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CLEFS POLITIQUE Théories des relations internationales Jean-Jacques Roche Montchrestien 4 e édition

th des relations internationales

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CLE

FSPOLITIQUE

Théoriesdes relationsinternationalesJean-Jacques Roche

Montchrestien

4e édition

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Clefs / Politique

InterieurLibertØ.qxd 13/09/2002 15:29 Page 2

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Théoriesdes relations

internationales

JEAN-JACQUES ROCHE

Professeur à l�Université Panthéon-Assas (Paris II)

4e édition

Édition entièrement refondue

Montchrestien

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Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

L�hegemon réaliste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

Le réalisme classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25La matrice disciplinaire . . . . . . . . . . . . . . . . 22

Le paradigme de l�état de nature . . . . . . . 23Le paradigme de l�intérêt . . . . . . . . . . . . . 27

Les conséquences axiomatiques . . . . . . . . . 30Le théorème de la centralité de l�Etat . . . . 30Le théorème de l�impossibilité . . . . . . . . . 35

Praxéologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38La balance of powerchez H.J. Morgenthau . . . . . . . . . . . . . . . . 39Les équivoques de la souveraineté chez R. Aron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

Le néo-réalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47Kenneth Waltz et le néo-réalisme . . . . . . . . 48Le réalisme structurel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

Le réalisme libéral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59La théories des régimes . . . . . . . . . . . . . . . . 63La Société anarchique de Hedley Bull . . . . . 68

Le réalisme néo-classique . . . . . . . . . . . . . . . . 73La sécurité comme référent . . . . . . . . . . . . . 74Réalisme défensif versus réalisme offensif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

Le réalisme défensif . . . . . . . . . . . . . . . . . 82Le réalisme offensif . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

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Le réalisme hégémonique . . . . . . . . . . . . . . . . . 90The Political Economy of International Relations de Robert Gilpin . . . . . . . . . . . . . . 92La « soft power » de Joseph Nye . . . . . . . . . 95

Les approches stato-centrées . . . . . . . . . . . . . . . 99

Les théories behavioristes . . . . . . . . . . . . . . . . 101Le système comme méthode . . . . . . . . . . . . 102

L'apport des sciences exactes : entropie et néguentropie . . . . . . . . . . . . . . 104Les précurseurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

L'application aux relations internationales . . 110

L'institutionnalisme néo-libéral . . . . . . . . . . . . 112L'école de l'interdépendance complexe . . . . 113Le néo-institutionnalisme . . . . . . . . . . . . . . . 116

L'école libérale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119La tradition kantienne . . . . . . . . . . . . . . . . . 119La pax democratica . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

Les théories de la coopération et de l'intégration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

La tradition contractualiste . . . . . . . . . . . . . 130Le fonctionnalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131Le néo-fonctionnalisme . . . . . . . . . . . . . . . . 133Le fédéralisme participatif . . . . . . . . . . . . . . 136L'intergouvernementalisme . . . . . . . . . . . . . 138

Les théories de l'Etat faible . . . . . . . . . . . . . . . 140

La tradition stato-centrée européenne . . . . . . . 145

Les approches non stato-centrées . . . . . . . . . . . . 149

Du mondialisme au transnationalisme . . . . . . . 150Le mondialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

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La société-monde de J.W. Burton . . . . . . . 152La Société des Individus de N. Elias . . . . 154

Le transnationalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155Les « turbulences » de James Rosenau . . . 157Le retour des réseaux . . . . . . . . . . . . . . . . 162

L'économie-monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165L'école de l'impérialisme . . . . . . . . . . . . . . . 166

L'obsolescence de la théorie classique de l'impérialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166La théorie de la dependencia : les relations internationales vues du Tiers-Monde . . . . . . . . . . . . . . . . 169

L'économie politique internationale . . . . . . . 174L'économie globalisée . . . . . . . . . . . . . . . 176La puissance structurelle . . . . . . . . . . . . . . 180Le retrait de l'Etat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

La globalisation comme programme de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

Les théories critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189Des « forces profondes » à la perception . . . 190Hégémonie et approche néo-gramscienne . . 193Réflectivisme et constructivisme . . . . . . . . . 196

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210

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1 Jean-Baptiste Duroselle, La Nature des Relations Internationales,in Politique internationale, automne 1979, p. 112.

INTRODUCTION

A-t-on besoin d�une théorie des relations internatio-nales ? « Rideau de fumée » à l�attention de « sous-Lyssenko » ou autres « naïfs et gogos », selon le jugementfort peu cordial d�un historien tel Jean-BaptisteDuroselle 1, tout effort de conceptualisation seraitcondamné par avance du fait de la nature du domaine étudié. La vie internationale, au même titre que la politiqueinterne ou le social, ne saurait se réduire à quelques para-digmes niant la complexité du réel. L�événement prime. Lesingulier l�emporte sur la régularité sociologique et ce faisant, la science politique dans son ensemble seraitcondamnée à l�inexistence, ou pire, à la vacuité.

Il est vrai que l�action politique se désintéresse deséventuels enseignements de la théorie. Domaine réservépar l�exécutif au nom de l�efficacité, mais au mépris desexigences de la démocratie, l�international comme lesautres champs de l�action régalienne de l�Etat est le mono-pole du politique appuyé par son administration. Laquelleignore avec superbe l�Université qui, pour bien le lui rendre, ne s�en est pas moins marginalisée. Réductricepar nature, la théorie serait en outre conservatrice, voire,totalitaire. Ce qui, on le comprendra aisément, suffit à ladiscréditer.

Réductrice, la théorie l�est par essence. Atteindre laglobalité suppose de dépasser la singularité de chacun desfaits observés et impose de nécessaires réductions. La

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connaissance scientifique n�est pas exempte d�arbitraire etla recherche de l�objectivité passe obligatoirement par lasubjectivité du commentateur. Le politique a alors beau jeude récuser la partialité de l�analyse, comme le caractèrepartiel du cadre d�interprétation théorique. Bel exemple decette défiance, Richelieu écrivait dans son testament : « Iln�y a rien de plus dangereux pour l�Etat que ceux qui veu-lent gouverner les royaumes par les maximes qu�ils tirentde leurs livres » 2. Bien plus, la prise de décision imposeun arbitrage entre des facteurs dont l�incidence est tropvariable pour être systématisée dans un modèle unique.Pour toute réponse, la théorie se démultiplie, concepts etparadigmes foisonnent pour mieux se contredire. Pourreprendre la critique de Jean-Baptiste Duroselle, « de l�ab-straction, on fait une chose », on « réifie » les concepts 3.Faute d�assise épistémologique suffisamment solide, lathéorie devient plurielle. Des chapelles se constituent,commentaires et contradictions prolifèrent. La doctrinedevient une fin en soi et la recherche renonce à l�épreuvedes faits au profit de la plaidoirie pro domo. Difficile dansces conditions de trancher et le néophyte sommé de pren-dre position sur les seuls critères de la dialectique. Oubliéle souci de fournir une aide à l�action � taxé de positivismedépassé � ignorés les besoins de l�utilisateur. La théorie sesuffit à elle-même. Et se nourrit d�elle-même.

Deuxième accusation : la théorie véhicule une représen-tation conservatrice du monde. La théorie a, en effet, vitefait de se transformer en « science normale » à vocation

2 Cité par Jacques Frémond dans la postface de la seconde édition deTout empire périra de J.-B. Duroselle, p. 312.3 J.-B. Duroselle, La Nature des Relations Internationales, op. cit.,p. 111.

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hégémonique fondée sur le primat de la rationalité. Toutphénomène qui ne s�inscrit pas naturellement dans soncadre explicatif est alors taxé d�irrationalité et considérécomme une perturbation secondaire devant être résorbée.Le monde se fige. Le changement est récusé. La normalitéest érigée en finalité et la turbulence n�est acceptée quedans la mesure où elle se résorbe dans le statu quo ex ante.Même les théories à vocation évolutionniste ou révolu-tionnaire n�échappèrent pas à cette fatalité rédhibitoire,tant leurs exégètes s�évertuèrent à faire violence à la réalité pour l�intégrer de force dans leurs dogmes.

Dès lors, la théorie dans sa quête de la globalité se trans-forme en substitut aux idéologies tant par son contenuque par ses méthodes d�investigation. Par son contenu,quand elle tend à l�universel et déforme le regard de l�observateur prisonnier de ses présupposés. Par ses mé-thodes, quand les critères popperiens de falsification ou deréfutation sont abandonnés. Des paradigmes trop vaguessur lesquels personne ne s�accorde (la puissance, l�intérêt,la sécurité, la solidarité...), des facteurs explicatifs parcel-laires juxtaposés les uns aux autres sans réel souci de cohé-rence. La théorie devenue théogonie ne produit plus quedes apostats et ne génère plus que des anathèmes incom-préhensibles pour l�utilisateur en quête d�explications.

A ce premier faisceau de critiques extérieures au mondeacadémique, s�ajoutent celles formulées par les spécialistesdes relations internationales qui, tentés par la formalisationde telles théories, ont vu leurs espoirs déçus et ont renoncéen chemin. Hans Morgenthau � tout comme Pascal � avaitainsi l�habitude de se référer au nez de Cléopâtre pourrécuser la possibilité d�élaborer une théorie généraleérigeant de simples observations en assertions généralesdu devenir du monde. Son approche fut ainsi qualifiée de

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« praxis herméneutique », par laquelle il se proposait d�in-terpréter les faits à partir des « lois objectives » liées à lanature 4. Quoique plus ambitieuse sur le plan de la forma-lisation des instruments méthodologiques, l�approche deRaymond Aron se heurta aux mêmes obstacles.

Dans un article célèbre publié en octobre 1967 dans laRevue française de science politique, Raymond Aronadmit alors son incapacité à parachever le projet d�unevaste théorie générale qu�il avait entrepris avec son monu-mental Paix et Guerre entre les nations 5. Sa référenceétait l�économie politique, discipline qui avec la linguis-tique, était sans doute celle qui, dans le domaine des scienceshumaines, avait poussé le plus avant l�élaborationthéorique. Walras et Pareto, nous rappelait Raymond Aron,avaient très tôt souligné le caractère réducteur de cetteéconomie politique représentant le réel d�une façon sim-plifiée. Mais il ne s�agissait alors que de modèles idéal-type visant à une reconstruction rationalisée et simplifiéedu réel qui ne portait nullement atteinte à la validité d�uneThéorie générale comparable à celle de Keynes. Cettedernière était possible dans la mesure où Keynes avaitdéterminé six variables considérées les unes commeindépendantes, les autres comme dépendantes. L�ambitionaronienne dans Paix et Guerre entre les nations n�étaitpas autre. Son objectif était bien de délimiter le champpropre aux relations internationales en s�attachant à uncaractère spécifique qu�il avait cru trouver « dans la

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4 J.-F. Rioux et alii, Le Néoréalisme ou la Reformulation du ParadigmeRéaliste, in Etudes Internationales, vol. XIX, 1988 p. 65.5 Raymond Aron, Qu�est-ce qu�une Théorie des Relations Internatio-nales ?, in Revue Française de Science Politique, vol. XXVII, n° 5,octobre 1967, pp. 837-861.

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légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs ». Sur cette base, il s�était efforcé deconstruire une théorie qui, selon le jugement de son dis-ciple Stanley Hoffmann, distinguait des catégories et destypes différents et montrait à la fois les régularités au seinde chaque catégorie et les traits spécifiques qui les oppo-saient 6. Or, Raymond Aron arriva à la conclusion qu�iln�était pas possible de construire une telle théorie puisqu�ils�avérait impossible de trouver dans le champ des relationsinternationales des variables dépendantes et indépendantescomparables à celles de l�économie politique. C�est-à-dire qu�il n�était pas envisageable de trouver des facteurssur lesquels agir pour atteindre un objectif déterminé. Pourrésumer, Aron opposait l�économie aux relations interna-tionales dans la mesure où celles-ci ne pouvaient sur-monter les six difficultés suivantes 7 :

1. multiplicité des facteurs interdisant de distinguer ledomaine intérieur du domaine international ;

2. l�Etat, comme acteur principal, ne poursuit pas un butunique défini en termes d�intérêt ou même de sécurité ;

3. absence de distinction entre les variables dépendanteset les variables indépendantes, ce qui aurait suggéré unepossibilité d�influencer le cours des événements ;

4. absence de paramètres comptables comparables auxprincipes de base de l�économie ;

5. absence de mécanisme automatique de restaurationde l�équilibre ;

6. absence de possibilité de prédiction et d�action.

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6 Stanley Hoffmann, Théorie et Relations Internationales, in Revuefrançaise de science politique, mars 1961, p. 427.7 Classification élaborée par Kenneth N. Waltz, Realist Thought andNeorealist Theory, in Journal of International Affairs, vol. 44, n° 1,printemps 1990.

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Ainsi, Raymond Aron considérait-il qu�il n�était pos-sible d�étudier les relations internationales qu�à l�aided�une sociologie définie comme « l�intermédiaire indis-pensable entre la théorie et l�événement » 8. Alors que lesschémas de l�économie politique ne « prêtent pas à réfu-tation en tant que schémas » 9, les relations internationalesn�auto-riseraient pas la construction d�une théorie puisque,la nature même de son objet ne serait pas réductible à uneapproche unique. Aron envisage alors une simple socio-logie destinée « à analyser le sens de la conduite diplo-matique, à dégager les notions fondamentales, à préciserles variables qu�il faut passer en revue pour comprendreune constellation ». Cette conception de l�étude des rela-tions internationales est toujours celle de la quasi-totalitédes politologues français 10. Par des voies complètementdifférentes, les approches réflectivistes ou constructivistesaboutissent aujourd�hui aux mêmes conclusions en refu-sant l�idée que la théorie puisse prétendre à la neutralitéet à l�objectivité. Pour les promoteurs de ces approches,la recherche en matière de sciences humaines avance plusen essayant de comprendre « comment » se construit laperception d�une situation donnée, plutôt qu�en cherchantà apporter une solution au problème analysé.

La position de Raymond Aron posait néanmoins un pro-blème majeur. Il était en effet assez difficile de comprendre

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8 R. Aron, Paix et Guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy,1968, 8e éd., p. 26.9 Ibid.10 Marcel Merle, Le Dernier Message de Raymond Aron : SystèmeInterétatique ou Société Internationale, in Revue Française de SciencePolitique, vol. XXXIV, n° 6, décembre 1984, pp. 1181-1197.

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le choix aronien en faveur d�une sociologie « intermédiaireentre la théorie et l�événement ». Comment concevoir eneffet, cette sociologie sans une théorie préexistante dontelle serait supposée vérifier la validité à l�épreuve desfaits ? La recherche en vue d�élaborer une théorie se pour-suivit donc, principalement aux Etats-Unis. Depuis la findes années 50 et tout au long des années 60, les travauxsur la perception, l�étude des processus décisionnels, lebehaviorisme (qui se proposait d�analyser le comporte-ment des acteurs indifféremment de leur identité) et l�application de la systémique à la compréhension desstructures gouvernant la vie internationale étaientdemeurés des axes majeurs des études internationales.Même si la diversité de ces approches portait du mêmecoup atteinte à la viabilité d�une théorie unique, cette créativité témoignait de la persistance d�un besoin.Logiquement, ce fut donc un Américain, Kenneth Waltz,qui, à la fin des années 70, prit le contre-pied de RaymondAron, en esquissant � non sans dogmatisme, ni outre-cuidance d�ailleurs � l�ébauche d�une théorie générale.

En opposition radicale avec Raymond Aron, KennethWaltz, justifia sa démarche en postulant que « la théorieest un artifice ». Dans un article retentissant publié dansThe Journal of International Affairs, le chef de file desnéo-réalistes, exposa l�argumentaire qui avait été à l�ori-gine de son ouvrage majeur, Theory of InternationalPolitics 11 pour justifier non seulement la faisabilité d�unethéorie mais également sa raison d�être. Reprenant commeAron l�exemple de l�économie politique, il expliquait que

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11 Kenneth N. Waltz, Theory of International Politics, Reading, AddisonWesley, 1979, 250 p.

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le premier pas pour toute discipline consiste à s�inventeren tant que concept distinct de l�objet qu�elle s�estassignée d�étudier en sélectionnant des faits et en les inter-prétant. Une théorie se fonde donc sur le choix de certainsfacteurs jugés plus explicatifs que d�autres et sur ladescription des relations que ces facteurs entretiennententre eux. Une théorie est alors fondée sur une hypothèsequi ne prétend pas être vraie mais seulement utile.

Sur la base de ce postulat, Waltz entreprit de contesterpoint par point chacun des six arguments précités de Aron.Waltz juge ainsi possible de définir les bornes de la dis-cipline en l�isolant du domaine interne, puisque l�inter-national demeure un « milieu anarchique » où les acteursne peuvent compter que sur eux-mêmes. Concernant lacomplexité de ce domaine qui interdirait d�étudier lastratégie des acteurs en fonction d�un but unique, Waltzargumente non sans pertinence que le but de la théorieest justement de rendre intelligible la complexité. L�auteurde Theory of International Politics pousse sa démonstra-tion jusqu�à écrire que, plus la complexité est grande plusle besoin d�être simple (« simple-minded ») est impérieux.A propos de l�argument relatif à l�absence d�identitéscomptables permettant de mesurer les effets d�une théorie,Waltz cite l�exemple d�Adam Smith qui ne se servait pra-tiquement pas d�instruments chiffrés et il en conclut quel�identification de lois ne dépend nullement de leursmesures. Enfin, l�absence de mécanisme automatique deretour à l�équilibre � supposé exister en économie � estpour Waltz une pure vue de l�esprit qui n�est pas partagéepar les économistes classiques eux-mêmes. Il ajoute enoutre que cette absence de mécanisme de retour à l�équi-

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libre est plus le propre de la politique et ne porte nullementatteinte à la justification de la théorie (amenability) et à sonstatut comme science. Enfin, le dernier argument de Aron,l�impossibilité de prédire, est contesté également enréférence à la théorie économique, dont la légitimité n�estpas remise en cause alors que les prédictions des écono-mistes sont rarement vérifiées. Selon Waltz, l�objet de lathéorie n�est donc pas de fournir une prédiction maisd�établir des lois suffisamment générales pour permettrede rendre possible dans un second temps de telles prédic-tions. Ainsi, pour résumer, Waltz considère que les troispremiers arguments de Aron n�ont pas de raison d�être etqu�ils peuvent être résolus. Quant aux trois derniers argu-ments, il récuse le fait qu�ils puissent constituer uneentrave à la construction d�une théorie dans la mesure oùce sont avant tout les éléments permettant de tester etd�appliquer cette théorie.

Kenneth Waltz fut ainsi conduit à considérer qu�unethéorie était envisageable pourvu d�isoler un domaine � lesrelations internationales �, lequel constituait un systèmeautonome et indépendant dont il était possible d�isoler lesprincipes de fonctionnement. Le c�ur de la théorie résidedans l�analyse de l�influence déterministe qu�exercent lesstructures du système international sur le comportementdes acteurs. Pour Waltz, l�analyse du « système » et l�ana-lyse du comportement des unités participant à ce systèmeconstituent en effet deux niveaux différents d�analyse. Lebut de la théorie consiste donc à montrer « comment lesdeux niveaux d�analyse opèrent et interagissent, ce quirequiert de les distinguer. Les définitions de la structuredoivent donc omettre les attributs et les relations des

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unités » 12 La politique étrangère des Etats mais aussi laprise en compte de la nature des régimes politiquesinternes concernent donc l�étude du comportement indi-viduel des unités. La théorie des relations internationales�intéresse, dans cette perspective « waltzienne », exclu-sivement à la structure où se meuvent les unités.

Au-delà de sa véhémence fort peu académique, l�ap-proche de Kenneth Waltz bénéficia du support des derniersdéveloppements de l�épistémologie. La position de Arons�appuyait en effet sur l�argument classique de Spinoza,pour lequel la politique constitue un domaine où « lathéorie passe pour différer le plus de la pratique » 13 Lesdéveloppements de l�épistémologie contemporaine sou-tiennent au contraire la position de Waltz. Popper avaitdéjà établi l�impossibilité d�atteindre une quelconquevérité par induction. Il est certes envisageable de s�enapprocher par « véri-similitudes », mais la démontrers�avère impossible. Jusqu�alors la méthode inductive permettait, sur la base d�informations fondées sur desobservations particulières, d�aboutir à des affirmationsgénérales. Or, affirme Popper, de telles généralisationspeuvent toujours être infirmées. Ce n�est pas parce que lamajorité des cygnes sont blancs que tous les cygnes sont de cette couleur, avait-il l�habitude de prendre pourexemple. C�est « l�illusion inductive » de Lévi-Strauss.La vérité se dérobe toujours et l�intérêt de la connaissanceobjective ne consiste plus tant à atteindre cet absolu inaccessible qu�à fournir une aide à la gestion de l�accu-mulation des connaissances. A la suite de Popper, Thomas

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12 Ibid, p. 40.13 Baruch Spinoza, Traité Politique, Paris, Garnier-Flammarion, 1966,p. 11.

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S. Kuhn 14, et avec lui I. Lakatos puis P.-K. Feyerabend,devaient s�attaquer au faux, préservé jusqu�ici. Ainsiapprit-on que Galilée avait tronqué ses calculs pourrécuser le modèle de Ptolémée. Kuhn en déduisait que le faux n�était pas pourvu d�une existence intrinsèque différente de celle du vrai. L�anarchisme épistémolo-gique était né et avec lui l�idée de « programmes derecherches ». Fondés sur le processus d�accumulation-réfutation, ceux-ci ne prétendaient plus ni au vrai ni aufaux, mais simplement à l�organisation des connaissancesdans un ensemble cohérent. Même leur réfutation n�im-posait plus de les abandonner s�ils demeuraient capablesd�ouvrir des perspectives inédites. Ces programmes dere-cherches progressifs conservaient donc leur utilité aussilongtemps qu�ils restaient en mesure d�apporter desenseignements nouveaux. La « science normale » de Kuhnn�était plus intangible. Elle traduisait seulement un rapportde forces temporaire au sein de la communauté scien-tifique. C�est dans cette optique que Waltz justifie sathéorie qui ne prétend pas être l�approche « vraie » desrelations internationales, mais seulement l�instrumentauquel se rallient les internationalistes qui la juge perti-nente pour aborder certaines problématiques.

La théorie réhabilitée par l�anarchisme épistémologique ne suppose donc pas une connaissance objective de laréalité étudiée. Tout champ d�études comprend trop devariables et par suite, il convient de sélectionner subjec-tivement les données apportant dans les circonstancesprésentes la meilleure opérabilité pour la compréhension

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14 Thomas S. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, Paris,Garnier-Flammarion, 1972, 246 p.

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du tout. Aussi, la théorie, du moins dans l�esprit deK. Waltz, permet de concilier démarche scientifique etcontraintes de l�action, en tenant compte de la spécificitéde cette dernière qui sélectionne subjectivement un certainnombre de paramètres dans la définition d�une stratégieoptimale. Dépassant l�événement, elle l�inscrit dans unensemble qui hiérarchise les priorités. Sélectionner uncertain nombre de facteurs plus explicatifs que d�autres,les organiser, les soumettre à l�épreuve du temps, tels sontdésormais les objectifs de cette théorie du politique quitrouvera sa justification dans sa généralité. Loin de pré-tendre à une impossible neutralité, elle revendique au con-traire le droit à subjectivité 15. Ayant vocation à fournirdes prescriptions pour l�action � la « praxéologie » àlaquelle Aron succombe d�ailleurs dans la dernière partiede son Paix et Guerre entre les nations �, la théorie a pourobjet d�apporter une grille de lecture parmi d�autres de laréalité, avec pour condition de validité, un minimum depermanence dans l�interprétation, et pour limite acceptée,sa possible réfutation dès lors que le changement de cir-constances porte atteinte à la cohérence de l�explication.

En résumé, il existe donc deux approches possibles pourconceptualiser les relations internationales. Pour certains,le domaine ne permet de recourir qu�à une simple socio-logie. Pour d�autres, une théorie peut malgré tout êtreenvisagée, pourvu de respecter l�impératif de parcimonie,

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15 A ce propos, Maurice Duverger pouvait écrire dans l�introductionde sa Sociologie de la Politique (Paris, PUF, 1973) : « plutôt que de chercher à atteindre une objectivité et une neutralité qui sont inac-cessibles au stade actuel du développement des sciences sociales, lesociologue doit être conscient de l�impossibilité de se passer des idéo-logies, afin de limiter la déformation qui en résulte » (p. 26).

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condition indispensable pour permettre à cette théoried�exister indépendamment de son objet. Cet ouvrage neprétend pas trancher le débat. Il s�agira seulement dedresser l�inventaire des recherches poursuivies depuis queles relations internationales se sont constituées en disci-pline plus ou moins autonome, de dégager les lignes deforce séparant les différents courants, d�étudier les évo-lutions à l�intérieur d�une même école de pensée pour,peut-être, parvenir à suggérer d�éventuelles passerellesentre des travaux plus complémentaires que véritablementconcurrents.

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L�HEGEMON RÉALISTE

Le besoin d�étudier les relations internationales avecdes instruments spécifiques, distincts de l�histoire et dudroit, est apparu au lendemain de la Première Guerre mondiale. La première chaire spécialisée fut ainsi créée en1919 à l�Université du Pays de Galles, avant d�être copiéepar les universités américaines. Les relations internatio-nales se constituèrent donc en un domaine autonome derecherche sous l�effet de trois facteurs :

La Première Guerre mondiale et ses treize millions demorts avaient détruit le mythe de « la mission civili-satrice » de l�Occident. La réflexion sur les causes de laguerre et les conditions d�établissement d�une paix durablepolarisèrent donc la discipline naissante sur les méca-nismes de contrôle politique d�une violence toujours prêteà resurgir ;

Les transformations des mécanismes d�équilibre del�Europe du XIXe siècle imposaient de renoncer à l�ana-lyse des seules causes historiques de la guerre. La disci-pline des relations internationales s�assigna pour objectifde remplacer l�analyse événementielle de l�histoire diplo-matique par une vision plus sociologique ; il s�agissaitdonc d�étudier l�influence des « forces profondes » sur lecomportement des acteurs ;

Enfin, le refus des Etats-Unis de tenir le rôle qui leur in-combait à la suite de leur intervention déterminante de 1917fut à l�origine d�une réflexion plus générale sur le rôle dela puissance et sur les finalités de l�action diplomatique.

Ces trois raisons contribuèrent donc à façonner l�ob-jet des relations internationales comme un domaine

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autonome, distinct de la politique intérieure des Etats etobéissant à des règles propres. La nouvelle discipline futdonc dissociée de la politique interne : à l�ordre régnantà l�intérieur des Etats fut opposé le désordre « naturel »observable dans la « jungle » internationale. Il en résultaque les relations internationales se focalisèrent priori-tairement sur le comportement des Etats, sur leurs intérêtsà agir et sur la guerre � leur moyen d�action spécifique �dans un environnement fondamentalement anarchique.Cette approche qualifiée de « réaliste », par opposition àl�idéalisme des promoteurs de la Société des Nations, futlongtemps considérée comme l�unique manière d�aborderles questions internationales. En quatre-vingt années d�existence, le réalisme focalisa ainsi toutes les critiques,qui s�attaquèrent aussi bien à son caractère réducteur (dufait de la distinction arbitraire établie entre l�interne etl�international) ou à son pessimisme congénital (puisqueles relations internationales « se déroulaient toujours àl�ombre de la guerre », selon l�expression célèbre deRaymond Aron).

Les évolutions internationales comme le bien-fondé decertaines de ces critiques imposèrent donc au réalismed�évoluer. Cependant, même si le réalisme se transformasouvent radicalement, il conserva intacte sa matrice dis-ciplinaire. Cette fidélité à ses origines lui permit ainsi dedemeurer l�hegemon de la discipline face à toutes lesthéories alternatives qui, aujourd�hui encore, se définissentpar rapport à lui pour se justifier 16.

16 Voir sur ce point l�article très polémique de Jeffrey W. Legro etAndrew Moravcsik, Is Anybody Sill a Realist ? in InternationalSecurity, 24 : 2, Fall 1999.

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Le réalisme classique

A ses origines, la théorie des relations internationales nes�interrogea pas véritablement sur les instruments épisté-mologiques dont elle se servit. La théorie naissante se fixaseulement pour objectif de découvrir et d�étudier les impli-cations des « lois objectives » régissant le comportementdes nations les unes avec les autres. « La politique commela société en général est gouvernée par les lois objectivesqui ont leurs racines dans la nature humaine » pouvaitainsi écrire Hans J. Morgenthau 17. Les paradigmes duréalisme, qu�il conviendrait sans doute mieux d�appeler « matrice disciplinaire », furent alors posés comme desconstatations d�évidence s�imposant à l�observateur. Fortlogiquement, l�école néoréaliste � qui se présentera ulté-rieurement comme un retour à ces valeurs premières �conservera cette matrice disciplinaire et se contentera d�amender les conséquences axiomatiques qui en déri-vaient. Cependant, réalisme et néo-réalisme divergèrentprofondément quant à l�utilité de la théorie, les réa-listes l�envisageant prioritairement comme une simple « praxéologie », destinée à guider les choix raisonnableset rationnels des acteurs internationaux.

La matrice disciplinaire

La communauté scientifique naissante s�entendit très rapi-dement sur un certain nombre de postulats qui découlaienta priori de l�histoire diplomatique traditionnelle. Domaine

17 Hans J. Morgenthau, Politics among Nations, The Struggle forPower and Peace, New York, Alfred Knopf, 1985, 6e éd., 688 p.

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dans lequel aucun pacte social n�avait pu être conclu (réac-tion à la SDN), les relations internationales restaient mar-quées par l�état de nature. Le recours à la violence étaitconsidéré comme l�expression normale de l�antagonismedes souverainetés. Le réalisme se présenta donc commeune réfutation de la vague pacifiste qui suivit la fin de laPremière Guerre mondiale qui envisageait la possibilité dedépasser l�état de nature (rejet de l�idéalisme wilsonnien)et érigea l�intérêt égoïste des nations comme le mobile àagir dans l�ordre � ou le désordre � international (refus del�isolationnisme républicain).

� Le paradigme de l�état de nature

La théorie de l�état de nature revenait à se situer dans lalignée de Hobbes. Selon l�auteur du Léviathan, l�état denature caractérisait la situation antérieure à la signature duPacte social, à l�époque mythique où les hommes vivaientlibres et disposaient du droit de recourir à la force pour sefaire justice. Lassés des exactions des plus forts, soucieuxde se rassembler en une communauté organisée, ces primi-tifs ressentirent le besoin d�abandonner une part de leurliberté originelle au profit d�une entité supérieure, déposi-taire exclusive du droit de recours à la force. L�Etat étaitné et avec lui, la société. Les hommes déposèrent les armeset attribuèrent à cette autorité suprême le « monopole de laviolence physique légitime » selon l�expression de MaxWeber. L�Etat, « réducteur de risques » selon la formule deHobbes, se voyait donc investi des pouvoirs de justice etde police. Tout l�objet de la philosophie hobbesienne serade définir les conditions de survie de cet Etat et partant,les conditions d�existence de la société civile ainsi créée.

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Considérant que par nature l�homme est égoïste et cal-culateur, Hobbes envisage qu�il ne s�associe à ses sem-blables que par peur. C�est donc par intérêt que l�hommerenonce à sa liberté et c�est toujours au nom de cet intérêtqu�il respecte le Pacte social. La naissance de la société esttributaire de la création en préalable d�un Etat détenteurdes droits originels de l�homme. La survie de la sociétépasse donc par la survie de l�Etat qui doit, pour ce faire,veiller à éliminer toute résistance à son autorité.Dépositaire d�une souveraineté absolue, l�Etat ne disposecependant pas d�un pouvoir sans limites. Même chez lesplus rigoristes théoriciens de l�absolutisme, l�autoritéroyale est conditionnée par le respect de l�obligation d�assurer la sécurité qui incombe à l�Etat. Dans leschapitre XIV et XXI du Léviathan, Hobbes développa leconcept de droits inaliénables, la mission première dusouverain � et la justification de son pouvoir � étant d�assurer la protection des citoyens. L�Etat tire donc salégitimité du pacte qui le fonde et qu�il doit respecter.Avant Hobbes, Bodin, qui tout en considérant que l�Etatétait au-dessus des lois civiles, soumettait la puissance dela loi au respect du droit à la sûreté, premier des droitsnaturels. Les doctrines de droit divin assujettissaient doncla toute-puissance royale aux lois de Dieu, aux règles dela justice naturelle et aux lois fondamentales de l�Etat 18.

En matière de relations d�Etat à Etat, la tradition réalisteopposa néanmoins par facilité l�ordre interne au désordreinternational. Le champ des relations entre les nations futainsi considéré comme le domaine où l�état de nature et

18 Blandine Kriegel, La République Incertaine, Paris, Quai Voltaire,2e éd., 1992, pp. 8-9.

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la loi de la jungle continuaient à prévaloir. Bien plus, l�autorité dont l�Etat était investi lui faisait obligation dedéfendre les intérêts de ses mandants à l�extérieur. Ledroit de guerre (« jus ad bellum ») faisait donc dès l�ori-gine partie intégrante des fonctions régaliennes duLéviathan. Comme le constata Armelle Le Bras-Chopard,ce droit de guerre (« jus ad bellum ») fut pour l�essentielenvisagé à travers le droit de la guerre (« jus in bello »)qui, seul, pouvait être réglementé : « le jus ad bellum, ledroit de déclencher une guerre, qui pose le problème dela légitimité d�une guerre précise, même s�il n�est jamaisnégligé, s�efface au profit du jus in bello qui renvoie lui (... à la seule) légalité dans la guerre » 19. L�Etat ne pouvaitdonc être soumis à aucune règle instituée en dehors delui. La possibilité de créer un quelconque droit interna-tional n�était pas abandonnée pour autant, puisque l�intérêtde l�Etat pouvait justifier l�émergence d�une telle normeet que sa souveraineté est, à l�extérieur, un « pouvoir deconsentement ». Mais dans le même temps, cette normefondée sur l�intérêt pouvait également être transgressée,aucune autorité extérieure à l�Etat ne pouvant l�obliger àrespecter sa parole.

Ainsi Max Weber en arrivera-t-il à considérer que si « la violence n�est pas l�unique moyen normal de l�Etat »,elle constitue néanmoins « son moyen spécifique » 20 Dansses rapports avec la société interne, l�Etat est ainsi consi-déré comme « l�unique source du droit à la violence », lesindividus ou les groupes n�ayant le droit d�y recourir que

19 Armelle Le Bras-Chopard, La Guerre. Théories et Idéologies, Paris,Clefs, 1994, p. 38.20 Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959, p. 112.

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dans la mesure où l�Etat le tolère. Dans les relations entreEtats, le droit de guerre est donc à la fois la cause de l�étatde nature et sa conséquence. Sans aller jusqu�à justifieravec Hegel la guerre comme « une nécessité spirituelle despeuples » pour les empêcher d�être esclaves, les réalistesconsidéreront avec Raymond Aron que la spécificité desrelations internationales devait être trouvée « dans lalégitimité et la légalité du recours à la force armée de lapart des acteurs » puisque, « dans les civilisationssupérieures, ces relations sont les seules parmi toutes lesrelations sociales qui admettent la violence comme nor-male » 21. Et Aron de poursuivre en spécifiant que « la vieen commun d�Etats souverains peut être plus ou moinsbelliqueuse. Elle n�est jamais essentiellement ou défini-tivement pacifique. Exclure l�éventualité de la guerre,c�est enlever aux Etats le droit de demeurer juges endernier recours de ce qu�exige la défense de leurs intérêtsou de leur honneur ». Dans la mesure où les Etats se dotentde forces armées pour assurer leur sécurité, et alors que cesmêmes Etats se reconnaissent mutuellement le droit derecourir à la force, la guerre est donc légitimée et lerecours à la violence légalisé. L�idéal kantien d�un mondepacifié par l�institutionnalisation de la paix s�avérait sansobjet pour les réalistes qui considéraient, au contraire, queseule la légitimation de la violence permettait de délé-galiser les manifestations de la force. La simple possibilitéd�un bannissement de la guerre devenait même, dans lalogique de l�état de nature, antinomique avec le butsouhaité.

21 Raymond Aron, Qu�est-ce qu�une Théorie des Relations Internatio-nales ?, op. cit., p. 843.

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� Le paradigme de l�intérêt

Machiavel fut la seconde référence des réalistes. En cesens, ceux-ci prirent la suite des utilitaristes du XVIIIe sièclequi récusaient toute référence à un droit naturel s�impo-sant aux Etats. L�idée de valeurs supérieures à l�intérêtdes Etats est étrangère au réalisme. S�il existe des loisnaturelles, c�est, nous explique David Hume dans sonessai De l�équilibre publié en 1741, parce qu�ellesreprésentent des conventions utiles pour la stabilité desconcessions et des avantages acquis : « les hommes, res-pectent leurs engagements parce que tel est leur intérêt et parce qu�ils en ont l�habitude. » Comme l�intérêt avaitdéjà servi de ferment chez Hobbes à la conclusion duPacte social, il devait en outre servir de ligne de conduitedans les rapports mutuels des Etats. Aucune nation nepouvant être crue au-delà de son intérêt, selon l�aver-tissement légué par Washington dans son testament, lespremiers réalistes américains furent très logiquementamenés, avec Nietzsche, à considérer l�Etat comme « lepremier parmi les monstres froids ».

La référence à Machiavel n�était cependant pas conçuedans l�esprit des réalistes comme un blanc-seing accordéaux Etats pour poursuivre n�importe quelle politique.Comme le recours à la violence avait été légitimé par lesimpératifs de la survie entre des acteurs concurrents dis-posant de moyens identiques, le recours à l�intérêt était luiaussi conditionné : une nation égoïste devait prendre enconsidération les intérêts concurrents des autres nations.La réciprocité, c�est-à-dire, l�acceptation d�un sacrifice àcourt terme en vue de préserver l�intérêt à long terme desEtats, fut ainsi érigée en principe fondamental de la vie

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internationale. A ce titre Robert Jervis put définir cetteréciprocité comme un mécanisme permettant aux Etatsd�accepter des concessions dans des circonstances parti-culières pourtant peu favorables à la collaboration 22. Lareconnaissance de l�intérêt participait également au besoinde mettre en �uvre une politique aussi « raisonnable etrationnelle » que possible. Une fois de plus, la reconnais-sance mutuelle entre les Etats des mêmes impératifs devaitleur permettre d�assurer entre eux une cohabitation plus oumoins stable. Le droit de recours à la force ne pouvaitdonc se comprendre que par la nécessité faite aux Etatsd�assurer leur survie. Le but légitime servait donc, dans lemême temps, de justification aux moyens. Le Prince avaittout loisir d�être « renard ou lion » comme l�y invitaitMachiavel, mais la force ou la ruse ne le libérait pas detoute morale. Même si dans la pensée de Machiavel, cettemorale n�a pas de rôle du fait de la nature « obligatoire-ment méchante des hommes », la liberté accordée auPrince devait être placée au service d�une finalité précise,servant les intérêts de l�Etat. Dans la Florence de laRenaissance, il s�agissait de l�unité italienne. Dans la pen-sée des réalistes, il s�agissait de garantir la survie de l�Etat.Ainsi étaient donc réconciliées l�éthique de la convictionet l�éthique de la responsabilité de Max Weber. L�hommed�Etat ne peut certes agir, au même titre que les pacifistes,avec la simple conviction qu�une finalité supérieure lelibère des contingences du moment. Aussi, le gouver-nant doit se comporter en fonction d�une éthique de la

22 Robert Jervis, Security Regimes, in : Stephen D. Krasner,International Regimes, Ithaca and London, Cornell University Press,1983, p. 182..

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responsabilité, laquelle n�a cependant de raison d�être que s�il est convaincu de la légitimité de son action et s�ilconserve, malgré les aléas du quotidien, un idéal fondé surles intérêts de l�Etat dont il a la charge.

