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« Temporalisation » et modernité politique : penser avec Koselleck Alexandre Escudier Parmi les innombrables tentatives de refondation épistémologique de l’histoire depuis le XVIII e siècle, plusieurs questions demeurent omniprésentes, bien qu’elles n’aient été que rarement envisagées de front : qu’est-ce que l’expérience de l’his- toire, comment fonder une théorie générale de l’expérience historique et quels enjeux méthodologiques concrets pourraient en découler pour la pratique historio- graphique ? Certes, de Vico et Chladenius jusqu’à nous, en passant par Hegel, Droysen, Dilthey, Rickert ou Weber, les auteurs mobilisables pour répondre à ces interrogations sont légion. Mais les thèses de Reinhart Koselleck, plus récentes, se distinguent tout particulièrement, autant par leur degré de formalisation philoso- phique que par leur portée empirique heuristique. Ce caractère bifrons faisant tout le prix de ses analyses, il me paraît nécessaire d’en proposer ici un réexamen approfondi. Les réponses de Koselleck ne sont certes pas les seules possibles 1 , et tel ou tel point (au niveau anthropologique notamment) peut faire et fera sans nul doute 1- Complémentaires quant à leur visée et leurs résultats respectifs, deux œuvres majeures contemporaines ont posé, parallèlement, les fondations d’une théorie générale de l’expérience historique : celle de Jean-Marc FERRY, Les puissances de l’expérience. Essai sur l’identité contemporaine, 2 tomes, Paris, Le Cerf, 1991 ; Id., La question de l’Histoire : nature, liberté, esprit. Les paradigmes métaphysiques de l’histoire chez Kant, Fichte, Hegel entre 1784 et 1806, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2002 ; Id., Les grammaires de l’intelligence, Paris, Le Cerf, 2004, et celle de Jean BAECHLER, Nature et histoire, Paris, PUF, 2000 ; Id., Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002 ; Id., Les morphologies sociales, Paris, PUF, 2005 ; Id., Les fins dernières. Éléments d’éthique et d’éthologie humaines, Paris, Hermann, 2006 ; Id., Les matrices culturelles. Au foyer des cultures et des civilisations, Paris, Annales HSS, novembre-décembre 2009, n° 6, p. 1269-1301. 1269 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 28/10/2014 12h24. © Éditions de l'EHESS

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« Temporal isat ion »et modernité polit ique :penser avec Kosel leck

Alexandre Escudier

Parmi les innombrables tentatives de refondation épistémologique de l’histoiredepuis le XVIIIe siècle, plusieurs questions demeurent omniprésentes, bien qu’ellesn’aient été que rarement envisagées de front : qu’est-ce que l’expérience de l’his-toire, comment fonder une théorie générale de l’expérience historique et quelsenjeux méthodologiques concrets pourraient en découler pour la pratique historio-graphique ? Certes, de Vico et Chladenius jusqu’à nous, en passant par Hegel,Droysen, Dilthey, Rickert ou Weber, les auteurs mobilisables pour répondre à cesinterrogations sont légion. Mais les thèses de Reinhart Koselleck, plus récentes,se distinguent tout particulièrement, autant par leur degré de formalisation philoso-phique que par leur portée empirique heuristique. Ce caractère bifrons faisant toutle prix de ses analyses, il me paraît nécessaire d’en proposer ici un réexamenapprofondi.

Les réponses de Koselleck ne sont certes pas les seules possibles 1, et tel outel point (au niveau anthropologique notamment) peut faire et fera sans nul doute

1 - Complémentaires quant à leur visée et leurs résultats respectifs, deux œuvresmajeures contemporaines ont posé, parallèlement, les fondations d’une théorie généralede l’expérience historique : celle de Jean-Marc FERRY, Les puissances de l’expérience. Essaisur l’identité contemporaine, 2 tomes, Paris, Le Cerf, 1991 ; Id., La question de l’Histoire :nature, liberté, esprit. Les paradigmes métaphysiques de l’histoire chez Kant, Fichte, Hegel entre1784 et 1806, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2002 ; Id., Les grammaires del’intelligence, Paris, Le Cerf, 2004, et celle de Jean BAECHLER, Nature et histoire, Paris,PUF, 2000 ; Id., Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002 ; Id., Les morphologiessociales, Paris, PUF, 2005 ; Id., Les fins dernières. Éléments d’éthique et d’éthologie humaines,Paris, Hermann, 2006 ; Id., Les matrices culturelles. Au foyer des cultures et des civilisations, Paris,

Annales HSS, novembre-décembre 2009, n° 6, p. 1269-1301.

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l’objet de contestations. Cela étant – et au-delà des partages disciplinaires établis –,il s’agit ici d’accepter, ne serait-ce que provisoirement, ce référentiel général etd’en proposer une lecture en forme de contribution à une théorie de l’expériencehistorique en général et de l’expérience historique moderne en particulier. Ilconviendra pour ce faire de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne théoriquekoselleckienne : l’anthropologie fondamentale d’une part, la théorie des tempora-lités historiques de l’autre.

Parmi les maillons intermédiaires entre ces deux extrémités, le thème de la« temporalisation » (Verzeitlichung) des imaginaires sociaux et des attentes politiquesmodernes fera l’objet d’une analyse particulière. S’il est vrai que Koselleck voitdans ce phénomène global de « temporalisation » un processus fondamental detoute l’histoire moderne et contemporaine, ce dernier gagne à être appréhendéà l’intérieur d’une théorie générale de l’expérience historique et relativement àd’autres processus globaux de l’histoire moderne. C’est dans ce cadre généralque la reconstruction d’ensemble ici tentée reviendra sur les notions désormaisclassiques de « champ d’expérience », d’« horizon d’attente », de « régimes d’histo-ricités » ou encore de « sémantique historique ».

Il n’est sans doute pas inutile de mieux spécifier formellement lesditesnotions. L’enjeu est double. D’un côté, il s’agit de mieux déterminer analytique-ment ces concepts de sorte à en maximiser les effets heuristiques pour la recherche(une typologisation plus fine des régimes d’historicité ayant eu cours jusqu’à nouspourrait, par exemple, en découler). De l’autre, repartir du problème d’une théoriegénérale de l’expérience historique, c’est réengager le dialogue entre l’histoire etles sciences politiques en reconnaissant un statut causal propre aux idées politiqueset religieuses modernes, à la philosophie politique et juridique moderne, à l’inertiedes sémantiques historiques sur la longue durée : toutes choses qui ne peuventêtre causalement, et partant disciplinairement, disqualifiées que parce que l’onpart d’une vision étriquée et pauvre de ce qu’est l’expérience de l’histoire.

La question de l’historicité et des temporalités historiques est omniprésentedans l’œuvre de Koselleck. Deux de ses trois recueils d’articles en témoignent :Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten (1979) et Zeitschichten. Studienzur Historik (2000) 2. Trois aspects différents du problème seront envisagés dansle cadre de cet article. J’examinerai tout d’abord les diverses manières suivantlesquelles Koselleck traite de la question du temps, soit la tension entre anthropo-logie fondamentale, théorie de l’histoire (Historik) et méthodologie historique(Methodik). Je reviendrai ensuite sur la catégorie de « temporalisation », qui setrouve au cœur du projet même de la sémantique historique. Enfin, je plaideraipour un dépassement de la catégorie de « temporalisation » à l’usage d’une histoirecomparée des sémantiques politiques européennes.

Hermann, 2009 ; Id., Agir, faire, connaître, Paris, Hermann, 2008. Bon nombre des insuffi-sances de l’argumentation koselleckienne (au niveau anthropologique notamment)peuvent être amendées par la lecture de ces différents travaux.2 - Reinhart KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort,Suhrkamp, 1979 ; Id., Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort, Suhrkamp, 2000.1 2 7 0

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Au-delà des questions de pure exégèse de l’œuvre de Koselleck 3, il s’agitplus fondamentalement de faire apparaître, en les distinguant et en les articulantensemble, les différents niveaux d’analyse mis en œuvre par l’entreprise mêmede l’histoire des langages politiques modernes. Penser avec Koselleck mais au-delà de Koselleck, en tentant de poursuivre ce qu’il a inventé sans avoir toujourspris le temps de l’inscrire dans un cadre systématique d’ensemble, tel me sembleêtre aujourd’hui pour nous l’enjeu. La tâche, on le voit, relève autant de la théoriede l’histoire que de la pratique à venir de l’histoire des concepts politiques et dela sémantique historique dans son ensemble.

Temporalité existentielle et temps historique

Afin de saisir toute la profondeur de la question du temps chez Koselleck, il convientde repartir des textes tardifs portant la marque d’une interrogation anthropologiquefondamentale. Non pas que les questions alors abordées aient été auparavantabsentes – tout ceci est en germe dès 1972 4 –, mais c’est autour de la laudatiointitulée «Historik und Hermeneutik » prononcée en l’honneur de Hans-GeorgGadamer 5 que Koselleck a formulé sa position avec le plus de clarté. Cette clartéme semble néanmoins toute relative, c’est pourquoi je tenterai de systématiserson argumentation quant à ce qu’il dénomme lui-même les conditions « quasitranscendantales » de possibilité de toute histoire.

Deux parties composent l’hommage à Gadamer. Dans la première, Kosellecks’emploie à réfuter Martin Heidegger ; dans la seconde, il critique le primat accordépar l’auteur de Vérité et Méthode à l’herméneutique sur la théorie de l’histoire. Jevoudrais ici montrer que les différents couples d’opposition modélisés par Koselleckpourraient en fait être ramenés à deux oppositions fondamentales : « Pouvoir demettre àmort » (Totschlagenkönnen) / « Être pour la mort » (Sein zum Tode) et « avant »(vorher) / « après » (nachher). Rapporter toutes les actualisations historiques à cesdeux couples d’opposition suppose cependant de s’atteler à la tâche (ce que Koselleck,me semble-t-il, n’a pas fait) de penser quelque chose comme la « spécification »des catégories quasi transcendantales de l’histoire, c’est-à-dire le passage du niveau

3 - La meilleure synthèse disponible sur l’œuvre de Koselleck est l’article nécrologiquepublié par Willibald STEINMETZ, «Nachruf auf Reinhart Koselleck (1923-2006) »,Geschichte und Gesellschaft, 32-3, 2006, p. 412-432 ; Id., «De l’histoire des concepts à lasémantique historique : problèmes théoriques et pratiques de recherche », in B.LACROIX

et X. LANDRIN (dir.), Histoire des concepts et histoire sociale. Signifier, classer, représenter, XIV e-XXI e siècles, textes rassemblés en hommage à R. Koselleck, Paris, PUF, à paraître, ainsi que, dansle même volume, mon texte intitulé, «La Begriffsgeschichte en Allemagne : genèse etfondements théoriques ».4 - Reinhart KOSELLECK, «Über die Theoriebedürftigkeit der Geschichtswissenschaft »[1972], Zeitschichten..., op. cit., p. 298-316.5 - Reinhart KOSELLECK, «Historik und Hermeneutik », in R.KOSELLECK et H.-G.GADAMER, Hermeneutik und Historik, Heidelberg, C. Winter, 1987, p. 9-28, repris inReinhart KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997, p. 181-199. 1 2 7 1

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primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts inter-médiaires. En effet, si Koselleck écrit « quasi transcendantales », c’est qu’il sait queson argumentation flotte quelque peu entre le transcendantal et l’empirique (quandbien même serait-elle formalisée par raisonnement inductif). Nombre de critiquesn’ont pas manqué de le lui reprocher.

L’opposition « Pouvoir de mettre à mort » / « Être pour la mort »

Que signifie ce premier couple d’opposition : « Pouvoir de mettre à mort » / «Êtrepour la mort » ? Est-il vraiment transcendantal ou simplement le fruit d’une obsessionpersonnelle de Koselleck, en raison de ses propres « expériences primaires » ? La partdes expériences de la grande histoire mondiale faites par le jeune Koselleck ne doiten effet pas être sous-estimée. Comme il l’écrit dans un texte autobiographique de1995 à propos de la découverte oculaire, le 8 mai 1945, des baraquements du campd’Auschwitz I : « Il y a des expériences qui se répandent et se figent dans votre chaircomme de la lave incandescente. Elles demeurent dès lors là, à chaque instant,indélogeables et inchangées 6. »

Il serait de mauvaise méthode philosophique de réduire sa théorie de l’his-toire au simple statut de rationalisation psychologisante (sous couvert d’anthropo-logie fondamentale) de sa propre expérience, nécessairement limitée, d’individusitué. Ce qu’il importe plutôt ici de constater, c’est la manière dont Koselleck auratenté, sa vie durant, de dégager des structures durables de l’expérience historiquesous la surface des expériences, espérances et souffrances individuelles. Ce qu’ila ainsi en vue, dans la première partie de sa laudatio de 1985, c’est d’opposer au« être pour la mort » heideggerien un « existential » de rang supérieur, à savoir le« pouvoir de mettre à mort » – le pouvoir de mettre à mort l’autre homme, paranticipation de sa propre mise à mort. Cet existential-là fonctionne alors, sous laplume de Koselleck, comme une donnée anthropologique minimale pérenne ; ilparaît être la condition de possibilité « des » histoires, à travers la possibilité inéradi-cable de la guerre de tous contre tous.

