Serge Repression

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Victor Serge

Ce que tout rvolutionnaire doit savoir de la rpression

dit en 1925 par la Librairie du Travail, rdit en 1970 dans la Petite Collection Maspero (la prsente copie reprend cette dernire dition).

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DU MEME AUTEUR

CHEZ LE MEME EDITEUR

Lan I de la Rvolution russe suivi de La ville en danger, prface de L. Trotsky (Petite collection Maspero. Sous presse). Les annes sans pardon. Roman indit (Cahiers Libres. A paratre).

chez dautres diteurs

Mmoires dun rvolutionnaire (d. du Seuil). Les Rvolutionnaires. Romans : Les hommes dans la prison. Naissance de notre force. Ville conquise. Laffaire Toulaev. Sil est minuit dans le sicle (d. du Seuil). Les anarchistes dans la Rvolution russe (Librairie du Travail).

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Introduction

La victoire de la Rvolution en Russie a fait tomber entre les mains des rvolutionnaires tout le mcanisme de la police politique la plus moderne, la plus puissante, la plus aguerrie, forme par plus de cinquante annes dpres luttes contre les lites dun grand peuple. Connatre les mthodes et les procds de cette police prsente pour tout militant un intrt pratique immdiat ; car la dfense capitaliste emploie partout les mmes moyens ; car toutes les polices, dailleurs solidaires, se ressemblent. La science des luttes rvolutionnaires que les Russes acquirent en plus dun demi-sicle dimmenses efforts et de sacrifices, les militants des pays o laction se dveloppe aujourdhui vont devoir, dans les circonstances cres par la guerre, par les victoires du proltariat russe et les dfaites du proltariat international - crise du capitalisme mondial, naissance de lInternationale communiste, dveloppement trs net de la conscience de classe chez la bourgeoisie : fascisme, dictatures militaires, terreur blanche, lois sclrates - les militants vont devoir se lassimiler en un laps de temps beaucoup plus court ; elle leur devient ncessaire ds aujourdhui. Sils sont bien avertis des moyens dont lennemi dispose, peut-tre subiront-ils des pertes moindres... Il y a donc lieu, dans un but pratique, de bien tudier linstrument principal de toutes les ractions et de toutes les rpressions, cette machine trangler toutes saines rvoltes qui sappelle la police. Nous le pouvons, puisque larme perfectionne que lautocratie russe stait forge pour dfendre son existence - lOkhrana (la Dfensive), Sret gnrale de lEmpire russe - est tombe entre nos mains. Cette tude, pour tre pousse fond, ce qui serait fort utile, exigerait des loisirs que na pas lauteur de ces lignes. Les pages quon va lire nont pas la prtention dy suppler. Elles suffiront, je lespre, avertir les camarades et dgager leurs yeux une vrit importante qui me frappa ds la premire visite aux archives de la police russe ; cest quil nest pas de force au monde qui puisse endiguer le flot rvolutionnaire quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur machiavlisme, leur science et leurs crimes, sont peu prs impuissantes... Ce travail, publi une premire fois par le Bulletin communiste en novembre 1921, a t attentivement complt. Les problmes pratiques et thoriques que ltude du mcanisme dune police ne peut manquer de soulever dans lesprit du lecteur ouvrier, quelle que soit sa formation politique, ont t examins dans deux essais nouveaux. Des Conseils au militant, de lutilit

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desquels, malgr leur simplicit vraiment vidente, lexprience ne permet pas de douter, esquissent les rgles primordiales de la dfense ouvrire contre la surveillance, le mouchardage et la provocation. Depuis la guerre et la rvolution dOctobre, la classe ouvrire ne peut plus se contenter daccomplir une uvre uniquement ngative, destructive. Lre des guerres civiles sest ouverte. Que leur actualit soit prcisment quotidienne ou recule des annes dchance, les multiples questions de la prise du pouvoir ne sen posent pas moins, ds aujourdhui, la plupart des partis communistes. Au dbut de 1923, lordre capitaliste de lEurope pouvait paratre dune stabilit propre dcourager les impatients. Loccupation paisible de la Ruhr allait pourtant, avant la fin de lanne, faire planer sur lAllemagne, puissamment rel, le spectre de la rvolution. Dsormais, toute action tendant la destruction des institutions capitalistes a besoin dtre complte par une prparation, au moins thorique, luvre cratrice de demain. Lesprit destructeur, disait Bakounine, est aussi lesprit crateur. Cette profonde pense, dont linterprtation littrale a lamentablement gar bien des rvolts, vient de devenir une vrit pratique. Le mme esprit de lutte de classe porte aujourdhui les communistes dtruire et crer simultanment. De mme que lantimilitarisme actuel a besoin dtre complt par la prparation de lArme rouge, le problme de la rpression pos par la police et la justice bourgeoise a un aspect positif dune grosse importance. Jai cru devoir le dfinir grands traits. Nous devons connatre les moyens de lennemi ; nous devons aussi connatre toute ltendue de notre propre tche. Mars 1925. V. S.

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1. LOkhrana russe

I. LE POLICIER. SA

PRESENTATION SPECIALE.

LOkhrana succda, en 1881, la fameuse 3e Section du ministre de lIntrieur. Mais elle ne se dveloppa vraiment qu partir de 1900, date laquelle une nouvelle gnration de gendarmes fut mise sa tte. Les anciens officiers de gendarmerie, surtout dans les grades suprieurs, considraient comme contraire lhonneur militaire de se ravaler certaines besognes policires. La nouvelle cole fit litire de ces scrupules et entreprit dorganiser scientifiquement la police secrte, la provocation, la dlation, la trahison dans les partis rvolutionnaires. Elle devait produire des hommes drudition et de talent, comme ce colonel Spiridovitch, qui nous a laiss une volumineuse Histoire du Parti socialiste-rvolutionnaire et une Histoire du Parti socialdmocrate. Le recrutement, linstruction et le dressage professionnel des officiers de cette gendarmerie faisaient lobjet de soins tout spciaux. Chacun avait, la Direction gnrale, sa fiche, document trs complet o lon trouve bien des dtails amusants. Caractre, degr dinstruction, intelligence, tats de service, tout y est not dans un esprit dutilit pratique. Un officier est, par exemple, qualifi born - bon pour les emplois subalternes, nexigeant que de la fermet - et un autre not comme enclin courtiser les femmes . Au nombre des questions du formulaire, je remarque celle-ci : Connatil bien le programme et les statuts des partis ? ? Et je lis que notre ami des dames connat bien les ides socialistes-rvolutionnaires et anarchistes passablement le Parti social-dmocrate - et superficiellement le Parti socialiste polonais . Il y a l toute une rudition sagement gradue. Mais continuons lexamen de la mme fiche. Notre policier Combien et dans quels partis a-til eu dagents secrets ? Intellectuels ? ? Car il va de soi que, pour informer ses limiers, lOkhrana organisait des cours o lon tudiait chaque parti, ses origines, son programme, ses mthodes et jusqu la biographie de ses militants connus. Notons ici que cette gendarmerie russe, dresse aux besognes les plus dlicates de la police politique, navait plus rien de commun avec la marchausse des pays de lEurope occidentale. Et quelle a certainement son quivalent dans les polices secrtes de tous les Etats capitalistes.

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II. LA SURVEILLANCE EXTERIEURE. FILATURES.

Toute surveillance est dabord extrieure. Il sagit toujours de filer lhomme, de connatre ses faits et ses gestes, ses connexions et ensuite de pntrer ses desseins. Aussi les services de filature sont-ils particulirement dvelopps dans toutes les polices et lorganisation russe nous donne-t-elle sans doute le prototype de tous les services semblables. Les fileurs russes (agents de surveillance extrieure) appartenaient, comme les agents secrets - en ralit mouchards et provocateurs - lOkhrana, ou Sret politique. Ils constituaient le service de recherches, qui ne pouvait arrter que pour un mois ; dune faon gnrale, le service de recherches transmettait dailleurs ses captures la Direction de la gendarmerie qui continuait linstruction. Le service de surveillance extrieure tait le plus simple. Ses nombreux agents, dont nous possdons les photographies didentit, pays 50 roubles par mois, avaient pour unique tche de filer dheure en heure, de nuit et de jour, sans interruption aucune, la personne quon leur dsignait. Ils ne devaient connatre, en principe, ni son nom, ni le but de la filature, par prcaution sans doute contre une maladresse ou contre une trahison. La personne filer recevait un surnom : le Blond, la Mnagre, Vladimir, le Cocher, etc. Nous retrouvons ce surnom en tte des rapports quotidiens, relis et formant de gros cahiers, o les fileurs ont consign leurs observations. Ces rapports sont dune prcision minutieuse et ne doivent pas contenir de lacune. Le texte en est gnralement rdig peu prs comme suit : Le 17 avril, 9 h 54 du matin, la Mnagre est sortie de chez elle, a mis deux lettres la poste au coin de la rue Pouchkine ; est entre dans plusieurs magasins du boulevard X ; est entre 10 h 30 rue Z, n 13, en est ressortie 11 h 20, etc. Dans les cas les plus srieux, deux agents filaient la fois la mme personne sans se connatre ; leurs rapports se contrlaient et se compltaient. Ces rapports quotidiens taient remis la gendarmerie pour y tre analyss par des spcialistes. Ces fonctionnaires - limiers en chambre - dune dangereuse perspicacit, dressaient des tableaux synoptiques rsumant les faits et les gestes dune personne, le nombre de ses visites, leur rgularit, leur dure, etc. ; par endroits, ces schmas permettaient dapprcier limportance des relations dun militant et son influence probable. Le policier Zoubatov - qui, vers 1905, tenta de semparer du mouvement ouvrier dans les grands centres en y crant des syndicats - avait port la filature au plus haut degr de perfection. Ses brigades spciales pouvaient filer un homme par toute la Russie, voire par toute lEurope, se dplaant avec lui de ville en ville ou de pays en pays. Les fileurs au reste ne devaient jamais

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sembarrasser de frais. Le carnet de dpenses de lun dentre eux, pour le mois de janvier 1903, nous donne un chiffre de frais gnraux slevant 637 roubles 35. Pour concevoir limportance du crdit ouvert de la sorte un trs ordinaire mouchard, que lon veuille bien se souvenir qu cette poque un tudiant vivait facilement de 25 roubles par mois. Vers 1911, la coutume naquit denvoyer des fileurs ltranger pour y surveiller les migrs et prendre contact avec les polices europennes. Les mouchards de S.M. impriale furent ds lors chez eux dans toutes les capitales du monde. LOkhrana avait notamment pour mission constante de rechercher et de surveiller certains rvolutionnaires jugs les plus dangereux, principalement terroristes ou membres du parti socialiste-rvolutionnaire qui exeraient le terrorisme. Ses agents devaient tre constamment porteurs de carnets de photographies contenant 50 70 portraits parmi lesquels nous reconnaissons au hasard Savinkov, feu Nathanson, Argounov, Avksentieff (hlas !), Karline, Ovssiannikov, Vra Figner, Pechkova (Mme Gorki), Fabrikant. Des reproductions du portrait de Karl Marx taient aussi mises leur disposition ; la prsence de ce portrait dans un intrieur ou dans un livre constituait un indice. Dtail amusant : la surveillance extrieure ne sexerait pas que sur les ennemis de lancien rgime. Nous possdons des carnets attestant que les faits et gestes des ministres de lEmpire nchappaient pas la vigilance de la police. Un carnet de surveillance des conversations tlphoniques du ministre de la Guerre, en 1916, nous apprend par exemple combien de fois par jour diffrents personnages de la Cour senquraient de la sant prcaire de Mme Soukhomlinov !

