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23/07/2015 15:38 STRUCTURALISME - Encyclopædia Universalis Page 1 sur 29 http://www.universalis.fr/encyclopedie/structuralisme/# STRUCTURALISME Le structuralisme n'est pas une école de pensée facilement identifiable. À la fin des années 1950, la référence au concept de structure est générale dans le champ des sciences humaines , et trois colloques aux titres évocateurs attestent à la fois de cette généralisation de la notion, de sa dispersion... et de son imprécision : en 1959, Sens et usages du terme structure (R. Bastide dir., Mouton, 1962), en 1957, Notion de structure et structure de la connaissance (Albin Michel, 1957) et, en 1959, Entretiens sur les notions de genèse et de structure (Colloque de Cerisy, Mouton, 1965). Ils mobilisent alors savants des sciences de la nature, sociologues, anthropologues, psychologues, économistes, historiens, théoriciens de la littérature , linguistes et philosophes. Signes de Maurice Merleau-Ponty , qui paraît en 1960, atteste de ce que le « structuralisme » est bien devenu, sous ce nom, un enjeu de pensée non seulement interdisciplinaire ou transdiciplinaire, mais aussi « philosophique ». Pourtant, ce dernier qualificatif ne devrait pas désigner un statut de prestige ou de légitimation ultime, mais un « fait » dont l'évidence impérieuse ne va plus de soi aujourd'hui, et réclamerait une mise en perspective historique sérieuse. Celle-ci rencontrerait inévitablement la difficulté suivante. Chaque discipline a pu reconnaître, sur les bases de son propre développement, un intérêt plus ou moins central pour le concept de structure qu'elle s'est efforcée de définir pour son propre compte (en biologie, en sociologie , en mathématiques, en anthropologie, en linguistique ...). Ces thématisations de la « structure » n'ont pas eu lieu en même temps, elles ne sont pas nécessairement isomorphes, elles relèvent de types de rationalité hétérogènes. Enfin, elles ne présupposent pas une « essence » du structuralisme qui leur serait commune. Or ce qu'on appelle couramment « structuralisme » est précisément cette précipitation, au sens chimique du terme, qui laisse poindre à la fin des années 1950 l'espoir d'une unité des travaux en sciences humaines, et même, chez certains, la perspective d'une recomposition majeure des savoirs, par-delà les coupures entre culture scientifique et culture lettrée ou même entre nature et culture. Ce double espoir a sans conteste affecté chacune des disciplines concernées, et orienté – un temps au moins – leur évolution. Il leur a permis d'envisager d'autres relations avec les disciplines voisines. Pour certaines, il les a conduites à projeter leur avenir à partir des quelques lignes que Ferdinand de Saussure consacre à la sémiologie dans le Cours de linguistique générale , lorsqu'il évoque « une science générale des signes au sein de la vie sociale ». Cette science « projetée » a déjà des attaches paradoxales avec la linguistique : elle est, selon Saussure lui-même, un horizon dont la linguistique reste pourtant l'esquisse la plus achevée. On peut penser que ces attaches paradoxales se répercutent et se démultiplient dans ce qu'on peut appeler le « structuralisme généralisé ». Dans les années 1960 et 1970, les termes de sémiologie ou de sémiotique renvoient à un projet scientifique polymorphe, rencontrant en philosophie comme en anthropologie une inquiétude qui remonte au moins aux Lumières : celle des conditions de possibilité et de légitimité d'une science de l'homme. À partir d'une interprétation très libre et peu consensuelle des concepts saussuriens et de la linguistique post-saussurienne, de l'idée d'une « fonction symbolique » que chaque discipline précise pour son propre compte, la thématisation de la structure consistera, dans l'un de ses aspects les plus importants, à explorer par des voies diverses les possibilités et les impasses d'une telle anthropologie « sémiologique ». Pourtant, cette dénomination ne saurait prétendre à la stabilité d'une « doctrine », ni à l'homogénéité de principes méthodologiques et épistémologiques susceptibles de « s'appliquer » indifféremment à tous les secteurs de la production symbolique humaine. Dans l'histoire de la linguistique, on voit le concept de structure – quand il est utilisé – se réaliser dans des théories et des objectifs qui ne sont pas entièrement compatibles. En anthropologie –

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Le structuralisme n'est pas une école de pensée facilement identifiable. À la fin des années 1950, la référence au concept de structure est générale dans le champ des sciences humaines, et trois colloques aux titres évocateurs attestent à la fois de cette généralisation de la notion, de sa dispersion... et de son imprécision : en 1959, Sens et usages du terme structure (R. Bastide dir., Mouton, 1962), en 1957, Notion de structure et structure de la connaissance (Albin Michel, 1957) et, en 1959, Entretiens sur les notions de genèse et de structure (Colloque de Cerisy, Mouton, 1965). Ils mobilisent alors savants des sciences de la nature, sociologues, anthropologues, psychologues, économistes, historiens, théoriciens de la littérature, linguistes et philosophes. Signes de Maurice Merleau-Ponty, qui paraît en 1960, atteste de ce que le « structuralisme » est bien devenu, sous ce nom, un enjeu de pensée non seulement in

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    STRUCTURALISME

    Le structuralisme n'est pas une cole de pense facilement identifiable. la fin des annes 1950, la rfrence auconcept de structure est gnrale dans le champ des sciences humaines, et trois colloques aux titres vocateursattestent la fois de cette gnralisation de la notion, de sa dispersion... et de son imprcision : en 1959, Sens etusages du terme structure (R. Bastide dir., Mouton, 1962), en 1957, Notion de structure et structure de laconnaissance (Albin Michel, 1957) et, en 1959, Entretiens sur les notions de gense et de structure (Colloque deCerisy, Mouton, 1965). Ils mobilisent alors savants des sciences de la nature, sociologues, anthropologues,psychologues, conomistes, historiens, thoriciens de la littrature, linguistes et philosophes. Signes de MauriceMerleau-Ponty, qui parat en 1960, atteste de ce que le structuralisme est bien devenu, sous ce nom, unenjeu de pense non seulement interdisciplinaire ou transdiciplinaire, mais aussi philosophique . Pourtant, cedernier qualificatif ne devrait pas dsigner un statut de prestige ou de lgitimation ultime, mais un fait dontl'vidence imprieuse ne va plus de soi aujourd'hui, et rclamerait une mise en perspective historique srieuse.

    Celle-ci rencontrerait invitablement la difficult suivante. Chaque discipline a pu reconnatre, sur les bases deson propre dveloppement, un intrt plus ou moins central pour le concept de structure qu'elle s'est efforce dedfinir pour son propre compte (en biologie, en sociologie, en mathmatiques, en anthropologie, enlinguistique...). Ces thmatisations de la structure n'ont pas eu lieu en mme temps, elles ne sont pasncessairement isomorphes, elles relvent de types de rationalit htrognes. Enfin, elles ne prsupposent pasune essence du structuralisme qui leur serait commune.

    Or ce qu'on appelle couramment structuralisme est prcisment cette prcipitation, au sens chimique du terme,qui laisse poindre la fin des annes 1950 l'espoir d'une unit des travaux en sciences humaines, et mme, chezcertains, la perspective d'une recomposition majeure des savoirs, par-del les coupures entre culture scientifiqueet culture lettre ou mme entre nature et culture. Ce double espoir a sans conteste affect chacune des disciplinesconcernes, et orient un temps au moins leur volution. Il leur a permis d'envisager d'autres relations avecles disciplines voisines. Pour certaines, il les a conduites projeter leur avenir partir des quelques lignes queFerdinand de Saussure consacre la smiologie dans le Cours de linguistique gnrale, lorsqu'il voque unescience gnrale des signes au sein de la vie sociale .

    Cette science projete a dj des attaches paradoxales avec la linguistique : elle est, selon Saussure lui-mme,un horizon dont la linguistique reste pourtant l'esquisse la plus acheve. On peut penser que ces attachesparadoxales se rpercutent et se dmultiplient dans ce qu'on peut appeler le structuralisme gnralis . Dansles annes 1960 et 1970, les termes de smiologie ou de smiotique renvoient un projet scientifiquepolymorphe, rencontrant en philosophie comme en anthropologie une inquitude qui remonte au moins auxLumires : celle des conditions de possibilit et de lgitimit d'une science de l'homme. partir d'uneinterprtation trs libre et peu consensuelle des concepts saussuriens et de la linguistique post-saussurienne, del'ide d'une fonction symbolique que chaque discipline prcise pour son propre compte, la thmatisation de lastructure consistera, dans l'un de ses aspects les plus importants, explorer par des voies diverses les possibilitset les impasses d'une telle anthropologie smiologique .

    Pourtant, cette dnomination ne saurait prtendre la stabilit d'une doctrine , ni l'homognit de principesmthodologiques et pistmologiques susceptibles de s'appliquer indiffremment tous les secteurs de laproduction symbolique humaine. Dans l'histoire de la linguistique, on voit le concept de structure quand il estutilis se raliser dans des thories et des objectifs qui ne sont pas entirement compatibles. En anthropologie

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    1. Le structuralisme linguistique

    discipline qui, partir des Structures lmentaires de la parent de Claude Lvi-Strauss, va pourtant montrer lavoie , la revendication de scientificit passe par une restriction austre et exigeante du champ d'application de lanotion de structure , et par la manifestation d'une mfiance critique ombrageuse vis--vis de toute extension dece champ.

    Quel que soit le jugement qu'on puisse porter sur ce moment structuraliste, on peut dire avec la distance del'historien qu'il a constitu un effort dsordonn mais intense de rapprochement entre les sciences humaines et laphilosophie, et tmoign sa manire, dans la seconde moiti du XXe sicle, la fois des dfis lancs la raison,et de la ncessit permanente en renouveler les formes et les reprsentations.

    Le structuralisme ne constitue pas proprement parler une communaut de doctrine. Il se caractrise plutt parle partage d'un ensemble de principes trs gnraux qui peuvent orienter ou inflchir les recherches dans desdirections diffrentes : attention porte au signifiant phonique, tentative pour rendre compte de la langue entermes de pure combinatoire, rflexion sur la forme dans les phnomnes linguistiques, prise en compte de ladiversit des codes et des normes qui rglent la langue (crit et oral), etc. Seule, d'ailleurs, cette orientationmthodologique et pistmologique du structuralisme linguistique assure la continuit relle partir de Ferdinandde Saussure : le Cours de linguistique gnrale (publi en 1916) propose une rflexion sur les conditions depossibilit les plus gnrales d'une connaissance des langues plutt qu'une doctrine linguistique dveloppe.