Implicitement, c’est Thomas Hobbes qui se trouve ici mobilisé contreHeidegger, ce même Hobbes qui, dans le chapitre XIII du Leviathan (1651), écrivait :

Par cela, il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissancecommune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle

6 - Reinhart KOSELLECK, « Vielerlei Abschied vom Krieg », in H.L. ARNOLD, B. SAUZAY

et R. VON THADDEN (dir.), Vom Vergessen, Vom Gedenken. Erinnerungen und Erwartungenin Europa zum 8. Mai 1945, Göttingen, Wallstein, 1995, p. 19-25, ici p. 21. Koselleckajoute plus loin (p. 24), non sans jeu demots ironique : «Wissen ist besser als Besserwissen »(mieux vaut savoir d’expérience charnelle que d’avoir toujours raison, abstraitement,de loin, après coup, dans le noir et blanc tranché d’une morale hors contexte, celle dela critique idéologique des années 1960). Voir également la version abrégée de ce texte :Reinhart KOSELLECK, «Glühende Lava, zur Erinnerung geronnen. Vielerlei Abschiedvom Krieg: Erfahrungen, die nicht austauschbar sind », Frankfurter Allgemeine Zeitung,6 mai 1995.1 2 7 2

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la guerre : et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, laGUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, maisdans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat estsuffisamment connue ; et donc, la notion de temps [Time] doit être prise en compte dansla nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait [Weather].Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses,mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en cequi concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, maisen la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurancedu contraire. Tout autre temps est la PAIX 7.

L’état social de guerre civile potentielle (que cette potentialité soit manifeste ousimplement latente pour les acteurs), telle serait la définition même du temps. Telleserait l’épaisseur existentiellement vécue de la temporalité en cas d’expériences-limites – expériences du monde durant lesquelles la possibilité imminente de lamort physique est à chaque instant ressentie. À l’existential du « pouvoir de mettreà mort », et à l’état pré-institutionnel de la guerre de tous contre tous, correspondainsi chez Koselleck un concept particulier de temps que j’aimerais qualifier detemps existentiel prépolitique. C’est le temps angoissé de la possibilité illimitée de lamort ; c’est le temps vécu en dehors de toute institution politique stable – untemps vécu sous un mode quasi déshistoricisé, puisque tout se passe comme siaucune institution sociale (politique ou autre, pas même symbolique ni morale)n’avait de prise sur l’individu afin de refréner sa pulsion autoconservatrice de mort(le droit naturel hobbésien).

D’un point de vue logique, l’existential « pouvoir demettre à mort » subsumeplusieurs autres couples d’opposition développés par Koselleck. « Pouvoir demettre à mort » qualifie l’angoisse et la conflictualité fondamentale de l’homme(das Konfliktwesen Mensch) 8. Mais cette temporalité angoissée intime se trouve spa-tialisée dès lors que le combat pour la survie a eu lieu. En découle directement, àmon sens, la structure dynamique du « haut » (oben) / « bas » (unten). Nous sommeslà, déjà, dans un premier niveau de « spécification » 9, par quoi l’existential « pou-voir de mettre à mort » reçoit une extension empirique dans l’histoire réelle.

7 - Thomas HOBBES, Leviathan ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris,Gallimard, [1651] 2000, p. 224-225.8 - Reinhart KOSELLECK, «Was sich wiederholt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 juil-let 2005. À travers les trois couples d’opposition fondamentaux suivants « haut/bas »,« dedans/dehors » et früher/später, Koselleck maintient dans ce texte tardif le projetd’une «Anthropologie elementarer Oppositionsverhältnisse » en tant qu’elle livrerait lesocle indépassable des structures de répétition de l’histoire.9 - C’est l’analyse kantienne du « jugement réfléchissant », dans la troisième Critique,qui me sert ici de guide, avec la distinction fondamentale des opérations de « classifi-cation » et de « spécification ». Par « spécification », on entendra ici le passage du niveauprimaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts inter-médiaires – les concepts primaires recevant des extensions empiriques de rang successivementinférieur, de moins en moins formel, voir Immanuel KANT, Critique de la faculté de juger,Paris, Flammarion, [1790] 2000, p. 104-105. 1 2 7 3

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Le combat à mort a eu lieu ; la mort d’une des deux parties a été évitée au prixd’une soumission à l’autre dans la structure du «haut/bas ». L’existential a ainsi étésocialement spatialisé, consacrant par là même le début de toute institutionnalisation.

Structure de l’expérience historique : essai de systématisation

Niveau primaire Niveau secondaire Niveau ternaire(fondationnel) (spécification I) (spécification II)

« Être pour la mort » / haut/bas vainqueurs/vaincus« Pouvoir de mettre (oben/unten) (Sieger/Besiegte)à mort » maître/serviteur, esclave(Sein zum Tode / (Herr/Knecht)Totschlagenkönnen) r Processus empirique sous-jacent : combat à mort• couple décidé par la guerre de tous contre tous ; « pou-d’existentiaux voir » institutionalisé dans une relation agonale

• analytique du Dasein non ouverte « vainqueurs/vaincus », « dominants/dominés »

dedans/dehors ami/ennemi(innen/außen) (Freund/Feind)

r Processus empirique sous-jacent : combat à mortlatent, matérialisé par des frontières, entre aumoins deux unités d’action territorialement élar-gies au sein desquelles les groupes s’affrontantjadis dans la guerre civile reconnaissent désormais(temporairement ou non) une instance centralecoordinatrice

secret/public(geheim/öffentlich)r Processus empirique sous-jacent : maintien néces-saire d’une limite imperméable, afin de rendrel’action possible, entre les cercles de pouvoir déci-deurs et le reste des gouvernés au sein d’un groupede population et d’un territoire donné

Avant/Après générativité pères/fils(vorher/nachher) (Generativität) (Väter/Söhne) ; « générations » (biologique, sociale,• analyse du « sens politique)interne » chez Kant

répétabilité structures itérativespuis Husserl(Wiederholbarkeit) (Wiederholungstrukturen) ; exposition « descriptive »• esthétiquer continuité (Beschreibung)transcendantale

irréversibilité événements(Irreversibilität) (Ereignisse) ; exposition « narrative » (Erzählung)r discontinuité

non-contemporanéité histoires/Histoire ; comparaison diachronique/du contemporain comparaison synchronique ; individualités historiques/(Ungleichzeitigkeit évolution globaledes Gleichzeitigen)1 2 7 4

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champ d’expérience/ Structure de l’« expérience » :horizon d’attente • « expériences primaires » (Primärerfahrungen)(Erfahrungsraum/ vécues sous le mode passif d’être affectéErwartungshorizont) ; • puis synthèses de second degré via les anticipations« distentio animi » hétérogènes (infra) de chaque régime d’attente

(i.e. les idola fori baconiennes réinvesties parDroysen jusqu’à nous)

Structure de l’« attente » :• « structure clivée » de l’attente : un mixte d’élé-ments « prévisionnels cognitifs » et d’éléments« normatifs expectatifs » (i.e. espérances et/oucraintes religieusement ou axiologiquementfondées)

• « régimes d’attente » découlant de l’équilibrehistoriquement variable entre ces deux élé-ments hétérogènes

« Régimes d’historicité »• résultante de la chaîne phénoménologique sui-vante :a) Expériences primaires (l’être-affecté par les

histoires/l’Histoire)b) Sémantisation des expériences primaires via

les anticipations hétérogènes (prévisionnellescognitives et normatives expectatives), histori-quement variables, des « régimes d’attente »

c) Synthèses de second degré transformant les affec-tions pures primaires en jugement d’expériencesur l’état historique du monde environnant

• il n’est d’expérience de l’Histoire au sens strictqu’au niveau c) des synthèses de second degréaprès rétroaction des anticipations de l’attente

• la structure de tout régime d’historicité est dyna-misée par les anticipations de l’attente

• typologie historique des principaux « régimesd’historicité » européens :1. régime « ancien itératif »2. régime « chrétien eschatologique »3. régime « téléologique temporalisé »4. régime « atéléologique détemporalisé »

La spécification graduelle du « pouvroir de mettre à mort » conduit ainsi àla dialectique du pouvoir 10. Les deux couples d’opposition « vainqueurs » (Sieger) /« vaincus » (Besiegte) et «maître » (Herr) / « serviteur, esclave » (Knecht) s’inscriventlogiquement et empiriquement dans ce cadre en ce sens qu’ils ne représentent infine que des actualisations dérivées (niveau ternaire) – dans des configurations succes-sives de pouvoir historiquement variables et datables – de la structure conflictuelle« haut/bas » (niveau secondaire) générée par le dépassement de la guerre civileoriginaire et du temps existentiel prépolitique (niveau fondationnel primaire).

10 - Les différents niveaux de fondation puis de spécification des concepts ci-après évoquéssont récapitulés dans le tableau. Précisons simplement ici que : le niveau dit « primaire »est fondationnel (existential et/ou transcendantal) alors que les niveaux dits « secondaire »puis « ternaire » correspondent respectivement aux niveaux de « spécification I » et « II ». 1 2 7 5

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L’opposition « dedans » (innen) / « dehors » (außen) remodalise elle aussi lespotentialités du « pouvoir de mettre à mort », non plus cette fois à l’échelle micro(le combat à mort de tel individu ou groupe restreint contre tel ou tel autre dansl’espace de la guerre civile), mais au niveau d’entités politiques plus larges ausein desquelles les groupes s’affrontant jadis dans la guerre de tous contre tousreconnaissent désormais (temporairement ou non) une instance centrale coordina-trice. Si avec le couple « haut/bas » (niveau secondaire), l’existential du « pouvoirde mettre à mort » se trouvait « spécifié » à la faveur d’une spatialisation socialenon encore territorialement circonscrite, le couple « dedans/dehors » traduit quantà lui deux choses concomitantes : 1) l’inscription strictement spatiale (via des fron-tières concrètes) du combat à mort existant toujours de manière latente entre aumoins deux unités d’action territorialement élargies (toutes choses qui sont au fonde-ment de la tradition réaliste en matière de théorie des relations internationales) et2) le nécessaire maintien, afin de rendre l’action possible, d’une limite imper-méable entre les cercles de pouvoir décideurs et le reste des gouvernés au seind’un groupe de population et d’un territoire donné.

Le premier cas de figure correspond au couple fameux « ami » (Freund) /« ennemi » (Feind) développé par Carl Schmitt dans Der Begriff des Politischen 11. Vusous l’angle d’une méta-théorie de l’histoire et des divers degrés de spécificationqu’elle implique, ce couple d’opposition peut être considéré – c’est en tout casma proposition ici contre toutes les critiques idéologiques moralisantes adresséesà Koselleck – comme une simple retraduction sémantique (dans la langue desacteurs, i. e. au niveau praxéologique du « sens subjectif » orientant les actionssociales correspondantes) de l’opposition « dedans/dehors ». Le couple notionnel« ami/ennemi », qui arrache à certains commentateurs des cris d’orfraie vise ainsisimplement à spécifier le « pouvoir de mettre à mort », à ménager des passerellesempiriques concrètes aux conditions de possibilités structurelles de l’histoire poin-tées par Koselleck. Tous les concepts agonaux de relation que l’on trouve dans lessémantiques politiques particulières ne font en ce sens que donner un contenuhistorique concret à cette structure de base. C’est à la condition de penser fine-ment cette spécification que l’on pourra ainsi passer du niveau anthropologiquesur l’histoire (Metahistorik) au niveau méthodologique, historiographique concret(voir le tableau).

Le second cas de figure de la dérivation secondaire « dedans/dehors » corres-pond quant à lui au couple « secret » (geheim) / « public » (öffentlich) et à la nécessité,pour toute entité politique agissante, de maintenir une zone d’ombre sur ses moti-vations, sur ses ressources tactiques, sur sa stratégie et ses buts de sorte à pouvoirintervenir efficacement sur la réalité concrète agonalement préstructurée pard’autres entités politiques agissantes (politique infra- et/ou internationale). Decette contrainte minimale de toute action politique, c’est assurément le régimedémocratique moderne (et son exigence de transparence médiatique) qui a le plusde mal à s’accommoder.

11 - Carl SCHMITT, Der Begriff des Politischen, Tübingen, Mohr, 1927.1 2 7 6

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Une remarque, importante, doit néanmoins être ajoutée. Contrairement auxpropositions de Koselleck 12, l’existential « pouvoir de mettre à mort » n’est sansdoute pas de rang ontologique supérieur. En effet, s’il y a, dans l’état de naturehobbésien, pouvoir de mettre à mort, c’est en raison de l’anticipation par chaqueêtre humain de sa possible mise à mort par l’autre homme. C’est donc bien ladéfinition heideggerienne du Dasein (suivant une lecture anthropologisante queHeidegger lui-même refusait) comme « être pour la mort » (c’est-à-dire l’anticipa-tion de sa propre fin par le Dasein) qui est la condition de possibilité du « pouvoirde mettre à mort ». Il conviendra de revenir plus loin sur ce point car il me sembleque c’est le primat du futur ancré dans l’angoisse du Dasein comme « être pourla mort » qui, chez Koselleck, conditionne également la théorie de l’expériencehistorique, et notamment la définition formelle du rapport existant entre « champd’expérience » (Erfahrungsraum) et « horizon d’attente » (Erwartungshorizont). C’estalors l’« attente » (Erwartung) qui apparaîtra comme première au plan des dyna-miques sémantiques concrètes. L’enjeu est uniment ontologique et méthodologique.