III. LES ARCANES DE LA PROVOCATION.

Le mcanisme le plus important de la police russe tait coup sr son agence secrte , nom dcent du service de provocation dont les origines remontent aux premires luttes rvolutionnaires et qui atteignit un dveloppement tout fait extraordinaire aprs la rvolution de 1905. Des policiers (dits : officiers de gendarmerie) spcialement forms, instruits et tris, procdaient au recrutement des agents provocateurs. Leurs succs plus ou moins grands dans ce domaine les classaient et contribuaient leur avancement. Des instructions prcises prvoyaient les moindres dtails de leurs relations avec les collaborateurs secrets. Des spcialistes hautement rtribus runissaient enfin en un faisceau tous les renseignements fournis par la provocation, les tudiaient, formaient et tenaient des dossiers. Il y avait dans les btiments de lOkhrana (Petrograd, Fontanka, 16) une chambre secrte o nentraient jamais que le directeur de la police et le

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fonctionnaire charg dy classer les pices. Ctait celle de lagence secrte. Elle contenait notamment larmoire fiches des provocateurs - o nous avons trouv plus de 35 000 noms. Dans la plupart des cas, par un surcrot de prcautions, le nom de lagent secret est remplac par un sobriquet, ce qui fait que le travail didentification de certains misrables dont, aprs la rvolution, les dossiers complets tombrent entre les mains des camarades, fut singulirement difficile. Le nom de provocateur ne devait tre connu que du directeur de lOkhrana et de lofficier de gendarmerie charg dentretenir avec lui des relations permanentes. Les reus mmes que signaient les provocateurs chaque fin de mois - car ils margeaient tout aussi paisiblement et normalement que les autres fonctionnaires, pour des sommes variant de 3, 10, 15 roubles par mois 150 ou 200 roubles au maximum, - ne portaient gnralement que leur sobriquet. Mais ladministration, dfiante envers ses agents et craignant que ses officiers de gendarmerie nimaginassent des collaborateurs fictifs, procdait assez frquemment des rvisions minutieuses des diffrentes branches de son organisation. Un inspecteur muni de larges pouvoirs enqutait lui-mme sur les collaborateurs secrets, les voyait au besoin, les congdiait ou les augmentait. Ajoutons que leurs rapports taient soigneusement vrifis - autant que faire se pouvait - les uns par les autres.

IV. UNE

INSTRUCTION SUR LE RECRUTEMENT ET LE SERVICE DES AGENTS PROVOCATEURS.

Ouvrons tout de suite un document que lon peut considrer comme lalpha et lomga de la provocation. Il sagit de lInstruction concernant lagence secrte, brochure de 27 pages dactylographies, petit format. Notre exemplaire (numrot 35) porte la fois, dans les deux coins du haut, ces trois mentions : Trs secrtes , Ne doit tre ni transmise ni montr , Secret professionnel . Que voil dinsistance recommander le mystre ! On comprendra bientt pourquoi. Ce document, qui dnote des connaissances psychologiques et pratiques, un esprit mticuleusement prvoyant, un trs curieux mlange de cynisme et dhypocrisie morale officielle, intressera quelque jour les psychologues. Cela dbute par des indications gnrales : La Sret politique doit tendre dtruire les centres rvolutionnaires au moment de leur plus grande activit et ne pas gcher son travail en sarrtant de moindres entreprises. Ainsi le principe est : laisser se dvelopper le mouvement pour mieux le liquider ensuite.

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Les agents secrets reoivent un traitement fixe proportionn aux services quils rendent. La Sret doit viter avec le plus grand soin de livrer ses collaborateurs. cette fin, ne les arrter et ne les librer que lorsque dautres membres dgale importance appartenant aux mmes organisations rvolutionnaires pourront tre arrts ou librs. La Sret doit faciliter ses collaborateurs lacquisition de la confiance des militants. Suit un chapitre sur le recrutement. Le recrutement des agents secrets est le souci constant du directeur des Recherches et de ses collaborateurs. Ils ne doivent ngliger aucune occasion, mme donnant peu despoir, de se procurer des agents... Cette tche est extrmement dlicate. Il importe, afin de laccomplir, de rechercher les contacts avec les dtenus politiques... Doivent tre considrs comme prdisposs prendre du service les rvolutionnaires dun caractre faible, dus ou blesss par le parti, vivant dans la misre, vads des lieux de dportation ou dsigns pour la dportation. LInstruction recommande dtudier avec soin leurs faiblesses et de sen servir ; de converser avec leurs amis et parents, etc. ; de multiplier en toute occasion les contacts avec les ouvriers, avec les tmoins, les parents, etc., sans jamais perdre de vue le but... trange duplicit de lme humaine ! Je traduis littralement trois lignes dconcertantes : On peut se servir des rvolutionnaires dans la misre qui, sans renoncer leurs convictions, consentent par besoin fournir des renseignements... Il y en avait donc ? Mais continuons. Placer des moutons auprs des dtenus est dun usage excellent. Quand une personne parat mre pour prendre du service - cest--dire quand, sachant un rvolutionnaire aigri, matriellement gn, branl peut-tre par ses mcomptes personnels, on possde en outre contre lui quelques chefs dinculpation assez graves pour le bien tenir en main : Arrter tout le groupe dont elle fait partie et conduire la personne en question chez le directeur de la police ; avoir contre elle des motifs de poursuites srieux et se rserver pourtant la possibilit de la relcher en mme temps que les autres rvolutionnaires incarcrs, sans provoquer dtonnement. Interroger la personne en tte tte. Tirer parti pour la convaincre des querelles de groupes, des fautes des militants, des blessures damour-propre. On croit entendre, en lisant ces lignes, le policier paterne sapitoyer sur le sort de sa victime :

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- Ah oui, pendant que vous irez aux travaux forcs pour vos ides, votre camarade X..., qui vous a jou de si bons tours, fera bonne chre vos dpens. Que voulez-vous ? Les bons paient pour les mauvais ! a peut prendre - quand il sagit dun faible - ou dun affol que menacent des annes de dportation... Autant que possible, avoir plusieurs collaborateurs dans chaque organisation. La Sret doit diriger ses collaborateurs et non les suivre. Les agents secrets ne doivent jamais avoir connaissance des renseignements fournis par leurs collgues. Et voici un passage que Machiavel net pas dsavou : Un collaborateur travaillant obscurment dans un parti rvolutionnaire peut tre lev dans son organisation par des arrestations de militants plus importants. Assurer le secret absolu de la provocation est naturellement lun des plus grands soucis de la police. Lagent promet le secret absolu ; son entre en service, il ne doit modifier aucunement ses faons de vivre. Les relations avec lui sont entoures de prcautions quil serait difficile de surpasser. Des rendez-vous peuvent tre assigns des collaborateurs dignes de toute confiance. Ils ont lieu dans des appartements clandestins, composs de plusieurs pices ne communiquant pas directement entre elles, o lon puisse en cas de ncessit isoler diffrents visiteurs. Le tenancier du logis doit tre un employ civil. Il ne peut jamais recevoir de visites personnelles. Il ne doit ni connatre les agents secrets ni leur parler. Il est tenu de leur ouvrir lui-mme et de sassurer avant leur sortie que personne ne vient dans lescalier. Les entretiens ont lieu dans des chambres fermes cl. Aucun papier ny doit traner. Avoir soin de ne jamais faire asseoir le visiteur ni prs dune fentre, ni prs dun miroir. Au moindre indice suspect, changer dappartement. Le provocateur ne peut en aucun cas venir la Sret. Il ne peut accepter aucune mission importante sans le consentement de son chef. Les rendez-vous sont pris par signes convenus lavance. La correspondance est adresse des adresses conventionnelles. Les lettres des collaborateurs secrets doivent tre crites dune criture mconnaissable et ne contenir que des expressions banales. Se servir du papier et des enveloppes correspondant au milieu social du destinataire. Employer les encres sympathiques. Le collaborateur poste lui-mme ses lettres. Quand il en reoit, il est tenu de les brler aussitt aprs les avoir lues. Les adresses conventionnelles ne doivent tre inscrites nulle part. Un problme grave tait celui de la libration des agents secrets arrts avec ceux quils livraient. ce sujet linstruction dconseille le recours lvasion car :

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Les vasions attirent lattention des rvolutionnaires. Pralablement toute liquidation dune organisation, consulter les agents secrets sur les personnes laisser en libert en vue de ne pas trahir nos sources dinformation.

V. UNE MONOGRAPHIE DE LA PROVOCATION A MOSCOU (1912).

Une autre pice choisie dans les archives de la provocation va nous clairer sur ltendue de celle-ci. Il sagit dune sorte de monographie de la provocation Moscou en 1912. Cest le rapport dun haut fonctionnaire, M. Vissarionov, qui fut charg cette anne-l dune tourne dinspection lagence secrte de Moscou. Ce M. Vissarionov remplit sa mission du 1er au 22 avril 1912. Son rapport forme un gros cahier dactylographi. chaque provocateur, dsign bien entendu par un sobriquet, une notice dtaille est consacre. Il en est de trs curieuses. Au 6 avril 1912, il y avait Moscou 55 agents provocateurs officiellement en fonction. Ils se rpartissaient comme suit : Socialistes-rvolutionnaires, 17 ; social-dmocrates, 20 ; anarchistes, 3 ; tudiants (mouvements des coles), 11 ; institutions philanthropiques, etc., 2 ; socits scientifiques, 1 ; zemstvos, 1. Et lagence secrte de Moscou surveille galement la presse, les octobristes (parti K.D., constitutionnel dmocrate), les agents de Bourtzev, les Armniens, lextrme-droite et les jsuites . Les collaborateurs sont gnralement caractriss par de simples notices peu prs ainsi conues : Parti social-dmocrate. Fraction bolchevik. Portno (le Tailleur), tourneur sur bois, intelligent. En service depuis 1910. Reoit 100 roubles par mois. Collaborateur trs bien renseign. Sera candidat la Douma. A particip la confrence bolchevik de Prague. Des 5 militants envoys en Russie par cette confrence, 3 ont t arrts... Dailleurs, revenant la confrence bolchevik de Prague, notre haut fonctionnaire de police se flicite des rsultats que les agents secrets y ont obtenus. Certains ont russi sintroduire dans le comit central, et cest lun dentre eux, cest un mouchard, qui a t charg par le parti du transport de littrature en Russie. Nous tenons ainsi tout le ravitaillement de la propagande , constate notre policier. Ici une parenthse. - Eh oui, ils tenaient ce moment-l le ravitaillement de la propagande bolchevik. Lefficacit de cette propagande en tait-elle amoindrie ? La parole imprime de Lnine perdait-elle quoi que ce soit de sa valeur, pour avoir pass par les mains sales des mouchards ? La parole rvolutionnaire a toute sa force en elle-mme : elle na besoin que dtre

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entendue. Peu importe qui la transmet. Le succs de lOkhrana naurait t vraiment dcisif que si elle avait pu empcher le ravitaillement des organisations bolchevik de Russie en littrature de provenance trangre. Or, elle ne pouvait le faire que dans une certaine mesure, sous peine de dmasquer ses batteries.