L�intérêt fut donc érigé comme unique justificatif à l�action internationale. Il s�agissait ici d�une conséquencelogique de l�état de nature et ce primat de l�intérêtdécoulait donc de la négation de l�utopie légaliste deWilson d�une Société des Nations comme instrument dedépassement de l�égoïsme des nations. Mais la dénonciation de cette conception utopiste de la diplomatie américaine était également dirigée contre le fort courantisolationniste des Républicains (« America first »), dont lavision étroite de l�intérêt récusait les obligations découlantde la nouvelle répartition de la puissance à l�échelle mon-diale. Comme les autres nations, les Etats-Unis avaienteux aussi des intérêts à défendre et les premiers réalistes(le Britannique Edward H. Carr et le pasteur ReinholdNiebuhr) soulignèrent à loisir le paradoxe d�une diplo-matie américaine dissimulant des intérêts inavoués derrière le paravent de la vertu démocratique. La sphèreextérieure, affirmaient-ils, restait le domaine privilégiéd�affrontements entre des ambitions antagonistes, tournéesvers la recherche de la puissance, laquelle est destinée àassurer la sécurité des Etats. Nier cette évidence, fût-ce au nom de l�idéal d�un monde pacifié, déboucherait obli-gatoirement sur un résultat contraire au but souhaité dans la mesure où cet état d�esprit interdirait de recouriraux principes de l�équilibre � la « balance of power » �,l�unique instrument susceptible d�apporter un minimum destabilité par la conciliation des intérêts reconnus commelégitimes par les Etats entre eux.

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Les conséquences axiomatiques

Les conséquences axiomatiques découlent des paradigmesinitiaux mais, contrairement à eux, ne sont pas frappées dusceau de l�interdit et peuvent donner lieu à interprétation.Ces conséquences axiomatiques ne sont donc pas immu-ables et varient en fonction des auteurs. C�est donc le corpusdoctrinal donnant lieu à exégèse et à dépassement que l�onpeut rassembler autour de deux théorèmes : le théorèmede la centralité de l�Etat et le théorème de l�impossibilité.

� Le théorème de la centralité de l�Etat

Pour les réalistes, tout est politique et l�intervention del�Etat permet d�objectiver les multiples demandes du corpssocial. L�Etat représente ainsi cet ordre parfait défini parAristote, même si la vision du monde pessimiste des réa-listes ne leur permet pas de considérer avec le philosophegrec que l�homme est un animal politique aspirant au bon-heur. Au contraire, l�homme étant un loup pour l�homme,le rôle de l�Etat n�est pas de veiller au bonheur mais de lutter contre l�anarchie. Ainsi le Pacte social qui transmetau prince la souveraine liberté de ses mandants devientl�instrument unique de résorption des désordres. L�exer-cice des prérogatives absolues de la souveraineté est donc considéré comme le moyen exclusif de contrôle del�anarchie naturelle tant sur le plan interne que dans lechamp des relations extérieures.

Facteur d�instabilité, la souveraineté devient par lamême occasion l�unique instrument susceptible de contrô-ler les débordements de la violence en la soumettant à la

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logique unitaire de l�Etat, arbitre des intérêts particuliers.Ainsi faut-il comprendre le succès des thèses deClausewitz auprès des réalistes, et plus particulièrementchez Raymond Aron.

Souvent cité, encore plus souvent mal compris,Clausewitz passa longtemps pour ce qu�il n�était pas. Sacélèbre formule, « la guerre n�est pas seulement un actepolitique, mais un véritable instrument politique, unepoursuite des relations politiques, une réalisation decelles-ci par d�autres moyens » 23, ne peut en aucun casêtre considérée comme une apologie de la violence.Réalisation de la politique par d�autres moyens, la guerreétait au contraire un des instruments du politique et devaitde ce fait être contrôlée par la rationalité du politique.Elle n�a d�utilité qu�au regard de l�enjeu fixé raisonnable-ment par la politique, c�est-à-dire dans l�intérêt de lasociété toute entière. Toute l�ambition de Clausewitz futdès lors de subordonner le guerrier au politique de façonà éviter les débordements d�une violence gratuite. Certes,la guerre est bien « une manifestation de violenceabsolue » et « il n�y a pas de limite à la manifestation decette violence ». Clausewitz fut même le premier à parlerd�ascension inéluctable aux extrêmes puisque « chacundes adversaires fait la loi de l�autre, d�où une actionréciproque qui, en tant que concept, doit aller auxextrêmes ». Cependant, la finalité de ce recours à la vio-lence ne pouvait se justifier que par et pour le politique.Les buts de la guerre ne sont en aucun cas la destructionde l�ennemi mais au contraire « la soumission de l�adver-saire » à sa volonté politique. Et Clausewitz d�en conclure

23 Carl von Clausewitz, De la Guerre, Livre VIII, Chapitre VI, Paris,Les Editions de Minuit, 1992, pp. 701-710.

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que si la guerre « résulte d�un dessein politique, il estnaturel que ce motif initial dont elle est issue demeure la considération première et suprême qui dictera sa conduite ». Si la guerre n�est plus que la continuation dela politique par d�autres moyens, c�est que cette dernièresoumet à son autorité les attributs de la puissance militaireet s�en sert pour parvenir à ses fins. Comme l�expliqueraRaymond Aron, la paix et non la victoire est ainsi le butultime de la guerre, puisque la paix est l�idée directrice dupolitique quand la victoire n�est qu�un des moyens pourl�atteindre.

Soulignant à l�envi l�impératif de compatibilité desmoyens de la guerre aux buts de la politique, Clausewitzinfluença très largement les théoriciens réalistes qui trou-vèrent en lui un double argumentaire. La soumission de lasphère militaire à la sphère politique leur permit d�abordde poser la nécessité de contrôler les débordements de laviolence en la soumettant à la logique unitaire d�un Etatsupposé raisonnable. Dans le même temps, Clausewitzdevait leur permettre de justifier ce droit à l�excès, reconnuau politique du fait de l�état de nature toujours présentdans les relations internationales, en misant sur la raisonsupérieure de l�Etat et sur sa sagesse.

L�irruption du nucléaire porta, il est vrai, singulière-ment atteinte aux thèses clausewitziennes. La monstruo-sité des pouvoirs de destruction de l�atome semblait briserla nécessaire compatibilité des moyens du militaire au butdu politique. La montée aux extrêmes déjà jugée inévitablepar Clausewitz, jointe aux capacités d�annihilation totaledu nucléaire, rompait le principe de soumission desmoyens du militaire aux buts du politique. L�après SecondeGuerre mondiale, encore qualifiée par certains d�ère

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stratégique � en opposition à l�ère post-stratégique del�après-guerre froide � modifia nombre d�analyses plusclassiques et les relations internationales furent souventenvisagées sous l�angle « diplomatico-stratégique ». Cepen-dant, la dissuasion nucléaire, et la paix à peu près stablequi en résulta (la pax atomica) permirent à la doctrine derevenir au cadre classique mis en place par Clausewitz. Ace titre, Raymond Aron qui s�était fait l�ardent défenseurde Clausewitz et qui lui consacra un monumentalouvrage 24, en arriva à considérer qu�à l�ère de l�atome, « c�est la guerre qu�il faut sauver, autrement dit la possi-bilité d�épreuves de forces armées entre les Etats et nonla paix éternelle qu�il faut instaurer par la menace constante de l�holocauste nucléaire » 25.

Puisque la force est le « moyen spécifique de l�Etat », ilest alors impossible de fonder sur le droit une éventuellesociété internationale. « Monstre froid », l�Etat ne sauraitsupporter une quelconque atteinte à son libre arbitre qui, enl�état des relations internationales ne pourrait déboucherque sur un déferlement incohérent de la violence. Uniquerempart contre l�anarchie aveugle, l�Etat contrôle donc laviolence par le libre usage de sa force qui soumet les dés-ordres de l�état de nature à l�ordre de sa puissance. End�autres termes, comme le résume magistralement JohnKeegan, il s�agit donc de délégaliser les manifestations dela force par la légitimation de la violence 26. Ce qui n�est « ni

24 Raymond Aron, Penser la guerre : Clausewitz, Paris, Gallimard,1976, 2 tomes.25 Raymond Aron, Paix et Guerre..., op.cit., p. 626.26 John Keegan, Histoire de la Guerre du Néolithique à nos Jours,Dagorno, 1996.

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la première ni la pire des ruses de la Raison », conclutAron.

Il convient ici de remarquer que l�approche réalisteignora autant les enseignements du droit international,qu�elle se situa à l�écart des grands débats théoriques quise déroulaient dans le champ des autres sciences sociales.En considérant la souveraineté comme un absolu, le réalisme se référait à une conception de ce concept abandonnée de longue date par les juristes. En outre, « lalégalité et la légitimité du recours à la force », considéréespar Raymond Aron comme la principale caractéristique dela vie internationale, ne tenait absolument pas compte detoutes les avancées du droit international qui visaient àencadrer l�activité guerrière des Etats. Parallèlement, leprimat du politique amena les réalistes à récuser les instru-ments théoriques sur lesquels se fondaient les sciencessociales de leur époque. En réaction au structuralisme, lethéorème stato-centrique revendiqua ainsi l�autonomiepleine et entière du politique. L�Etat fut ainsi considérél�acteur principal de la vie internationale et l�unique sourcede légitimité, soumettant les intérêts particuliers à l�intérêtgénéral qu�il représentait. Enfin, cet Etat ne fut jamaisdéfini par les réalistes qui négligèrent sa nature (Etat-nation ou Etat-cité, Etat fédéral ou confédération...) et sesstructures internes pour ne s�attacher qu�à ses capacitésd�action. La méthode du réalisme fut donc essentielle-ment empi-rique et positiviste, ce qui pouvait se justifierpar le fait qu�il constitua une première étape dans la conceptualisation de l�activité internationale.

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� Le théorème de l�impossibilité

Cette expression empruntée à Richard Ashley 27 représenteles conceptions pessimistes et conservatrices du réalismepour lequel la violence des relations internationales trouvait ses origines dans l�impossibilité où est placéel�humanité de satisfaire ses besoins. C�est parce que lesbiens sont rares, fondement de la science économique,qu�il convient d�optimiser l�emploi des ressources pouratteindre les objectifs fixés par l�action politique.

L�état de nature trouverait, en effet, ses origines danscette impossibilité pour le genre humain d�assouvir latotalité de ses besoins. Incapable de subvenir aux attentesde tous les hommes, la nature imposerait cette lutte sansfin de l�homme pour sa survie et ce conflit permanententre des intérêts obligatoirement antagonistes. L�hommeserait donc condamné au calcul permanent qui lui permetainsi de définir « l�ophélimité » de sa démarche. Touteaction sera poursuivie aussi longtemps que les bénéficesattendus sont supérieurs aux coûts de l�entreprise.Inversement, l�investissement de moyens limités serainterrompu quand le coût l�emportera sur le bénéficeattendu. Le théorème de l�impossibilité permettrait doncde fixer les conditions d�un calcul raisonnable et rationnel� l�obsession des réalistes � visant à soumettre la passiondésordonnée au cadre normatif de l�intérêt.

Les réalistes apparaissent donc imprégnés par un pes-simisme congénital. Reinhold Niebuhr, l�un des fonda-teurs de l�école, pasteur de son état et marqué par l�éthique

27 Richard Ashley, The Poverty of Neo-realism, in InternationalOrganization, 38 (2), printemps 1984, pp. 226-286.

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protestante, ira jusqu�à expliquer dans Moral Man andImmoral Society 28 que le péché lié à la nature de l�hommeest amplifié par la vie en société. Cependant si l�hommeest par nature égoïste et calculateur, il peut parfois êtreatteint par la grâce divine. Son libre arbitre lui permetmême d�être accessible à la raison, ce qui n�est mal-heureusement jamais le cas des groupes humains pris dansleur ensemble. L�Etat est donc par définition amoral.Ultérieurement dans un autre ouvrage, publié en 1952,The Irony of American History 29, il dénoncera avec vigueurl�inadéquation de la diplomatie américaine qui s�étaitorganisée autour de conceptions morales alors que ledevenir du monde ne laissait place qu�à une lutte perma-nente pour la puissance. Tout aussi véhémente fut l�ap-proche du Britannique Edward Carr qui, dans The TwentyYears Crisis 30, étudia la montée en puissance des Etats-Unis et leur accession au statut de grande puissance. Sonapproche consista dans un premier temps à dénoncer lesgrandes conceptions humanistes susceptibles de dépasserl�état de nature. Il s�en prit ainsi aux illusions du libéra-lisme classique qui, au nom de l�harmonie générale desintérêts, voyait dans le commerce international le meilleurmoyen de parvenir à la paix, « le paradis du laisser-faire ». Les libéraux qui rêvaient d�une vaste « Républiqueuniverselle des échanges » envisageaient que seul l�en-richissement mutuel puisse être source de solidarité. A

28 Reinhold Niebuhr, Moral Man and Immoral Society. A Study inEthics and Politics, New York, Scribener�s, 1947, 284 p.29 Reinhold Niebuhr, The Irony of American History, Londres, Nisbet,1952, 152 p.30 Edward H. Carr, The Twenty Years Crisis, 1919-1939. AnIntroduction to the Study of International Relations, New York, Harperand Row, 1964, 3e éd., 239 p.

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l�opposé du mercantilisme, le commerce était perçucomme un substitut possible à la violence en vue de per-mettre la résorption des désordres. En fait, pour Carr, et auvu des perturbations économiques de l�entre-deux-guerres,« l�harmonie générale et fondamentale des intérêts »demeurait une utopie. De même, critiqua-t-il le « cosmo-politisme » de la diplomatie de Wilson qui, sous couvertd�idéal, ne faisait que poursuivre les intérêts spécifiquesdes Etats-Unis. « Les supposés principes absolus et uni-versels ne sont en fait absolument pas des principes maisla représentation inconsciente d�une politique nationalefondée sur une représentation particulière de l�intérêtnational à un moment donné. Peut-être y-a-t-il un intérêtcommun à maintenir l�ordre que ce soit à l�internationalou à l�intérieur des nations. Mais sitôt que l�on essaied�appliquer ces supposés principes abstraits à une situation concrète, ils se révèlent comme le déguisementtransparent d�intérêts égoïstes » 31. Aussi en arrivait-illogiquement à considérer « qu�en un sens, la politique esttoujours politique de puissance ».

Ces ouvrages, qui marquèrent profondément les originesde la théorie, correspondaient à l�adaptation du thèmecher aux Américains des années 20 qui, dans l�obligationde quitter l�Eden du Nouveau Monde, étaient condamnésà accepter la corruption ambiante ou à la récuser en vivanten marge. La seconde solution fut choisie. C�était donc unavertissement que les réalistes adressaient à leurs conci-toyens en leur enjoignant de renoncer à leur conception « théologique, morale et folklorique » 32 du monde selon

31 Ibid., pp. 87-88.32 Henry Kissinger, Les Fondements de la Politique Extérieure desEtats-Unis, in Politique Etrangère, décembre 1982, n° 4, p. 918.

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l�expression d�un autre réaliste, Henry Kissinger. Accédantà la puissance, les Etats-Unis étaient sommés de renon-cer à l�idéalisme des Pères fondateurs afin de prendre conscience de la primauté de l�intérêt comme uniquemobile à agir dans l�ordre international. Cette conceptionimposait donc de renoncer aux grands sentiments pourdécouvrir l�intérêt spécifique sous-entendant chaqueengagement diplomatique.

Le théorème de l�impossibilité dévoile en outre le sys-tème de valeurs des réalistes. Libéraux d�un point de vuepolitique, ils dénoncent le libéralisme économique, tout enétant de fait défenseurs de la libre entreprise. Le mondequ�ils imaginent est un univers violent où la force est utilisée pour la satisfaction d�intérêts égoïstes. Cependant,dans la lignée de la vision utilitariste empruntée à DavidHume, ils sont amenés à considérer la puissance selonune conception agrégative par laquelle s�effectue unehiérarchisation des Etats en fonction de leurs capacités àagir dans la vie internationale. L�anarchie des rapportsinternationaux n�est donc pas totale. Comme la centralitéde l�Etat avait déjà servi à rationaliser les demandes, cettehiérarchie des Etats permet alors d�envisager la créationd�un ordre des nations par lequel les plus puissantes parviennent à transformer leur force en droit.

Praxéologie

Ainsi Raymond Aron intitule-t-il la quatrième et dernièrepartie de Paix et Guerre entre les Nations. Cette praxéo-logie tire les conséquences des principes qu�il a étudiés en

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tentant de trouver la manière de les mettre en pratique. Ils�agit alors d�aborder les implications normatives conte-nues dans toute théorie en définissant un certain nombrede préceptes fondés sur les régularités observées. Morgen-thau érigera la « balance of power » en instrument derégulation des désordres internationaux. Contestant la conception restrictive de cette « balance of power » deson prédécesseur, Raymond Aron pour sa part, s�attacheraaux « équivoques de la souveraineté » pour tenter dedéterminer dans quelle mesure l�anarchie naturelle desrelations internationales peut trouver un début de régula-tion dans une société d�Etats vivant sous la menace permanente de la guerre.

� La « balance of power » chez Hans J. Morgenthau

La notion « d�équilibre » ne traduit qu�imparfaitement leconcept de balance of power, par lequel le plus célèbre desréalistes américains définissait le mécanisme régulateurdes désordres internationaux. Politics among Nations, sonplus célèbre ouvrage, publié en 1948, se présenta à ce titrecomme une tentative de définition des règles de conduiteobjectives d�un bon diplomate, dont la mission consiste àéquilibrer les besoins de la puissance avec les aspirationsen faveur de la paix. L�analyse réaliste n�est pas, rappe-lons-le, belliciste. Si elle se réfère à Hobbes et Clausewitz,ce n�est pas pour justifier le recours perpétuel à la vio-lence. Son objectif est tout au contraire de préserver unepaix fragilisée par les aspirations concurrentes de la puis-sance. Le réalisme politique repose ainsi chez Morgenthausur cinq principes :

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1. la politique est gouvernée par les lois objectives quitrouvent leurs origines dans l�imperfection du monde etdans la nature de l�homme ;

2. l�intérêt est le principal référent de l�action interna-tionale ;

3. toute théorie des relations internationales doit éviterde prendre en considération les motivations idéologiqueset les émotions des acteurs, deux données trop instables ;

4. une politique étrangère est considérée comme bonnequand elle minimise les risques et maximise les profits ;

5. la tension entre les exigences de succès de l�actionpolitique et les lois morales non écrites qui gouvernent lemonde est inévitable.

Si la politique internationale est avant tout une lutte pourla puissance, la paix peut néanmoins être préservée par lesmécanismes de l�équilibre. La définition de l�équilibre,qui d�après la physique ne peut être obtenu que par l�actionde forces qui ne s�annulent qu�en s�opposant, supposedétermination et souplesse. David Hume, qui avait étésous-secrétaire d�Etat au Foreign Office, avait déjà con-sacré en 1741 l�un de ses Essais Moraux et Politiques àcette définition. Le concert européen hérité des traités deWestphalie lui inspira une première définition, selonlaquelle l�équilibre était la prudence nécessaire aux Etatspour préserver leur indépendance et ne pas être à la mercid�un Etat disposant de moyens supérieurs. Fondamentale-ment, la « balance of power » est donc un principe défen-sif au titre duquel un Etat doit intervenir dans une guerreentre deux autres Etats « non seulement sur la base d�uneidentification ou bien par sens de la justice, mais seulementpour défendre le côté le plus faible, celui qui autrement

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perdrait la guerre et risquerait d�être absorbé... Par voiede conséquence, le concept d�équilibre tend à maintenir lapaix puisqu�il rend illusoire l�espoir qu�un camp puissetirer parti d�une victoire totale dans n�importe quelleguerre ». Un égoïsme intelligent permettrait donc dedépasser l�état de nature par de subtiles associations tem-poraires d�intérêts par lesquelles les Etats devraient veillerà ne jamais permettre qu�une nation dispose de moyenstels qu�il lui serait possible de dominer les nationsvoisines 33. Ce souci de préservation, « l�objectif ultime dechaque Etat », fut ensuite développé par Nicolas Spykmandans un livre intitulé International Politics publié en 1933,ouvrage qui servit de passerelle avec l��uvre deMorgenthau en vue de la définition de ce mécanisme régu-lateur de l�anarchie par la répression de toute aspiration aupouvoir mondial.

La démarche de Morgenthau n�était donc guère origi-nale. En fait, il synthétisa les apports antérieurs en pro-posant une sorte de décalogue pratique pour la conduitedes affaires extérieures. L�intérêt défini en termes de pou-voir constitua la pierre angulaire de son raisonnement. « Le principal critère du réalisme en politique interna-tionale est le concept d�intérêt défini en termes de puis-sance » 34. Les critères de la puissance firent l�objet delongs développements. Morgenthau ne se contentad�ailleurs pas de la définir par des éléments matériels (lesressources, l�espace, le dispositif militaire, les hommes...).Il envisagea également des critères immatériels tels le

33 David Hume, Essais Politiques, trad. fr., Paris, Vrin, 1972, 365 p.34 Hans J. Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 13.

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caractère national, la qualité du gouvernement ou de ladiplomatie. Aussi n�était-il jamais très éloigné de la défi-nition que donna Fernand Braudel de la puissance à savoirla capacité d�une nation pour créer une conjoncture quilui est favorable. Cependant, Morgenthau entra peu dansun débat purement théorique. La puissance n�était pour luiqu�un déterminant d�une politique menée de manière opti-male puisque, « quels que soient les buts ultimes de lapolitique internationale, la puissance est toujours sonobjectif premier » 35 Dès lors, ce concept permettait deconcevoir une diplomatie efficace à travers la définition decritères rationnels qui optimisaient les profits en mini-misant les risques, compte tenu des capacités de chaqueEtat par rapport à ses voisins. La puissance était donc pourMorgenthau à la fois une finalité et un moyen. La poli-tique internationale devait alors être envisagée comme unmécanisme permanent et empirique d�ajustement entre lesmoyens et les objectifs de tous les Etats, la finalité ultimeétant, comme chez Spykman, la survie et la préservation.

Pour y parvenir, Morgenthau recensa quatre méca-nismes d�équilibre. Le premier était le principe classiquedes Empires consistant à diviser pour régner. Le secondétait propre à tous les Etats qui font reposer leur survie surleurs capacités à se défendre par des mécanismes de dissuasion. Le troisième était le principe de compensa-tion, dont le « concert européen » constitua le meilleurexemple. Enfin, les alliances constituaient le quatrièmeet dernier instrument de cet équilibre.

Comme ses prédécesseurs, Morgenthau se défiait doncde l�idéal ou de la morale qui ne servent jamais qu�à

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35 Ibid., p.15.

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occulter les intérêts des Etats. La diplomatie ne peut êtreconduite à la manière d�une croisade mais doit, pour êtreefficace, être mise au service de la préservation de la paix.Cette finalité de l�action diplomatique est envisageablepar l�ajustement des intérêts. L�état de nature n�est doncpas une fatalité inexorable et la violence s�avère contrô-lable pourvu que chaque Etat « objectivise » ses buts enfonction de sa puissance disponible ou potentielle avecles buts et les moyens des autres Etats. La compétitiondes intérêts n�est pas obligatoirement conflictuelle et leconsensus établi entre ces aspirations concurrentes parl�intermédiaire de l�équilibre permet de modérer lesdemandes et de définir des compromis. L�acceptation de« l�égoïsme sacré », défini en terme de puissance, dé-bouche donc sur la définition d�une politique interna-tionale fondée sur les critères rationnels de l�intérêt, àsavoir : la sécurité, l�intégrité du territoire, la pérennité des institutions, la défense de l�identité culturelle, etc.Tous les Etats partageant les mêmes objectifs, il est dansces conditions possible de contrôler le libre usage d�unesouve-raineté absolue par une diplomatie fondée sur larecherche de l�équilibre en vue de l�ajustement d�intérêtsantagonistes mais identiques. Le diplomate se voit dèslors attribuer trois tâches principales. Il doit tout d�aborddéterminer ses objectifs en fonction de la puissance réel-lement ou potentiellement disponible. Il doit ensuite évaluer les objectifs des autres nations et leurs moyens. Ildoit enfin déterminer jusqu�à quel niveau ces objectifsconcurrents sont compatibles entre eux.

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� Les équivoques de la souveraineté chez R. Aron

A la suite de Morgenthau, Aron développera ce conceptd�intérêt, marqué par une confusion certaine du fait duprimat accordé à la notion de puissance. Or, affirmaitAron, la puissance (« power ») est un critère vague quirecouvre aussi bien les ressources que les forces. Nombred�Etats se sont cependant lancés dans des aventures qui,de toute évidence, ne répondaient pas à cet impératif derationalité. La quête de la gloire est également une com-posante de la politique internationale, ce qui impose dedistinguer les intérêts concrets (âmes, territoires,richesses...) des intérêts abstraits (valeurs, idées, gloire...).

Aron eut beau jeu de reprocher à Morgenthau l�impré-cision de son concept de puissance, conçu à la fois commeune finalité et comme un moyen. L�intérêt qui en résultaitétait donc, pour l�auteur de Paix et Guerre entre lesnations, un concept vide de sens qui ne permettait pas dedéfinir une « conduite diplomatico-stratégique ration-nelle ». La paix ne peut donc être préservée par le simpleajustement d�intérêts qui, parce qu�ils peuvent êtreimmatériels, ne sauraient faire l�objet d�une estimationcomptable. « Le coût et le profit d�une guerre, écrit-ilainsi, ne sont pas susceptibles d�une évaluation rigou-reuse ». Aussi, « l�irrationalité de la guerre par la confrontation des investissements et du rendement résulte,ou bien d�un sentiment juste mais vague, ou bien de la sub-stitution d�un calcul économique au calcul politique » 36.On ne peut donc pas définir une diplomatie idéale quiobjectiviserait la conduite diplomatico-stratégique car

36 Raymond Aron, Paix et Guerre entre les Nations, op.cit., p. 434.

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« les objectifs historiques des unités politiques ne sontpas déductibles du rapport de forces » 37. C�est d�ailleursla raison pour laquelle Raymond Aron ne croit pas à lapossibilité de bâtir une théorie, car en chaque circonstance,il importe en priorité de se référer aux ambitions spéci-fiques des acteurs plutôt que de leur prêter un cadre depensée identique fondé sur la maximisation des ressources.

Pour Aron, le cadre d�analyse est encore plus simple :seul le risque de guerre permet aux Etats de définir leurcomportement les uns vis-à-vis des autres, en fonction dudroit de recourir à la violence qu�ils se reconnaissentmutuellement. Deux notions sont essentielles dans sonraisonnement. La première concerne l�hétérogénéité dusystème international qui interdit d�envisager une paixdurable. La seconde réside dans « la légalité et la légitimitédu recours à la force » qui, pour Aron, est le trait distinctifde la vie internationale.

Un système international homogène correspond selonlui à un groupe d�Etats qui « appartiennent au même type(et) obéissent à la même conception de la politique ».Inversement, un système hétérogène rassemblent des Etats« organisés selon des principes autres et se (réclamant) devaleurs contradictoires » 38. Des systèmes homogènes sontdonc envisageables quand les régimes politiques sontidentiques. Le destin de ces Etats parents et voisins estalors d�être « le théâtre de grandes guerres », avant d�êtrepromis à une unification impériale. Inversement, quand lesrapports internationaux s�établissent à l�échelle de laplanète, le système international est obligatoirement

37 Ibid., p. 100.38 Ibid., p. 108.

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hétérogène. Les Etats ne disposant pas des mêmes valeurs,les vaincus ne peuvent traiter avec les vainqueurs sansêtre accusés de trahison, « l�ennemi apparaissant aussicomme un adversaire » avec lequel il est impossible dedialoguer et de faire la paix. Prenant l�exemple dudéveloppement de l�Organisation des Nations Unies, Aronestime qu�en dépit de la très forte différenciation desrégimes liés à la bipolarisation, un début d�homogénéi-sation peut être observable sur la scène internationale parl�émergence d�une société internationale réunissant lesEtats entre eux. Ce n�est cependant pas cette société desEtats qui est en mesure d�assurer la paix. Le droit inter-national, nous dit Aron, demeure par trop embryonnaire etce sont avant tout ses lacunes qui sont intéressantes pourla compréhension de la vie internationale. Inversement,l�homogénéisation du système international peut êtreenvisagée à travers la menace permanente de la guerre, quipèse sur tous les Etats et qui leur fait partager les mêmesobjectifs. Un début de solidarité peut même être obser-vable à travers la formule « survivre, c�est vaincre ». D�oùl�intérêt que Aron porta à Clausewitz. A partir du momentoù un objectif ultime était partagé par toutes les nations,Aron pouvait rechercher (comme Morgenthau) le déter-minant d�une politique rationnelle car raisonnable.Empruntant à Pareto la notion de « maximum d�intérêtspour une collectivité », il tentera à son tour d�objectiverce qu�il appelait « la conduite diplomatico-stratégique ».Mais chez lui, l�explication de la conduite des acteurs dujeu international n�était plus la simple recherche de lapuissance maximale ni même la quête de la sécuritéabsolue, mais au contraire le risque permanent d�uneguerre légitimé par les prérogatives partagées de la sou-veraineté et amplifié par le péril nucléaire.

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Contrairement à Morgenthau qui s�en remet finalementau cynisme de Machiavel, Aron préfère alors conseiller àson lecteur apprenti-diplomate de mettre en �uvre unemorale de la sagesse qui « s�efforce non seulement de considérer chaque cas en ses particularités concrètes maisaussi de ne pas méconnaître aucun des engagements deprincipes et d�opportunités et de n�oublier ni les rapportsde forces ni les volontés des peuples ».

Le néo-réalisme

Les motifs de la remise en cause du réalisme dans lesannées 60 furent nombreux. Les guerres d�Algérie et duVietnam portèrent durablement atteinte au principe d�uti-lité du recours légitime, car souverain, à la violence. Dansun autre registre de l�action internationale, les TrenteGlorieuses et l�euphorie économique de l�époque récusaientle théorème de l�impossibilité, en permettant d�envisagerle dépassement de l�égoïsme des nations par le partaged�une richesse commune devenue « Patrimoine communde l�Humanité ». Enfin, l�universalisme des Nations Uniespermettait de dégager les principes du droit naturel descontingences de l�utilitarisme. Autant de raisons qui contri-buèrent à la critique ontologique du réalisme et à sondépassement par les doctrines transnationalistes.

La multiplication des attaques contre le réalisme (cf.infra : école du mondialisme, école de l�interdépendancecomplexe...) s�expliqua donc en grande mesure par desraisons conjoncturelles, liées à la détente américano-sovié-tique. Dans la mesure où deux adversaires qui prétendaientà l�Empire du Monde s�accordaient pour négocier les arme-ments qu�ils pointaient l�un sur l�autre, la force et la violence

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ne pouvaient plus être envisagées comme les déterminantsuniques de la vie internationale. L�environnement idéolo-gique de l�époque � et ses retombées dans les milieuxacadémiques � nourrirent ces approches plus idéalistes.Cependant, la fin de la détente dans la deuxième moitié desannées 70 réhabilita les concepts de base du réalisme qui serégénéra en « néo-réalisme », puis en « réalisme structurel ».

Kenneth Waltz et le néo-réalisme

Une fois de plus, ce fut l�évolution de la situation inter-nationale des Etats-Unis qui influença directement l�élaboration du nouveau cadre doctrinal. Les années soixante-dix s�étaient en effet traduites par une profondecrise de conscience, dont la mise en �uvre de la procédured�impeachment contre Richard Nixon fut la manifesta-tion la plus exemplaire. L�arrivée au pouvoir de JimmyCarter incarna un retour aux principes moraux des ori-gines, alors que la politique de puissance avait fait ladémonstration de son inefficacité lors du conflit viet-namien. Mais tandis que l�Union soviétique profitait desacquis de la détente pour s�engager dans un processusd�expansion extérieure, la réponse préconisée par l�ad-ministration démocrate devait vite s�avérer inopérante.La révolution khomeiniste en Iran et la crise des otages quimarqua la campagne électorale de 1980 se traduisirentpar un abandon progressif des idéaux véhiculés par l�administration démocrate, qui s�était plus ou moins faitl�écho du courant transnationaliste (en dépit de la présencede Z. Brzezinski, un réaliste classique, à la tête du NationalSecurity Council). La victoire de Ronald Reagan refléta ce

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revirement de l�opinion publique américaine et entraîna unretour à la politique de puissance qui réhabilitait le réa-lisme, rebaptisé pour la circonstance « néo-réalisme ».

Theory of International Politics constitue la secondeédition d�un essai publié en 1975. Cet ouvrage fut trèsvite érigé en manifeste du néoréalisme. Court mais incisif,il peut apparaître à bien des égards comme une sorte deprovocation, tant Waltz simplifie à l�extrême, tout endénonçant avec véhémence l��uvre de ses prédécesseurs.Cependant, un réel talent de polémiste joint à une rigueurpédagogique non dénuée d�élégance, permirent à sonauteur d�incarner les attentes d�une partie de la commu-nauté des internationalistes, déçus par la démultiplicationde la théorie dans les années 70. A l�inverse des tentativesantérieures, qui avaient multiplié à l�infini les variables,la méthode de Waltz visait à l�unité et privilégiait le rôledes structures. Il s�agissait donc d�accorder la primauté au système sur ces composantes en mettant à jour les contraintes pesant sur les acteurs et conditionnant leurcomportement. La structure permettait alors d�envisagerle système comme une entité abstraite s�imposant auxacteurs.

Waltz commençe ainsi par réaffirmer l�omnipotence dupolitique mise à mal par le transnationalisme. « La théorieisole un domaine de façon à pouvoir le traiter intel-lectuellement [...]. Isoler un domaine est donc la conditionpremière pour développer une théorie » 39. C�est pourquoile néoréalisme postule l�autonomie du politique, ce quiconditionne la possibilité de construire une théorie. « LesEtats sont les unités dont les interactions forment la

39 Kenneth Waltz, Theory of International Politics, op. cit., p. 8.

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structure des systèmes internationaux » 40. Il est ainsi conduit à considérer que : « de la même manière que leséconomistes définissent le marché en termes d�entreprises,je définis les structures des relations internationales en termes d�Etats [...]. Aussi longtemps que les Etats princi-paux sont les acteurs majeurs, la structure de la politiqueinternationale se définit par rapport à ceux-ci. Car unethéorie qui ignore le rôle central de l�Etat ne pourraits�avérer possible qu�à compter du moment où des acteursnon étatiques se révéleraient en mesure de concurrencerles grandes puissances et non pas seulement quelquespuissances de second rang » 41. L�Etat est donc au centrede l�analyse de Waltz puisque « même s�il choisit de peuinterférer dans les affaires des acteurs non étatiques [...]c�est toujours lui qui fixe les règles du jeu... Quand lemoment critique survient, ce sont encore les Etats quiredéfinissent les règles à partir desquelles opèrent lesautres acteurs » 42. La taille de l�Etat ou ses capacitésn�affectent donc pas sa nature dans la mesure où la sou-veraineté est un facteur commun d�identité qui le dis-tingue des autres acteurs de la vie internationale : « LesEtats sont identiques quant aux tâches qui sont les leurs,même si leurs capacités pour remplir ces missions dif-fèrent. Les différences sont liées à leurs capacités, non àleurs fonctions. Les Etats accomplissent ou tentent d�ac-complir des tâches qui leur sont communes à tous ; lesfinalités auxquelles ils aspirent sont identiques » 43. Le

40 Ibid., p. 95.41 Ibid., p. 94.42 Ibid., pp. 94-95.43 Ibid., p. 96.

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néoréalisme de Waltz se situe ainsi dans le prolongementdirect du réalisme puisqu�il postule la primauté du facteurpolitique, avec pour conséquence un retour au paramètre stato-centrique.

Waltz se démarque cependant de la tradition réaliste enrécusant les instruments de la « balance of power » quisont fondés sur des présupposés philosophiques relatifs àla nature de l�Homme. Selon lui, la différence entre l�ordreinterne et l�international ne réside pas dans l�usage de laforce « mais dans les différents modes d�organisation decet usage de la force » 44. Considérant que l�Etat n�a pas« le monopole de la violence organisée » mais seulement« le monopole d�une violence légitime », il explique quele paradigme de la vie internationale n�est pas la recherchede l�équilibre via la puissance mais seulement la recherchede la sécurité.

« Par essence, le fait de ne compter que sur soi (« self-help ») est le principe d�action dans un ordre anarchique »écrit-il ainsi en introduction à un développement inti-tulé Les vertus de l�anarchie 45. Waltz postule en effet quel�anarchie des rapports internationaux ne signifie pas pourautant violence aveugle. La hiérarchisation entre les Etatsest en effet, selon lui, le meilleur moyen pour permettre la« maturation » de l�anarchie internationale qui ne sauraitdonc être absolue. « La possibilité constante d�un recoursà la force, peut-il ainsi écrire, limite les manipulations,modère les demandes et constitue une très sérieuse inci-tation au règlement des différends » 46. L�anarchie, que

44 Ibid., p. 103.45 Ibid., p. 111.46 Ibid., pp. 113-114.

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Waltz compare en permanence à la libre entreprise, n�estdonc pas obligatoirement violente et devient au contrairele principal instrument de régulation du système interna-tional, tout acteur mettant en balance les bénéfices et lescoûts de recourir à son droit souverain d�utilisation de laforce. Les structures de la politique internationale ne conduisent donc pas systématiquement à la guerre ; ellestempèrent au contraire les ambitions des Etats qui n�ontpas d�intérêts intrinsèques à se lancer dans des guerres deconquête ou à mener des politiques d�expansion, puisqueles coûts sont obligatoirement supérieurs aux bénéfices. Acet égard, Waltz se situe dans le courant du réalisme défensif (cf. infra).

Le système international de Waltz est une unité contrai-gnante, déterminant le comportement des acteurs qui ysont placés. Pour Waltz, un système se compose en effetd�une structure qui conditionne les marges de man�uvredes acteurs qui évoluent en son sein. Or, ajoute-t-il « définir une structure nécessite d�ignorer la manière dontles unités se comportent les unes envers les autres etimpose de se concentrer sur la manière dont ces unités sesituent les unes par rapport aux autres » 47. L�approche estdonc structuraliste et distingue deux niveaux d�étude : l�ana-lyse du système international (qui seule intéresse Waltz)et l�analyse du comportement des acteurs (qui constitue undomaine d�analyse distinct). Son système, volontairementsimplifié puisqu�il ne prend pas en compte les particula-rités de chaque acteur participant à l�ensemble, est doncà la fois anarchique et ordonné, ce qu�il explique à l�aidede trois principes. Le « principe ordonnateur » tout

47 Ibid., p. 80.

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d�abord, qui correspond à l�état général du dit systèmequi peut être plus ou moins anarchique, plus ou moinshiérarchisé ou institutionnalisé. Comme de nombreuxautres auteurs réalistes, Kenneth Waltz se sert du marchécomme référence, mais contrairement aux conclusionsqu�en tirait Raymond Aron par exemple, il estime que lesystème international est formé par la coexistence d�uni-tés égoïstes et s�autorégule de manière spontanée. Le « principe de différenciation » prend en compte les muta-tions permanentes affectant la structure d�un système.Inspiré du concept durkheimien de « différenciation struc-turelle », ce principe permet d�appréhender les transitionsinfra-systémiques, c�est-à-dire les évolutions d�une confi-guration à une autre dans un système donné, et les muta-tions systémiques, c�est-à-dire les passages d�un systèmedonné (le système westphalien) à un autre. Enfin, dernièrecaractéristique, le « principe de distribution » analyse lesmoyens à la disposition de chacun des acteurs, c�est-à-dire la puissance disponible qui permet à un Etat d�orienterou non le cours des événements internationaux.

L�ensemble de ces trois principes permet à Waltz dedéfinir le système international contemporain. Dans lamesure où celui-ci reste dominé par l�anarchie, « le prin-cipe ordonnateur » n�a pas à être pris en considération. Ilen va de même pour « le principe de différenciation »,puisque Waltz considère que le système international restetoujours fondé sur les critères du monde westphalien (iln�y a pas eu différenciation, c�est-à-dire passage de l�an-cien monde westpahlien à un nouveau monde « post-west-phalien » qui serait fondé sur des critères radicalement neufs).Le « principe de distribution » est donc le déterminantcentral du système international de Waltz qui, une fois de

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plus, se réfère à l�économie politique, pour comparer lessuperpuissances aux entreprises oligopolistiques organi-sant le marché. Le système de Waltz repose donc princi-palement sur une unique variable indépendante � lapolarité de la configuration � et une seule variable dépendante, la probabilité d�une guerre entre grandes puissances.