    Principes gnrauxLes coles structuralistes en linguistique se dveloppent partir des annes 1920 essentiellement Prague,Copenhague et aux tats-Unis. Genve et Paris (les deux villes o Saussure enseigna) donnrent plutt naissance des personnalits originales, informes, mais relativement isoles. Le point de vue structural, dans sesdiffrentes versions, dominera l'avant-garde des recherches linguistiques jusqu'au dbut des annes 1960 etl'apparition du gnrativisme de Noam Chomsky. On pourrait schmatiser ainsi les caractristiques communes ces coles :

    Le fonctionnement de toute langue obit des rgles que les sujets parlants adultes mettent en uvreindividuellement, sans connatre explicitement le systme dont elles relvent. La description de ce systme, ainsique la dtermination des diffrents niveaux de l'analyse linguistique (phonme, morphme ou monme,syntagme, phrase, etc.) incombent au linguiste dans une perspective dlibrment non normative etconstructiviste : la langue est l'objet d'une reconstruction partir des donnes individuelles de la parole dessujets. Dans le structuralisme amricain, par exemple, le travail sur corpus (chantillon de langue constitud'noncs oraux ou crits) va devenir un enjeu de la thorie du langage et de ses mthodes. L'orientationsynchronique du structuralisme (on tudie un tat de langue et non le devenir d'une langue, son volutiondiachronique) dcoule de ce premier principe : les sujets parlants ignorent les lois d'volution de la langue qu'ilsparlent ; ils obissent des contraintes de structure actuelles . Ce principe mthodologique implique son tourun choix fondamental : ce sont des noncs dont il s'agit de rendre compte, et non de la situation decommunication ou de l'intention de l'metteur. L'ide de structure implique bien, de ce point de vue, qu'ontravaille sur un ensemble clos de donnes : certains linguistes parlent ce sujet de texte, dont le modle explicatifdevrait pouvoir rendre compte de manire exhaustive, en ce qui concerne tant la structuration du signifiant quecelle du signifi. Par rapport ce texte, les intentions du sujet parlant et les conditions concrtes de l' nonciationchappent l'analyse structurale qui, sans en dnier l'existence, en laisse la charge aux disciplines connexes :sociologie, psychosociologie, psychanalyse, anthropologie, etc. Si toutefois Roman Jakobson, mileBenveniste, Charles Bally tudient certains aspects du procs de l'nonciation, c'est uniquement dans la mesureo le code linguistique (dans le systme des pronoms, des embrayeurs, du systme verbal, des modalisateurs,etc.) porte la trace systmatique et manifeste, objective, de la subjectivit des locuteurs. L encore, ce n'est doncpas la subjectivit toute-puissante, infiniment variable dans ses manifestations discursives, qui les intresse, maisplutt la subjectivation contrainte par le jeu des rgles systmatiques de la langue.

    La dfinition du signe arbitraire comme unit indissociable du signifiant et du signifi implique non seulementla forclusion du rfrent (le linguiste n'a pas affaire une ralit extrieure la langue, ou aux tats mentaux deslocuteurs), mais une conception du sens comme pur effet de structure, et une conception de la forme commeantrieure tout contenu. Si le structuralisme place le signe au cur de ses constructions thoriques, c'est donc

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    dans une perspective explicitement non substantialiste, qui suppose une rflexion renouvele sur l'identit d' unitslinguistiques purement diffrentielle et oppositive. Le signe n'est signe que pour un autre signe, dans un faisceaude relations qui lui confrent sa valeur. C'est l un thme fondamental de Saussure : la langue est une forme etnon une substance. Il rsulte de cet axiome une certaine incommensurabilit entre les langues, et le structuralismeest en ce sens un relativisme linguistique qui ne reconnat pas d'universaux linguistiques.

    L'incommensurabilit des codes est l'affirmation dont le statut pistmologique varie d'une thorie l'autre (faitempirique, dcision thorique, culturalisme, postulation de type logique, etc.) qu'il n'existe pas de langueneutre, de langue-talon, susceptible de rendre possible une transposition sans reste d'une langue l'autre. Dans lestructuralisme amricain, cette thse est discute partir de l'affirmation par Benjamin Lee Whorf et EdwardSapir selon laquelle la langue est une conception du monde, et elle nourrit de nombreux dbats sur les limites dela traductibilit.

    La langue est un fait social, et non un organisme vivant. Elle est une manation de la communaut sociale, deson histoire, et elle contribue la fonder en retour en tant que communaut parlante : elle constitue commel' infrastructure de la culture. Dans des styles pistmologiques diffrents, Benveniste et Jakobson insistentparticulirement sur ce point, et contribuent de cette manire aux extrapolations extralinguistiques du structuralisme gnralis (non linguistique) qui se manifestent en anthropologie et en sociologie, dans lasmiologie et les thories du texte littraire.

    S'il n'existe pas d'accord unanime en ce qui concerne la dfinition de la structure, c'est peut-tre d'abord parceque son mergence, partir de la notion saussurienne de systme, n'a t ni linaire ni directe et reste mmediscutable du point de vue pistmologique.

    Prague et le signifiantC'est sans doute Prague que la filiation la problmatique saussurienne s'affirme le plus explicitement. Cr en1926 l'universit Charles de Prague l'initiative de Vilm Mathsius (1882-1945), le cercle de Prague ne sefait connatre en tant que tel qu'en 1929, au premier congrs international des slavistes par un manifeste rdig enfranais et publi dans la premire livraison des Travaux du cercle linguistique de Prague. Cette manifestationpublique suit d'une anne le premier congrs international des linguistes La Haye. Ce qu'on reconnat comme lepremier manifeste du structuralisme concide donc un an prs avec l'institutionnalisation internationale de laprofession sous une dnomination ( linguiste ) qui a merg lentement au cours du XIXe sicle avec cetteacception (spcialiste de linguistique), et non avec l'ancienne ( polyglotte ). Constitu de personnalits fortes etbnficiant d'apports de l'Europe entire, les activits du cercle permettent l'mergence de trois membresminents, tous russes. Sergue Karcevski (1884-1955), rsident Genve de 1906 1916, a bnfici del'enseignement direct de Saussure. Il le diffuse largement Moscou aprs la rvolution de 1917. Roman Jakobson(1896-1982) animait Moscou un cercle trs actif qui, indpendamment de l'enseignement de Saussure, affirmaitl'autonomie de la forme par rapport au sens, focalisait l'attention scientifique sur les formes littraires et lestraditions populaires, en liaison troite avec une avant-garde artistique fconde. Mais ce sont sans doute lestravaux de Nikola Sergueevitch Troubetzkoy (1890-1938) qui fixent certains des traits les plus marquants dustructuralisme, en particulier l'identification (abusive, mais tendanciellement invitable) de ce courant de lalinguistique la phonologie.

    La diversit des centres d'intrt du structuralisme pragois et de ses membres oblige chercher son unit auniveau des principes gnraux qui l'animent. Schmatiquement, on peut soutenir que c'est l'exploration et la miseen uvre de la notion de fonction du langage paralllement celle de forme qui oriente et fdre sesdiffrents aspects, interprtant de manire originale la notion de systme. La troisime thse du manifeste dfinitla langue comme un systme fonctionnel . La fonction merge dans le courant pragois partir de plusieurssources : la psychologie gestaltiste inspirerait en partie les Principes de phonologie historique (1931) deJakobson, qui retient que la forme linguistique est une fonction de plusieurs variables, donnant ainsi sans doutel'un de ses sens la notion de structure. Husserl dont certains membres du cercle ont t les lves estsouvent cit avec la phnomnologie, sans qu'il soit possible de mesurer une influence directe. Mais la notion defonction est chez les Pragois le lieu d'une polysmie complexe. La fonction est d'une part le but de lacommunication, car la langue est un moyen en vue d'une fin. Jakobson, avec son schma de la communication ensix composants (metteur, destinataire, code, canal, rfrent, message), reprend et modifie une typologie deKarl Bhler (Thorie du langage, 1934) qui distinguait principalement trois fonctions du langage : lareprsentation, l'expression et l'appel (action sur l'interlocuteur). Ces typologies aboutiront, entre autres, un

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    renouvellement de la rflexion sur les diffrences entre messages fonction esthtique et non esthtique, et sur lapotique (notamment chez Hvrnek, Mukaovsk, Jakobson...). Mais la fonction est aussi ce qui permet dedistinguer les signes ou les composants du signe dans le systme de la langue : c'est le principe de pertinence.Cette dfinition donnera lieu de nombreuses discussions, en particulier dans le dbat sur le phonme et dans laconfrontation avec les thses du structuralisme amricain. La fonction dsigne enfin l'adaptation volutive dusystme global de la langue aux besoins des locuteurs de la communaut linguistique (conception tlologique deschangements). Le structuralisme pragois restaure par l les lments d'un dbat qui se dveloppa la fin duXIXe sicle autour de la caractrisation des lois phontiques (sont-elles naturelles ? historiques ? tendancielles ?).

    Le structuralisme pragois se signale donc par l'insistance intgrer le point de vue de la communication dansl'appareil explicatif d'une linguistique de la structure. Encore faut-il prciser la spcificit de ce point de vue :l'ide que la langue est un instrument de communication est un lieu commun de la grammaire depuis lesorigines. Celle qui fait de la communication une fonction inhrente au systme de la langue lui-mme prend sansdoute naissance la fin du XIXe sicle, mais aux confins de la linguistique, de la psychologie et de la sociologienaissantes, en raction aux mtaphores organicistes de l'poque. Elle n'est cependant exploite en corrlationtroite avec l'ide de systme, et d'un point de vue strictement liguistique, que par le cercle de Prague. Enfin, tantla conception tlologique de l'volution des systmes linguistiques (la diachronie) que l'assujettissement de lastructure une intention de communication ou d'expression dpassent manifestement l'enseignement de Saussurequi, dans le Cours, assume les positions antitlologiques de ses matres no-grammairiens et ne rserve qu'uneplace marginale au schma de la communication.

    C'est dans l'analyse du signifiant phonique que l'hritage saussurien est la fois le plus clairement assum etdpass. Le point de dpart des positions pragoises illustres principalement par Troubetzkoy (La Phonologieactuelle en 1933) et Jakobson est la distinction tablie entre phontique et phonologie. La phontique a pris sonessor dans diffrents pays la charnire des deux sicles, inaugurant un dbat fondamental qui concerne ladfinition mme du phonme et sa nature : psychologique pour Baudouin de Courtenay ou Sapir, incorporelle pour Saussure, physique pour Daniel Jones, etc. Prague clarifie et systmatise ce dbat : on doitfaire la part, dans le matriau de la langue, entre les sons qui autorisent des diffrenciations smantiques(phonologie) et ceux dont les variations ne sont associes aucune diffrenciation smantique (phontique), etqu'on peut renvoyer de la sorte une variation stylistique ou dialectale, justiciable d'un point de vuephysiologique/acoustique. L'effort tend ici vers une dfinition fonctionnelle strictement linguistique. L' oppositionsaussurienne de la langue (systme abstrait, collectif) et de la parole (ralisation concrte, individuelle) justifiecette partition. L'objet propre de la phonologie sera donc l'ensemble des oppositions phonologiques (par exemple,pr/prs) qui caractrisent chaque langue en propre, ainsi que l'tude des traits distinctifs qui permettent dedistinguer plusieurs paires de phonmes dans une langue donne. C'est dans la notion de pertinence que l'idede structure s'actualise ici : les relations entre les units phonologiques sont comprises en rapport avec l'absenceou la prsence de traits distinctifs ou corrlations (palatalisation/ non-palatalisation, nasalisation/non-nasalisation,etc.) qui constituent le systme phonique de la langue considre. Les Principes de phonologie de Troubetzkoy(1939) fondent dans une large mesure les travaux contemporains dans le domaine. Cette logique binaire des traits (marqu/non-marqu) rencontre sans doute les thories de l'information qui se dvelopperont dans lesannes 1945-1950. Elle est l'objet dans les annes 1930 de l'attention de Jakobson, qui remet en cause en sonnom la consistance mme du concept de phonme : le plus petit lment de la langue que l'on ne peutdcomposer serait lui-mme constitu d'un faisceau de traits. Du mme coup est contest le principe saussurien dela linarit du signifiant, qui veut que dans l'nonc (ou le signifiant) les lments discrets se succdent et nepuissent apparatre ensemble. Mais la contrepartie de cet cart est une tentative qui voque le tableau deMendleev dans les sciences de la matire, et fournit la phonologie contemporaine un champ de recherches etde dbats fcond. En rduisant les traits distinctifs douze oppositions binaires (neuf sont des traits de sonorits,trois des traits de tonalit), la charpente phonique de toute langue doit pouvoir entrer dans un tableau constitu dedouze cases valeur universelle, chacune tant affecte d'un signe + ou selon le matriau linguistiqueconsidr, facilitant d'autant la typologie et la comparaison des langues. La discussion scientifique sur lesuniversaux, rcurrente dans l'histoire des thories du langage, s'en trouve galement ractive partir denouveaux principes et sur une base proprement linguistique.