L’opposition « avant » (vorher) / « après » (nachher)

Le temps proprement historique (par différence avec le temps existentiel prépolitiqueanalysé auparavant) peut être quant à lui déduit de la dichotomie « avant/après » 13.Il convient pour ce faire d’aller au-delà de la seule laudatio de 1985 en mobilisantplusieurs textes antérieurs de Koselleck 14. Trois niveaux d’analyse doivent êtreici précisément distingués.

Premier niveau. Ce premier niveau d’analyse permet de thématiser le degré de« répétabilité » (Wiederholbarkeit) et d’« irréversibilité » (Irreversibilität) des différentes

12 - R. KOSELLECK, «Historik und Hermeneutik », art. cit., p. 100-101, repris dansL’expérience de l’histoire, op. cit., p. 184-185 : «Comme Dasein, l’homme n’est pas encorelibre pour les autres hommes – c’est là une thématique de Löwith ; porteur de conflits,il n’est pas ouvert à son prochain. Les temporalités de l’histoire ne sont pas identiques ;elles ne sont pas non plus totalement dérivables des modalités existentielles dévelop-pées autour de la notion d’homme conçu comme Dasein. Les temporalités de l’histoiresont tout d’abord constituées par les rapports existant entre les hommes ; il s’agit toujoursde la simultanéité du non-contemporain, de rapports de différence contenant leur proprefinitude, laquelle ne peut être référée à une ‘existence’ particulière. »13 - Cette dichotomie d’ordre primaire peut elle-même être fondée sur l’analyse kan-tienne du « sens interne », au sein de l’« Esthétique transcendantale » de la premièreCritique (cf. tableau).14 - Voir essentiellement les cinq textes suivants : R. KOSELLECK, «Über die Theorie-bedürftigkeit... », art. cit., p. 298-316 ; Id., « Geschichte, Geschichten und formaleZeitstrukturen » [1973], Vergangene Zukunft..., op. cit., p. 130-143, repris dans Id., Le futurpassé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, p. 119-131 ; Id., «Darstellung, Ereignis und Struktur » [1973], Ibid., p. 144-157, repris dansLe futur passé..., op. cit., p. 133-144 ; Id., « ‘Erfahrungsraum’ und ‘Erwartungshorizont’ –zwei historische Kategorien » [1976], Ibid., p. 349-375, repris dans Le futur passé...,op. cit., p. 307-329, et Id., « Erfahrungswandel und Methodenwechsel. Eine historisch-anthropologische Skizze » [1988], Zeitschichten..., op. cit., p. 27-77, repris dans L’expériencede l’histoire, op. cit., p. 201-247. 1 2 7 7

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séquences historiques 15. Il revient à thématiser le partage gnoséologique entrecontinuité et discontinuité historiques. La continuité en question ne saurait être stric-tement causale (liaison mécaniste nomothétique de l’avant et de l’après), maisplutôt un mélange de conditions de possibilité structurelles (structures matérielles,économiques, sociales, juridico-politiques, mentales, etc.) et d’actes illocutoires(décisions de sens dans le medium d’une culture stabilisée, avec des effets de sensinduits pour partie non intentionnels). Cette causalité hybride – ni totalementnomothétique ni totalement idiographique – oblige à penser et à articuler ensembledeux niveaux d’historicité :

a) celui des « structures de répétition » (Wiederholungsstrukturen) – thèmeomniprésent chez le dernier Koselleck. C’est sur ce point que notre auteur restele plus fidèle au programme d’« histoire structurelle » formulé par Werner Conze 16

et l’Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte de Heidelberg dès la fin des années1950 17. Soit une histoire des structures sociales, économiques et politico-juridiquesqui ne ferait pas (ou plus) l’impasse sur les structures et inerties culturelles, langa-gières, sémantiques à travers lequelles la question des représentations et du senssubjectif se joue pour les acteurs individuels comme collectifs. Koselleck a claire-ment réaffirmé ce point dans le discours de remerciement qu’il a prononcé àHeidelberg le 23 novembre 2004 à l’occasion du cinquantième anniversaire de sathèse de doctorat 18 ;

b) celui de l’« événement », introduisant une différence qualitative – et doncune dose d’irréversibilité – entre un avant et un après. C’est sans doute dans le textede 1973 intitulé «Darstellung, Ereignis und Struktur » que Koselleck a le mieux

15 - Je m’appuie ici sur le passage important suivant du texte de 1973 : ReinhartKOSELLECK, « Geschichte, Geschichten und formale Zeitstrukturen », VergangeneZukunft..., op. cit., p. 132-133, repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 121 : « Avant de mettreen discussion, dans leur dimension temporelle, quelques exemples d’une expérience‘pré-historique’, je rappellerai, en les formalisant très rigoureusement, trois modesd’expérience temporels : (1) l’irréversibilité des événements, présence d’un avant etd’un après dans leurs divers contextes de déroulement ; (2) la répétitivité des événe-ments, qu’il s’agisse d’une identité présumée de ceux-ci, du retour de constellationsou d’une coordination figurée ou typologique des événements ; (3) la simultanéité dunon-simultané ».16 - Le texte programmatique séminal est celui de Werner CONZE, Die Strukturgeschichtedes technisch-industriellen Zeitalters als Aufgabe für Forschung und Unterricht, Opladen,Westdeutscher Verlag, 1957.17 - Voir notamment les 67 volumes de la collection « Industrielle Welt » publiée parl’Arbeitskreis für Moderne Sozialgeschichte fondé par Conze à Heidelberg en 1957, àStuttgart chez Klett-Cotta entre 1962-1999, puis à Cologne chez Böhlau, à partir de2000. Il est fondamental de percevoir que la « sémantique historique » koselleckienneest demeurée fortement rattachée à ce terreau premier d’histoire structurelle (écono-mique, sociale, juridico-politique) tout en en reproblématisant les confins en prenantau sérieux les médiations praxéologiques de la langue.18 - Reinhart KOSELLECK, «Dankrede am 23. November 2004 », in S.WEINFURTER

(dir.), Reinhart Koselleck (1923-2006). Reden zum 50. Jahrestag seiner Promotion in Heidelberg,Heidelberg, Winter, 2006, p. 33-60, ici p. 59-60. Voir également la notice nécrologiquesur Conze : Reinhart KOSELLECK, «Werner Conze. Tradition und Innovation », HistorischeZeitschrift, 245, 1988, p. 529-543.1 2 7 8

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précisé sa position quant au rapport existant entre structures et événements – avecles problèmes subséquents d’exposition (description des structures versus narrationdes événements) au niveau de la mise en intrigue des résultats de toute recherchehistorique. S’il est vrai que « les structures ne peuvent être appréhendées qu’aumoyen des événements dans lesquels elles s’articulent, au travers desquels ellestransparaissent 19 », il apparaît que la « sémantique historique » est située au pointde croisement de ces deux temporalités, celle des structures et celle des événements.Le point est crucial car, contrairement à la docte ignorance affichée par QuentinSkinner et John Pocock 20, la « sémantique historique » – en tant que méthoded’objectivation des productions socioculturelles de sens et de leurs effets politiquesinstituants 21 – va bien au-delà de la seule historicisation, en forme de dictionnaire,de mots et concepts politiques isolés. Elle permet de thématiser la tension interne dela temporalité historique en général, à savoir : sa double dimension – dans la dia-chronie et la synchronie – d’inertie structurelle et de pragmatique innovante ensituation 22.

Second niveau. Le couple « avant/après » subsume non seulement la différenceentre diachronie et synchronie (la différence entre événements et structures), maisencore la catégorie arendtienne de « générativité », soit le couple d’opposition pères/fils. Cette catégorie de « générativité » permet à Koselleck – au-delà de WilhelmDilthey, Wilhelm Pinder et Karl Mannheim – d’articuler trois aspects dissemblablesdu concept et du fait des « générations » 23 :

19 - R. KOSELLECK, «Darstellung, Ereignis und Struktur », art. cit., p. 144-157, ici p. 149,repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 137 : « Inversement certaines structures ne serontappréhendées que par le biais des événénements dans lesquels elles s’articulent, àtravers lesquels elles transparaissent. »20 - Entre les deux principaux représentants de ce qu’on appelle l’école de Cambridgeet la Begriffsgeschichte allemande, le malentendu demeure aujourd’hui encore total, voirHartmut LEHMANN et Melvin RICHTER (dir.), The meaning of historical terms and concepts:New studies on Begriffsgeschichte, Washington, German Historical Institute, 1996, ainsique l’interview récente donnée par Quentin Skinner : Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN,« Intellectual history, liberty and republicanism: An interview with Quentin Skinner »,Contributions to the History of Concepts, 3-1, 2007, p. 103-123, en particulier p. 114 sq., danslaquelle il s’emploie à réfuter une caricature taillée sur mesure. Si l’on prenait la peinede le lire, on s’apercevrait en effet que Koselleck a depuis le début, et avec détermination,insisté sur la question du cui bono (c’est-à-dire le problème des « usages » concrètementfaits, en situation, des langages politiques) et sur la nécessité d’historiciser finement ladimension pragmatique de toute sémantique historique (à la fois ce que les concepts signifientet ce qu’ils font faire dans tel ou tel contexte singulier, le plus souvent conflictuel). Sur cepoint, voir en dernier lieu Reinhart KOSELLECK, «Begriffsgeschichte », in S. JORDAN (dir.),Lexikon Geschichtswissenschaft. Hundert Grundbegriffe, Stuttgart, Reclam, 2002, p. 40-44.21 - Développée en termes de « sociologie de la traduction » versus « sociologie dusocial », l’approche du politique exposée en 2002 par Bruno Latour est en bien despoints homologue à la position koselleckienne : Bruno LATOUR, « Si l’on parlait un peupolitique ? », Politix, 15-58, 2002, p. 143-165.22 -Urs STÄHELI, «DieNachträglichkeit der Semantik. ZumVerhältnis von Sozialstrukturund Semantik », Soziale Systeme. Zeitschrift für soziologische Theorie, 4-2, 1998, p. 315-339.23 - Qu’on me permette ici de renvoyer à ma mise au point : Alexandre ESCUDIER,«La temporalité historique comme objet de réflexion dans l’épistémologie moderne del’histoire », Divinatio. Studia culturologica series, 18, 2003, p. 35-65. 1 2 7 9

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a) la génération au sens de succession et de décalage biologique (pères/fils) ;b) la génération au sens de socialisation spécifique partagée entre les pères

d’un côté, entre les fils de l’autre, etc. ;c) la génération au sens politique : lorsque des événements politiques en

viennent à structurer les attitudes et les consciences par-delà les deux détermina-tions générationnelles précédentes.

Troisième niveau. Le couple « avant/après » renvoie, enfin, à un plan d’analyseplus général, à la question de la distentio animi, au problème donc – thématisé àpartir de saint Augustin et de Edmund Husserl (toutes choses que Paul Ricœuraffinera dans Temps et récit 24) – du temps subjectif écartelé entre les trois ek-stasesdu temps (passé, présent, futur).

Le couple avant/après subsume en ce sens le partage notionnel, avancé parKoselleck en 1976, entre « champ d’expérience » et « horizon d’attente ». Il obligealors à penser ce que pourrait être une théorie générale de l’expérience pour l’histoire :une théorie générale de l’histoire qui dépasserait une vision fort répandue maistronquée de la dynamique historique faisant le départ entre l’histoire réelle d’uncôté et de l’autre les états mentaux subjectifs des acteurs (en tant que purs êtres-affectés par ladite histoire réelle). Une telle conception des choses en resterait auseul niveau de ce qu’on pourrait appeler les synthèses de premier ordre (les affectionsinduites par le seul champ d’expérience), alors que l’expérience de l’histoire appa-raît, à y bien regarder, comme bien plus complexe, c’est-à-dire comme un emboîte-ment de synthèses de divers degrés (voir tableau). Koselleck a indiqué ça et là leslinéaments d’une telle théorie de l’expérience de l’histoire ; il importe de pour-suivre la tâche en confrontant et combinant ses propositions avec les grandes théoriesde l’histoire dont nous disposons aujourd’hui (la Science nouvelle de GiambattistaVico, l’Éthique de Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, les œuvres de GeorgWilhelm Friedrich Hegel et de Karl Marx, la « Systematik » de Johann GustavDroysen, le projet d’une « critique de la raison historique » chez Wilhelm Dilthey,la « logique de l’histoire » d’Heinrich Rickert, l’épistémologie wébérienne, laréflexion théorique d’Ernst Troeltsch sur l’histoire enfin) 25. Je me limiterai ici auproblème du rapport dynamique existant entre « champ d’expérience » et « horizond’attente ». Il convient là aussi d’essayer de sérier au mieux les différents niveauxd’analyse et d’effectivité empirique.

