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SOIXANTE ANNÉES DE TECHNOLOGIE LITHIQUE : ÉTAPES MARQUANTES, APPORTS ET ÉCUEILS Pierre-Jean Texier PACEA, UMR 5199 - Université Bordeaux 1 Liliane Meignen Laboratoire CEPAM, UMR 6130 RÉSUMÉ François Bordes, en tant que préhistorien, est surtout connu internationalement pour la mise au point d’une typologie du Paléolithique inférieur et moyen qui a servi de base à de nombreuses recherches sur l’identification des faciès du Moustérien et ensuite à leur interprétation (cf. débat Bordes-Binford dans les années 1970). Mais François Bordes était aussi un spécialiste renommé de la taille du silex. Il a joué un rôle primordial, avec Donald Crabtree, dans les travaux réa- lisés et les questionnements traités lors du colloque des Eyzies (1964), réunion fondamentale dans l’évolution ultérieure de la technologie lithique, malheureusement jamais publiée. Y avait été clairement formalisée la nécessité de confronter des séries d’expérimentations contrôlées, afin d’évaluer, sur des bases plus solides, les techniques mises en œuvre par les tailleurs de la préhistoire. Dans son article fondateur sur les « Principes d’une méthode d’étude des techniques de débitage et de la typologie du Paléolithique ancien et moyen », François Bordes place en exergue une citation de Van Riet Lowe (1945) qui montre l’intérêt qu’il portait à la compréhension des processus de fabrication des outillages plus qu’aux outils eux-mêmes... Pourtant, c’est à la typologie et à toutes les recherches importantes qu’elle a permis d’en- visager que François Bordes a consacré l’essentiel de ses travaux. Et ce n’est que bien plus tard, dans les années 1980, en réaction à l’utilisation caricaturale de la « méthode Bordes » par les préhistoriens qui l’ont suivie, que les approches technologiques prendront leur essor. Soixante années ont été nécessaires pour passer de l’approche classificatoire, étape sans aucun doute nécessaire en termes de communication, à l’approche systémique qui prévaut actuellement. SIXTY YEARS OF LITHIC TECHNOLOGY: SIGNIFICANT STAGES, CONTRIBUTIONS AND OBSTACLES ABSTRACT As a prehistorian, François Bordes is mostly known abroad for his typology of the early and middle Palaeolithic which led to the identification of Mousterian facies and then to their interpretation (see the Bordes-Binford debate during the 1970s). But François Bordes was also a world class flintknapper. He and Don E. Crabtree played a crucial part in the work done and in the questions dealt with during the Les-Eyzies-de-Tayac Conference (1964), which was one of the masterpieces in the history of lithic technology. The need to confront a series of controlled experiments was clearly formalized at this conference, unfortunately never published, in order to assess the techniques implemented by prehis- toric flintknappers on more solid bases. In his seminal article on the “Principes d’une méthode d’étude”, François Bordes highlighted a citation from Van Riet Lowe (1945) which shows that he had a greater interest in the manufacturing pro- cesses of tools than for the tools themselves. However, François Bordes devoted the essence of his work to typology and all related important research. And it was only much later in the 80s, in response to the caricatured use of the “Bordes method” by prehistorians who adopted it, that technological approaches developed rapidly. Sixty years were necessary to move from the classificatory approach, undoubtedly a necessary step in terms of communication, to the systemic approach that currently prevails.