    Le structuralisme amricainLe dveloppement du structuralisme amricain est d'abord li aux deux figures tutlaires majeures de LeonardBloomfield (1887-1949) et Edward Sapir (1884-1949), puis leurs disciples (parmi lesquels Zellig Harris et

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    Charles F. Hockett). La confrontation sur le continent amricain la diversit de langues indignes inconnuesplus grande que dans l'Europe occidentale explique en partie les positions radicales du structuralisme amricainvis--vis du sens, surtout aprs la Seconde Guerre mondiale (toute intuition smantique est alorsmthodologiquement bannie des procdures d'analyse), ainsi que le balancement de la linguistique structuraleamricaine entre formalisme et anthropologie (sous l'influence de Franz Boas, 1858-1942). Le structuralismedvelopp par la postrit bloomfieldienne retient d'abord l'ide que la structure linguistique d'une langue estconstitue de strates qui dterminent plusieurs niveaux dans l'analyse. De ce point de vue, l'analyse enconstituants immdiats (ou A.C.I.) est aussi caractristique de la linguistique issue de Bloomfield que le conceptde fonction l'est pour le cercle de Prague. L'influence de la psychologie behavioriste se fait sentir partir de 1921et continuera, par la suite, s'exercer dans la linguistique distributionnelle : on doit pouvoir rendre compte descomportements linguistiques, ainsi que de la structure hirarchise des messages mis, sans aucune postulationconcernant les intentions des locuteurs et leurs tats mentaux. Language de Bloomfield (1933) prsente un modlede l'analyse linguistique (grammaire et syntaxe) en niveaux hirarchiss et dpendants : les phonmes secombinent pour constituer des morphmes qui se combinent en mots et enfin en phrases ( units maximalesd'ordonnancement des units de rang infrieur). Chaque niveau reprsente la fois une structuration de la formeet du sens, et la fonction d'un lment de niveau quelconque se rvle dans l'intgration au niveau suprieur :l'analyse procdera donc des constructions maximales aux constituants ultimes. Dans la perspective de Bloomfield pour qui la phrase n'est pas la simple somme de ses constitutants , les formes grammaticales s'organisent(modulation, modification phontique, ordre syntagmatique linaire, slection verticale) pour produire le sens,dont l'analyse autonome est hors de porte directe du linguistique. Bloomfield nourrit l'gard d'une possiblesmantique scientifique autonome un scepticisme radical qui repose sur l'impossibilit de matriser jusqu'au boutles traits distinctifs qui structurent une situation de communication, et d'en fournir un inventaire exhaustif. Ils'agira donc pour lui de rendre compte de la structuration parallle de la forme et du sens, et de mettre en lumireun niveau proprement grammatical d'organisation de l'nonc qui possde ses contraintes propres.

    Dans les travaux de Zellig Harris (1909-1992) ou Charles F. Hockett, le modle distributionnel privilgieranettement le niveau morphmatique de structuration de la forme et du sens : la structure demeure une hirarchiede dpendances que les distributionnalistes objectivent par diffrents artifices. L'identification des units (lasegmentation du flux continu de la parole) repose sur le critre strictement formel de distribution. La distributiond'un lment se dfinit par la somme des environnements (des contextes) dans lesquels il trouve place. Dans cesconditions, on pourra tudier au moyen du seul critre de commutation (substitutions d'lments dans un contexte)les proprits distributionelles des lments de la langue que l'on pourra alors ranger dans des classes auxproprits nettement distingues. La phrase n'est plus alors qu'une combinaison de classes distributionnellesdiffrentes, agences selon des formules, des schmas dont on peut entreprendre l'inventaire et tudier lesvariations tous les niveaux de contrainte.

    La tentative distributionnaliste, en rduisant le plus possible le recours aux hypothses mentalistes (commentprocdent les locuteurs pour mettre ou comprendre un message ?), propose non seulement une mthode d'analysefonde sur les notions opratoires de contexte, occurrence et cooccurrence, slection, ordre, mais aussi un idal dela reprsentation scientifique (inductif), et une thorie du langage, pice d'une science gnrale descomportements.

    Un structuralisme algbris : la glossmatiqueOn retrouve ce souci de problmatisation, propre au structuralisme dans son ensemble, dans les travaux du cerclede Copenhague fond par le linguiste danois Louis Hjelmslev (1899-1965), avec H. J. Uldall et Vigo Brndal(1887-1942). Hjelmslev participa d'abord aux travaux du cercle de Prague pour nourrir ensuite une critique de sonphonologisme et de sa conception trop peu rigoureuse de la forme. Le structuralisme glossmatique resserre lelien entre rflexion pistmologique rigoureuse (il reprend son compte la critique positiviste-logique desassertions mtaphysiques) et la construction d'une conception algbriste de la langue (il dveloppe sur ce point etcomme la lettre une mtaphore saussurienne).

    La priorit de la forme sur la substance est ici radicalise par duplication de la distinction forme/sens. Si l'onadmet que l'nonc est constitu d'une expression et d'un contenu, on devra distinguer pour chacun ce qui relvede la forme et de la substance, tant admis qu'il n'y a de contenu que structur dans une forme. La prioritlogique accorde la forme implique titre de consquence qu'on puisse considrer que la phontique n'est pas lascience de l'expression (et c'est l une critique du phonologisme praguois), puisque la forme peut se

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    substantialiser non seulement dans le son, mais aussi dans le geste, l'criture, travers un code quelconque.Le projet smiologique est ainsi comme intgr la linguistique : dans cette perspective se situent les travauxd'Algirdas-Julien Greimas (1917-1992) qui se rfrent de manire privilgie la glossmatique. Paralllement,en ce qui concerne le contenu, on doit distinguer rigoureusement entre forme et substance : la smantique n'estdonc pas la science du contenu. Qu'il s'agisse en effet de l'expression ou du contenu, la glossmatique radicalisela conception saussurienne selon laquelle le signifiant et le signifi viendraient structurer une masse amorphesonore d'une part, et une masse amorphe psychique de l'autre. Dans l'un et l'autre cas, pour la glossmatique, lematriau phonique et le flux psychique sont toujours dj informs par une structure que l'on doit dcrire.Plus gnralement, dcrire une langue ne doit pouvoir se faire qu' partir des principes immanents qui largissent.

    Ce principe d'immanence, joint la priorit accorde la forme, conduit une mthodologie en deux temps qu'onpeut schmatiser ainsi : l'observation des units de la langue (test de commutation) dgage les units de forme etde contenu et leurs relations indpendamment de la substance. L'opration est mene autant de fois quencessaire, pour plusieurs langues. On est alors en mesure de formuler toutes les relations thoriquementpossibles, non pas dans une langue ni dans plusieurs, mais dans toute langue, pour un systme universel derelations. On peut alors dcrire le systme d'une langue particulire comme un sous-ensemble ralis del'ensemble des relations possibles. La description linguistique de la diversit des langues devient donc le rsultatdductif d'une axiomatique prtention universelle dans une version algbrise de la structure.

    Genve, Paris et l'hritage saussurienL'existence mme d'une cole genevoise, dont Saussure aurait t le fondateur, est loin d'tre assure, et saposition vis--vis de la linguistique structurale qui se rclame de Saussure est nuance. Les disciples directs,rdacteurs du Cours de Saussure, Charles Bally, 1865-1947 (Linguistique gnrale et linguistique franaise,1932), et Albert Sechehaye, 1870-1946 (Programme et mthodes de la linguistique thorique, 1908), construisentdes uvres qui possdent leurs orientations propres. Bally dveloppe une linguistique de l'expression quiprfigure pour certains les pragmatiques actuelles, tandis que Sechehaye, dans une perspective nettementpsychologique, s'intresse aux actes de paroles et ce qu'il nomme une science du pr-grammatical .Paradoxalement, ce serait donc une filiation postsaussurienne et poststructuraliste qu'annonceraient les deuxrdacteurs du Cours de linguistique gnrale. Dans les gnrations suivantes, L. J. Prieto (1926-1996) dveloppeune thorie du sens fonde sur le principe de pertinence (Messages et signaux, 1966). La Grammaire des fautesde H. Frei (titulaire de la chaire de linguistique gnrale de Genve partir de 1945) apparat enfin aujourd'huicomme une illustration parlante du fonctionnement de la langue selon les deux axes proposs par Saussure : l'axedes syntagmes et l'axe des paradigmes.

    Mais l'existence d'un structuralisme franais est non moins problmatique. Si l'uvre capitale d'Andr Martinet(1908-1999) incarne le prolongement incontestable de certains aspects de la linguistique du cercle de Prague dontMartinet a t l'un des correspondants, dans le domaine phonologique tout particulirement, le qualificatif structuraliste est rejet par son auteur qui ne retient que celui de fonctionnaliste . Les lments delinguistique gnrale (1960) constituent pourtant un relais important dans la diffusion des ides structuralistes.Les travaux de Martinet dans le domaine de la phonologie diachronique apportent aux conceptions structuralistesde la langue une contribution capitale en ce qui concerne l'interprtation de la distinction saussurienne entresynchronie et diachronie. Si, selon Martinet, les ncessits de la communication impliquent d'un ct un nombremaximal de diffrences phoniques, de l'autre la tendance au moindre effort (exigences d'un nombre minimald'units les moins diffrentes possibles) fait de la synchronie un quilibre instable qui tend toujours vers uneamlioration du rendement fonctionnel des moyens mis la disposition des locuteurs de la communaut.L'incidence diachronique de cette conomie rside dans le fait qu'une opposition relativement peu frquentedisparatra plus facilement qu'une opposition plus massivement exploite. Les perspectives diachronique etsynchronique ne s'opposent donc plus ici, mais se compltent. Il existe dans une langue, un moment donn, despoints de fragilit dans l'quilibre, qui peuvent s'analyser en tendances au changement.