VI. DOSSIERS DAGENTS PROVOCATEURS.

Quest-ce quun agent provocateur ? Nous avons des milliers de dossiers o nous trouverons sur la personne et les actes de ces misrables une documentation abondante. Parcourons-en quelques-uns. Dossier 378. - Julie Orestovna Serova (dite Pravdivy - le Vridique - et Oulianova). une question du ministre sur les tats de service de ce collaborateur congdi (parce que brl ), le directeur de la police rpond en numrant ses hauts faits. La lettre tient quatre grandes pages. Je la rsume, mais en termes peu prs textuels : Julie Orestovna Serova fut employe, de septembre 1907 1910, la surveillance des organisations social-dmocrates. Occupant des postes relativement importants dans le parti, elle put rendre de grands services, tant Petrograd quen province. Toute une srie darrestations ont t opres daprs ses renseignements. En septembre 1907, elle fait arrter le dput la Douma Serge Saltykov. Fin avril 1908, elle fait arrter quatre militants : Rykov, Noguine, Grgoire et Kamenev . Le 9 mai 1908, elle fait arrter toute une assemble du parti. En automne 1908, elle fait arrter Innocent Doubrovsky, membre du comit central. En fvrier 1909, elle fait saisir le matriel dune typographie clandestine et le bureau des passeports du parti. Le 1er mars 1905, elle fait arrter tout le comit de Ptersbourg. Elle a, en outre, contribu larrestation dune bande dexpropriateurs (mai 1907), la saisie de stocks de littrature et notamment du transport illgal de littrature par Vilna. En 1908, elle nous a tenus au courant de toutes les runions du comit central et indiqu la composition des comits. En 1909, elle a particip une confrence du parti ltranger, sur laquelle elle nous a informs. En 1909, elle a surveill lactivit dAlexis Rykov. Ce sont de beaux tats de service. Mais Serova a fini par tre brle. Son mari, dput la Douma, a publi dans les journaux de la capitale quil ne la considrait plus comme sa femme. On a compris. Comme elle ne pouvait plus rendre de services, ses suprieurs

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hirarchiques lont remercie. Elle est tombe dans la misre. Le dossier est rempli de ses lettres au directeur de la Sret : protestations de dvouement, rappels de services rendus, demandes de secours. Je ne sais rien de plus navrant que ces lettres traces dune criture nerveuse et presse dintellectuelle. Le provocateur en retraite , comme elle se qualifie quelque part elle-mme, semble aux abois, harcel par la misre, dans un total dsarroi moral. Il faut vivre. Serova ne sait rien faire de ses mains. Son dtraquement intrieur lempche de trouver une solution, un travail simple et raisonnable. Le 16 aot 1912, elle crit au directeur de la police : Mes deux enfants, dont lane a cinq ans, nont ni vtements, ni chaussures. Je nai plus de mobilier. Je suis trop mal vtue pour trouver du travail. Si vous ne maccordez pas un secours, je serai rduite au suicide... On lui accorde 150 roubles. Le 17 septembre, autre lettre, laquelle est jointe une lettre pour son mari, que le directeur de la police voudra bien faire poster : Vous verrez, dans la dernire lettre que jcris mon mari, qu la veille den finir avec la vie je me dfends encore davoir servi la police. Jai dcid den finir. Ce nest plus ni comdie, ni recherche deffet. Je ne me crois plus capable de recommencer vivre... Serova ne se tue cependant pas. Quelques jours plus tard, elle dnonce un vieux monsieur qui cache des armes. Ses lettres forment la fin tout un gros livre. En voici une qui est touchante : quelques lignes dadieu lhomme qui fut son mari : Jai souvent t coupable devant toi. Et maintenant encore je ne tai pas crit. Mais oublie le mal, souviens-toi de notre vie commune, de notre travail commun et pardonne-moi. Je quitte la vie. Je suis fatigue. Je sens que trop de choses se sont brises en moi. Je ne voudrais maudire personne ; maudits soient pourtant les camarades ! O commence, dans ces lettres, la sincrit ? O finit la duplicit ? On ne sait. On est devant une me complexe, mauvaise, douloureuse, pollue, prostitue, mise nu. La Sret nest cependant pas insensible ses appels. Chacune des lettres de Serova, annote la main du chef de service, porte ensuite la rsolution du directeur : Verser 250 roubles , Accorder 50 roubles . Lancienne collaboratrice annonce la mort dun enfant. Vrifier , crit le directeur. Puis elle demande quon lui procure une machine crire pour apprendre dactylographier. La Sret na pas de machines disponibles. la fin, ses lettres se font de plus en plus pressantes. Au nom de mes enfants, crit-elle le 14 dcembre, je vous cris avec des larmes et du sang : accordez-moi un dernier secours de 300 roubles. Il me suffira jamais. Et on le lui accorde, la condition quelle quittera Petrograd. Au total, en 1911, Serova reoit 743 roubles en trois fois ; en 1912, 788 roubles en six fois. Ctait, cette poque, assez considrable.

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Aprs un dernier secours dlivr en fvrier 1914, Serova reoit un petit emploi dans ladministration des chemins de fer. Elle le perd bientt pour avoir escroqu de petites sommes ses camarades de travail. On note dans son dossier : Coupable de chantage. Ne mrite plus aucune confiance. Sous le nom de Petrova, elle russit pourtant prendre du service dans la police des chemins de fer qui, renseigne, la congdie. En 1915, elle sollicite encore un emploi dindicatrice. Et le 28 janvier 1917, la veille de la rvolution, cette ancienne secrtaire dun comit rvolutionnaire crivait Sa Haute Noblesse M. le Directeur de la Police , lui rappelait ses bons et loyaux services et lui proposait de linformer sur lactivit du parti social-dmocrate dans lequel elle peut faire entrer son second mari... la veille des grands vnements que lon sent venir, je souffre de ne pouvoir vous tre utile... - Dossier 383. Ossipov , Nicolas Nicolaevitch Veretzky, fils dun pope. Etudiant. Collaborateur secret depuis 1903, pour la surveillance de lorganisation social-dmocrate et de la jeunesse des coles de Pavlograd. Envoy Ptersbourg par le parti en 1905, avec mission de faire entrer des armes en Finlande, se prsente aussitt la direction de la police pour y recevoir des instructions. Souponn par ses camarades, est arrt, passe trois mois la section secrte de lOkhrana et en sort pour tre envoy ltranger afin de se rhabiliter aux yeux des militants . Je cite textuellement la conclusion dun rapport : Veretzky donne limpression dun jeune homme tout fait intelligent, cultiv, dune grande modestie, consciencieux et honnte ; signalons sa louange quil dispose de la plus grande partie de son traitement (150 roubles) en faveur de ses vieux parents. En 1915, cet excellent jeune homme se retire du service et reoit encore douze mensualits de 75 roubles. - Dossier 317. Le Malade . Vladimir Ivanovitch Lorberg. Ouvrier. crit maladroitement. Travaille en usine et reoit 10 roubles par mois. Un proltaire de la provocation. - Dossier 81. - Serge Vassilievitch Praotsev, fils dun membre de la Narodnaia Volia, se flatte davoir grandi dans un milieu rvolutionnaire et davoir de vastes et utiles relations... Nous avons des milliers de dossiers semblables. Car la bassesse et la misre de certaines mes humaines sont insondables.

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Nous navons pas eu connaissance des dossiers de deux collaborateurs secrets dont les noms suivent. Ils doivent pourtant tre mentionns ici, comme des cas types : un intellectuel de grande valeur, un tribun... Stanislaw Brzozowski, crivain polonais dun talent apprci, aim des jeunes, auteur dessais critiques sur Kant, Zola, Mikhailovsky, Avenarius, hraut du socialisme en lequel il voyait la plus profonde synthse de lesprit humain et dont il voulait faire un systme philosophique embrassant la nature et lhumanit (Naprzod, 5 mai 1908), auteur dun roman rvolutionnaire, La Flamme, touchait lOkhrana de Varsovie, pour ses rapports sur les milieux rvolutionnaires et avancs , des appointements mensuels de 150 roubles. Le pope Gapone, lme, avant la rvolution de 1905, de tout un mouvement ouvrier Ptersbourg et Moscou, lorganisateur de la manifestation ouvrire de janvier 1905 ensanglante, sous les fentres du Palais dHiver, par les feux de salves tirs sur une foule de suppliants conduite par deux prtres portant le portrait du tsar, le pope Gapone, incarnation vritable dun moment de la rvolution russe, finit par se vendre lOkhrana et, convaincu de provocation, fut pendu par le socialiste-rvolutionnaire Ruthenberg.

VII. UN REVENANT. UNE PAGE D'HISTOIRE.

Aujourd'hui encore, tous les agents provocateurs de l'Okhrana, dont nous avons les dossiers, sont loin d'tre identifis. Il ne se passe pas de mois sans que les tribunaux rvolutionnaires de l'Union sovitique n'aient juger quelques-uns de ces hommes. On les retrouve, on les identifie par hasard. En 1924, un misrable nous est ainsi apparu, remontant vers nous d'un pass de cinquante annes - comme dans un hoquet de dgot -, qui tait bien un revenant. Et ce revenant voquait une page d'histoire, qu'il faut intercaler ici, ne serait-ce que pour projeter sur ces pages couleur de boue un peu du rayonnement de l'hrosme rvolutionnaire. Cet agent provocateur avait fourni 37 ans de bons services (de 1880 1917), et, vieillard chenu, djou pendant sept annes les recherches de la Tcheka. Vers 1879, l'tudiant de 20 ans, Okladsky, rvolutionnaire depuis sa quinzime anne, membre du parti de la Narodnaia Volia (la Volont du peuple), terroriste, prparait avec Jeliabov un attentat contre le tsar Alexandre II. Le train imprial devait sauter. Il passa sur les mines sans encombre. La machine infernale n'avait pas fonctionn. Accident fortuit ? On le crut. Mais 16 rvolutionnaires, dont Okladsky, eurent rpondre du crime . Okladsky fut condamn mort. Sa brillante carrire commenait-elle ? Etait-elle dj

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commence ? La clmence de l'empereur lui accorda la vie dans un bagne, perptuit. L commence en tout cas la srie des inapprciables services que devait rendre Okladsky la police du tsar. Dans la longue liste des rvolutionnaires qu'il livra, il y a quatre des noms les plus beaux de notre Histoire : Barannikov, Jeliabov, Trigoni, Vera Figner. De ces quatre, Vera Nicolaevna Figner survit seule. Elle a pass vingt annes la forteresse de Schlusselbourg. Barannikov y est mort. Trigoni, aprs avoir souffert vingt ans Schlusselbourg et pass quatre annes en exil Sakhaline, a vu avant de mourir, en juin 1917, s'effondrer l'autocratie. Jeliabov est mort sur l'chafaud. Tous ces vaillants appartenaient aux cadres de la Norodnaia Volia, premier parti rvolutionnaire russe, qui, avant la naissance d'un mouvement proltarien, dclara la guerre l'autocratie. Son programme tait celui d'une rvolution librale, dont l'accomplissement et signifi pour la Russie un immense progrs. une poque o nulle autre action n'tait possible, il se servit du terrorisme, frappant sans relche, la tte, le tsarisme affol par moments, dcapit le 1er mars 1881. Dans cette lutte d'une poigne de hros contre toute une vieille socit puissamment arme, se crrent les murs, les traditions, les mentalits qui, perptues par le proltariat, devaient tremper pour la victoire d'Octobre 1917 plusieurs gnrations de rvolutionnaires. De tous ces hros, Alexandre Jeliabov fut peut-tre le plus grand, et rendit, coup sr, les services les plus grands au parti qu'il avait contribu fonder. Dnonc par Okladsky, on l'arrtait le 27 fvrier 1881, dans un appartement du Nevsky, en compagnie d'un jeune avocat d'Odessa, Trigoni, galement membre du mystrieux comit excutif de la Narodnaia Volia. Deux jours plus tard, les bombes du parti dchiquetaient Alexandre II dans une rue de Saint-Ptersbourg. Le lendemain, les autorits judiciaires recevaient de Jeliabov, enferm Pierreet-Paul, une lettre stupfiante. Rarement juges et monarque reurent pareil soufflet. Rarement chef de parti sut accomplir avec telle fiert son dernier devoir. Cette lettre disait : Si le nouveau souverain, recevant le sceptre des mains de la rvolution, a l'intention de s'en tenir l'gard des rgicides l'ancien systme ; si l'on a l'intention d'excuter Ryssakov, l'injustice serait criante de me laisser la vie, moi qui ai tant de fois attent la vie d'Alexandre II et qu'un hasard fortuit a empch de participer son excution. Je me sens trs inquiet la pense que le gouvernement pourrait accorder plus de prix la justice formelle qu' la justice relle et orner la couronne du nouveau monarque du cadavre d'un jeune hros, uniquement cause du manque de preuves formelles contre moi qui suis un vtran de la rvolution. De toutes les forces de mon me, je proteste contre cette iniquit. Seule la lchet du gouvernement pourrait expliquer qu'on ne dresst qu'une potence au lieu de deux.