Une partie du « champ d’expérience » est constituée par des données structu-relles, ne changeant que lentement, voire pas du tout, dans la diachronie via l’inter-vention des êtres humains sur leur milieu. Ce sont les fameuses structures derépétition, qui opèrent avant toute sémantisation pour certaines (le prédonné cli-matique, géographique, la différence sexuelle, la succession et le chevauchementdes générations biologiques, etc.) ou bien suivant des sémantiques à inertie forte

24 - Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983.25 - Une étude systématique comparative est en cours de préparation, dans laquelle jechercherai à montrer continuités et discontinuités, points communs et différences entreces rares grandes tentatives de fondation théorique de l’histoire.1 2 8 0

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dans la diachronie (le droit et sa « structure itérative », les religions, etc.). À celaviennent s’ajouter des structures et mutations d’ordre matériel, largement extra-langagières (l’histoire des techniques, l’histoire des cycles et systèmes écono-miques, l’évolution de la morphologie sociale, etc.).

Ces structures de répétition changent à des rythmes variables, ceux de l’his-toire sociale, de l’histoire économique, de l’histoire politico-juridique ou encore del’histoire culturelle. Une kyrielle de séries sous-systémiques donc qui, considéréesensemble, ne forment pas une temporalité historique continue, homogène et uni-voque, dont on pourrait avoir l’intuition immédiate comme acteur. Dans ce cadred’expérience méta-individuel (un cycle économique embrasse souvent plusieursgénérations, et l’on ne peut, comme acteur, en avoir que confusément conscience),le sujet ne saurait être considéré comme pleinement souverain ; son champ d’expé-rience est pluriel, constitué de diverses séries et de nombreuses interactions entredifférents sous-systèmes.

La cohérence interne de chaque champ d’expérience sera ainsi plus ou moinsstable et changeante. Si le degré d’instabilité s’accroît, un sentiment d’accélérations’en dégage – accélération de la succession de l’avant et de l’après. C’est seulementensuite – à un second niveau de sémantisation – que l’expérience de premierdegré de l’accélération se trouve interprétée et redéployée in situ en fonction desréservoirs sémantiques et symboliques culturellement disponibles afin de signifierdeux ordres d’horizon dissemblables : le possible et l’optatif, le probable escomptéet l’idéal espéré, voire le pire redouté. D’où, par exemple, cette lente transitionsémantique et métaphorique entre le régime d’attente chrétien parousiaque et lerégime d’attente temporalisé, radicalement intramondain, des Modernes signifiantl’accélération de la fin des temps d’abord (millénarismes), l’accélération téléologiséede l’Histoire ensuite (philosophies de l’histoire), la pure et simple accélérationsociale – sans telos – après 1989 (fin de l’histoire ou Après l’histoire 26).

On ne saurait trop insister sur la complexité interne de la distentio animireformulée par le couple « champ d’expérience » / « horizon d’attente ». En effet,l’expérience historique à l’état brut, intuitif, n’existe pas : ni comme objet, nicomme connaissance. C’est pourquoi une théorie générale de l’expérience histo-rique doit inclure et articuler ensemble le premier niveau des structures de répétition(structures de divers ordres, plus ou moins déjà sémantisés) et le second niveaudes sémantisations du probable (éléments cognitifs prognostiquant le futur proche)et du souhaitable (éléments normatifs appelant de leurs vœux un devoir-être, enconnexion plus ou moins forte avec les dogmatiques religieuses et politiquessémantisant l’espérance, voire les peurs, ici bas).

Ce point méthodologique est d’importance ; il suffit à lui seul à indiquerpourquoi la « sémantique historique » koselleckienne ne saurait, sans méprise, êtreassimilée à la traditionnelle histoire des idées et des représentations collectives.

26 - Suivant la formule de Philippe MURAY, Après l’histoire, Paris, Gallimard, [1999-2000] 2007. 1 2 8 1

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En effet, l’« horizon d’attente » resémantisant l’expérience de premier degré (stabi-lité ou accélération 27 ressenties de manière passive par les acteurs) est lui-mêmeun mélange historiquement variable de cognition et d’espérance, voire de craintes.L’« horizon d’attente » présente ainsi une structure clivée, et c’est des tensions etdynamiques d’une telle structure qu’il faut repartir.

Sous l’heureuse formule des « régimes d’historicité », François Hartog a remissur le métier l’ensemble des propositions koselleckiennes relatives à ce pro-blème 28, à savoir : d’un côté, les propositions formelles, méta-historiques, articulant« champ d’expérience » et « horizon d’attente » et, de l’autre, les thèses historiques(empiriques) sur les différentes figures de la conscience historique (i. e. du rapportdes sociétés aux temporalités de l’histoire). Entrant en résonance, afin d’aider àmieux les saisir, avec les préoccupations de toute une époque – la nôtre –, la notionde « régimes d’historicité » a ainsi connu une grande fortune. «Combinaison », àdessein, « d’imprécision et de précision » comme tout « essai » véritable 29, elle apermis de mettre au travail des expériences diffuses dans un climat cultureld’attentes idéologiques déçues. Il convient de saluer ce franc succès (au-delà dureste des seuls cercles académiques), mais il convient aussi de se déprendre desusages possiblement dilettantes, aujourd’hui, du concept et du couple « champd’expérience »/« horizon d’attente ». Comme l’écrit son inventeur : « la notion [derégimes d’historicité] est certes dans le paysage, elle circule (un peu), il seraitdommage qu’elle achève sa course en mot passe-partout, dispensant d’un véritablequestionnement », telle « une passoire » ne retenant finalement rien à force d’in-détermination et de galvaudage 30.

Prolongeant quelques éléments de définition originellement avancés parKoselleck et F.Hartog, j’aimerais soutenir que l’« attente » constitue l’élémentdynamique de l’histoire, directement en prise sur la sémantisation du couple « champd’expérience » / « horizon d’attente » 31. Elle n’est rien de moins que l’instance

27 - Encore convient-il de relever la différence entre « accélération itérative » (le mêmese répétant en accéléré) et « accélération créatrice » de l’histoire (production de nou-veautés inédites à grande vitesse) : Alexandre ESCUDIER, «Le sentiment d’accélérationde l’Histoire chez les Modernes : éléments pour une histoire », Esprit, 6, 2008, p. 165-191.28 - François HARTOG, «Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC,38-6, 1983, p. 1256-1263 ; Id., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris,Le Seuil, 2003. Dans une très intéressante interview : « Sur la notion de régime d’histori-cité. Entretien avec François Hartog », in C.DELACROIX, F. DOSSE et P.GARCIA (dir.),Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 133-149, F. Hartog est récemment revenusur la genèse complexe de cette notion, de sa lecture de Marshall Sahlins dans lesannées 1980 à l’expérience des historicités berlinoises après la chute du Mur en 1989en passant par les propositions sur la mémoire de Pierre Nora et par celles de ReinhartKoselleck sur le rapport des Modernes à l’histoire. Voir également Gérard LENCLUD,«Traversées dans le temps », Annales HSS, 61-5, 2006, p. 1053-1084.29 - F. HARTOG, « Sur la notion de régime d’historicité... », art. cit., p. 139 et 148.30 - Ibid., p. 144 et 141.31 - R. KOSELLECK, Vergangene Zukunft..., op. cit., p. 358, repris dans Le futur passé...,op. cit., p. 314.1 2 8 2

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possibilisante du Dasein ; elle correspond à l’existential du « être pour la mort »heideggerien. Or l’attente s’entend elle-même comme un mixte de prévision del’empiriquement probable (prévision rationnelle et/ou prophétique) et d’espérances/craintes (axiologiquement et/ou dogmatiquement motivées) – la politique n’étantqu’une modalisation intramondaine de ces deux composantes, modalisation quitient pragmatiquement compte (ou non) des contraintes matérielles, sociales etinstitutionnelles du moment.

Écrire l’histoire des « régimes d’attente » consistera donc à analyser la propor-tion et l’équilibre variable de ce qu’on pourrait appeler les éléments prévisionnelscognitifs d’un côté et, de l’autre, les éléments normatifs expectatifs présents dans toutrapport aux choses futures (futura). Cette distinction me paraît historiographique-ment capitale et toujours devoir recevoir une détermination empirique concrètedès lors que l’on mobilise les catégories formelles de « champ d’expérience » etd’« horizon d’attente » 32. En effet, détailler ainsi la structure clivée de toute attente,c’est se mettre en position de mieux montrer :

1) que le référent empirique « futur » (dans l’imaginaire des acteurs) n’opèrepas historiquement en tant qu’instance globale de détermination des attentes,mais doit être appréhendé plus finement suivant ses deux aspects principaux (i. e.empiriquement probable/normativement souhaitable et/ou redouté) et en fonctiondes sémantiques historiquement disponibles pour les signifier (prophétismes puissciences d’un côté, dogmatiques puis axiologies sécularisées sous forme politiquede l’autre). Toutes choses qui ont historiquement donné lieu à des combinaisonsinfinies de registres sémantiques hétérogènes (mixtes de prophétisme et de science,de dogmatique et d’axiologie sécularisée, etc.) ;

2) que les éléments prévisionnels cognitifs d’un côté et normatifs expectatifs del’autre permettent de penser la transition complexe entre âge théologique et âgesécularisé (rationalisé) de la politique. Et ceci sans pour autant gommer la partd’espérance des âges sécularisés : car si – dans tout rapport aux choses futures,et à côté des éléments prévisionnels cognitifs – des éléments passionnels (mélanged’espérances et de craintes) sont à l’œuvre, la question est alors de savoir, suivantles contextes pragmatiques et les sémantiques disponibles, en quelles proportions,sous quelles formes, en direction de quels groupes sociaux à instituer et à faireagir comme collectifs ;

3) que la force de persuasion des idéologies politiques futuro-centréesmodernes provient de leur faculté de rendre rhétoriquement plausibles, et ensituation, les éléments cognitifs positifs (i. e. prévision du probable via de nouvellesrationalités) de sorte à accréditer des espérances/craintes dogmatiquement moti-vées. C’est précisément ici – dans ce changement de l’équilibre interne de lastructure formelle clivée de tout horizon d’attente – que se joue le processus

32 - Une telle distinction pourrait être aisément réinscrite dans la continuité de la théoriedes « idola » ou anticipations baconiennes telle qu’en fait abondamment usage JohannGustav DROYSEN, Historik. Rekonstruktion der ersten vollständigen Fassung der Vorlesungen,textes établis et présentés par P. Leyh, Stuttgart/Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog,[1857] 1977, voir tableau, § 5.1. 1 2 8 3

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englobant de « scientificisation » des discours politiques modernes. Par là même,c’est tout une partie du phénomène proprement moderne des « religions politiques »qui pourrait être ressaisie – dans le sillage de la « dialectique des Lumières » et decelle de l’« État absolutiste » dégagées par Kritik und Krise dès 1954 ;

4) que ce sont des éléments expectatifs (espérances/craintes) éthiquementet dogmatiquement fondés (par exemple, conceptions de la justice, du Salut, dubien, du « bon » ordre politique) qui donnent leurs contenus concrets aux horizonsd’attente et que ce sont par conséquent les sémantiques à long terme de l’histoiredes religions et des représentations de l’ordo politique qui constituent les élémentsdynamiques de l’histoire. Le politique et le religieux (les questions de justice, desalut, d’ordo, de légitimité à gouverner et être gouverné) doivent donc être mis aucentre de toute historicisation d’ensemble des sémantiques sociales, a fortiori deslangages politiques modernes.

Pour le dire autrement, une histoire des « régimes d’historicité » qui ne parle-rait que du rapport des hommes (ou des sociétés) à l’Histoire (ou à la consciencehistorique, ou aux trois ek-stases du temps) risquerait d’être trop idéalisante, empi-riquement peu opératoire et in fine peu plausible. Il semble davantage pertinentde montrer en quoi les figures empiriques concrètes de la conscience historiquesont indexées sur l’expérience politique et religieuse, sur la structure clivée desrégimes d’attente.

Cela étant, les structures constitutives de l’expérience peuvent être portéesà la réflexivité humaine et, en un second temps, refluer dans la praxis par la média-tion de la theoria (via la mise à distance de l’objet par le sujet de sorte à en dégagerles mécanismes régulateurs) et des institutions sociales qu’elle se donne.

Les êtres humains vivant en société s’avèrent ainsi capables (a fortiori depuisles XVIIe et XVIIIe siècles 33) de produire des savoirs, méthodiquement stabilisés,sur les régularités sociétales (ou autres) qui contraignent leurs volontés et leursactions. Cette faculté réflexive est capitale pour toute dynamique historique : ellesigne le passage des synthèses passives de premier degré (l’être humain commeêtre-affecté, passif, par des structures) aux synthèses de second ordre via lesquellesles éléments cognitifs prévisionnels de chaque régime d’attente vont être modi-fiés – ces derniers transformant à leur tour l’économie religieuse multiséculaire del’espérance et de la peur 34. Plus les sciences sociales et humaines (jadis appelées« sciences de l’État ») vont apparaître aux acteurs comme étant susceptibles dedécrypter les ressorts fondamentaux des contraintes structurelles de la société, etplus la volonté d’auto-gouvernement et d’auto-institution ici-bas va être grande.