    Quant mile Benveniste (1902-1976), lve d'Antoine Meillet, il dveloppe son uvre considrable, d'un ctdans la tradition, renouvele par lui, du comparatisme, o il occupe une position de tout premier plan, de l'autredans des travaux de linguistique gnrale, o la mditation des propositions saussuriennes, sur l'arbitraire dusigne, le smiologique, par exemple, s'approfondit. Par certains aspects, l'attention qu'il porte la place de l'homme dans la langue annonce en linguistique gnrale le dpassement du structuralisme dans les thories

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    2. Le structuralisme en anthropologie

    de l'nonciation et la pragmatique. Nulle part mieux qu'en France, d'ailleurs, on n'est mme de mesurer lasomme de malentendus qui prside aux relations entre enseignement saussurien et constitution du structuralisme :la rception du Cours par A. Meillet est d'emble ambivalente. Les travaux d'un Georges Gougenheim (1900-1972) manifestent un structuralisme diffus (Le Systme grammatical de la langue franaise, 1938), tandis que letravail original de Lucien Tesnire (1893-1954) dans ses lments de syntaxe structurale (1959) est surtout salupour la prfiguration de la notion chomskienne de transformation. Quant Gustave Guillaume (1883-1960),lecteur opinitre de Saussure, il labore une thorie du langage la psychosystmatique ou psychomcanique ,moins en rfrence la dfinition saussurienne du systme qu'en rapport un dynamisme de la langue-pense. Iljette ainsi les bases d'une cole guillaumienne de linguistique trs vivante, qui hsite se reconnatrestructuraliste et tend se dvelopper partir de ses propres principes.

    L'historiographie du structuralisme linguistique superpose et confond souvent deux problmes distincts : d'unepart ce qui relve de la gense et de l'influence relle du Cours de linguistique gnrale et, d'autre part, ce quirelve de la valorisation rtrospective (c'est--dire de lgitimation par les prcurseurs ) dans les diffrentesversions du structuralisme. De ce point de vue, il n'est pas assur que le champ de la postrit saussurienne enlinguistique au XXe sicle recouvre exactement le terrain proprement structuraliste. Pourtant, la sortie dustructuralisme sera prsente souvent (selon un point de vue volontiers extrieur la linguistique elle-mme) sousla forme d'une minoration axiologique (le structuralisme n'aurait t qu'une idologie dont la linguistique ne futque le prtexte), plutt que sous la forme d'une relativisation historique. Dans le champ linguistique proprementdit, la contestation du structuralisme s'exercera dans les annes 1960-1970 de manire ambigu ; les reprochesqu'on lui adresse concernent souvent davantage les principes que les uvres : le champ immense de la descriptiondes langues dans lequel ses promoteurs se sont investis. Saussure ferait ainsi obstacle l'invention d'unelinguistique de la phrase, ralise au contraire dans le modle syntaxique propos par Chomsky, unesociolinguistique de la covariance langue/socit, l'tude de la dimension subjective et pragmatique desdiscours, etc.

    Au-del des polmiques, on se fera sans doute une ide plus prcise de la situation historique du structuralismequand on disposera d'une gense complte des concepts du Cours de linguistique gnrale et que le reculpermettra d'valuer plus prcisement le degr de compacit de ce qu'on continue de nommer structuralisme par commodit et provision. L'entreprise de description des langues est une entreprise long terme, lestructuralisme une tape dans cette histoire, la linguistique gnrale la mise en forme d'un savoir des langues quine se rduit pas l'hypostase de quelques principes gnraux. On peut donc dj avancer que le structuralismelinguistique constitue un relais ponctuel mais intense dans cette histoire longue qui reste faire. Il a t form deplusieurs courants qui se rassemblent et se distinguent en ce qui concerne la dfinition de l'objet langue ,obligeant une rflexion sur les principes dont l'exigence n'est jamais vritablement dpasse, mais auquel on nepeut pas non plus le rduire.

    Jean-Louis CHISSChristian PUECH

    Prs d'un demi-sicle aprs la publication des Structures lmentaires de la parent de Claude Lvi-Strauss(1949), traiter de l'anthropologie structuraliste appelle une remarque liminaire. Le terme structuralisme a faiten France l'objet d'emplois si divers qu'il convient en effet de prciser que les tenants du structuralisme enanthropologie, et d'abord Lvi-Strauss lui-mme, n'ont jamais reconnu les positions scientifiques qu'ilspartageaient comme relevant d'une application un domaine de connaissance particulier d'un structuralisme engnral. C'est que l'on chercherait en vain sur quels attendus mthodologiques et pistmologiques unstructuralisme gnralis aurait pu appuyer sa prtention traiter indiffremment de l'tude des faits sociaux, decelle de l'acquisition du savoir dans le domaine des sciences de l'esprit, des tats de conscience, des appareilsidologiques d'tat ou de la morphologie des textes littraires. En clair, s'il y a bien eu en France, dans les annes1960, une mode du structuralisme, l'anthropologie structuraliste, ou mieux, structurale , s'est rsolument gardede se sentir concerne par elle, ce qui explique peut-tre qu'un regard quelque peu condescendant ait parfois tport sur l'uvre de Lvi-Strauss par les reprsentants des autres structuralismes. Face cette singulire attitude,Lvi-Strauss devait ragir avec une rare vigueur dans une lettre adresse Catherine Backs-Clment et publiepar elle : ... vous avouerai-je que je trouve trange qu'on prtende m'extraire du structuralisme en y laissantpour seuls occupants Lacan, Foucault et Althusser ? C'est mettre le monde l'envers. Il y a en France trois

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    Claude Lvi-Strauss

    L'anthropologue franais Claude Lvi-Strauss ( droite), le 2 janvier 1975, lendemain de son lection l'Acadmie franaise. gauche, Jean Guhenno.

    Crdits: Hulton GettyConsulter

    structuralistes authentiques : Benveniste, Dumzil et moi ; et ceux que vous citez ne sont compris dans le nombreque par l'effet d'une aberration . On comprend que lorsque Lvi-Strauss constate en 1983 que le structuralisme a pass de mode , c'est pour s'en rjouir et non pour le dplorer ; par la mme occasion, constat est dress quefaire du structuralisme une idologie a relev pour l'essentiel de dterminations trangres la forme d'activitscientifique dans laquelle se reconnat l'anthropologie sociale. Par structuralisme , on entendra donc ici le seulstructuralisme en anthropologie, dont le dveloppement s'inscrit intgralement dans une histoire de la disciplinequi assigne l'anthropologie nerlandaise des annes 1930 un rle prcurseur en matire de mise en uvre del'analyse structurale : ce n'est pas par hasard que nous sommes redevables J. P. B. de Josselin de Jong du toutpremier (1952) et peut-tre du plus pertinent commentaire sur les Structures lmentaires de la parent.

    NaissanceLointain dpositaire des grandes leons de l'cole sociologique franaise, lecteur admiratif de Marcel Granet, dontl'ouvrage Catgories matrimoniales et relations de proximit dans la Chine ancienne a paru en 1939, Lvi-Straussdonne forme son projet intellectuel pendant la drle de guerre et plus fondamentalement durant l'exil desannes 1940, marques notamment par la rencontre, en 1942, de Roman Jakobson qui, au terme d'un trac qui apris naissance avec Ferdinand de Saussure (1857-1913 ; le Cours de linguistique gnrale est publi en 1916), faitfigure de principal reprsentant du courant structural en linguistique.

    On s'accorde dater de 1945 la naissance du structuralisme anthropologique, avec la publication, dans la revueWord, organe du Cercle linguistique de New York, de l'article L'analyse structurale en linguistique et enanthropologie repris dans Anthropologie structurale en 1958. propos notamment des faits de parent, Lvi-Strauss y esquisse le projet de constitution d'une anthropologie structurale partir de la considration des acquisde la phonologie structurale. Comme les phonmes, crit Lvi-Strauss, les termes de parent sont des lmentsde signification ; comme eux, il n'acquirent cette signification qu' la condition de s'intgrer en systmes ; lessystmes de parent, comme les systmes phonologiques, sont labors par l'esprit l'tape de la penseinconsciente. Philosophe de formation, professeur de sociologie So Paulo, ethnologue de terrain donttmoignent notamment des travaux sur les Indiens Bororo et Nambikwara, Lvi-Strauss, pour l'essentiel, entre enanthropologie New York, o il prend la mesure de la situation de la discipline, qui, dans le monde anglo-saxon,s'organise principalement alors autour de deux ples : le culturalisme amricain et le fonctionnalisme britannique.Par la suite, en 1949, dans l'un de ses articles les plus comments, Histoire et ethnologie , repris galementdans Anthropologie structurale, Lvi-Strauss confronte les apports respectifs de ces deux figures centrales de ladiscipline que sont Franz Boas et Bronislaw Malinowski. Lvi-Strauss choisit dfinitivement son camp. Hritagerevendiqu, qui n'a d'ailleurs aucunement valeur d'adhsion au culturalisme triomphant des annes de l'avant-guerre : C'est Boas que revient le mrite d'avoir [...] dfini la nature inconsciente des phnomnes culturels,dans des pages o [...] il anticipait sur le dveloppement ultrieur de la pense linguistique, et sur un avenirethnologique dont nous commenons peine entrevoir les promesses. Hritage rcus : l'empirismefonctionnaliste, tant il est vrai que, dans l'uvre de Malinowski, l'ide que l'observation empirique d'une socitquelconque permet d'atteindre des motivations universelles y apparat constamment comme un lment decorruption qui ronge et amenuise la porte de notations dont on connat, par ailleurs, la vivacit et la richesse .

    Est-ce dire que l'ethnologue doit se dfier de la ralit qu'il observe ? Nullement, mais il sait qu'il travaillenon pas sur du rel mais sur des reprsentations et que les significations que celles-ci sont susceptibles de livrerne relvent pas d'un donn de l'exprience de l'observateur. Deux termes reviennent souvent sous la plume duLvi-Strauss des textes fondateurs, d'inspiration mthodologique et programmatique, ceux d' esprit etd' inconscient . Ce que nous soumet le matriel ethnographique une rgle d'alliance, un rite, un mythe, etc. participe d'un systme d'assignation de places dans des agencements de complexit croissante mesure que l'ons'achemine vers des totalisations plus ou moins autonomes selon la vise de l'analyse : un systme d'alliance, unensemble de pratiques rituelles, un corpus mythique, etc. Pour autant qu'est postule l'unicit de l'esprit humain,on peut lgitimement faire l'hypothse que les productions de l'esprit entretiennent les unes avec les autres des

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    relations qui sont pour une part indpendantes des lments qu'elles associent, et que ces relations entrent encomposition dans des structures dont l'amnagement obit certaines exigences formelles : ce sont ces derniresque l'analyse structurale, entre autres buts, se propose de mettre en vidence. Passer des objets aux relations qu'ilsentretiennent entre eux, passer, en un autre langage, de la fonction la structure, c'est oprer un changement de plan de rfrence de l'analyse : c'est se mettre en situation de pouvoir comparer des structures, c'est--direde mettre en vidence les mcanismes de transformation qui autorisent passer, d'une manire qui ne soit pasalatoire, d'une structure une autre structure ou d'un ensemble coordonn de structures une structureenglobante. Rien comme la conception de la comparaison n'illustre mieux le renversement de perspective vritable rvolution pistmologique que Lvi-Strauss introduit dans l'tude des faits sociaux. Toujours dans Histoire et ethnologie , il crit : En ethnologie comme en linguistique [...] ce n'est pas la comparaison quifonde la gnralisation, mais le contraire. Si [...] l'activit inconsciente de l'esprit consiste imposer des formes un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mmes pour tous les esprits [...], il faut et il suffitd'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente chaque institution ou chaque coutume, pour obtenir unprincipe d'interprtation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes.

