées qui ontprécédé et ce soir-là même, le même but queceux auxquels notre légitime passion l’associait

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et dont il voulait, semble-t-il, se différencier1. »Étienne Borne (démocrate chrétien) :

« Lorsque La Rocque survient, il semble faire tropde concessions au train nouveau du monde, mais enréalité il répudie le vertige de l’extrémisme auqueln’est que trop sensible le nationalisme français, ilrefuse hautement les moyens de l’insulte, de lacalomnie, de l’illégalité, son “social d’abord”, outrequ’il prépare les esprits timides à accueillir denécessaires réformes, contredit directement le“politique d’abord” de la faction maurrassienne.[…] La Rocque, s’il n’a pu trouver l’insertion pro-prement politique d’une pensée en elle-mêmegénéreuse, a du moins tenu, à l’abri des mauvaisbergers, le troupeau qui lui était confié et qui auraitpu, sans lui, ne leur être que trop disponible2. »

Un dernier témoignage, enfin, celui que l’écri-vain Gilles Perrault présente dans une lettre àGilles de La Rocque, le 2 juillet 1985 :

« J’ai été de ceux qui ont méconnu le vrai visage ducolonel de La Rocque. Et je n’étais certes pas leseul. […] L’homme infiniment digne d’estime quinaquit voici cent ans n’a pas eu la chance de rencon-trer son destin historique. Les circonstances l’ontvoulu ainsi. Comment ne pas être frappé, à présentque les décennies écoulées mettent les choses et lesgens en bonne perspective, par les traits gaulliensde sa démarche politique ? Mélangé trop hâtive-ment en son temps à la cohorte des chefs del’extrême droite, il me semble que les historiensmettront La Rocque à sa juste place, c’est-à-direparmi ceux qui, démocrates et républicains, vou-laient une France régénérée, indépendante, dotéed’institutions la rendant capable de tenir la barre.Ce rôle échut au général de Gaulle. Nul doute quele colonel de La Rocque aspirait de tout son être às’en faire l’instrument3. »

J’emprunterai, avant de conclure, la mise au pointde l’historien Philippe Machefer. Auteur d’untravail pionnier sur les ligues, il avait préparé sathèse de doctorat d’État sur le PSF à partir de1970, que ses obligations de sénateur (socialiste)et une mort prématurée l’ont empêché de soute-nir. À la demande de Gilles de La Rocque,Machefer lui adressa un résumé de ses travaux,dans une lettre datée du 10 août 1981. On y lit :

« Le PSF s’efforce d’être le défenseur des classesmoyennes, à la place des radicaux-socialistes. Ilcherche à gagner les éléments modérés du Frontpopulaire, c’est-à-dire les électeurs radicaux-socialistes.

Daladier dans ses notes manuscrites écrit àItter en 1944-1945 : “Au fond, je crois que LaRocque voulait créer un mouvement nationalayant pour but la conquête légale de la majorité.”

La conclusion de cette analyse s’efforce demontrer que La Rocque a su comprendre que lefascisme répugnait à la mentalité française et qu’ilfallait renforcer l’autorité du pouvoir exécutifdans la fidélité aux institutions de la République.

Cela et sa volonté de réconciliation nationaleannoncent ce que sera plus tard le RPF du généralde Gaulle, auquel La Rocque prépare en quelquesorte le terrain par son action dans les massescatholiques jusqu’alors dépolitisées. […]

Le catholicisme social, le vieux fond bonapar-tiste français, le jacobinisme d’un Clemenceau,ont exercé une plus ou moins forte influence sur lapensée de La Rocque, pensée politique à vrai direassez peu formée, sans que cette observation mar-que une critique visant un homme pour lequel, demétier et de tempérament, l’action était la princi-pale valeur.

Cela signifie-t-il un fascisme ? On songe à laglorification de l’action pour l’action chez deshommes comme Mussolini ?

Il est évident que cette interrogation a été aucœur de ma recherche. Nul doute qu’il n’y ait eudans le Mouvement Croix-de-Feu, chez certainsde ses membres, une imprégnation fasciste. Onconstate que ces éléments ont quitté l’association,notamment en 1935, pour soutenir Doriot dont le

(1) Daniel Mayer, « Portrait d’un adversaire », Témoignagechrétien, 2 mars 1963.