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SOIXANTE ANNÉES DE TECHNOLOGIE LITHIQUE : ÉTAPES MARQUANTES, APPORTS ET ÉCUEILS

Pierre-Jean TexierPACEA, UMR 5199 - Université Bordeaux 1

Liliane MeignenLaboratoire CEPAM, UMR 6130

Résumé

François Bordes, en tant que préhistorien, est surtout connu internationalement pour la mise au point d’une typologie du Paléolithique inférieur et moyen qui a servi de base à de nombreuses recherches sur l’identification des faciès du Moustérien et ensuite à leur interprétation (cf. débat Bordes-Binford dans les années 1970). Mais François Bordes était aussi un spécialiste renommé de la taille du silex. Il a joué un rôle primordial, avec Donald Crabtree, dans les travaux réa-lisés et les questionnements traités lors du colloque des Eyzies (1964), réunion fondamentale dans l’évolution ultérieure de la technologie lithique, malheureusement jamais publiée. Y avait été clairement formalisée la nécessité de confronter des séries d’expérimentations contrôlées, afin d’évaluer, sur des bases plus solides, les techniques mises en œuvre par les tailleurs de la préhistoire. Dans son article fondateur sur les « Principes d’une méthode d’étude des techniques de débitage et de la typologie du Paléolithique ancien et moyen », François Bordes place en exergue une citation de Van Riet Lowe (1945) qui montre l’intérêt qu’il portait à la compréhension des processus de fabrication des outillages plus qu’aux outils eux-mêmes... Pourtant, c’est à la typologie et à toutes les recherches importantes qu’elle a permis d’en-visager que François Bordes a consacré l’essentiel de ses travaux. Et ce n’est que bien plus tard, dans les années 1980, en réaction à l’utilisation caricaturale de la « méthode Bordes » par les préhistoriens qui l’ont suivie, que les approches technologiques prendront leur essor. Soixante années ont été nécessaires pour passer de l’approche classificatoire, étape sans aucun doute nécessaire en termes de communication, à l’approche systémique qui prévaut actuellement.

SIXTY YEARS OF LITHIC TECHNOLOGY: SIGNIFICANT STAGES, CONTRIBUTIONS AND OBSTACLES

AbstrAct

As a prehistorian, François Bordes is mostly known abroad for his typology of the early and middle Palaeolithic which led to the identification of Mousterian facies and then to their interpretation (see the Bordes-Binford debate during the 1970s). But François Bordes was also a world class flintknapper. He and Don E. Crabtree played a crucial part in the work done and in the questions dealt with during the Les-Eyzies-de-Tayac Conference (1964), which was one of the masterpieces in the history of lithic technology. The need to confront a series of controlled experiments was clearly formalized at this conference, unfortunately never published, in order to assess the techniques implemented by prehis-toric flintknappers on more solid bases. In his seminal article on the “Principes d’une méthode d’étude”, François Bordes highlighted a citation from Van Riet Lowe (1945) which shows that he had a greater interest in the manufacturing pro-cesses of tools than for the tools themselves. However, François Bordes devoted the essence of his work to typology and all related important research. And it was only much later in the 80s, in response to the caricatured use of the “Bordes method” by prehistorians who adopted it, that technological approaches developed rapidly. Sixty years were necessary to move from the classificatory approach, undoubtedly a necessary step in terms of communication, to the systemic approach that currently prevails.

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Extraordinaire stratigraphe, impressionnant tailleur de silex « à la mode » préhistorique, enseignant captivant, homme à la fois sensible et impatient, tendre et à la dent dure… Pendant plus de trente années, l’influence de François Bordes sur la préhistoire du Paléolithique a été déterminante. (J. Tixier, 1982)

François Bordes s’est lancé très jeune, sur les traces de Léon Coutier, dans la taille expérimentale. Plus

assidu et plus rigoureux dans sa démarche que son prédécesseur en ce domaine, et plus percutant aussi dans celui de la communication, c’est à Bordes que revient le mérite d’avoir initié une approche scien-tifique de la taille expérimentale (Bordes, 1947), mais sans véritablement la développer par la suite. Il a cependant fait franchir une étape décisive à la connaissance des pierres taillées préhistoriques et a marqué de manière indélébile à partir de 1947 ses premiers pas dans la recherche au CNRS.