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Le nouveau tsar Alexandre III en dressa six pour les rgicides. Au dernier moment, une jeune femme, Jessy Helfman, enceinte, fut gracie. Jeliabov mourut ct de sa compagne Sophie Perovskaya, avec Ryssakov (qui avait inutilement trahi), Mikhailov et le chimiste Kibaltchiche. Mikhailov subit trois fois le supplice. Deux fois, la corde du bourreau se rompit. Deux fois, Mikhailov tomba, dj roul dans son linceul et encapuchonn pour se relever lui-mme Le provocateur Okladsky, cependant, continuait ses services. Parmi la gnreuse jeunesse qui allait au peuple , la pauvret, la prison, l'exil, la mort, inlassablement, pour frayer les chemins la rvolution, il tait facile de faire des coupes sombres ! peine Okladsky tait-il Kiev qu'il livrait, au policier Soudikine, Vera Nikolaevna Figner. Puis il servit Tiflis, professionnel habile de la trahison, expert dans l'art de se lier avec les hommes les meilleurs, de conqurir les sympathies, de partager l'enthousiasme, pour faire ensuite, quelque jour, d'un signe, ensevelir vivants ses camarades - et toucher les gratifications attendues. En 1889, la Sret impriale l'appelait Saint-Ptersbourg. Le ministre Dournovo, purifiant Okladsky de tout pass indigne, en faisait le citoyen honoraire Petrovsky, toujours rvolutionnaire, bien entendu, et confident de rvolutionnaires. Il devait rester en activit jusqu ' la rvolution de mars 1917. Jusqu' 1924, il russit n'tre qu'un paisible habitant de Petrograd. Puis, enferm Leningrad, dans la prison mme o plusieurs de ses victimes attendirent la mort, il consentit crire la confession de sa vie jusqu' l'anne 1890. Pass cette date, le vieil agent provocateur ne voulut dire mot. Il ne consentait parler que d'une poque dont presque personne - d'entre les rvolutionnaires - ne survit, mais qu'il a, lui, peuple de morts et de martyrs Le tribunal rvolutionnaire de Leningrad jugea Okladsky dans la premire quinzaine de janvier 1925. La rvolution ne se venge pas. Ce revenant appartenait un pass trop lointain et trop mort. Le procs, conduit par des vtrans de la rvolution, prit figure d'un dbat scientifique d'histoire et de psychologie. Ce fut l'tude du plus navrant des documents humains. Okladsky fut condamn dix annes d'emprisonnement.

VIII. MALINOVSKY.

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Arrtons-nous encore brivement sur un cas de provocation comme l'histoire du mouvement rvolutionnaire russe en connat plusieurs : la provocation d'un chef de parti. Voici l'nigmatique figure de Malinovsky1 . Un matin de 1918 - lendemain de la rvolution d'Octobre, anne terrible : guerre civile, rquisitions dans les campagnes, sabotage des techniciens, complots, soulvement des Tchcoslovaques, interventions trangres, paix infme (selon le mot de Lnine) de Brest-Litovsk, deux tentatives d'assassinats contre Vladimir Illitch -, un matin de cette anne-l, un homme se prsentait tranquillement chez le commandant du palais de Smolny (Petrograd) et lui disait : - Je suis le provocateur Malinovsky. Je vous prie de m'arrter. L'humour a sa place dans toutes les tragdies. Impavide, le commandant de Smolny faillit mettre la porte cet importun. Je n'ai pas d'ordres, moi ! Et ce n'est pas mon affaire de vous arrter. - Alors, faites-moi conduire au comit du parti. - Au comit, on reconnut avec stupfaction l'homme le plus excr, le plus mpris du parti. On l'arrta. Sa carrire, en deux mots. L'avers : une adolescence difficile ; trois condamnations pour vol. Trs dou, trs actif, militant de diverses organisations, si apprci qu'en 1910 on lui offre d'entrer au comit central du Parti ouvrier social-dmocrate russe et que la Confrence bolchevik de Prague (1912) l'y porte en effet. la fin de la mme anne, dput bolchevik la IVe Douma d'Empire. Prsident en 1913 du groupe parlementaire bolchevik. Le revers : indicateur de l'Okhrana ( Ernest , puis le Tailleur ) ds 1907. partir de 1910, appointements de 100 roubles par mois (c'est princier). L'ex-chef de la police Beletsky dit : Malinovsky tait l'orgueil de la Sret, qui s'attacha en faire un des chefs du parti. Fait arrter des groupes bolcheviks Moscou, Toula, etc. ; livre la police Milioutine, Noguine, Marie Smidovitch, Staline, Sverdlov. Communique l'Okhrana les archives secrtes du parti. Est lu la Douma avec le concours aussi efficace que discret de la police Dmasqu, reoit du ministre de l'Intrieur une forte rcompense et disparat. Survient la guerre. Fait prisonnier aux armes, recommence militer dans un camp de concentration. Rentre finalement en Russie, pour dclarer au tribunal rvolutionnaire : Faites-moi fusiller ! Il soutint avoir normment souffert de sa double existence, n'avoir vraiment compris la rvolution que bien tardivement, s'tre laiss entraner par l'ambition et l'esprit d'aventure. Krylenko rfuta impitoyablement cette argumentation peut-tre sincre : L'aventurier joue sa dernire carte ! Une rvolution ne peut s'attarder au dchiffrement des nigmes psychologiques. Elle ne peut pas non plus s'exposer au risque d'tre une fois deLes socialistes-rvolutionnaires de la bonne poque du parti ont eu Azeff, dont l'activit fut peut-tre plus vaste et plus singulire encore que celle de Malinovsky. Consulter ce sujet le livre de JEAN LONGUET, Terroristes et Policiers.1

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plus trompe par un joueur trouble et passionn. Le tribunal rvolutionnaire rendit le verdict rclam la fois par l'accusateur et l'accus. Dans la mme nuit, quelques heures plus tard, Malinovsky, traversant une cour carte du Kremlin, recevait l'improviste une balle dans la nuque.

IX. M ENTALITE COMMUNISTE.

DU

PROVOCATEUR.

LA

PROVOCATION

ET

LE

PARTI

Ici se pose devant nous le problme de la psychologie du provocateur. Psychologie morbide, assurment, mais qui ne doit pas trop nous surprendre. Nous avons vu, dans l'Instruction de l'Okhrana, quelles personnes la police travaille et par quels moyens. Une Srova, juge faible de caractre, vivant dans la gne, milite avec courage. On l'arrte. Brusquement arrache son milieu, elle se voit perdue ; les travaux forcs l'attendent, peut-tre la potence. Ou bien il faut dire un mot, rien qu'un mot, sur untel, qui, prcisment, lui a fait quelque mal Elle trbuche. Il suffit un instant de lchet ; or, il y a beaucoup de lchet au fond de l'tre humain. Le plus terrible, c'est que, dsormais, elle ne pourra plus se ressaisir. Dsormais, on la tient. Si elle refuse de continuer, on lui jettera la face, en plein tribunal, sa premire dlation. Au bout d'un certain temps, elle s'accoutume aux avantages matriels de cette odieuse situation, d'autant plus que, dans le secret de son activit, elle se sent parfaitement en scurit Il n'y a pas que ces agents provocateurs par lchet ; il y a, beaucoup plus dangereux, les dilettanti, aventuriers qui ne croient en rien, blass sur l'idal qu'ils ont nagure servi, pris du danger, de l'intrigue, de la conspiration, d'un jeu compliqu o ils dupent tout le monde. Ceux-l peuvent avoir du talent, jouer un rle peu prs indchiffrable. Tel parat bien avoir t Malinovsky. La littrature russe de la priode qui suivit la dfaite de 1905 nous offre plusieurs cas psychologiques d'une perversion semblable. Le rvolutionnaire illgal surtout le terroriste - acquiert une trempe de caractre, une volont, un courage, un amour du danger redoutables. Si, avec cela, il lui arrive, par suite d'une volution mentale assez commune, de perdre, sous l'empire de menues expriences personnelles - checs, dceptions, garements intellectuels - ou de la dfaite temporaire du mouvement, son idalisme, que peut-il devenir ? S'il est rellement fort, il chappera la neurasthnie et au suicide ; mais ce sera quelquefois pour devenir un aventurier sans fois, auquel tous les moyens peuvent paratre bons pour atteindre ses buts personnels. Et la provocation est un moyen que l'on tentera srement de lui proposer. Tous les mouvements de masse, embrassant des milliers et des milliers d'hommes, entranent de ces scories boueuses. Il ne faut pas s'en tonner.

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L'action de ces parasites n'a que peu de prise sur la vigueur et la sant morale du proltariat. Nous croyons que plus le mouvement rvolutionnaire sera proltarien, c'est--dire nettement, nergiquement communiste, moins les agents provocateurs lui seront dangereux. Il y en aura vraisemblablement tant que durera le corps corps des classes. Mais ce sont des individualits auxquelles l'habitude du travail et de la pense collective, de la stricte discipline, de l'action calcule pour les masses et inspire par une thorie scientifique de la situation sociale, offre le moins de possibilits d'exploit. Rien n'est plus contraire, en effet, l'aventurisme, petit ou grand, que l'action ample, srieuse, profonde, mthodique d'un grand parti marxiste-rvolutionnaire, mme illgal. L'illgalit communiste n'est pas celle des carbonari. La prparation communiste l'insurrection n'est pas celle des blanquistes. Les carbonari et les blanquistes taient des poignes de conspirateurs, diriges par quelques idalistes intelligents et forts. Un parti communiste, mme numriquement faible, reprsente toujours, de par son idologie, la classe proltarienne. Il incarne la conscience de classe de centaines de milliers ou de millions d'hommes. Son rle est immense, puisque c'est celui d'un cerveau et d'un systme nerveux, mais insparable des besoins, des aspirations, de l'activit du proltariat entier, de sorte que les desseins individuels, quand ils ne s'ajustent pas aux besoins du parti - c'est--dire du proltariat2 - y perdent beaucoup de leur importance. En ce sens, le parti communiste est, parmi toutes les organisations rvolutionnaires que l'histoire ait jusqu' prsent suscites, la moins vulnrable aux coups de la provocation.