(2) Étienne Borne, « La Rocque, cet inconnu », Forces nou-velles, 21mars 1963.

(3) CHEVS, LR 71.

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MICHEL WINOCK

PPF sera, lui, la grande tentative d’organisationdu fascisme français.

Lorsque, en 1936, La Rocque refuse de réagirpar la force contre la dissolution des ligues pro-noncée par Léon Blum, Pozzo di Borgo et les élé-ments les plus durs des Croix-de-Feu refusent derejoindre les rangs du Parti social français, preuveévidente qu’ils n’y voient pas la reconstitution dela ligue hostile aux institutions de la Républiquequ’ils souhaitaient.

En 1937, c’est le refus d’adhésion du colonel deLa Rocque qui fait échouer la tentative de consti-tution d’un vaste rassemblement hostile à la gau-che sous la direction de Jacques Doriot autour duPPF.

Les attaques les plus vives et les chantages lesplus odieux, ceux que la presse de l’époque a misen lumière et qui, de ce fait, relèvent du domainepublic, du fait public, sont venus non pas desadversaires “naturels” du PSF, je veux dire dessocialistes et des communistes, mais de l’extrêmedroite réactionnaire ou fascisante.

On en arrive à estimer que, loin d’être enFrance, le vecteur du fascisme, les formations ducolonel de La Rocque ont été, bien au contraire,parmi d’autres facteurs, un obstacle au développe-ment d’un puissant parti fasciste, tel que le Fran-cisme de Bucard ou le PPF de Doriot.

Quelles que soient mes options politiques etsans doute précisément à cause d’elles, je dois à lavérité historique de dire ma profonde conviction,après tant d’années de recherche sur ce sujet, estque le colonel de La Rocque n’était pas fasciste etque, au contraire, il a contribué à barrer la routeau fascisme dans les années 301. »

On peut évidemment spéculer sur ce que fûtdevenu le CDF/PSF s’il était arrivé au pouvoir.Régime de type bonapartiste (compromis entredictature et héritage républicain) ? Régime detype salazariste (dictature réactionnaire avec

lien étroit entre l’État et l’Église) ? Régime fas-ciste (totalitaire à l’intérieur, agressif àl’extérieur) ? Mais rien ne présuppose, dans lemouvement CDF/PSF et son programme, l’ins-tallation de la dictature. Dans un documentintime – une lettre écrite à son fils Jean-Françoisle 17 octobre 1939 – La Rocque affirme son refusde « toute secousse intérieure » : « Il convientde faire mûrir aussi vite que possible l’évolutionnécessaire dans les domaines politiques etsociaux et non pas de l’imposer par la force2. »La Rocque, au pouvoir, pouvait aussi engager leprocessus de réforme constitutionnelle dans lecadre républicain, comme le fit le général deGaulle en 1958. Enfin, le PSF vainqueur auxélections pouvait tout aussi complètementéchouer à réformer le régime tout comme Gas-ton Doumergue en 1934 et se contenter dereconstituer une droite plus homogène.

Trop de variables existent pour trancher : laconjoncture économique, le rapport des forcesdans le champ politique, le contexte internatio-nal, la guerre bien sûr, etc. Les régimes autori-taires autant que les régimes fascistes labellisésont évolué : le régime mussolinien des années1920, régime de compromis avec la droite réac-tionnaire, a précédé le virage totalitaire de laseconde moitié des années 1930. En France, lerégime gaullien instauré à la suite du 13 mai 1958s’est lui aussi transformé à partir des années1970. On n’épuisera jamais le nombre des possi-bles, et nous ne pouvons juger que sur ce qui fut,non sur ce qui aurait pu être.

L’entre-deux-guerres, les années 1930 sur-tout, a connu une grande vague de mouvementset de régimes autoritaires en Europe. À monsens, il est erroné de les regrouper tous indis-tinctement sous l’étiquette « fascistes ». Le fas-cisme désigne d’abord le régime mussolinien.Le mot peut-être utilisé aussi pour parler du

(1) CHEVS, LR 84. Voir aussi Philippe Machefer, « LeParti social français », dans les actes du colloque « Daladier »,La France et les Français en 1938-1939, Paris, Presses de SciencesPo, 1978, p. 307-326. (2) CHEVS, LR 32.

