15
1 «Comment le pouvoir est exercé, distribué, confisqué ; comment il se fonde, se personnalise, se mythologise, comment se prennent les décisions, comment on fait participer à leur élaboration ou en exclut ceux qui en porteront les conséquences : voilà qui mériterait d’être scruté, sans interdits, avec rigueur et aboutir à l’élaboration d’autres modèles de l’ « autorité », d’autres comportements vis-à-vis du pouvoir. Hors de là, les discours sur la démocratie ne changeront rien à l’état de contrainte précédent. La nouveauté par rapport au passé, c’est que de tels discours manquent davantage encore de crédibilité » Fabien Eboussi Boulaga (La crise du muntu. Authenticité Africaine et philosophie, 1977 :150) Auteur: Paul-Aarons Ngomo, New York University, Paul McGhee School of continuing studies; [email protected] ; La Théorie Politique de l’Action Instituante : Notes préliminaires sur la philosophie politique de Fabien Eboussi Boulaga Il y aurait bien des manières de rendre compte du projet théorique de Fabien Eboussi Boulaga tel qu’il en précise les contours, autant dans la crise du muntu et Christianisme sans fétiche, que dans les textes de circonstance ultérieurs. On pourrait, par exemple, s’attacher { évaluer la part du programme annoncé qui est effectivement accomplie pour jauger la validité des positions méthodologiques et normatives qui en découlent. En un sens, c’est à cette tâche que s’attèlent les interprétations peu variées qui réduisent son effort philosophique à la simple instruction des prétentions de l’ethnophilosophie et { la déconstruction du christianisme d’empire. Sans doute cette tâche est-elle importante, ne serait-ce que parce qu’elle a le mérite de mettre en exergue les modalités sous lesquelles le travail d’Eboussi Boulaga s’insère dans la trame des débats et des défis de son temps. Mais cette approche est réductionniste à plus d’un titre. Tout d’abord, elle s’embrigade inutilement dans les joutes circulaires des discoureurs qui affirment ou nient l’existence d’une philosophie africaine ou celles des gardiens de l’orthodoxie théologique qui s’interrogent sur la légitimité de la critique du « christianisme bourgeois ». Plus décisivement, elle s’avère incapable de saisir l’intention structurante qui innerve l’ensemble du travail de Fabien Eboussi Boulaga qu’on pourrait décliner, principalement, comme une tentative de penser la condition postcoloniale. Celle-ci suggère une manière de transformer l’aliénation en liberté assumée par l’entremise d’une pédagogie qui indique « comment faire sien le langage de l’autre » (1977 : 9) et instituer un univers fiduciaire ou la prise en compte des ‘conditions de

Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

1

«Comment le pouvoir est exercé, distribué, confisqué ; comment il se fonde, se personnalise, se mythologise, comment se prennent les décisions, comment on fait participer à leur élaboration ou en exclut ceux qui en porteront les conséquences : voilà qui mériterait d’être scruté, sans interdits, avec rigueur et aboutir à l’élaboration d’autres modèles de l’ « autorité », d’autres comportements vis-à-vis du pouvoir. Hors de là, les discours sur la démocratie ne changeront rien à l’état de contrainte précédent. La nouveauté par rapport au passé, c’est que de tels discours manquent davantage encore de crédibilité » Fabien Eboussi Boulaga (La crise du muntu. Authenticité Africaine et philosophie, 1977 :150)

Auteur: Paul-Aarons Ngomo, New York University, Paul McGhee School of continuing studies; [email protected];

La Théorie Politique de l’Action Instituante :

Notes préliminaires sur la philosophie politique de Fabien Eboussi Boulaga

Il y aurait bien des manières de rendre compte du projet théorique de Fabien Eboussi Boulaga tel qu’il en précise les contours, autant dans la crise du muntu et Christianisme sans fétiche, que dans les textes de circonstance ultérieurs. On pourrait, par exemple, s’attacher { évaluer la part du programme annoncé qui est effectivement accomplie pour jauger la validité des positions méthodologiques et normatives qui en découlent. En un sens, c’est à cette tâche que s’attèlent les interprétations peu variées qui réduisent son effort philosophique à la simple instruction des prétentions de l’ethnophilosophie et { la déconstruction du christianisme d’empire.