Cette année-là, Léon Coutier n’avait à son actif qu’un modeste article de trois pages publié dix-huit ans plus tôt (Coutier, 1929) et venait de terminer son mandat de président de la Société préhistorique française. Il faisait montre de son savoir-faire en taille expérimentale par percussion directe au percuteur de buis, par percussion indirecte ou par pression, devant les membres de la Prehistoric Society de Londres (fig. 1). Un film fut d’ailleurs réalisé à cette occasion (Coutier, 1947).

Deux années plus tard, Jacques Tixier se lançait, mais encore très modestement, dans la taille expé-rimentale pour tenter de comprendre, à propos de ramassages de surface effectués dans la région de Bou-Saada en Algérie, « comment ces objets avaient été taillés » (Tixier, 1978). Une question qu’il ne ces-sera depuis lors jamais de poser et à laquelle il tentera de répondre en employant tous ses talents d’expéri-mentateur et de pédagogue.

François Bordes avait une conscience très aiguë des différents domaines à explorer dans une archéo-logie préhistorique encore en devenir. Mais il s’est souvent contenté de désigner les voies dans lesquelles d’autres pourraient s’engager, sans avoir réellement le temps, ni peut-être le goût et la patience, de les explorer lui-même pour en faire des disciplines de recherche à part entière. La taille expérimentale, les remontages et la technologie lithique furent ainsi implicitement désignés en même temps que mis de côté au profit d’une approche typologique en pleine élaboration. Ainsi, par une citation restée étonnam-

ment méconnue, bien que mise en exergue de l’un des articles fondateurs de sa typologie publié dans L’Anthropologie (Bordes, 1950), François Bordes attire-t-il l’attention sur la réflexion prémonitoire du Sud-Africain Van Riet Lowe :

Ma conviction est que les affinités entre des ensembles lithiques provenant de sites éloignés sont souvent plus facilement et plus rapidement mises en valeur par une étude approfondie des processus techniques sous-jacents plutôt qu’en comparant les types d’outils repré-sentés. En d’autres termes, la typologie ne devrait pas être réduite aux outils fabriqués par l’Homme, mais il est

Figure 1. Léon Coutier en 1947, lors d’une démonstration de taille de biface avec un percuteur en buis devant la Prehistoric Society of London (cliché Douglas Fisher, The Illustrated London News, June 28, 1947)

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urgent de l’étendre aux produits de rejet de l’industrie humaine de l’époque. Nous croyons qu’il est plus sûr de déceler des affinités en comparant les techniques plutôt que la typologie, quand celle-ci est réduite, comme c’est bien souvent le cas, aux objets finis de l’industrie humaine, et qu’elle exclut les déchets de fabrication et les procédés employés pour fabriquer ces objets finis (Van Riet Lowe, 1945).

Van Riet Lowe traçait là les grandes lignes d’une approche technologique globale qui ne s’imposera pourtant progressivement qu’à partir du début des années 1980 (Tixier, 1980). S’ils ont eu très tôt conscience du potentiel que pouvait recéler une telle démarche, le comportement adopté par Bordes comme par Van Riet Lowe montre simplement que ces personnalités, tout comme le contexte scientifique, n’étaient pas encore prêts à de tels développements, car d’autres urgences s’imposaient.

La taille expérimentale pratiquée par François Bordes s’est ainsi limitée à une exploration passion-née et enthousiaste des techniques et de la gestuelle associée, sans véritable caractérisation ni quantifica-tion des restes de taille. Mais elle a ouvert la voie dans laquelle s’est résolument engagé Jacques Tixier, un peu moins de dix ans après son entrée au CNRS et ce, probablement avant même le colloque de 1964 aux Eyzies-de-Tayac.