    AffirmationLa pense de Lvi-Strauss commence de s'imposer, pour un cercle restreint de spcialistes, avec la publication en1949 des Structures lmentaires de la parent, et, un an plus tard, pour un public plus large, avec celle del' Introduction l'uvre de Marcel Mauss , sur laquelle s'ouvre le recueil Sociologie et anthropologie. Del' Introduction , on retient principalement, dans la vise d'un dpassement de l'apport thorique de Mauss, dontl'importance est souligne avec force, un rappel de la conception de l'change venue des Structures, et, dans lesillage d'une rflexion sur les rapports entre connaissance et symbolisme, la conception d'un signifiant flottant propre rendre compte de l'cart existant entre l' intgralit du signifiant et les signifis. Nous sommes dj lau cur de la conception lvi-straussienne de la relation de l'esprit humain ce qui est propos soninvestigation, et, plus largement, de la place de l'homme dans le monde, conue de telle manire que l'oppositionentre nature et culture, qui est au principe de l'mergence des faits de civilisation, n'oblitre pas le faitfondamental de l'immersion de l'espce humaine dans l'ensemble des espces vivantes et de leur environnementnaturel.

    Le passage du structuralisme de la scne scientifique ce qu'il est convenu d'appeler la scne intellectuelles'opre pour l'essentiel dans les annes 1955-1960 ; n'oublions cependant pas la publication en 1952 de Race ethistoire, texte dans lequel Lvi-Strauss entreprend de rconcilier la notion de progrs et le relativismeculturel , et la parution, trois ans plus tard, de l'article intitul Diogne couch , roborative rponsequ'appellent ce propos les critiques occidentalo-centriques de Roger Caillois. Paraissent alors Tristes Tropiques(1955), Anthropologie structurale (1958), le texte de la leon inaugurale au Collge de France (1960), repris dansAnthropologie structurale II, ainsi qu'un article de Jean Pouillon promis une belle postrit, L'uvre deClaude Lvi-Strauss , publi dans les Temps modernes (1956), repris en annexe aux deux rditions de Race ethistoire. Nous sommes l l'ore de la belle poque du structuralisme fourre-tout, que Franois Dosse, dansson exhaustive Histoire du structuralisme (1991-1992), situe dans les annes 1963-1966. En 1962 ont paru LeTotmisme aujourd'hui et La Pense sauvage, qui accompagnent une rorientation des recherches de Lvi-Straussvers l'analyse des mythes, tt annonce par l'article-programme La structure des mythes , paru en 1955 pourl'original anglais, et qui fait l'objet d'une premire mise en uvre exemplaire en 1959 avec La gested'Asdiwal , repris dans Anthropologie structurale II. La monumentale entreprise des Mythologiques est inaugurepar la sortie en 1964 du premier des quatre volumes de la srie (1964-1971) : Le Cru et le Cuit, dont le titre, travers l'analyse d'un corpus de mythes sud-amrindiens, emblmatise le passage voqu plus haut de la nature la culture par la mdiation de la cuisson des aliments.

    De la suppose belle poque plutt singulire aux yeux des anthropologues, qui n'en sont que marginalementpartie prenante , rappelons les principaux repres : les numros spciaux d'Esprit (1963, 1967), de l'Arc (1965),des Temps modernes (1966), de jeunes revues philosophiques comme Aletheia, les Cahiers de philosophie ou lesCahiers pour l'analyse (pour ces trois titres : 1966), de publications trangres comme la revue italienne Aut Aut(1965) ou les Yale French Studies (1966). Le structuralisme en anthropologie n'apparat plus que comme unevariante austre, difficile d'accs, en tout cas fort peu mode , d'un structuralisme vocation universalisantequi, en ces temps de guerre froide, fait figure, d'un ct, de vision du monde susceptible de damer le pion unmarxisme fatigu, de l'autre, d'entreprise visant dnier tout sens l'histoire. Pour les adversaires dustructuralisme gnralis, jouer l'histoire contre la structure, c'est sauver l'homme en risque de dissolution. C'est

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    en juillet 1967 que la Quinzaine littraire publie le dessin bien connu de Maurice Henry, repris sur lescouvertures des deux volumes du livre de Dosse, reprsentant, assis en demi-cercle, vtus, ou plutt dvtus, la sauvage , un Foucault disert, un Barthes attentif, un Lacan (le nud papillon sur sa poitrine nue)souponneux et un Lvi-Strauss suffisamment absorb par la lecture d'un texte pour qu'on se demande si parhasard la conversation de ses trois compres ne l'ennuierait pas, en quoi, sans le savoir, le dessinateur se fait, chaud, historien de l'anthropologie.

    Le temps des malentendusDe l'eau a coul sous les ponts. En 1973, sous le titre d'ensemble Claude Lvi-Strauss : fin des mythes oumythe de la fin ? , parat dans Esprit Le requiem structuraliste , de Jean-Marie Domenach, et, sous la plumed'un anthropologue de la nouvelle gnration, Michel Panoff, un Lvi-Strauss tel qu'en lui-mme... , dontvoici les dernires lignes : Pour qui choisit de devenir ethnologue vers 1955, l'air de la discipline et tirrespirable sans Lvi-Strauss. Cela ne s'oublie pas. Mais puisque notre matre veut nous entraner dans la cendredont il rve d'emplir le ciel vide, il faut lui dire : Sparons-nous, il est temps. Quatrime volume desMythologiques, L'Homme nu vient de paratre : c'est dans le Finale de cet ouvrage que Domenach et Panoffentendent discerner une tonalit crpusculaire. de trs rares exceptions prs, on avait clbr l'humanisme deTristes Tropiques. Lecture faite du Finale , voici maintenant que de divers cts est porte l'accusationd'antihumanisme contre un Lvi-Strauss qui, tant les ds du dbat intellectuel sont pips, s'en tonne ou s'enamuse plus qu'il ne s'en scandalise : au moins l'altire singularit de sa dmarche thorique est-elle reconnue.

    Entre la priode de l'essor du structuralisme et ces premires tentatives de dconstruction plus ou moinscontemptrice laquelle certains anthropologues prtent leur concours, se situent les vnements de Mai-68. Siceux-ci ont pu, dans une mesure difficile apprcier, modifier pour une part la donne intellectuelle en France, onne saurait srieusement prtendre que cette hypothtique transformation ait inflchi, voire seulement affect, ledveloppement de l'activit scientifique en gnral et de l'activit anthropologique en particulier. Il demeure qu'ausein d'une anthropologie toujours pour une part domine par l'empirisme, toutes obdiences confondues, on jugealors qu'il n'est que temps, en effet, que le structuralisme passe la main. Le fait autorise se demanderrtrospectivement si les difficults auxquelles s'est heurte en France la rception de l'uvre de Lvi-Strauss,plutt que d'une libre confrontation de positions thoriques diffrentes, ne seraient pas nes d'une relativeinadquation de l'entreprise structuraliste au climat intellectuel qui prvalait chez les premiers intresss, lesanthropologues de mtier. On peut voir dans ce hiatus l'origine de l'identification du structuralisme unformalisme, compte tenu de ce que ce dernier mot appelle de vaguement inquitant, sinon de menaant, pour uneethnologie obsde par le concret . Cette identification, en France, s'est appuye sur des considrations aussidiverses que superficielles, mais qui se sont curieusement presque toutes caractrises par la confusion qu'ellesentretenaient entre formalisme et formalisation, de telle sorte qu'un dbat qui aurait pu tre fructueux a tourncourt ; plutt que de rompre des lances, Lvi-Strauss, propos de l'imputation de formalisme, a prfr parler de malentendu . On notera cet gard qu'aux tats-Unis, on s'est plus justement efforc de comparer lestructuralisme franais et le formalisme stricto sensu de la premire anthropologie cognitive (Scheffler, 1966).

    propos du structuralisme anthropologique des annes 1960 et 1970, deux prcisions, de nature tout faitdiffrente, doivent tre introduites.

    L'instauration du structuralismeLa premire concerne l'existence d'une cole structuraliste. Pour n'avoir pas acquis aussi nettement qu'onl'imagine parfois la position dominante qu'on s'est plu lui assigner dans la foule, on en a fait une thorie mondaine , au sens videmment trivial du terme , le structuralisme ne s'en est pas moins dot d'un solideancrage institutionnel, qui a d l'essentiel de son amnagement la personne de Lvi-Strauss : un enseignementmagistral, un sminaire, un laboratoire, une revue et, pendant un temps, un cycle de formation la recherche.Cependant, si l'engagement structuraliste a utilis pour une part les voies et moyens qu'offrait ce dispositif, il aprocd aussi et peut-tre surtout d'adhsions individuelles une conception radicalement nouvelle du projetanthropologique, rarement sparables d'un profond attachement l'homme qui la proposait, mais dont toutindiquait pourtant la rpugnance tenir le rle d'un matre penser. En ce sens, le structuralisme a moins t unecole que le partage d'une sensibilit, ou encore de ce langage commun dont parle Jean Pouillon dans le texted'une communication faite devant l'Acadmie des sciences morales et politiques, qui l'invitait en 1983 parler du structuralisme aujourd'hui , soit trs peu de temps aprs la dernire anne d'enseignement de Lvi-Strauss auCollge de France (1981-1982).

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    Loin de nous l'ide de proposer une vision subjective, sinon anecdotique, de l'histoire du structuralisme. Il estutile, en revanche, d'voquer ce qu'a t et n'a pas cess d'tre le structuralisme anthropologique aprs qu'on eutannonc la suppose disparition des grandes thories ou, comme on s'est complu le dire, des grandes idologies : une fidlit assortie de quelques certitudes fortes, quoique ingalement intriorises et assumes,nes d'une inspiration puise dans une uvre magistrale. On a cru rduire la porte de l'uvre en disant de Lvi-Strauss que c'est en sduisant qu'il convainc ; mais, outre qu'une pense qui ne serait pas sduisante risqueraitfort de n'tre pas convaincante, on oublie que ce qui a d'abord sduit, c'est, dans le contexte de l'anthropologie etplus largement des sciences de l'homme, un discours jusqu'alors et au sens strict du terme inou.

    Marxisme et structuralismeLa seconde prcision concerne cette bipolarit marxisme-structuralisme partir de laquelle, dans les annes 1970,se serait organis le dbat intellectuel l'intrieur du champ disciplinaire. En ce qu'elle appelle l'image de deuxbastions spars par un no man's land, cette reprsentation apparat comme notoirement rductrice, dans lamesure notamment o elle fait passer par profits et pertes des approches renouveles de problmes majeurs, danslesquelles chacun des deux courants a eu sa part, en dpit de perspectives analytiques videmment distinctes.Maintenant que de vieilles querelles sont apaises, et nullement parce que nous serions au royaumes des spectres , pour reprendre un mot de Jacques Derrida, les relations entre le structuralisme et le marxismepourraient utilement faire l'objet d'une mise au point scientifiquement productive.