Sans doute cette tâche est-elle importante, ne serait-ce que parce qu’elle a le mérite de mettre en exergue les modalités sous lesquelles le travail d’Eboussi Boulaga s’insère dans la trame des débats et des défis de son temps. Mais cette approche est réductionniste à plus d’un titre. Tout d’abord, elle s’embrigade inutilement dans les joutes circulaires des discoureurs qui affirment ou nient l’existence d’une philosophie africaine ou celles des gardiens de l’orthodoxie théologique qui s’interrogent sur la légitimité de la critique du « christianisme bourgeois ». Plus décisivement, elle s’avère incapable de saisir l’intention structurante qui innerve l’ensemble du travail de Fabien Eboussi Boulaga qu’on pourrait décliner, principalement, comme une tentative de penser la condition postcoloniale. Celle-ci suggère une manière de transformer l’aliénation en liberté assumée par l’entremise d’une pédagogie qui indique « comment faire sien le langage de l’autre » (1977 : 9) et instituer un univers fiduciaire ou la prise en compte des ‘conditions de

Page 2: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

2

l’efficacité historique’ préfigure l’action qui institue le crédit et manifeste l’autonomie de communautés soucieuses de s’affranchir de ce qui menace de les « installer dans une société infra-humaine » (Eboussi Boulaga 1999 :5).

Ces considérations indiquent notre terrain de prédilection : ce qui, dans l’œuvre de Fabien Eboussi Boulaga, se rapporte spécifiquement à la thématisation de l’expérience politique postcoloniale et { sa tentative d’élaborer une compréhension normative du fondement d’un Etat postcolonial libre. On voudrait suggérer que son souci central est d’articuler les fondements d’une éthique politique de la reconstruction africaine en contrepoint de l’expérience débilitante de la condition postcoloniale ; en maints lieux, celle-ci n’aura été qu’un simple prolongement de mécanismes de domination politique et de subjugation issus du mode de gouvernement propre { l’expérience coloniale. Le fait marquant de la condition postcoloniale est sans doute que l’Etat postcolonial a endogeneisé et prolongé la domination sous la double figure d’un ordre de croyance étranger aux mœurs qu’il prétendait « humaniser » et d’un ordre politique qui vicie « notre patrimoine d’humanité » (1999 :5). Ainsi, penser un ordre politique libre consiste avant tout à déconstruire le « système de pouvoir » (1997 :90) et toute la culture de gouvernement dont pâtissent les sujets postcoloniaux. Cette tâche a un nom : « dédomination ». Comme le suggère Eboussi, « la dédomination commande qu’on se départisse d’une (…) théorie et d’une (…) pratique qui ont servi de légitimation et de moyen de mise { l’écart des colonisés » (1977 :169). L’Etat postcolonial est l’objet central de la critique de la domination qu’instruit Fabien Eboussi Boulaga parce qu’il a repris de son antécédent colonial ses technologies d’assujettissement et ses « démultiplicateurs de la domination » (1977 :169).

Plus généralement, il serait instructif d’établir que l’ensemble du projet théorique d’Eboussi Boulaga est politique de part en part, et que toutes ses œuvres sont traversées par une seule et même idée : articuler une théorie de l’action instituante et suggérer en quel sens elle pourrait contribuer à fonder le pouvoir en contexte postcolonial. La visée d’une telle démarche est d’instaurer un espace d’action collective et de responsabilité où la capacité d’autonomie s’atteste par le refus de la violence institutionnalisée caractéristique de la plupart des expériences politiques postcoloniales. Mais cette tâche est ambitieuse et requererait une argumentation bien trop longue pour un propos qu’on voudrait bref. L’on en suggérerait néanmoins les contours de manière décisive en délimitant les contours de la théorie de l’action instituante. Elle comporte au moins trois dimensions.

Page 3: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

3

Il y a, en premier lieu, une critique du formalisme juridique de l’Etat postcolonial et sa prétention à dire le sens ultime de l’existence, envers et contre ceux qui pâtissent de sa violence incapacitante. Le pendant positif de cette critique balise les contours d’une conception de la fondation du politique visant à substituer l’état de nature postcolonial par un état civil authentique. Ensuite, il y a { l’œuvre dans cette critique, une explicitation de la nature de la matrice fiduciaire du politique, le substrat normatif qui donne corps { l’éthos qui tient ensemble des multitudes aux intérêts et attentes variés. Vu sous ce rapport, le politique n’est ni domination brutale se fixant pour seule fin la subjugation des autres en vue de la jouissance frénétique des privilèges que procure le pouvoir, ni la simple reproduction d’un principe de commandement qui transforme l’exercice du pouvoir politique en rituel d’assujettissement des êtres et des choses.

La fin de cette critique tient en un idéal démocratique simple, mais incontestablement fort : énoncer des raisons d’agir ensemble pour fonder des communautés d’action politique où l’agir commun procède d’une délibération exprimant l’intelligence collective de la multitude, celle de gens ordinaires qui s’associent pour inventer un art de vivre ensemble. La troisième articulation découle de la précédente et pourrait s’énoncer ainsi qu’il suit : le pouvoir politique est avant tout action concertée ; en cela, il est fiduciaire de part en part. Les institutions ne commandent l’allégeance libre et n’obtiennent l’assentiment des gouvernés que pour autant qu’elles reflètent sans cesse l’intention structurante qui justifie leur existence.

