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Fait clinique Ruptures tendineuses multiples et lévofloxacine Rupture of multiple tendons after levofloxacin therapy e Denis Braun a , Nadine Petitpain b , Françoise Cosserat b , Damien Loeuille c , Suleiman Bitar d , Pierre Gillet b,c , Philippe Trechot b, * a Service de pneumologie, hôpital Maillot, 54150 Briey, France b Centre régional de pharmacovigilance de Nancy, hôpital central, CHU de Nancy, 29, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, 54035 Nancy cedex, France c Clinique rhumatologique, CHU de Nancy Brabois, 54511 Vandœuvre, France d Service de chirurgie orthopédique, hôpital Maillot, 54150 Briey, France Reçu le 10 juin 2003 ; accepté le 15 octobre 2003 Disponible sur internet le 30 décembre 2003 Résumé Nous rapportons le cas d’un homme de 80 ans, traité par lévofloxacine pour un épisode de surinfection bronchique, qui a développé des ruptures tendineuses multiples, d’évolution favorable en neuf mois. La présence de facteurs de risque tels qu’un âge avancé, une insuffisance respiratoire chronique et une corticothérapie par voie nasale semblent avoir favorisé cet effet indésirable. © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract A 80-year-old man treated by levofloxacin developed multiple tendon ruptures. His symptoms resolved over nine months after levofloxacin discontinuation. Nasal corticosteroid therapy, ageing and chronic respiratory insufficiency were probably predisposing factors in this patient. © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Lévofloxacine ; Fluoroquinolones ; Ruptures tendineuses Keywords: Levofloxacin; Fluoroquinolones; Tendon rupture 1. Introduction Les tendinopathies survenant au décours d’un traitement par fluoroquinolones sont classiques mais rares. Volontiers achilléennes, parfois bilatérales, elles sont plus rarement polytendineuses, alors responsables d’un syndrome arthro- myalgique diffus, comme l’ont publié Schwald et Debray- Meignan en 1999 dans ces colonnes [1]. Il s’agit d’un effet indésirable de classe dont le principal risque est la rupture tendineuse, justifiant un diagnostic et une prise en charge précoces. La lévofloxacine, isomère lévogyre du racémique ofloxacine (Tavanic ® ), disponible sur le marché depuis sep- tembre 2000, n’est pas exempte de ténotoxicité [2]. De sur- croît, elle est souvent prescrite chez des patients présentant des facteurs de risque comme le suggère l’observation que nous rapportons. 2. Cas rapporté Un homme de 80 ans, non fumeur, présentait en avril 2002 un épisode bronchitique traité cinq jours par lévofloxacine (Tavanic ® 500 mg, 1 cp le matin), méthylprednisolone (Mé- e Pour citer cet article, utiliser ce titre en anglais et sa référence parus dans le même volume de Joint Bone Spine. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (P. Trechot). Revue du Rhumatisme 71 (2004) 1202–1204 www.elsevier.com/locate/revrhu © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.rhum.2003.10.016

Ruptures tendineuses multiples et lévofloxacine

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Fait clinique

Ruptures tendineuses multiples et lévofloxacine

Rupture of multiple tendons after levofloxacin therapy e

Denis Braun a, Nadine Petitpain b, Françoise Cosserat b, Damien Loeuille c,Suleiman Bitar d, Pierre Gillet b,c, Philippe Trechot b,*

a Service de pneumologie, hôpital Maillot, 54150 Briey, Franceb Centre régional de pharmacovigilance de Nancy, hôpital central, CHU de Nancy,

29, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, 54035 Nancy cedex, Francec Clinique rhumatologique, CHU de Nancy Brabois, 54511 Vandœuvre, France

d Service de chirurgie orthopédique, hôpital Maillot, 54150 Briey, France

Reçu le 10 juin 2003 ; accepté le 15 octobre 2003

Disponible sur internet le 30 décembre 2003

Résumé

Nous rapportons le cas d’un homme de 80 ans, traité par lévofloxacine pour un épisode de surinfection bronchique, qui a développé desruptures tendineuses multiples, d’évolution favorable en neuf mois. La présence de facteurs de risque tels qu’un âge avancé, une insuffisancerespiratoire chronique et une corticothérapie par voie nasale semblent avoir favorisé cet effet indésirable.© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