X. LA PROVOCATION, ARME A DEUX TRANCHANTS.

Des dossiers spciaux contiennent les offres de service adresses la police. J'ai parcouru au hasard un volume de correspondance avec l'tranger o l'on peut voir successivement un sujet danois possdant une instruction suprieure et un tudiant corse de bonne famille solliciter emploi dans la police secrte de S. M. le tsar de Russie Les multiples secours en argent accords Srova attestent la sollicitude de la police envers ses serviteurs, mme sortis du cadre. L'administration ne mettait l'index que les agents surpris en flagrant dlit de mensonge ou d'escroquerie. Qualifis de matres chanteurs et ports sur des listes noires, ils perdaient tout droit la reconnaissance de l'Etat. Les autres, en revanche, pouvaient tout obtenir. Sursis ou dispenses de service militaire, grces, amnisties, faveurs diverses aprs des condamnationsPar contre, les initiatives individuelles ou collectives conformes aux besoins et aspirations du parti - c'est--dire du proltariat - y acquirent le maximum d'efficacit.2

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officielles, pensions temporaires ou viagres, tout, jusqu' des mesures dpendant du tsar lui-mme. On a vu le tsar accorder d'anciens provocateurs des noms et des prnoms nouveaux. Le nom de famille et le nom patronymique ayant selon le rite orthodoxe une valeur religieuse, le chef spirituel de l'glise russe enfreignait ainsi les lois de la religion mme. Mais que ne fait-on pour un bon mouchard ! La provocation finit par devenir une institution vritable. Le nombre total de personnes ayant particip au cours de vingt ans au mouvement rvolutionnaire et rendu des services la police peut varier entre 35 et 40 000. On estime que la moiti peu prs de cet effectif a t dmasque. Quelques milliers d'anciens indicateurs ou provocateurs survivent nanmoins impunment en Russie mme, leur identification n'ayant pas encore t possible. Parmi cette foule, il y avait des hommes de valeur et de ceux mmes qui ont jou dans le mouvement rvolutionnaire un rle apprciable. la tte du parti socialiste-rvolutionnaire et de son organisation de combat, se trouvait, jusqu'en 1909, l'ingnieur Evno Azeff qui, depuis 1890, signait tout bonnement de son nom ses rapports la police. Azeff fut l'un des organisateurs de l'excution du grand-duc Serge, de celle du ministre Plehve et d'une foule d'autres. C'est lui qui dirigea avant de les envoyer la mort des hros tels que Kaliaeff et Egor Sazonoff3 . Au comit central bolchevik, la tte de la fraction de la Douma, se trouvait, nous venons de le voir, l'agent secret Malinovsky. La provocation, en atteignant une telle ampleur, devint par elle-mme un danger pour le rgime qui s'en servait et surtout pour les hommes de ce rgime. On sait, par exemple, que l'un des plus hauts fonctionnaires du ministre de l'Intrieur, le policier Ratchkovsky, connut et sanctionna les projets des excutions de Plehve et du grand-duc Serge. Stolypine4 , bien au courant de ces choses, se faisait accompagner dans ses sorties par le chef de la police Gurassimov, dont la prsence lui paraissait une garantie contre les attentats commis l'instigation de provocateurs. Stolypine fut d'ailleurs tu par l'anarchiste Bagrof qui avait appartenu la police. La provocation, malgr tout, prosprait encore au moment o clata la rvolution. Des agents provocateurs touchrent leurs dernires mensualits dans

I. Kaliaeff excuta, sur l'ordre du Parti socialiste-rvolutionnaire, le grand-duc Serge (Moscou, 1905) et fut pendu. Egor Sazonoff excuta de mme, la mme anne, Ptersbourg, le prsident du Conseil Plehve. Condamn mort, graci, envoy aux travaux forcs, amnisti, il se suicida au bagne d'Akatoui, peu de mois avant l'expiration de sa peine, afin de protester contre les svices dont ses camarades dtenus taient l'objet. Ces deux hommes, d'une grande beaut morale, ont laiss en Russie un souvenir profond. 4 Stolypine, chef du gouvernement du tsar dans la priode d'implacable raction qui suivit la rvolution de 1905, s'attacha consolider le rgime par une rpression systmatique et par des rformes agraires.

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les derniers jours de fvrier 1917 - une semaine avant l'croulement de l'autocratie. Des rvolutionnaires dvous furent tents de se servir de la provocation. Petrof, socialiste-rvolutionnaire, qui a laiss des mmoires d'un tragique intense, entra dans l'Okhrana pour mieux la combattre. Emprisonn et ayant essuy son premier refus du directeur de la police, il simula la folie afin d'tre envoy dans un asile d'o l'vasion ft possible, il russit en tout, s'vada et revint, libre, offrir ses services. Mais convaincu bientt qu'il avait affaire trop forte partie et trahissait malgr lui, Petrof se suicida aprs avoir excut le colonel Karpov (1909). Le maximaliste5 Salomon Ryss (Mortimer), organisateur d'un groupe terroriste extrmement audacieux (1906-1907), parvint se jouer un moment de la Sret dont il tait devenu le collaborateur secret. Le cas de Salomon Ryss constitue une exception remarquable, presque invraisemblable, qui ne s'explique que par les murs trs particulires et le dsarroi de l'Okhrana aprs la rvolution de 1905. En rgle gnrale, il est impossible de jouer la police, il est impossible un rvolutionnaire d'en pntrer les secrets. L'agent secret jouissant de la plus grande confiance n'a jamais affaire qu' un ou deux policiers dont il ne peut rien tirer, mais auxquels servent ses moindres paroles et jusqu' ses mensonges, vite percs jour6 . Le dveloppement de la provocation amena d'autre part maintes fois l'Okhrana ourdir des intrigues compliques o elle n'eut pas toujours le dernier mot. C'est ainsi qu'il fut, en 1907, ncessaire ses desseins de faire vader le mme Ryss. Le directeur de la Sret n'hsite pas aller dans ce but jusqu'au crime. Deux gendarmes organisrent par ordre l'vasion du rvolutionnaire. L'enqute judiciaire, maladroitement conduite, rvla leur rle. Traduits devant le conseil de guerre et dsavous officiellement par leurs suprieurs, ils furent condamns aux travaux forcs.

XI. LES MOUCHARDS RUSSES A L'ETRANGER. M. RAYMOND RECOULY.

Peu nombreux, les maximalistes, dissidents du Parti socialiste-rvolutionnaire, auquel ils reprochaient la corruption de ses chefs et une idologie opportuniste, furent surtout, avec des thories aussi extrmes que fantaisistes, des terroristes intrpides. Il en subsiste une poigne, voisine des socialistes-rvolutionnaires de gauche. 6 Salomon Ryss paya chrement son audace. Arrt dans le sud de la Russie, aprs diverses actions prilleuses, il eut, devant les juges, se dfendre contre le terrible soupon de ses compagnons de lutte, il refusa de reprendre du service dans l'Okhrana et, condamn mort, Kiev, il mourut en rvolutionnaire.

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Les ramifications de l'Okhrana s'tendaient naturellement l'tranger. Ses dossiers recelaient des renseignements sur quantit de personnes habitant en dehors des frontires de l'empire et qui n'taient mme jamais venues en Russie. Bien que venu en Russie pour la premire fois en 1919, j'y ai trouv toute une srie de fiches mon nom. La police russe suivait avec la plus grande attention les affaires de rvolutionnaires qui se produisaient l'tranger. Sur l'affaire des anarchistes russes Troianovsky et Kiritchek, arrts pendant la guerre de Paris, j'ai trouv Petrograd un volumineux dossier. Les procs-verbaux des interrogatoires du Palais de Justice de Paris y figuraient tous. Russes ou trangers, les anarchistes taient d'ailleurs tout spcialement surveills partout, par les soins de l'Okhrana qui entretenait leur sujet une correspondance suivie avec les services de sret de Londres, de Rome, de Berlin, etc. Dans toutes les capitales importantes, un chef de police russe rsidait en permanence. Pendant la guerre, M. Krassilnikoff, officiellement conseiller d'ambassade, occupait ce poste dlicat Paris. Au moment o clata la rvolution russe, une quinzaine d'agents provocateurs taient en fonction Paris dans les diffrents groupes de l'migration russe. Lorsque le dernier ambassadeur du dernier tsar dut transmettre la lgation un successeur dsign par le gouvernement provisoire, une commission compose de personnalits en vue de la colonie migre de Paris se chargea d'tudier les papiers de M. Krassilnikoff. Elle identifia sans trop de peine les agents secrets. Elle eut, entre autres surprises, celle de constater qu'un membre de la presse franaise, journaliste d'un patriotisme bon ton, margeait la rue de Grenelle en qualit de mouchard et d'espion. Il s'agit de M. Raymond Recouly, alors rdacteur au Figaro, o il tenait la rubrique de politique trangre. Dans sa collaboration occulte avec M. Krassilnikoff, M. Raymond Recouly, subissant le rglement impos aux indicateurs, avait troqu son nom contre le sobriquet peu littraire de Ratmir. mtier de chien nom appropri. Ratmir informait l'Okhrana sur ses collgues de la presse franaise. Il faisait au Figaro et ailleurs la politique de l'Okhrana. Il touchait 500 francs par mois. Ces faits sont notoires. On les trouvera tout au long, imprims je crois ds 1918, Paris, dans un volumineux rapport de M. Agafonov, membre de la Commission d'enqute des migrs parisiens, sur la provocation russe en France. Les membres de cette commission - quelques-uns doivent encore habiter Paris - n'ont certainement pas oubli Ratmir-Recouly. Ren Marchand a d'ailleurs publi en 1924, dans L'Humanit, les preuves, extraites des archives de l'Okhrana Petrograd, de l'activit policire de M. Recouly. Ce monsieur s'est rsign donner un dmenti que personne ne croit et n'a pas t vomi par ses confrres7 . Et pour cause. Son cas, dans la corruption de la presse par les gouvernements trangers, est tout fait banal.M. Raymond Recouly distille encore dans les journaux bourgeois bien cots son patriotisme clair L'argent n'a pas d'odeur.7

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XII. CABINETS NOIRS ET POLICE INTERNATIONALE.