I. Fonder le politique : de l’état de nature à l’état civil Pourquoi instituer un ordre politique capable de transformer les lieux

postcoloniaux de sujétion en espaces de liberté ? Deux idées directrices justifient cette question et suggèrent comment y répondre. D’une part, l’impératif d’instituer un ordre politique libre surgit du constat de l’incontestable déchéance postcoloniale et de la faillite d’un mode de gouvernement qui exigeait l’obéissance absolue, sous peine de rétribution sévère, au nom de « l’unité nationale » et du « développement ». Presque partout, « les soleils des indépendances » on vite fait place à la longue nuit postcoloniale, avec son cortège de figures ubuesques, et ses colossales inégalités. Fabien Eboussi Boulaga en rend compte en formulant « trois propositions en formes de thèses, expliquées et élucidées » (1993 :94), des « théorèmes de la déchéance » qui mettent en exergue l’irréformabilité de l’Etat postcolonial. Le premier de ces théorèmes énonce l’idée que « les indépendances africaines ont été la ratification et la reconduction d’un régime d’hétéronomie » (1993 :95). En ce sens, elles ont institué un Etat fétichiste ; le

Page 4: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

4

troisième théorème engage à penser que « L’Etat fétichiste, sans prise sur la réalité, est essentiellement mensonge et violence meurtrière » (1993 :101). La vérité de ces propositions est toute entière d’expérience, celle de la condition commune des sujets postcoloniaux, { l’exclusion de ceux qui font profession d’infliger la malemort { feu lent au plus grand nombre. D’autre part, l’impératif d’institution d’un ordre politique libre procède d’une exigence qu’on pourrait dire destinale, en ce qu’elle résulte de l’urgence d’opérer une césure radicale avec la longue temporalité d’assujettissement que l’Etat postcolonial s’est empressé d’entériner.

Ni La crise du muntu, ni Christianisme sans fétiche ne sont à proprement parler des traités de philosophie politique. A première vue, la compréhension des fins du politique qui oriente toute l’œuvre connue de Fabien Eboussi Boulaga ne donne pas entièrement forme à une philosophie politique, si l’on entend par là une construction normative sur la meilleure forme de gouvernement. Mais il serait erroné de l’évaluer { l’aune d’une conception aussi restreinte de ce que la philosophie politique est supposée être. Au sens large, une philosophie est constitutivement politique lorsqu’elle s’assigne comme objet l’interprétation normative de la coopération sociale pour discerner et évaluer les principes qu’elle manifeste et qui organisent le gouvernement de la multitude, de manière à déterminer les conséquences qu’ils induisent. Lorsqu’elle dévoile l’écart entre l’ordre existant et les idéaux dont il se réclame pour rendre manifeste les mécanismes qui perpétuent l’aliénation, la philosophie politique prend la forme d’une critique de la domination. Ainsi comprise, elle a vocation à scruter et délégitimer les mécanismes de gouvernement qui produisent un ordre aliéné et entravent l’émergence d’une société équitable. On voudrait suggérer que la phénoménologie historique de l’expérience de la domination qui est pour Fabien Eboussi Boulaga le principe structurateur de la condition africaine moderne est bien un exercice de philosophie politique. La critique du « christianisme bourgeois » et celle de l’Etat postcolonial sont en fait des pendants d’un seul et même projet : saisir ce qui, dans la condition coloniale et postcoloniale, reproduit insidieusement les mécanismes de domination qui perpétuent ce qu’il nomme « l’hétéronomie idéalisée » (1993 :97).

La critique de la domination qu’entreprend Fabien Eboussi est bien plus qu’un simple réquisitoire contre l’Etat postcolonial. Elle a principalement pour objet un formalisme érigé en mode de production politique. D’une manière générale, l’idée de domination renvoie { deux phases distinctes de la continuité historique de la situation aliénée. D’abord, il y a le moment de la subjugation par un agent extérieur et l’imposition de valeurs étrangères à leur

Page 5: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

5

expérience du monde à des communautés sommées de se soumettre aux rituels d’extirpation qui les amputent des modes endogènes de production de leur propre humanité, soi-disant pour les libérer de mœurs et de pratiques supposées primitives. Cette dimension de la domination est scrutée attentivement et mise en cause dans Christianisme sans fétiche, parce que ses prescriptions normatives et sa vision du monde nient « les conditions de l’efficacité historique » (1981 :75). Ensuite vient le moment de la mise à nu de l’endogenéisation des mécanismes de la domination qui reproduit un ordre de savoir et de pouvoir perpétuant l’aliénation. Ici, la critique rend manifeste l’absurdité d’un formalisme sans prise sur ce qu’il prétend paradoxalement ordonner.