Plutôt que d�envisager un système international fondésur des acteurs égaux se livrant à une concurrenceacharnée et donc anarchique, Waltz privilégie l�émergencede pôles capables d�organiser le système international.Allant plus loin, et toujours en se référant au marché, lesystème le plus stable est pour lui celui qui est composédu plus petit nombre de grandes puissances. Contraire-ment à l�hypothèse la plus classique qui veut qu�une configuration multipolaire soit plus stable qu�un schémabipolaire, Kenneth Waltz est conduit à considérer que,plus le nombre des acteurs est réduit, plus grande est larigidité du système considéré et donc plus les acteurs sontincités à la prudence. D�où un vibrant plaidoyer en faveurde la bipolarité qui, à peine dix années après la publica-tion de l�ouvrage de Waltz, sembla condamner l�ensemblede sa démarche.

L�originalité de cette approche réside dans ses optionsépistémologiques. Contrairement à ses prédécesseurs(M. Kaplan, R. Rosecrance...) qui avaient eu recours au sys-témisme, Kenneth Waltz ne se contente pas d�une simpletaxinomie ou d�une typologie. Waltz fait le lien entre sesoptions épistémologiques et ses choix ontologiques. Sonapproche structuraliste est donc poussée aux extrêmes,puisque son système est un ensemble de règles contrai-gnantes qui conditionnent le comportement des unités

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dont la personnalité et la conduite sont laissées de côté. Acet égard, Waltz distingue « les relations internationales »de l�étude de la politique étrangère des Etats. Les con-traintes pesant sur les acteurs dérivant de la structure dusystème, seul celui-ci est au c�ur des préoccupations duthéoricien « waltzien ». A l�inverse, l�étude de la politiqueétrangère ou encore l�influence des régimes politiqueinternes constituent un autre champ d�études, plus prochedes politiques publiques que des relations internationalesstricto sensu puisque, la manière selon laquelle les unitéssont positionnées les unes par rapport aux autres n�est pasune caractéristique propre aux unités mais dépend uni-quement du système. Dans cette approche, les variablesexogènes (nature des régimes, contraintes de politiqueintérieure, idéologies, options économiques...) ne sontdonc pas prises en compte et seules sont étudiées les inter-actions entre les acteurs. Dès lors, la capacité d�action deces acteurs n�est plus autonome et est déterminée par lastructure du système international. D�où la notion de « réalisme structurel » qui apparut par la suite avec RobertO. Keohane et Barry Buzan.

Le réalisme structurel

La destruction du cadre intellectuel fondé sur le tout-Etats�inscrit dans un mouvement général de défiance vis-à-visd�un Etat accusé de tous les maux par une société civiledont il ne parvient plus à remplir les attentes. Le symp-tôme est observable sur la scène intérieure, comme dansla sphère internationale. Le problème réside dans les conséquences de la « déconstruction » accomplie. L�Etat

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doit, certes, se livrer à une introspection sur ses finalités.La totalité parfaite que nous offrait la conception aristo-télicienne n�est à présent plus de mise. Mais outre le faitqu�aborder les questions internationales sous l�angle sociétal n�est guère novateur (Manning, Burton, Bull...),il importerait que le concept utilisé puisse être opéra-tionnel. Plutôt que de socialiser l�Etat, on peut alors sedemander s�il ne serait pas plus profitable de réfléchir auxpossibilités de politiser les demandes de cette énigmatique« société civile » pour les réintégrer dans un cadre politiquerénové.

C�est dans cette direction que se sont engagés les parti-sans du réalisme structurel qui, tout en se situant dans leprolongement de Theory of International Politics deWaltz, souhaitaient dans le même temps se dégager ducontexte politique de la bipolarité dans lequel était apparule néoréalisme et définir un lien moins déterministe entrela structure et les unités du système international. TheLogic of Anarchy est un ouvrage publié en 1993 par BarryBuzan, Charles Jones et Richard Little 48, qui se proposaientde dépasser l��uvre de Waltz pour passer d�un néoréalismea-historique à un réalisme structurel plus authentique-ment structuraliste que réaliste. Les trois auteurs s�accordentà reconnaître que Theory of International Politics constitueune solide base de départ, mais ne saurait en aucun cas êtreconsidérée comme l�aboutissement doctrinal que Waltzavait cru construire. Le réalisme structurel a ainsi troispoints communs avec le néoréalisme. Tout d�abord, il

48 Barry Buzan, Charles Jones et Richard Little, The Logic of Anarchy.Neorealism to Structural Realism, New York, Columbia UniversityPress, 1993, 267 p.

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accepte la prééminence de la sphère politique. Cetteprééminence ne doit cependant pas être perçue de manièreexclusive et le structuralisme est utilisé pour faire le lienavec les domaines sociaux, économiques ou idéologiques,les auteurs contestant la réductibilité de toute forme depouvoir au pouvoir politique. Le deuxième point d�ac-cord réside dans l�attribution à l�Etat du statut d�acteurprincipal du système international. Une fois de plus, il nes�agit pourtant pas de nier l�existence d�autres acteurs,mais seulement de reconnaître la primauté de l�un d�eux,ce que les auteurs justifient par le recours à l�idéologielibérale d�un Etat ayant toujours mis en �uvre son pouvoirsous des formes multiples (« States have always exertedpower in manifold forms » 49). Enfin le troisième pointd�accord est l�utilisation d�une structure définie commeune unité contraignante dans laquelle évoluent les acteurs.

C�est cependant le rôle attribué à cette structure qui dis-tingue le réalisme structurel du néoréalisme. La structureest, en effet, envisagée ici dans une acception beaucoupplus large, bien au-delà de ses simples paramètres poli-tiques. Buzan considère, à ce titre, que le principe de dis-tribution des pouvoirs définit non seulement la structureelle-même mais conditionne également la capacité desacteurs qui, à leur tour, façonnent la structure. Le systèmeinternational n�est donc plus seulement envisagé au niveaustructurel mais prend également en considération les inter-actions entre les acteurs qui contribuent, elles aussi, àdéfinir la structure du système international. Le réalismestructurel apporte donc deux innovations d�importancepar rapport au néoréalisme. Tout d�abord, il permet d�en-

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49 Ibid., p. 11.

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visager une évolution que le modèle de Waltz récusait.Ensuite, il permet de considérer que l�anarchie n�est pasun état intangible du système international, mais qu�ellepeut prendre des formes multiples. Dès lors, il est possibled�envisager des changements de structure, ce qui doit per-mettre au réalisme structurel de se dégager du systèmeinternational contemporain pour intégrer une perspectivehistorique beaucoup plus large et établir des parallèlesavec des évolutions antérieures.

Il y a ici un paradoxe certain dont les auteurs ont tout àfait conscience, même s�il n�est pas certain qu�ils l�aientrésolu. Tout comme la tendance transnationale s�inscrittrès globalement dans une perspective progressiste, la tendance réaliste est plutôt conservatrice dans son ensemble.Le recours au structuralisme est, dans ces conditions, pourle moins curieux dans la mesure où il existe une totaleinadéquation entre les ambitions théoriques du réalisme etle climat intellectuel dans lequel le structuralisme s�estdéveloppé. Ruggie en avait déjà fait la constatation à pro-pos de Waltz 50. A l�heure où le structuralisme est large-ment passé de mode et malgré l�insistance sur le rôlespécifique des parties du tout, il n�est pas évident quecette approche holiste soit en phase avec l�évolution desautres sciences sociales. Sans doute, le réalisme structureldoit-il logiquement évoluer vers l�individualisme métho-dologique, ce que peut laisser suggérer une très brève allusion à R. Boudon dans un article antérieur des auteurs

50 J.-G. Ruggie, Continuity and Transformation in the World Polity :Towards a Neorealist Synthesis, in World Politics, vol. XXXV, n° 2,1983, pp. 260-285.

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de « The Logic of Anarchy » 51. Ainsi, le réalisme structurelreprésente une simple ébauche, offrant la possibilité de sortir du dogmatisme waltzien. Néanmoins,ce programme de recherche � en dépit de ses ambitions etde ses promesses � semble être aujourd�hui dans uneimpasse et seul perdure le « néo-réalisme » dont la vigueurs�explique autant par sa simplicité que par sa véhémence.

Le réalisme libéral

Les analyses réaliste et néo-réaliste ont pour point communl�idée d�une anarchie internationale permanente, condamnantles Etats à vivre sans cesse dans la crainte. Le réalismelibéral ne rejette pas totalement ce paradigme de l�état denature, ce qui lui interdirait de prétendre au qualificatif de« réaliste ». Cependant, les Etats ne sont pas condamnésà vivre perpétuellement « à l�ombre de la guerre ». Sicelle-ci ne peut pas être définitivement exclue, le courshabituel des relations internationales démontre que la com-pétition va de pair avec la coopération. Le réalisme libéralconstitue ainsi une évolution du réalisme classique et dunéo-réalisme, tout en intégrant une partie des apports del�institutionnalisme néo-libéral (cf. supra). Réaliste ildemeure, du fait de la place accordée à l�Etat. Celui-cireste, malgré des capacités réduites à ses seules préroga-tives régaliennes repensées, l�unique source de légitimitépolitique. Libéral, il intègre les aspirations d�une sociétécivile plus émancipée que par le passé et d�une économie-

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51 Richard Little, Structuralism and Neo-Realism, in InternationalRelations. A Handbook of Current Theory, Light and Groom, Boulder,Lynne Rienner, p. 75.

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monde, où l�Etat est contesté dans sa prétention à êtrel�acteur central de la vie internationale. Il en résulte unereprésentation beaucoup plus nuancée des questions internationales. Cette nouvelle représentation permet d�associer dans le même modèle la compétition des Etats,qui perdurent tout en se renouvelant (le thème de la compétitivité, par exemple), et les multiples réseaux decoopération auxquels il serait préjudiciable pour cesmêmes Etats de ne pas participer (organisations interna-tionales par exemple). Il en résulte que le monde n�estplus présenté comme une « arène » où les Etats se combattraient jusqu�à la mort, mais comme une « sociétéanarchique » (Hedley Bull) fondée sur l�ambivalence(aspiration pour l�ordre/tentation permanente pour ledésordre, amitié/hostilité).

Le réalisme libéral se situe donc à mi-chemin entre lesconceptions de l�institutionnalisme néo-libéral et cellesdes réalistes. Empruntant aux premiers l�idée d�un progrèsà l��uvre dans l�Histoire, il développa le thème d�unesociété internationale relationnelle, thème qu�avaient déjàmentionné des réalistes comme Raymond Aron ou encoreStanley Hoffmann. Ainsi évoque-t-il à la fois le conceptde « système » et la notion de « communauté » définie parFerdinand Tönnies. Par « système », la littérature s�estaccordée sur la définition de Michael Brecher : « ensembled�acteurs soumis à des contraintes intérieures (contexte)et extérieures (environnement), placés dans une confi-guration de pouvoir (structure) et impliqués dans desréseaux réguliers d�interactions (processus) » 52. Le

52 Michael Brecher, Système et Crise en Politique Internationale, loc.cit., p. 75.

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fondement de ce système est donc l�existence d�un réseaurégulier d�interactions qui conditionne le comportementdes acteurs, lesquels déterminent librement leur stratégieindividuelle en fonction des contraintes de la configura-tion. Le concept de « communauté » (« gemeinschaft »)emprunté à Tönnies, s�oppose quant à lui à la notion de « société » (« gesellschaft ») 53. La « communauté » doitêtre ainsi conçue comme le groupement premier entre desindividus partageant des valeurs identiques qui permettentl�identification du groupe et qui lui servent de ciment.Inversement la « société » correspond à un stade d�insti-tutionnalisation de ces rapports de groupe entre des individus liés entre eux par des contrats d�échanges. La « société des Etats » s�apparente alors à un genre mixte,dépassant la simple interaction régulière et déterministe dusystème, empruntant à la « communauté » le respect devaleurs identitaires fondées sur la souveraineté et à la « société » le respect de la parole donnée par contrat.Cependant, cette « société des Etats » se distingue desautres modèles proposés par la sociologie politique dansla mesure où est abandonnée l�idée d�une participationcontrainte à la « communauté » de Tönnies, alors que laraison d�être de la « société » est bien plus large que celledéfinie par l�objet du contrat chez ce même auteur.

Les travaux sur la société internationale menés par leréalisme libéral présentent ainsi l�originalité d�avoir récon-cilié les approches politiques et juridiques des relationsinternationales. Ignoré � voire méprisé � par les réalistes,notamment Raymond Aron, le droit international s�était en

53 Ferdinand Tönnies, Communauté et Société. Catégories Fonda-mentales de la Sociologie Pure, Paris, Retz, 1977, 285 p.

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effet efforcé de résoudre les tensions existantes entre lasouveraineté des Etats et les besoins d�une coopérationinternationale, en insistant sur le fait que la souverainetéest « un pouvoir de consentement » à l�extérieur. Le réa-lisme libéral reprit donc à son compte � sans toujours enavoir conscience, il est vrai � la distinction classique deRené-Jean Dupuy entre la « société relationnelle » desEtats dépourvue d�autorité régulatrice et la « société insti-tutionnelle » introduisant progressivement une certainesubordination des Etats à une autorité supranationale 54.L�enchevêtrement de ces deux mondes devait être com-paré à la cohabitation entre les deux cités de saintAugustin. Les Etats participent à chacune de ces sociétésselon « la dialectique contradictoire du pouvoir et dudroit » car, « le droit relationnel, purement volontariste,doit, sur plus d�un point, céder aux nécessités du mondeactuel que sous-entend une communauté internationaleen voie de formation, cependant que le droit institutionnel,qui postule la subordination des Etats, compose encorelargement avec les maîtres traditionnels de la sociétéinternationale » 55. Développant ce thème avec d�autresinstruments que le droit, le réalisme libéral s�efforça ainside théoriser la nature des liens établis entre les Etats àpartir de l�idée d�une « gouvernance globale » qui sedéveloppe du fait de la multiplication des normes régissantla vie internationale (la théorie des régimes). Il trouvecependant son expression la plus claire et la plus nuancéedans l��uvre antérieure de Hedley Bull publiée dès la finde la décennie 1970.

54 René-Jean Dupuy, Le Droit International, Paris, Puf, Que sais-je ?,8e éd., 127 p.55 Ibid., p. 19.

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La théorie des régimes

Ayant fait l�objet d�une première formalisation en 1982dans International Organization, la théorie des régimesdonna lieu à la publication d�un ouvrage collectif sous ladirection de Stephan Krasner en 1983 56. Par le terme de« régimes », Krasner définissait les mécanismes d�auto-régulation venant réduire la marge de man�uvre absoluedévolue par la littérature réaliste aux acteurs étatiques. La théorie des régimes se proposait donc d�analyser lesinstruments d�ajustement des politiques nationales auxcontraintes internationales comme les procédures de règlement des conflits et des différends en dehors de tousles mécanismes institutionnels. La participation des Etatsà la communauté internationale implique, en effet, autantd�avantages que de contraintes. Récuser ces contraintes esttoujours possible pour un acteur souverain et peu demécanismes institutionnalisés viennent punir le contre-venant. L�ère de la paix par la Loi n�est toujours pasarrivée. Le recours à la violence comme le refus derespecter les engagements pris sont cependant plus diffi-ciles à envisager que par le passé, tant les risques d�êtreplacés au ban de la communauté internationale peuvents�avérer préjudiciables pour les Etats tentés par l�aventure.La mise en balance des avantages et des inconvénients dela rupture de la parole donnée conduit ainsi les nations àse montrer plus prudentes. Le contrôle de la violence inter-nationale n�est donc pas encore institutionnalisé par la

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56 Stephen D. Krasner et alii, International Regimes, Ithaca, CornellUniversity Press, 1983, 372 p.

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création d�une Justice internationale reconnue par tous etdotée des moyens de police pour faire exécuter ses déci-sions. Les acteurs étatiques restent maîtres de leurs actes.Mais la théorie des régimes s�est employée à démontrerque d�autres mécanismes pouvaient durablement réduirela liberté des Etats.

Ces régimes instaurant cette « gouvernance » interna-tionale rassemblent quatre critères. Ils peuvent être définiscomme une série implicite ou explicite de principes, denormes, de règles et de procédures autour desquels convergent les attentes des acteurs dans un domaine particulier des relations internationales. Les principesregroupent aussi bien des croyances communes, que desvaleurs partagées (par exemple la souveraineté). Premierde ces principes, la réciprocité sert de ciment constitutif àla théorie. Ainsi, précise Krasner, les Etats acceptent desacrifier un intérêt à court terme s�ils espèrent que lesautres acteurs se comporteront de même dans le futur. Lesnormes sont des standards de comportement définis entermes de droits ou d�obligations comme la non-ingérence,la non-intervention dans les affaires intérieures d�un autreEtat, le respect de l�intégrité territoriale... Les règles concernent, quant à elles, des prescriptions particulièrespour l�action dans un domaine spécifique. Le non-recoursaux gaz de combat organisé par le Protocole de Genève de1925 et conforté par la Convention de Paris de 1993 est lemeilleur exemple de ces règles communément admises,puisque l�usage simultané des gaz par deux combattantsest plus préjudiciable que réellement avantageux. Enfin,les procédures se rapportent aux pratiques en vigueur concernant l�élaboration de choix collectifs, comme leprincipe de consensus ou encore les règles de vote à la

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majorité ou à l�unanimité dans le cadre des organisationsinternationales.

Deux autres critères furent ajoutés par la suite par VolkerRittberger concernant « l�effectivité » et « la durée » 57.L�« effectivité » signifie ainsi que le comportement desacteurs est effectivement guidé par le régime concerné etqu�ils n�ont donc pas la capacité de se comporterautrement qu�en se conformant à ce code de conduiteimplicite. Enfin, la « durée » implique que ces régimesne sont pas seulement des règles temporaires de convenancemais qu�ils instaurent une véritable coutume. Coutumed�autant plus contraignante qu�elle fait l�objet d�un consen-sus et qu�elle est entrée dans les m�urs. Cette dernièrenotion de durée avait en fait déjà été abordée par Krasner,qui avait étudié les conditions de changement de régimes.Ainsi, un simple changement des règles et des procéduresimplique seulement une modification à l�intérieur d�unrégime particulier, alors qu�un changement des principeset des normes signifie au contraire un changement derégime.

La fonction de ces régimes est donc de diminuer l�in-certitude et les risques et peut être synthétisée en cinqpoints. Tout d�abord, ils apportent une solution à la coor-dination des politiques dans un univers d�interdépendance,en fournissant un certain nombre de valeurs acceptées parl�ensemble de la communauté internationale. En secondlieu, les régimes organisent le principe de réciprocité dans les relations entre les acteurs. Dès lors, et ceci consti-tue leur troisième fonction, ils instaurent le cadre de la

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57 Volker Rittberger et alii, International Regimes in East-West Politics,Londres et New York, Pinter Publishers, 1990, p. 3.

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décision en déterminant les conditions d�une conduitejugée acceptable. Etablissant un cadre stable pour la déci-sion en fonction des attentes mutuelles de tous les acteurs,ils peuvent ainsi promouvoir la coopération sur le longterme, tout en facilitant les adaptations aux situations nouvelles.

Le terme de « régime » demeure donc assez flou et lesinterprétations diffèrent sensiblement d�un auteur à unautre. Selon Keohane et Nye (mais aussi pour D. Puchalaet R. Hopkins), il correspond à une « une série d�arrange-ments de gouvernement » entre des acteurs égoïstes et calculateurs conscients du fait que l�absence de coordina-tion de leurs politiques respectives les conduit à maximiserles risques et à minimiser les bénéfices. Ces régimesreprésentent donc des paramètres pour légitimer et faciliterla conduite des acteurs. Pour Hedley Bull, c�est « unensemble de principes impératifs qui impose ou permet àdes catégories particulières de personnes ou à des groupesde se comporter selon des règles déterminées ». PourStephan Krasner, ces régimes représentent des caractéris-tiques qui se répandent dans le système international et quiinfluent directement sur le comportement d�acteurségoïstes cherchant à préserver leur autonomie, tout entirant les bénéfices d�une coopération internationaleaccrue. En ce sens, la théorie des régimes n�est pas incom-patible avec l�approche réaliste ou néoréaliste et apporteseulement un correctif à l�anarchie des souverainetés. Le développement de ces régimes perçus comme des conventions sociales obéit donc à l�intérêt individuel desacteurs, de façon à instaurer une collaboration entre eux(on retrouve ici l�utilisation du « dilemme du prisonnier »)et à leur permettre de mieux collaborer (ce qu�Arthur Stein

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intitule le « dilemme de l�aversion commune »). Cesrégimes peuvent donc apparaître de manière spontanéemais peuvent tout aussi bien être négociés, voire imposéspar une puissance hégémonique. A partir de ce constat, unauteur comme Oran Young en arrive à conclure que lesrégimes sont des structures sociales qui interviennent par-dessus les frontières.

Cette notion de « régime », en dépit de son intérêt,s�avère donc particulièrement floue. Les accords Salt issusde l�« arms control » constituèrent l�une des formalisa-tions les plus abouties de cette théorie. De fait, la littéra-ture sur le sujet a d�abord été consacrée aux questions desécurité (R. Jervis) puis s�est progressivement étendue àd�autres domaines, tels les droits de l�homme 58 ou encorel�environnement 59. La théorie des régimes s�inscrit doncdans le prolongement du réalisme des origines, plutôt quedans le prolongement du néo-réalisme. Comme chez Aronou chez Morgenthau, les adeptes de la théorie des régimespartent en effet de l�intérêt égoïste de l�Etat mais ils seréfèrent au dilemme du prisonnier pour étudier dans quellemesure une collaboration de ces égoïsmes est envisageableà partir du moment où se sont instaurés des mécanismesde réciprocité, clef de voûte de la théorie.

58 Jack Donnelly, International Human Rights : a Regime Analysis, inInternational Organization, vol. 40, n° 3, 1986, pp. 599-640.59 Oran Young, The Politics of International Regime Formation :Managing Natural Ressources and the Environnement, in InternationalOrganization, vol. 43, n° 3, 1989, pp. 349-370.

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La Société anarchique de Hedley Bull

Quelques années avant la publication de l�ouvrage deKrasner, Hedley Bull avait synthétisé les orientations prin-cipales du réalisme libéral dans The Anarchical Societypublié en 1977 60, dont les thèmes furent repris et ampli-fiés dans The Expansion of International Society, unouvrage collectif édité en 1984. Le concept de « sociétéinternationale » est ainsi opposé à celui de la « sociétémondiale » de Burton (cf. supra). Chez ce dernier, lasociété mondiale était constituée par les individus, lesorganisations non gouvernementales et les Etats. Lasociété internationale de Bull est essentiellement baséesur les Etats qui la constituent. Quoique fort différentes,ces deux conceptions sont néanmoins unies par l�idéed�une « communauté » de valeurs minimales, ce qui lesdistingue du concept de « système ». Pour Hedley Bull, lasociété internationale est en effet « un groupe de commu-nautés politiques indépendantes qui ne forment pas unsimple système dans le sens où la conduite d�une de cescommunautés est un facteur indispensable dans le calculdes autres, mais qui ont également établi par voie de dialogue et de consentement un ensemble de règles communes et d�institutions pour la conduite de leurs relations, et qui reconnaissent leur intérêt mutuel à main-tenir ces arrangements » 61. Ainsi, les nations européennesont constitué dès le XVe siècle un système international

60 Hedley Bull, The Anarchical Society. A Study of Order in WorldPolitics, Londres, Macmillan, 1977, 355 p.61 Hedley Bull et Adam Watson, The Expansion of InternationalSociety, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 1.

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qui s�est peu à peu transformé en société des Etats vers lafin du XIXe siècle. Pour que la transformation puisses�opérer, deux conditions sont requises. La première estque le système ait permis un niveau d�interactions suffi-samment élevé pour associer durablement ses compo-santes. La seconde est que, progressivement, ait émergé lanécessité d�instauration d�un ordre international. Lasociété internationale n�est donc pas seulement une communauté de valeurs mais également une société, priseau sens de Tönnies, dans la mesure où elle constitue uneadaptation rationnelle à la gestion de multiples inter-actions qu�elle a contribué à optimiser. La société inter-nationale de Bull est alors composée de deux éléments.C�est une construction « consciente » (self-conscious) et« auto-régulée » (self-regulating) s�articulant autour destrois fonctions du contrat social : la limitation de l�usagede la force pour une sécurité accrue, le respect de la parole donnée et la protection de la propriété. Le principe deréciprocité fondé sur l�intérêt individuel est là encore considéré comme le ciment de ces trois fonctions.

Une fois affirmée l�existence de cette société des Etats,Bull va s�intéresser à la nature de l�ordre établi au sein decette société. Il dresse tout d�abord un tableau des trois traditions issues de Hobbes, de Kant et de Grotius avant deconsidérer que l�actuel système international « est le refletdes trois éléments constitutifs des trois traditions : laguerre et le conflit pour le pouvoir entre Etats ; la solida-rité internationale et, enfin, la coopération et les rapportsréglementés entre Etats ». Dans la société anarchique deBull, il est ainsi possible de discerner un ordre, même sicelui-ci est par définition instable. Les instruments d�ins-tauration de cet ordre sont empruntés aux trois traditions

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auxquelles se réfère l�auteur. Aux réalistes, il empruntel�ordre par la puissance, l�ordre par l�équilibre, et enfin laguerre. L�existence de grandes puissances reconnues(notamment par l�octroi d�un siège au Conseil de sécurité)est pour Bull la preuve qu�il existe bien une société inter-nationale au-dessus du système international, puisque lareconnaissance des droits et des obligations des grandespuissances atteste justement d�une volonté d�instaurer un ordre international stable. Comme Morgenthau, Bullconsidère que la « balance of power » est un instrumentdurable de régulation. Enfin, la guerre est considéréecomme la troisième institution de cette société des Etatspuisqu�elle est la manifestation des désordres au sein decette société, désordres que cette société a justement pourbut de contenir. A la tradition kantienne, Bull empruntel�idée que la loi internationale puisse progressivementpermettre la constitution d�un lien social entre les Etats. Lebut qu�il assigne à la loi internationale est cependant trèsrestrictif puisque cette loi ne remplit que trois fonctions.La première de ces fonctions est de formaliser l�idée d�unesociété d�Etats souverains et la manière pour y parvenirpar un libre consentement des volontés souveraines. Trèsmodestement la loi internationale ne peut donc avoir pour but que de fixer les principes de base nécessaires à la coexistence entre les Etats, tout en permettant à ceux-ci d�adapter leurs politiques aux règles en vigueur dans lacollectivité internationale. Aussi n�est-ce pas le consen-tement des Etats qui intéresse Bull dans l�établissement dela règle internationale mais, au contraire, le fait que lesEtats s�y conforment parce que tel est leur intérêt. Enfin,dans la tradition grotienne, Bull considère que la diplo-matie à laquelle il attribue quatre fonctions (communica-

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tion, information, négociation, minimisation des conflits)est le symbole de l�existence de cette société internationalesans laquelle elle n�aurait pas de raison d�être.

Dans une dernière partie plus prospective, Bull envisageles possibilités d�évolution. Quatre scénarios sont selon luienvisageables : un monde désarmé, un concert de grandespuissances nucléarisées (modèle Kissinger), un systèmed�Etats dominé par les Nations Unies, et enfin un mondemarqué par une homogénéité idéologique (ces deuxdernières constructions étant des dérivés d�une même conception de centralisme global). Bull se situe ici dans leprolongement de l�analyse classique toujours fondée surla prééminence de l�Etat. Ces quatre évolutions possiblesseraient alors « radicalement différentes de ce qui existeaujourd�hui » mais « représenteraient seulement une nouvelle mouture du système stato-centrique et non sonremplacement par quelque chose de différent » 62. Ce n�estqu�en toute dernière extrémité qu�il envisage le possibledépassement du système interétatique qui, d�après lui,pourrait prendre l�une des quatre formes suivantes : 1) uncertain nombre d�Etats s�associant pour former un sys-tème 2) une juxtaposition d�Etats sans système interna-tional 3) un gouvernement mondial 4) un nouveau systèmemédiéval d�acteurs non souverains.

La société internationale de Bull se présente non pascomme une construction politique idéale destinée à mettreen �uvre des valeurs universelles. C�est au contraire uneassociation d�intérêts individuels mutuellement avanta-

62 Ibid., p. 238.

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geuse. La souveraineté des Etats n�est pas affectée par cetteconstruction, puisque chaque Etat s�associe librement à sespairs pour former cette « société anarchique » dont les règlesde fonctionnement formalisent les conditions d�exercicedes prérogatives de la souveraineté sur la base de laréciprocité. Bull excluait ainsi l�idée d�une possible disparition du système d�Etats, une hypothèse qui luiparaissait dangereuse dans la mesure où « l�ordre dumonde à l�heure actuelle est mieux servi par les dangersclassiques du système des Etats, que par la tentative defaire face aux dangers inhérents à l�effort de contenir descommunautés très différentes au sein d�une seule structuregouvernementale ». L�ordre international qu�envisage Bulldoit alors être considéré de manière évolutive. Il ne s�agitplus de la manifestation d�un quelconque droit naturel,pas plus qu�il ne s�agit d�un ordre des puissants, transfor-mant leur hégémonie en droit. Cet ordre est établi dansl�intérêt de tous et a donc vocation à évoluer vers tou-jours plus de justice dès lors qu�a été tempérée l�anarchienaturelle des souverainetés. Ainsi est résolu le dilemmeclassique entre ordre et justice. Alors que la lecture réalisteet néoréaliste avait tendance à privilégier le premier élé-ment sur le second, l�ordre établi était obligatoirementtemporaire. Sa contestation naturelle impliquait donc des bouleversements réguliers, sources à leur tour de nouveaux désordres jusqu�à l�émergence d�une nouvellehégémonie. Au contraire, la société anarchique de Bullconditionne la maturation de l�anarchie internationale à lamaturation de la société des Etats. Ce qui suppose l�idéed�un progrès permettant de concevoir une plus grande stabilité de l�ordre international, à compter du momentoù cet ordre s�assigne pour objectif d�améliorer la justiceinternationale.

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Le réalisme néo-classique

Le réalisme libéral se proposait d�étudier les conditions àpartir desquelles il était envisageable de réguler l�anarchieinternationale, sans pour autant sauter le pas de l�institu-tionnalisation. Ce thème fut repris et amplifié par celui dela « société anarchique » qui représente toujours l�un desprogrammes de recherche les plus riches de promessespour la reformulation des conceptions réalistes. Une autreapproche pour repenser les paradigmes du réalisme consisteà tenter de domestiquer l�anarchie internationale en appor-tant une réponse à l�insécurité, qui en est à la fois la cause et la conséquence. L�idée d�une possible « régulationde l�anarchie » empruntée à l�anthropologue allemandChristian Sigrist (1967), fournit ainsi à l�anglais BarryBuzan l�intuition de s�interroger sur la nature de l�insé-curité internationale. Les réalistes s�étaient en effet delongue date efforcés d�améliorer leurs définitions de « l�intérêt à agir », sans toutefois se résoudre à placer laquête de la sécurité au c�ur de leur construction du fait de l�impossibilité de définir cette « sécurité », qui par définition évolue en même temps que les menaces quil�affectent. Kenneth Waltz fut le premier auteur à placerla sécurité au c�ur de sa construction, sans toutefois sedonner la peine de la définir. Continuateur de l��uvre deWaltz, Barry Buzan fut également à l�origine d�un renou-veau du réalisme classique sous la forme d�un « réalismenéo-classique » qui se subdivisa en deux branches : leréalisme offensif et le réalisme défensif.

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La sécurité, comme référent

La première édition de People, States and Fear fut publiéepar Barry Buzan, politologue anglais, en 1983 63. Laméthode de cet ouvrage constitua sa première originalité.Constatant que les paradigmes posés par les différentsthéoriciens étaient en général de simples constatationsd�évidence � les « lois objectives » de Morgenthau ouencore les « besoins fondamentaux » de Burton (cf. supra)� Buzan considérait que ces paradigmes très générauxrévélaient plus le parti pris des commentateurs qu�ils neconstituaient une base objective à l�analyse. La sécurité,le pouvoir, la paix ou encore la justice sont, selon Buzan,des données beaucoup trop générales sur lesquelles personne ne s�accorde pour fournir une assise stable à unequelconque théorie. Ces concepts posent, en effet, plusde questions qu�ils n�apportent de réponses. Le réalismes�était ainsi construit autour des paradigmes de la puis-sance et de l�intérêt. Les transnationalistes pour leur partavaient préféré la recherche de la paix. Or, toujours selonBuzan, la paix n�a pas une valeur explicative supérieureà la puissance et sa valeur opérationnelle est moindre quecelle de l�intérêt. Aussi a-t-il choisi de se situer dans la perspective réaliste pour examiner de l�intérieur la validitédes critères retenus en s�intéressant à celui de la sécurité.

Son objectif est de mieux cerner les différentes impli-cations de cet élément essentiel du réalisme qui fut posé

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63 Barry Buzan, People, States and Fear. An Agenda for InternationalSecurity Studies in the Post-Cold War Era, Hemel Hempstead,Harvester-Wheatheaf, 2e éd., 1991, 393 p.

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comme un absolu partagé par tous les acteurs, mais dontles définitions divergeaient trop d�un auteur à un autrepour être placé au c�ur de la doctrine réaliste. Dans lemême temps, Buzan se pose en critique de l�analyse réaliste en récusant une approche trop exclusivement stato-centrique de la sécurité qui ne rend plus compte del�interdépendance croissante des nations. Opérant commeKenneth Waltz à trois niveaux d�analyse, Buzan va dansun premier temps aborder la manière dont les individusconçoivent leur sécurité par rapport à l�Etat, puis lamanière dont les Etats réagissent les uns envers les autrespour conforter cette sécurité, avant d�aborder la manièredont la société des Etats participe à cette sécurité. Il enarrive ainsi à considérer, comme nombre de ses pré-décesseurs, que la vieille distinction entre ordre interne etdésordre externe est loin d�être vérifiée. Ainsi il constateque dans ses rapports avec la nation, l�Etat à l�intérieur deses frontières n�assure pas une sécurité parfaite (cas de la menace nucléaire fondée sur la menace d�un suicidecollectif) et qu�il peut même être source d�atteintes gravesà la sécurité des individus (cas des Etats faibles). Dans lemême temps, les composantes de l�Etat peuvent porteratteinte à sa sécurité en remettant en cause sa légitimitéinterne.

Au deuxième niveau d�analyse, Buzan considère lesrapports entre Etats. Il observe ainsi que la très grandediversité de statut des Etats peut porter atteinte aussi bienà leur légitimité externe (c�est-à-dire à la reconnaissancede leurs pouvoirs souverains) mais aussi à leur légitimitéinterne (dans le cas où une faible cohésion sociale menacela stabilité des institutions). Il distingue ainsi les Etatsforts des Etats faibles, ce qui interdit d�envisager les pro-

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blèmes de sécurité dans les mêmes termes. Pour un Etatfort, assuré de sa pérennité interne, la vulnérabilité ne peutêtre qu�extérieure et la sécurité n�est envisagée que parrapport à la menace extérieure. Dans le cas inverse desEtats faibles, les menaces internes s�ajoutent aux menacesexternes qu�elles contribuent à potentialiser dans la mesureoù un Etat affaibli peut représenter une proie facile pourses voisins. La sécurité des Etats n�étant jamais envisagéedans les mêmes termes en fonction de la stabilité internedes institutions, le concept de sécurité ne peut de ce faitêtre abordé de manière uniforme. Buzan récuse donc l�ap-proche hobbessienne d�une anarchie totale des souverai-netés. Puisque la sécurité n�est pas un concept univoque,l�anarchie internationale ne peut, en effet, être considéréeelle aussi de manière univoque. Pour Buzan, l�anarchieinternationale doit alors être abordée à travers un largespectre allant d�une anarchie « immature » à une anarchieplus « mature ». L�anarchie immature est alors caractéris-tique d�un système international dans lequel « les unitéssont tenues ensemble seulement par la force du leadership,chaque Etat ne respectant pas d�autre légitimité que lasienne, et où les relations entre les Etats prennent laforme d�une lutte permanente pour la domination » 64. Le chaos est donc la seule forme d�organisation d�un tel environnement, qui n�a développé aucune forme desociété internationale pour modérer les conséquences dela fragmentation territoriale. L�ordre existant est seule-ment la forme de domination du plus fort, ce qui impliqueune contestation permanente de « ce prétendu droit par lequel le plus fort transforme sa force en loi » pour

64 Ibid., p. 175.

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reprendre la formule de Jean-Jacques Rousseau. Al�opposé, il existe une forme d�anarchie beaucoup plusévoluée (mature) dans laquelle la souveraineté des Etatsprend en compte les demandes légitimes des autres Etats.Un ensemble de normes est alors édicté pour régir lescomportement des Etats, ce qui permet, non pas de trans-former l�anarchie des souverainetés, mais d�envisager sa« maturation », c�est-à-dire une relative pacification.

Buzan s�oppose donc à l�approche indifférenciée deK. Waltz et propose à la fois une définition nouvelle de lasécurité et de nouvelles méthodes pour penser la sécuritédes Etats.

Tout d�abord, Barry Buzan élargit le concept de sécuritéen prenant en considération non seulement ses implicationsmilitaires mais également ses composantes politiques,économiques, sociales et aussi environnementales. Lasécurité devient dès lors « sociétale » et se définit comme« la capacité d�une société à conserver son caractère spé-cifique malgré des conditions changeantes et des menacesréelles ou virtuelles. Plus précisément, elle concerne lapermanence de schémas traditionnels de langage, de culture,d�association, d�identité et de pratiques nationales oureligieuses, compte-tenu de nécessaires évolutions jugéesacceptables » 65. Chacune de ces cinq dimensions de lasécurité obéit à une logique propre souvent contradictoire(conciliation des intérêts entre l�individu et l�Etat auniveau politique ; dilemme entre vulnérabilité et efficacitéau niveau économique ; maintien d�une culture nationale

65 Ole Waever, Societal Security : The Concept, in Ole Wæver, BarryBuzan, Morten Kelstrup et alii, Identity, Migration and the NewSecurity Agenda in Europe, Londres, Pinter, 1993, pp. 17-40.

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en tenant compte des évolutions culturelles au niveausocial...) qui peut, du reste, provoquer un conflit d�intérêtentre deux secteurs différents au sein d�un même Etat(opposition entre les intérêts économiques et politiquespar exemple). Ce thème de « la sécurité sociétale » estaujourd�hui étudié par ce qu�il est convenu d�appeler « l�école de Copenhague ».

La notion de « security complex » constitue alors unenouvelle méthode pour appréhender cette sécurité élargiedes Etats. Ce concept est défini comme l�ensemble constituépar un groupe d�Etats dont les soucis sécuritaires primairesles lient si étroitement les uns aux autres que la sécuritéd�aucun d�eux ne peut réellement être séparée de celledes autres. En ce sens, le « security complex » se rapprochede la « communauté de sécurité » élaborée à la fin desannées cinquante par Karl Deutsch, qui considérait que cescommunautés reposaient sur « la conviction des individuset des groupes qu�ils sont arrivés à un accord sur un pointau moins, à savoir que les problèmes sociaux communsdoivent et peuvent être résolus par des mécanismes dechangement pacifique » 66. L�existence de telles commu-nautés nécessite trois conditions : des valeurs partagées,l�anticipation d�avantages économiques et un vouloir-vivreen commun des populations concernées. Ces communautéspeuvent prendre deux formes : les communautés de sécuritépluralistes et les communautés de sécurité amalgamées :

� Les communautés pluralistes ont pour principal objectifde renforcer la paix entre des Etats souverains. Trois condi-tions doivent être réunies pour envisager leur création : une

66 Karl Deutsch et S.A. Burrel, Political Community and the NorthAtlantic Area, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 5.

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compatibilité des régimes politiques, l�abandon du recoursà la force dans les relations entre les membres et des compor-tements politiques, économiques et sociaux prédictibles.