Krassilnikoff avait aussi ses ordres tout un service de dtectives, d'informateurs, de vagues salaris employs de basses besognes, telles que surveillance de la correspondance des rvolutionnaires (cabinet noir priv, etc.). En 1913-1914 (et je ne pense pas qu'elle subit jusqu' la rvolution des modifications importantes), l'agence secrte de l'Okhrana en France tait pratiquement dirige par un sieur Bittard-Monin, appoint 1000 francs par mois. J'ai relev sur les reus d'appointements de ses agents les noms et les lieux de rsidence de ceux-ci. Leur publication pourra n'tre pas tout fait inutile. Les voici : Agents secrets de la police l'tranger, placs sous la direction de Bittard-Monin (Paris) : E. Invernitzi (Calvi, Corse), Henri Durin (Gnes), Sambaine (Paris), A. ou R. Sauvard (Cannes), Vogt (Menton), Berthold (Paris), Fontaine (cap Martin), Henri Neuhaus (cap Martin), Vincent Vizzardelli (Grenoble), Barthes (San Remo), Ch. Delangle (San Remo), Georges Coussonet (cap Martin), O. Rougeaux (Menton), E. Levque (cap Martin), Fontana (cap Martin), Arthur Frumento (Alassis), Soustroff ou Sourkhanoff et David (Paris), Dusossois (cap Martin), R. Gottlieb (Nice), Godard (Nice), Roselli (Zurich), Mme G. Richard (Paris), Jean Abersold (Londres), J. Bint (Cannes), Karl Voltz (Berlin), Mlle Drouchot, Mme Tiercelin, Mme Fagon, Jollivet, Rivet. Trois personnes taient pensionnes par l'agence russe de Paris : veuve Farse (ou Farce ?), veuve Rigo (ou Rigault ?) et N.-N. Tchatchnikov. La prsence temporaire de nombreux agents au cap Martin ou dans d'autres localits peu importantes s'explique par la ncessit des filatures. Tous ces agents ne craignaient pas les dplacements. Ils avaient russi organiser dans l'Europe entire un merveilleux cabinet noir priv. Nous possdons, Petrograd, de pleines liasses de calques de lettres changes entre Paris et Nice, Rome et Genve, Berlin et Londres, etc. Toute la correspondance de Savinkov et de Tchernov, au moment o tous deux habitaient la France, a t conserve dans les archives de la police de Petrograd. Une correspondance entre Haase et Dane8 a de mme t intercepte - comme quantit d'autres. Comment ? Le concierge ou le facteur du destinataire, ou enfin un postier, grassement rtribus sans nul doute, retenaient pendant quelques heures - le temps de les calquer - les lettres destines aux personnes surveilles. Les calques taient trs souvent l'uvre de gens ne connaissant pas la langue employe par les auteurs des lettres ; des maladresses, d'ailleursHaase, leader de la social-dmocratie allemande, tu en 1919, par un fou ; Dane, menchevik russe.8

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insignifiantes, le dclent. Ils portaient - calqus aussi - le timbre d'envoi et l'adresse. Ils taient transmis Petrograd avec la plus grande clrit. La police russe l'tranger collaborait naturellement avec les polices locales9 . Tandis que les agents provocateurs, ignors de tous, jouaient leur rle de rvolutionnaires, autour d'eux opraient, officiellement ignors, en ralit aids et encourags, les dtectives de Krassilnikof. Des petits faits typiques montrent quelle tait la nature du concours que leur prtaient les autorits franaises. L'agent Francesco Leone, entr en relations avec Bourtzev10 , avait consenti lui livrer, moyennant finance, quelques-uns des secrets de M. BittardMonin. Son collgue Fontana, dont il avait fait drober la photographie, le blesse d'un coup de canne dans un caf prs de la gare de Lyon (Paris, 28 juin 1913). Arrt, l'agresseur, trouv porteur de deux cartes d'agents de la Sret franaise et d'un revolver, est envoy au Dpt sous la quadruple inculpation d'usurpation de fonctions, port d'armes prohibes, coups et blessures, menaces de mort . Vingt-quatre heures plus tard, il tait relch sur intervention de M.Une collaboration intime est presque de rgle entre les polices des Etats capitalistes, de sorte que l'on pourrait en un certain sens parler de police internationale. Sur les grands dbuts de la collaboration entre l'Okhrana des tsars et la Sret de la IIIe Rpublique franaise, on trouvera des pages curieuses et dtailles dans un vieux livre de M. ERNEST DAUDET, l'Histoire diplomatique de l'Alliance franco-russe, 1894. On y voit MM. De Freyssinet, Ribot, Constant, alors ministres, combiner avec l'ambassadeur de Russie, Morenheim, l'arrestation d'un groupe de nihilistes organis du reste par le mouchard Landesen (qui, plus tard, sous le nom de Harting, fit une carrire diplomatique en France et reut la Lgion d'honneur). - Un autre livre, non moins oubli, l'Alliance franco-russe, de M. JULES HANSEN, confirme ce rcit. Enfin, l'ancien chef de la Sret, Goron, relate dans ses mmoires que le prfet de Paris demanda au chef de la police russe Paris (R. Ratchkovsky) le concours de ses agents, pour la surveillance de certains migrs (cit par V. Bourtsev). pinglons ces aveux, quoique anciens : ils sont signs d'hommes qu'on ne suspectera pas de vouloir calomnier le gouvernement franais. Rappelons des faits beaucoup plus rcents qui n'ont malheureusement pas eu, mme dans la presse ouvrire, le retentissement souhaitable. En fvrier 1922, Nicolau Fort, l'un des meurtriers prsums du Premier ministre espagnol Dato, et sa compagne Joaquina Concepcion, taient livrs par la police allemande la police espagnole par l'intermdiaire de la police franaise. Le gouvernement espagnol paya la police berlinoise une prime leve. En 1925, sous le gouvernement Herriot, la gendarmerie et la police franaises refoulrent diverses reprises, la frontire des Pyrnes, des ouvriers espagnols traqus par la police de Primo de Rivera. 10 Publiciste, libral, Vladimir Bourtzev se consacra l'histoire du mouvement rvolutionnaire et la lutte contre la provocation policire. Dmasqua les provocateurs Azeff, Harting-Landesen - et quantit d'autres. Prconisa contre l'ancien rgime le terrorisme individuel. Aprs la chute du tsarisme, il volua trs rapidement, ainsi que la plupart des socialistes-rvolutionnaires, ses compagnons de lutte, vers la contre-rvolution. Ami et collaborateur de G. Herv, partisan de l'intervention en Russie, devint agent de propagande de Dnikine, de Koltchak et de Wrangel Paris.9

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Krassilnikof - aprs que l'on et officiellement dmenti sa qualit d'agent de la Sret russe. Quant l'indiscret Leone, l'ambassade russe obtint son expulsion de France. Une lettre de Krassilnikof relate au directeur de la Sret tous ces incidents et le met au courant de dmarches entreprises en vue de faire expulser Bourtzev d'Italie. Dans une autre lettre, le mme Krassilnikof fait connatre l'Okhrana qu'une interpellation socialiste sur les agissements de la police russe, dont il avait t question, n'est plus craindre d'aprs les autorits franaises. Les parlementaires socialistes ont d'autres occupations en ce moment 11 .

XIII. LES CRYPTOGRAMMES. ENCORE LE CABINET NOIR.

Mais si, dans leurs lettres, les rvolutionnaires se servaient de chiffres convenus ? L'Okhrana chargeait alors un investigateur gnial de dchiffrer leurs messages. Et l'on me certifie qu'il ne faillit jamais. Ce spcialiste hors ligne, nomm Zybine, s'tait acquis une telle rputation d'infaillibilit qu' la rvolution de mars on le garda. Il passa au service du nouveau gouvernement, qui l'employa, je crois, au contre-espionnage. Les chiffres les plus divers peuvent, parat-il, tre dchiffrs. Que l'on se serve de combinaisons gomtriques ou arithmtiques, le calcul des probabilits permet de trouver quelques indices. Or, il suffit d'un point de dpart - de la moindre clef - pour dchiffrer. Des camarades se servaient, me dit-on, pour correspondre, de certains livres dans lesquels ils convenaient de marquer certaines pages. Bon psychologue, Zybine trouvait ces livres et ces pages. Les chiffres bass sur des textes d'crivains connus, sur des modles fournis par les manuels des organisations rvolutionnaires, sur la disposition verticale de noms ou de devises , ne valent rien, a crit l'ex-policier M. E. Bakai12 . Les chiffres des organisations centrales sont le plus souvent livrs par des provocateurs ou dchiffrs, la longue, aprs un travail minutieux. Bakai considre comme lesToute la correspondance de ce personnage et de ses chefs est hautement difiante. Nous y voyons le directeur de la Sret de Ptersbourg assurer M. Krassilnikof que les autorits russes dmentiront en toutes circonstances son rle dans la police russe ; nous y voyons cet trange conseiller d'ambassade - titre officiel - machiner, pour djouer les recherches de Bourtzev, une intrigue prodigieusement complique. Un ex-agent de la Sret russe l'tranger, Jollivet, entre en relation avec Bourtzev, lui fait des rvlations et se charge de surveiller une personne suspecte de provocation, mais surveille en ralit Bourtzev luimme, sur lequel il renseigne l'Okhrana. Mouchardage et trahison au troisime degr ! C'est s'y perdre. 12 BYLOE, Le Pass, Paris, 1908.11

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meilleurs chiffres d'usage courant ceux que peuvent fournir des textes imprims peu connus. Zybine s'tait constitu une collection d'armoires casiers et fiches o l'on pouvait trouver instantanment le nom de toutes les villes de Russie o, par exemple, il y a une rue Saint-Alexandre ; le nom de toutes les villes o il y a telles coles ou telles usines ; les sobriquets et les surnoms de toutes les personnes suspectes habitant l'empire, etc. Il avait des listes alphabtiques d'tudiants, de marins, d'officiers, etc. Trouvait-on dans une lettre, trs innocente en apparence, ces simples mots : Le Petit Brun est all ce soir Grande-Rue et plus loin une phrase concernant un tudiant en mdecine , il suffisait d'ouvrir quelques casiers pour savoir si Petit Brun tait dj repr et dans quelle ville, possdant une facult de mdecine, il y a une Grande-Rue. Trois ou quatre indices semblables fournissaient dj une probabilit srieuse. Dans toute la correspondance surveille ou saisie, les moindres allusions une personne dfinie taient repres sur des fiches dont les numros renvoyaient au texte mme des lettres. Des armoires entires sont pleines de ces lettres. Trois lettres parfaitement banales, manant de militants disperss dans une rgion et faisant incidemment allusion un quatrime, pouvaient suffire le livrer. Soulignons-le : la surveillance de la correspondance par les cabinets noirs - dont c'est une tradition policire rigoureusement observe de nier l'existence, mais sans lesquels il n'y a pas de police - est d'une importance capitale. Le courrier de personnes suspectes ou connues est d'abord surveill ; puis un tri, pratiqu au hasard, intercepte les lettres portant sur l'enveloppe des prire de transmettre , celles dont les suscriptions paraissent soulignes de faon conventionnelle, celles en un mot qui, de faon quelconque, retiennent l'attention. L'ouverture de lettres au hasard fournit une documentation aussi utile que la surveillance du courrier des militants qualifis. Ceux-ci en effet cherchent correspondre avec prudence (alors que la seule prudence relle, le plus souvent impossible, serait de ne pas traiter par correspondance des choses se rapportant l'action, ft-ce indirectement), tandis que le commun des membres des partis - les inconnus - nglige les prcautions les plus lmentaires. L'Okhrana faisait 3 copies des lettres intressantes : une pour la direction de la Censure, une pour la direction de la police locale. La lettre parvenait son destinataire. Dans certains cas - par exemple lorsqu'il avait fallu rvler chimiquement une encre sympathique -, la police gardait l'original et le destinataire recevait un faux, parfaitement imit, uvre d'un spcialiste qui tait un virtuose. On employait pour ouvrir les lettres des procds variant avec l'ingniosit des fonctionnaires : dcollage des enveloppes la vapeur, enlvement des cachets de cire - que l'on replace ensuite -, avec une lame de rasoir chauffe, etc. Le plus souvent, les coins de l'enveloppe ne sont pas