Dans ce contexte, les dominants ne sont plus des agents extérieurs ou leurs simples subalternes. Ils surgissent des rangs des dominés et s’emparent des leviers du pouvoir sans en modifier « l’intentionnalité organisatrice » (1981 :78). Ce faisant, ils perpétuent un ordre politique dont le principe opératif reposait, somme toute, sur une visée simple : assujettir, contrôler, et soumettre des multitudes captives { un projet de mise en ordre de l’espace politique ne faisant guère droit à leurs propres attentes. L’objectif de ce volet de la critique de la domination est dévoilée dans La crise du muntu avec clarté : « la critique dénoncera les injustices, les discriminations, et proposera de nouveaux modèles (…) Pour être concrète, elle se fera critique de la gestion, ou plus généralement de l’efficacité » (1977 :149). Ces modèles tirent leur légitimité normative du constat de l’inadéquation de l’Etat postcolonial et de l’urgence d’en déconstruire toute l’armature, parce qu’il est irréformable. Il est pour Fabien Eboussi, une figure concrète de l’état de nature. Ce point nécessite un éclairage minutieux. L’action instituante surgit dans un contexte déliquescent. Elle est nécessaire parce que la violence et la force font droit et que l’Etat s’est mué en organe d’oppression.

Fonder le politique requiert la prise en compte de cette corruption structurelle ; cela implique aussi de prendre acte de ce que, parce que la condition politique postcoloniale africaine est l’exemple paradigmatique d’une situation incapacitante, il importe de subvertir l’ordre qu’elle institue pour faire place à des formes de gouvernance faisant droit à la capacité d’autonomie des individus et des groupes dont elles sont censées organiser la coexistence. De la sorte, la fondation du politique qui est, par excellence, un acte instituant, consiste essentiellement à identifier et activer institutionnellement des règles de coopération exprimant la volonté d’une communauté politique d’assurer librement sa propre perpétuation comme une communauté libre. Il s’agit rien moins que d’une symbolique

Page 6: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

6

d’établissement d’un nouvel ordre qui édicte les limites de ce qui est permis et de l’intransgressible. C’est cette espérance que véhicule notamment « l’idée de la démocratie comme seconde indépendance et réinvention de la civilisation » (Eboussi Boulaga 1999 :25).

Telle qu’elle est thématisée chez Fabien Eboussi Boulaga, la nécessité de l’action politique instituante procède de la reconnaissance du caractère structurellement vicié de l’Etat postcolonial. D’une certaine manière, il fonctionne tant bien que mal. Mais il n’a pas d’autre visée que le contentement immédiat de quelques uns, notamment ceux qui exaltent ses supposées vertus, ses prétendus succès. Son vice foncier provient de son inaptitude à donner corps à une « sphère spécifiquement politique » (1993 :117). Plus encore, « il est la domination d’un groupe sur un autre qui lui est hétérogène, qui appartient à une autre espèce » (1993 :117). La violence n’y est pas accidentelle ; elle ne s’exerce pas en vue de quelque finalité utile à la préservation d’intérêts généraux. Elle est l’outil d’un mode de gouvernance qui ne subsiste que par la force ; il ne requiert point le consentement du plus grand nombre qui est le premier signe de reconnaissance du gouvernement démocratique. Pour décrire le type d’espace qui crée l’Etat postcolonial, Fabien Eboussi Boulaga emprunte la notion d’état de nature à la tradition philosophique du contrat social. Mais à la différence des penseurs contractualistes, cette notion n’est pas mobilisée comme un adjuvant logique commode qui permet de déclencher l’enchainement déductif d’une expérience de pensée débouchant sur une justification normative de l’autorité politique. Ici, sa fonction est de décrire la réalité d’un Etat violent greffé sur une société dont il érode la capacité d’action concertée qui est le propre de l’agir politique.

Dans l’univers de l’Etat postcolonial, « la politique est définie essentiellement comme une relation de commandement et d’obéissance » (1993 :114). Il n’a pas prise sur la réalité { la manière d’une rationalité qui produit une organisation sensée, en vue de l’amélioration de la condition humaine. Son registre est celui de l’assujettissement qui s’obtient par la coercition ou la corruption. Il a en commun avec l’état de nature, la possibilité létale de la violence sans fin. Ses institutions n’ont pas d’ancrage dans le type d’ordre normatif qui favorise la reproduction d’une société vouée { la défense de la justice. En ce sens, Fabien Eboussi Boulaga note que « l’Etat postcolonial s’est installé dans le fétichisme institutionnel (…) où c’est le pouvoir dans ses formes qui limite désormais la puissance originaire du politique » (1993 :102). Tel qu’il existe encore en maints endroits, l’Etat postcolonial est une « rechute dans l’état de nature », l’antithétique d’un ordre politique qui tire sa légitimité de l’inclusion de tous et de chacun { la détermination de ses

Page 7: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

7

fins. Si tel est le cas, que conviendrait-il de faire pour en sortir ? Il nous semble que la réponse que propose Fabien Eboussi Boulaga consiste à remplacer la condition d’impotence qu’est l’Etat fétichiste postcolonial par un état civil authentique qui institue la délibération collective comme canal d’expression de la raison publique. Il y a sans doute là plus qu’un soupçon d’inspiration contractualiste : le type de raisonnement déductif { l’œuvre ici permet, comme chez les théoriciens du contrat social, de dériver l’ordre politique de la reconnaissance logique de l’instabilité inhérente à un type d’espace sans potentialité d’action concertée.