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national-socialisme, la première phase du fran-quisme (1939-1945), le bref régime légionnairede Roumanie, la Hongrie des Croix fléchées deSzàlazi, et tous les mouvements qui, en France etailleurs, ont pris pour modèle le fascisme italien,tel le Francisme de Marcel Bucard ou, demanière progressive, le parti populaire françaisde Jacques Doriot. D’autres régimes furent plusou moins influencés par le fascisme, mais restè-rent des dictatures traditionnelles, où l’armée, ladroite conservatrice, l’Église (catholique ouorthodoxe), étaient partie prenante : les régimesde Pilsudski en Pologne, de Horthy en Hongrie,de Smetona en Lituanie, de Dollfuss en Autri-che, de Salazar au Portugal, de la Grèce deMétaxas, de Pétain à Vichy1… Mais les Croix-de-Feu, puisant aux sources du christianismesocial, avaient peut-être vocation à fonder unrégime échappant à ces catégories, plus ancrédans l’histoire nationale, où le double héritagede la Révolution et du bonapartisme pesaientlourd, comme le régime de la Cinquième Répu-blique, si peu conforme à la tradition républi-caine parlementaire, l’atteste encore.

En conclusion, je récuse que le terme« fascisme » soit d’une telle élasticité qu’il envienne à désigner tous les mouvements de ladroite autoritaire, de la droite dite nationale, oude l’extrême droite. Seule, la pratique militante,peu portée aux nuances, refuse les distinctions.L’historien, en tant qu’historien, n’a ni compte àrégler ni étendard politique à défendre ; il resteavant tout soucieux de rendre intelligible lepassé. Il existe un écart entre le chercheur et lecitoyen ou, pour plagier Max Weber, entre le« savant » et le « politique ». L’historien doittravailler dans le silence de ses passions et ne pasconfondre son étude avec l’illustration d’unevérité préétablie. Il est vrai qu’une école dusoupçon a mis en doute depuis longtemps

l’impartialité du chercheur : n’est-il pas ensituation, comme dirait Sartre, et, partant, sousinfluence ? Certes, l’historien n’est pas unemachine froide à dire le vrai et le faux. C’estpourquoi la modestie s’impose à lui, qui doitconstamment se remettre en question. Fairetaire ses préjugés ou ses fidélités politiques,combattre sa peur de contredire la doxa de songroupe, de son camp, de son parti, de son milieu,telle doit être sa règle. Et quand il est avéré qu’ils’est trompé, il doit le reconnaître de bonne foi.MM. Dobry et Soucy ne m’ont nullement con-vaincu de mon erreur sur le fascisme français.J’en ai observé les traces, l’« imprégnation »dans certains cercles, chez les intellectuelsnotamment ; j’en ai vu les imitations de la partde certains groupes et partis, et ne puis dire quele fascisme français n’a pas existé. Mais, simulta-nément, j’en ai observé les limites et ai dit lescauses objectives de cette limitation. Enfin, j’aiexprimé mon accord avec nos contradicteurs surl’enjeu principal du débat, qui est l’identifica-tion ou non des Croix-de-Feu et du parti socialfrançais : s’ils sont bien fascistes, on ne sauraitdire que le fascisme en France fut dans lesannées 1930 un phénomène marginal ; dans lecas inverse, c’est bien que le fascisme français n’apas été une puissante réalité. Réexaminant laquestion, à l’aide des archives La Rocque, de lapresse de l’époque, et des nombreux témoigna-ges et travaux publiés, j’ai soutenu dans cet arti-cle que les Croix-de-Feu et le PSF ne pouvaientêtre assimilés à un parti fasciste, si ce n’est auprix d’un défaut de rigueur sémantique.

Michel Winock est professeur émérite des Universités àl’Institut d’études politiques de Paris. Il a publié notammentLa Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968(Calmann-Lévy, 1986, et Seuil, 1987), Nationalisme, antisémi-tisme et fascisme en France (Seuil, 1990), Le Siècle des intellec-tuels (Seuil, 1997), La France et les Juifs de 1789 à nos jours(Seuil, 2004), Le 13 Mai 1958. L’Agonie de la IVe République(Gallimard, 2006).

(1) António Costa Pinto, « Le salazarisme et le fascismeeuropéen », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 62, avril-juin 1999.

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