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parfaitement colls : on introduit alors dans l'ouverture un appareil fait d'une baguette mtallique, autour de laquelle on roule doucement la lettre qu'il devient facile de retirer et de rintgrer sans ouvrir le pli. Les lettres interceptes n'taient jamais communiques la justice, afin de ne projeter aucune lumire, mme indirecte, sur le travail du cabinet noir. On les utilisait la confection de rapports de police. Le cabinet du chiffre ne s'occupait pas que des cryptogrammes rvolutionnaires. Il collectionnait aussi les photographies des chiffres diplomatiques des grandes puissances

XIV. SYNTHESES DES RENSEIGNEMENTS. METHODE DES GRAPHIQUES.

Jusqu' prsent, nous n'avons examin que le mcanisme d'observation de la Sret russe. Ses procds sont en quelque sorte analytiques. On cherche, on fouille, on note. Qu'il s'agisse d'une organisation ou d'un militant, les procds sont les mmes. Au bout d'un certain temps - qui peut tre trs court -, la Sret dispose de quatre sortes de donnes sur l'adversaire : 1 celles de la surveillance extrieure (filature), dont les rsultats sont rsums en tableaux synoptiques, clairent sur ses faits et gestes, ses habitudes, ses accointances, ses alentours, etc. ; 2 celles de l'agence secrte ou des indicateurs renseignent sur ses ides, ses desseins, ses travaux, son activit clandestine ; 3 celles que peut fournir la lecture trs attentive des journaux et des publications rvolutionnaires ; 4 celles de sa correspondance ou de la correspondance de tiers son sujet compltent le tout. Le degr de prcision des renseignements fournis par les agents secrets tait naturellement variable. L'impression gnrale que donnent les dossiers est pourtant celle d'une assez grande exactitude, surtout lorsqu'il s'agit des organisations solidement tablies. Les dossiers de la police contiennent un procs-verbal dtaill de chaque runion clandestine, un rsum de chaque discours important, un exemplaire de chaque publication clandestine, mme polycopie13 . Voici donc la Sret en possession d'une documentation abondante. Le travail d'observation et d'analyse est fait. Selon la mthode scientifique, un travail de classement et de synthse commence alors. Ses rsultats s'expriment par des graphiques. Droulons celui-ci. Titre : Relations de Boris Savinkov.Le dossier de surveillance des organisations social-dmocrates, pour la seule anne 1912, compte 250 forts volumes.13

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Ce tableau, de 40 centimtres de hauteur sur 70 centimtres de largeur, rsume, de faon permettre de les embrasser d'un coup d'il, toutes les donnes enregistres sur les relations du terroriste. Au centre, un rectangle, formant carte de visite, porte son nom calligraphi. De ce rectangle rayonnent des lignes qui le rattachent de petits cercles de couleur. Souvent, ceux-ci sont leur tour des centres dont rayonnent d'autres lignes les rattachant d'autres cercles. Ainsi de suite. Les relations, mme indirectes, d'un homme peuvent de la sorte tre aperues sur-le-champ, quel que soit le nombre des intermdiaires, conscients ou non, qui le rattachent une personne donne. Dans le tableau des relations de Savinkov, les cercles rouges reprsentant ses relations de combat , se divisent en trois groupes de neuf, huit et six personnes, toutes indiques par leurs noms et surnoms ; les cercles verts reprsentent des personnes avec lesquelles il est ou fut en relations directes, politiques ou autres : il y en a 37 ; les cercles jaunes reprsentent ses parents (9) ; les cercles bruns indiquent les personnes en relation avec ses amis et connaissances Tout cela Petrograd. D'autres signes indiquent ses relations Kiev. Lisons, par exemple : B. S. connat Varvara Edouardovna Varkhovskaia, qui connat, elle, 12 personnes Petrograd (noms, prnoms, etc.) et 5 Kiev. Peut-tre B. S. ne sait-il rien de ces 12 et de ces 5 personnes : et la police connat ainsi, mieux que lui-mme, ses tenants et ses aboutissants ! S'agit-il d'une organisation ? Prenons une srie de tableaux d'tude, visiblement des minutes, d'une organisation socialiste-rvolutionnaire du gouvernement de Vilna. Des cercles rouges se forment, et l, des sortes de constellations ; entre eux, des lignes s'enchevtrent bizarrement. Dchiffrons : Vilna. Un cercle rouge : Ivanov, dit le Vieux , rue, n, profession. Une ligne formant flche le rattache ici Pavel (mmes renseignements) et des dates nous indiquent que le 23 fvrier (4 5 h), le 27 ( 9 h soir) et le 28 ( 4 h), Ivanov s'est rendu chez Pavel. Une autre ligne en flche le rattache Marfa, venue chez lui le 27 midi. Ainsi de suite, ces lignes s'enchevtrent comme les pas dans la rue. Ce tableau permet de suivre, heure par heure, l'activit d'une organisation.

XV. ANTHROPOMETRIE. SIGNALEMENTS. ET

LIQUIDATION

Mentionnons ici un moyen accessoire, fort utile, dont dispose la Sret : l'anthropomtrie (le bertillonnage , du nom de M. Bertillon qui a dvelopp le systme), prcieuse aux services de l'identit judiciaire. Toute personne arrte est anthropomtre, c'est--dire photographie plusieurs fois, de face, de profil, debout, assise ; mensure l'aide d'instruments de prcision (formes et dimensions du crne, de l'avant-bras, du pied, de la main, etc.), examine par des spcialistes qui en dressent le signalement scientifique (forme du nez et de

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l'oreille, nuance des yeux, cicatrices et marques du corps). On lui prend les empreintes digitales ; l'tude des infimes sinuosits de l'piderme pourra suffire par la suite tablir presque infailliblement, d'aprs une empreinte de doigts laisse sur un verre ou sur un loquet de porte, son identit. Dans toutes les recherches judiciaires, les fiches de l'anthropomtrie, classes par indices caractristiques, fournissent leur appoint de renseignements. De simples signalements peuvent tre non moins dangereux. La conformation de l'oreille, la teinte des prunelles, la forme du nez peuvent tre observes dans la rue, sans veiller l'attention. Ces donnes suffiront ensuite au policier expriment identifier l'homme en dpit des changements qu'il aura russi apporter son physique. Quelques lettres conventionnelles transmettent par tlgramme un signalement scientifique. Dsormais, les principaux militants sont bien connus : la police est parfaitement claire sur l'organisation considre dans son ensemble. Il reste synthtiser, cette fois, au net. Faisons quelque chose de beau et de propre ! On le fait. Ce sont des graphiques en couleurs, au lavis, soigns comme des travaux d'architecte, artistement calligraphis. Des lgendes expliquent les signes. Et c'est le Schma d'organisation du Parti socialiste-rvolutionnaire, tel que les membres du comit central de ce parti ne le possdent pas eux-mmes ; ou le tableau de l'organisation du Parti socialiste polonais, du Bund juif, de la propagande dans les usines de Petrograd, etc. Tous les partis, tous les groupes sont tudis fond. Pas platoniquement d'ailleurs ! Nous voici prs du but. Un lgant dessin nous montre le projet de liquidation de l'Organisation social-dmocrate de Riga . En haut, le comit central (4 noms) et le collge de propagande (2 noms) ; au-dessous, le comit de Riga, en relation avec 5 groupes, dont dpendent 26 sous-groupes. Au total, 76 noms de personnes pour une trentaine d'organisations. Il n'y a plus qu' prendre tout ce monde dans un coup de filet pour extirper l'organisation social-dmocrate de Riga tout entire

XVI. TUDE SCIENTIFIQUE DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE.

L'ouvrage achev, ses auteurs prouvent un lgitime orgueil en conserver la mmoire. Ils ditent - presque luxueusement - un album de photographies des membres de l'organisation liquide. J'ai sous les yeux l'album consacr la liquidation du groupe anarcho-communiste Les Communards par la police de Moscou, en aot 1910. Quatre planches photographiques y reprsentent l'outillage et l'armement du groupe : dix-huit portraits suivent, accompagns de notices biographiques.

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Les matriaux - rapports, dossiers, graphiques, etc. - qui, jusqu' ce moment, ont t utiliss dans un esprit pratique immdiat, vont l'tre dsormais dans un esprit en quelque sorte scientifique. Chaque anne, un volume est publi par les soins de l'Okhrana et pour ses seuls fonctionnaires, contenant l'expos succinct mais complet, des principales affaires suivies et renseignant sur la situation actuelle du mouvement rvolutionnaire. De volumineux traits sont crits sur le mouvement rvolutionnaire pour servir l'instruction des jeunes gnrations de gendarmes. On y trouve, pour chaque parti, son histoire (origine et dveloppement), un rsum de ses ides et de son programme, une srie de figures accompagnes de textes explicatifs donnant le schma de son organisation, les rsolutions de ses dernires assembles et des notices sur les militants les plus en vue. Bref, une monographie concise et complte. L'histoire du mouvement anarchiste en Russie sera, par exemple, particulirement difficile reconstituer cause de l'parpillement des hommes et des groupes, des pertes inoues que ce mouvement a subies pendant la rvolution et enfin de sa dbcle ultrieure. Mais nous avons eu le bonheur de trouver, dans les archives de la police, un excellent petit volume, trs dtaill, o se trouve rsume cette histoire. Il suffira d'y ajouter quelques notices et une courte prface pour offrir au public un livre du plus grand intrt Pour les grands partis, l'Okhrana publiait elle-mme des travaux consciencieux, dont quelques-uns seraient dignes de la rimpression et qui, tous, serviront quelque jour. Sur le mouvement sioniste juif, 156 pages grand format. Notice rdige au dpartement de la police. L'activit de la social-dmocratie pendant la guerre, 102 pages, texte serr. Situation du Parti socialistervolutionnaire en 1908, etc. Autant de titres relevs au hasard sur des brochures sorties des presses de la police impriale. Le Dpartement de la police ditait aussi, l'usage de ses fonctionnaires suprieurs, des feuilles d'informations priodiques. l'intention du tsar, il confectionnait, en un exemplaire unique, une sorte de revue manuscrite paraissant dix quinze fois par an, o les moindres incidents du mouvement rvolutionnaire - arrestations isoles, perquisitions fructueuses, rpressions, troubles - taient enregistrs. Nicolas II savait tout. Nicolas II ne ddaignait pas les renseignements fournis par les cabinets noirs. Ces rapports sont frquemment annots de sa main. L'Okhrana ne surveillait pas que les ennemis de l'autocratie. On y considrait qu'il tait bon de tenir en main ses amis et surtout de savoir ce qu'ils pensaient. Le cabinet noir tudiait tout spcialement les lettres des hauts fonctionnaires, conseillers d'Etat, ministres, courtisans, gnraux. Les passages intressants de ces lettres, groups par sujets et par dates, formaient la fin d'un semestre un gros volume dactylographi que lisaient seuls deux ou trois puissants personnages. La gnrale Z crit la princesse T qu'elle

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dsapprouve la nomination de M. Un tel au Conseil de l'Empire et qu'on se moque du ministre Z dans les salons. Cela est not. Un ministre commente sa faon une proposition de loi, un dcs, un discours. Copi. Not. titre de renseignements sur l'opinion publique