On pourrait pousser l’analogie plus loin : comme dans l’histoire conjecturale que propose le second discours de Rousseau, laquelle culmine avec l’établissement d’un contrat de dupes structurellement inégal, l’Etat postcolonial institue un ordre politique asymétrique qui ne se perpétue qu’au prix d’une domination qui infantilise les multitudes qui en pâtissent. Il serait cependant erroné de pousser la comparaison plus loin ; dans le premier cas, le contrat de domination résulte d’une spéculation { peine plausible sur l’origine des inégalités tandis qu’elle est, dans le second cas, une vérité d’expérience familière à quiconque a vécu sous les « pères de la nation » et leurs héritiers en postcolonie. L’intérêt analytique de l’hypothèse de l’état de nature est double. D’abord, il est la réverbération d’un monde possible, un peu à la manière d’une description de ce qui adviendrait si les conditions de possibilités d’une expérience politique authentique n’étaient pas réunies.

Toutes proportions gardées, la configuration sociopolitique de l’Etat postcolonial suggère qu’il incarne bien un univers anomique régi par la violence qui rend impossible l’émergence des formes de délibération publiques dont se nourrit toute démocratie. En cela, il est « rechute dans l’état de nature » (1993 : 107). Ensuite, la virtualité de l’état de nature est précisément ce qui rend l’état civil pensable et désirable comme une alternative qui protège de l’impolitique. En ce sens, Fabien Eboussi Boulaga fait observer que « l’hypothèse de l’état de nature implique que l’avènement de la politique est de l’ordre de l’émergence radicale en rupture avec ce qui le précède et qu’il intègre dans sa configuration inédite » (1993 :107). La proposition suivant laquelle la politique relève de l’action instituante prend ainsi tout sens. De la sorte, on pourrait dire qu’il n’y a de politique authentique qu’en contexte démocratique, parce que seule la démocratie rend la délibération publique possible. La théorie de l’action instituante de Fabien Eboussi s’éclaire ainsi sous un jour nouveau comme une plaidoirie en faveur de la politique démocratique. Cette restitution requiert une argumentation

Page 8: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

8

plus détaillée. On s’attèle dans ce qui suit { reconstituer la théorie de l’action instituante et la compréhension de la politique qui la sous-tend.

II. Formes et implications de l’action instituante L’idée de l’action instituante est le thème transversal qui structure

l’essentiel de la pensée de Fabien Eboussi Boulaga. Elle sous-tend aussi bien la critique des figures de la domination inhérentes au christianisme d’empire, que les pratiques aliénantes d’une certaine philosophie scolaire qui est l’ombre portée d’une perpétuation de la servitude. L’action instituante procède de la volonté d’affirmation d’autonomie pour inverser le cours d’une histoire aliénée par l’expérience initiale de la subjugation et son prolongement en postcolonie. Le formalisme est sa figure antinomique. Il existe sous diverses formes, aussi bien à travers les pratiques mimétiques qui perpétuent l’aliénation que sous des formes institutionnelles plus complexes. Son trait dominant est qu’il tient illusoirement la forme pour la substance, comme si la simple reproduction de celle-ci était garante de l’effectivité de celle-là.

Un inventaire détaillé des domaines où il s’étend inclurait sans doute des domaines aussi variés que la science, la religion, voire les usages de la langue dominée par ce que Fabien Eboussi décrit comme « une conception grammairienne [de la vie qui] s’étendait { tous les domaines de l’existence » (1977 :194). Mais on insistera davantage ici sur les figures institutionnelles du formalisme, tout particulièrement sur ce qui, dans La crise du muntu, est décrit comme « la phase du formalisme juridique ». Plus spécifiquement, il nous est suggéré que « l’autre forme du juridisme, la plus dangereuse, est l’emprunt d’institutions, de procédures, de codes pré-existants, qui précèdent ce qu’il y a à institutionnaliser, à « informer », à transmettre » (1977 :195). L’objectif de l’action instituante est d’ancrer « la pratique institutionnelle et communautaire » (1981 :210) dans « le sol de crédibilité » qui lui donne corps en subordonnant les faits de gouvernance aux expectations découlant de l’expérience particulière qui oriente les actes de fondation d’un ordre social, politique, et culturel libre.