33 - Richard OLSON, The emergence of the social sciences, 1642-1792, New York/Toronto,Twayne/MaxwellMacmillan International, 1993 ; Hans Erich BÖDEKER, «Das staatswis-senschaftliche Fächersystem im 18. Jahrhundert », in R.VIERHAUS (dir.), Wissenschaftenim Zeitalter der Aufklärung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985, p. 143-162.34 - Il conviendrait de coupler l’approche koselleckienne articulant expériences et régimesd’attente avec l’histoire des seules représentations religieuses si savamment reconstruitepar Jean DELUMEAU, La peur en Occident (XIV e-XVIII e siècles) : une cité assiégée, Paris, Fayard,1978, et Id., Une histoire du paradis, 3 tomes, Paris, Fayard, [1992] 2000.1 2 8 4

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Les équilibres internes du « régime d’historicité chrétien » d’un côté (i. e. la struc-ture du « déjà » / « pas encore » de l’attente parousiaque) et de l’« ancien régimed’historicité » de l’autre (celui de l’historia magistra vitae) 35 vont s’en trouver radi-calement modifiés, et c’est alors en fonction des situations politiques singulières(e. g. blocage politique de l’État absolutiste français ou bien possibilité de partici-pation dans le cas du parlementarisme anglais) que la face dogmatique/axiologique(espérances/craintes) de tout régime d’attente va être (ou non) radicalisée par unvolontarisme politique de fait accrédité via davantage de savoirs positifs sur lefutur probable de telle ou telle société.

On l’aura compris. Les catégories de « champ d’expérience » et d’« horizond’attente » sont suffisamment formelles pour trouver place au niveau de dérivationsecondaire de l’anthropologie fondamentale koselleckienne ; en même temps, ellespeuvent être aisément spécifiées de sorte à permettre de reconstruire n’importequel type d’« expérience historique ». À la triple condition suivante toutefois :1) de distinguer précisément les différents degrés d’expérience (c’est-à-dire desynthèse) à l’œuvre (de l’être-affecté passif à l’auto-réflexivité pratique) ; 2) dedégager les modalités d’articulation existant entre « régimes d’expérience pri-maires » et « régimes d’attente » et 3) de repartir de la structure hétérogène clivéede l’attente et de la dynamique complexe existant toujours entre ses deux pôlesfondamentaux (éléments prévisionnels cognitifs versus éléments normatifs expec-tatifs, constitués à la fois d’espérances et de craintes). Le tableau récapitulatif situéau début de cet essai s’efforce de synthétiser l’ensemble de ces moments.

« Temporalisation » et sémantique historique :essai d’inventaire

Au-delà d’une possible théorie générale de l’expérience historique, la thématiquede la « temporalisation » renvoie à divers phénomènes concrets que j’aimeraismaintenant m’employer à sérier.

Penser et agir en fonction « des » historicités systémiques

Cette catégorie désigne tout d’abord un phénomène proprement moderne, dansla lignée des travaux d’Ernst Troeltsch et de Friedrich Meinecke 36 sur l’historismemoderne, à savoir : la découverte, depuis le second XVIIIe siècle, de l’historicitéfondamentale des sociétés humaines. Deux aspects principaux dissemblables en

35 - François HARTOG, «Régimes d’historicité », in S.MESURE et P. SAVIDAN (dir.), Ledictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 980-982.36 - Ernst TROELTSCH, «Die Krisis des Historismus », Die neue Rundschau, 1, 1922,p. 572-590 ; Id., Der Historismus und seine Probleme, t. 1 [le seul paru] : Das logische Problemder Geschichtsphilosophie, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1922 ; Friedrich MEINECKE, Die Entste-hung des Historismus, Munich/Berlin, R. Oldenbourg, 1936. 1 2 8 5

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découlent. Il y a d’une part que notre monde sublunaire est désormais pensécomme radicalement historique, comme fondamentalement changeant, instable,culturellement conventionnel et non pas donné de toute éternité par une natureet/ou un dieu. Il y a ensuite, d’autre part, l’idée suivant laquelle – à un mêmeinstant t sur le globe terrestre – plusieurs degrés différents d’historicité coexistent,en se côtoyant ou s’ignorant. C’est là le locus classicus de la Metakritik herderienne 37

contre l’« esthétique transcendantale » de la première Critique kantienne : il y a nonpas « le temps » comme forme a priori de l’intuition sensible, mais bien « des »temporalités, qui diffèrent en fonction des peuples, des cultures, mais aussi desséries empiriques considérées (le temps du climat, de l’économie, des sciences,des arts, etc.). Soit tout ce que nous appellerions aujourd’hui historicités secto-rielles, et qui était devenu un lieu commun, sous divers vocables, de la penséeeuropéenne entre la querelle des Anciens et des Modernes et la formalisation dessciences de l’État en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle.

Présente dès 1973 sous la plume de Koselleck 38, cette thématique de la « noncontemporanéité du contemporain » (Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen) se déclineempiriquement suivant deux niveaux dissemblables.

Au plan historiographique reconstructif de la réalité passée, elle désigne cemoment (fin du XVIIIe siècle) à partir duquel on se met à penser l’histoire en termesde séries – chaque série obéissant à des rythmes de transformation systémique quilui sont propres, chaque série se trouvant en plus ou moins grande interaction avecd’autres séries (l’exemple type étant ici Jacob Daniel Wegelin 39). « Le » tempshistorique ne peut plus être pensé dans ce cadre que comme la résultante d’uneinteraction multifactorielle complexe, que comme la résultante d’historicités secto-rielles plurielles. Deviennent par là même pensables, dans le sillage des Lumièresécossaises, les effets non intentionnels de l’action, à savoir : l’« hétérogonie desfins », et la différence toujours existante entre planification consciente et effetsinduits 40. La thèse d’habilitation de Koselleck sur la Prusse 41 constitue à la foisla mise en œuvre empirique de ce type de pensée et l’enquête séminale quiconduira son auteur à dégager les premiers linéaments d’une théorie générale « des

37 - Johann Gottfried VON HERDER, Verstand und Erfahrung. Eine Metakritik zur Kritikder reinen Vernunft, Leipzig, J. F.Hartknoch, 1799, vol. 1, p. 120-121 : «En fait, chaquechose finie porte en elle la mesure de sa propre temporalité [...]. Existe donc, dansl’univers, en même temps une infinité de temporalités. »38 - R. KOSELLECK, «Geschichte, Geschichten... », art. cit., p. 130-143, ici p. 132, reprisdans Le futur passé..., op. cit., p. 121. Voir également Id., « Fortschritt », in R.KOSELLECK,O. BRUNNER et W. CONZE (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zurpolitisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1975, vol. 2, p. 390-393,sections I. III-VI.39 - Jacob Daniel WEGELIN, « Sur la philosophie de l’histoire », Nouveaux Mémoires del’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres, Berlin, Decker, 1770, p. 361-414, en parti-culier p. 365.40 - R. KOSELLECK, «Geschichte, Geschichten... », art. cit., p. 141, repris dans Le futurpassé..., op. cit., p. 128.41 - Reinhart KOSELLECK, Preußen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht,Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, Stuttgart, Klett, [1967] 1975.1 2 8 6

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temporalités historiques » 42. Toute réception de Koselleck qui ferait l’impasse surce travail se condamnerait à ne lire cet auteur qu’à partir du Futur passé et à ne voiren lui finalement qu’un théoricien abstrait, pour ne pas dire abscons, de l’histoire.

Mais la thématique de la « non contemporanéité du contemporain » sedécline à un second niveau, non plus historiographique reconstructif mais praxéo-logique : pour espérer être opératoire et efficace, la politiquemoderne doit désormaishistoriciser sa pratique. En effet, si les contraintes de toute action politique sonthistoriquement advenues et héritées, vouloir s’en affranchir pour agir dans le pré-sent suppose qu’on en élabore au préalable une connaissance, laquelle permettrad’intervenir, avec méthode et prudence, au sein des unités d’action politiquesmodernes, de vaste envergure et systémiquement complexes 43. C’est ainsi tout lerationalisme politique moderne qui, au-delà de sa justification principielle jusnatu-raliste, se trouve structurellement obligé – sous peine d’être inefficient, et doncbientôt illégitime – de gouverner via la médiation de savoirs mettant en transpa-rence la société avec elle-même, à tout le moins suivant ses structures contrai-gnantes constitutives dans la diachronie et la synchronie (i. e. le partage pragmatischeHistorie narrative et Staatswissenschaften descriptives de la fin du XVIIIe siècle 44).

La « temporalisation » comme théorie de la modernisation

La catégorie de « temporalisation » fonctionne ensuite, dans les travaux de Koselleck,comme une théorie de la modernisation. C’est la catégorie de Sattelzeit (qu’on peuttraduire par « époque charnière ») ou de Schwellenzeit (« époque-seuil 45 ») quisubsume l’ensemble des nouveaux processus diagnostiqués par la sémantiquehistorique koselleckienne entre 1750 et 1850, à savoir :

a) l’expérience d’une accélération inédite des dynamiques politiques (révo-lutions américaine et française, conquêtes napoléoniennes, nouvelles idéologies,etc.). Soit le passage de l’Ancien Régime (Alteuropa) à la politique démocratiquemoderne ;

b) l’expérience d’une accélération matérielle sans précédent (fin de l’âgehippomobile, rétrécissement de l’espace, organisation industrielle du travail versus

42 - R. KOSELLECK, «Über die Theoriebedürftigkeit... », art. cit., p. 302 sq.43 - Niklas LUHMANN, «Temporalisierung von Komplexität. Zur Semantik neuzeitli-cher Zeitbegriffe », Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie dermodernen Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1980, vol. 1, p. 235-300.44 - R. KOSELLECK a parfaitement vu ce point : «Darstellung, Ereignis und Struktur »,art. cit., p. 148 sq., repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 137.45 - Car c’est via cette seconde dénomination que Koselleck s’est défendu de la critiqueformulée par Pocock contre l’hypothèse de la Sattelzeit pour l’ensemble de la modernitépolitique, voir Reinhart KOSELLECK, « A response to comments on the GeschichtlicheGrundbegriffe », in H.LEHMANN et M.RICHTER (dir.), The meaning of historical terms andconcepts..., op. cit., p. 59-70, ici p. 69. Ce concept d’époque a été depuis mis en œuvrepar Stefan JORDAN,Geschichtstheorie in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Die Schwellenzeitzwischen Pragmatismus und Klassischem Historismus, Francfort, Campus, 1999, et StefanJORDAN (dir.), Schwellenzeittexte. Quellen zur deutschsprachigen Geschichtstheorie in der erstenHälfte des 19. Jahrhunderts, Waltrop, Spenner, 1999. 1 2 8 7

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corporations artisanales, bouleversement des modes de production et de consom-mation, etc.). Soit l’avènement de la révolution industrielle, de la révolution destransports et des moyens de communication, à l’échelle globalisée de la planète,avec les phénomènes d’opinion publique et la rhétorique des masses qui endécoulent ;

c) l’expérience d’une différence toujours plus accrue entre les structuresdes mondes vécus passés et celles des mondes vécus présents. Du point de vue desacteurs, la conscience de cette différence induit des espérances et des craintesinédites quant au futur : la politique moderne en devient par là même plus abs-traite, plus radicalement idéologisée, et – comme jamais auparavant – le genre des« philosophies de l’histoire » projette dans la pure immanence du vivre ensemblepolitique la plupart des attentes normatives. Concomitamment cependant, cettemême conscience de la différence accélérée des temps oblige lesdits acteurs poli-tiques à penser les conditions pragmatiques de réalisation de leurs idéaux. Expé-rience de la nouveauté radicale et conscience d’historicité peuvent ainsi produiresimultanément, au sein d’un même espace politique, utopisme radical (ou son symé-trique exact : la nostalgie radicale) et prudence pragmatique auto-historicisante.Autant de potentialités conflictuelles qui – engendrées par une accélération socialecontinue – fourniront l’arrière-plan durable de toute la politique moderne ;

d) l’apparition et la diffusion massive de « concepts politiques de mouve-ment » comme le Progrès, la Révolution, etc., autant donc de « collectifs singuliers »(la République, le Peuple, la Nation, etc.) qui nourrissent l’idée suivant laquellel’«Histoire en général » (Geschichte überhaupt ; au singulier majusculé) serait désor-mais porteuse de « temps nouveaux » et ferait entrer l’humanité dans une « nou-velle époque » (Neuzeit) ;

e) la sémantique sociale et politique du «moment 1800 » devient de plusen plus incertaine ; des néologismes en tous genres apparaissent 46. Surtout, desconcepts de crise, des concepts téléologiques et des concepts d’attente envahissentla scène politique et condensent – souvent à un niveau plus émotionnel (expressif)que cognitif (descriptif) – le sentiment d’une incertitude radicale face à l’avenir.Autant de notions donc qui – dans la langue des acteurs – fonctionnent moins commedes instruments d’analyse que comme des symboles attrape-tout permettant designifier vaguement le malaise ou (au contraire) l’espérance : soit donc ce queFerdinand Fellmann a utilement dénommé « concepts vécus » (gelebte Begriffe), quisont – pour l’historien – autant de sources/symptômes permettant de reconstruirele changement de régime d’historicité de toute une époque 47.

46 - Dans la lignée, critique mais fidèle, de Koselleck, voir les matériaux rassemblés parRolf REICHARDT, Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich (1680-1820), t. 1,Allgemeine Bibliographie. Einleitung, Munich, Oldenbourg, 1985.47 - Ferdinand FELLMANN, Gelebte Philosophie in Deutschland. Denkformen der Lebenswelt-phänomenologie und der kritischen Theorie, Fribourg/Munich, Alber, 1983, p. 20 sq.1 2 8 8

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Du perspectivisme spatial à la fin de l’historia magistra vitae

Quatre processus contemporains peuvent en troisième lieu être rangés sous le chefgénéral de la « temporalisation ».