    On ne manquera pas de se souvenir, tout d'abord, que Lvi-Strauss qui annonait vers 1955 la parution d'unessai intitul Ethnologie et marxisme n'a jamais cess de reconnatre sa dette l'endroit de Marx de faire tatde la ferveur prouve pour cette grande pense , et que ses positions thoriques ont t dfinies oudnonces comme relevant aussi bien d'un no-marxisme que d'un idalisme matrialiste (sic). Lacritique marxiste de l'anthropologie en gnral et de l'anthropologie structuraliste en particulier prend effet bienavant que ne se diffrencie en France un courant anthropologique marxiste autant minoritaire qu'htrogne ,puisqu'elle date du dbut des annes 1950, avec la publication par Claude Lefort de deux articles dont les titresrvlent le contenu : L'change et la lutte des hommes (1951), Socit sans histoire et historicit (1952), articles repris en 1978 dans son livre Les Formes de l'histoire. Il convient d'autant mieux de prendre lamesure des analyses de Lefort que celles-ci fixent en quelque sorte le statut gnral d'une notable partie descritiques qui seront par la suite adresses Lvi-Strauss, sous les tiquettes de scientisme ou d'un idalismequi n'est plus dsormais matrialiste, mais rationaliste . Ce qui frappe chez Lefort, notamment dans le premierdes deux textes cits, dans lequel l'anthropologie de Lvi-Strauss est envisage dans le sillage de l'uvre deMauss, c'est, par-del les points de dsaccord attendus, quelque chose qui est de l'ordre d'une certaine proximitde pense, qu'on a pu juger propice l'tablissement d'un dialogue, lequel ne s'est cependant pas tabli l'poque. Sur cette premire lance, et bien qu'il s'agisse de rechercher des convergences plutt que desdivergences, la tentative de Lucien Sebag dans Marxisme et structuralisme (1964), conduite de l'intrieur dustructuralisme plutt que du marxisme, s'apparente la prcdente. Par la suite, c'est encore l'intrieur de lamouvance lvi-straussienne que devaient se dvelopper, tout fait indpendamment l'une de l'autre, deuxentreprises scientifiques d'inspiration radicalement oppose, celles de Pierre Clastres et de Maurice Godelier, dontles noms, pour le moins, sont rarement associs. Implicitement pour la premire et explicitement pour la seconde,elles posaient la question de la place que la rflexion anthropologique est susceptible de mnager l'approchemarxiste des faits sociaux.

    Avec le recul des annes, tout semble indiquer que si le dialogue entre structuralisme et marxisme avait pu sedvelopper normalement, tout spcialement l'intrieur de l'anthropologie mais peut-tre le contexte politiqued'alors s'y prtait-il mal , les conditions auraient t tt runies pour un dbat serein sur les rapports entrel'anthropologie et l'histoire, qu'il devait finalement appartenir Lvi-Strauss de clore seul, en revenant sur ladistinction, esquisse ds 1961 dans l'entretien avec Georges Charbonnier, entre socits froides et socits chaudes . Il n'y a pas l renvoi une opposition, qui n'aurait aucun sens, entre absence et prsenced'historicit, mais entre deux reprsentations de l'histoire, non cumulative dans le premier cas, cumulative dans lesecond. Le souvenir s'est estomp de ces discussions dj anciennes, et l'on se prend aujourd'hui considrer quele reproche d'antihistoricisme fait au structuralisme n'aura finalement t rien d'autre qu'une variante plutt faibledu reproche d'antihumanisme. Dans le sillage de ce qui prcde, on hsitera faire du non-dbat qui, si l'on peutdire, oppose le Sartre de la Critique de la raison dialectique (1960) et le Lvi-Strauss de La Pense sauvage, unavatar de la confrontation entre marxisme et structuralisme, mme si la question de la relation entre structure etpraxis y demeure centrale.

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    Critique des fondements du structuralismeAutour de 1968, l'histoire de la discipline enregistre deux vnements de nature et de porte diffrentes. Il s'agit,d'une part, de la naissance, ct du Laboratoire d'anthropologie sociale qu'a fond Lvi-Strauss, d'un nouveaucadre de recherche gnraliste (le Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative, qu'accueillel'universit de Nanterre), qui, d'vidence, entend se tenir l'cart des positions thoriques supposesprpondrantes dans l'anthropologie franaise. Et, d'autre part, de l'ouverture d'un dbat d'ordre pistmologiquesur un structuralisme qui a quitt le devant de la scne publique et n'appelle donc plus que des valuationsproprement scientifiques. Trois crits, qui paraissent peu prs simultanment, signalent principalement cetteinflexion. Le Concept de modle (1969), d'Alain Badiou, qui s'exprime au nom de l'pistmologie marxiste qu'ilentreprend de constituer, contient une rcusation pour no-positivisme de l'emploi que Lvi-Strauss fait duconcept en question. quoi sert la notion de structure ? (1968), de Raymond Boudon, qui puise notammentson inspiration dans l'uvre du sociologue amricain Talcott Parsons, ne liquide nullement la conception lvi-straussienne de la structure, mais, considrer la multiplicit des validations de la notion, conteste que l'uned'elles puisse tre au fondement d'une mthode d'analyse se donnant pour gnrale. Le Structuralisme enanthropologie (1968), de Dan Sperber, anthropologue alors proche du structuralisme, profondment influenc parla linguistique gnrative, se prsente comme un expos scrupuleux des acquis de l'anthropologie lvi-straussienne, dont l'auteur entend cependant marquer les limites. Les hypothses structuralistes [...], critSperber, ont une porte certaine, mme si elles ne sont ni galement fondes, ni galement fcondes , en quoiest discrtement annonce la critique dveloppe dans Le Savoir des anthropologues, qui se veut sans appel force d'exigence de mthode, mais dont on a retenu qu'en situant le structuralisme lvi-straussien l'ore d'uneintrouvable scientificit, il en valide, en creux, le rendement analytique.

    Symptomatiquement, c'est dans un contexte qu'on pourrait appeler par anticipation dconstructionniste queLvi-Strauss livre la formulation la plus vigoureuse, certains diront la plus abrupte, de sa pense, dans trois textesmajeurs : le Finale de L'Homme nu, dj voqu, qui date donc de 1971, Race et culture , publi la mmeanne, o il est fait retour sur la rflexion engage vingt ans plus tt dans Race et histoire, enfin Structuralismeet cologie , paru en anglais en 1972, l'un des trs rares crits de l'auteur dont le titre comporte le mot structuralisme . Ces deux derniers textes seront repris dans Le Regard loign (1983). En manire de congsignifi une fois pour toutes, ou presque quelques polmiques sont encore venir , aux adversaires dustructuralisme, ces crits, en dpit de la diversit des vises qui en sous-tendent le propos, forment un tout, ledernier cit devant cependant retenir plus particulirement l'attention. En effet, ce texte, d'intention autantphilosophique qu'anthropologique, nous propose un parachvement de l'difice structuraliste dans un registre depense qu'Eugne Fleischmann, aussi circonspect que prcisment sduit , avait annonc dans un bel essaiparu en 1966. Avec Structuralisme et cologie , nous disposons d'un expos systmatique sur la question del'articulation entre les ressources de l'esprit et le donn extrieur naturel et infrastructurel, c'est--direl'environnement de l'homme en socit. Relisons : Loin de voir dans la structure un pur produit de l'activitmentale, on reconnatra que les organes des sens ont dj une activit structurale et que tout ce qui existe endehors de nous [possde] des caractres analogues. [...]. Quand l'esprit se saisit de donnes empiriquespralablement traites par les organes des sens, il continue travailler structuralement [...] une matire qu'il reoitdj structure. Il ne pourrait le faire si l'esprit, le corps auquel l'esprit appartient, et les choses que le corps etl'esprit peroivent, n'taient partie intgrante d'une seule et mme ralit.

    L'uvre de Lvi-Strauss ne s'achve pas, loin s'en faut, sur cette pleine expression de sa pense, un quart desicle aprs la publication de l'article-programme de Word. Il demeure que le dbut des annes 1970 prend statutde coupure dans l'histoire du structuralisme anthropologique, plus nettement, nous semble-t-il, que le tournant desannes 1966-1967, qui, pour Franois Dosse, spara le temps du champ du signe de celui du chant ducygne dans l'histoire du structuralisme en gnral.

    Le temps des bilansQuand, dans l'histoire des ides, vient l'heure des bilans, il n'est pas rare que l'on s'emploie distinguer dans lesuvres, comme Benedetto Croce l'a fait avec plus ou moins de bonheur pour Hegel, ce qui est vivant de cequi est mort . se livrer cet exercice de toutes les manires appauvrissant pour l'intelligibilit du travail dela pense, il faut au moins prendre garde de dfinir initialement les critres d'valuation des lments que l'onsoumet examen, ne serait-ce que pour ne pas trop montrer que l'on entend dcrter mort ce que l'on a paravance dcid de tuer. Une faon juge productive de dconstruire le structuralisme a consist, selon unedmarche qui est suppose avoir fait ses preuves dans d'autres cas (pensons Marx et Freud), prtendre

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    oprer une sparation entre le corpus des noncs thoriques et le dispositif mthodologique que rsume la notiond'analyse structurale. Une autre manire de faire procde plus subtilement : il s'agit de tenter de mettre le discourslvi-straussien en contradiction avec lui-mme, ou encore de feindre d'assigner un statut pistmologique fort,pour mieux en rduire la porte, des noncs auxquels son auteur n'accorde lui-mme qu'une valeur de reprage toutes fins utiles. Lvi-Strauss aime essayer des ides, c'est en cela principalement que son uvre estinpuisablement source d'inspiration. Prenons un exemple, libre de tout renvoi un dbat pass ou prsent. Dansle troisime chapitre d'Anthropologie structurale, intitul Langage et socit , est voque la possibilit dedresser un tableau priodique des lments linguistiques comparable celui dont la chimie moderne estredevable Mendeleev . Avec prudence, on jugera peut-tre ces spculations aventureuses , crit Lvi-Strauss est ainsi lance l'interrogation sur ce que pourrait tre, sous ce rapport, le passage des faits de langageaux faits de socit. Si les linguistes ont peut-tre construit leur tableau priodique, il est certain, en revanche,que les anthropologues ne se sont pas mme risqus cette entreprise : quel sort faire alors une prsuppositiond'hypothse ? L'indexer ce qui est mort dans la tentative gnrale d'apprhension structuraliste des choses,et considrer pour nulle et non avenue cette rfrence analogique une admirable conjonction de la rigueur d'unmodle induit de l'exprience, de la force anticipatrice d'une loi et de l'lgance, dans le sens donn ce mot parles mathmaticiens ? Prcisment pas, puisque ce constat de dfaut tire avec lui une force positive de prdiction,insparable d'une indication programmatique. Ainsi le structuralisme, en ce qu'il entend porter la part d'aventurede la discipline, peut-il tre considr bon droit comme une prfiguration de l'anthropologie de demain.