� Les communautés de sécurité amalgamées n�ont passeulement pour objectif de préserver la paix mais visentégalement à la définition d�une identité commune. A la différence des communautés pluralistes, elles peuventimpliquer des abandons de souveraineté de la part desEtats-membres ; ces communautés doivent générer un senti-ment d�identité commune et ouvrent la voie à une uniond�Etats (sur le modèle de la construction européenne).

Buzan est néanmoins conduit à élargir l�approche deK. Deusch en prenant en considération non seulement lesrelations d�amitié et d�hostilité entre alliés, mais égalemententre adversaires. Son « security complex » se reconnaîtautant par le niveau des menaces et des peurs que par lesrelations de confiance établies entre ses composantes.Ainsi considère-t-il que la fin de la bipolarité s�est traduitepar la constitution d�un tel « security complex », entre l�Estet l�Ouest : « la distribution des capacités rend possibledifférentes combinaisons entre les Etats, le tissu d�amitiéet d�hostilité façonne le caractère général des relations ausein de la région » 67.

L�interdépendance des menaces débouche sur une priseen compte de l�interdépendance de la sécurité entre lesdifférents acteurs. On passe ici au troisième niveaud�analyse de Buzan concernant la possible création d�unesociété internationale d�Etats souhaitant améliorer leur

67 Barry Buzan, People, States and Fear, op. cit., p. 213.

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sécurité propre à travers la consolidation d�une sécuritécommune. L�anarchie du système international n�est doncplus pour Buzan l�essence du problème de la sécurité maisseulement le cadre dans lequel le problème doit êtrerésolu. La société des Etats qui s�est progressivement constituée parvient en effet à formaliser des règlesimplicites qui assurent un minimum de stabilité, laquelleconforte la sécurité des nations. Buzan fait référence ici àla théorie des régimes dont il se sert pour compléter l�ap-proche réaliste classique. Il considère tout d�abord que lasouveraineté de l�Etat est le fondement de la vie interna-tionale qu�elle organise à travers les principes d�égalitésouveraine et d�intégrité territoriale. Dans un secondtemps, il observe la diffusion de normes et de valeurscommunes, dont la non-intervention dans les affairesintérieures d�un autre Etat est certainement la mieuxétablie 68. Finissant sur une note relativement optimiste,Buzan en arrive à considérer que l�intensification deséchanges internationaux permet de diffuser une culturede non-violence (« non violent conflict culture ») transférantla compétition des Etats vers des domaines plus pacifiques.

Ainsi, alors que Waltz partait de son système global pouren tirer des conclusions particulières selon sa méthodehypothético-déductive, Buzan préfère-t-il une approcheplus différenciée, partant des demandes individuelles de

68 Cette dimension de la recherche de Barry Buzan doit aujourd�huiêtre révisée dans la mesure où l�après-guerre froide réhabilite leconcept d�intervention (voir à ce sujet : Thierry Tardy, Le Conceptd�Intervention dans les Années 90 � Réflexions autour d�un ConceptEvolutif, in Annuaire Français de Relations Internationales, 2001,vol. 2, pp. 771-786).

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chaque acteur pour étudier la manière dont celles-ci s�or-ganisent dans le cadre d�une société internationale endevenir qui peu à peu amende l�anarchie des souverainetés.

Réalisme défensif versus réalisme offensif

Réalisme défensif et réalisme offensif affirment tous lesdeux leur appartenance au courant réaliste classique �rebaptisée pour la circonstance « néo-classique » � eninsistant sur une commune tradition philosophique et poli-tique dans laquelle les Etats poursuivent des politiquesagressives ou recherchent tout simplement à étendre leurpouvoir ou leur influence du fait de la rareté des richessesdisponibles. Tous les deux partagent, selon Jeffrey Taliaferro,sept points communs : 1) la nature anarchique du systèmeinternational, 2) la primauté de l�Etat, 3) l�influence déter-minante (mais non pas déterministe) des structures inter-nationales sur le comportement des Etats, 4) l�égoïsmede diplomaties self-regarding, 5) la recherche d�une conduitediplomatico-stratégique raisonnable et rationnelle, 6) lacentralité de la force et enfin 7) l�impossibilité pour laraison humaine de transcender la nature fondamentalementconflictuelle des relations internationales 69. Néanmoins,si le réalisme néo-classique partage avec son aîné unevision pessimiste de l�histoire, celle-ci n�est pas liée à lanature humaine (comme chez Niebuhr ou Morgenthau),

69 Jeffrey Taliaffero, Security Seeking under Anarchy : DefensiveRealism Revisited, in International Security, Winter 2000/01, vol. 25,n° 3.

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mais à la nature du système international et à la quête dela puissance considérée non pas comme une fin maiscomme un moyen. Cette prise en compte des déterminantsde la structure rapproche donc également le réalisme néo-classique du néo-réalisme, dont il diffère toutefois par laprise en compte des variables exogènes qui déterminent lapolitique extérieure de chaque unité (régime politique,idéologie...).

Ceci étant, le réalisme néo-classique a donné naissanceà deux théories qui, tout en reconnaissant leur communeascendance, divergent profondément dans leurs conclu-sions : le réalisme défensif et le réalisme offensif.

� Le réalisme défensif

Le réalisme défensif trouve ses origines dans la mise àjour des paradoxes du « dilemme de sécurité » défini dèsle début des années 1950 par John Herz, puis développépar Arnold Wolfers 70. Ce dilemme souligne la contradictioninhérente à toute politique de défense en soulignant qu�unsupplément de force n�augmente pas systématiquementla sécurité et peut même s�avérer contre-productif en renforçant la défiance des pays voisins, qui peuvent sesentir menacés par cette accumulation de moyens défensifs.En effet, les efforts d�un Etat A pour améliorer sa propresécurité a obligatoirement pour conséquence d�affaiblir

70 John Herz, Idealist Internationalism and the Security Dilemma, inWolrd Politics, 2, 1950, pp. 157-180. Du même auteur, voir égale-ment : Political Idealism and Political Realism. A Study in Theoriesand Reality, Chicago, Chicago University Press, 1951.

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la sécurité l�Etat voisin B qui, en se réarmant, menace àson tour la sécurité de l�Etat A. L�Etat B est en effet contraintpar la décision de l�Etat A de mener une politique plusoffensive (en acquérant de nouveaux armements, en consolidant la géographie de son système de défense aubesoin par l�expansion, en élargissant ses alliances...).Une politique d�expansion est donc, du point de vue réalisme défensif, le résultat d�un sentiment d�insécuritécroissante. Par voie de conséquence, tout ce qui confortela stabilité internationale (transparence démocratique,alliances...) renforce donc ce sentiment de sécurité etréduit l�anarchie des rapports internationaux. Développépar des auteurs tels Jack Snyder 71 ou Stephen Van Evera 72,le réalisme défensif repose ainsi sur trois hypothèses de base :

1. Les leaders politiques sont tentés de mettre en �uvreune diplomatie agressive ou une stratégie offensive seule-ment quand ils se sentent menacés. Par voie de consé-quence, en l�absence de menaces extérieures, les Etatsn�ont pas de mobiles systémiques à mener des politiquesagressives. Comme chez Waltz, l�anarchie des rapportsinternationaux et le risque toujours présent d�un affronte-ment majeur tempèrent les ambitions des Etats ;

2. Face à une menace extérieure, un gouvernementmobilise l�ensemble de son potentiel militaire, écono-mique et humain. La perception de cette menace dépendde la subjectivité des leaders politiques mais ceux-ci

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71 Jack Snyder, The Ideology of Offensive : Military decision Makingand the Disasters of 1914, Ithaca, Cornell University Press, 1984.72 Stephen Van Evera, Offense, Defense and the Causes of War, inInternational Security, Spring 1998, vol. 22.

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limiteront les moyens employés à la seule défense de leursintérêts vitaux, puisqu�une trop grande expansion estsource d�insécurité ;

3. Une fois sécurisé par l�obtention d�un gain relatif, un Etat sera conduit à rechercher par la négociation lareconnaissance de cet avantage.

Trois arguments sont développés par le réalisme défensifpour étayer ces hypothèses :

1. Le fait que les structures de la politique internationaleinterdisent de rechercher une sécurité absolue réduit l�in-certitude de la décision. En effet, la quête d�une sécuritéminimale destinée à garantir l�intégrité territoriale etl�indépendance du pouvoir politique est le point communde tous les Etats, qui sont ainsi conduits à prendre en considération leurs attentes mutuelles (the balance ofthreat theory) ;

2. La prise en compte de la distribution relative despouvoirs � et non pas de l�équilibre général du systèmeinternational � est le second argument développé par leréalisme défensif. Cette distribution relative des pouvoirsconcerne ainsi la capacité dont dispose un Etat pourdéfendre ou conquérir un territoire donné. Elle tientcompte aussi bien des déterminants régionaux que desmoyens militaires disponibles. La dissuasion nucléaireillustra cette option en condamnant durablement la guerreintentionnelle comme instrument de la politique des Etatsnucléaires ;

3. Le rôle de la perception des menaces chez les leaderspolitiques est le troisième facteur de cette stabilité annon-cée du réalisme défensif. Ce troisième élément permet àla fois de donner une dimension humaine à la politique

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internationale et limite les excès d�une théorisation fondéesur la recherche d�une politique raisonnable et rationnelle.La rationalité d�une décision politique dépend en effet de la perception que les acteurs ont de leur environnementet de leurs références culturelles ou historiques. Elle estinfluencée par la nature du régime politique interne et par les contraintes que celui-ci exerce sur la décisionextérieure.

� Le réalisme offensif

Le réalisme défensif soulève de nombreuses interroga-tions par rapport auxquelles se situe le réalisme offensif.Tout d�abord, le réalisme défensif accorde trop d�impor-tance à la rationalité de la décision politique et sous-estimeles ambitions des Etats « révisionnistes » qui n�ont pasd�intérêt à perpétuer le statu-quo. La notion de « menacesà la sécurité » est en même temps extrêmement vague etsert souvent à dissimuler ou à justifier des politiques agressives. Le réalisme offensif s�est ainsi constitué enréaction au réalisme défensif dont il critiquait les conclu-sions puisque, d�après cette école, l�anarchie des rapportsinternationaux impose aux nations de rechercher à maxi-miser leurs pouvoirs relatifs ou leur influence. A la suitedes travaux de Randal Schweller 73, Fareed Zakaria, l�anciendirecteur de rédaction de la revue Foreign Affairs, incarneaujourd�hui cette tendance avec son ouvrage « From

73 Randall Schweller & David Priess, A Tale of Two Realisms :Expanding the Institutions Debate, Mershon International StudiesReview, 41, mai 1997.

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Wealth to Power : The Unusual Origins of America�sWorld Role » publié en 1998 74. Etablissant comme PaulKennedy un parallèle entre la richesse d�une nation et sesambitions de puissance, Zakaria s�est ainsi interrogé surles raisons pour lesquelles les Etats-Unis succombèrent au« Dutsch Desease », c�est-à-dire refusèrent de se com-porter en grande puissance alors que leur développementintérieur à partir de 1865 aurait pu leur permettre derevendiquer une place dans le Concert des Nations. Encorollaire, Zakaria s�interroge sur les raisons qui condui-sirent les Etats-Unis à revendiquer un rôle de grande puissance à partir des années 1890. Ces interrogations luipermettent de réfuter la thèse du réalisme offensif puisque,d�après Zakaria, les Etats-Unis adoptèrent une politiqued�expansion alors qu�aucune menace sérieuse ne pesaitsur eux. Selon Zakaria, l�explication doit être trouvée dansles transformations des structures politiques internes quidonnait une plus grande liberté d�action à l�exécutif, autre-fois limité dans ses ambitions par le Congrès et l�espritpacifique des Pères fondateurs. La croissance de l�Etatfédéral, rendue nécessaire par l�industrialisation, expli-querait ainsi comment l�exécutif est parvenu à s�imposerau Congrès en réduisant la portée du droit de veto et enchoisissant des fonctionnaires loyaux envers le Présidentet non plus envers le Congrès. La décision « In re Neagle »de la Cour Suprême de 1890 entérina cette évolution qui se concrétisa en 1898 quand la présidence fut enfin en mesure d�agir en fonction des opportunités offertes par le système international plutôt qu�en fonction des

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74 Fareed Zakaria, From Wealth to Power � The Unusual Origins ofAmerica�s World Role, Princeton University Press, 1998, 199 p.

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districts du Congrès. La principale cause de cette marchevers la puissance des Etats-Unis résulte donc d�une prisede conscience générale des obligations internationales d�une nation devenue une grande puissance et non pas,contrairement à la thèse du réalisme défensif, de la per-ception d�une quelconque menace extérieure.

Le réalisme offensif repose donc sur trois hypothèses qui se déduisent, a contrario, du réalisme défensif :

1. Les structures de la politique internationale condi-tionnent les nations les plus puissantes à assurer des res-ponsabilités élargies, ce qui les conduit donc à mener desdiplomaties expansionnistes. De la même manière, lesnations les plus faibles sont conduites à s�associer aux na-tions les plus puissantes (phénomène de « bandwagoning ») ;

2. Il ne suffit pas à un Etat d�être économiquementdéveloppé pour devenir une grande puissance. Il faut quel�appareil d�Etat puisse gérer cette richesse et susciter uneadhésion populaire autour de nouveaux objectifs de poli-tique étrangère. La puissance est donc avant tout la manifestation d�une volonté ;

3. L�apparition des nouvelles puissances est unphénomène naturel qui ne conduit pas inéluctablement àl�affrontement si la période de transition est bien gérée,puisque les nations sur le déclin sont automatiquementconduites à réduire leurs engagements internationaux.

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Le choc des civilisationsSamuel Huntington n�est pas à proprement parler un

théoricien des relations internationales. Le thème du « Chocdes Civilisations » ne rentre donc pas particulièrement dansle cadre des théories des relations internationales.Néanmoins, la popularité de ce thème comme anticipationdes changements de l�après-guerre froide et le souhaitexposé par cet auteur de voir les démocraties resserrer leursalliances justifient de mentionner cette problématique, qui participa indirectement à la réflexion sur le réalisme néo-classique.

Comme pour le thème de la fin de l�Histoire, le choc descivilisations donna déjà lieu à un article publié dans larevue Foreign Affairs en 1993, avant d�être développé dansun ouvrage The Clash of Civilizations and the Remaking ofWorld Order 75. Le premier article se présentait sous formed�une question : l�après-guerre froide allait-elle être le thé-âtre d�une confrontation généralisée entre civilisations ?L�ouvrage supprima le point d�interrogation dans son titreet développa l�argumentation de l�auteur face aux multiplescritiques qu�il avait reçues.

La thèse centrale � qui se présente à bien des égardscomme une réfutation de Fukuyama (Cf. infra) � s�opposeà l�idée d�une possible universalisation de la démocratiesous forme d�occidentalisation du monde. Huntingtonrécuse ainsi l�idée que la modernisation soit assimilable à l�occidentalisation et donc que le monde soit en voied�homogénéisation.

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75 Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations ? In : ForeignAffairs, summer 1993, pp. 22-49 (traduction française inCommentaire, été 1994, n° 66, pp. 238-252. The Clash of Civilizationsand the Remaking of World Order, New York, Simon & Shuster, 1996,367 p.

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Le premier argument en faveur de sa thèse est que lemonde occidental était occidental avant même d�êtremoderne. Les caractéristiques de la civilisation occiden-tale qui remontent à la Grèce antique et à Rome puis auchristianisme et à la Réforme, ont ainsi organisé la sépa-ration du religieux et du temporel, la prééminence du droit,l�existence d�une société civile capable de contrebalancerl�absolutisme du pouvoir, le pluralisme politique et descorps représentatifs ainsi que la reconnaissance des libertésde la personne qui devait accompagner un individualismegrandissant. Même s�il put y avoir des emprunts à d�autrescivilisations, Huntington considère que l�Europe occidentaleorganisa ces différents apports d�une manière spécifique, cequi expliqua la faillite de la transposition de ce modèle parPierre le Grand ou encore Mustafa Kemal.

Le second argument réside dans les emprunts d�une civi-lisation à une autre, la Chine ayant par exemple empruntéle bouddhisme à l�Inde, l�Islam ayant puisé dans l�héritagegrec, le Japon ayant conduit sa modernisation techniquesous l�influence de l�Occident. Dès lors, Huntington exclutque l�ouverture des frontières soit synonyme d�universali-sation culturelle.

Le troisième argument réside dans le paradoxe désormaisclassique entre la globalisation des échanges et la reloca-lisation des identités. Le fondamentalisme religieux sertd�illustration à cette antinomie d�une planète plus ouverte� et donc plus moderne � et d�une monde de plus en plusanti-occidental, la démocratie servant au besoin à légitimerle refus de l�occidentalisation.

Considérant que la langue et la religion sont les élémentscentraux d�une civilisation, Huntington rappelle enfin quel�anglais est parlé par une fraction décroissante de la popu-lation mondiale et que le christianisme est en déclin. Ces

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observations le conduisent à inciter l�Occident à renoncerà ses prétentions universelles et à ressouder au contraire lacivilisation occidentale menacée par une alliance du mondemusulman et confucéen (L�Ouest et le reste).

Le réalisme hégémonique

Le réalisme néo-classique raisonne en termes de « puis-sance », laquelle est définie comme un agrégat de capacitésmatérielles. La prise en compte de la volonté politique,comme facteur de mobilisation de cette puissance et de sa transformation en pouvoir, situe cette école dans le prolongement direct du réalisme classique de Morgenthauou de Aron. Le réalisme hégémonique présente l�origi-nalité de repenser cette définition de la puissance qui estau c�ur de toute l�école réaliste. Cette redéfinition, dontles origines sont antérieures à la fin de la guerre froide,s�avéra particulièrement utile pour penser la rupture de1989-1991. En effet, l�évolution interne des grandes puissances semblait donner raison à Paul Kennedy qui, en 1988, acquit une très large popularité en publiant « Naissance et Déclin des Grandes Puissances. Trans-formations Economiques et Conflits Militaires entre 1500et 2000 » 76. La thèse centrale de cet ouvrage, qui mettaiten parallèle l�histoire des grands empires depuis le XVIe siècle, résidait dans le concept d�overstretching(hyper extension), comme explication de la loi postulant

76 Paul Kennedy, Naissance et Déclin des Grandes Puissances.Transformations Economiques et Conflits Militaires, Paris, Payot,1991.

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que « tout empire périra ». Pour s�être trop agrandis, lesEmpires seraient inexorablement condamnés au déclinquand les frais de la défense extérieure de frontières tropétendues et les dépenses de sécurité intérieure sur des territoires trop vastes imposent des prélèvements trop considérables sur la richesse nationale. L�implosion del�Union soviétique, qui s�était ruinée à poursuivre unecourse aux armements disproportionnée avec ses capacitéséconomiques, et les déficits accumulés par l�admini-stration Reagan semblèrent ainsi confirmer la thèse deKennedy. Parallèlement, l�émergence de nouveaux pôleséconomiques ou financiers (Japon, Union européenne...),qui ne cherchaient pas systématiquement à acquérir une puissance diplomatico-militaire équivalente à leurscapacités matérielles, renouvela le thème de la « non-fongibilité » des facteurs de la puissance, c�est-à-dire dela non-transférabilité automatique de la puissance écono-mique, financière ou culturelle vers les domaines diplo-matiques et militaires. En d�autres termes, la puissancecessa d�être perçue comme un agrégat, ce qui contribua à dissocier les échiquiers sur lesquels ses différentes composantes évoluaient. Cette désagrégation de la puis-sance la transforma en « hégémonie », ce qui imposait derepenser les instruments à la disposition des plus grandesnations pour exercer leur leadership. Le réalisme hégé-monique fut l�expression de cette nouvelle manière deconcevoir la puissance et s�incarna principalement dansl��uvre de Robert Gilpin et dans l�essai de Josph Nye quipopularisa le thème de la « soft power ».

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The Political Economy of International Relationsde Robert Gilpin

Cet ouvrage peut être considéré comme l��uvre pionnièrede l�économie politique internationale (cf. infra) 77.L�ambition de Gilpin était d�analyser l�influence respectivedu pouvoir politique et des mécanismes économiques surla stabilité de l�ordre international. Conçu comme un moded�organisation sociale, le marché est en effet complé-mentaire de l�action des Etats dans la redistribution desrichesses. Mais, constate Gilpin, la carence des gouver-nements, et en premier lieu le peu d�enthousiasme desEtats-Unis pour assumer leurs responsabilités interna-tionales, aboutit à donner aux marchés un rôle de plus en plus important dans la configuration des rapports mon-diaux. Cette évolution résulte d�un double mouvementqui affecte aussi bien l�organisation des marchés que lestransformations de l�autorité politique.

Concernant l�organisation des marchés, Gilpin isoletrois évolutions qui ont contribué à réduire l�influence desEtats : la fin du système de Bretton Woods, l�amplificationdes mouvements de capitaux et les modalités d�expansiondu commerce international. Conformément aux aspirationsdes initiateurs du système monétaire international instauréen 1945 à Bretton Woods, le mécanisme des parités fixesparticipa à la stabilisation du système international en permettant de trouver un équilibre entre le respect desimpératifs de la coopération internationale et l�autonomiedes Etats. La fin de ce système dans les années 1971-1976

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77 Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations,Princeton, Princeton University Press, 1987, 449 p.

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brisa l�automatisme des mécanismes d�équilibre et imposaaux Etats d�accorder beaucoup plus d�attention aux questions économiques. La libéralisation des échanges,organisée par le GATT, contribua pour sa part à l�ouver-ture des économies. Toutefois, cette ouverture accrut, parun effet de réaction, le sentiment de vulnérabilité des Etatsvis-à-vis de l�extérieur et aboutit à transférer la compéti-tion internationale vers le domaine commercial (thème dela compétitivité). Il en résulta paradoxalement un nouveauprotectionnisme, caractérisé par la multiplication des barrières non tarifaires et des mesures de rétorsion, et unetendance croissante à la régionalisation des économiesautour des trois pôles de l�Amérique du Nord, de l�Europede l�Ouest et du Japon. Enfin, l�évolution des marchésfinanciers, à la suite du premier choc pétrolier et de l�affluxde pétrodollars, fut marquée par une volatilité accrue descapitaux. Celle-ci entraîna alors un durcissement de lacompétition des Etats en vue d�attirer ces capitaux, quiprovoqua à son tour une individualisation croissante desstratégies économiques nationales.

Ces bouleversements économiques se sont produits dansla décennie 70. Or, à la même époque, Gilpin constateque les Etats-Unis furent confrontés à une crise écono-mique (ralentissement de la croissance, accentuation desdéficits commerciaux et budgétaires...) qui se doublad�une crise sociale sans précédent. La décision du présidentNixon de rendre le dollar inconvertible en or le 15 août1971 marqua ainsi le terme de l�hégémonie américaine.Phénomène significatif, les Etats-Unis cessèrent alorsd�être les financiers du système économique mondial etdevinrent les premiers emprunteurs. Ce nouvel environ-nement international est alors qualifié de « non-système »par Gilpin qui invoque deux raisons. Tout d�abord, Gilpin

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reprend les thèses de Charles Kindleberger relatives aurôle des politiques publiques dans la diffusion et l�ampli-fication de la crise de 1929 78. Le fonctionnement dumarché nécessite la présence d�un Etat dominant qui inter-vient, en dernier ressort, pour compenser les carences del�économie libérale. Or, non seulement, les Etats-Unis nesont plus en mesure d�assurer ce rôle mais leurs principauxconcurrents, le Japon et l�Europe de l�Ouest, ne sont pasnon plus capables de prendre la relève et cherchent priori-tairement à consolider leur puissance régionale. La seconderaison qui permet à Robert Gilpin de parler de « non-système » est liée à la manière choisie par les Américainspour continuer à exercer une primauté relative sur l�en-semble des relations internationales. La permanence dela domination du dollar sur l�économie mondiale attesteen effet du rôle que les Etats-Unis jouent toujours. Mais,plutôt que de chercher à institutionnaliser cette forme dedomination, les Etats-Unis préfèrent exercer une hégé-monie informelle. Celle-ci est véhiculée, non pas par desinstitutions, mais par des « régimes » qui favorisent unedomination indirecte. Gilpin recense ainsi trois régimes :le régime du dollar, le régime de la multilatéralisation deséchanges et le régime des investissements internationauxqui se potentialisent pour diffuser le modèle américain.

L�analyse de Gilpin se situe à la confluence de plusieurscourants doctrinaux. Gilpin emprunte tout d�abord lathéorie des régimes à l�analyse néo-institutionaliste ets�attache à décrire les modalités de diffusion de normes etde valeurs en dehors des mécanismes institutionnels clas-

78 Charles Kindleberger, La Grande Crise Mondiale 1929-1939, Paris,Economica, 2e édition, 1986, 366 p.

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siques. Ce premier choix le conduit ensuite à se rapprocherdu courant néo-réaliste, en insistant sur le rôle déterminantque doit exercer une nation dominante et sur les moyensà sa disposition pour assurer une hégémonie relative.Néanmoins, la prise en compte de l�importance prise parde nouveaux acteurs économiques, telles les firmes trans-nationales, et l�analyse de l�interdépendance des sphèreséconomiques et politiques caractérisent l�originalité de sadémarche qui influença très largement l�ensemble desauteurs qui devaient par la suite analyser les répercussionsde la globalisation.

La « soft power » de Joseph Nye

L�approche de Joseph Nye est moins économique quecelle de Gilpin. Elle s�inspire des réflexions de MarshallSinger, qui dès 1972, considérait que : « la puissance reposeaussi bien, sinon plus, sur la capacité d�attirer qu�elle nerepose sur la capacité de contraindre » 79. Joseph Nyes�en inspira pour formaliser son concept de « soft power »qu�il oppose à la « hard power » traditionnelle, constituéepar l�usage des moyens classiques de coercition. Bound toLead se proposait d�étudier les transformations de lanature de la puissance américaine, ce qui correspondaitd�ailleurs au sous-titre de ce livre publié en 1990 80.

79 Marshall Singer, Weak States in a World of power, New York, FreePress, 1972, p. 59. 80 Joseph S. Nye, Le Leadership Américain � Quand les Règles dujeu Changent, Presses Universitaires de Nancy, 1992, 226 p. (Boundto Lead � The Changing Nature of American Power, New York, BasicBooks, 1990).orld of Powers, New York, Free Press, 1972, p. 59.

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L�auteur avait fait partie du réseau d�InternationalOrganization avant de rejoindre, à son rythme, le camp du réalisme. Cet essai étudie les atteintes au leadershipaméricain, dont la cause principale réside dans les modi-fications des critères de la puissance. Deux phénomènesconcomitants ont contribué selon Nye à cette évolution. Lepremier réside dans la complexification des échangesinternationaux, et l�on retrouve ici le thème de l�inter-dépendance complexe des travaux antérieurs de Nye etde Keohane dans les années soixante-dix (cf. supra : l�écolede l�interdépendance complexe). Le deuxième phénomèneréside dans les transformations de la puissance, transfor-mations qui elles aussi avaient déjà été prises en considé-ration en 1972 dans Power and Interdependance (cf.infra). Tout d�abord, cette puissance est moins fongibleque précédemment. Cette non-fongibilité des critères dela puissance repose sur l�idée que les avantages acquisdans un domaine particulier seraient de moins en moinstransférables vers un autre domaine de l�action interna-tionale. Ainsi, la puissance diplomatico-stratégique desEtats-Unis ne pourrait plus être placée au service de leursintérêts économiques et financiers. Bien plus, la tentationde se servir de la puissance militaire ou politique à des fins économiques ou commerciales pourrait s�avérer contre-productive. Dans le même temps, les facteurs tangibles dela puissance (ressources fondamentales, capacités militairesou économiques...) tendraient de plus en plus à être sup-plantés par les facteurs non tangibles, telles la cohésionnationale ou la culture. Puisqu�aucune autre nation nepeut prétendre s�ériger en grande puissance concurrente,cette moindre tangibilité de la puissance ne menace pasdirectement la place des Etats-Unis dans le monde, maisaffecte au contraire leurs capacités d�adaptation aux nou-veaux modes d�interdépendance. Dès lors, Nye propose

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de compenser le déclin économique des Etats-Unis enconvertissant la puissance américaine. Il s�attache ainsi àdémontrer que l�exercice de la puissance brute � encoreappelée hard power � se révèle dorénavant beaucoup pluscoûteux que l�exercice de la soft-power par laquelle unenation parvient à faire partager ses options à travers l�ac-ceptation d�un ensemble de valeurs allant de l�attiranceculturelle à l�idéologie. C�est ce qu�il appelle le principede cooption défini comme la capacité pour une nation de« se montrer capable de structurer une situation de tellesorte que les autres pays fassent des choix ou définissentdes intérêts qui s�accordent avec les siens propres » 81.Ce thème conduit Nye à considérer que si la culture oul�idéologie d�un Etat dominant sont attirantes, les autresnations les adopteront volontiers. « S�il est capable defixer des normes internationales correspondant à l�étatde sa société, il sera moins susceptible d�en changer. S�ilcontribue à soutenir des institutions encourageant lesautres Etats à canaliser ou à limiter leurs activités dansle sens de ses préférences, il pourra ne pas avoir besoinde se livrer, lors de négociations, à de coûteuses manifes-tations de sa capacité de coercition. En bref, l�universalitéde la culture d�un pays et sa capacité de fixer un ensemblede règles et d�institutions qui lui sont favorables [...]représentent d�importantes sources de puissance » 82.Ainsi, les Etats-Unis pourraient faire l�économie d�uneutilisation périlleuse et finalement peu efficace de leurforce en se servant du levier de leurs valeurs démocra-tiques. Cette ligne politique, qui correspond d�ailleurs aumultilatéralisme autoritaire mis en �uvre par les dif-férentes administrations américaines depuis la fin de la

81 Joseph S. Nye, Bound to Lead..., op. cit., p. 173.82 Ibid, p. 30.

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guerre froide, permettrait ainsi de compenser le déclinmatériel des Etats-Unis en misant sur l�attrait que leurcivilisation continue d�exercer et constitue à coup sûr leurplus sérieux atout pour faire prévaloir leurs choix. Et donc,pour défendre leurs intérêts, ce qui correspond bien à unretour au réalisme le plus classique.

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LES APPROCHES STATO-CENTRÉES

Le réalisme s�était développé pendant trente ans, sansvéritable opposition. Jusque dans les années 1960, il puten effet prétendre être la seule approche « scientifique »par comparaison aux utopies véhiculées par les approchesconcurrentes. A partir de cette période, le réalisme dutfaire face à une contestation grandissante, qui se nourrit del�actualité internationale pour s�opposer à ses prétentionshégémoniques. La détente � qui semblait montrer quedeux adversaires résolus pouvaient préférer l�entente àl�affrontement �, la guerre du Vietnam, dont les imagesdiffusées dans tous le foyers grâce à la télévision remet-taient en cause la légitimité de la violence, le relatif déclindes Etats-Unis (lié à la reconstruction du Japon et del�Europe) et enfin la très forte idéologisation de la période,qui ne pouvait manquer de prendre pour cible le pes-simisme dialectique de Aron (« avoir tort avec Sartre... »)contribuèrent à ébranler les assises du réalisme. Cetteoffensive généralisée ne se contentait pas de reprendre lesarguments des idéalistes par rapport auquel le réalismes�était défini. Tout en insistant sur le besoin de penser lemonde avec une autre optique que la permanence durisque de conflit, ces nouvelles approches insistèrent surla nécessité de mieux intégrer l�activité des acteurs non-étatiques, l�érosion de l�autorité des Etats et sur la nécessitéde perfectionner les instruments méthodologiques. Cettepremière vague de contestation s�essouffla assez vitequand le retour de la guerre froide détruisit les illusionspacifiques de la détente. Le réalisme effectua alors un

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retour en force avec le néo-réalisme de Waltz. Celui-cifut ainsi la référence des années 1980 avant d�être, unenouvelle fois, mis en cause quand la bipolarité s�effondra.Les mêmes arguments que ceux qui avaient été opposésau réalisme classique furent alors repris pour élaborer desthéories tout aussi alternatives et radicales que celles quiavaient été à la mode durant les années 1960 et le débutdes années 1970.

Du fait de son rôle dans l�élaboration des théories desrelations internationales, le réalisme (classique ou néo) aainsi toujours été au c�ur des débats, passant progres-sivement d�une position dominante à la position plusinconfortable de devoir se justifier. S�il est toujours par-venu à faire face aux critiques et à conserver son pouvoird�attraction, le réalisme n�en a pas moins été contraintd�évoluer. Cette évolution s�est effectuée de l�intérieur,quand les réalistes eux-mêmes ont accepté de se remettreen cause (sans toutefois toucher à la matrice disciplinaire).Elle s�est également opérée de l�extérieur, quand desauteurs très critiques à l�égard du réalisme ont progres-sivement amendé leurs discours et se sont rapprochés ducourant doctrinal auquel ils s�étaient précédemmentopposés. Ces diverses approches offrent ainsi une alter-native au réalisme, sans toutefois remettre en cause lacentralité de l�Etat. Ces travaux permirent ainsi deréfléchir aux outils de perception de l�international (lesapproches behavioristes), de mieux rendre compte de ladiversité des logiques affectant le cours de la vie interna-tionale (l�institutionnalisme néo-libéral), d�envisager unepossible maturation de l�anarchie internationale soit parl�instauration d�une paix démocratique (l�école libérale),soit par la mise en �uvre de processus d�intégration (lesthéories de la coopération et de l�intégration) et enfin de

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réfléchir aux moyens de corriger l�illusion réaliste d�unEtat conçu comme une totalité parfaite (les théories del�Etat faible). Il conviendra également dans ce chapitrede rendre compte des recherches menées en Europe oùles débats doctrinaux d�origine américaine laissaient indif-férents un grand nombre de chercheurs, mais où la traditionétatique permettait d�aborder les relations internationalesavec d�autres instruments que ceux du réalisme (la traditionstato-centrée européenne).

Les théories behavioristes

L�approche systémique appliquée aux relations interna-tionales correspondait à un désir de dépasser les mé-thodes empirico-descriptives de l�histoire diplomatiquequ�avait reprises le réalisme. Sans nier la possibilité d�unehistoire immédiate, la démarche historique était en effethandicapée par la difficulté d�appliquer ses méthodeshabituelles d�investigation sur archives à des événementstrop récents. La diversification des sources permettaitcertes de combler partiellement cette carence. Néanmoins,la très forte idéologisation de la vie internationale, liée àl�émergence d�une bipolarité inédite, ne pouvait restersans influence sur des ouvrages destinés à décrire cet étatde fait. D�où, très souvent, des travaux partisans quidécrivaient cette histoire en devenir à partir de présup-posés idéologiques. Deuxième raison plus fondamentaleencore au dépassement des méthodes historiques, la pro-gressive maturation des méthodes des sciences socialesmultipliait les passerelles entre des disciplines différentespour définir un cadre interprétatif inédit permettant d�organiser une actualité pléthorique, de hiérarchiser lesinformations et de tracer de grandes lignes d�évolution.

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Très à la mode dans les années 60 et 70, le systémismeest aujourd�hui sur le déclin. Les critiques formulées àl�encontre du déterminisme trop rigide du système waltzienet le peu de succès du réalisme structurel contribuèrent àcet oubli. Cependant, le systémisme ne constitue pas unesimple étape, qui serait aujourd�hui dépassée, dans l�histoiredes théories des relations internationales. En décrivant lescontraintes que chaque configuration fait peser sur lesacteurs, indépendamment des variables internes, il contri-bua, dans un premier temps, à autonomiser la disciplinedes relations internationales par rapport à ses originesjuridiques et historiques. En intégrant les interactions exis-tant entre les unités, il permit dans un deuxième tempsd�offrir des schémas de représentation du monde qui s�ef-forçaient de simplifier la complexité et de rendre comptedu mouvement permanent affectant la stabilité de l�ordreinternational.

Le système comme méthode

L�apport du systémisme consista à tenter d�atteindre unenouvelle objectivité en se contentant de décrire des inter-actions dont l�automaticité évitait d�avoir à prendre parti.Ce souci de neutralité était en grande mesure illusoire.L�objectivisation de variables choisies subjectivementréduisait considérablement la portée de l�argumentairebehavioriste. De même, la description d�enchaînementsplus ou moins linéaires n�était pas sans rappeler certainesillusions scientistes du XIXe siècle. Ce qui amena, parexemple, Hannah Arendt à récuser avec la plus extrêmevigueur cette causalité réductrice au nom d�un anti-

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historicisme radical 83. Cependant, considérée comme unsimple instrument, la notion de système offrait un cadred�interprétation suffisamment opérationnel pour tenterd�organiser les contraintes pesant sur les acteurs de la vieinternationale. Ce qui permettait alors de définir leursmarges de man�uvre respectives en dépassant les cadresidéologiques de cette histoire immédiate.

La sociologie avait succombé, à ses origines, au désir deconstruire de vastes systèmes intégrant l�ensemble desdéterminants sociaux, avant de réduire ses ambitions à lasimple formalisation de modèles expliquant les modes defonctionnement de secteurs isolés. Discipline plus jeune,les relations internationales ont été tentées par cesapproches globales à la mesure de la totalité des objectifsqu�elles s�assignaient, à savoir les conditions d�établisse-ment d�une paix durable à l�échelle de la planète et lecorollaire du déterminant des guerres.

La notion de système n�est pas récente. La sociologie àses débuts élabora de vastes constructions tentant d�orga-niser la diversité sociale et humaine. De l�Esprit des Loisde Montesquieu relevait de ce désir de dépasser les faitset de trouver les principes les régissant. Avec AugusteComte, il ne s�agissait plus de procéder de manière ana-lytique mais, au contraire, d�élaborer une synthèse visantà « la coordination rationnelle de la série fondamentaledes divers événements d�après un dessein unique ».Durkheim affirma plus tard la priorité du tout sur les parties, c�est-à-dire qu�était désormais privilégiée uneapproche holiste qui culminera avec le structuralisme.

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83 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972,p. 221.

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Enfin Karl Marx en faisant dépendre l�évolution desrégimes politiques de l�état des forces de production,poussera à l�extrême la détermination des superstructurespolitiques par les infrastructures économiques et socialesdans une sorte de « métabolisme général » de la société.

Pour leur part, les historiens n�étaient pas restés insen-sibles à cette transformation des méthodes en sciencessociales. La notion de « concert européen » par exempleimposera de dépasser l�approche empirico-descriptiveclassique au profit d�une approche plus analytique inté-grant ce que Pierre Renouvin et J.-B. Duroselle appelaientles « forces profondes » 84. L�Ecole des Annales (MarcBloch, Lucien Febvre, Fernand Braudel) développa poursa part une approche pluridisciplinaire visant à dépasserle politique au profit de problématiques totalisantes. Mais, comme l�évolution des sciences exactes avait déjàfortement influencé Auguste Comte, c�est l�extraordinairemutation de la physique puis de la biologie qui détruisaitla croyance dans un monde déterminé en accordant uneplace considérable au hasard dans l�organisation de lamatière qui contribua à l�attrait irrésistible du systémisme.

� L�apport des sciences exactes : entropie et néguentropie

La théorie des quanta bouleversa la physique classiquefondée sur la distinction entre corpuscules et ondes. Lestravaux de Max Planck, d�Einstein ou d�Heisenberg dans

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84 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction àl�Histoire des Relations Internationales, Paris, Armand Colin, 1970,pp. 5-282 (Partie I).

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les années vingt, lièrent des propriétés de type corpusculaireà des propriétés de type ondulatoire. Ces nouvelles par-ticules quantiques mirent fin en la certitude d�un mondedéterminé et devaient donner naissance à la théorie duchaos (« Big-bang »). Toute la difficulté consista à percerle mystère de ces phénomènes désordonnés en apparenceet à mettre à jour leurs lois de fonctionnement. Il s�agis-sait donc de tenter de définir les propriétés mathématiquesde phénomènes erratiques en apparence à travers la notionde « chaos déterministe ». Les travaux du météorologisteEdward Lorenz s�attachèrent à démontrer à l�aide de troiséquations l�imprévisibilité de la météo (la parabole du vold�un papillon dans la baie de Sydney). S�aidant de l�infor-matique, Ruelle et Takens simulèrent par la suite les tra-jectoires de systèmes chaotiques et remarquèrent quel�ensemble de ces trajectoires finit par s�organiser, commesi intervenait « un attracteur étrange ». A compter du milieudes années soixante-dix, la théorie du chaos quitta ledomaine de la recherche fondamentale pour pénétrer lesécoles d�application où elle permit de prendre en compteles phénomènes de vibrations ou de turbulences affectantdes organes mécaniques (boîtes de vitesses, ailesd�avion...).