Le passage du perspectivisme spatial au perspectivisme historiciste toutd’abord. Koselleck a été le premier à montrer comment de JohannMartin Chladeniusà Johann Christoph Gatterer 48 (et nombre d’autres auteurs contemporains) on estpassé d’une pensée qui – dans le sillage de l’optique leibnizienne – faisait de larelativité des points de vue un simple problème de position/perception spatiale àune pensée de la radicale historicité de tout point de vue apporté rétrospectivementsur les faits advenus. Autrement dit, à l’époque moderne, le passé – pourtant unefois pour toutes révolu – se trouve objectivé de manière changeante, en fonctionde l’expérience historique variable des historiens : là aussi, c’est désormais l’objetqui tourne autour du sujet de la connaissance, et non plus l’inverse. Toute connais-sance du passé est elle-même indexée sur une expérience historique datable ;les questionnaires (ou intérêts de connaissance) au travers desquels les hommesprésents envisagent le passé sont eux-mêmes historiquement variables et cogniti-vement constitutifs : il faudra donc chroniquement réécrire (umschreiben) l’histoire– cette totalité empirique certes irrémédiablement révolue, mais néanmoins indéfi-niment réinterrogeable au fil des générations et des subjectivités induites.

On assiste ensuite à une « dénaturalisation » radicale des catégories tempo-relles traditionnelles. Les sociétés d’Ancien Régime (moyennant la prépondérancede la paysannerie et une hiérarchisation sociopolitique par ordres) se trouventmatériellement, sociologiquement, politiquement et culturellement bouleverséespar tout une série de processus englobants (révolutions sociopolitiques et révolu-tions technico-économiques). L’indexation des mondes vécus (et des sémantiquesafférentes) sur les rythmes de la nature a de moins en moins cours. Si l’on pouvaitencore jusque-là se figurer les phénomènes d’accélération comme simple succes-sion rapide de formes déjà connues avant de revenir au même (par exemple lecycle des régimes politiques depuis les Grecs), un autre type d’accélération– créatrice cette fois, et non plus itérative – s’impose désormais aux consciences. Leconcept de « révolution » par exemple 49 ne désigne plus le retour périodique d’unastre à un point de son orbite (comme en astronomie) ou bien la rotation complète,à 360 oC, d’un corps mobile autour de son axe (comme en géométrie), mais bienun phénomène politique inédit, sémantisé par conséquent via le collectif singulier«Révolution », inaugurant un nouvel âge de la politique au sein duquel de nou-veaux principes viendraient durablement fonder tout ordre politique légitime.

48 - Johann Martin CHLADENIUS, Allgemeine Geschichtswissenschaft, Leipzig, 1752 ; JohannChristoph GATTERER, « Abhandlung vom Standort und Gesichtspunct des Geschicht-schreibers oder der teutsche Livius », Allgemeine historische Bibliothek, 5, 1768, p. 3-29.49 - R. KOSELLECK, «Historische Kriterien des neuzeitlichen Revolutionsbegriffs », art.cit., p. 63-80. Voir également Alain REY, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard,1989. 1 2 8 9

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En troisième lieu, les jugements de valeur rendus sur le passé se trouventrapportés non plus à une morale ou une dogmatique transhistoriques mais àl’Histoire comme méta-sujet de l’évolution historique elle-même. Suivant le versfameux – relayé ensuite par Hegel – de Friedrich von Schiller dans Resignation :«Die Weltgeschichte ist das Weltgericht » (L’histoire du monde est le tribunal dumonde) 50. « Les histoires » ne recèlent ainsi plus des exempla qu’il serait possiblede juger (pour les adopter ou les rejeter) en fonction de critères atemporels ; ellesdoivent désormais être évaluées en fonction de la trame téléologique générale dontelles sont censées faire partie : c’est au nom d’un telos probable ou fantasmé del’Histoire comme totalité qu’elles font dès lors l’objet d’un jugement. Jugementmoral et jugement politique fusionnent ainsi dans des idéologies temporalisées.

Quatrième phénomène coextensif à ce dernier, le régime d’historicité anciende l’historia magistra vitae s’épuise progressivement au début du XIXe siècle. Lastructure de l’action s’en trouve radicalement modifiée. L’action individuelle oucollective n’est alors plus pensée en fonction d’un catalogue moral et suivant unsimple rapport d’applicatio mimétique d’exemples vertueux passés. Toute volontépolitique se trouve désormais doublement indexée sur l’analyse historique desstructures contraignantes du possible (auto-réflexivité versus facticité) et sur lesimpératifs axiologico-dogmatiques d’une espérance intramondaine (normativité).

La « sécularisation » comme variante de la « temporalisation »

Plus fondamentalement encore, Koselleck assimile à maintes reprises la théma-tique de la « temporalisation » à celle de la « sécularisation ». Il reste en cela fidèleà des auteurs comme Carl Schmitt ou Karl Löwith 51 diagnostiquant massivement,pour l’époque moderne et contemporaine, une sécularisation de l’espérance reli-gieuse dans le medium des philosophies de l’histoire. Indépendamment du fait queKoselleck n’a pas intégré les critiques émises par Hans Blumenberg sur cettelecture-là de la modernité 52, il me semble qu’il convient de lire ces thèses sur lasécularisation à travers le prisme des régimes d’historicité et que, ce faisant, onpeut en conclure moins à une rupture radicale qu’à une longue transition du régimemoderne d’attente et de ses rationalités politiques.

50 - On oublie du reste souvent de préciser que – contre toute dialectisation téléo-logique – Friedrich von Schiller s’était empressé d’affirmer l’absence de toute justicecompensatrice extra-mondaine : « Was man von der Minute ausgeschlagen / Gibt keine Ewig-keit zurück » (Ce qu’à cette minute on a refusé /aucune éternité ne le restitue).51 - À Heidelberg, prêtant main-forte à son ami Hanno Kesting, Koselleck a lui-mêmetraduit, sans que cela soit mentionné lors de la publication, les quatre derniers chapitresainsi que les notes du livre de Karl LÖWITH, Meaning in history: The theological implicationsof the philosophy of history, Chicago, The University of Chicago Press, 1949. Voir le témoi-gnage de R.KOSELLECK, «Dankrede am 23. November 2004 », art. cit., p. 45.52 - Hans BLUMENBERG, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, [1988] 1999.Sur ces différents débats interprétatifs et idéologiques, voir Jean-Claude MONOD, Laquerelle de la sécularisation. Théologie politique et philosophies de l’histoire de Hegel à Blumen-berg, Paris, Vrin, 2002.1 2 9 0

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Dans le cadre du régime d’attente chrétien, le terme de l’Histoire – la findes temps et sa signification – est d’ores et déjà connu, mais son avènement sefaisant attendre l’Église institutionnelle doit gérer symboliquement et politique-ment cette parousie indéfiniment prorogée. S’employant à endiguer les velléitésintramondaines d’accélération volontariste de tels ou tels acteurs millénaristes,l’Église (ou la Tradition) devient de ce fait – depuis au moins saint Augustin –idéologiquement conservatrice : elle assume ouvertement sa fonction de « katechon »(celui qui retient), de saint Paul à Carl Schmitt, et s’expose à ce titre politiquement.Si les prophètes de l’Ancien Testament se contentaient le plus souvent de prédireles catastrophes, les chiliastes modernes et contemporains s’activent à déjouer enpratique ce qu’ils prévoient et redoutent en théorie. À cette alliance de prophé-tisme religieux et d’activisme politique, l’Église opposera longtemps la stabilitédilatoire de son ordre pré-parousiaque.

Avec le régime d’attente moderne, la structure idéelle, voire culturelle, del’espérance change radicalement ; la parousie devient un telos intramondain indexésur un agenda politique à fonction programmatique pour des acteurs individuels oucollectifs. Dumême coup, c’est aussi bien l’équilibre interne de l’attente (élémentsprévisionnels cognitifs versus éléments normatifs expectatifs) qui s’en trouve profondé-ment modifié : les sciences humaines et sociales, les arts de gouverner permettentde penser autrement l’empiriquement probable et le pragmatiquement réalisable.Autrement dit, la part de rationalisme politique s’est accrue dans l’économieinterne des mondes politiques et dans l’horizon d’attente clivé des Modernes.La thématique de la « faisabilité » et de la « possible planification » de l’Histoireapparaît 53, et avec elles le couplage de l’idéologue rationaliste (voire irrationnelà force de rationalisme) et de l’expert bureaucratique 54. Or ce nouveau coupleidéologique et pratique ne fait pas nécessairement reculer l’emprise de l’espérancedogmatiquement motivée (le moment saint-simonien étant ici paradigmatique). Illa conforte au contraire, le plus souvent, en lui adjoignant les armes pratiques del’empiriquement probable. Ainsi, au niveau des formes de la persuasion politique,on assiste plutôt à un réajustement continu – depuis le début du XIXe siècle –des espérances et contenus dogmatiques par rapport aux nouvelles formes de larationalité politique et de la sémantique des actions possibles.

53 - Reinhart KOSELLECK, «Über die Verfügbarkeit der Geschichte » [1977], VergangeneZukunft..., op. cit., p. 260-277, repris in Le futur passé..., op. cit., p. 233-247.54 - On peut renvoyer par exemple aux nombreux travaux de Dirk VAN LAAK, WeißeElefanten: Anspruch und Scheitern technischer Großprojekte im 20. Jahrhundert, Stuttgart, DVA,1999, et Id., Imperiale Infrastruktur : Deutsche Planungen für eine Erschließung Afrikas 1880bis 1960, Paderborn, Schöningh, 2004. 1 2 9 1

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Au-delà de la « temporalisation » :vers une topique processuelle généraledes concepts politiques modernes

Par-delà cet essai de typologisation, il convient aujourd’hui de réinscrire l’hypo-thèse interprétative de la « temporalisation » dans un cadre analytique d’ensemblepermettant de mieux appréhender la genèse de notre modernité politique. Pareilcadre d’analyse doit, certes, prendre appui sur le questionnaire originaire de laBegriffsgeschichte koselleckienne, mais il doit aussi s’efforcer de l’affiner analytique-ment et de le compléter diachroniquement ; il lui faut, pour ainsi dire, l’approfondirpour mieux le dépasser.

Sous le chef général d’une « sémantique historique comparée de la modernitépolitique », il s’agirait ainsi d’inventorier les principaux processus globaux qui, surla longue durée (à tout le moins depuis le XVIe siècle) et à travers la diversitédes entités politiques existantes, ont tour à tour – parfois concomitamment etconcurremment – affecté les langages politiques modernes. Un tel cadre d’ensemblesubsumerait les analyses monographiques de détail en les réinscrivant dans unhorizon processuel commun ; il autoriserait du même coup la comparaison entre lespays mais aussi les époques ; il permettrait de prendre comparativement en comptedesmutations d’ordres différents : d’ordre structurel extra-langagier, d’ordre sémio-tique (forme historique des langages) et sémantique (réseaux stabilisés de significa-tion), d’ordre pragmatique enfin (discours en situation, en fonction des structuresvariables de la communication et des cultures politiques).

Il s’agirait, en somme, de dégager une « topique générale » des processusglobaux ayant durablement affecté, voire affectant encore notre modernité poli-tique. Il n’est toutefois pas question d’ajouter une nouvelle métathéorie à unemétathéorie ancienne, mais bien plutôt de formaliser les identités et les différencesprocessuelles existant – dans la diachronie et dans la synchronie – entre les discourspolitiques modernes. Concevoir une telle topique générale – comme celle récem-ment esquissée par Willibald Steinmetz pour le projet Europaeum 55 et que je croisutile d’infléchir sur plusieurs points – implique que chaque proposition théoriquehistoriographiquement applicable ait des effets idéal-typiques forts qui, seuls, la vali-deront en tant qu’élément constitutif de la topique générale visée.

55 - Le réseau européen Europaeum. European Conceptual History a été fondé à l’initiativede Henrik Stenius (Helsinki) et de Michael Freeden (Oxford) en novembre 2006 àOxford. La parution d’une première série de cinq volumes thématiques comparatistes,couvrant l’ensemble de l’Europe, est prévue à partir de 2010. Présenté à Berlin le11 octobre 2008, le texte prospectif inaugural deWillibald STEINMETZ, « Are the steeringprinciples of Geschichtliche Grundbegriffe a good model for a European conceptual his-tory? » paraîtra dans le volume 1 de la série.1 2 9 2

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«Vernacularisation »

Dès la phase initiale de conception des Geschichtliche Grundbegriffe, Koselleck a attirél’attention sur le passage (massif à partir du XVIe siècle et au-delà, mais importantdéjà dès le XIVe siècle) des langues anciennes aux vernaculaires européens dansl’évolution de la sémantique politique moderne. C’est précisément pour cetteraison que les articles du Lexikon commencent tous par une histoire longue, depuisles langues anciennes en passant par le Moyen Âge et la Renaissance, des notionsou groupes de notions considérés. Ce processus de « vernacularisation » (selonSteinmetz) à partir du corpus antique et médiéval n’a nullement été synchrone ; ils’est étalé dans le temps, avec des différences importantes entre tel ou tel territoireeuropéen. Il doit constituer le socle de départ de toute enquête comparatived’ensemble de la modernité politique européenne. Il devra parfois être couplé àun autre grand processus moderne, celui de la « nationalisation » des discours poli-tiques à partir du moment 1800.