Le rôle de la « méthode Bordes »

Alors que les séries archéologiques recueillies dans un contexte stratigraphique plus ou moins bon affluaient dans les collections publiques ou privées d’une France en pleine reconstruction, François Bordes a senti l’urgence de mettre de l’ordre dans la pagaille qui ne faisait que croître en ce domaine. C’est ainsi qu’à partir de 1947, il proposa les grandes lignes d’une nouvelle méthode d’étude des indus-tries du Paléolithique moyen, dont les principes et les objectifs (caractérisation du complexe mousté-rien) seront clairement exprimés en 1951 (Bordes et Bourgon, 1951).

Mais le point d’orgue sera atteint dix années plus tard avec la publication en grand format chez Delmas à Bordeaux de sa célébrissime Typologie du Paléolithique ancien et moyen, ouvrage dans lequel en même temps qu’il affirme la primauté de la typologie sur la technologie, chaque type de sa liste de référence se trouve décrit et illustré d’une manière compréhensible pour tous les professionnels

et amateurs de l’époque (Bordes, 1961). La commu-nauté se trouve alors dotée d’un outil permettant la présentation supposée objective des industries du Paléolithique moyen, de celles du Paléolithique supérieur (Sonneville-Bordes et Perrot, 1953), ainsi que leur confrontation sous forme d’indices et de diagrammes cumulatifs.

Un autre acteur de la communauté de l’époque, Georges Laplace, a lui aussi répondu à cette néces-sité de remise en ordre qui prévalait alors pour la préhistoire, en s’attaquant à la prise des données sur le terrain. C’est ainsi que dès 1948, en colla-boration avec Louis Méroc, fut mise au point la méthode d’enregistrement des données de fouilles en coordonnées cartésiennes, universellement adop-tée et toujours en vigueur depuis sa publication (Laplace-Jauretche et Méroc, 1954). En revanche, seul un petit groupe d’irréductibles utilise encore la méthode de typologie analytique à vocation exhaustive et évolutive, mais également relative-ment complexe, qu’il proposa dix années plus tard pour formaliser l’étude du Mésolithique d’Europe (Laplace, 1963).

Transpositions et dérives

À la préhistoire de la décennie d’après-guerre, qui fit l’objet d’une intense activité sur le terrain, ont donc répondu de nombreuses initiatives visant à canaliser et rationaliser la prise d’information, aussi bien sur le terrain que sur les collections qui s’accumulaient chez les amateurs éclairés, dans les musées ou les premiers laboratoires dédiés à cette discipline émer-gente. La méthode développée par François Bordes doit son succès quasi universel aux réponses d’une extrême simplicité qu’elle apportait à une demande très importante : la complexité des outils statistiques employés (pourcentages et indices) ne dépassant pas celle du calcul d’une règle de trois !

La méthode Bordes fut ainsi facilement transpo-sable à d’autres périodes : Paléolithique supérieur d’Europe (Sonneville-Bordes et Perrot, 1953), Épipa-léolithique du Maghreb (Tixier, 1963). En revanche, sa transposition par Marie Leakey aux industries oldo-wayennes, même si elle fit un temps illusion, s’est avérée un échec : techniques simples, supports peu modifiés, façonnage rudimentaire, types aux contours incertains qui caractérisent les ensembles oldowayens et acheuléens anciens, se sont montrés peu adap-tés à un traitement statistique (Leakey, 1975). Les

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avancées techniques et les innovations concep-tuelles qui jalonnent le million et demi d’années oldowayennes sont avant tout perceptibles par le choix des matériaux taillés (nature et morphologie) et la lecture technologique de l’enchaînement des gestes techniques. Focalisée sur l’outillage retouché, l’approche prônée par François Bordes n’est donc pas le meilleur outil pour aborder les questions d’innova-tions et de traditions techniques.