Cette notion de chaos ne pouvait rester sans incidencesur les sciences humaines. Les travaux des systémistes seservirent ainsi des recherches sur le hasard et l�aléatoiredans l�organisation de la réalité physique pour la trans-poser aux mécanismes politiques et sociaux. Ceux-cifurent alors perçus à l�image d�un « tourbillon », qui,selon Edgar Morin, caractérise un flux ondulatoire maisstationnaire. L�idée essentielle consista à modifier les rap-ports entre la causalité et la finalité d�un système global.Le principe de « rétroaction » (feed-back) qui ferme le

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système sur lui-même permettait de prétendre à la totalitéet de comprendre les mécanismes d�évolution jusqu�aupoint de retournement ou d�oscillation. Au mode dedéveloppement linéaire qui achoppait sur les phénomènesimprévisibles de révolution, s�est donc substitué undéveloppement par fluctuations tentant de comprendrecomment une situation d�ordre évolue obligatoirementvers un état de désordre qui, lui-même, a vocation à géné-rer un nouvel ordre. Ce sont donc les notions d�« entropie »et de « néguentropie » où l�entropie représente la désor-ganisation progressive d�un ordre stable vers le désordreet la néguentropie, la réorganisation du désordre vers unnouvel ordre. Tout ordre générant son propre désordre, lesystémisme prétendait donc comprendre les raisons desdésordres pour les intégrer dans une représentationdynamique du monde comme les sciences exactes étaientparvenues à prendre la mesure du chaos universel.

� Les précurseurs

Hormis les recherches sur le système en lui-même, menéespar des philosophes à la confluence des sciences exactes(René Thom, Michel Serres, Ilya Prigogine, EdgarMorin...), le systémisme a pénétré la sociologie où il s�ap-parenta au structuralisme. Son objet consista à établir unschéma opératoire et mécanique de rééquilibrage d�unestructure perturbée par des influences externes.

L�école fonctionnaliste-structuraliste se présenta commel�héritière des sociologues du XIXe siècle (Durkheim etSpencer) qui empruntèrent à la biologie les notions d�évo-lution, de différenciation, de structures et de fonctions.L�objet de la sociologie fonctionnaliste visait à définir

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l�élément pertinent permettant d�expliquer le devenird�une société de plus en plus complexe (Malinowski,Radcliffe-Brown). C�est le rôle de la « fonction » qui con-tribue à structurer la totalité sociale en un système intégré.Cette fonction se présente donc comme l�instrument de lacontinuité sociale, qui se définit elle-même comme unagrégat diversifié de fonctions. Cette démarche carac-térisée par son aspect statique et sa volonté de maintenirun certain statu quo s�attachait aux critères d�adaptationau changement. Dans le Système des sociétés modernes,Talcott Parsons 85 établira une classification des régularitéssociales (« social patterns ») selon quatre fonctions : lemaintien du modèle original assurant l�identité du groupe,la capacité à préserver l�intégration sociale, la facultéd�adaptation aux contraintes extérieures et enfin, la capacité de réaliser les objectifs intéressant la vie dugroupe (« goal attainment »). A ces fonctions immuables,Parsons répondit aux critiques de conservatisme auxquellesil dut faire face en ajoutant, pour les groupes les plus perfectionnés, une double capacité d�auto-transformationde l�intérieur sans atteinte à leur identité et de modificationdes buts à atteindre sous la pression des mutations de l�en-vironnement. Malgré ces deux dernières améliorationsempruntées à la biologie, le modèle parsonnien se présentenéanmoins comme un schéma mécaniste, destiné à lapréservation de l�ordre à partir d�une vision déterminée etstable du devenir des sociétés.

La cybernétique et les travaux de Karl Deutschessayèrent de résoudre ce trop flagrant conservatisme du

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85 Talcott Parsons, Le Système des Sociétés Modernes, Paris, Dunod,1973, 170 p.

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fonctionnalisme en détruisant la croyance en un éternelretour à l�équilibre. La notion de complexité est au c�urde la cybernétique qui se présente comme la sciencegénérale des organismes. Développée à partir de la théoriedes jeux (Von Neumann), amplifiée par Shannon et lathéorie de la communication, elle s�attachera à démontrerque le fonctionnement d�un groupe social n�est pas larésultante de la somme des comportements individuels.L�économie, notamment avec Pareto, Walras et Keynes,fut l�un des premiers secteurs des sciences sociales àrecourir aux méthodes de la cybernétique et principale-ment à la modélisation. C�est grâce à cette modélisationélaborée, en vertu du principe d�analogie entre les struc-tures sociales et les systèmes biologiques complexes telsle cerveau, que pût apparaître une véritable théorie de lasociété envisagée comme système. Karl Deutsch dans unouvrage remarqué, Nationalism and Social Communi-cation 86, fut l�un des premiers auteurs à transposer cetinstrument aux sciences politiques en élaborant un modèlequi se proposait d�établir les rapports entre la cohésiond�une communauté et les niveaux de communication établis au sein de cette communauté. L�originalité de cetteapproche consistait à renoncer à donner une définition detype historique ou idéologique du nationalisme mais à leconsidérer comme la somme des informations au senslarge (souvenirs, symboles, préférences....) qui constituentla mémoire collective des peuples. Au modèle mécaniquede la sociologie fonctionnaliste, il substitua ainsi unschéma d�évolution, fondé non seulement sur des données

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86 Karl Deutsch, Nationalism and Social Communication. An Inquiryinto the Foundations of Nationality, New York, Wiley, 1953, 292 p.

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quantifiables (évolution démographique), mais égalementsur la transformation des perceptions, c�est-à-dire sur lesmodifications du traitement de l�information au sein dugroupe. L�originalité de cet apport de la cybernétique consistait dans la définition d�un modèle d�auto-régulationmalgré le caractère aléatoire de la structure étudiée.Contrairement à la sociologie fonctionnaliste, l�équilibren�était donc plus une fin en soi mais au contraire un étattemporaire et précaire. Il s�agit alors de situations de quasi-équilibre que des mécanismes d�auto-régulation pourrontmaintenir plus ou moins longtemps en contenant les écartsdans des limites compatibles avec la préservation du système.

Le modèle de David Easton ajouta la dimensiondynamique qui manquait au fonctionnalisme et à la cyber-nétique, tout en insistant sur les mécanismes de régulation.Il emprunta à la cybernétique la notion de causalité enboucle fermant le système sur lui-même par les mécanismede rétroaction convertissant les « outputs » en nouveaux« inputs ». Comme le résumait parfaitement Marcel Merle,« les inputs sont constitués par l�ensemble des demandes etdes soutiens qui vont être dirigés sur le système considérécomme un tout. A l�intérieur du système, les demandes etles soutiens sont « convertis » par la réaction combinée detous les éléments constitutifs du système et provoquentfinalement, de la part de l�autorité régulatrice, une réactionglobale qui exprime la manière dont le système tente des�adapter aux incitations et aux pressions qui émanent de l�environnement. Cette réaction globale (« output »)constitue la réponse du système mais amorce en mêmetemps un nouveau circuit de réaction (« feed-back ») quicontribue à son tour à modifier l�environnement d�où par-tiront ensuite de nouvelles demandes et de nouveaux

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soutiens, etc. » 87. Le modèle eastonnien insistait donc sur lacomposante dynamique des systèmes sociaux et sur leur ca-pacité d�adaptation aux contraintes de leur environnement.

L�application aux relations internationales

Ces premières constructions, pour intéressantes qu�ellesfurent, n�en présentaient pas moins de sérieuses difficultésd�application. Les modèles cybernétiques tombaient aisé-ment dans les défauts couramment observés du quantita-tivisme, plus ou moins tenté de transformer la sciencepolitique en science exacte sur la foi d�une quantificationobjective de variables subjectives. Le système parsonnienpour sa part cédait lui aussi aux critiques d�antan sur leconservatisme mécanique d�une société harmonieuse oùles dysfonctionnements constituaient l�exception. Enfinle modèle d�Easton fut vivement critiqué dans son appli-cation aux relations internationales, du fait de l�absence derégulation observable et de la décentralisation des centresde décision. Ainsi, Marcel Merle expliquait dans saSociologie des relations internationales, que c�est seule-ment en « renversant » la démarche d�Easton que l�onpeut atteindre la spécificité du système international, enmontrant dans quelle mesure celui-ci est atypique comparéau schéma universel de l�auteur 88.

En dépit de ces difficultés multiples, le systémismeinvestit massivement le champ des relations internatio-nales dans la mesure où il permettait de renouveler une

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87 Marcel Merle, Sociologie des Relations Internationales, Paris,Dalloz, 1982, 3e éd., p. 128.88 Ibid., p. 131.

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approche essentiellement fondée sur l�empirisme. MortonKaplan fut à ce titre l�un des premiers à appliquer auxrelations internationales ce type d�approche. System andProcess in International Politics (publié en 1957 89) cons-titua une étape clef et se présenta comme une typologie desix régimes internationaux établie en fonction de deuxvariables : le mode de régulation (power configuration) etle nombre des acteurs. Cette méthode se présentait donccomme une passerelle entre la sociologie et l�histoire et futreprise en 1963 par Richard Rosecrance (Action andReaction in World Politics) qui distingua pour sa part huittypes de régimes internationaux entre 1740 et 1960.

Mais ce furent incontestablement les modélisationsinspirées par la cybernétique qui connurent le plus grandsuccès. Le rôle pris par la stratégie dans les études inter-nationales et l�école de l�Arms Control avaient, en effet,contribué à une diversification du recrutement deschercheurs s�intéressant aux relations internationales etdonc à une diversification des méthodes d�approche. Ainsien matière de course aux armements, Lewis F. Richardsonélabora dans Arms and Insecurity (1960) un modèle d�ac-tion-réaction (dite « perspective de Richardson ») expli-quant la course aux armements par la peur de chacun desprotagonistes d�être surpassé par son concurrent 90. Demême, James Rosenau tenta de formaliser dans LinkagePolitics (1969) les relations d�influence réciproque s�éta-blissant entre la politique intérieure et la politique

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89 Morton A. Kaplan, System and Process in International Politics,New York, John Wiley and sons, 1957, 283 p.90 Lewis F. Richarson, Arms and Insecurity, Pittsburg, The BoxwoodPress, 1960, 307 p.

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extérieure 91. Travaillant sur la crise de Cuba, Graham T.Allison s�intéressa pour sa part dans Essence of Decision :Explaining the Cuba Crisis (1971) aux mécanismesbureaucratiques, pour montrer l�influence des stratégiesdes administrations et des conseillers dans la prise de déci-sion politique 92. Enfin et surtout, l�intégration européennedonna lieu à une multitude d�essais utilisant les modèlesde communication pour rendre compte de l�extraordinairevitesse de diffusion des normes communautaires.

L�institutionnalisme néo-libéral

Au début des années soixante-dix, Robert O. Keohane etJoseph S. Nye s�intéressèrent aux mécanismes d�inter-dépendance qui, à leurs yeux, constituaient la transfor-mation la plus notoire de la vie internationale depuis la finde la Seconde Guerre mondiale. La revue InternationalOrganization servit de support au groupe de réflexion quis�organisa autour d�eux et que l�on peut qualifier d�écolede « l�interdépendance complexe ». La prise en comptedes « régimes » internationaux, qui permettaient de décrireles réseaux institutionnalisés ou non par lesquels se dif-fusaient de nouvelles normes de comportement, puis les

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91 James N. Rosenau, Linkage politics. Essays on the Convergence ofthe National and International Interests, New York, The Free Press,1969, 352 p. En 1973, Rosenau sera néanmoins conduit à accepter l�échec de cette théorie et à refermer ce programme de recherche ( J. Wilkenfeld, Conflict Behavior and Linkage Politics, New York,McKay, 1973, 388 p.).92 Graham T. Allison, Essence of Decision : Explaining the CubaCrisis, New York, 1971, 338 p.

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recherches menées par Keohane dans les années 80 sur lesinstitutions internationales élargit ce programme derecherche en une véritable branche de la discipline desrelations internationales. Celle-ci se positionna par rapportau néo-réalisme de Waltz en s�efforçant de démontrer quel�anarchie des rapports internationaux n�était pas unique-ment jugulée par la menace permanente d�un recours à laforce et en intégrant les variables internes dans le posi-tionnement des unités politiques les unes par rapport auxautres. Cet institutionnalisme néo-libéral ne se présentaitnéanmoins pas comme une critique radicale du réalisme(comme le confirma l�évolution intellectuelle de ses deuxpromoteurs), mais comme un perfectionnement del�analyse stato-centrée par la prise en compte des besoinset des capacités d�action de la société civile.

L�école de l�interdépendance complexe

Dans un ouvrage publié en 1972, Transnational Relationsand World Politics 93, Keohane et Nye analysèrent les conséquences de la mise en contact permanente, non plusseulement des nations, mais également des économies etdes sociétés du fait des mutations de l�environnementinternational à la faveur de la clôture de l�espace obser-vable au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cesinteractions multiples étaient divisées en quatre ordres :l�information, le commerce d�objets physiques, les flux

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93 Robert O. Keohane et Joseph S. Nye, Transnational Relations andWorld Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1972, 428 p.

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financiers et la libre circulation des hommes et des idées.La multiplication de ces courants d�échanges, danslesquels la répartition des pouvoirs ne dépend plus exclu-sivement du politique, implique donc que l�intérêt nationalne peut plus s�exprimer à travers l�intérêt général incarnédans les seules structures du pouvoir de l�Etat. Les relationsentre nations ne peuvent donc plus se résumer aux seulesrelations diplomatico-stratégiques et doivent être appréhen-dées à partir de niveaux différents d�analyse qui remettenten cause les hiérarchies traditionnelles fondées sur latoute-puissance de la sphère publique. A côté des relationspolitiques, toujours centrées sur le pouvoir et la sécurité,prolifèrent donc les interactions économiques, sociales etculturelles pour lesquelles la puissance politique n�estplus un élément central. Une distinction nette apparaîtalors entre les relations internationales, stricto sensu, et lesrelations transnationales qui regroupent l�ensemble desrapports internationaux où l�un des acteurs au moins n�estpas un agent gouvernemental.

Transnational Relations and World Politics n�a rienperdu de son actualité, puisqu�il contenait déjà l�ensembledes arguments qui refirent surface au début des annéesquatre-vingt-dix : érosion des pouvoirs de l�Etat, mutationdu champ économique, développement du monde desréseaux, autonomie accrue des acteurs non-étatiques, priseen compte de l�écologie, élargissement des critères de lasécurité, non-fongibilité des critères de la puissance... Demanière très nuancée, Keohane et Nye aboutissaient à laconclusion que les Etats demeuraient certes les acteurscentraux des relations internationales, mais que leurscapacités de contrôle étaient réduites dans les autres « arènes » (issues areas) où des acteurs tiers (firmes

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transnationales, ONG...) étaient en mesure de tirer profitd�une émancipation toujours plus poussée vis-à-vis desautorités politiques. L�exemple de la fixation des prix etdes marchés en général leur fournit ainsi un argumentairepour monter à quel point les Etats avaient peu d�influencesur ces déterminants capables d�exercer en retour uneinfluence décisive sur leur comportement.

Dans un deuxième ouvrage, publié en 1977, Power andInterdependance, les mêmes auteurs développèrent à pro-prement parler le concept d�« interdépendance complexe » 94.L�érosion des cadres préétablis d�autorité et l�inégalitéfondamentale entre les acteurs traditionnels et les nouveauxacteurs de la vie internationale créaient une situation « d�interdépendance assymétrique » dans laquelle les asy-métries constatées étaient « sources d�influence pour lesacteurs dans leurs relations mutuelles » 95. Leur thèseprincipale consistait à analyser les conséquences de cetteinterdépendance dont la caractéristique première était dene pas déboucher sur un partage équitable des bénéfices.Ils élaborèrent pour ce faire deux instruments de mesure :la « sensitivity » et la « vulnerability ». Par « sensibilité »,Keohane et Nye entendaient la vitesse et l�ampleur d�unchangement induit par un premier Etat dans un secondpays. Par le concept de « vulnérabilité », ils s�intéressèrentaux possibilités offertes à l�acteur B pour résister au chan-gement provoqué par l�acteur A. La notion de puissancen�était cependant pas totalement remise en cause maisétait envisagée en termes de « contrôle sur les résultats »

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94 Robert O. Keohane et Joseph S. Nye, Power and Interdependance :World Politics in Transition, Boston, Little Brown, 1977, 273 p.95 Ibid., pp. 10-11.

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(« control over outcomes »). L�originalité de cette approcherésidait essentiellement dans la prise en compte de la multiplicité des acteurs, qui à l�intérieur, disposaient desmoyens pour influencer la décision politique (groupesd�intérêts....) et qui, à l�extérieur, avaient la capacité de nepas tenir compte de ces contrôles publics (réseaux trans-nationaux...). Keohane et Nye rompaient donc avec l�unedes hypothèses de base du réalisme qui, à ses origines,avait posé l�idée d�une totale autonomie de l�internationalpar rapport à l�interne tout en proposant une alternative au « réalisme libéral ».

Le néo-institutionnalisme

En recourant à la notion de « régimes », Keohane se posi-tionna ultérieurement par rapport à Kenneth Waltz en refu-sant de se laisser enfermer dans le débat sur l�influencerespective des structures sur le comportement des acteurs.Il s�efforça ainsi de comprendre les raisons qui conduisentles Etats à préférer la coopération à la compétition.

Dans l�atmosphère de retour de la guerre froide qui ca-ractérisa le début des années 80, de nombreuses recherchess�efforcèrent en effet de comprendre comment et pourquoiles Etats avaient intérêt à coopérer plutôt qu�à s�affronter.Donnant-Donnant de Robert Axelrod � ouvrage publié en1984 et sous-titré Théorie du Comportement Coopératif 96

� servit de référence à ces travaux. L�auteur ayant eu l�idée

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96 Robert Axelrod, Donnant-Donnant � Théorie du ComportementCoopératif, Paris, Ed. Odile Jacob, 1992, 235 p.

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d�organiser un tournoi informatique autour du dilemme duprisonnier concluait ainsi que la stratégie gagnante du «donnant-donnant » s�avérait systématique-ment plus effi-cace que la tentation de faire cavalier seul dès lors que lesjoueurs peuvent être amenés à se rencontrer plus ou moinsrégulièrement. Axelrod se référa à titre d�exemple au com-portement des petites unités anglaises et allemandes durantla guerre de tranchées du premier conflit mondial quand,refusant les stratégies de guerre à outrance des états-majors, les soldats ennemis parvenaient à déterminer unesorte de code de conduite implicite pour le plus grandintérêt de chaque partie, toute violation de ce code étantsanctionnée par des représailles meutrières. Axelrod entirait la conclusion qu�une coopération durable pouvaits�instaurer entre des acteurs égoïstes dès lors que ceux-cidécouvrent qu�il est de leur intérêt de briser leur isole-ment et d�établir des relations de coopération sur une base de réciprocité. Le paradoxe auquel il parvenait(paradoxe qui, une fois de plus, était emprunté aux lois dumarché) était que de telles situations de collusion s�avé-raient plus difficiles à combattre qu�à instaurer, preuvede la solidité et de la permanence de ces comportementscoopératifs.

Axelrod avait mis à jour la nécessité de la coopération,sans toutefois fournir une explication globale. Dans AfterHegemony, publié en 1984 97, Keohane s�efforça de com-prendre comment cette coopération fonctionnait. Cetouvrage anticipait The Political Economy of World Politicsde Gilpin en développant la dimension économique de

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97 Robert O Keohane, After Hegemony : Cooperation and Discord inthe World Political Economy, Princeton, Princeton University Press,1984.

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l�interdépendance complexe. La perte d�influence desEtats-Unis dans le monde, liée à la montée en puissancede l�Europe et du Japon, signifiait que les Etats-Unis se trou-vaient désormais dans une situation post-hégémonique.Pour les réalistes, cette perte d�influence signifiait unmonde plus chaotique, puisque l�ordre repose sur la puis-sance. A l�inverse, Keohane estima que les mécanismes deconcertation créés à l�époque de la domination incontestéedes Etats-Unis devaient perdurer puisque les réseauxprécédemment établis n�avaient aucune raison de dis-paraître, en dépit de l�affaiblissement relatif des Etats-Unis. Institutionnalisés ou non, ces réseaux fournissenten effet un support indispensable pour maintenir unecoopération jugée souhaitable par le plus grand nombred�Etats. Même l�absence de leadership ne remet pas encause ce parti-pris en faveur de la coopération, dès lors queles Etats acceptent de renoncer à raisonner en termes degains absolus (obtenus par la force) et privilégie l�obtentionde gains relatifs (obtenus par la négociation). En d�autrestermes, la négociation réduit la perspective de gains indi-viduels importants mais augmente la garantie de béné-ficier d�une partie équitable des gains collectifs résultantde la négociation. Cette coopération se manifeste priori-tairement dans les enceintes des organisations interna-tionales mais elle peut tout aussi bien se manifester dansdes réseaux informels. C�est pourquoi Keohane privilégiele terme d�institutions internationales qui ont essentielle-ment quatre fonctions : 1) réduire les coûts de transactionen vue de favoriser la conclusion d�accords et de garantirleur respect 2) favoriser la transparence et la confiance 3)fournir les instruments adéquats de résolution des dif-férends 4) offrir une aide à la décision. Les institutionsinternationales de Keohane se présentent donc comme

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des instruments placés à la disposition des Etats, lesquelssont demandeurs de structures de concertation et de négo-ciation pour obtenir des gains collectifs. La disparition oul�absence de telles institutions ne peut donc que produiredes effets négatifs sur des Etats qui, ayant pris la mesurede leur dépendance mutuelle, s�efforcent désormais deconcilier leurs intérêts plutôt que de les opposer.

L�école libérale

L�usage répété de ce terme « libéral » (réalisme libéral,institutionnalisme néo-libéral...) pourra étonner l�étudiantfrancophone. Il se comprend néanmoins parfaitement dansles cadres culturels anglo-saxons, où il s�apparente à lanotion de « progrès », par opposition au « conservatisme ».Ce libéralisme a une dimension plus politique qu�écono-mique et fait référence aux demandes de liberté d�unesociété civile récusant une tutelle publique abusive. Danssa dimension internationale, il permet à la fois de remettreen cause la centralité de l�Etat, tout en offrant unereprésentation du monde où la force n�est plus omni-présente. Il s�inscrit ainsi dans la tradition kantienne ettrouve son expression la plus achevée dans les recherchessur la pax democratica.

La tradition kantienne

Le Projet de paix perpétuelle en Europe, publié en 1795est l��uvre de Kant la plus connue des internationalistes.

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Ce projet, qui inspira les fondateurs de la Société desNations, sembla devenir réalité en 1928 avec le PacteBriand-Kellog qui plaça la guerre hors-la-loi. L�approchedialectique de Kant considère que c�est l�intérêt deshommes et des Etats qui doit les conduire progressive-ment à se soumettre à la loi morale, facteur de paix. Cettedémarche fondée sur un paradoxe s�explique par l�ambi-valence de l�homme, qui recherche l�association avec sessemblables, tout en transgressant les lois qu�il a créées(pour les autres) puisque « la guerre est greffée à la naturehumaine ». La pacification de la vie sociale est néanmoinsrendue possible par les conséquences de ces manquementsà la loi : l�homme qui cherche toujours à imposer à autruisa propre volonté craint également qu�une volontésupérieure lui soit imposée. L�homme est donc directe-ment responsable des menaces qui pèsent sur lui du fait desa propension à toujours enfreindre la loi morale. La prisede conscience de sa propre responsabilité le conduit dèslors à se soumettre progressivement à la loi morale pourne pas succomber à une violence supérieure. Par analogieavec les hommes, Kant considère qu�il en est des Etats,comme des individus. « Au tribunal de la raison, il n�y aqu�un seul moyen de tirer les Etats de cette situation turbulente, où ils se voient toujours menacés de la guerre,savoir : de renoncer, comme les particuliers, à la libertéanarchique des sauvages, pour se soumettre à des loiscoercitives, et former un Etat de nations qui embrasseinsensiblement tous les peuples de la terre ». Paradoxale-ment, la guerre est donc une nécessité. C�est grâce à lapeur qu�elle suscite que les Etats acceptent de renoncer àla violence. La guerre chez Kant participe donc auxthéories de la guerre nécessaire et établit une passerelleavec l�approche hégélienne, où la guerre est « le vent qui

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empêche l�eau du lac de croupir » (la dialectique duMaître et de l�Esclave) et se retrouve chez Aron (la dis-suasion comme « ruse de la Raison »). En outre, Kantlimita volontairement la portée de son propos en consi-dérant que seuls les Etats partageant les mêmes valeursrépublicaines � on dirait aujourd�hui démocratiques �peuvent accepter de renoncer à la violence dans leurs rap-ports réciproques. Si l��uvre de Kant servit de référenceau courant idéaliste (cf. infra : le thème de la société-monde) qui ne retint que la finalité du projet kantien sanss�interroger sur la méthode et sur la restriction apportéepar le philosophe allemand, c�est le programme derecherche sur la pax democratica qui, depuis le début desannées 80, apparaît le plus proche de l�esprit du Projet depaix perpétuelle.

La pax democratica

Les recherches sur la pax democratica furent initiées parMelvin Small et David Singer dans un article publié en1976 dans le Jerusalem Journal of InternationalRelations 98. Le thème fut amplifié par l�écho accordé àl�article Kant, Liberal Legacy and Foreign Affairs publiépar Michael Doyle en 1983 99. Cet article s�articulait autour

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98 Melvin Small et David Singer, The War-Proneness of DemocraticRegimes 1816-1965, in Jerusalem Journal of International Relations,vol. 1 n° 4, été 1976, pp. 50-69.99 Michael Doyle, Kant, Liberal Legacy and Foreign Affairs, inPhilosophy and Public Affairs, Part I vol. 12 n° 3, été 1983, pp. 205-235 ; Part II vol. 12 n° 4, automne 1983, pp. 323-353. Du mêmeauteur, voir également : Liberalism and World Politics, in AmericanPolitical Science Review, vol. 80 n° 4, décembre 1986, pp. 1151-1169.

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de deux idées centrales : les démocraties ont tendanceà ne pas se faire la guerre entre elles et sont relativementpeu enclines à être en guerre avec d�autres types derégimes politiques. Ces conclusions furent présentéesultérieurement comme « la chose qui se rapproche le plusd�une loi empirique des relations internationales ». Ellesvisaient doublement à remettre en cause l�approche réalisteen considérant que la nature des régimes politiques exerceune influence plus déterminante que la puissance, l�intérêtou la sécurité sur la vie internationale et qu�il est possiblede pacifier durablement les relations internationales enassurant la promotion des valeurs démocratiques 100.

Comme l�article initial de Michael Doyle l�indiquaitdans son titre, ce programme de recherche trouvait soninspiration dans le Projet kantien qui attribuait auxrégimes républicains un esprit pacifique supérieur à tousles autres régimes politiques. Cette thèse de l�influence dela nature des régimes politiques internes sur la pacificationde la vie internationale est donc l�argument central despartisans de la pax democratica. Ceux-ci se situent en faitdans la filiation des libéraux du XIXe siècle, d�où l�ap-pellation d�école libérale dans la terminologie américaine.Repris par Benjamin Constant dans sa distinction entre « laliberté des anciens » et « la liberté des modernes », l�argu-mentaire kantien fut ensuite développé par Tocquevillepour qui les peuples démocratiques se ressemblent « en cepoint qu�ils redoutent également la guerre et conçoiventpour la paix un même amour. En vain l�ambition ou la

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100 Kenneth Waltz s�oppose donc logiquement avec sa vigueur habi-tuelle à cette école. Voir à ce propos : Kenneth Waltz, StructuralRealism after the Cold War, in International Security, vol. 25 (1),Summer 2000.

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colère arme les princes, une sorte d�apathie et de bien-veillance universelle les apaise en dépit d�eux-mêmes etleur fait tomber l�épée de la main : les guerres deviennentplus rares » (deuxième tome de La Démocratie enAmérique) 101. Néanmoins il convient de remarquer quedans le même chapitre consacré à « Quelques considéra-tions sur la guerre dans les sociétés démocratiques »,Tocqueville ajoutait que ces mêmes nations démocratiquespouvaient devenir belliqueuses puisque « celles-ci amènentaisément toutes leurs forces disponibles sur le champ debataille et, quand la nation est riche et nombreuse, elledevient aisément conquérante » 102.

Cette ambivalence des démocraties vis-à-vis de la paixet de la guerre nourrit le débat très animé qui a été initiépar Doyle. Pour les partisans de la pax democratica, deuxpoints saillants doivent être remarqués :

� Les démocraties ne se combattent pas entre elles. Les contraintes institutionnelles d�une part (Morgan etCampbell), le rôle de l�opinion publique (Owen), l�influ-ence de la démocratie de marché (Doyle) et les évolutionsculturelles (Maoz et Russet) constituent les freins les plusefficaces à l�activité guerrière des démocraties ;

� La tendance des démocraties à définir leurs intérêtsd�une manière telle que la coopération avec les autresdémocraties est indispensable (Owen) les conduit à par-ticiper aux mêmes alliances dont la fonction première estde garantir la paix interne (K. Deutsch) et de favoriser lastabilisation régionale (les complexes de sécurité deBuzan).

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101 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Paris,Gallimard, coll. Idées, 1978, p. 301.102 Ibid., p. 304.

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A l�inverse, les adversaires de la thèse développent troistypes d�arguments :

� Tout d�abord les définitions d�un état de guerre oud�un état de non-guerre et de la démocratie sont trop souvent sujettes à contradiction. Les adversaires de la paxdemocratica constatent ainsi que sont ignorées les guerrescoloniales et les actions subversives (R. Cohen) alors queles définitions choisies tendent à normaliser les concep-tions américaines de la démocratie (I. Oren). En outre, lefaible nombre de démocraties et la durée trop courte de lapériode où il est effectivement possible de parler de longuepaix entre les nations participant à la seule alliance atlan-tique relativisent la portée des conclusions des partisansde la pax democratica (Mearsheimer) ;

� Les méthodes quantitatives utilisées pour analyser lesrelations des démocraties avec la guerre (jours de guerrepar an et par siècle) aboutissent souvent à des résultatscontradictoires. Ainsi Steve Chan est conduit à conclureque les quatre nations qui ont été le plus souvent en guerreau XXe siècle sont des nations démocratiques (France,Grande-Bretagne, Inde, Israël) ;

� Enfin, les explications formulées pour rendre comptede situations précises sont, elles aussi, contradictoires. Lacrise de Fachoda entre la France et la Grande-Bretagne estainsi envisagée comme étant la preuve que les démocratiesreculent au dernier moment devant la guerre par les partisansde la pax democratica (Russet), alors que les adversairesde cette thèse considèrent que la France a reculé devant laguerre simplement parce que la situation militaire du com-mandant Marchand était indéfendable (Ch. Layne).

En tout état de cause, la pax democratica et les débatsorganisés autour de ce concept dans les principales revues

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de langue anglaise (Journal of Conflict Resolution, Reviewof International Studies, International Security) attestentde la vitalité de la recherche anglo-saxonne. Cette vitalitése manifeste à la fois par la capacité des universitaires àcréer des débats de société (cf. encadré) et par l�influencede ces thèmes sur la définition des grandes options de ladiplomatie américaine.

La Fin de l�HistoireComme le Choc des Civilisations de Huntington, le

thème de la Fin de l�Histoire ne s�inscrit pas dans une écolespécifique des théories des relations internationales.Analyste au Département d�Etat, l�auteur qui revivifia cettethématique hégélienne, qui avait fait l�objet d�un célèbreséminaire de Kojève dans les années 30, se situait en effetdans une perspective plus philosophique que politique.Cependant, le très large écho de cette thèse � à une époqueoù les démocraties venaient de vaincre les totalitarismes quiles menaçaient dix ans plus tôt � contribua à autonomiserle courant libéral qui, aux Etats-Unis, constitue désormaisl�une des écoles dominantes en matière de théories desrelations internationales. Avant même la chute du mur deBerlin, Francis Fukuyama publiait durant l�été 1989 dansla revue américaine National Interest l�article qui devaitfaire sa renommée 103. Trois ans plus tard, cet article donnalieu à la publication d�un ouvrage au titre amendé : The Endof History and the Last Man 104. Prenant acte avant l�heurede la faillite du modèle soviétique, de l�évolution du modèlechinois vers le « socialisme de marché » (les événements

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103 Francis Fukuyama, La Fin de l�Histoire, trad. fr. in Commentaire,Automne 1989, n° 47, pp. 457-469.104 Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, NewYork, The Free Press, 1992, 418 p.

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de Tien-An-Men se déroulèrent au mois de juin 1989) et del�épuisement d�un grand nombre de régimes dictatoriaux,Fukuyama considérait ainsi que la démocratie, comme lesuggéraient Hegel ou Marx, constituait « le point final del�évolution idéologique de l�Humanité » et « la forme finalede gouvernement ». Cette évolution permettait dès lorsd�envisager que le monde cesse d�être livré à la violencepuisque, l�expansion planétaire de la démocratie délégitimaitl�usage de la force.

Cette thèse donna lieu à de nombreux commentaires auxquels l�auteur répondit dans un numéro suivant deNational Interest. Trois points doivent ainsi être considérés.Tout d�abord, Fukuyama ne considérait pas que l�Histoires�arrêtait avec la chute du mur de Berlin et que la démocratieallait s�imposer ipso facto comme la seule forme possiblede gouvernement. De manière beaucoup plus nuancée, sathèse s�inscrivait dans un schéma évolutionniste plus clas-sique des régimes politiques, la démocratie étant la formemoderne de gouvernement après les formes primitives,avancées et traditionnelles. Alors que de nombreux auteursavaient considéré à partir du milieu des années soixante-dixque la démocratie était condamnée face aux avancées dutotalitarisme soviétique (Revel, Huntington... 105), la thèsede Fukuyama se présentait donc comme la réhabilitation dece mode de gouvernement. La seconde nuance à apporterà cette approche consiste à préciser la dimension planétairede cette victoire. Toujours en référence à Hegel, Fukuyamas�abstint de considérer que le succès de la démocratie étaitimmédiat et allait transformer du jour au lendemain lemonde réel. Selon lui, la démocratie triomphe avant tout

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105 Jean-François Revel, Comment les Démocraties Finissent, Paris,Grasset, 1983, 332 p. Michel Crozier, Samuel P. Huntington, JogiWatanaki, The Crisis of Democracy, New York, New York UniversityPress, 1975, p. 102.

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dans les consciences et dans « le monde idéel » une foisconstatées les imperfections et l�irrationalité des autres formesde gouvernement. Tout en admettant que « la conscience(...) remodèle le monde matériel à son image », Fukuyamaétait en même temps conduit à considérer que le monde réelempiète également sur le monde « idéel ». En d�autres termes, la démocratie redevenait seulement un idéal pos-sible car « universalisable » mais ne devait en aucun casêtre considérée comme un modèle de gouvernement uni-versel. Enfin, la paix ne pouvait pas être immédiatement aurendez-vous de cette évolution virtuelle. L�écroulement del�Union soviétique signifiait la fin de l�affrontement entredeux idéologies à prétention universelle. Cette fin de laguerre froide, marquée par le succès de la démocratie demarché, aboutissait dès lors au renforcement de « l�espritdu marché commun » dans les relations internationales,renforcement qui réduisait simplement la probabilité d�unconflit à grand échelle entre les Etats, sans pour autantannoncer la paix perpétuelle.

Les théories de la coopérationet de l�intégration

Les théories de la coopération et de l�intégration supra-nationale ne relèvent pas toutes des théories des relationsinternationales. L�expérience de la construction euro-péenne démontra en effet que ces processus d�intégrationdissolvaient la frontière entre l�interne et l�externe, lePremier Ministre français déclarant dès 1974 que « lapolitique européenne de la France ne relève plus de sapolitique extérieure ». La nature même de cette intégra-tion, et la mise en �uvre de « politiques communes »,

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conduit ainsi nombre de spécialistes des politiquespubliques à intervenir dans les débats relatifs à la naturehybride de l�Union.

Cette convergence des disciplines se retrouve à traversl�usage du concept de « gouvernance », utilisé désormaisaussi bien pour penser la construction européenne quepour rendre compte des problématiques nouvelles de lasociété-monde ou de l�économie-monde. Ce concept de la« gouvernance » était cependant apparu dans les années 80et faisait référence aux problèmes de la « gouvernabilité »(governability) des sociétés modernes qui seraient devenuesingouvernables du fait de l�atomisation du corps social, dela prolifération des réseaux permettant aux citoyens des�émanciper d�une allégeance citoyenne exclusive et enfinde la résistance accrue à toute forme d�autorité. La problé-matique de la gouvernance renvoie donc aux rapportsentre l�Etat et la société et aux modes de coordination quirendent possible l�action publique 106. Ce concept s�ap-plique pour l�essentiel aux sociétés post-industrielles. Il anéanmoins pris une dimension plus universelle depuisl�écroulement du système de valeurs qui caractérisait l�af-frontement Est-Ouest et dans lequel le public primait surle privé. Le besoin de définir « la bonne gouvernance »traduit en effet l�actuelle crise de l�action publique et ladifficulté toujours plus grande de concilier « l�intérêtgénéral » articulé par les autorités politiques et la multi-plicité des intérêts privés qui se reconnaissent de moins enmoins dans ce mythique intérêt général. La « gouvernance »impose de revoir l�articulation entre les processus dereprésentation et la nécessaire négociation avec les

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106 Jan Kooiman, Modern Governance � New Government-SocietyInteractions, London, Sage, 1993, 280 p.

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représentants des intérêts privés et pose le double pro-blème de l�agrégation des intérêts particuliers et de ladirection imprimée à une collectivité 107. Le problème dela crise de l�Etat et les multiples tentatives de réforme del�action gouvernementale peuvent être résumés par la conjonction de quatre phénomènes 108 :

1. Incapacité à mettre en vigueur la réglementationexistante (implementation problem) ;

2. Refus des groupes de reconnaître la légitimité de la bureaucratie trop éloignée du quotidien (motivation problem) ;

3. Mauvaise affectation des moyens en vue d�atteindredes fins jugées souhaitables (knowledge problem) ;

4. Inadaptation croissante des instruments classiquesd�intervention (governability problem).

Cet usage de la gouvernance démontre ainsi que lesdoctrines de la coopération et de l�intégration trouve leurorigine dans l�inadaptation des Etats face aux nouveauxdéfis de l�interdépendance. Néanmoins, l�impossibilité depenser l�Europe sans les Etats (la fédération d�Etatsnations) et les projets alternatifs de fédération européenneramènent inéluctablement à cet Etat et relativise les discours« post-modernes » d�une Europe conçue comme un nouvelobjet politique non-identifié, ce qui transparaît inévitable-

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107 Jean Leca, La Gouvernance de la France sous la CinquièmeRépublique, in : François d�Arçy & Luc Rouban, De la Ve Républiqueà l�Europe � Hommage à Jean-Louis Quermonne, Paris, Presses dela Fondation Nationale de Science Politique, 1996, pp. 329-365.108 Renate Mayntz, Governing Failures and the Problem of Gover-nability in : Jan Kooiman, Modern Governance, op. cité, pp. 9-20.

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ment dans les théories de l�intégration européenne qui neparviennent pas à s�affranchir du cadre étatique.