    La fcondit de l'analyse structurale des faits de parent et d'alliance a t illustre par la prolifration desrecherches conduites partir des Structures lmentaires de la parent, ouvrage au demeurant prsent comme lepremier volet d'un triptyque dont il appartiendrait d'autres de parachever la construction. On oublie souventcombien ce matre livre a t discut : il a t contest ds le dpart et l'est toujours , observe Lvi-Straussdans ses entretiens avec Didier ribon, mais, ajoute-t-il aussitt, il n'en est pas moins devenu une rfrenceoblige . C'est ainsi dans le sillage du programme de recherche trac dans le chapitre XXVIII des Structures qu'estn l'un des grands chantiers actuels de l'anthropologie sociale, celui de l'tude des structures complexes de laparent, laquelle est notamment attach le nom de Franoise Hritier. Nous pourrions prendre bien d'autresexemples d'une actualit de la recherche anthropologique qui trouve son origine dans l'une des grandes sectionsde l'uvre de Lvi-Strauss, et singulirement dans celle, la plus considrable, qui est consacre l'tude desmythes, des Mythologiques La Potire jalouse (1985) et Histoire de Lynx (1991). Rien ne montre mieux lafcondit des aspects de l'analyse structurale qui viennent d'tre voqus que l'aventure de la formulecanonique du mythe. En 1955, au terme d'une tude compare des diffrentes versions publies d'un mythed'origine des Indiens Zuni (sud-ouest des tats-Unis), Lvi-Strauss met en vidence une formule de typealgbrique dont il fait l'hypothse qu'elle rend compte de la structure gnrale de tout mythe, d'o le caractre canonique qu'il lui assigne. L'aventure consiste en ceci qu'alors que Lvi-Strauss ne se soucia gure de tirertoutes les consquences d'une dcouverte haut rendement analytique, d'autres s'y appliqurent au point d'ouvrirun champ de recherche particulier, comme en tmoignent, entre autres, quarante ans aprs sa premireformulation, un numro spcial (1995) de la revue L'Homme (fonde par Lvi-Strauss en 1961), et la publicationen 1998 de l'ouvrage de Lucien Scubla, Lire Lvi-Strass. Le dploiement d'une intuition. Nous n'en finirions pasd'numrer les travaux franais et trangers qui tmoignent de la fcondit du paradigme structuraliste et de lafascination qu'il continue d'exercer. Nous ne sommes pas l dans l'histoire du structuralisme, mais plutt au curd'une anthropologie en train de se faire, dont, explicitement ou non, le rgime de scientificit est dsormaisinsparable du projet structuraliste.

    Futur du structuralisme, futur de l'anthropologieVoil pour l'acquis. Ce qui reste acqurir, c'est tout le reste, qui a vocation de se manifester autant, et demanire indissociable, dans l'ordre de la thorie que dans celui de l'largissement du champ d'application del'analyse, en se souvenant toutefois nous reprenons ici des lignes crites avec Grard Lenclud que Lvi-Strauss n'a jamais prtendu que les domaines relevant de l'analyse structurale constituaient ensemble tout lechamp de l'anthropologie ni que la dmarche structuraliste avait vocation rendre compte de la totalit des faitssociaux et culturels . Sous cet clairage, tentons d'tablir un rapide relev de conclusions.

    Le structuralisme institue le principe directif d'une recherche de la meilleure adquation possible entre unemthode d'analyse et la nature de l'objet analyser. Ce faisant, il pose que l'objet n'est pas initialement extrieurau contexte de l'analyse, mais bien au contraire d'emble abstrait d'une suppose ralit, de telle manire que lesconditions de la prise en compte de l'objet ne sont pas sparables d'un caractre pr-modlis qui lui est inhrent.

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    Sont de cette manire rcuss la fois l'empirisme, fonctionnaliste ou autre, et un formalisme qui se dfinirait parune pure instrumentalit de la mthode. Loin d'tre un antihumanisme, le structuralisme fait au contraireprofession d'humanisme radical, trs exactement en ce qu'il assigne l'homme son vritable statut, qui n'estsimplement pas celui, abusivement privilgi, que lui confre l'humanisme classique. On notera incidemment quel'imputation d'antihumanisme a dcidment la vie dure, si l'on en juge par la trs singulire nergie avec laquelleTzvetan Todorov l'a dveloppe, en rintroduisant subrepticement la confusion entre thorie scientifique etidologie. Au moins un cho tout autre que le prcdent nous parvient-il des philosophes, comme quoi lesfroissements du temps o le sujet, dans le Finale de L'Homme nu, tait trait d' insupportable enfant gt ,sont l'vidence surmonts. C'est que la philosophie et l'anthropologie se dcouvrent des terrains communs,si l'on en juge par la place accorde des thmes de rflexion que, dans son langage, l'anthropologie faitsiens dans la somme publie en 1995 sous la direction de Denis Kambouchner : qu'on lise les essais deCatherine Chevalley, de Marc Marcuzzi ou de Kambouchner lui-mme, dans lesquels les rfrences la pense deLvi-Strauss trouvent leur juste tonalit. L'un des points d'ancrage fondamentaux de l'humanisme radical voquplus haut rside donc en ceci que la distinction entre les ordres de l'intelligibilit et de la sensibilit est remise encause de la manire la plus nette, sauf lui conserver une valeur instrumentale. Est ainsi thorise la leonmajeure de l'analyse structurale des mythes, dont tout indique que la philosophie analytique ne pourra manquerd'y trouver matire une rvaluation de la notion de catgorie .

    Pour en venir au statut pistmologique du structuralisme, on constatera tout d'abord que dans le domaine dessciences sociales, nous ne disposons pas d'une conception gnrale de la thorie , ce qui entrane que le statutgnral de la mthode ne peut tre fix qu'approximativement. Par dfaut de validation de la thorie, on estconduit rcuser l'emploi du mot, sauf lui donner la signification habituellement partage de gnralisationconduite en raison et gage sur un corps d'hypothses relativement consistantes sous le rapport de leur rendementanalytique. cet gard, on peut considrer qu' l'instar des autres sciences de l'homme, l'anthropologie relved'un rgime de scientificit de nature pr-thorique, puisque la thorie n'y connat pas un champ d'application quiconcide avec le champ disciplinaire en son entier. Cette position est cependant spcieuse, car elle parat assignerau caractre partiel de la possibilit de thorisation un statut irrvocable, alors que l'tat prsent d'une science esttoujours gros d'avances nouvelles. En outre, si toutes les sciences sociales relvent d'un moment pr-thorique , cela signifie qu'elles se trouvent, sans doute paradoxalement, dans une situation comparable auxsciences qui, sous rserve de vrification, relvent du seul moment thorique . Dans un contexte descientificit faible , la productivit thorique s'exprime par la capacit dlimiter dans le champ disciplinairedes secteurs s'offrant mieux que d'autres l'analyse, en ce que les objets que le dcoupage met en vidence ontdes proprits qui rpondent positivement l'exigence de modlisation. Des travaux de Lvi-Strauss et de ceuxdes anthropologues qui, sa suite, ont inscrit leur dmarche dans la mouvance structuraliste, il ressort qu'uncertain nombre de domaines se rvlent plus propices que d'autres la conduite de l'investigation structurale.C'est le cas pour la parent, dans un registre qui conduit des formes lmentaires aux formes complexes quiprvalent dans nos socits, pour les mythes, mais aussi, dans une mesure pour le moment difficile apprcier,pour les rituels, pour l'art (La Voie des masques est l'un des plus beaux crits de Lvi-Strauss) et pour certainsobjets prforms par l'anthropologie conomique ou politique. Dans les secteurs de la recherche anthropologiqueo le paradigme structuraliste a produit des modlisations haut rendement de signification et permis d'un mmemouvement le passage aux structures, le paysage des faits sociaux s'est trouv entirement boulevers,principalement parce que l'objectif de gnralisation et/ou de comparaison, prsent dans l'anthropologie empiriste,pouvait dsormais tre atteint au terme d'un cheminement opratoire soumis des contraintes ad hoc. cet gard,rappelons-nous comment, la fin des Structures lmentaires de la parent, Lvi-Strauss conclut soninvestigation : Nous avons [...] constat que des rgles, en apparence compliques et arbitraires, pouvaient treramenes un petit nombre : il n'y a que trois structures lmentaires de parent possibles ; ces trois structures seconstruisent l'aide de deux formes d'change ; et ces deux formes d'change dpendent elles-mmes d'un seulcaractre diffrentiel, savoir le caractre harmonique ou dysharmonique du systme considr (l'oppositionharmonique/dysharmonique marquant le caractre non contradictoire ou contradictoire de l'articulation entre rglede filiation et rgle de rsidence). Dans les domaines voqus plus haut, le paradigme structuraliste, en produisantdes modlisations haut ou bon rendement de signification et en dfinissant les modalits de passage d'unestructure une autre, a supplant les schmas explicatifs antrieurs : c'est en cela qu'il a, hic et nunc, valeur dethorie locale ou, plus exactement, pluri-locale. On constate dans le mme temps que les secteurs del'anthropologie qui ne relvent pas des thorisations structuralistes n'ont pas fait l'objet d'investigationsconcurrentes d'un rendement comparable. Ainsi le structuralisme apparat-il, dans le contexte actuel, comme leseul horizon thorique de l'anthropologie. Le problme est de savoir si les limites assignes pour le moment

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    3. Structuralisme et philosophie

    l'applicabilit de l'investigation structurale sont la consquence d'une insuffisance qui lui serait inhrente, ou sielles relvent de la nature des choses, en quoi une tche primordiale accomplir consisterait en une constructionopratoire du champ social rendant compte de la propension plus ou moins grande de ses diffrents secteurs relever a priori d'un mme type de modlisation. Sous ces attendus, et reprendre la notion de situation pr-thorique, on considrerait le structuralisme aujourd'hui comme une premire formulation du structuralismemme, identifi la thorie anthropologique en son devenir. Dans un langage plus rude, Scubla ne dit pas autrechose : Une fois disparus quelques prjugs tenaces et tombs les derniers malentendus, un structuralismedpouill de ses fausses parures et dbarrass de ses scories a toutes les chances de s'identifier la mthodescientifique elle-mme applique l'anthropologie.

    Quand Lvi-Strauss conclutEn forme d'hommage, laissons pour terminer la parole Lvi-Strauss, rpondant dans Le Monde, en 1971, aprsla parution du dernier volume des Mythologiques, aux questions de Raymond Bellour sur l'analyse des mythes : On a souvent tendance contester la validit de nos affirmations, sous prtexte qu'il est impossible de vrifiersi elles sont vraies ou fausses. Dans les sciences humaines, nous ne travaillons pas sur les objets du mondeextrieur, mais sur la conscience des hommes, et nous ne pouvons jamais tre srs qu'au-del du niveau deconscience ou d'inconscience o nous nous situons, il n'y ait pas toujours derrire, et ainsi de suite comme enabyme, d'autres niveaux de conscience ou d'inconscience. Les seules dmonstrations quoi nous puissionsprtendre sont celles qui permettent d'expliquer plus de choses qu'on ne le pouvait auparavant. Cela n'entrane pasqu'elles soient vraies, mais seulement qu'elles prparent le chemin d'autres dmonstrations qui viendront plustard expliquer plus encore, et cela indfiniment, sans jamais accder une vrit acquise. Citons encore, dansune version considrablement dveloppe du mme entretien : [...] entre la pense et la vie, je crois qu'il nepeut y avoir une discontinuit radicale. Nous sommes ainsi constitus que nous les apprhendons comme desordres distincts, alors qu'il s'agit plutt des deux extrmits d'une chane dont les maillons intermdiaires nousrestent invisibles parce qu'ils se soudent derrire notre dos. Tout ce que nous pouvons faire, c'est essayer deremonter de chaque ct un peu plus loin en arrire et ttons, pour diminuer l'intervalle o s'tablitl'inconnaissable : ce que nous gagnerons ici ne le sera qu'en termes de structures, mais sans pouvoir nousdissimuler que le point de jonction supposer qu'il ait une ralit concrte se drobera toujours. Limite dustructuralisme, certes, mais qui se confond avec la limite de tout savoir (in Claude Lvi-Strauss, de RaymondBellour et Catherine Clment). Parler du structuralisme aujourd'hui, c'est affirmer la permanence d'une ambition :faire de l'anthropologie une science ; c'est tablir un constat : que le structuralisme est l'instrument qui permet lemieux de servir localement mais puissamment cette ambition ; c'est enfin livrer une intuition : que lestructuralisme porte en lui les promesses mais aussi les moyens de son propre dpassement.