François Bordes, qui avait déjà montré l’existence de plusieurs faciès du Moustérien, entend tout d’abord explorer, par la méthode statistique qu’il met au point, ce qui se cache derrière les termes « Levalloisien » et « Tayacien » créés par l’abbé Breuil respectivement en 1931 et 1932. Un peu plus tard (1953), il s’attelle à la classification des industries moustériennes regroupées en « Charentien », « Moustérien typique », « Mous-térien de tradition acheuléenne », « Moustérien à denticulés »…

Outre ses faiblesses intrinsèques, l’identification des types tout comme l’incertitude des déterminations sur lesquelles reposaient les décomptes techniques ainsi que le calcul de pourcentages qui déconnec-taient l’usager, préhistorien professionnel ou non, des effectifs réels, ont donné lieu à des dérives parfois caricaturales, au fur et à mesure que s’élargissaient la notoriété de la méthode, le nombre de ses usagers et son aire d’application.

1964 : la conférence des Eyzies-de-Tayac

Financée par la National Science Foundation et orga-nisée par François Bordes en 1964, la conférence des Eyzies-de-Tayac, qui passa relativement inaperçue à l’époque car elle ne fut jamais publiée, fut pour-tant un moment déterminant dans l’évolution de l’archéologie préhistorique mondiale. Organisée à l’apogée de l’application de la méthode Bordes, elle réunissait autour de ce dernier les principaux acteurs de la taille expérimentale du moment (fig. 2). Jacques Tixier était l’un d’eux ; il allait peu après offrir à la communauté une adaptation de la méthode Bordes aux industries de l’Épipaléolithique du Maghreb. Un préhistorien amateur éclairé du Nouveau Monde, Donald E. Crabtree, en fut un autre, qui présenta pour la première fois à cette occasion ses expérimen-tations en retouche parallèle et débitage laminaire par pression (fig. 3 et 4).

Au carrefour de la typologie, de l’expérimen-tation et de la technologie (Smith, 1964 ; Jelinek, 1965), la conférence des Eyzies-de-Tayac a sans aucun doute décidé de l’orientation de la carrière de Jacques Tixier : il s’est rapidement imposé comme un expérimentateur de premier plan, et le premier à prendre enfin au pied de la lettre les préceptes

Figure 2. Quelques-uns des participants à la conférence des Eyzies-de-Tayac en 1964De gauche à droite, on reconnaîtra Hannah M. Wormington, Don E. Crabtree, Philip E. L. Smith, Arthur J. Jelinek, François Bordes et Jacques Tixier (cliché Aransau et Tixier)

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énoncés par Van Riet Lowe pour en faire une ligne de recherche. Tixier a œuvré pendant toute sa car-rière scientifique à la promotion de la technologie lithique comme outil essentiel d’investigation des ensembles lithiques. Il s’est par ailleurs tout de suite employé, mais sans y réussir pleinement, à tenter d’éviter une dérive similaire à celle que venait de connaître l’approche typologique (terminologie, reconnaissance des éléments, utilisation abusive des données numériques…).

1965 : le symposium de Burg Wartenstein

À l’occasion d’un colloque de la Wenner-Gren Foun-dation organisé en 1965 en Autriche, Tixier proposa une adaptation de la méthode Bordes à l’étude de l’Épipaléolithique du Maghreb, plus solidement ancrée sur des fondations technologiques, et qui gommait ainsi quelques faiblesses de la méthode du maître. Ce fut en fait la première tentative de

Figure 3. Démonstration de taille par pression de Don E. Crabtree devant François Bordes et Jacques Tixier

(cliché Aransau et Tixier)

Figure 4. Conférence des Eyzies-de-Tayac, 1964Don E. Crabtree et François Bordes : démonstration

de taille d’un nucléus d’obsidienne par pression pectorale à la béquille (cliché Aransau et Tixier)

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synthèse entre approche typologique et approche technologique. Tixier insista également fortement au cours de cette réunion sur la précision à donner aux termes descriptifs employés et à l’importance de leur validation internationale (Tixier, 1968).