La tradition contractualiste

Si l�école libérale a érigé Kant en référence, Grotius sertde référence aux théoriciens de la coopération et de l�inté-gration. De manière plus générale, cet auteur est invoquécomme étant le père fondateur de la tradition contractualistequi conserve une très forte influence au sein de l�école an-glaise des relations internationales. Ce juriste du XVIe siècle,qui passe pour être à l�origine du droit international publicavec son monumental De jure belli ac pacis publié en1625, considère que l�Etat trouve ses origines dans le contrat initial conclu entre les hommes pour mettre fin àl�état de nature. Précédant Hobbes, dont le Léviathan futpublié en 1651, il n�attribue cependant pas un pouvoirillimité à la puissance publique, même si les actes de cettedernière sont indépendants de tout pouvoir supérieur. Lesouverain est en effet limité dans l�exercice de son pouvoirpar le droit naturel qui est formé par « un décret de ladroite raison indiquant qu�une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la disconve-nance nécessaire qu�elle a avec la nature raisonnable etsociable de l�homme » 109. Les prérogatives du souverainà l�intérieur sont donc conditionnées par le respect de cedroit naturel. A l�extérieur, le souverain est dans la mêmesituation et doit respecter le droit des gens. Celui-ci n�est

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109 Cité par Jean Touchard, Histoire des idées politiques, tome 1,Paris, PUF, 1978, p. 323.

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pas incompatible avec l�usage de la force mais le droit deguerre est strictement encadré par des normes interna-tionales qui n�autorisent que les guerres justes. Enoncéepar Saint Augustin, cette théorie de la « guerre juste » futcodifiée au XIIIe siècle par Saint Thomas d�Aquin qui lasoumit à trois conditions : l�autorité du prince (pour inter-dire les guerres privées), la cause juste (pour sanctionnerune faute) et les méthodes droites. A côté du droit naturelse développe donc un droit volontaire qui s�impose auxEtats parce que ceux-ci se sont accordés, par la coutumeou par des conventions, à reconnaître l�utilité de cesnormes dans leurs rapports mutuels. Grotius en arrivealors à considérer que le droit naturel et le droit positifinstaurent progressivement une société des Etats, puisqueces derniers conviennent de respecter dans leurs rapportsmutuels un certain nombre d�obligations librement consen-ties car mutuellement avantageuses.

Le fonctionnalisme

Héritière de cette tradition, l�école fonctionnaliste � qu�ilne faut pas confondre avec la sociologie fonctionnaliste(cf. infra) � se présente comme une tentative originale deconciliation des intérêts des Etats. Il s�agissait tout d�abordd�une théorie empirique mise en �uvre par des praticiens,hommes politiques ou hauts fonctionnaires internationaux.David Mitrany, qui publia dès 1943 A Working PeaceSystem 110, incarna cette école de pensée. La deuxième

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110 David Mitrany, A Working Peace System, Chicago, QuadrangleBooks, 1966, 221 p.

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caractéristique du fonctionnalisme résidait dans la trans-formation des objectifs de l�action internationale, puisquecelle-ci devait permettre en priorité aux nations de vivreharmonieusement entre elles, plutôt que de fonder leursrapports mutuels sur la peur perpétuelle. Le projet était am-bitieux, car il s�agissait en pleine Seconde Guerre mondialede dépasser l�analyse centrée sur l�Etat pour atteindrel�Homme. Aux critères de l�intérêt et de la sécurité,Mitrany substitua donc les critères de paix, de bien-être etde participation comme objectifs ultimes de l�action inter-nationale. Ceux-ci correspondant à des fonctions précises,il était alors envisageable de développer le rôle et les attri-butions d�organisations internationales fonctionnelles,seuls acteurs en mesure de remplacer la confrontation parla coopération. La caractéristique de cette approche trèstechnicienne de la vie internationale résidait dans sa pro-gressivité et dans son empirisme. L�autorité étant dissociéed�une assise territoriale déterminée, plusieurs autorités,poursuivant chacune des buts différents selon des techniquesdifférentes, pouvaient donc cohabiter dans un mêmeespace. Cette dissociation territoriale se doublait d�une dis-sociation fonctionnelle, certains attributs demeurant dansle domaine politique (sécurité, justice, diplomatie), alorsque la coopération internationale s�imposait pour les do-maines socio-économiques. L�habitude de la coopérationqui en résultait et les avantages retirés par cette mise encommun de moyens obligatoirement limités permettaientd�envisager un élargissement progressif à d�autres do-maines de compétence et le passage graduel à une intégra-tion politique, conséquence de l�intégration économique.

En dépit de son caractère radical et de son oppositionfarouche à l�Etat, la doctrine fonctionnaliste exerça une

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influence déterminante sur les pères fondateurs de l�Eu-rope qui se retrouvaient dans le pacifisme de Mitrany.Proche des travaillistes anglais, celui-ci fut en effet enmesure d�accéder aux dirigeants politiques, comme lerévéla le grand discours de Robert Schuman du 9 mai1950, dans lequel l�initiateur de la Communauté Euro-péenne du Charbon et de l�Acier déclarait que : « l�Europene se fera pas d�un coup [...] Elle se fera par des réalisations concrètes » donnant aux Etats l�habitude decoopérer ensemble en vue d�une « fusion d�intérêts indispensable à l�établissement de la Communauté économique ». En dépit du succès de la CECA, l�échec dela CED � qui s�expliqua en partie par le pacifisme des premiers européens � démontra que la constructioneuropéenne devait tenir compte de la dimension nationale,ce qui justifia la transformation de la doctrine en « néo-fonctionnalisme », plus soucieux de l�articulation entre lesupranational et le niveau national.

Le néo-fonctionnalisme

A la suite de la création de la CECA puis de la signaturedes traités de Rome, le fonctionnalisme se transforma eneffet en « néo-fonctionnalisme » moins systématiquementopposé aux Etats. Dans The Uniting of Europe, Ernst Haasdéfinit cette nouvelle approche comme un « processus parlequel les acteurs politiques de plusieurs communautésnationales sont déterminés à réorienter leurs allégeances,leurs aspirations et leurs activités politiques vers un nouveau centre dont les institutions possèdent ou demandentla juridiction sur les Etats nationaux préexistants. Le

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résultat final d�un tel processus est la création d�une nou-velle unité politique coiffant les unités pré-existantes » 111.Contrairement au fonctionnalisme, le néo-fonctionna-lisme se voulait beaucoup moins critique à l�égard desEtats. Plutôt que de diluer les souverainetés en fraction-nant les allégeances, le néo-fonctionnalisme envisageait decréer un super état de type fédéral sur une base territo-riale élargie, tout en préservant les souverainetés d�ori-gine. Le néo-fonctionnalisme se caractérise ainsi par troistraits distinctifs :

1. Comme le fonctionnalisme, le néo-fonctionnalismeconsidère que l�intérêt partagé est le plus solide ciment dela coopération internationale. Cette conception dérivedonc du libéralisme du XIXe siècle, qui envisageait que lapaix dériverait du commerce entre les Etats. Le schémalibéral est néanmoins complété par la prise en compte dela nécessité de préserver une autorité politique, envisagéedans le cadre d�une fédération d�Etats ;

2. L�idéal n�a pas sa place dans cette vision de la vieinternationale. L�intégration doit donc être menée fonctionaprès fonction, de manière pragmatique. Une fois lancé, leprocessus d�intégration est élargi ensuite à des domainesnouveaux par un effet d�engrenage (spill-over effect). Cespill-over effect décrit la progression mécanique de l�in-tégration. Les caractéristiques de ce processus expliquentla complexité institutionnelle de ces organisations.L�intégration est, à l�origine, envisagée dans un domainetechnique. Au gré des opportunités, de nouveaux domaines

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111 Ernst Haas, The Uniting of Europe. Political, Social and EconomicForces 1950-1957, Londres-Stanford (Ca), Stanford University Press,2e éd., p. 16.

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sont ensuite intégrés. Il en résulte que l�intégration estmenée sans que ses principaux acteurs aient la capacitéd�imaginer les conséquences de leurs décisions (principed�indirection). Au fur et à mesure de la progression del�intégration surgissent de nouveaux acteurs dont lesintérêts ne peuvent plus être définis en termes nationaux :fonctionnaires, lobbies, régions... Les stratégies desacteurs concernés ne sont dès lors jamais identiques maissimplement convergentes (principe du consensus). Enfin,les objectifs de l�intégration ne peuvent pas être fixés à l�avance (principe d�incrementalism) ;

3. L�intégration est conduite de manière techniciennepar des élites politiques, administratives, syndicales ouindustrielles convaincues de sa nécessité. Les domainesintégrés sont ensuite exclus du champ politique et confiésà des autorités bureaucratiques. Les questions politiques,qui ne sont pas susceptibles d�être intégrées, demeurent du domaine des Etats. C�est à ce propos que le néo-fonc-tionnalisme diffère le plus du fonctionnalisme puisqu�iln�envisage pas la disparition des Etats et ne condamnepas systématiquement le mode d�organisation politiquedans les domaines où celui-ci est plus performant que lagestion bureaucratique.

L�originalité � mais aussi le principal défaut � du néo-fonctionnalisme réside dans l�irréversibilité apparente duprocessus, dans lequel la nécessité prime la volonté poli-tique. Les bénéfices que tirent les Etats de l�intégration lesconduiraient à élargir mécaniquement les compétencesdes autorités supranationales. L�union politique serait larésultante automatique de l�union économique. L�exclusionde toute volonté politique interdit alors de « donner sens »à cette nouvelle entité à laquelle les populations sont

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invitées à participer sur la base de « préférences de consom-mation » et non pas « de valeurs partagées » (Zaki Laïdi).

Fonctionnalisme et néo-fonctionnalisme ne prétendirentjamais se constituer en véritables théories. Distincts dufédéralisme � dont l�objectif est de transférer à une entitésupérieure les pouvoirs de différentes communautés souveraines � comme de la simple coopération inter-gouvernementale observable dans le cadre classique desorganisations internationales, ils se présentaient seule-ment comme des méthodes de découverte et d�apprentis-sage d�un vouloir-vivre en commun des Etats. L�idéecentrale ne consistait donc pas en un abandon pur et simple du réalisme. L�intérêt demeurait bien chez les fonc-tionnalistes l�instrument central de la vie internationale.Mais toute l�originalité de la démarche résidait dans larecherche des conditions d�établissement d�une solidaritéinternationale inédite reposant sur la fusion de ces mêmesintérêts, l�égoïsme des nations pouvant être dépassé parune collaboration également profitable à tous.

Le fédéralisme participatif

Comme le néo-fonctionnalisme, le fédéralisme accordeune place prépondérante aux élites qui tirent le processuset trouvent les solutions nécessaires pour désarmer lesrésistances à l�intégration. Les études contemporaines sur le fédéralisme se fondent pour l�essentiel non pas sur la création de nouvelles fédérations, mais sur le fonctionnement des fédérations existantes (Suisse,Allemagne, Canada...). L�intégration est étudiée à partir

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de l�agrégation des politiques intérieures. Parmi les trèsnombreuses études sur le fédéralisme, nous retiendronsici le concept de fédéralisme participatif, étudié par Jean-Louis Quermonne et Maurice Croisat. L�originalité de cetteapproche réside dans l�analyse des modalités pratiques dela cohabitation entre les autorités fédérales et fédérées(Länder, cantons, régions...).

Le fédéralisme intergouvernemental peut se définircomme « un mode de gouvernement qui repose non seule-ment sur l�autonomie des communautés fédérées et leurparticipation aux institutions et instances fédérales maissurtout sur la coopération entre gouvernements pouratteindre des buts communs par des ententes, des pro-grammes et des financements conjoints ». Le fédéralismeintergouvernemental est donc une méthode de gestionconcertée entre les niveaux fédéral et fédérés, qui accordeplus d�attention à la pratique qu�aux textes constitution-nels obligatoirement trop rigides. Entre « les compétencesexclusives » des autorités locales et « les compétencespartagées » des autorités fédérales, il existe des domainesmixtes (les tâches communes). Celles-ci sont gérées sur la base d�une « coordination volontaire des politiquesfédérales et fédérées ». Deux niveaux de coopération peuvent alors être distingués :

1. Une coopération verticale entre la fédération et les autorités locales qui s�effectue sur le mode du dé-doublement fonctionnel, par lequel les autorités fédéréesparticipent en même temps aux instances fédérales ;

2. Une coopération horizontale entre les autoritéslocales qui échangent des informations, coordonnent leursinterventions et surtout, qui s�accordent pour présenter unfront commun contre le niveau fédéral.

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L�intergouvernementalisme

L�intergouvernementalisme fut initié dès les années 60par Stanley Hoffmann, un universitaire américain prochede Raymond Aron, qui étudia l�essor de la constructioneuropéenne dans une perspective réaliste. Ultérieurement,Robert O. Keohane s�associa à Hoffmann pour analyserl�accélération de l�intégration européenne dans les années80 112. La théorie de l�intergouvernementalisme visait àcomprendre les mécanismes par lesquels les Etats sontconduits à s�associer pour répondre plus efficacement àdes besoins communs. La crainte des pays européens d�ac-cumuler les retards dans le domaine des nouvelles techno-logies fut à cet égard déterminante et conduisit lesgouvernements à associer leurs efforts de recherche puisà élargir les débouchés par la création du marché unique.La coopération interétatique, par le biais des organisa-tions internationales, était donc envisagée comme unprocédé rationnel destiné à optimiser l�emploi des moyensmis en commun par les Etats-membres. Cette rationalitéexpliqua l�abandon progressif du droit de veto au profitd�un mécanisme de prise de décision à la majorité quali-fiée. Stanley Hoffmann parla à ce propos de « mise encommun de la souveraineté » (pooled sovereignty). Danscette perspective, la Communauté Economique Euro-péenne, comme organisation internationale, fut envisagéecomme « un multiplicateur de puissance » pour chacundes Etats-membres.

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112 Robert O. Keohane et Stanley Hoffmann The New EuropeanCommunity : Decisionmaking and Institutional Change, Boulder,Westview Press, 1991.

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Les organisations internationales institutionnalisent doncla négociation-marchandage entre les Etats (interstate bar-gaining). Leurs décisions se présentent dès lors comme leplus petit commun dénominateur sur lequel se sontaccordés les Etats. Dans cette négociation permanente, lerôle des grandes puissances demeure prépondérant. A cettepremière constatation, s�ajoute la prise en compte du pouvoir d�influence des organisations internationales :parce qu�elles apportent des solutions que les Etats nepeuvent offrir, les organisations internationales sont à leurtour en mesure de modifier les règles du jeu. Elles dis-posent donc d�un pouvoir d�influence mais celui-ci estinsuffisant pour résister aux demandes des Etats. Leur « pouvoir de dire » est supérieur à leur « pouvoir de faire ».

Cette approche a été complétée dans les années 90 parles travaux d�un autre universitaire américain, AndrewMoravcsik qui parle pour sa part d�intergouvernementa-lisme libéral 113. Comme Stanley Hoffmann, Moravcsikconsidère que les décisions des organisations interna-tionales résultent d�un marchandage entre des Etatsrationnels. Son originalité réside dans la dimensionlibérale de son approche qui se vérifie dans la formationdes choix nationaux. Même s�il considère que les Etatscherchent à faire prévaloir leurs intérêts nationaux, ceux-ci ne sont pas envisagés à travers le prisme réducteur d�unintérêt général incarné par un Etat neutre. Les préférencesnationales énoncées par les Etats dans les instances decoopération résultent au contraire des demandes formulées

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113 Andrew Moravcsik, Preferences and Power in the EuropeanCommunity : a Liberal Intergovernmentalist Approach, in Journal ofCommon Market Studies, 31 (1993), pp. 473-524.

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par les acteurs sociaux qui cherchent à faire prévaloir leursoptions devant les instances administratives et politiques.L�intergouvernementalisme libéral se présente donccomme une méthode pour analyser les procédures parlesquelles les Etats s�associent en vue de répondre auxattentes de leurs populations.

L�intergouvernementalisme s�est enrichi des recherchesmenées par les néo-institutionnalistes. Abandonnant touteréférence aux aspects institutionnels, les néo-institution-nalistes ont été conduits à étudier l�influence des institu-tions internationales sur le comportement des Etats. Danscette perspective, les organisations internationales sontperçues comme des instruments placés à la dispositiondes Etats pour faciliter l�adoption d�accords internationauxet assurer le respect des engagements pris. Concernant lecontrôle des accords, le rôle des organisations interna-tionales ne doit pas être envisagé sous l�angle de pouvoirsde police ; les organisations internationales se contententen fait de favoriser la réciprocité, ce qui conduit les Etats� même les plus puissants � à respecter leur parole pours�assurer que les autres Etats se comportent de la mêmemanière.

Les théories de l�Etat faible

Les très nombreux travaux qui déclinent sur des modesdivers les multiples carences de l�Etat, principalementdans les pays du Tiers-Monde où l�universalisation forcéedu modèle occidental a souvent provoqué des cata-strophes, participent également à ses approches stato-cen-trées tant elles démontrent ce besoin permanent d�Etat.

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Ces recherches n�ont pas véritablement d�unité, comme lerelève la multiplicité des appellations (théories du failedState, du collapsing State...). Certains auteurs peuventavoir la tentation de faire porter sur cette greffe artifi-cielle, tous les problèmes des zones concernées. Au débutdes années 90, le discours sur le monde « post-west-phalien » a amplifié ces critiques. La mode éditoriale aalors favorisé la floraison d�ouvrages qui, sans faireréférence au débat similaire qui avait eu lieu dans lesannées 60 (pour ne pas mentionner le très marxiste thèmedu dépérissement de l�Etat), tendaient à condamner l�Etatau prétexte d�une souveraineté caricaturée pour mieuxmettre en évidence ses carences supposées. « La fin desterritoires » accompagna donc la genèse d�« un mondesans souveraineté », où « la région » offrait une alterna-tive à l�Etat pour refonder le politique à partir d�unesociété civile responsable. Comme la fin de la détenteavait démontré la vacuité de théories qui postulaient ladisparition du modèle classique des « boules de billard »,la réhabilitation de la diplomatie coercitive comme lebesoin d�Etat dont souffraient des régions entières telsl�Afrique ou l�ancien Empire soviétique eurent vite raisonde ces fragiles constructions intellectuelles. Paradoxa-lement, celles-ci prétendaient offrir une alternative aux « relations internationales en fauteuil » au motif qu�ellesavaient introduites les outils de la sociologie politiquedans la gamme déjà très étendue des instruments à la disposition des relations internationales en ignorant que laperméabilité entre le monde des praticiens et la rechercheacadémique avait été de longue date l�un des traits dis-tinctifs de la discipline. Le phénomène de mode s�estompaassez rapidement et ce thème de l�Etat faible redevint unargumentaire pour plaider la cause de l�Etat fort. L�étude

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de la conflictualité dans l�après-guerre froide confirmacette orientation en observant que les guerres contempo-raines ne sont plus liées à la revendication de puissancedes Etats les plus forts (qui privilégient au contraire despolitiques d�abstention 114) mais à la faiblesse des Etatsfaibles.

The State, War and the State of War de Kalevi J. Holstioffre ainsi un argumentaire original pour penser la péren-nité de l�ordre westphalien 115. Dans cet ouvrage publié en1996, l�auteur prolonge les travaux de Buzan sur les nou-velles formes d�insécurité et sur le rôle des « Etatsfaibles » dans l�instabilité du monde de l�après-guerrefroide. Sa thèse centrale se présente cependant commeune défense de l�autorité étatique, les Etats forts étant « unélément essentiel de la paix dans et entre les sociétés ».Cette approche s�inscrit donc dans une perspective fortclassiquement réaliste mais dont les postulats ont très nettement évolué depuis les origines. Comme Aron, Holstiadmet l�existence d�une « loi tendancielle de la diminutionde la force employée » 116, cette loi étant circonscrite auxseuls Etats industrialisés qui ont appris à éliminer entreeux la guerre, comme ils ont éliminé d�autres institutionssociales (duel, esclavage...). A l�inverse, la violence restetoujours d�actualité dans d�autres régions où elle a tendanceà prendre de nouvelles formes. Ce sont « les guerres du

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114 Voir à ce sujet : Ghassan Salamé, Appels d�Empire � Ingérenceset Résistances à l�Age de la Mondialisation, Paris, Fayard, 1996,351 p.115 Kalevi J. Holsti, The State, War and the State of War, CambridgeUniversity Press, 1996, 254 p.116 Raymond Aron, Paix et Guerre entre les Nations, op. cit., pp. 553-554.

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troisième genre » encore appelées « guerres des peuples »qui, après les guerres limitées de l�Ancien Régime et laguerre totale réapparue au XIXe siècle, présentent troiscaractéristiques inédites :

1. Ces guerres cessent d�être systématiquement inter-étatiques. Quand elles prennent cette forme, elles relèventavant tout des petites et moyennes puissances et non plus de grandes puissances souhaitant élargir leur aire d�influence ;

2. Ces conflits sont caractérisés par l�absence de frontet de campagnes militaires organisées ;

3. La distinction entre civils et combattants s�estompeainsi que l�avait constaté Carl Schmitt dès les annéessoixante dans sa Théorie du Partisan 117 avec pour consé-quence une population civile beaucoup plus exposée à laviolence et à l�exode.

Le péril est d�autant plus grand que les Etats où lesrisques d�affrontement sont les plus élevés sont confron-tés à ce que Holsti appelle « le dilemme de l�Etat faible » :« alors qu�ils donnent l�apparence d�un pouvoir autoritaire,l�expansion de l�Etat est sérieusement limitée par des centres locaux de résistance, par l�inertie bureaucratiqueet la corruption et par une fragmentation sociale... L�Etatfaible est pris dans un cercle vicieux. Il n�a pas les capa-cités de créer une légitimité en offrant sécurité et d�autresservices. Dans ses tentatives pour acquérir cette force, iladopte des pratiques prédatrices et cleptomanes comme

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117 Carl Schmitt, Théorie du Partisan, Paris, Flammarion, 1992. Dumême auteur, voir également : Der Nomos der Erde. Volkerrecht desJus Publicum Europaneum, Berlin, Duncker und Humblot, 1987,2e éd., 308 p (traduction française, Der Nomos der Erde, PUF, 2000).

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il se joue ou exacerbe les tensions sociales existantes entreles myriades de communautés qui constituent la société.Tout ce qu�il entreprend pour devenir un Etat fort perpétueen fait sa faiblesse » 118.

Prenant alors l�exemple de l�Amérique latine, où durantplus d�un siècle et demi abondèrent les conflits et les coupsd�Etat, Holsti tire les conséquences de la pacificationobservée depuis le début des années 80 à la faveur de ladémocratisation du continent pour considérer que le ren-forcement de l�Etat est la cause principale de ce déclin dela violence : « Il y a une corrélation significative entreles périodes de montée en puissance et de déclin de l�Etatet (...) l�incidence des guerres internes, des crises armées,des guerres inter-étatiques et d�interventions en toutgenre... Les Etats peuvent surmonter le dilemme de sécuritéet apprendre à vivre en raisonnable harmonie l�un avecl�autre ». Alors que les tenants du thème du déclin del�Etat se plaisent à citer la comparaison de RudolphRummel entre les 168 millions de victimes causées par des conflits infra-étatiques au cours du XXe siècle du faitde dekamegamurderers et autres megamurderers et les36 millions de morts provoqués par les conflits inter-étatiques 119, Holsti tire des mêmes observations une conclu-sion radicalement opposée : seul un Etat fort, c�est-à-direun Etat de droit, peut apporter la paix.

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118 Kalevi J. Holsti, The State, War and the State of War, op. cit, p. 116-117.119 Rudolph J. Rummel, Death by Government, New Brunswick,Transaction Books, 1994, 496 p.

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La tradition stato-centrée européenne

La très grande majorité des travaux présentés jusqu�à cepoint sont d�origine américaine. Même si les probléma-tiques théoriques sont moins développées en Europe, lemonde académique européen n�est pourtant pas totalementabsent des débats en cours. La tradition étatique du VieuxContinent nourrit ainsi une réflexion qui, tout en se démar-quant des cadres académiques américains, se situe à mi-chemin entre la sociologie et la théorie des relationsinternationales. La Mondialisation � Théories, enjeux etdébats de Pierre de Senarclens est représentatif de cecourant.

Cet ouvrage, dont la première édition fut publiée en1998 sous un titre légèrement différent, se présente commeun manuel mais constitue avant tout un essai visant àfournir une explication globale de l�ensemble des relationsinternationales dans l�après-guerre froide 120. L�auteur,professeur à l�Université de Lausanne, se situe à la con-fluence des théories intergouvernementalistes et du réa-lisme libéral. Le thème central de ce livre est que, face àdes demandes sociales croissantes, les Etats sont conduitsà développer entre eux des instruments de coopération.Cette conception classique est cependant argumentée parune démonstration originale qui tient compte de donnéesignorées par les approches traditionnelles (la dimensionsociale des relations internationales) et des facteurs nouveaux qui affectent des problématiques classiques(marginalisation et insécurité).

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120 Pierre de Senarclens, « La Mondialisation � Théories, enjeux etdébats », Paris, Armand Colin, 2e édition, 2001, 219 p.

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Alors que « la question sociale » avait été au c�ur desdébats théoriques et des confrontations politiques duXIXe siècle, Pierre de Senarclens remarque que face à desproblèmes sociaux d�une ampleur incomparable (pourcause de mutations démographiques et de globalisation),l�approche théorique des relations internationales a tropsouvent tendance à négliger cette « nouvelle questionsociale », largement déterminée par des réalités de naturetransnationale. Pour souligner la persistance de ces carencesthéoriques, Pierre de Senarclens souligne le caractère para-doxal de l�économie politique internationale qui intègre ladimension économique des relations internationales, touten esquivant l�étude des questions sociales. Envisageantles conséquences sociales de la globalisation, non seule-ment sous l�angle de la dépendance des pays pauvres maiségalement à travers l�analyse des disparités croissantesau sein des économies industrialisées, Pierre de Senarclensconstate que la réduction de la liberté d�action des Etatsa pour conséquence directe d�affecter leurs capacités àfaire face aux problèmes sociaux provoqués par l�évolutiondes modes de production.

Cette première approche conduit Pierre de Senarclens àaborder les problèmes de sécurité, non seulement sousl�angle classique de la violence interétatique ou de larevendication nationaliste, mais également à travers laprise en compte de la marginalisation croissante de certainsgroupes sociaux directement affectés par la globalisation.Récession économique, clivages inter-régionaux au seinde mêmes pays, concentration urbaine incontrôlée sontainsi envisagés comme les principaux vecteurs de rejetde la modernité et de résurgence « de fanatismes politico-religieux de type xénophobe ». Il en résulte que « la

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dynamique de la mondialisation entraîne en conséquencedes phénomènes d�aliénation qui font le lit de projets poli-tiques d�inspiration totalitaire » et d�opposition violenteau matérialisme de la civilisation occidentale. Ces évolu-tions expliquent que les conflits de l�après-guerre froidediffèrent des conflits interétatiques envisagés par les rédacteurs de la Charte des Nations Unies et ont « pourcaractéristique commune d�apparaître à la périphérie desprincipaux courants d�échanges économiques et à l�inté-rieur de pays dont les structures politiques sont fragiles ».

Face à ces nouveaux problèmes mal perçus, le mondedes Etats est d�autant plus dépourvu de mécanismesadéquats de régulation qu�il n�existe « aucune instanceinternationale légitime ayant l�autorité et les capacités pourarbitrer les conflits de l�après-guerre froide ». Cependant,cette nouvelle « ère des souverainetés limitées » n�est paspour autant synonyme d�instabilité chronique. Pierre deSenarclens peut ainsi envisager la structuration d�un nouvelordre international autour des deux instruments de lacoopération internationale et de la souveraineté :

� L�interdépendance accrue des nations provoquée par lamondialisation a tout d�abord tissé des liens de coopérationde plus en plus étroits. Les Etats ont ainsi intérêt à par-ticiper à ces dynamiques de coopération intergouver-nementale qui, tout en restreignant leur autonomie,améliorent l�efficacité de leurs politiques publiques etcréent « des droits élargissant le domaine de la sou-veraineté ». Même si ces coopérations élargies sont essen-tiellement développées dans les pays industrialisés, Pierrede Senarclens remarque que le haut degré de convergencede la politique de ces nations implique une sécurité renforcée, laquelle s�étend progressivement aux Etats quileur sont associés ;

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� La mondialisation, qui va de pair avec l�absence d�au-torité supranationale reconnue, relégitime paradoxalementles souverainetés nationales. Faute d�instrument de légiti-mation externe, la souveraineté reste ainsi « au centre desreprésentations dominantes de la politique ; elle est large-ment reconnue comme légitime. Elle influence à ce titre lesstructures de la société internationale. Elle continue demarquer les représentations institutionnelles et politiquesdes sphères dirigeantes, l�imaginaire collectif des acteursde la scène mondiale ». Pierre de Senarclens est ainsiamené à conclure que, « malgré les évolutions contem-poraines, l�ordre de Westphalie tient bon », dans la mesureoù le principe de la souveraineté est le seul garant de lareconnaissance de la diversité des systèmes juridiques,idéologiques et politiques et le seul créateur de légitimitéinterne.

Comme Pierre Rosanvalon considère que cette « nouvellequestion sociale » doit déboucher à l�intérieur sur l�in-vention d�un nouvel « Etat-civique-providence », Pierre deSenarclens considère que, dans sa dimension interna-tionale, cette crise nécessite un traitement politique, lequelne peut passer que par l�Etat.

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LES APPROCHES NON STATO-CENTRÉES

En dépit de l�attraction qu�exerce l�Etat, toutes lesthéories des relations internationales ne se situent pasobligatoirement par rapport au réalisme. Le fait que lesapproches critiques aient choisi de se positionner autant parrapport au réalisme que par rapport au transnationalismepar exemple témoigne du déclin relatif du réalisme.L�apport de la sociologie politique n�a ainsi pas seulementeu une portée méthodologique. Il a également contribué àdéconstruire l�objet même des relations internationales,au point que certains auteurs préfèrent désormais parler de« politique mondiale » plutôt que de relations inter outransnationales. La disparition de la frontière artificielleséparant � pour les besoins de l�analyse � le domaineétudié de la sphère interne a ainsi de multiples consé-quences. Tout d�abord, l�Etat, perd son rôle de référencepour évaluer les capacités d�action des acteurs tiers.Emancipés d�une tutelle politique exclusive, ceux-ci sedéfinissent par rapport à deux nouveaux référents :l�homme et l�humanité. L�Etat est ainsi subverti par le baset par le haut. Il en résulte une contestation brutale de laprimauté de la logique politique par le biais de laquelle lesdoctrines réalistes et stato-centrées résolvaient tous lesdifférents susceptibles de déboucher sur un conflit.L�intérêt général, qui ne se confondait pas avec la som-mation des intérêts particuliers, permettait en effet à lasphère publique d�imposer en toute circonstance sa mé-diation. L�émancipation des acteurs tiers et leurs capacitésaccrues de récuser tout contrôle politique crée donc un

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choc de logiques inédit. Face à une situation particulière,la logique politique entre en conflit avec d�autres logiques(économique, culturelle, religieuse...), sans qu�il existeune voie privilégiée de résolution des tensions. Cet affai-blissement de l�Etat est amplifié par la prise en compte denouvelles problématiques, où l�action individuelle ou col-lective des Etats se révèle inadaptée pour apporter lessolutions souhaitables (environnement, mafiaisation desrelations internationales, éthique...). Les acteurs de lasociété civile et de l�économie-monde sont ainsi en mesurede peser sur les choix collectifs. Simples contre-poids ouréels contre-pouvoirs, ces acteurs émancipés d�uneallégeance citoyenne exclusive se définissent donc pard�autres identités que la nationalité ou la citoyenneté. Ilssont au centre des théories qui rejettent toute référence aumodèle stato-centré soit au nom d�une nouvelle géographiedes réseaux réunissant une société-monde en voie de for-mation (les théories momdialistes et transnationalistes),soit du fait de la puissance de l�économie-monde, soit aumotif des nouvelles articulations unissant les acteurs ausystème dans lequel ils évoluent (les théories critiques).

Du mondialisme au transnationalisme

Le thème du changement systémique se situe dans le pro-longement des théories mondialistes et transnationalistesdes années 60 et 70. De ces écrits, est repris l�argumentcentral d�une contestation de l�Etat qui aurait perdu sonstatut d�acteur principal de la vie internationale du fait del�intensification des échanges économiques et culturelset de l�émancipation des acteurs non étatiques qui enrésulte. L�ordre hérité des traités de Westphalie, qui avait

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organisé les relations internationales autour des Etatsdepuis 1648 (« le monde westphalien »), serait ainsi rem-placé par un nouveau système international (« le mondepost-westphalien »). A la différence des premières théoriesqui s�étaient opposées au réalisme dominant, les nouvellesapproches du changement systémique tiennent compte dela permanence des institutions internationales (au senslarge de Keohane) organisées autour de l�Etat. La caracté-ristique première de ce monde post-westphalien seraitainsi son instabilité fondamentale, instabilité provoquéepar la cohabitation de la société des Etats qui perdure etd�acteurs transnationaux cherchant à faire reconnaître leurautonomie par la contestation des prérogatives étatiques.

Le mondialisme

L�école du mondialisme constitua la plus fondamentaleremise en cause du réalisme. Inis L. Claude ouvrit la voieen 1962 en publiant Power and International Relations,une dénonciation véhémente de la politique de puis-sance 121. A sa suite, John W. Burton formalisa, par une�uvre abondante, cette volonté de dépassement de la politique de puissance par une société-monde destinée àbriser le monopole étatique. Burton posa en effet commeprincipe que l�Etat ne peut plus être considéré commel�acteur unique, ou seulement essentiel de la vie interna-tionale. Une pluralité d�acteurs aux statuts très diversallant des organisations internationales aux firmes multi-

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121 Inis L. Claude, Power and International Relations, New York,Random House, 1962, 310 p.

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nationales, des organisations non gouvernementales auxmouvements de libération nationale entretiennent entreeux des liens multiples qui ne peuvent plus être envisagésà travers l�unique critère de l�intérêt défini en terme depuissance.

� La « société-monde » de John W. Burton

L�idée centrale de Burton réside dans la représentation demultiples liens transnationaux sous forme d�une « toiled�araignée », où chaque acteur est uni à tous les autres parun enchevêtrement d�interactions de nature très diverses.Au modèle des boules de billard supposé incarner la « powerpolitics », Burton substitue une représentation en « toiled�araignée » (cobweb) permettant de mieux saisir la multi-tude des transactions échappant aux rigidités des frontièresphysiques. Aussi recourt-il aux instruments de la sys-témique, de façon à diviser la société-monde prise dansson ensemble, en petites unités analysables. Les transac-tions, héritées des « issue systems », permettent ainsi des�intéresser aux interactions multiples qui constituent cette toile d�araignée. Les Etats ne peuvent donc plus êtreconsidérés comme des entités juxtaposées les unes auxautres, le système international étant un tissu complexed�interactions aussi bien économiques, sociales, politiquesque religieuses, qui ne sont plus synthétisées par un quelconque intérêt général.

Dans la société-monde de Burton, l�échange devient le paramètre central de l�analyse et vise à satisfaire des « besoins fondamentaux » qui ressemblent à ceux deMitrany (l�école anglaise des relations internationales).Comme chez Mitrany, ces besoins fondamentaux ne sont

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plus ceux de l�Etat, mais c�est au contraire au niveau desindividus que Burton se situe pour essayer de prendre lamesure de demandes sociales très diverses (égalité, bon-heur, justice sociale, identité...) qui permettent de com-prendre la nature des transactions transnationales. Ladistinction entre politique internationale et politiqueinterne est donc récusée, l�insatisfaction des besoins fon-damentaux dans l�ordre interne étant, de l�avis de Burton,la cause des tensions internationales. Celui-ci est alorsamené à accorder une importance toute particulière à lamanière dont sont perçus ces besoins fondamentaux.

Le mondialisme de Burton se situe donc aux antipodesdu réalisme. L�Etat n�est plus un acteur singulier du jeuinternational. Bien plus, Burton récuse le contre-argumentdes réalistes, concernant l�existence d�une pluralité d�ac-teurs non étatiques qui s�expliquerait par les dysfonc-tionnements de l�Etat. Le schéma de Burton, qui part del�Homme et de ses besoins fondamentaux pour aboutir àla société mondiale, insiste au contraire sur les situations« légitimes ». Alors que les réalistes n�envisageaient lesrelations internationales qu�à travers les situations de ten-sion � quand l�usage de la force devient la seule solutionpossible �, Burton insiste sur la nécessité de prendre enconsidération les situations « normales », c�est-à-dire lesmilliers d�échanges harmonieux et non pas le cas atypiqueayant impliqué un recours à la force. A la constructionprimaire du réalisme est ainsi opposé un système d�uneeffroyable complexité. En ce sens, les travaux de Burtonsont aujourd�hui complètement dépassés et ne représententplus qu�un intérêt historiographique. L�impossibilité dedéfinir sa société-monde et la faillite de sa représentationcontribuèrent grandement à appauvrir la contestation duréalisme et fournirent, en un sens, nombre d�arguments

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aux futurs néoréalistes. Cependant, par son ambitionmême � et en dépit de l�échec de ses conceptions par troputopistes � Burton contribua à la prise de conscience de ladimension « transnationale » du monde contemporain.

� La « Société des Individus » de Norbert Elias

La publication en 1987 de la Société des Individus deNorbert Elias réhabilita dans une grande mesure cette « société-monde » trop marquée par le climat intellectuelde ses origines. L�ouvrage d�Elias se présentait comme lacompilation de trois textes d�époques différentes dont lepremier remontait à l�entre-deux-guerres et le deuxième àla guerre froide 122.

Repensant les rapports entre l�individu et la société, ladémarche d�Elias repose sur le postulat que, plus largeest l�environnement social, plus nombreuses sont les pos-sibilités d�individualisation offertes à l�homme. Le mondequ�il décrit n�est pas sans ressemblance avec la « toiled�araignée » de Burton, lui-même prenant l�exemple dufilet pour illustrer son propos : « un filet est fait de mul-tiples fils reliés entre eux. Toutefois ni l�ensemble de ceréseau, ni la forme qu�y prend chacun des différents filsne s�expliquent à partir d�un seul de ces fils, ni de tous lesdifférents fils en eux-mêmes ; ils s�expliquent uniquement

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122 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, 301 p.Pour une critique de l�approche internationale d�Elias, voir :Guillaume Devin, Norbert Elias et l�Analyse des RelationsInternationales, in Revue Française de Science Politique, avril 1995,pp. 305-327.

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par leur association, leur relation entre eux. Cette relationcrée un champ de forces dont l�ordre se communique àchacun des fils, et se communique de façon plus ou moinsdifférente selon la position et la fonction de chaque fildans l�ensemble du filet. La forme de chaque fil se modifielorsque se modifient la tension et la structure de l�ensembledu réseau. Et pourtant ce filet n�est rien d�autre que laréunion de différents fils ; et en même temps chaque filforme à l�intérieur de ce tout une unité en soi, il y occupeune place particulière et prend une forme spécifique » 123.

Les relations de dépendance réciproque entre les indi-vidus et la société se retrouvent à l�échelle planétaire dansl�interdépendance des Etats qui, rapportée à l�échelle desindividus, suscite le sentiment d�appartenance à unehumanité globale. Ce nouveau sentiment d�appartenancebrise alors le cadre imposé par « l�ancien régime de lasociologie... où l�on prenait pour modèle de sociétés lesunités sociales correspondant à l�organisation des Etats » 124.Téléphones, radios, charters, et tous les réseaux d�interdé-pendance entre les Etats ont abouti à ce que « les mailles dufilet se sont resserrées à vue d��il au cours du XXe siècle ».Ainsi, Norbert Elias préfigurait l�ensemble des analysescentrées sur le paradoxe de la localisation et de la globa-lisation : « Les hommes se trouvent actuellement dans unprocessus massif d�intégration qui non seulement va depair avec de nombreux mouvement partiels de désinté-gration mais qui en outre peut aussi faire place à n�importequel moment à un processus dominant de désintégration » 125.

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123 Norbert Elias, La Société des Individus, op. cit., pp. 70-71.124 Ibid., p. 216.125 Ibid., p. 218.