A 80-year-old man treated by levofloxacin developed multiple tendon ruptures. His symptoms resolved over nine months after levofloxacindiscontinuation. Nasal corticosteroid therapy, ageing and chronic respiratory insufficiency were probably predisposing factors in this patient.© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Lévofloxacine ; Fluoroquinolones ; Ruptures tendineuses

Keywords: Levofloxacin; Fluoroquinolones; Tendon rupture

1. Introduction

Les tendinopathies survenant au décours d’un traitementpar fluoroquinolones sont classiques mais rares. Volontiersachilléennes, parfois bilatérales, elles sont plus rarementpolytendineuses, alors responsables d’un syndrome arthro-myalgique diffus, comme l’ont publié Schwald et Debray-Meignan en 1999 dans ces colonnes [1]. Il s’agit d’un effetindésirable de classe dont le principal risque est la rupturetendineuse, justifiant un diagnostic et une prise en charge

précoces. La lévofloxacine, isomère lévogyre du racémiqueofloxacine (Tavanic®), disponible sur le marché depuis sep-tembre 2000, n’est pas exempte de ténotoxicité [2]. De sur-croît, elle est souvent prescrite chez des patients présentantdes facteurs de risque comme le suggère l’observation quenous rapportons.

2. Cas rapporté

Un homme de 80 ans, non fumeur, présentait en avril 2002un épisode bronchitique traité cinq jours par lévofloxacine(Tavanic® 500 mg, 1 cp le matin), méthylprednisolone (Mé-

e Pour citer cet article, utiliser ce titre en anglais et sa référence parus dansle même volume de Joint Bone Spine.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (P. Trechot).

Revue du Rhumatisme 71 (2004) 1202–1204

www.elsevier.com/locate/revrhu

© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.rhum.2003.10.016

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drol® 16 mg, 3 cp le matin) et carbocistéine (CarbocistéineRPG®, 15 ml 3 fois par jour). Il poursuivait son traitementhabituel qui associait du budésonide inhalé (Pulmicort 200®,2 fois par jour, le matin), du vérapamil (Isoptine®, 120 mg,1 cp par jour), un oxygénateur cérébral (Cervoxan®, 60 mg,1 cp par jour), un anti-agrégant plaquettaire (Asasantine LP®

200 mg, 1 cp matin et soir) et un antiglaucomateux (Xala-tan®, 1 goutte par jour ODG). Il existait des antécédentslointains de tuberculose pulmonaire, avec séquelles bron-chectasiques, et de carcinome épidermoïde bronchiquemicro-invasif traité deux ans plus tôt par bronchocryothéra-pie. En juin 2002, un nouvel épisode infectieux bronchopul-monaire justifiait la reprise d’un traitement par lévofloxacine(Tavanic® 500 mg, 1 cp par jour), flunisolide en solutionnasale (Nasalide®, 2 pulvérisations matin et soir), et carbo-cistéine (Bronchokod sans sucre Gé® adulte, 15 ml 3 fois parjour). Après trois jours, soit dès la troisième prise de lévo-floxacine, le patient souffrait brutalement de la cheville gau-che puis des membres supérieurs. Le lendemain, les diagnos-tics de ruptures du tendon d’Achille gauche, du tendon dulong biceps gauche et de la coiffe des rotateurs à droiteétaient évoqués devant l’impotence fonctionnelle majeured’apparition brutale et une symptomatologie caractéristique.Aucune échographie ou IRM n’était pratiquée, le diagnosticétant cliniquement évident, confirmé à plusieurs reprises enmilieu orthopédique. L’indication d’une immobilisation plâ-trée de la cheville, d’une mise au fauteuil et d’une kinésithé-rapie était alors retenue. Le bilan biologique initial restait peuinformatif pour l’âge, ne montrant qu’un discret syndromeinflammatoire et une fonction rénale sensiblement normale(créatininémie comprise entre 11 et 12 mg/l à plusieursreprises et clairance de la créatinine corrigée à 78 ml/minute,selon la formule de Cockroft et Gault). L’évolution étaitrésolutive en neuf mois avec disparition de la symptomatolo-gie douloureuse dès trois mois (cheville et épaules) et repriseprogressive de l’autonomie.