Dans le domaine de la foi, l’action instituante requiert une « réforme de l’entendement » (1981 :210) pour rendre possible la libération qui prendra la « forme du pouvoir et de l’autodétermination retrouvés et rectifiés » (1981 :211). Ce qui vaut pour la déconstruction du christianisme d’empire et son missionariat d’extraversion vaut aussi pour l’Etat postcolonial. L’intention réformatrice déborde l’exigence immédiate de démocratisation pour saisir les enjeux capitaux de l’époque, la restauration de la civilité politique et l’émergence d’une organisation de la vie commune qui favorise l’épanouissement de la condition humaine. Ainsi, c’est d’abord l’Etat totémisé

Page 9: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

9

et absolutisé qu’il conviendrait de subordonner aux exigences de l’action instituante parce que, lorsque « la dictature de l’Etat s’étend { toute forme d’associations, réduit la vie humaine { l’accomplissement des projets et des plans de l’Etat », elle a « mainmise sur le présent comme sur l’avenir ou sur la liberté et la capacité de l’imaginer » (1977 :199).

A la lumière de ce qui précède, on appréhende mieux la fonction de l’action instituante. Sa finalité est « la fondation d’une communauté qui n’est pas seulement de transaction, mais une communauté avec des autrui » (1977 :210). Il en va ainsi parce que « l’action vise à instaurer une communauté d’hommes définis comme pairs, unis par un lien social qui s’établit au-del{ de l’utilité économique de chacun dans une prodigalité sans cesse recommencée » (1977 :210). L’action instituante est une entreprise collective d’institutionnalisation d’une vision de l’organisation sociale et politique qui reflète les aspirations du plus grand nombre. Elle a pour analogue le type de coordination qui rend la sortie de l’état de nature possible dans les théories du contrat social, notamment celle de Hobbes. Mais, Chez Fabien Eboussi Boulaga, la résolution collective qui fait advenir l’état civil ne requiert pas le type d’unanimisme que Jean-Jacques Rousseau érige en condition sine qua non de sortie de l’état de nature. Si elle requiert que la multitude assemblée affirme collectivement sa volonté d’ériger un ordre politique libre, la théorie de l’action instituante envisage le moment du contrat comme une opportunité de délibération collective visant à déterminer les bases de la structure normative de la coopération sociale, les valeurs qui fondent le fonctionnement des institutions, et les limites de ce qui permissible.

Mais l’argumentation de Fabien Eboussi Boulaga n’est pas toujours très assurée lorsqu’il décrit les enjeux de l’action instituante. Il la caractérise parfois comme une occasion d’établissement d’un modus vivendi, une sorte d’entente mutuelle pour asseoir la coopération sociale sur des bases reconnues et assumées par la communauté politique comme la meilleure des options envisageables. Ailleurs, il en rend compte sous le modèle cicéronien du consensus juris par lequel un peuple se constitue comme tel (1997 :281). La deuxième métaphore nous parait saisir plus adéquatement la visée de l’action instituante que la première. Alors qu’un consensus juris dote une communauté d’un socle normatif qui crée et institutionnalise des habitus politiques et un éthos civique, un modus vivendi n’est souvent qu’un accord stratégique purement instrumental qui neutralise provisoirement les conflits entre des acteurs incapables de triompher de l’adversaire de manière décisive. Dans ce cas, l’accord solidifie les positions acquises sans mettre leur légitimité en cause tandis qu’un acte fondateur a précisément pour objectif de

Page 10: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

10

défaire le contrat de dupes qui protège les privilèges de quelques uns, au détriment du plus grand nombre.

Néanmoins, il faudrait concéder que, même si le modus vivendi n’est pas l’illustration la plus adéquate de l’action instituante, sa structure stratégique donne prise à la possibilité d’une métamorphose graduelle susceptible d’engendrer un authentique « consensus par recoupement ». John Rawls, qui en entrevoit la possibilité, note en ce sens que la stabilité des institutions démocratiques dépend de leur capacité à se transformer en normes auto-exécutoire (self-enforcing), principalement en générant des dispositions et des sentiments de réciprocité permettant aux citoyens de justifier une conception libérale de la justice sans référence à des conceptions particulières du bien (Rawls 2001 : 197). On trouve plus que de simples linéaments de cette intuition chez Fabien Eboussi Boulaga. Elle y apparait au détour de remarques interrogatives sur les conditions de possibilité de la « stabilité institutionnelle ». Jugeons-en sur pièce : « [peut-on] faire l’économie de l’adhésion intime des citoyens aux lois et aux institutions, de la conviction raisonnable qu’elles sont nécessaires et justes ? Comment y parvenir sans faire participer le plus grand nombre à leur élaboration, à leur genèse ? » (1997 :33). Ces interrogations énoncent en filigrane un programme, celui qui dessine avec précision les formes que prend l’action instituante et les implications qui en découlent pour la continuité des institutions.