XVII. LA PROTECTION DE LA PERSONNE DU TSAR.

La protection de la personne sacre du tsar exigeait un mcanisme spcial. J'ai parcouru une trentaine de brochures consacres la faon de prparer les voyages de Sa Majest impriale, par terre, par eau, en chemin de fer, en automobile, dans les campagnes, dans les rues, dans les camps. D'innombrables rgles prsident l'organisation de chaque dplacement du souverain. Lorsqu'il doit, au cours d'une solennit, passer dans les rues, on va jusqu' tudier son itinraire maison par maison, fentre par fentre, de faon savoir exactement quelles sont les personnes logeant le long du parcours et qui elles reoivent. Des plans de toutes les maisons, de toutes les rues o passera le cortge sont dresss ; des dessins reprsentant les faades et portant les numros des appartements, ainsi que les noms des locataires, facilitent les reprages. Plusieurs fois pourtant, la vie de Nicolas II fut la merci des terroristes. Des circonstances fortuites la sauvrent : pas l'Okhrana

XVIII. CE QUE COUTE UNE EXECUTION.

Parmi toutes ces paperasses de la police du tsar, les plus tristes documents humains abondent, on l'a dj vu. Bien que ce soit un peu en dehors du sujet, je crois devoir consacrer quelques lignes une srie de simples reus de menues sommes d'argent, trouvs annexs un dossier. Aussi bien ces petits papiers-l venaient-ils trop souvent, aprs la liquidation des groupes rvolutionnaires, grossir et clore les dossiers dj remplis par la surveillance et la dlation. En guise d'pilogue Ceux-ci apprennent combien cotait la justice du tsar une excution. Ce sont les reus signs de tous ceux qui, directement ou non, prtent la main au bourreau. Frais d'excution des frres Modat et Djavat Mustapha Ogli, condamns par le tribunal militaire du Caucase :

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Transfert des condamns de la forteresse de Metek la prison, aux voituriers .... 4 roubles Autres frais ... 4 roubles Pour avoir creus et rempli deux fosses .... 12 roubles (Six fossoyeurs signent chacun un reu de 2 roubles.) Pour avoir dress la potence 4 roubles Pour avoir surveill les travaux ... 8 roubles Frais de voyage d'un prtre (et retour) .... 2 roubles Au mdecin, pour le constat des dcs .... 2 roubles Le bourreau .... 50 roubles Frais de dplacement du bourreau ... 2 roubles En somme, tout cela n'est pas cher. Le prtre et le mdecin, surtout, sont modestes. Le sacerdoce de l'un, la profession de l'autre impliquent, n'est-ce pas ? le dvouement l'humanit. Peut-tre devrions-nous ouvrir ici un nouveau chapitre, intituler : La Torture. Toutes les polices font en effet usage plus ou moins frquent de la question mdivale. On pratique aux Etats-Unis le terrible 3e interrogatoire . Dans la plupart des pays d'Europe, la torture s'est gnralise depuis l'aggravation de la lutte des classes au lendemain de la guerre. La Siguranza roumaine, la Dfensive polonaise, les polices allemande, italienne, yougoslave, espagnole, bulgare - nous en oublions certainement - en usent asse couramment. L'Okhrana russe les avait prcdes dans cette voie, mais avec une certaine modration. Bien qu'il y et des cas, mme nombreux, de chtiments corporels - le knout - dans les prisons, le traitement inflig par la police russe ses prisonniers, avant la rvolution de 1905, semble avoir gnralement t plus humain que celui inflig aujourd'hui, dans les maisons d'arrt, aux militants ouvriers d'une dizaine de pays d'Europe. Aprs 1905, l'Okhrana eut des chambres de torture Varsovie, Riga, Odessa et, semble-t-il, dans la plupart des grands centres.

XIX. CONCLUSION. POURQUOI LA REVOLUTION DEMEURE INVINCIBLE.

La police devait tout voir, tout entendre, tout savoir La puissance et la perfection de son mcanisme apparaissent d'autant plus redoutables qu'elle trouvait dans les bas-fonds de l'me humaine des ressources inattendues. Et, pourtant, elle n'a rien su empcher. Pendant un demi-sicle, elle a vainement dfendu l'autocratie contre la rvolution plus forte d'anne en anne.

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Et puis, on aurait tort de se laisser impressionner par le schma du mcanisme apparemment si perfectionn de la Sret impriale. Il y avait bien au sommet quelques hommes intelligents, quelques techniciens d'une haute valeur professionnelle : mais toute la machine reposait sur le travail d'une nue de fonctionnaires ignares. Dans les rapports les mieux confectionns, on trouve les normits les plus rjouissantes. L'argent huilait tous les engrenages de la vaste machine ; le gain est un stimulant srieux, mais insuffisant. Rien de grand ne se fait sans dsintressement. Et l'autocratie n'avait pas de dfenseurs dsintresss. S'il fallait encore, aprs l'croulement du 26 mars 1917, dmontrer, par des faits emprunts l'histoire de la rvolution russe, la vanit des efforts du Dpartement de la police, nous pourrions produire quantit d'arguments comme celui-ci, que nous empruntons l'ex-policier M. E. Bakai. En 1906, aprs la rpression de la premire rvolution, au moment o le chef de la police, Troussevitch, rorganisait l'Okhrana, les organisations rvolutionnaires de Varsovie, principalement celles du Parti socialiste polonais supprimrent dans l'anne 20 militaires, 7 gendarmes, 56 policiers et en blessrent 92 ; bref, mirent hors de combat 179 agents de l'autorit. Elles dtruisirent en outre 149 dbits d'alcool de la rgie. la prparation de ces actes participrent des centaines d'hommes rests dans la plupart des cas ignors de la police . M. E. Bakai observe que, dans les priodes de succs de la rvolution, les agents provocateurs faisaient souvent dfaut ; mais ils reparaissaient ds que l'emportait la raction. Comme les corbeaux sur les champs de bataille. En 1917, l'autocratie s'est effondre sans que ses lgions de mouchards, de provocateurs, de gendarmes, de bourreaux, de sergents de ville, de cosaques, de juges, de gnraux, de popes, puissent retarder encore le cours inflexible de l'histoire. Les rapports de l'Okhrana rdigs par le gnral Globatcheff constatent l'approche de la rvolution et prodiguent au tsar les avertissements inutiles. De mme que les plus savants mdecins appels au chevet d'un moribond ne peuvent que constater, minute aprs minute, les progrs de la maladie, les policiers omniscients de l'Empire voyaient, impuissants, le tsarisme rouler aux abmes Car la rvolution tait le fruit des causes conomiques, psychologiques, morales, situes au-dessus d'eux et en dehors de leur atteinte. Ils taient condamns lui rsister inutilement et succomber. Car c'est l'ternelle illusion des classes gouvernantes de croire que l'on peut enrayer les effets sans atteindre les causes, lgifrer contre l'anarchie ou le syndicalisme (comme en France et aux Etats-Unis), contre le socialisme (comme Bismarck le fit en Allemagne), contre le communisme comme on s'y vertue aujourd'hui un peu partout. Vieille exprience historique. L'Empire romain, lui aussi, perscuta vainement les chrtiens. Le catholicisme couvrit l'Europe de bchers, sans russir vaincre l'Hrsie, la Vie.

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la vrit, la police russe tait dborde. La sympathie instinctive ou consciente de l'immense majorit de la population allait aux ennemis de l'ancien rgime. Leur martyre frquent suscitait le proslytisme de quelques-uns et l'admiration du grand nombre. Sur ce vieux peuple chrtien, la vie apostolique des propagandistes qui, renonant au bien-tre et la scurit, se vouaient, pour apporter aux misrables un vangile nouveau, la prison, l'exil des Sibries, la mort mme, exerait une influence irrsistible. Ils taient bien le sel de la terre : les meilleurs, les seuls porteurs d'un immense espoir, et, pour cela, perscuts. Ils avaient ainsi pour eux la seule puissance morale, celle des ides et des sentiments. L'autocratie n'tait plus un principe vivant. Nul ne croyait sa ncessit. Elle n'avait plus d'idologues. La religion mme, par la bouche de ses penseurs les plus sincres, condamnait un rgime qui ne reposait plus que sur l'emploi systmatis de la violence. Les chrtiens les plus grands de la Russie moderne, doukhobors et tolstoiens, ont t des anarchistes. Or, une socit qui ne repose plus sur des ides vivantes, dont les principes fondamentaux sont morts, peut tout au plus se maintenir quelque temps par la force d'inertie. Mais, dans la socit russe des dernires annes de l'ancien rgime, les ides nouvelles - subversives - avaient acquis une puissance sans contrepoids. Tout ce qui, dans la classe ouvrire, dans la petite bourgeoisie, dans l'arme et la flotte, dans les professions librales, pensait et agissait, tait rvolutionnaire, cest--dire socialiste de faon ou d'autre. Il n'y avait pas, comme dans les pays de l'Europe occidentale, de moyenne bourgeoisie satisfaite. L'ancien rgime n'tait rellement dfendu que par le haut clerg, la noblesse de cour, la finance, quelques politiciens, bref par une infime aristocratie. Les ides rvolutionnaires trouvaient donc partout un terrain favorable. Pendant longtemps, la noblesse et la bourgeoisie donnrent la rvolution la fleur de leurs jeunes gnrations. Quand un militant se cachait, il rencontrait de nombreux concours spontans, dsintresss, dvous. Quand on arrtait un rvolutionnaire, il arrivait - de plus en plus souvent - que les soldats chargs de le convoyer sympathisaient avec lui et que, parmi ses geliers, il y eut presque des camarades . Si bien que, dans la plupart des prisons, il tait facile de correspondre clandestinement avec l'extrieur. Ces sympathies facilitaient aussi les vasions. Guerchouni, condamn mort et transfr d'un cachot un autre, rencontra des gendarmes qui taient des amis . Bourtzev, dans sa lutte contre la provocation, trouva jadis des concours prcieux chez un haut fonctionnaire de l'Intrieur, par hasard honnte homme, M. Lapoukhine, et chez un ancien policier, Bakai. J'ai connu une rvolutionnaire qui avait t surveillante dans une prison ; les cas des surveillants convertis par les dtenus n'taient au reste pas rares Quant l'tat d'esprit des lments les plus arrirs - au point de vue rvolutionnaire - de la population, ces faits sont symptomatiques. Et ce ne sont l que des causes apparentes, superficielles, superposes d'autres qui sont profondes. La puissance des ides, la force morale,

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l'organisation et la mentalit rvolutionnaires n'taient que les rsultats d'une situation conomique dont le dveloppement s'acheminait vers la rvolution. L'autocratie russe incarnait le pouvoir d'une aristocratie de grands propritaires fonciers et d'une oligarchie financire, soumise des influences trangres que gnaient d'ailleurs des institutions peu propices au progrs de la bourgeoisie. Peu nombreuses, dpourvues d'influence politique, mcontentes, les classes moyennes des villes donnaient leurs enfants - jeunesse des coles, intellectuels la rvolution, une rvolution librale, cela va de soi, ne voyant pas venir audel le moujik et l'ouvrier. La grande bourgeoisie industrielle, commerante, financire frondait, souhaitant une monarchie constitutionnelle l'anglaise o le pouvoir lui choirait naturellement. Accable d'impts, en proie en temps de paix, l'poque de la grande prosprit europenne, des famines priodiques, dmoralise par le monopole de la vodka, brutalement exploite par le pope, le policier, le bureaucrate et le gros propritaire, la masse rurale accueillait avec faveur, depuis plus d'un demi-sicle, les appels des rvolutionnaires dclasss : Prends la terre, paysan ! Et comme elle fournissait l'arme l'immense majorit de ses effectifs, la chair canon de Lyaoyang et