3. Discussion

Bien que la péfloxacine ait souvent été incriminée, enraison de ses caractéristiques pharmacocinétiques (excel-lente diffusion tissulaire), dans la genèse des tendinopathiesiatrogéniques, toutes les autres fluoroquinolones actuelle-ment commercialisées, dont la lévofloxacine [3], peuventégalement être responsables de tels accidents. Si une atteintefocale est classique, notamment achilléenne [4], la gravité decet effet indésirable médicamenteux peut être majorée parune localisation polytendineuse [1], exceptionnellementcompliquée de ruptures multiples [5]. La survenue de cettecomplication paraît d’autant plus plausible que, conformé-ment à l’autorisation de mise sur le marché (AMM), lalévofloxacine est souvent prescrite lors d’épisodes de surin-fection bronchique chez les patients bronchitiques chroni-ques. Ceux-ci risquent alors de cumuler un certain nombre defacteurs de risque de tendinopathies : hypoxémie, âge, insuf-

fisance rénale et corticothérapie simultanée, courte ou pro-longée (même inhalée) [6].

Notre patient réunissait plusieurs de ces facteurs de ris-que : âge avancé, insuffisance respiratoire chronique, corti-cothérapie inhalée. La fonction rénale, normale, n’avait pasconduit à une réduction de la posologie. Le délai de survenueparaît compatible avec les observations antérieurement pu-bliées [4,7] et le risque d’évolution vers la rupture (30 % descas de tendinites rapportées [8]) est signalé dans le résumédes caractéristiques du produit (Vidal 2003). De plus, si lalocalisation achilléenne est la plus commune, des atteintes dubiceps [9] et de la coiffe des rotateurs [1] ont été signalées audébut, pendant, à l’arrêt, voire de façon différée lors detraitements par fluoroquinolones. Enfin, en dehors de la cor-ticothérapie, aucun autre médicament réputé ténotoxique[10] n’était coprescrit chez ce patient et on ne notait aucunepathologie intercurrente susceptible de fragiliser les tendons(hyperparathyroïdie, hémodialyse...). L’imputabilité de la lé-vofloxacine dans la genèse de cet effet indésirable apparaîtcomme plausible (chronologie : 2, sémiologie : 2 soit uneimputabilité intrinsèque = I2), selon les critères de la mé-thode française d’imputabilité des effets inattendus ou toxi-ques des médicaments [11]. La pathogénie de ces tendinitesliées à la prise de fluoroquinolones reste méconnue. Onévoque une hyperproduction radicalaire locale, volontiersfavorisée par des phénomènes d’ischémie–reperfusion ausein du tendon, voire une stimulation ancillaire intratendi-neuse des cytokines ou des métalloprotéases [12]. Une toxi-cité tissulaire directe conjointe des corticoïdes, notammentsur les fibres collagéniques, serait un facteur aggravant. Ilfaut noter par ailleurs que la ténotoxicité propre des fluoro-quinolones apparaît dose-dépendante chez le rat [13], tandisque chez l’homme, elle peut survenir à n’importe quel mo-ment du traitement, même après une dose unique [6].

Comme le souligne la lettre d’information aux prescrip-teurs concernant la lévofloxacine, en date du 17 décembre2001 et disponible sur le site de l’Afssaps [8], une bonneévaluation du rapport bénéfice/risque et une surveillancetoute particulière des tendons s’imposent chez certains pa-tients cumulant des facteurs de risque (âge supérieur à 65 ans,corticothérapie associée, même inhalée, insuffisance rénalepotentielle).

Références

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[4] Haddow LJ, Chandra Sekhar M, Hajela V, Gopal Rao G. SpontaneousAchilles tendon rupture in patients treated with levofloxacin. J Anti-microb Chemother 2003;51:747–8.

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[8] Informations importantes de pharmacovigilance concernantTavanic® (lévofloxacine) http://agmed.sante.gouv.fr/htm/10/filltrpsc/levoflo.pdf.

[9] Guerin B, Grateau G, Quartier G, Durand H. Rupture of the longbiceps tendon following ingestion of fluoroquinolone. Ann MedInterne 1996;147:69.

[10] Hayem G. Tendinopathies induites par les médicaments. Rev Rhum[Ed Fr] 2002;69:406–10.

[11] Bégaud B, Evreux JC, Jouglard J, Lagier G. Imputabilité des effetsinattendus ou toxiques des médicaments. Therapie 1985;40:11–4.

[12] Simonin MA, Gegout-Pottie P, Minn A, Gillet P, Netter P, Terlain B.Pefloxacin-induced Achilles tendon toxicity in rodents: biochemicalchanges in proteoglycan synthesis and oxidative damage to collagen.Antimicrob Agents Chemother 2000;44:867–72.

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