La démarche typologique de Tixier contenait déjà les germes de l’approche technologique qu’il n’aura de cesse par la suite de développer et de promouvoir. C’est d’ailleurs à cette occasion que furent signés l’arrêt de mort du Levalloisien et l’acte de naissance de la méthode et du concept Levallois. C’est à cette occasion aussi que furent plus rigou-reusement définis des termes comme « technique » et « méthode », le premier comme le moyen, le second comme l’esprit qui agence les moyens : un agencement raisonné des gestes techniques.

1979 : « Préhistoire et technologie lithique », la table

ronde de Valbonne

Les accents parfois excessifs de la « croisade » d’une technologie triomphante, lancée en 1979 (on parle alors de « la déshumanisation de la pierre taillée, réduisant l’homme préhistorique à des chiffres et une étiquette »), contre une typologie souvent dévoyée de ses intentions premières (Tixier, 1980), furent pro-bablement le reflet de la difficulté à remplacer une méthode fonctionnant en routine par une approche globale encore mal formalisée et à la terminolo-gie encore vacillante. Il s’agissait en particulier de substituer une démarche visant à caractériser les différentes chaînes opératoires à une approche qui ne concernait la plupart du temps que les objets retouchés d’un ensemble lithique.

Naissance du concept de chaîne opératoire

C’est à des ethnologues et ethno-archéologues tels Marcel Mauss, Robert Cresswell, André Leroi-Gourhan (1967), mais surtout Pierre Lemonnier (1976), que l’on doit l’élaboration puis la migration du concept de chaîne opératoire et de système technique, de l’eth-nologie vers le caillou taillé, témoin quasi impérissable et souvent surreprésenté des activités préhistoriques.

La chaîne opératoire, qui part du fait concret pour aller vers l’abstraction du schéma conceptuel

et des connaissances, est devenue l’outil le plus per-formant pour aborder la question de l’organisation des activités à l’échelle du site, du territoire ou de la région (Perlès, 1991). L’expérimentation, réalisée dans un cadre beaucoup plus strict que les premières réplications ou les premiers tests techniques, peut alors jouer un rôle déterminant dans l’évaluation des compétences intellectuelles et neuromotrices préhistoriques.

Le remplacement d’un outil statistique simple, ne portant que sur les éléments les plus aisément iden-tifiables d’un ensemble lithique et donc accessibles à tous, par la reconnaissance des chaînes opératoires et des éléments, fantômes ou non, caractérisant les différentes phases des enchaînements techniques et étapes de leur réalisation, a coïncidé avec le bas-culement de la préhistoire française dans le monde professionnel.

Ce rapide retour aux sources sur l’évolution en France des méthodes d’étude des industries préhis-toriques montre bien que l’apport de François Bordes a marqué une étape absolument déterminante dans l’évolution d’une préhistoire d’après-guerre en pleine effervescence. Il a doté l’archéologie préhistorique d’un outil d’analyse qui a joué un rôle fondamental dans la structuration de la discipline jusqu’aux limites (et parfois même au-delà !) de son niveau de résolu-tion, et a désigné des voies que d’autres, riches de son enseignement, se sont chargés d’explorer pour donner un nouveau souffle à l’étude des pierres taillées. Il a fallu près de trente-cinq ans pour que le relais du mouvement lancé en 1947 par notre illustre prédécesseur pour promouvoir une étude raisonnée des industries lithiques soit timidement pris sous une forme différente.

Forts d’un passé de plus de soixante années et du vécu de l’évolution de la typologie de Fran-çois Bordes, nous savons que des dérives similaires affectent déjà ou affecteront l’approche fondée sur la technologie qui prévaut actuellement, au niveau par exemple de la caractérisation des élé-ments techniques représentés dans les ensembles lithiques et de la terminologie ou du jargon des-criptif employés. Prenons garde en revanche à la dérive d’une technologie trop encadrée vers une typologie de substitution. Il nous revient d’adapter nos travaux à la mouvance de nos découvertes, de nos observations, et à les hiérarchiser au cas par cas (Tixier, 1991).

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