« Temporalisation » et « détemporalisation »

Au sens strict, les utopies modernes sont moins des «non lieux » (et les « uchronies »des « hors temps » 56) que des « topies » à venir. Elles ne figurent plus un ailleursidéal soustrait à l’emprise des méfaits de la civilisation, mais un autre temps de lasociété, qu’il serait possible de faire advenir, dans l’immanence, via une autrepolitique. Avec ce que Koselleck et Lucian Hölscher ont appelé la « temporalisa-tion de l’utopie » 57, lesModernes sont ainsi passés d’un « régime d’attente eschato-logique » (l’accélération intramondaine comme symbole de l’avènement accéléréde la fin des temps avant la résurrection des corps) à un « régime d’attente téléo-logique ». Les « figures » 58 ou cibles de l’espérance religieuse ont pris forme concrète

56 - Eric-B. HENRIET, L’uchronie, Paris, Klincksieck, 2009.57 - Reinhart KOSELLECK, «Die Verzeitlichung der Utopie », in W.VOßKAMP (dir.),Utopieforschung. Interdisziplinäre Studien zur neuzeitlichen Utopie, Stuttgart, Metzler, 1982,vol. 3, p. 1-14, repris in Zeitschichten..., op. cit., p. 131-149, et Lucian HÖLSCHER, «Utopie »,in R.KOSELLECK, O. BRUNNER et W.CONZE (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe..., op. cit.,Stuttgart, Klett-Cotta, 1997, vol. 6, p. 733-788, en particulier p. 768 sq.58 - Il est sans doute possible d’aller quelque peu au-delà de Koselleck en affirmantque, d’une certainemanière, tout le « régime d’attente chrétien » pourrait être interprétévia le schème « figuriste » mis en évidence par Erich Auerbach dans ses recherches surDante et son étude séminale de 1938 : Erich AUERBACH, Figura, Paris, Macula, [1938]2003. La différence entre exégèse « typologique » (à partir de saint Paul, qui pointedans le texte évangélique la récurrence de « types » vétéro-testamentaires) et exégèse« figuriste » de la Bible s’avère ici essentielle quant au régime d’attente induit. Commel’indique Marc de Launay dans sa postface, « tandis que la conception du temps et del’histoire sous-jacente à la typologie est d’ordre cyclique, celle que présuppose l’idéed’accomplissement (la figura) est d’ordre linéaire » (E. AUERBACH, Figura, op. cit., p. 124).La figura est ainsi au type ce que le temps linéaire de l’accomplissement de la promesseest au temps cyclique de la répétition. 1 2 9 3

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dans l’immanence, et les éléments normatifs expectatifs de l’économie du croireont alors fait l’objet d’une progressive axiologisation. Autrement dit : leur détermina-tion dogmatico-religieuse d’antan a été supplantée par des modes de déterminationéthiques – via des principes et des critères de justice intramondains.

À compter de la fin du XVIIIe siècle, cette reconfiguration fondamentale durégime d’attente inhérent aux idéologies politiques modernes a été le lot commundes sociétés en voie de modernisation. Depuis quelques décennies, elle a fait placeà une tout autre configuration, à savoir un régime d’attente « atéléologique » ou« post-téléologique » correspondant à un processus global de « détemporalisation »des utopies politiques. La plupart des discours contemporains sur la vitesse accélé-rée dumondemoderne nous indiquent que de la thématique antérieure de « l’accé-lération de l’Histoire » n’est plus conservée aujourd’hui que la dimension sociale :une accélération désormais sans telos – sans finalité processuelle globale espéréeou redoutée –, vécue comme simple fait, voire problème immaîtrisable, et nonplus du tout comme espérance ou levier concret de l’art politique 59. Qu’on s’enréjouisse ou s’en désole, cette accélération sociale amplifiée par les télécommunica-tions et les structures globales de l’économie contemporaine est concomitante d’unchangement de culture politique notoire : ce qu’on pourrait appeler le passage dela «modernité héroïque » à un régime d’attente « démocratique post-héroïque » 60.Envisagées sous cet angle, les politiques de la « décroissance » 61 n’apparaissentdès lors plus que comme la variante exacerbée de la culture politique réformistegestionnaire de l’âge de la « détemporalisation des utopies ».

« Scientificisation(s) »

Il ne suffit toutefois pas de mettre l’accent sur le nouveau régime d’attente (téléo-logique temporalisé puis atéléogique détemporalisé) des Modernes. Encore faut-il préci-ser en quoi s’est modifié le rapport entre les éléments respectivement prévisionnelscognitifs et normatifs expectatifs composant tout horizon d’attente. À cet égard,diagnostiquer unmouvement de « scientificisation » des discours politiquesmodernesrevient à expliciter le passage moderne de la prévision prophétique (religieusementmotivée) à la prévision cognitive (rationnellement, voire pseudo-scientifiquementfondée) du devenir intramondain. Étalé dans le temps à des rythmes différentssuivant les espaces politiques, ce mouvement fut au moins triple.

59 - Armin NASSEHI, «Keine Zeit für Utopien. Über das Verschwinden utopischerGehalte aus modernen Zeitsemantiken » [1996], Differenzierungsfolgen. Beiträge zur Sozio-logie der Moderne, Opladen/Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 1999, p. 179-201, ainsique mon essai d’inventaire : A. ESCUDIER, «Le sentiment d’accélération... », art. cit.60 - Heinz Dieter KITTSTEINER, Wir werden gelebt: Formprobleme der Moderne, Hambourg,Philo, 2006 ; Daniel INNERARITY, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir àl’espérance politique, Paris, Flammarion, 2008.61 - Serge LATOUCHE, Survivre au développement. De la décolonisation de l’imaginaire écono-mique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et une nuits, 2004 ; Id., Petittraité de la décroissance sereine, Paris, Mille et une nuits, 2007.1 2 9 4

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Juridicisation. On a tout d’abord assisté à un mouvement de rationalisationjuridique des ordres politiques, de la sortie des guerres civiles confessionnelles duXVIe siècle (via la construction d’États souverains et leurs maillages administratifs)à la constitutionnalisation des régimes pluralistes démocratiques (en trois grandesétapes : 1776/1798, 1815-1848/1918 et après 1945) 62. À cela est venu s’ajouter – aucours des dernières décennies – un second mouvement de juridicisation, lui-mêmebifrons et de nature sensiblement différente : d’un côté, une inflation des « droitssubjectifs » opposables à l’État et, de l’autre, unemontée des revendications collec-tives en termes de « droits culturels », incompatibles pour partie avec les dispositifscontractualistes fondateurs des démocraties constitutionalisées modernes.

Historicisation/sociologisation. En second lieu, on peut dégager une tendancelourde (depuis le XVIIIe siècle) à la scientificisation des discours politiques via lesressources épistémiques de l’histoire et de la sociologie. Depuis lors, il n’est pas deprogramme ou attente politique qui n’intègre des éléments prévisionnels cognitifsempruntés aux sciences humaines et sociales. En d’autres termes, la politiquemoderne et les idéologies sous-jacentes se rationalisent à un double niveau : celui,tout d’abord, des technologies de gouvernement (les appareils bureaucratiquesd’État devenant des futurologues planificateurs), et celui ensuite du régimed’attente des acteurs informé par des éléments de futurologie (plus ou moins bienfondés épistémologiquement). Top down (États) ou bottom up (les individus et/oules groupes sociaux), les agendas et conflits politiques se trouvent tous argumentésà partir d’une analyse des structures économiques et sociales, ainsi qu’à partirdes arbitrages qui en découlent en matière de justice distributive, d’intégrationsociopolitique interne et de pression géopolitique externe. Les « crises » qui scandentnéanmoins la politique moderne sont vécues avec d’autant plus de désarroi quece sont tous ces dispositifs prévisionnels cognitifs (comme par exemple le keynésia-nisme) qui semblent pris à revers par le dérèglement d’un ou plusieurs sous-systèmes – à l’instar d’un secteur aussi crucial, pour les économies locales, que lesystème financier globalisé contemporain.

Biologisation. Troisièmement, la raison scientifique classificatoire de la fin duXVIIIe siècle entre pour partie en phase avec les deux processus précédents. L’idéede Bildungstrieb (pulsion formatrice) ou nisus formativus de Johann FriedrichBlumenbach 63 est transposée au plan des généalogies nationales 64. Si Johann

62 -Wolfgang REINHARD, «Was ist europäische politische Kultur? Versuch zur Begrün-dung einer politischen historischen Anthropologie », Geschichte und Gesellschaft, 27, 2001,p. 593-616 (trad. fr. : «Qu’est-ce que la culture politique européenne ? Fondement d’uneanthropologie historique politique », in «Culture politique et communication symbolique »,Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, 2, 2008 : http://trivium.revues.org/index902.html), ainsi que Id., Geschichte der Staatsgewalt. Eine vergleichendeVerfassungsgeschichte Europas von den Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, Beck, 1999.63 - Johann Friedrich BLUMENBACH, Über den Bildungstrieb und das Zeugungsgeschäft,Göttingen, Dieterich, 1781.64 - On se rappelle en outre le rôle crucial que joue la pensée de Blumenbach pourKant lorsque ce dernier discute la possibilité de conjoindre l’approche mécaniste etl’approche téléologique du vivant. Dans un passage fameux de la troisième Critique (fin 1 2 9 5

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Gottfried von Herder (et son « esprit des peuples ») historicise la monadologie leib-nizienne, ses continuateurs ont tendance à l’ontologiser, à l’instar d’un ChristophMeiners qui n’hésite pas à développer un européocentrisme différentialiste etracialiste 65. Par la suite, de l’organicisme romantique du début du XIXe siècle 66 auxeffets épistémiques (sociobiologies) et politiques (darwinisme social) de l’évolu-tionnisme spencérien, les différences historiques (politiques, sociales, culturelles,économiques, etc.) se trouvent peu à peu re-sémantisées au moyen de métaphoresinspirées de l’anatomie comparée 67 : le processus d’historicisation/sociologisationdes discours politiques est alors redoublé, voire frontalement concurrencé par unlarge mouvement de biologisation des différences synchroniques et diachroniques existantentre les sociétés présentes et passées. La voie était dès lors ouverte vers unepossible déshistoricisation-réontologisation du champd’expérience et du régime d’attentedesModernes (les formes vulgarisées du darwinisme, du nietzschéisme, du bergso-nisme, de l’existentialisme et des philosophies de la vie joueront ici un rôle crucial).

En somme, devenant de plus en plus prégnante par rapport à la futurologieprophétique antérieure, la prévision cognitive du politique (à partir des structuresitératives de la société, objectivables via des savoirs réglés) a pour conséquenceau moins potentielle de rationaliser les éléments normatifs expectatifs dynamisantles horizons d’attente modernes. Bien sûr, en période de crise multifactorielle aiguë(1918/1929/1933-1945), cela n’a pas empêché la politique moderne de resubstantia-liser le lien social sous un mode irrationnel via des utopies totalitaires 68. L’effetn’a ainsi nullement été automatique ; il ne s’est fait sentir que pour autant que leniveau «méso » 69 des institutions démocratiques et des cultures politiques nonextrémistes a pu faire l’objet d’une appropriation active, via la mémoire vive,critique, de sociétés brutalisées (XXe siècle).

du § 81), le philosophe de Königsberg salue ainsi expressément l’apport de Blumenbachen matière d’épigenèse via sa catégorie téléologique de «Bildungstrieb ».65 - Christoph MEINERS, Grundriß der Geschichte der Menschheit, Lemgo, Meyer, 1785 ; Id.,Untersuchungen über die Verschiedenheiten der Menschennaturen in Asien und den Südländern,in den ostindischen und Südseeinseln; nebst einer historischen Vergleichung der vormahligen undgegenwärtigen Bewohner dieser Continente und Eylande, Tübingen, Cotta, 1811-1815.66 - À la racine du conservatisme politique (comme l’a bien montré Karl Mannheimdans son habilitation de 1925), le romantisme politique a joué dans l’Empire romain-germanique défunt, puis dans une bonne partie de l’Europe, un rôle essentiel en politi-sant le common law anglais (Edmund Burke via Wilhelm August Rehberg, FriedrichvonGentz, etc.) dans le langage des « droits historiques » organiques opposés au jusnatu-ralisme français et à l’impérialisme napoléonien.67 - Dominique GUILLO, Les figures de l’organisation. Sciences de la vie et sciences sociales auXIX e siècle, Paris, PUF, 2003.68 - Cette impossible rationalisation sans reste du politique constitue le cœur de l’ana-lyse d’Ernst CASSIRER, Le mythe de l’État, Paris, Gallimard, [1946] 1993.69 - Ce niveau «méso » pourrait encore être spécifié, dans ses parties, comme mixte de« pratiques institutionnelles », de « cultures politiques » et de « cultures historiques »(lesquelles ne sont pas la «mémoire historique », mais la résultante de la dialectiqueproprement moderne existant entre «mémoires subjectives » et « histoire-sciencepublicisée »).1 2 9 6

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Les âges de la communication politique (de l’oralité à la médialité)

Indépendamment des évolutions proprement sémantiques (ayant trait à la variabi-lité historique des significations politiques et de leurs formes linguistiques), lesgrandes mutations de la « communication politique » (de ses espaces concrets, deses supports matériels et de ses formes sémiotiques) devraient être inventoriéespour elles-mêmes comme autant de changements structurels des conditions depossibilité pragmatiques de la « persuasion politique » (définie – en paraphrasantÉmile Benvéniste – comme cette unité de base de l’action politique consistant àdire quelque chose sur quelque chose en direction de quelqu’un, individus ougroupes, afin de le constituer comme groupe et de le faire agir en vue de finalitésspécifiques, simplement suggérées ou bien déclarées). En effet, l’analyse séman-tique, immanente, de discours politiques n’a guère de sens dès lors que la questiondu cui bono ? n’est pas posée, et que les contraintes et ressources pragmatiquesde toute énonciation n’apparaissent pas clairement. Si, entre les trois types purs del’« oralité », de la « scripturalité » et de la «médialité iconique » – pour traduire auplus près les termes en usage dans l’historiographie allemande –, les formeshybrides sont assurément innombrables, la nouvelle histoire culturelle du politiquenous invite à revisiter l’histoire des « régimes de persuasion politique » en fonctionde la typologie des rapports ayant historiquement existé entre paroles vives (del’agora puis du sermon au talk show contemporain en passant par l’éloquence parle-mentaire), écritures (graffiti, pamphlets, journaux, livres, etc.) et images (de l’imageédifiante ou caricaturale au podcasting contemporain) 70. Amender la sémantiquehistorique koselleckienne par un argumentaire pragmatique interdit d’en restersur ce point aux habituelles pétitions de principes méthodologiques ; seule unehistoire longue – matérielle, institutionnelle et culturelle – des régimes de persua-sion politique peut y satisfaire.