La forme concrète de l’action instituante est celle d’un rituel de la fondation. Le terme est quelque peu trompeur parce l’institution d’un nouvel ordre politique et de l’éthos qui en garantit la continuité ne surgit pas d’une table rase. Il serait plus précis de décrire cette expérience comme une refondation normative et politique visant à transformer la nature des rapports entre les individus et les groupes, puis entre ceux-ci et les pouvoirs établis. La conférence nationale est pour Fabien Eboussi Boulaga, le rituel par excellence de mise en œuvre de l’expérience de refondation. S’il consacre un livre entier à la conceptualisation de son principe afin d’en dégager la signification historique, c’est avant tout parce qu’il a « cru y voir un événement politique et philosophique des plus considérables de notre histoire consciente, « destinal », « épocal » (1993 :9). Cette interprétation est à peine hyperbolique, elle traduit les émotions et les espérances suscitées par cette expérience constituante née au Benin, au sortir de la longue nuit des autocraties en tous genres, avec leurs idéologies burlesques et l’interminable galerie de personnages ubuesques ivres de pouvoir.

La conférence nationale est l’acte central de la dramaturgie africaine de rédemption politique ; Fabien Eboussi nous dit que son « objet est d’instaurer

Page 11: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

11

des individus et des groupes hétérogènes, conglomérés par un système-chimère, en communauté de destin articulée en forme de parole et de liberté » (1993 :127). Son importance découle de sa fonction : opérer une césure éthique et politique entre la déchéance consubstantielle à l’Etat postcolonial et un espace politique libre. La nouveauté ici est que l’espace libre dérive sa force instauratrice de normes de réciprocité et de justice qui font du pouvoir politique une « capacité humaine de concevoir et d’entreprendre ensemble des projets en commun, au moyen de l’échange d’idées, de paroles et de la discussion » (1993 :92). Qu’est-ce à dire ? Au moins deux choses ; d’abord, ce qu’on nomme politique n’émerge pas sans l’agir commun, sans la détermination à construire un espace de mutualité où les décisions sont subordonnées { l’exigence délibérative sans laquelle il n’y aurait que violence et prépondérance du droit du plus fort. Ensuite, et de manière plus générale, la communauté politique est avant tout communauté de parole, c'est-à-dire qu’elle seule rend possible l’interaction agissante par l’échange d’idées et l’évaluation critique. La politique est délibérative ou n’est pas. Cette position de Fabien Eboussi Boulaga procède sans doute d’une intuition aristotélicienne. On le voit, surtout lorsqu’il écrit que « n’est pas politique une communauté qui ne se fonde pas, ne s’organise ni n’agit selon cela que l’homme est le seul { être, { avoir et { faire : la parole qui explore et dit le réel, qui engage celui qui la profère, la capacité de concevoir, de délibérer, de décider et d’accomplir ensemble » (1993 :129).

Il y a cependant dans cette argumentation plus qu’une reprise de l’intuition toute aristotélicienne de la fonction politique de la délibération publique. Ce qui est { l’œuvre ici n’est rien moins que la mise en place des éléments constitutifs du socle normatif d’une philosophie politique de la fondation d’un espace politique authentique en postcolonie africaine. Dans la réflexion que propose Fabien Eboussi sur les fins du politique, elle s’énonce comme une théorie qui indique comment émerge une expérience politique qui préside { l’établissement d’un espace délibératif libre. La justification normative de la conférence nationale souveraine fournit en fait un prétexte judicieux au développement d’une conception de la fondation du politique par le biais de l’instauration d’une tradition délibérative qui pave la voie d’une tâche essentielle, en l’occurrence, « la nécessité d’instituer le crédit et de fonder la liberté en civilisation » (1993 :172).

L’exemplarité de la conférence nationale souveraine tient aussi en ce qu’elle réhabilite les modèles délibératifs dérivés de traditions africaines de la raison publique, comme celle de la palabre délibérative et des logothérapies qui atténuent les tensions sociales, contribuant ainsi à la résolution de conflits

Page 12: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

12

politiques. Au sens strict, Fabien Eboussi ne théorise pas à proprement parler un nouvel entendement de la démocratie. Sa présupposition est sans doute que ce qu’on entend par l{ n’est plus en débat. Il s’en sert d’ailleurs comme d’une « perspective normative conditionnelle » (1997 :7) qui permet d’évaluer des pratiques qui s’en réclament. Le point central de sa réflexion est que la fondation du politique est subordonnée { l’émergence préalable d’un consensus normatif qui donne vie aux institutions. Sans ce consensus, il n’y aurait guère de politique. L’action instituante n’est efficace que pour autant qu’elle institutionnalise le crédit. Le politique est ainsi structurellement fiduciaire. Dans ce qui suit, on suggèrera succinctement que si l’institution du crédit est une condition nécessaire { l’émergence du politique, elle n’est cependant pas la condition suffisante garante de sa perpétuation. Le crédit est indissociable des procédures qui protègent des abus de pouvoir. Le politique se perpétue aussi par la vigilance citoyenne qu’alimente la crainte de l’éventualité d’une sélection adverse. Le crédit requiert comme son complément naturel ce que nous nommons suspicion préemptive parce que l’impératif de limitation du pouvoir est consubstantiel { l’expérience de la fondation.