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Même s�il n�exclut pas la possibilité de régression et s�ilconstate que l�individu perd toute possibilité d�exercer unquelconque pouvoir dans cet environnement élargi,Norbert Elias postule que « l�unité suprême de survie » deshommes est désormais à l�échelle du monde : « Le passageà l�intégration de l�humanité au niveau planétaire en estcertes encore au tout premier stade. Mais les premièresformes d�une nouvelle éthique universelle et surtout laprogression de l�identification entre les êtres sont déjànettement sensibles... On observe également d�autressignes d�amorce d�un sens croissant de la responsabilitéà l�échelle mondiale en ce qui concerne le destin de l�huma-nité. Ils répondent à la menace universelle résultant dudéveloppement des armements et, sans que ce soit inten-tionnel, des moyens de production civils. Toute une séried�organisations privées, comme Amnesty International,témoignent que le sentiment de responsabilité qu�éprouventles individus quant au sort des autres dépasse de loin lesfrontières de leur propre pays et de leur continent » 126.

Le transnationalisme

Le transnationalisme offre une vision amendée et moinsradicale que le mondialisme. Il s�inscrit dans une longuetradition qui, à travers tout le XXe siècle, a postulé la clôture du monde et l�autonomie de la société civile parrapport à l�Etat. En ce sens, le transnationalisme se contenteà bien des égards d�actualiser à l�aide d�Internet ladoctrine pluraliste d�Eugen Ehrlich et de Harold Laski,

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126 Ibid., pp. 222-223.

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qui, dès les années 1900, considéraient que l�unité del�Etat était une fiction incapable de rendre compte de ladiversité des identités des individus et du fractionnementdes loyalismes qui en résultait. Le fait que dès 1931, PaulValéry puisse écrire dans l�avant-propos de Regards sur leMonde Actuel que « le temps du monde fini commence »témoigne ainsi de la permanence du besoin de penser lemonde autrement, mais aussi de l�impossibilité de satisfairece besoin. Et donc, a fortiori, des limites de ces construc-tions intellectuelles qui offrent un regard original et critiquesur le monde, sans pour autant fournir les instrumentspour le changer. A cet égard, l�évolution des mouvementsécologiques (lesquels sont au c�ur de l�argumentairetransnationaliste) est symptomatique des carences de cestravaux qui sont certes capables de décrire le rôle de cesgroupes alternatifs dans la prise de conscience des nou-veaux problèmes, mais qui ne peuvent expliquer pourquoices mêmes « alternatifs » se résignent à devenir des partisde gouvernement pour être en mesure d�agir avec le maxi-mum d�efficacité.

� Les « turbulences » de James Rosenau

En 1990, James Rosenau publie Turbulence in WorldPolitics, sous-titré A Theory of Change and Continuity 127.Cet ouvrage justifie son titre en constatant que lesparamètres issus des traités de Westphalie, qui avaient étéà l�origine du système international moderne fondé sur

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127 James N. Rosenau, Turbulence in World Politics. A Theory ofChange and Continuity, Princeton University Press, 1990, 480 p.

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l�Etat, ont été balayés. La multiplication des acteurs agis-sant en dehors du cadre de la souveraineté (« sovereigntyfree ») et la dispersion des identités, qui ne peuvent pluss�incarner dans une allégeance unique envers l�Etat dufait de la fragmentation des solidarités, seraient à l�originede ces turbulences. Celles-ci seraient ainsi marquées parl�antagonisme entre la logique compétitive des Etats, quisubsiste, et les logiques concurrentes, qui contestentl�hégémonie du tout politique. Les tensions actuellesauraient donc pour origine cette confrontation entre deuxapproches concurrentes condamnées à cohabiter.

Selon Rosenau, les paramètres régulateurs organisantles relations internationales depuis 1648 ont été à l�originedu système international étatique qui, jusqu�à une périoderécente, demeuraient relativement stables. Guerres, révo-lutions ou crises économiques pouvaient être à l�originede fluctuations de grande ampleur. Toutefois, ces trans-formations n�étaient que des fluctuations contenues dansdes limites tolérables. Ces variables intégrées au fonction-nement des systèmes internationaux successifs étaientainsi régies par des paramètres fondamentaux qui, consti-tuant des frontières, étaient constants (« being boundaries,parameters are normaly stable ») ou, pour le moins, soumisà une évolution extrêmement lente. Ces paramètres sontchez Rosenau au nombre de trois. Le paramètre individuel(« micro parameter ») est constitué par les instruments à l�aide desquels les citoyens des Etats et les membresdes organisations non gouvernementales se rattachent àl�univers macropolitique. Cet univers macropolitique constitue le deuxième paramètre, encore appelé paramètrestructurel, qui se rapporte « aux contraintes fixées par ladistribution de la puissance parmi et entre les collectivitésdu système global ». Entre ces deux dimensions, on peut

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distinguer un élément intermédiaire, le paramètre rela-tionnel, qui s�intéresse « à la nature des relations d�autoritéqui lient les individus du niveau micro à leur collectivité ».Les turbulences constatées auraient donc pour origine » lascission entre le système étatique qui coexiste dorénavantavec un système multicentrique aussi puissant mais plusdécentralisé » 128. Le corollaire de ce constat est de détruireles relations d�autorité qui unissaient les individus à lacollectivité à laquelle ils appartenaient via le paramètrerelationnel. Les raisons de cette évolution sont, selonRosenau, au nombre de cinq et sont liées 1) au passaged�une société industrielle à une société post-industrielle,2) à l�émergence des problèmes (« issues ») qui, du fait duprogrès technologique, ne peuvent plus être abordés qu�auniveau transnational (pollution, terrorisme, drogue...),3) aux capacités déclinantes des Etats pour apporter desréponses satisfaisantes aux problèmes majeurs que seposent les citoyens, 4) à la tendance à la décentralisationet 5) à l�émergence d�une opinion publique plus informéedes affaires mondiales.

Jusqu�à présent, l�approche de Rosenau n�est guère originale. Kenneth Waltz avait lui-même pris en comptecette dualité des ordres mettant face à face la société desEtats et la société transnationale. Mais ce dernier consi-dérait que l�ordre étatique était toujours l�instrument derégulation des relations internationales. Rosenau, pour sapart, met en évidence l�érosion des pouvoirs de l�Etat, enportant son attention sur le paramètre individuel. Alorsque l�individu n�avait jamais été pris en compte par lesthéories réalistes, il insiste sur les mutations affectant les

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128 Ibid., p. 11.

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comportements individuels depuis les années cinquantepour expliquer la concurrence que subissent les mécanis-mes interétatiques. D�autres analystes, tel John W. Burton,par exemple, avaient déjà érigé l�individu en acteur de lavie internationale, mais cet homme était essentiellementenvisagé comme une valeur 129. Rosenau va s�efforcer dedéfinir cet acteur d�un nouveau genre, comme on peutdéfinir par ailleurs l�Etat ou un régime. Il distingue à cetitre trois types d�acteurs individuels : le citoyen, leresponsable politique et l�acteur privé dont les initiativesinfluencent la scène internationale. Il s�agit alors d�étudierla manière dont se combinent le niveau individuel et lesautres niveaux. Il reprend donc une question qu�il avaitposé à la fin des années 70 en s�interrogeant si « le touristeet la terroriste », deux personnages emblématiques de lapériode remettaient en cause la centralité de l�Etat commeacteur des relations internationales 130. A l�époque, il avaitrépondu par la négative. Dix ans plus tard, sa réponse estpositive. Désormais, Rosenau considère que le conflitantérieur entre le niveau « micro » (le niveau individuel)et le niveau « macro » s�est traduit par le triomphe de l�in-dividuel qui existe désormais par lui-même. Quatre raisonssont ainsi invoquées dans la quatrième partie de l�ouvragepour justifier cette transformation en profondeur. La pre-mière de ces raisons est liée selon Rosenau au dévelop-pement de l�intelligence artificielle, qui tout en renforçantle pouvoir des élites, les a, dans le même temps, obligées

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129 John W. Burton, The Individual as the Unit of Explanation inInternational Relations, in International Studies Newsletter, février1983, pp. 14-17.130 James N. Rosenau, Le Touriste et le Terroriste, in EtudesInternationales, vol. X, n° 2, juin 1979.

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à admettre la complexité du réel et à renoncer à proposerdes visions manichéennes. Avec pour résultat, la rupturedes solidarités mécaniques qui, sur les problèmes inter-nationaux, permettaient de rassembler sans grand mal lesmembres d�une même communauté. De ce fait, les indi-vidus n�ont pas seulement changé d�attitude mais ontacquis de nouvelles références pour interpréter les phé-nomènes internationaux. « Ce ne sont pas les attitudesdes citoyens envers la politique qui transforment la poli-tique mondiale mais leurs capacités à employer, articuler,diriger et rendre effectives ces nouvelles attitudes » 131. Laprolifération de nouveaux groupes (les « new singlesissues groups » des sociologues de l�école de Chicago oules « tribus » de Maffesoli) a pour conséquence d�éroderles rapports d�autorité et donc, d�affaiblir les gouverne-ments. Ce qui se traduit alors par l�émergence de nouvellesnormes, qui non seulement transforment les légitimités etaltèrent l�absolu de la souveraineté, mais qui égalementcontribuent à l�émergence d�une culture globale (ce quicorrespond ici à l�une des hypothèses d�évolution envi-sagées par Hedley Bull).

Cette nouvelle culture post-internationale pose, dansces conditions, le problème de l�agrégation de ces dif-férents niveaux, qui ne peut plus être abordé avec lesanciens modèles. Pour les néoréalistes comme pour lesmarxistes d�ailleurs, l�individu était, en effet, entièrementdéterminé par les superstructures ou l�Etat, ce qui, dansl�optique de Rosenau, condamne irrémédiablement cesdeux modes de conciliation. De même, les positions oppo-sées de l�école du « public choice », qui envisageaient

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131 James N Rosenau, Turbulence in World Politics, op. cit., p. 334.

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l�intérêt collectif comme une sommation d�intérêts indi-viduels, supposent que ces mêmes individus fonctionnentdès maintenant de la manière la plus rationnelle, ce quiinterdit une amélioration des processus de conciliation.En fait, la turbulence majeure que souligne Rosenau résidedans l�absence de mécanismes de substitution. Il y a, eneffet, en permanence, tension entre les phénomènes consta-tés de désagrégation et les nécessités d�agrégation maisaucune solution n�est envisageable. Rosenau prend ainsil�exemple des processus de globalisation (immigration,flux financiers...) qui génèrent presque automatiquement« une résistance à la globalisation contribuant ainsi audéveloppement des processus de localisation » 132. Sa conclusion est donc d�ouvrir un nouveau champ d�étudeset de faire dorénavant porter l�intérêt de la discipline surles nouveaux mécanismes d�interaction et d�agrégationdes niveaux micro et macro plutôt que de continuer àopposer ces deux niveaux.

� Le retour des réseaux

Echappant au contrôle de l�Etat, les flux transfrontalierssont, pour les nouveaux transnationalistes, à l�origined�une triple crise. Une crise de la souveraineté toutd�abord, puisque que c�est bien la capacité de l�Etat àorganiser la vie sociale qui est en cause. Une crise de laterritorialité ensuite, dans la mesure où la tendance à laglobalisation bouleverse les cadres territoriaux classiques

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132 James N. Rosenau, Les Processus de la Mondialisation : RetombéesSignificatives, Echanges Impalpables et Symbolique Subtile, in Etudesinternationales, vol. XXIV, n° 3, septembre 1993, p. 502.

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délimités par des frontières. Une crise d�autorité enfin, carc�est en définitive l�incapacité à organiser les désordresactuels qui interdit l�instauration d�un ordre reconnu quipermettrait, à son tour, d�élaborer le cadre d�une inter-prétation stable. L�essai de Bertrand Badie et de Marie-Claude Smouts consacré au Retournement du mondes�inscrit dans cette tradition et a pour ambition de pro-poser une nouvelle sociologie de la scène internationaledécrivant les implications de cette triple crise 133. L�ori-ginalité de cet ouvrage est d�être le résultat d�une colla-boration entre un sociologue et une internationaliste.Constatant que l�Etat-nation ne suffit plus à prendre lamesure des ruptures et des recompositions du monde contemporain, les auteurs ont recours aux catégories de lasociologie politique (anomie, dialectique de l�intégrationet de l�exclusion, crise de la domination...) pour analyserla concurrence entre « des souverainetés de plus en plusentravées et des individus de plus en plus émancipés ». Leretournement du monde est dans ces conditions, le résul-tat d�une évolution paradoxale entre la diffusion des pouvoirs et la dispersion des actions dans un ordre inter-national qui « émancipe les individus et les groupes maisrestreint les souverainetés, (qui) libère les particularismesmais entrave leur institutionnalisation ». La première par-tie de l�ouvrage retrace l�irruption des sociétés dans la vieinternationale, tant sous l�angle de l�éclatement culturel �et donc de la rupture de la rationalisation unique via l�intérêt général � que sous l�angle plus classique du contournement de l�Etat par la montée des flux transna-

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133 Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, Le retournement dumonde. Sociologie de la scène internationale, Presses de la FNSP etDalloz, 1995, 2e édition, 254 p.

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tionaux. La conséquence de ce mouvement réside dansune « perte des repères » liée à la diversification desacteurs, à la multiplicité de leurs stratégies et à la diversitéde leurs allégeances. Concernant les acteurs, on assiste àune disparition des instruments classiques de régulationfondés sur la puissance, que celle-ci soit envisagée sur lemode politique (domination) ou économique (les tribula-tions de l�ordre marchand). Concernant les analyses, lesauteurs constatent que les incertitudes affectant le conceptde puissance transforment la sociologie des conflits dufait de la dissémination de la violence.

La troisième partie de l�ouvrage ne se contente pas deconstater les conséquences de ces ruptures successivesmais propose aussi une première ébauche de recomposi-tion. La proposition principale réside dans une nouvelledialectique de l�intégration et de l�exclusion dont l�originedoit être trouvée dans la tension entre les tendances à laglobalisation et le mouvement contraire vers une relocali-sation envisagée, avec K. Deutsch, sur une base régionale.Postulant que « la dialectique intégration/exclusion n�exprime plus seulement une coupure Nord-Sud » maisqu�elle traduit également « une fracture traversant toutesles sociétés, y compris celles des pays industrialisés »,les auteurs entendent définir une voie moyenne entre laglobalisation et la régionalisation, de façon à ne pas sous-estimer « la force des demandes adressées au politiquepour redéfinir, précisément, une identité collective, unenracinement social, des valeurs morales à opposer à lamondialisation, y compris dans les pays les mieux insérésdans les circuits internationaux, mais qui, en poussant leschoses jusqu�à la caricature, a le mérite de montrer comment la globalisation économique et l�accès inégal à

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la technologie renforcent des mécanismes d�exclusiondéjà à l��uvre ».

Refusant la possibilité d�élaborer une approche théoriquedes relations internationales, les auteurs en reviennent doncà une sociologie des relations internationales qui se situe,dans le cadre des recherches théoriques françaises, dans leprolongement des travaux de Marcel Merle.

L�économie-monde

La globalisation économique n�est pas un phénomènenouveau. Pour Keynes ou pour Karl Polanyi, la globali-sation était ainsi achevée dès le début du XXe siècle et ilfallut attendre le milieu des années 80 pour que le tauxd�ouverture des principaux Etats industriels retrouve leniveau qui était le sien à la veille de la Première Guerremondiale. La théorie de l�impérialisme avait ainsi attribuéaux acteurs économiques et financiers une autonomie sanscommune mesure avec celle dont ils disposent aujour-d�hui, puisqu�ils étaient non seulement capables d�ignorerles rares tentatives d�encadrement économique d�unesphère publique encore peu développée (par rapport aufutur Etat-Providence) mais qu�ils étaient également enmesure d�instrumentaliser les super-structures politiques.Les grilles de lecture de l�économie-monde dérivent doncmoins des théories marxistes, qui durent être repenséespour servir d�argumentaire aux pays du Tiers-Monde, quedes tentatives de l�économie politique internationale pouroffrir une articulation inédite entre la sphère politique etla sphère économique. En réintroduisant le pouvoir dansl�analyse économique et en accordant une place centrale

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à l�échange international, l�économie politique interna-tionale s�efforce ainsi de devenir une discipline autonome� en marge de l�économie politique comme des relationsinternationales � pour penser les nouvelles articulationsentre les sphères politique, économique et financière.

L�école de l�impérialisme

Le marxisme n�a finalement eu qu�une incidence mar-ginale dans l�élaboration des théories des relations inter-nationales, puisque l�URSS mit en �uvre une diplomatieréaliste que ses principaux théoriciens défendirent en sefaisant les ardents défenseurs de la souveraineté (la thèsede la citadelle assiégée). Les instruments de cette école �et plus particulièrement la théorie de l�impérialisme �n�ont, de fait, été qu�un moyen de propagande des Etatssocialistes, ce qui correspondait parfaitement à l�idéolo-gisation de la vie internationale apparue avec la bipolari-sation. Cependant, cette approche structuraliste donnanaissance dans les pays du Tiers-Monde à l�école de la « dependencia » qui permit aux Etats nés de la décoloni-sation d�élever le développement au rang de priorité del�action internationale au moins équivalente à la guerre.

� L�obsolescence de la théorie classique de l�impérialisme

La théorie de l�impérialisme correspondait à la transpo-sition de la lutte des classes au domaine international.D�origine libérale (Hobson), la théorie fut reprise et ampli-fiée par les théoriciens marxistes (Boukharine, Lénine, R.

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Luxembourg). La cartellisation de l�économie, née de lafusion du monde de l�industrie et de la finance, devaitdonner lieu à une compétition très vive en vue de la conquête de marchés. Cet esprit de conquête s�expliquaitpar la nécessité d�écouler des productions industriellesdopées par l�accroissement des rendements provoqué parles économies d�échelle. Dans cette optique, la coloni-sation était expliquée par l�influence des infrastructureséconomiques sur les superstructures politiques. « Stadesuprême du capitalisme », l�impérialisme se présentaitcomme la convergence du capitalisme économique et financier. Son expansion se heurtait toutefois aux limitesnaturelles de la colonisation, une fois tous les territoiresconquis. L�impossibilité d�écouler les productions d�in-dustries toujours plus concentrées débouchait sur laguerre. L�inévitabilité de la guerre était donc inscrite dansla logique capitaliste. La puissance mobilisable dans cetteconflagration devait lui donner une ampleur sans égale, aupoint de détruire le système capitaliste.

Cette théorie prophétique du devenir du monde capita-liste ne se vérifia pas. Au lendemain de la Seconde Guerremondiale, l�économiste soviétique Eugène Varga émit lapremière critique. Contrairement aux attentes de Staline,les démocraties européennes sortirent raffermies de laguerre. Le déterminisme de la théorie fit ainsi l�objet dedeux critiques :

� D�un point de vue économique et financier, la théoriede l�impérialisme reposait sur la loi des débouchés. Laconquête de marchés extérieurs se justifiait aussi long-temps que les populations occidentales n�avaient pasencore atteint le seuil de la consommation de masse. Dèslors que celle-ci devint réalité, les colonies se transfor-mèrent prioritairement en opportunités de placements

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financiers avantageux (surtout dans le cas des capitauxanglais) et plus marginalement en sources de matièrespremières, bien que l�industrie européenne ait prioritaire-ment transformé les matières premières extraites sur levieux continent (à ce titre, Paul Bairoch rappela que laGrande-Bretagne demeura jusqu�à la fin des années 30 leprincipal exportateur d�énergie 134). En tout état de cause,les colonies ne furent jamais en mesure d�acheter des pro-ductions trop chères pour elles (loi des débouchés). Sur leplan financier, la théorie de l�impérialisme ne fournit pasnon plus d�explication satisfaisante pour expliquer lesmouvements de capitaux exportés par l�Europe avant laPremière Guerre mondiale. Ainsi, sur les 45 milliards defrancs-or placés par la France à l�étranger en 1913, seuls3 milliards étaient investis dans les colonies. Si la coloni-sation procéda d�une démarche impérialiste, celle-ci nes�expliqua donc pas par la théorie de l�impérialisme ;

� Sur le plan historique, la colonisation ne pouvait eneffet se réduire à une simple entreprise économique. Dans Empire Colonial et Capitalisme Français : Histoired�un Divorce 135, l�historien Jacques Marseille tenta decomprendre l�acharnement de la France à conserver après1945 un empire qui lui coûtait plus cher qu�il ne lui rapportait. Ses conclusions rejoignent celles d�Eric Hobs-bawn 136, qui constata que la colonisation britanniquetransforma une domination informelle sur la totalité du

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134 Paul Bairoch, Mythes et Paradoxes de l�Histoire Economique,Paris, Ed. La Découverte, 1999, 288 p.135 Jacques Marseille, Empire Colonial et Capitalisme Français :Histoire d�un Divorce, Paris, Albin Michel, 1984, 461 p.136 Eric Hobsbawn, Industry and Empire. An Economic History ofBritain since 1750, Londres, Weindenfeld and Nicholson, 1968, 336 p..

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monde par un empire formel sur un quart de la planète.Ces travaux montrent ainsi que la recherche du prestigenational ou encore le goût de l�aventure jouèrent un rôleau moins aussi important dans la colonisation que les considérations économiques.

Comme le constata Schumpeter, ce n�est donc pas parcequ�il y eut effectivement « impérialisme », que la théoriede l�impérialisme fut vérifiée. Néanmoins, elle permit deréfléchir aux présupposés du libéralisme et du positivisme.Ces deux doctrines postulaient que la société industrielleet le marché constituaient des facteurs de pacification àl�extérieur et de progrès social à l�intérieur. Plus prudem-ment, il convient de remarquer qu�il n�existe aucun déter-minisme, ni dans un sens, ni dans l�autre : le libéralismepeut être source de paix, mais il peut également avoirbesoin de la guerre pour résoudre ses crises cycliques.

� La théorie de la dependencia : les relations internationales vues du Tiers-Monde

La reformulation des théories marxistes fut essentiellementle fait des pays du tiers-monde et plus particulièrement del�Amérique latine. Les travaux de la Commission écono-mique des Nations Unies pour l�Amérique latine dirigéepar l�économiste Raoul Prebish initièrent la théorie de la« dependencia » par laquelle la situation dramatique despays du Sud s�expliquait du fait de l�exploitation des paysde la périphérie par un centre capitaliste. Cette reprise desthèses de R. Luxembourg expliquait ainsi le développe-ment inégal des nations par la domination du mode deproduction capitaliste en opposition aux postulats libérauxd�un commerce source d�enrichissement mutuel.

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Dans The Politics of World Economy 137, ImmanuelWallerstein, historien de l�économie d�origine américaine,résuma en dix-sept articles ses thèses antérieurementdéveloppées dans The Capitalist World Economy concer-nant le thème de l�échange inégal issu de la hiérarchiedes Etats. L�idée essentielle de Wallerstein était que lafaiblesse des Etats de la périphérie était nécessaire auxprocessus d�exploitation et d�accumulation des Etats ducentre capitaliste. Wallerstein s�inspira de Fernand Braudelen reprenant le concept d�« économie-monde », développéautour de l�ouvrage de référence que constituait LaMéditerranée à l�époque de Philippe II. Par cette notiond�« économie-monde », Braudel entendait l�économie d�uneportion de la planète dans la mesure où elle forme un tout.Autour de la suprématie espagnole en Méditerranée, lemonde était donc organisé en cercles concentriques par-tant d�une zone centrale détenant le pouvoir politique etéconomique autour de laquelle rayonnaient des zonesintermédiaires et des zones périphériques. Mais si chezBraudel, le pouvoir politique était à l�origine de la consti-tution d�un centre impérial, Wallerstein remonta à laRenaissance et à la Réforme pour tenter d�expliquer com-ment la crise du féodalisme mit fin au principe impérial età la suprématie du politique. A compter du XVe siècle,selon Wallerstein, le politique aurait été ainsi transforméen simple instrument destiné à extraire le surpluséconomique. Une fois ce pas franchi, Wallerstein en arrivaà contester l�ensemble des instruments de l�économielibérale. Contrairement à Smith et à Ricardo, et dans la

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137 Immanuel Wallerstein, The Politics of World Economy : the States,the Movements and the Civilizations, Cambridge University Press,1988, 191 p.

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lignée des travaux de Sismondi, il s�attacha à démontrercomment les théories de l�avantage comparatif ne pouvaientpas fonctionner, puisque le commerce international étaitavant tout un processus d�exploitation des plus pauvres parles plus riches. Le centre capitaliste soumis à la logique del�accumulation et de la monopolisation ne pouvait doncque croître aux dépens de périphéries prolétarisées. Aussien arrivait-il à transférer la lutte des classes à l�échelleinternationale en opposant la bourgeoisie du centre auprolétariat de la périphérie. Ce qui aboutissait à récuser lestatut d�acteur à l�Etat puisque « l�économie-monde capi-taliste a, et ce depuis qu�elle fonctionne, des frontièresbeaucoup plus larges que les frontières de n�importequelle unité politique. » Et Wallerstein de conclure que« dans le système capitaliste, il n�existe aucune autoritépolitique exerçant une autorité ultime sur l�ensemble ».

Cette thèse, qui ne manqua pas d�être vivement critiquéepour son économisme trop réductionniste, fut vivifiée parla théorie des modes de production développée par SamirAmin dans L�accumulation à l�échelle mondiale (1970) etLe développement inégal (1974) 138. En effet, Wallersteinn�expliquait pas comment le capitalisme pouvait parvenirà une telle prééminence. Partant des mêmes présupposés,et après avoir lui aussi vivement contesté les intrumentsde l�économie marginaliste fondée sur une rationalitéunique et fictive (l�économie robinsonnienne), SamirAmin développa l�idée que c�était l�expansion d�un mode

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138 Samir Amin, L�Accumulation à l�Echelle Mondiale, Paris,Anthropos, 1988, 2e éd., 616 p. Le Développement Inégal. Essai surles Formations Sociales du Capitalisme Périphérique, Paris, Ed. deMinuit, 1973, 367 p.

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de production spécifique au détriment des équilibreslocaux qui générait les phénomènes d�exploitation et d�ac-cumulation. L�intégration des économies des pays du Suddans le marché mondial se traduisait en effet par ledéveloppement d�activités d�exportation, créant obliga-toirement une désarticulation économique et sociale chezles nations de la périphérie. La faible élasticité des produitsexportés par les nations du Sud (cultures d�exportationou matières premières) générait ainsi un mécanismedialectique d�exploitation-accumulation exclusivementprofitable aux économies développées : « les relationsentre les formations du monde développé et du mondesous-développé se soldèrent par des flux de transferts devaleurs qui constituèrent l�essence du problème de l�ac-cumulation à l�échelle mondiale ».

Dans la lignée des théories du sous-développement initiées par Alfred Hirshman et François Perroux, SamirAmin s�attacha à démontrer les raisons pour lesquelles ledéveloppement des pays de la périphérie était handicapépar les règles du capitalisme dominant. Contrairement àWallerstein, qui n�expliquait pas les causes de l�apparitiond�une économie-monde capitaliste et qui se contentait deconstater les phénomènes de domination du centre sur lapériphérie, Samir Amin s�intéressa aux causes de l�expan-sion du capitalisme. Pour lui, le sous-développement étaitla conséquence de l�irruption des mécanismes de marchéà l�intérieur même des économies du tiers-monde. Or, lecapitalisme de la périphérie ne pouvait se traduire par undéveloppement comparable à celui dont avaient bénéficiéles nations occidentales. Trois raisons étaient ainsi misesà jour pour expliquer le sous-développement, qui ne pouvait plus seulement être considéré comme un retard

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de développement mais, au contraire, comme une inadé-quation totale entre le modèle dominant et la nature deséconomies des pays de la périphérie. La première de cesraisons tenait aux inégalités sectorielles de productivitéliées à l�absence de diffusion du progrès technique. Alorsque celui-ci avait permis de niveler les conditions de production au sein des nations occidentales, le progrèstechnique n�avait pas diffusé de manière aussi régulière àl�intérieur des nations périphériques. Deuxième raison, ilen résultait une désarticulation profonde des mécanismeséconomiques à l�intérieur de ces pays puisque, à côté decertains secteurs développés, subsistaient des îlots tradi-tionnels où le progrès technique ne pouvait pénétrer. Enfin,troisième raison, le développement des pays de la péri-phérie avait été envisagé comme un simple prolongementdes économies développées, aboutissant à une spéciali-sation inégale entre le centre et la périphérie. AinsiS. Amin expliquait le caractère inégal des échanges par lamise en concurrence de produits dont les prix de produc-tion étaient inégaux. Bien plus, et contrairement à toutesles idées reçues, Samir Amin expliquait l�expansion ducapitalisme par le fait que le centre était avant tout expor-tateur de capitaux pour bénéficier de la différence des prixde production. Dès lors, l�économie capitaliste pouvait sepropager en pénétrant à l�intérieur des économies sous-développées. Avec pour conséquences des distorsionscroissantes entre secteurs de production, une augmentationdes activités tertiaires et du secteur improductif en général,et une prédilection pour les branches tertiaires pourtantpeu adaptées aux besoins internes des pays sous-dévelop-pés. Il en tirait alors pour conclusion que la seule solutionpour briser l�étau du sous-développement était de rompreavec le mode de production capitaliste.

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La détérioration des termes de l�échange comme la crisede la dette et la persistance des inégalités dans le monde� voire leur accroissement � confirment l�intérêt de ceconcept d�« économie-monde ». Alors que le marxisme,comme théorie, subit le contrecoup de la faillite des paysde l�Est, ce thème fut amplifié par la « mondialisation » quis�imposa dès le lendemain de la chute du mur de Berlin.

L�économie politique internationale

Le tout-politique du réalisme n�apportait plus au débutdes années 80 une réponse satisfaisante à la complexitédes phénomènes internationaux. La transnationalisationde la vie économique, la dérèglementation mise en �uvreaux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, comme l�essouf-flement du modèle keynésien, imposaient de revoir unegrille de lecture qui plaçait l�Etat au-dessus de la mêlée desintérêts particuliers. Ainsi, Raymond Aron dans sesMémoires, publiés en 1983, admit n�avoir pas accordéassez d�importance à l�analyse du marché mondial 139. Unautre réaliste, Stanley Hoffmann, devait aller beaucoupplus loin dans sa critique des options du réalisme en compa-rant le monde à un autobus dont le conducteur serait l�éco-nomie planétaire. « La diffusion de la puissance, pouvaitainsi écrire Hoffmann, est une première manière d�ap-préhender les bouleversements planétaires ; mais il enest une seconde, et qui peut être plus fructueuse : c�est

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139 Raymond Aron, Mémoires � 50 ans de Réflexion Politique, Paris,Juliard, 1983, pp. 458-459.

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d�envisager la compétition non plus entre deux Etats dominateurs mais entre trois niveaux. Il y a d�abord leniveau mondial où opère la « civilisation mondiale desaffaires », avec sa logique et ses instruments propres. Il ya ensuite les Etats, qui tentent de tirer partie de cettelogique et de ceux qui en sont les champions, afin d�aug-menter la richesse de leur pays ou d�accroître leur puis-sance et leur influence sur les autres (puisque plus quejamais, la richesse est source de puissance). Mais les Etatssont, par rapport au capitalisme mondial, dans une situationdoublement inconfortable. D�une part, ils sont encoreengagés dans le jeu traditionnel, fait de contraintes sécu-ritaires, de calculs et de luttes, dont la logique est celle deThucydide en non pas celle d�Adam Smith. D�autre part,ils essaient d�empêcher la logique du capitalisme mondialde les priver de leur autonomie financière, monétaire etfiscale, et de l�empêcher ainsi d�amplifier les différencesentre les Etats riches et les Etats pauvres ainsi que lesdifférences entre les secteurs modernes, entièrement intégrésdans l�économie planétaire, et les secteurs en retard » 140.

Ala suite des travaux de Keohane et de Gilpin, un nouveauprogramme de recherches apparut � l�économie politiqueinternationale � qui se présenta comme une passerelleentre l�économie traditionnelle et les théories des relationsinternationales. Discipline relativement jeune, l�économiepolitique internationale oscilla entre deux options. La pre-mière consistait à rejoindre le néo-réalisme en proposantune approche renouvelée de la puissance. La seconde

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140 Stanley Hoffmann, A New World and Its Troubles, in ForeignAffairs, automne 1990 (traduction française in Commentaire, 14 (53),printemps 1991).

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débouchait sur des conclusions contraires en postulant ledéclin de l�Etat.

� L�économie globalisée

A l�origine de l�abondante littérature suscitée par lesbouleversements de l�économie marchande, KenichiOhmae publia en 1985 l�ouvrage qui popularisa le conceptde « globalisation » dans lequel il décrivait les stratégiesdes entreprises contraintes par la rapidité des évolutionstechniques, l�instabilité des goûts des consommateurs etla peur des mesures protectionnistes à quitter leur territoired�origine 141. La fusion par voie de joint venture de firmesde nationalités différentes dans le but de pénétrer lesmarchés étrangers allait devenir le fondement d�une nouvelle économie de réseaux. Bible de cette économie,L�Economie Mondialisée de Robert Reich analysa par lasuite les conséquences du passage d�une industrie de pro-duction de masse à une industrie de « production person-nalisée », caractérisée par la recherche incessante de lameilleure flexibilité des facteurs de production et de laplus grande diversité de l�offre 142.

L�auteur, professeur d�économie à Harvard et Secrétaireau Travail durant le premier mandat du président Clinton,postule la dégénérescence du nationalisme économiquepuisque, écrit-il : « les firmes et les investisseurs parcourentdésormais le monde à la recherche des meilleures oppor-

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141 Kenichi Ohmae, La Triade � Emergence d�une Stratégie Mondialede l�Entreprise, Paris, Flammarion, 1985, 309 p.142 Robert B. Reich, L�Economie Mondialisée, Paris, Dunod, 1993,336 p.

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tunités de profit. Ils se sont déconnectés de leur proprenation »143. L�intérêt de cet ouvrage réside avant tout dansla description des causes de cette mutation. L�auteur s�at-tache dans un premier temps à l�apparition des firmesgéantes (« les champions nationaux ») qui, à la faveur ducontrôle de leur marché national et des économiesd�échelle, se sont lancées à la conquête du marché mon-dial. Organisées comme des bureaucraties militaires, cesentreprises ont permis l�élévation du niveau de vie dansleur propre pays, ce que Reich appelle « le compromisnational ». En ce sens, Reich reprend les conclusions com-munément partagées par la plupart des auteurs (Keohane,Gilpin...) selon lesquelles les Etats-Unis sont parvenus aufaîte de leur puissance économique et politique dans lesannées 50. La reconstruction européenne et japonaise � quieut pour conséquence l�irruption de nouvelles grandesentreprises sur le marché mondial � a progressivementlaminé la domination américaine. Le déficit chronique dela balance commerciale qui en résulta s�accompagna d�unechute du profit moyen des firmes américaines qui n�acessé de baisser depuis le début des années 70, exceptionfaite des années 1982-1985. Face à cette évolution, troisstratégies étaient envisageables. Le retour au protection-nisme aurait constitué la solution de facilité. Cette solutiona vite été rejetée, par crainte de voir les firmes concurrentesannexer les marchés étrangers désertés par les Américains.La deuxième option aurait consisté à adapter l�entrepriseaméricaine en baissant les salaires américains. Les effetsde la concurrence internationale aurait cependant entraînéles firmes américaines dans une spirale sans fin, au risque

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143 Ibid., p. 8.

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de rompre définitivement « le compromis national ». Lesgrandes compagnies se sont alors transformées en holdingsfinanciers délocalisés. Les conséquences de cette évolutionont été doubles. Tout d�abord, le mode de production s�esttransformé. La multiplication des centres de productioninterdisant la recherche d�économies d�échelle, la pro-duction de masse a été remplacée par une « productionpersonnalisée », offrant aux consommateurs des produitsplus diversifiés et moins standardisés, « les profits neprovenant plus des économies d�échelle mais de la décou-verte continuelle de nouveaux liens entre solutions etbesoins » 144. La seconde conséquence fut de modifier lastructure des entreprises, contraintes d�abandonner leurmanagement pyramidal au profit d�un mode de fonction-nement en réseaux entre « les résolveurs de problèmes »(recherche, développement, fabrication...), « les identifi-cateurs de problèmes » (marketing, publicité, études demarchés...) et « les courtiers-stratèges » chargés dufinancement, de la mise en relations des participants etdes contrats. Le résultat de ces mutations se traduit parl�apparition progressive « d�un réseau mondial » danslequel « la majeure partie du commerce ne prendra plusla forme de transactions entre acheteurs d�une nation etvendeurs d�une autre (... mais) entre partenaires apparte-nant à un même réseau » 145. Le modèle de Reich sembleêtre ainsi le zaibatsu japonais qui, bien qu�interdit aprèsla défaite de 1945, ne continue pas moins de réunir sousforme de cartel plusieurs puissantes entreprises établiesdans des secteurs complémentaires (production, banque,

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144 Ibid., p. 75.145 Ibid., p. 104.

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assurance...). Son but est l�autofinancement et le dévelop-pement concerté. Dans l�atmosphère de phobie japonaisequi se développait aux Etats-Unis à l�époque de la parutionde cet ouvrage, cette analyse n�était pas exempte d�arrièrespensées. Il n�est pas certain non plus que l�entreprise nouvelle soit aussi déterritorialisée et détachée de ses liensnationaux des origines que le prétend R. Reich. L�ouvrageprésente néanmoins le mérite de s�être attaché aux amé-nagements du mode de production qui ont précédé lestransformations des marchés financiers.

Les holdings qui prospèrent dans cette économie globa-lisée ont entraîné l�apparition d�un nouvel espace financierqui « se joue des règles de la géographie et des frontièresnationales » et de nouvelles pratiques qui se présententcomme « une synthèse de l�argent global, de la technologied�information et de la déréglementation » 146. Cette « géo-finance », pour reprendre la dénomination de CharlesGoldfinger, s�applique désormais à un marché caractérisépar trois éléments. Tout d�abord, par une mondialisationqui affecte non seulement les produits physiques maiségalement les « invisibles », c�est-à-dire les services, lespersonnes ou le capital. La deuxième caractéristique de ce marché est sa volatilité, marquée à la fois par les fluctuations erratiques des variables économiques et finan-cières et par la dissymétrie des retournements, les chutesétant toujours plus rapides que les redressements. Enfin,ce marché est marqué par son déséquilibre permanent,une économie plus intégrée n�étant pas une économienaturellement équilibrée, du fait de flux fonctionnant

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146 Charles Goldfinger, La Géofinance � Pour Comprendre la MutationFinancière, Paris, Seuil, 1986, pp. 18-19.

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souvent à sens unique. Goldfinger est ainsi conduit àremarquer que le marché financier qui dérive de ce marchéglobal dispose d�un degré élevé d�autonomie par rapportà son environnement politique.

� La puissance structurelle

La théorie de la puissance structurelle élaborée par SusanStrange s�avère d�autant plus adaptée aux exigences poli-tiques de l�après-guerre froide, que le rôle dévolu auxstructures économiques rend accessoire l�affirmation d�unevolonté politique consciente. L�analyse essentiellementéconomique repose sur les transformations des réseauxde production, d�échange et de financement, et se présentecomme une critique véhémente du mythe de la fin del�hégémonie américaine 147. L�intuition première de SusanStrange est que l�économie mondiale ressemble de plus enplus à un vaste « casino capitaliste » organisé autour desmarchés financiers aussi instables qu�incontrôlés du faitde la rapidité des flux 148. La production a ainsi étéreléguée au second plan par les activités centrées autourdes mécanismes de transfert d�informations (« informationrich occupations »). La seconde observation découle de laprécédente : « la localisation des capacités de productionest beaucoup moins importante que la localisation deshommes qui prennent les décisions stratégiques concernant

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147 Susan Strange, The Persistent Myth of Lost Hegemony, inInternational Organization, 41,4, automne 1987, pp. 551-574.148 Susan Strange, Casino Capitalism, Oxford, Basil Blackwell, 1986,207 p.