    Michel IZARD

    On connat des noms (Claude Lvi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, MichelSerres...) ; on croit connatre le terrain intellectuel sur lequel ils se rencontrent : celui d'une modernitphilosophique assimile au structuralisme. Celui-ci a connu son heure de gloire dans les annes 1960 et 1970 enFrance ; il s'est diffus largement par la suite, en particulier aux tats-Unis o l'on parle volontiers aujourd'hui de poststructuralisme . On n'en finirait pas, pourtant, d'numrer tous les paradoxes qui s'attachent la dfinitiond'un structuralisme philosophique.

    Une cole hors les murs : philosophie et sciences humainesIl faudrait d'abord s'entendre, avant la dfinition mme de ce dont il est question, sur une appellation :philosophie structuraliste, structuralisme philosophique, ou philosophie du structuralisme ? Nous prendrons leparti de la coordination (structuralisme et philosophie), qui prsente certes l'inconvnient de prsupposerl'existence du structuralisme, mais qui a aussi l'avantage de neutraliser la charge polmique des autresdnominations et de respecter trois caractristiques complexes de cette mouvance ou de ce moment philosophique,qu'aucun des acteurs principaux n'a vraiment repris son compte, l'exception de Lvi-Strauss, qui manifestesignificativement de fortes rticences vis--vis d'un structuralisme proprement philosophique.

    Un rationalisme largi

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    D'abord, il y a l'exercice systmatique du soupon vis--vis de la prtention philosophique jouer le rled'lucidation des principes premiers, ontologiques ou transcendantaux, de toute connaissance et de toute pratique.Cette prtention est assimile globalement un avant de la coupure structurale en philosophie. Cettecaractristique ne suffit pourtant pas pour rpondre la question pose par Gilles Deleuze en 1973 quoireconnat-on le structuralisme ? . Elle appartient depuis toujours, par exemple, l'empirisme, attitudephilosophique peu illustre en France o sa version modernise l'empirisme logique ne sera vritablementdiffuse que tardivement, au dbut des annes 1980, et prcisment en raction au structuralisme.

    C'est plutt dans le cadre d'un rationalisme largi, c'est--dire dsacralis et historicis, tendu vers ce qui estinassimilable par les conceptions antrieures de la raison celles de Descartes, de Kant, de Hegel pourl'essentiel que le structuralisme va contester la posture philosophique d'un discours fondateur qui n'est pas lui-mme fond. Cet largissement de la raison ne se rduit pourtant pas un retour simple sur sa gense. Il se veutplutt une remise en cause des limites assignes la raison par le sujet cartsien assimil au cogito, par le sujettranscendantal kantien dans ses rapports la connaissance et aux pratiques, par le savoir absolu hglien dans sesconditions dialectiques d'mergence et de ralisation, son origine et sa tlologie. C'est pourquoi les formes lesplus radicales du structuralisme en philosophie remettent toujours en cause les partitions les mieux tablies de latradition : le sujet et l'objet, si le sujet peut devenir son tour objet dans la version lacanienne de lapsychanalyse, par exemple ; l'a priori et l'a posteriori kantien, si le symbole ou le signe, parce qu'ils relvent desystmes toujours dj institus sans sujet originaire qu'il soit individuel ou collectif, ouvrent un abme quimarque un espace de jeu entre le sujet et l'exprience ; le systme et la conception de l'histoire hrits de Hegelenfin, si les diffrences qui rgissent le systme ne sont pas de l'ordre de la contradiction dialectique etn'orientent vers aucune fin, aucun telos, les figures de la raison rconcilie avec elle-mme.

    Une tradition repenseSi toujours la philosophie s'est nourrie de ce qui n'est pas elle (Georges Canguilhem), les philosophes rputsstructuralistes, ou impliqus dans le dveloppement du structuralisme sur un mode plus ou moins critique (GillesDeleuze, Paul Ricur, par exemple) se sont efforcs de formuler de manire explicite, problmatique et pardiffrence, un rgime de la pense philosophique vis--vis des sciences humaines et des pratiques sociales qu'ellesthorisent.

    Il s'agit l sans doute, sur le plan historique, de l'une des caractristiques majeures des rapports qui rgissentphilosophie et structuralisme. De ce point de vue, la prudence scientifique d'un Lvi-Strauss, qui manifestetrs tt des rticences vis--vis de ce qu'il considre comme un structuralisme plus ou moins spculatif (doncphilosophique), rpondrait, l'autre extrmit du spectre, la rflexion de Derrida (ds L'criture et la diffrence etDe la grammatologie) sur la navet d'une dtermination strictement positive de la structure dans lessciences de l'homme (linguistique, anthropologie, thorie de la littrature...) et sur les notions mmes de marges ou de propre de la philosophie.

    D'une attitude l'autre, c'est le statut mme du discours philosophique qui est mis en question. La dfinitionalthussrienne de la philosophie comme pratique thorique , puis lutte des classes dans la thorie modaliseautrement mais dans la mme direction, cette interrogation structuraliste hante la fois par le thme de la scientificit (ici, par le biais du matrialisme historique), des positivits , et par le refus du positivisme.Le structuralisme franais des annes 1950 et 1960 prend acte de l'impossibilit o se trouve le discoursphilosophique de maintenir une consistance sans recourir aux rsultats et aux mthodes des sciences humaines quise sont dtaches de la philosophie la fin du XIXe sicle. Par l, comme le souligneront Franois Wahl puisThomas Pavel, il est incontestablement une entreprise de modernisation. Quant Foucault, les notions qu'ilpropose de positivit , d'pistm , de configurations discursives , de rgime de discours ...contestent toutes le pouvoir d'autofondation philosophique traditionnel ; l'enqute archologique sur le regardmdical (Naissance de la clinique), sur la draison (Histoire de la folie), sur les sciences humaines (Les Mots etles choses) n'labore chaque fois son objet qu'en dconstruisant les objets privilgis des discoursphilosophiques de la tradition : la Raison, le Normal et le Pathologique, l'Homme... Malgr des divergencesfondamentales qu'on trouve violemment exprimes dans un dbat sur Descartes par exemple, la notion derridiennede dconstruction et celle foucaldienne d' archologie ont au moins en commun, travers deux mtaphorestrs diversement connotes renvoyant deux sources dissemblables (la Destruktion heideggrienne et laGenealogie nietzschenne), partir de conceptions diffrentes du discours ou du texte , de prendre acted'un rgime de pense second attach dfaire c'est--dire aussi bien rinvestir les enjeux de latradition philosophique.

  • 23/07/2015 15:38STRUCTURALISME - Encyclopdia Universalis

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    Une telle secondarit reprsente sans doute une autre caractristique majeure de l'orientation structuraliste enphilosophie. Cette secondarit s'exprime d'une part, dans le mode de rfrence certains textes privilgis sousl'gide du retour ... (retour Freud pour Lacan, Marx pour Althusser, et, de manire moins vidente maisnanmoins patente Nietzsche pour Foucault, Heidegger pour Derrida), d'autre part dans un style deproblmatisation philosophique o les objets de la philosophie (la Libert, la Vrit, l'Homme...) ne sont plusaccessibles directement , mais seulement travers les discours qui sont tenus sur eux par la tradition ou parles sciences humaines.

    De ce point de vue, le structuralisme entretient des relations d'intimit conflictuelle avec l'hermneutique : la re-lecture ne conduit pas ici l'assomption d'un sens cach. La secondarit s'exprime plus fondamentalement,dans ce que certains ont appel la forclusion de la rfrence , dont le principe serait fourni dans la dfinitionsaussurienne du systme de la langue comme structure de renvoi o toute identit n'est produite que pardiffrenciation et opposition sans terme ultime. Ce dernier aspect n'est d'ailleurs pas ncessairement inhrent austructuralisme : Gilbert Hottois y voit une ligne de fracture commune plusieurs courants contemporains quidistinguent diffrentes formes et degrs de la secondarit entendue en ce sens dans la phnomnologie,l'hermneutique, la philosophie du langage ordinaire.

    Enfin, la secondarit est cet aspect du structuralisme qui, amplifi, donnera naissance au thme poststructuralistede la postmodernit .

    Une crise de la significationD'autre part, on peut considrer comme symptomatique d'une attitude philosophique de l'poque le travail d'unhistorien de la philosophie comme Martial Guroult qui, selon un paradoxe qui n'est qu'apparent, a considr lesuvres philosophiques du pass (Fichte, Descartes, Spinoza...) comme des textes clos sur eux-mmes, soustraitsaux dterminations historico-psychologiques externes, et entirement vous la reconstruction systmatique deleurs commentateurs. Mme si cette clture ne doit rien, directement, celle des systmes langagiers analysspar les linguistes ou les thoriciens de la littrature, elle atteste paradoxalement du surinvestissement dontl'pistmologie des systmes de pense fait l'objet l'poque et, plus largement, des difficults penser l'histoire partir de la catgorie saussurienne de synchronie.

    Au-del du cas Guroult qui a jou un rle non ngligeable dans la formation philosophique d'une gnrationsans assumer explicitement une position structuraliste , c'est souvent sous le nom de Thorie que s'auto-dsigne alors ce point de vue : intransitivement et souvent sans dtermination supplmentaire. Non que la Thorien'ait pas d'objet et ne puisse devenir thorie de... , mais parce que les objets qu'elle se donne sont toujoursdonns ailleurs travers les mdiations d'un systme symbolique structur o ils n'apparaissent que commeles symptmes de surface d'une configuration latente : d'o la promotion d'un mode de lecture symptomale deMarx, l'uvre par exemple dans Lire le capital d'Althusser, et plus ou moins librement emprunt Nietszche.

    Dans tous les domaines qu'elle aborde, la manire structuraliste consistera non en une suspension provisoire dusens, ce qui fut la grande affaire de la phnomnologie qui cherchait l un accs aux modalits transcendantalesde donation de sens originaires, mais en la mise en crise systmatique ou stratgique de la signification sousl'gide du Signifiant. Sous sa forme la plus systmatise, en mme temps sans doute que la plus positive, lathmatisation par Serres de la communication sous le signe d'Herms et de Leibniz (Herms I, II, III)problmatise de la manire la plus large cette circulation, sans terme ni but ultime, de l'infini plural