«Nationalisation » (depuis 1800)

Si l’apparition des consciences politiques nationales est antérieure 71, on assistedans le sillage de la Révolution française et de l’occupation napoléonienne à unprocessus global de nationalisation des discours politiques. Ce sont les nations quifont désormais office d’instance principale d’ascription identitaire des communau-tés politiques ; l’agenda des droits politiques ne s’articule bientôt plus que dans la

70 - Voir en particulier Barbara STOLLBERG-RILINGER (dir.), Was heißt Kulturgeschichte desPolitischen?, Berlin, Duncker & Humblot, 2005 ; Id., « La communication symbolique àl’époque prémoderne. Concepts, thèses, perspectives de recherche », in «Culture poli-tique et communication symbolique », op. cit. : http://trivium.revues.org/index1152.html,ainsi queWillibald STEINMETZ (dir.), « Politik »: Situationen eines Wortgebrauchs im Europader Neuzeit, Francfort, Campus Verlag, 2007.71 - Colette BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985 ; KrzysztofPOMIAN, L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1990 ; Claude NICOLET, La fabriqued’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003. 1 2 9 7

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référence à la souveraineté de la nation. Détruisant les cadres de vie communau-taires et matériels traditionnels, la révolution industrielle ne manque pas de renfor-cer cette nouvelle sémantique politique et de donner – en période de crise oude rivalité interethnique – un tour réactif, voire franchement nationaliste et agonal,à ce premier processus (revendication stato-juridique) de nationalisation des entitéspolitiques européennes. Dans certains cas, le passage des discours politiques auxvernaculaires modernes s’est effectué en même temps que ce double processusde nationalisation (pour créer les États-nations d’abord, afin d’exacerber leursrivalités ensuite), moyennant par conséquent un certain nombre de décalagessémantiques entre les vieilles nations et les nations plus récentes, issues d’empiresmultiethniques 72. Formulée jadis par Friedrich Meinecke à travers l’oppositionStaatsnation/Kulturnation 73, l’hypothèse d’antériorité (ou non) de l’État par rapportà la nation peut conserver une bonne part de sa pertinence heuristique à conditionque la sémantique historique de la nation soit articulée aux apports récents de lasociologie historique comparée de l’État 74.

«Démocratisation », « politisation » et « idéologisation »

La thèse générale de la « temporalisation » 75 ne doit pas conduire à occulter lefait que, dès 1972, Koselleck pointait plusieurs autres processus sous-jacents à lapolitique moderne, à savoir un triple mouvement :

– de « démocratisation » (appropriation par toutes les couches sociales deslexiques politiques, inclusion d’expériences sociales nouvelles dans la langue poli-tique héritée de l’Ancien Régime et apparition/densification de l’espace public viade nouvelles pratiques de lecture, d’expression, de mobilisation, de contestation,etc.) ;

72 - Le réseau de recherche Europaeum va particulièrement s’attacher à dégager sur cepoint similitudes et différences, et le cas de la Roumanie est à cet égard éloquent : leprojet d’histoire des concepts politiques roumains mis en chantier, en 2009, par VictorNeumann (Université Ouest de Timisoara) et Armin Heinen (Université d’Aix-la-Chapelle), et financé par la Fondation Volkswagen, s’attache ainsi à la mise en évidencede ces interférences linguistiques multiethniques aux confins de plusieurs empires.73 - Friedrich MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat, Munich, R. Oldenbourg,1907.74 - Voir la synthèse de Wolfgang REINHARD, Geschichte der Staatsgewalt, op. cit., ainsi queBertrand BADIE et Pierre BIRNBAUM, Sociologie de l’État, Paris, Hachette, [1979] 1990 ;Gil DELANNOI et Pierre-André TAGUIEFF (dir.), Théories du nationalisme, Paris, Kimé,1991 ; Gil DELANNOI, Sociologie de la nation. Fondements théoriques et expériences historiques,Paris, Armand Colin, 1999 ; Antoine ROGER, Les grandes théories du nationalisme, Paris,Armand Colin, 2001.75 - Le concept d’«Histoire » (Geschichte) fonctionne dans le Lexikon, à mon sens, commele Grundbegriff de tous les « concepts fondamentaux » de la langue sociopolitiquemoderne des territoires germaniques (et le genre de la « philosophie de l’histoire » estimplicitement posé comme sous-jacent à l’ensemble des idéologies politiques modernes– comme s’il constituait la matrice dynamique du régime d’attente – téléologique tem-poralisé – de toute la politique moderne).1 2 9 8

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– d’« idéologisation » (abstraction croissante des langages politiques, forma-tion de nombreux collectifs singuliers, désormais instrumentalisables à l’envi enfonction de leur équivocité même) ;

– de « politisation » (des concepts antithétiques se forment et s’incarnentdans des formations politiques qui se perçoivent comme incompatibles ; plus leslangages politiques sont temporalisés, informés par une philosophie de l’histoiresous-jacente, et plus ils font l’objet d’une politisation agonale, légitimant la montéeaux extrêmes).

Développé à propos du vocabulaire politique et social de langue allemandeentre 1750 et 1850 (sous le coup d’une double révolution : dissolution sociale pro-gressive de la société d’ordres en raison de l’industrialisation et révolution politiquedes droits de l’homme à partir de 1789), ce cadre heuristique processuel conserveaujourd’hui encore toute sa pertinence, mais devrait être précisé au moyen decomparaison synchroniques et diachroniques.

«Occidentalisation », « globalisation » et « déterritorialisation »

Un dernier processus global mériterait enfin une analyse de détail. Je ne le men-tionnerai ici que pour mémoire, tant il est empiriquement évident et néanmoinshistoriquement complexe. On pourrait le décrire comme un triple mouvementcroissant :

– d’« occidentalisation » du politique via différentes vagues de colonisationdu globe depuis la fin du XVe siècle ; la juridicisation des ordres politiques extra-européens sur le modèle soit du common law anglais, soit des grandes codificationscontinentales au XIXe iècle 76 ; les phénomènes majeurs d’importation de l’Étatoccidental et d’anglicisation contemporaine généralisée ;

– de « globalisation » du politique via l’interconnexion généralisée des éco-nomies, des sphères étatiques d’action et des espaces de communication politique ;via le tournant iconique du politique, l’accélération des interactions symboliquesà l’échelle géopolitique globale et la reconduction, par des diasporas réelles oufantasmées, sur des espaces nationaux restreints de conflits territorialement éloi-gnés (à l’instar par exemple du conflit israélo-palestinien en France aujourd’hui) ;

– de « déterritorialisation » du politique : via l’apparition d’acteurs non éta-tiques, la démultiplication des dispositifs non stato-centrés de gouvernance, etc. ;via enfin le paradoxe de la « glocalisation » contemporaine, soit le double mouvementde «mondialisation » (des flux économiques et migratoires) et de durcissementdes identités de groupes (re-nationalisation des populations non mobiles d’accueilet re-communautarisation symétrique des diasporas migratoires) 77.

76 - Jean-LouisHALPÉRIN,Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours, Paris, Flammarion,[2003] 2006.77 - Voir par exemple la trilogie de Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur ledésordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995 ; Id., Un mondesans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, 1999 ; Id., L’impuissancede la puissance. Essai sur les incertitudes et les espoirs des nouvelles relations internationales, 1 2 9 9

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Plusieurs points méritent d’être soulignés au terme de ce parcours. Tout d’abord,la fondation anthropologique de l’histoire chez Koselleck n’est pas entièrementcompatible avec sa théorie implicite de l’expérience historique. Tout se passe, eneffet, comme s’il y avait des expériences-limite qui – contre toute genèse psychiquedes sujets (au fil de leur histoire individuelle, familiale, générationnelle, etc.) –devenaient, de par leur violence extrême, des expériences de rang chronologiqueet causal supérieur. Or s’il en allait ainsi, c’est le projet même d’une « sémantiquehistorique » qui s’en trouverait démenti et invalidé. Contre la tendance koselle-ckienne à exhausser (niveau méta-historique) les expériences-limite au rang dedéterminant antéprédicatif, il conviendrait de requalifier comme « expériences-limite » (Grenzerfahrungen) ce qu’il dénomme « expériences primaires » (Primärer-fahrungen) et de mettre l’accent sur le fait que les effets (psychiques au plan indi-viduel et/ou culturels et politiques au plan collectif) desdites expériences varienten fonction de ce qui les a précédés dans l’économie psychique des sujets (voirtableau). Entre son anthropologie hobbésienne (niveau fondationnel) et son cultu-ralisme historiciste (niveau méthodologique), il y a chez Koselleck une tensionargumentative que ses propositions générales, lues ici a maxima, ne permettentvisiblement pas de résoudre.

Ensuite, il ressort de notre analyse que le processus de « temporalisation »des langages politiques ne constitue qu’un processus englobant parmi d’autres de lapolitique moderne. S’il est en lui-même fort divers et déclinable suivant plusieursfacettes, il nous faut aujourd’hui – grâce à Koselleck, mais au-delà de ses proposi-tions – compléter la topique générale dont ce processus fait partie. Dans cetteoptique, l’essai de systématisation qu’on vient de lire n’est qu’une contributionparmi d’autres. Argumentant la double cause d’une théorie de l’expérience histo-rique en général et de l’expérience politique moderne en particulier, il invite àtranscender les cloisonnements disciplinaires établis entre l’histoire (sociale, éco-nomique, institutionnelle et culturelle), la sociologie, les sciences politiques et lathéorie politique. Nous n’avons que trop conscience qu’il abstrait inductivementà partir de l’expérience, somme toute limitée, de la modernité européenne. Unethéorie véritablement générale de l’expérience historique et une typologie exhaus-tive des régimes d’historicité avérés devraient porter leurs regards plus loin. Lamise en œuvre (nécessairement collective) d’analyses comparées et croisées entreles différentes aires culturelles du globe constitue sans nul doute ici la seule voiepraticable.

Pour finir, on remarquera que la sémantique historique proposée par Koselleck(surtout sous sa première formulation dans les notes infrapaginales de Kritik undKrise, 1954-1959) constitue elle-même une stratégie de détemporalisation et dedésidéologisation de la politique moderne née à la fin du XVIIIe siècle sur les ruines

Paris, Fayard, 2004, ainsi que Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, «La fin du monopolede la violence légitime ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest/East-West ComparativeStudies, 34-1, 2003, p. 5-31, et Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde. Unecritique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.1 3 0 0

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de l’État absolutiste, lequel – ironie dialectique 78 – avait pourtant mis fin auxguerres civiles confessionnelles des XVIe et XVIIe siècles. À ce titre, la Begriffsgeschichteapparaît comme un moment spécifique des innombrables boucles cybernétiquesde la pratique politique moderne ; elle constitue, pour ainsi dire, un élément modé-rateur du rationalisme politique moderne, tant il est vrai pour Koselleck que « l’his-toire des concepts, même si elle se compromet avec des idéologies, nous rappelleque les mots et l’usage que l’on en fait sont plus importants pour la politique quetout autre arme 79 ».

Alexandre EscudierCentre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), FNSP

78 - Rappelons que si le titre n’avait déjà été pris par Max Horkheimer et TheodorAdorno pour leur célèbre étude, l’ouvrage de Koselleck aurait dû s’intituler : Die Dialektikder Aufklärung.79 - R. KOSELLECK, «Historische Kriterien... », art. cit., p. 67-86, ici p. 86, repris in Lefutur passé..., op. cit., p. 77. 1 3 0 1

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