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la nature, les méthodes et les lieux de la production» 149.A partir de ces constats, Susan Strange définit la puissancestructurelle comme « le pouvoir conféré par la capacitéd�offrir, de refuser ou de menacer la sécurité (la structurede sécurité) ; la capacité d�offrir, de refuser ou de demanderdes crédits (la structure financière) ; la capacité de déter-miner la localisation, le mode et le contenu de la productionmanufacturière (la structure de production) ; la capacitéd�influencer les idées et les croyances et, par voie de conséquence, les connaissances socialement appréciées et recherchées ainsi que la capacité de contrôler et d�in-fluencer (par le langage) l�accès à cette connaissance (lastructure du savoir) » 150. Dans la mesure où l�économiefaçonne davantage la puissance structurelle que le mili-taire, seules les autorités américaines détiennent encore la capacité, quoique réduite, de conserver un volant decontrôle sur cette économie dollarisée, ce qui se traduit parl�apparition d�un « empire déterritorialisé » (non territorialempire) organisé autour des grandes sociétés américaines(corporation empire).

Dès lors, Susan Strange s�élève contre les théories dudéclin, et plus particulièrement contre les analyses de PaulKennedy, trop axées sur les déficits calculés à partir d�uneproduction territoriale. Dans la mesure où les firmes trans-nationales d�origine américaine sont amenées à délocaliserleur production, les déficits courants de la balance com-merciale des Etats-Unis ont beaucoup moins d�importanceque les circuits financiers qui permettent de rapatrier les

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149 Susan Strange, The Future of the American Empire, in Journal ofInternational Affairs, 1988, vol. 42, n° 1, p. 5.150 Ibid., p. 13.

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bénéfices et de rémunérer les actionnaires. Aussi long-temps que les Etats-Unis conservent donc la capacité defaire prendre en charge leurs déficits par le reste du monde� notamment en imposant au Japon d�acheter leurs bonsdu Trésor � le thème du déclin est sans objet. « Un empirequi commande de telles ressources peut difficilement êtreconsidéré comme étant en perte de vitesse » 151.

Poursuivant son analyse, l�auteur dénonce le parallèlehistorique établi avec la Grande-Bretagne en invoquanttrois raisons. Tout d�abord, parce que l�affaiblissement dela puissance britannique s�explique à partir de 1880 par ledésintérêt des grandes sociétés anglaises pour les techniquesavancées (chimie et engineering). La deuxième raison estque l�Empire britannique a traversé deux guerres mondialesà côté desquelles le Viêt-nam n�est qu�une simple « morsurede puce ». Enfin, Susan Strange considère qu�il y a peu depoints communs entre une petite île dirigeant un vasteempire et une grande puissance continentale contrôlantun vaste empire déterritorialisé.

La comparaison avec l�Empire romain paraît ainsi beaucoup plus pertinente à Susan Strange dans la mesureoù la force de l�Empire romain reposait sur ses légions etsur la qualité de son administration. En ce qui concerne lapuissance structurelle, Susan Strange considère que leslégions actuelles rassemblent les firmes multinationalesd�origine américaine (34 % des multinationales ont leursiège aux Etats-Unis contre 18% au Japon), tandis quel�administration est dévolue à des institutions spécialisées(FMI, Banque Mondiale, OCDE...) distinctes de la bureau-cratie de la métropole.

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151 Ibid., p. 7.

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La dollarisation de l�économie mondiale combinée auxefforts d�adaptation des institutions existantes (GATT puisOMC), conduisit ainsi Susan Strange dans les années 80à conclure, largement à contre-courant, que la puissancestructurelle des Etats-Unis s�était accrue durant lesdernières décennies.

� Le retrait de l�Etat

Durant les années 80, Susan Strange avait acquis unegrande partie de sa notoriété en critiquant la thèse dudéclin américain. Ces analyses l�avaient conduite à étudierles instruments à la disposition de l�autorité politique faceà la globalisation. Dans le dernier ouvrage qu�elle publiaavant sa mort, The Retreat of the State 152, Susan Strangeen arriva néanmoins à considérer que, face à la globalisa-tion, l�Etat avait perdu son rôle central. Alors que la puis-sance publique était, dans un passé encore récent, habilitéeà agir au nom de l�intérêt général, Susan Strange constataen effet que les Etats étaient dorénavant confrontés à lanécessité de réduire la dépense publique et la taille desservices publics. Il en résultait que la logique politiquequi, précédemment, s�imposait aux acteurs privés, étaitdésormais tributaire des choix opérés par la sphère privée.

Selon Susan Strange, le retrait de l�Etat s�expliqueraitprioritairement par la qualité déclinante de ses interventions.L�Etat rencontrerait ainsi de plus en plus de difficultés

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152 Susan Strange, The Retreat of the State � The Diffusion of Powerin the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press,1996, 218 p.

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pour garantir les quatre « valeurs » indispensables au fonc-tionnement de toute société, à savoir : la sécurité, la jus-tice, la liberté et la richesse. Deux procédés sont en effetemployés de manière concomitante pour fournir cesvaleurs : l�autorité et le marché. Toute économie politiquese présente donc comme un « mixage » de ces procédéspolitiques et économiques : le marché et l�autorité sontmobilisés selon des proportions variables, en fonction desexpériences historiques, pour répondre aux attentessociales. Or, Susan Strange constate que le monde del�après-guerre froide accorde un rôle plus grand au marchéqu�à l�autorité publique pour fournir ces « valeurs fonda-mentales ». Neuf mutations structurelles participeraientainsi à l�érosion des pouvoirs classiques de l�Etat :

� Le déplacement de la compétition interétatique vers ledomaine commercial (thème de la compétitivité) ;

� La convergence des modèles économiques sous l�in-fluence du modèle anglo-saxon ;

� Le déclin des politiques de relance budgétaire anti-cycliques inspirées par l�économie keynésienne ;

� Le partage de la compétence concernant la stabilitémonétaire indispensable aux échanges ;

� La réduction de l�autonomie fiscale des Etats du fait dela mobilité des capitaux ;

� Le réaménagement de la protection sociale rendu indis-pensable par la croissance des dépenses de santé et l�allon-gement de la durée de vie ;

� La démission des autorités publiques en matière derecherche et d�innovation ;

� L�impact plus important des firmes multinationales quede l�aide publique dans les politiques de développement ;

� L�émergence de nouvelles « autorités » non-étatiquesdans un environnement international dominé par le

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marché. Ces mafias ou ces cartels se trouvent ainsi enposition de concurrencer l�Etat dans la taxation des activités privées et dans l�octroi de la protection.

Ces évolutions ne peuvent être méconnues. On remar-quera cependant que Susan Strange attribue ce retrait del�Etat aux carences des autorités publiques dans l�exécu-tion de leurs obligations de base concernant le maintien de l�ordre, le respect de la loi et la fourniture de règlescompréhensibles pour les agents économiques. Ce refluxde la puissance publique est donc provoqué par la crise dela gouvernabilité qui affecte l�ensemble des Etats. Or,cette crise peut être perçue comme une phase temporairede latence au cours de laquelle la puissance publique réinvente ses méthodes d�intervention. En outre, l�irruptiondes autorités non-étatiques (mafias) et la prépondérancedes lois du marché provoquent des dysfonctionnementssociaux dont la résolution passe obligatoirement par larecomposition de l�Etat. En ce sens, l�évolution de laRussie depuis l�effondrement de l�Union soviétique attestede la permanence de ce besoin d�Etat et infirme partielle-ment les conclusions d�un ouvrage trop radical au vu desthèses précédemment soutenues par Susan Strange.

La globalisation comme programme de recherche

Marqués d�une profonde originalité, les travaux de ZakiLaïdi se distinguent des approches précédentes. Plutôt quede décrire les ruptures qui affectent la vie internationaledepuis la fin de la guerre froide, Zaki Laïdi s�efforce decomprendre la perception que l�on peut avoir de ces chan-gements. La globalisation est ainsi conçue chez lui comme

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une nouvelle phénoménologie du monde. Il ne s�agit doncpas d�établir un parallèle entre la globalisation du début duXXe siècle et celle que nous vivons aujourd�hui, mais decomprendre pourquoi le regard que nous portons sur cetteglobalisation nous conduit à penser un monde différent.L�objet principal de cette recherche consiste alors àanalyser le nouveau paysage intellectuel qui affecte lesmentalités et qui détermine la signification donnée auxbouleversements internationaux. La globalisation, qui estau c�ur de la réflexion de Zaki Laïdi, est dès lors envi-sagée comme un programme de recherche autonome quinécessite la mise au point d�instruments inédits de com-préhension pour répondre aux problématiques nouvelles.

Dans Un Monde Privé de Sens 153, Zaki Laïdi partait duconstat que la fin de la guerre froide avait mis un terme àla domination des modèles occidentaux à vocation uni-verselle (le modèle libéral et le modèle socialiste) héritésde la philosophie des Lumières. Cet épuisement desidéologies se traduit par une perte des repères traditionnel(la perte du sens) qui affecte directement la stabilité dusystème international privé à la fois de centre politique (unmonde sans centralité) et dépourvu de projet d�avenir (unmonde sans finalité). Traditionnels « gardiens du sens »depuis deux siècles, les Etats sont les premières victimesde cette évolution mais l�ensemble des autres institutionssociales (syndicats, églises, associations...) sont égalementconfrontés à cet essoufflement de l�universalisme. Cettepremière dimension de la crise de la vie internationale estamplifiée par les effets de la globalisation, qui est plus

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153 Zaki Laïdi, Un Monde Privé de Sens, Paris, Hachette-Pluriel, 2e

édition, 2001, 330 p.

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vécue comme une contrainte que comme une opportu-nité. Cette globalisation contribue alors à vider de leursubstance les systèmes traditionnels de représentation et enpremier lieu l�Etat, « privé de son pouvoir d�objectivisationde la réalité sociale ». Mondialisation et globalisationaccélèrent donc cette perte de repère puisque « ce déra-cinement territorial et idéologique nous (projette) dansun espace planétaire sans relief que ne viendrait sur-plomber aucune attente ».

La chute du Mur de Berlin est donc présentée par ZakiLaïdi comme l�origine d�un nouveau Temps Mondial 154.Celui-ci est défini « comme le moment où toutes les con-séquences géopolitiques et culturelles de l�après-guerrefroide s�enchaînent avec l�accélération des processus demondialisation économique, sociale, culturelle. Il n�estdonc pas le temps de l�après-guerre froide � car c�estsurtout en Europe que ses conséquences géopolitiquessont les plus fortes � ni le temps de la mondialisation � car le processus est lancé depuis fort longtemps � maisl�enchaînement de ces deux grands processus ». C�estdonc la mise en résonance d�une phénomène historique-ment daté (la chute du mur de Berlin) et d�un processus àlong terme (la mondialisation) qui serait à l�origine de cetemps nouveau caractérisé par un monde sans frontièreset par un monde sans repères, lequel impose de concevoirde nouvelles problématiques pour en décrypter le mode defonctionnement.

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154 Zaki Laïdi et alii, Le Temps Mondial, Bruxelles, EditionsComplexe, 1997, 313 p.

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La principale conséquence que tire Zaki Laïdi de cettedouble rupture spatiale et temporelle est l�abandon irré-versible d�un sens commun à dimension universelle, d�oùdécoule la montée du relativisme culturel. Avec la remiseen cause de l�idée de Progrès héritée du XVIIIe siècleeuropéen, la modernité n�est plus exclusivement in-carnée par les valeurs occidentales et l�Etat a perdu lemonopole de l�autorité légitime (le décentrement del�honneur des nations). Comme Rosenau, Zaki Laïdiinsiste sur le paradoxe d�une homogénéisation du mondequi induit une revendication accrue des différences.Cependant, du fait de la décentralisation de l�autorité, iln�est plus envisageable d�isoler « un donneur d�ordre »exclusif, tel l�Etat. A la place, la région s�impose comme« le nouvel espace de sens », à la fois pour cause de ratio-nalité économique (la continentalisation des économies)et du fait de la décentralisation de la modernité liée à ladémultiplication des lieux où celle-ci s�invente. Empruntantà Habermas la notion « d�espace public », Zaki Laïdianalyse alors la construction d�un espace de sens àl�échelle régionale par l�enchevêtrement de trois dyna-miques : « La mise en place d�un espace délibératif ausein duquel interviennent des acteurs publics ou privésafin de poser et résoudre des problèmes appelant des solutions communes à cet espace (...) ; la production depréférences collectives et propres à cet espace dans le jeumondial (...) ; la capacité à convertir ces préférences etces délibérations en performances politiques » 155.

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155 Zaki Laïdi, Géopolitique du Sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998,pp. 35-36.

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Les théories critiques

Les théories critiques visent moins à expliquer lephénomène observé qu�à le comprendre. Leur finalitén�est pas de fournir une réponse au « pourquoi ? », maisde mettre en lumière « comment » les choses se sontpassées. Elles s�inscrivent donc dans le cadre d�une épisté-mologie de la compréhension, en récusant le cadre ratio-naliste et positiviste de théories apportant une réponse àdes problèmes (problem solving theories). Leur but estd�étudier comment le monde a été construit. Elles s�in-téressent ainsi prioritairement à la manière selon laquelleles représentations du monde sont élaborées, en postulantle principe que l�interprétation d�un fait dépend du regardque l�on pose sur lui. Le fait étudié n�a donc pas de sensen lui-même ; le sens qu�on lui attribue est importé del�extérieur, c�est-à-dire qu�il est un construit social. Lesthéories critiques mettent donc à la fois en cause l�instru-ment théorique utilisé pour interpréter une donnée parti-culière et l�environnement (culturel, intellectuel et social)qui produit cette donnée. « La science, écrit ainsi MaxHorkheimer, doit être critique à l�égard d�elle-même et dela société qui la produit » 156.

La théorie critique est le produit de l�Ecole de Francfortqui, dès les années 20, se fixa pour objectif de mettre enlumière la construction sociale et historique des faits et de réfléchir à la manière selon laquelle la science se construit en s�interrogeant sur le positionnement personnelet intellectuel de ses promoteurs. Sa finalité « scientifique »,

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156 Max Horkheimer, La Théorie Critique Hier et Aujourd�hui, Paris,Payot, 1978, p. 356-357.

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à savoir émanciper l�humain par rapport aux structuressociales, avait donc pour corollaire normatif de changer lemonde. Devenues très vite plurielles du fait de la multi-plicité de leurs objets et de leurs outils, les théories cri-tiques ont plus lentement été intégrées aux relationsinternationales, à la fois comme méthode et comme nou-veau paradigme. L�intérêt des internationalistes pour cesthéories critiques s�est donc manifesté de manière trèsprogressive. Dans un premier temps, les relations inter-nationales se sont en effet d�abord intéressées au rôle dela perception. Dans une seconde étape, les travaux deRobert Cox ont exploité le thème de l�hégémonie poursouligner le rôle des idées dans la structuration de l�ordreinternational. Enfin à la suite des travaux d�AlexanderWendt, les théories critiques � devenues réflexivistes entretemps � sont devenues un segment autonome du mondedes théoriciens de l�international.

Des forces profondes à la perception

Les réalistes considéraient que les problèmes interna-tionaux devaient être évalués à l�aide des critères objectifsde la rationalité. Cependant, en considérant que la puis-sance devait être avant tout envisagée comme une relationhumaine, Raymond Aron admettait que les relations inter-nationales ne pouvaient être totalement rationnelles. Sadistinction entre les intérêts matériels et les intérêtsimmatériels complétait en fait la prise en compte du moralnational dans la mesure de la puissance chez Hans Morgen-thau. Des critères non objectifs et non quantifiables interviennent dans l�élaboration des choix diplomatiques.

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La subjectivité exerce donc une influence déterminante surla perception de la réalité : une même situation est ana-lysée de manière différente en fonction de la subjectivitéde chacun. En fonction de sa culture, de ses origines, desa psychologie, chaque observateur donne une interpré-tation différente des événements qui le concernent.

Les « forces profondes » de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle constituèrent une première étape dansla prise en compte de cette subjectivité. « Pour comprendrel�action diplomatique, écrivaient-ils dans leur Introductionà l�Histoire des Relations Internationales, il faut chercherà percevoir les influences qui en ont orienté le cours. Les conditions géographiques, les mouvements démo-graphiques, les intérêts économiques et financiers, lestraits de la mentalité collective, les grands courants sentimentaux, voilà quelles forces profondes ont formé lecadre des relations entre les groupes humains... L�hommed�Etat, dans ses décisions ou dans ses projets ne peut lesnégliger ; il en subit l�influence, et il est obligé de consta-ter quelles limites elles imposent à son action » 157. Entant qu�historiens, P. Renouvin et J.-B. Duroselle ne cher-chèrent cependant pas à conceptualiser la nature de ces « forces profondes ». Plus modestement, ils se contentèrentde chercher à mesurer leur impact sur le comportement desacteurs internationaux en soulignant la difficulté d�inter-prétation de ces variables instables.

A peu près à la même époque, l�approche behavioriste(cf. supra) pénétrait dans le champ des relations interna-

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157 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction àl�Histoire des Relations Internationales, Paris, Armand Colin, 1970,p. 2.

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tionales. La dimension quantitative de cette méthode, qui était couramment utilisée en matière de sociologieélectorale, fut cependant laissée de côté au profit de sadimension qualitative. Appliqué aux relations interna-tionales, le behaviorisme privilégia l�étude de la représen-tation, c�est-à-dire l�image que l�on peut avoir de notreenvironnement. Kenneth Boulding fut le premier théoriciendes relations internationales à s�attacher en 1959 au rôlede l�image qu�il définissait comme « la représentationorganisée d�un objet dans le système cognitif d�un individu ». L�analyse de la perception s�organisa alorsautour de deux éléments :

� Le premier de ces éléments conditionne le regard quenous portons sur le monde : c�est le prisme des attitudes(Michael Brecher), c�est-à-dire la culture spécifique àchaque acteur des relations internationales. L�idéologie, lesentiment national, les mentalités collectives contribuentainsi à définir la place spécifique que chacun des acteurss�attribue dans son environnement ;

� L�image globale (R. Jervis) qui en résulte est le secondélément de cette perception Cette image globale se composeen deux temps. Tout d�abord, nous parvient « l�indice »,c�est-à-dire l�action à interpréter. Ensuite, nous interpré-tons « le signal » reçu en fonction de nos croyances, denotre culture d�origine et de notre représentation dumonde. L�environnement cognitif � c�est-à-dire la manièredont nous interprétons les faits � précède donc l�environ-nement opérationnel sur lequel nous agissons.

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Hégémonie et approche néo-gramscienne

Les approches hégémoniques furent introduites dans lecadre des relations internationales par deux voies. Toutd�abord, les travaux de Keohane, puis de Gilpin, de Nyeet de Susan Strange (cf. supra) introduisirent la notiond�hégémonie par le biais de l�économie et de la théorie desrégimes pour penser l�éclatement des critères de la puis-sance (la puissance structurelle de Strange et la soft powerde Nye). L�hégémonie servit alors à concevoir une autreforme de représentation du système international (« lenon-système » de Gilpin ou « le non-territorial empire »de Susan Strange), dans laquelle les régimes interna-tionaux véhiculaient de manière informelle le leadershipdes Etats-Unis.

L�autre voie d�introduction de ce concept d�hégémonieconsista à appliquer l��uvre de Gramsci aux relationsinternationales pour tenter de comprendre comment per-durent les structures sociales dominantes par lesquellesles nations les plus puissantes définissent un ordre inter-national favorable à leurs intérêts. « Social Forces, Statesand World Orders : Beyond International Relations Theory »de Robert Cox fut l�article de référence de ce nouveaucourant. Publiée initialement en 1981, la contribution deRobert Cox fut reprise en 1986 dans Neorealism and itsCritics 158. Dans cet article, Robert Cox estimait que trois

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158 Robert W. Cox, Social Forces, States and World Orders : BeyondInternational Relations Theory in Approaches to World Order, RobertCox et Timothy Sinclair (editors), Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1981, pp. 85-123.

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catégories de forces interagissent sur la structure quiorganise le système international : les capacités maté-rielles, les idées et les institutions. L�originalité de l�ap-proche consistait à introduire la composante « idées » quivenait s�ajouter aux deux autres facteurs des plus clas-siques. Par « idées », l�auteur entendait à la fois « lesnotions partagées sur la nature des relations sociales » etles concepts façonnés par l�histoire relatifs « aux représen-tations collectives concernant l�ordre social partagéespar différents groupes de personnes ». Les institutionsdoivent alors être considérées comme « le moyen de stabi-liser et de perpétuer un ordre particulier » de façon à « résoudre les conflits en minimisant le recours à la force ».

L�approche de Robert Cox � l�approche néo-gramscienne� s�inscrit donc dans une dialectique d�opposition desforces sociales à l�échelle planétaire. Elle s�efforce demettre à jour les processus de production de normes.Celles-ci sont destinées à régénérer en permanence l�ordre social existant en faveur de la classe sociale hégé-monique qui domine les forces de production et contrôlel�Etat. Celui-ci conduit donc une politique étrangère conforme aux v�ux des ces élites. L�hégémonie permetainsi à Cox de récuser toute loi universelle applicable auxrelations internationales, puisque « toute théorie est tou-jours pour quelqu�un et en faveur d�un objectif donné » 159.Cox s�attaque donc à la représentation du monde favorableaux plus puissants véhiculée par le réalisme. Or, dans lamesure où les réalistes se refusent à considérer la non-objectivité intrinsèque de leurs analyses, ils contribuent àfabriquer « une vérité » qu�ils imposent aux dominés dontles désordres doivent être contrôlés. L�Etat et l�anarchie

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159 Ibid., p. 95.

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internationale ne sauraient donc être présentés comme desdonnées intangibles puisque, comme l�écrira ultérieure-ment Alexander Wendt, « l�anarchie est ce que les acteurspolitiques et leurs pratiques sociales (variables) dans uncontexte historique spécifique définissent comme telle » 160.

Ouvertement politisée, l�approche néo-gramscienneconteste donc à la fois l�ordre international existant et lesauteurs qui le théorisent. En déclarant vouloir mettre àjour les conditions institutionnelles d�énonciation et d�adhé-sion aux paradigmes 161, cette approche fournit donc unparamètre supplémentaire pour rendre compte de la naturede l�ordre international. Dans cette optique, l�approche réa-liste ne peut donc pas prétendre être « vraie » puisqu�ellene reflète qu�une représentation du monde par laquelleles élites établies cautionnent par leurs recherches lesintérêts de la classe hégémonique. Tout le problème sesitue néanmoins dans l�assertion de Cox qui estime que laméthode qu�il préconise est seule en mesure d�atteindre la vérité à travers l�exploration des contradictions 162. Ondoit donc en déduire que la vérité refusée au réalisme,

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160 Alexander Wendt, Anarchy is what States make of it, inInternational Organization, spring 1992, vol. 46, n° 2, pp 391-425.161 « Comprendre les énoncés et les stratégies d�énonciation signifiepourtant les analyser en relation avec les groupes qui se reconnaissentdans ces discours et en fonction des luttes et alliances qui se déploientà l�intérieur d�un champ de la sécurité en pleine recomposition, à lasuite de la perte des repères et mythes fondateurs qui l�avaient cons-titué dans les années 1960. Il n�est donc pas illégitime de s�interro-ger sur les conditions d�énonciation de ces discours, sur la positionde ceux qui les énoncent, sur leurs stratégies » Didier Bigo, GrandsDébats dans un Petit Monde � Les Débats en Relations Internationaleset leurs Liens avec le Monde de la Sécurité, in Cultures et Conflits,automne-hiver 1995.162 « At the level of logic, it means a dialogue seeking truth throughtthe exploration of contradictions » (« Social Forces... », op. cité,p. 95).

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mais attribuée à l�approche hégémonique, révèle prio-ritairement les désirs des adeptes de cette méthode de remplacer l�ancien discours réaliste par leur nouveau discours dont la finalité est double, à savoir subvertir l�ordre existant et permettre aux néo-gramsciens de prendre la place des anciennes élites.

Réflectivisme et constructivisme

Le terme de « réflectivisme » est apparu en 1988 sous laplume de Robert O. Keohane pour rassembler les travauxtrès divers qui questionnaient l�analyse rationaliste classiqueen cherchant à mettre en lumière le rôle de « variablesinstables » � telles les normes, les valeurs ou les identités� dans l�élaboration des problématiques internationales 163.La théorie rassemble des méthodes très diverses que l�onpeut qualifier de « post-modernes » (constructivisme, phéno-ménologisme, interprétativisme, post-structuralisme, voiremême les « gender studies »). La théorie réflective seprésente donc comme une reconnaissance du bien-fondéde la méthode de Robert Cox, tout en évacuant la dimensiontrop éminemment idéologique et normative de la théorienéo-gramscienne. Le réflectivisme investit ainsi massive-ment le champ des études de sécurité et ne tarda pas à seprésenter comme le « Troisième Débat » dans l�histoiredes théories des relations internationales 164. Alexander

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163 Robert O. Keohane, International Institutions : Two Approaches,in International Studies Quarterly,. 1988, vol. 32, n° 4, pp. 379-396164 Josef Lapid, The Third Debate : On the Prospects of InternationalTheory in a Post-Positivist Era, in International Studies Quarterly,1989, vol. 33, n° 3, pp. 235-251.

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Wendt, dont la notoriété se construisit à partir des articlespubliés dans la revue International Organization incarneaujourd�hui ce courant 165.

La théorie réflectiviste a pour objet premier de com-prendre comment les structures sociales influencent l�iden-tité et la conduite des acteurs et comment ces mêmesacteurs reproduisent les structures sociales existantes ouen créent de nouvelles. Le contexte et le langage (qui créele sens) sont ainsi au c�ur de cette réflexion destinée àcomprendre comment se forment les théories.

La théorie réflectiviste se focalise sur l�histoire dechaque acteur pour tenter de mettre à jour comment unproblème donné est perçu par cet acteur et les autres sujetsqui inter-agissent avec lui. L�objet premier de l�analyse est donc de mettre à jour les mobiles � conscients ouinconscients � et les structures sociales � formalisées ousous-jacentes � qui expliquent une action. Il ne s�agit doncpas d�établir une théorie puis de la valider mais de rassem-bler le maximum d�informations susceptibles d�expliquerle comportement d�un acteur dans une situation donnée.Puisqu�il est nécessaire de prendre également en considé-ration la propre histoire de l�observateur, le réflectivismene s�assigne donc pas pour finalité d�élaborer une théoriegénérale mais seulement de fournir une explication plausible du fait observé. La validité d�une étude ne résidedonc pas dans sa confrontation avec les faits mais dans sa

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165 Alexander Wendt, The Agent-Structure Problem in InternationalRelations Theory, in International Organization, 41,3, Summer 1987,pp. 335-370 ; Anarchy is what States make of it, in InternationalOrganization, spring 1992, vol. 46, n° 2, pp 391-425 ; Social Theoryof International Politics. Cambridge, Cambridge University Press.,1999, 429 p.

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capacité à se rapprocher aussi près que possible d�unevérité qui se dérobe toujours à l�entendement (les véri-similitudes de Popper 166).

En refusant l�épreuve des faits et en rejetant l�idée d�as-signer un rôle de prédictibilité à la théorie, les approchesréflectivistes refusent donc de considérer le monde socialsur le mode binaire (vrai-faux). Leur critique à l�égarddes autres théories des relations internationales se fondentdonc moins sur la subjectivité des postulats rationalistesde ces théories que sur leur refus d�admettre leur non-objectivité. La logique conduit néanmoins à devoir admettreque ces critiques ne sont ni neutres ni objectives et qu�ilest nécessaire d�évaluer également « les stratégies d�énon-ciation et d�adhésion aux paradigmes » réflectivistes. Il enrésulte donc que les théories critiquées par le réflectivismene peuvent donc pas être fausses et qu�elles se situentseulement dans un autre registre de la compréhension. Acet égard, les approches réflectivistes se présentent moinscomme des théories des relations internationales quecomme des segments des théories de la connaissance.

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166 Ted Hopf, Friedrich Kratochwill et Richerd Lebow, Reflexivity :Method and Evidence, The Mershon Center,march 2000, 11 p.

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CONCLUSION

Ce très succinct survol des théories des relations inter-nationales ne permet bien évidemment pas de tirer desconclusions définitives. On se contentera donc ici de formuler deux observations.

Du point de vue épistémologique, les efforts pour construire une théorie semblent avoir mené à une impasse.L�épreuve de la réalité à laquelle ne résista pas la tentativede Kenneth Waltz paraît, du fait même des ambitions decet auteur, détruire tout espoir de parvenir un jour à bâtirun modèle théorique. Or, il n�est plus guère possibleaujourd�hui d�affirmer que les relations internationalesconstituent une discipline neuve et d�invoquer cette imma-turité pour expliquer les lacunes de la théorie. Les conclu-sions de Raymond Aron qui s�était prononcé contrel�opportunité d�une telle théorie l�emportent sur l�argu-mentaire contraire de Kenneth Waltz. Les relations inter-nationales seraient donc condamnées à n�être qu�unesimple sociologie établissant des corrélations sans jamaispouvoir s�appuyer sur une théorie autonome, capable desatisfaire les exigences poppériennes de falsification.

Ceci étant, les efforts pour conceptualiser un tel modèlene sont pas tout à fait vains. Déjà, parce qu�ils obligent àse dégager de l�actualité et à proposer des modèles decompréhension originaux permettant d�aborder la réalitéinternationale avec des instruments moins empiriques quepar le passé. En ce sens, l�accord sur le système commeoutil, même si celui-ci doit en permanence être repensé,constitue bien un progrès. La seconde raison qui plaide enfaveur de la poursuite de recherches théoriques réside

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dans l�évolution du rôle dévolu à la théorie. L�anarchismeépistémologique nous a conduit depuis longtemps à rela-tiviser sa portée, en sciences humaines comme ailleurs.Elle n�est plus guère qu�une grille de lecture parmid�autres et doit, en son sein même accepter la diversité.Cette théorie plurielle ne prétend donc plus à l�absolu.Elle n�est plus, pour reprendre la formule de KennethWaltz, qu�un « instrument spéculatif » un peu moinsempirique que d�autres, destiné à fournir une interpréta-tion temporaire des lois de la vie internationale. Elle nepropose plus que de simples programmes de rechercheconcurrents qui constituent, en dernier ressort, des écolesde pensée organisant la discipline.

D�un point de vue ontologique, on constate que le dua-lisme de l�économie politique qui a si longtemps servi deréférence aux internationalistes est aujourd�hui parfaite-ment reconnu dans le champ des relations internationales.Il est pour le moins évident que ni, le keynésianisme, nile monétarisme ne résistent à l�épreuve des faits en four-nissant des réponses appropriées à la complexificationdes mécanismes économiques. Personne pour autant nemet en doute l�utilité de ces théories dont la finalité n�estpas tant d�apporter des solutions concrètes que de fournirune grille de lecture structurant la pensée des économistes.Même si la ou les théories des relations internationalesne peuvent prétendre atteindre le même degré de forma-lisation que l�économie politique, il existe désormais deuxécoles reconnues, placées sur un pied d�égalité et qui per-mettent à ceux qui s�en réclament de partager un pro-gramme de recherche commun : la tendance stato-centréeet la tendance transnationaliste. L�approche réflectivite,en dépit du très grand nombre de publications qui s�enréclame dans le domaine des relations internationales,

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sera ici laissée de côté, puisque de l�aveu même de sespromoteurs, elle relève davantage des théories de la connais-sance que des théories des relations internationales.

D�un côté se trouve donc la tendance stato-centrée �quelle que soit la dénomination utilisée � qui s�accorde surtrois éléments :

1. La prééminence du politique dans un environnementmarqué par la confrontation entre les relations interéta-tiques et la multiplicité des flux transnationaux ;

2. L�anarchie naturelle de la vie internationale qu�il estcependant possible de résorber ;

3. L�existence d�une structure conditionnant la libertéd�action des unités constituant le système international.

En face, le transnationalisme est parvenu à exister demanière autonome, sans plus avoir besoin de se référer àla tendance réaliste. Sous ce vocable très général onretrouve là aussi trois éléments fondamentaux sur lesquelss�accordent les partisans de cette approche :

1. La confrontation permanente et non résolue entre unordre étatique qui perdure et des flux transnationauxéchappant au contrôle des Etats ;

2. Une tendance à la globalisation induisant des réac-tions de localisation ;

3. L�apparition de réseaux caractéristiques dudéploiement mondial des activités s�organisant en dehorsde la logique de la puissance territorialisée ;

Complémentaires mais concurrentes, ces deux écolessont donc condamnées à définir entre elles les conditionsd�une c�xistence pacifique qui ne serait plus une confron-

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tation stérile des idées. Or, comme le constate Marie-Claude Smouts, la caractéristique de la discipline des rela-tions internationales est de n�avoir jamais été capable declore aucun des débats nés en son sein 167. Le risque estalors grand de voir ces différentes écoles refuser l�indis-pensable conciliation des paradigmes et reproduire, àintervalles plus ou moins réguliers, les mêmes contro-verses. Lesquelles, par les conflits de personnes qu�ellesinduisent dans « un si petit monde » semblent confirmerl�observation de Philippe Braillard qui considérait audébut des années 90 que « l�étude des relations interna-tionales renvoie plus aujourd�hui à l�image d�un champdéstructuré dans lequel s�affrontent des modèles explica-tifs et des approches théoriques difficilement conciliablesque celle d�un domaine éclairé par un savoir dont les éléments s�inscrivent dans un tout cohérent et procédantd�une démarche cumulative » 168.

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167 Marie-Claude Smouts, Les Nouvelles Relations Internationales �Pratiques et Théories, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 15.168 Philippe Braillard, Nature et Possibilités de la Théorie desRelations Internationales : une Nécessaire Réévaluation, in LeTrimestre du Monde, 1991, n° 3, p. 14.

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IN D E X

210

AAllison (G.T.) Amin (S.) Arendt (H.)Aristote. Aron (R.)Ashley (R.)Augustin (St.)Axelrod (R.)

BBadie (B.)Bairoch (P.)Bertrand (M.)Bigo (D.)Bloch (M.)Boudon (R.)Boukharine (N.I.)Boulding (K.)Braillard (P.)Braudel (F.)Brecher (M.)Brzezinski (Z.) Bull (H.)Burton (J.W.)Buzan (B.)

CCampbell (S.)Carr (E.H.)Carter (J.)Chan (S.)Claude (I.) von, Clausewitz,(C.)Clinton (B.)Cohen (R.)Comte (A.)Constant (B.)Croisat (M.)Cox (R.)Crozier (M.)

DDeutsch (K.) Devin (G.) Donnelly (J.) Doyle (M.) Dupuy (R.J.) Durkheim (E.) Duroselle (J.-B.) Duverger (M.)

EEaston (D.) Ehrlich (E.) Einstein (A.) Elias (N)

FFebvre (L.)Feyerabend (P.K.)Frémond (J.) Fukuyama (F.)

GGilpin (R.) Goldfinger (Ch) Gramsci (A.)Groom (A.-J.-R.) Grotius

HHaas (E.)Habermas (J.) Hegel (G.W.F.) Heisenberg (W.K.) Herz (J.) Hirshman (A.)

INDEX*

* Tous les termes figurant dans l�index peuvent être retrouvés grâceà la fonction Recherche (Find) du Menu.

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IN D E X

211

Hobbes (T.) Hobsbawn (E.) Hobson (J.A.) Hoffmann (S.)Hopkins (R.) Holsti (K.) Hopf (T.) Horkheimer (M.) Hume (D.)Huntington (S.)

JJervis (R.) Jones (B.)

KKant (E.) Kaplan (M.) Keegan (J.) Kennedy (P.)Keohane (R.O.)Keynes (J.M.)Kindleberger (Ch.)Kissinger (H.) Kooiman (J.)Korany (B.)Krasner (S.D.)Kratochwill (F.V.)Kuhn (T.S.)

LLaïdi (Z.)Lakatos (I.)

Laski (H.) Layne (Ch.)Lebow (R.N.) Le Bras-Chopard(A.) Legro (J.) Lénine (V.I.)Lévi-Strauss (C.)Little (R.) Lorenz (E.) Luxembourg (R.)

MMachiavel (N.) Malinowski (B.) Manning (C.A.W.)Maoz (Z.) Marchand (commandant)Marseille (J.)Marx (K.)Mayntz (R.)Merle (M.)Mitrany (D.)Montesquieu Moravcsik (A.) Morgan (C.) Morgenthau (H.J.)Morin (E.)

Nvon Neuman (A.) Niebuhr (R.)

Nietzsche (F. W.) Nixon (R.) Nye (J.S.)

OOhmae (K.) Oren (I.) Owen (J.)

PPareto (V.)Parsons (T.) Perroux (F.) Planck (M.)Polanyi (K.)Popper (K.)Prebish (R.)Preiss (D.)Prigogine (I.)Puchala (D.)

QQuermonne (J.-L.)

RRadcliffe-Brown(A.R.) Reagan (R.)Reich (R)Renouvin (P.)Revel (J-F.)Ricardo (D.)Richardson (L.F.)

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IN D E X

212

Richelieu (cardinal de)Rioux (J.-F.)Rittberger (V)Rosanvalon (P.)Rosecrance (R.)Rosenau (J.)Rousseau (J.-J.)Ruggie (J.-G.)Rummel (R.)Russet (B.)

SSartre (J.-P.)Schmitt (C.)Schuman (R.)Schumpeter (J.A.)Schweller (R.L.)Senarclens (P. de) Serres (M.)7Shannon (C.E.)Sigrist (C.)Singer (D.)

Singer (M.)Sismondi (S. de)Small (M.) Smith (A.)Smouts (M.-C.)Snyder (J.)Spencer (H.)Spinoza (B.)Spykman (N.)Staline (J.) Stein (A.)Strange (S.)

TTaliaferro (J.) Tardy (T.) Thom (R.) Thomas d�Aquin(St.) ThucydideTocqueville (A. de)Tönnies (F.)Touchard (J.)

VValéry (P.) Van Evera (S.) Varga (E.)

WWaever (O.)Wallerstein (I.)Walras (L.) Waltz (K.N.) Washington (G.) Watson (A.) Weber (M.)Wendt (A.)Wilson (W.)Wolfers (A.)

YYoung (O.)

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Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle,par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans leprésent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur ou duCentre Français d'Exploitation du droit de copie (20, ruedes Grands-Augustins - 75006 Paris), est illicite et constitue unecontrefaçon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproduc-tions strictement réservées à l'usage privé du copiste et nondestinées à une utilisation collective, et, d'autre part, les ana-lyses et courtes citations justifiées par le caractère scienti-fique ou d'information de l'œuvre dans laquelle elles sontincorporées (Loi du 1er juillet 1992 - art. L 122-4 et L 122-5et Code Pénal art. 425).

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ISBN : 2-7076-1252-9

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DANGERLE

PHOTOCOPILLAGETUE LE LIVRE

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CLE

FS

POLITIQUE

Théories des relations internationalesEdition entièrement refondue

L’ampleur des bouleversements internationauxrend souvent malaisée l’interprétation d’une actualité pléthorique. Il peut dès lors s’avérerindispensable de recourir aux concepts de la théorie pour dépasser l’empirisme du commentaire“à chaud”, hiérarchiser les informations, les organiser et leur donner sens. Plurielle, du fait deson objet, elle offre ainsi une grille de lecture dela réalité et se présente comme un simple instrument spéculatif, un peu moins empiriqueque d’autres, pour proposer une interprétation dela vie internationale. N’ayant plus vocation à l’universel et obligatoirement temporaire, cettethéorie qui se cherche toujours se place dès lors àla disposition de l’utilisateur pour lui fournir uneaide à la compréhension d’un monde en devenir.Passant en revue les différentes théories des relations internationales, cet ouvrage se proposedonc de fournir au lecteur les grands cadres d’analyse susceptibles de l’aider à organiser lesturbulences de l’après-guerre froide.

Jean-Jacques Roche est professeur de sciencepolitique à l’Université Panthéon-Assas (Paris II).Il est membre du Département de RelationsInternationales de cette Université et du Centred’Etudes sur le Désarmement et la SécuritéInternationale de l’Université de Grenoble II. Il est l’auteur du Système international contemporain publié dans la même collection et de Relations internationales publié dans la collection Manuel des éditions L.G.D.J.

ISBN : 2-7076-1252-9

Collection dirigée par D. Chagnollaud,professeur àl’Université de Paris IIPanthéon-Assas, et Y. Mény, professeur à l’IEP de Paris.