III. Le principe du crédit : la matrice fiduciaire du politique Ainsi qu’on l’a suggéré jusqu’ici, la réflexion philosophique de Fabien Eboussi Boulaga sur la déchéance politique postcoloniale débouche sur une théorie politique de la fondation. Dans ses traits généraux, cette théorie propose une interprétation normative de l’éthos constitutif de la structure fiduciaire d’une communauté politique, le socle qui la fonde et maintient le lien politique entre les individus et les groupes qui lui donnent corps. On est ici en présence d’un effort soutenu d’articulation d’une philosophie politique. Elle thématise normativement le soubassement axiologique qui innerve les institutions dont le sens dérive de la représentation qu’une communauté politique projette d’elle-même et qui justifie son existence comme telle.

A l’instar de Guglielmo Ferrero qui attribue à la légitimité politique la puissance de « génies invisibles de la cité » garant de la stabilité d’un corps politique, Fabien Eboussi Boulaga décrit le lien fiduciaire par lequel émerge une communauté politique comme le ferment qui fait du pouvoir, autre chose qu’un simple acte de commandement qui se maintient par l’usage de la force brute. Dans le premier comme dans le second cas, gouvernants et gouvernés sont unis par un fil d’ariane qui libère de la peur de la violence qui n’a pour seul but que la subjugation de multitudes dominées ; celles-ci n’ont pour seul recours que la soumission à des forces qui leur ôtent le droit d’exercer leurs

Page 13: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

13

aptitudes délibératives pour assigner librement des fins à la coopération sociale et déterminer les moyens de les atteindre.

L’action instituante est instauratrice de crédit. Pour exprimer cette idée sous une mode quasi tautologique, l’idée de crédit se décline avant tout comme crédibilité. Des institutions sont crédibles parce qu’elles exudent une aura de croyance les rattachant à des pactes dont elles sont l’expression. L’action n’a de sens que parce qu’elle est impulsée par le lien fiduciaire constitutif de l’espace de confiance qui innerve la vie publique et maintient actif l’éthos qui tient une communauté en équilibre. Reprenant en partie une intuition de Hannah Arendt, Eboussi remarque que confiance et action sont indissociablement liées. Plus précisément, « les institutions politiques ne tiennent qu’aussi longtemps que l’on croit qu’elles produisent ce qu’elles signifient, un espace de mutualité où l’on est reconnu comme personne ni bête ni brute, ni ennemi, ni « étranger »…quand ces légitimes expectations les désertent, elles deviennent de simples fictions et les gouvernants des parasites, des nuiseurs » (1993 : 133). Si le crédit est « la force instauratrice immanente de toute constitution politique » (1993 : 126), cela tient au fait que l’action instituante affirme la capacité d’une communauté { générer, pour sa propre gouverne et sa reproduction comme telle, l’éthos civique qui lui permet de s’autoréguler et se protéger des corrosions susceptibles d’altérer son socle normatif. Agir politiquement requiert que nos actions soient assujetties à des maximes générales qui proscrivent tout ce qui nie ou altère la faculté humaine de faire sens en visant l’universel. Appelons-les maximes de l’action instituante pour en marquer la spécificité. Fabien Eboussi en décline l’énoncé général ainsi qu’il suit : « sera donc inadmissible toute offre dont la maxime repose sur des considérations particulières (la construction nationale, l’ethnie, la négritude, l’authenticité, etc.) » (1993:129). De telles maximes, nous dit-il, n’énoncent « pas des lois positives, mais leur condition préalable et nécessaire» (1993 :129). De la sorte, elles opèrent positivement comme des critères de validation de la « nature véritablement politique de toute politique concrète, de principes qui sont impliqués dans les déclarations d’intention et dans les programmes » (1993 :130). Il suit des développements précédents que les institutions sont par définition relationnelles. On trouve déjà ce thème dans un passage de Christianisme sans fétiche où Fabien Eboussi Boulaga explore la « logique de la croyance », notamment le contexte qui donne sens à l’exorcisme et la guérison. Elles y sont décrites comme des institutions. L’analyse les restituent comme une « relation sociale réciproque, avec ses attentes légitimes

Page 14: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

14

moyennant certaines conditions » (1981 : 118-9). La relation définit un pacte et des expectations d’actions et de résultats. Ces développements sont amplifiés dans le livre sur les conférences nationales, notamment lorsque l’attention se fixe sur l’analyse du fondement des institutions. Ainsi, « il se pourrait que l’institution soit définie comme une relation permanente de deux partenaires fondée sur leur confiance partagée à un tiers absent présent. L’institutionnalisation de ce type de relation est donc la fondation de la confiance, du crédit » (1993 : 131).

IV. Pistes possibles Il nous semble cependant qu’en insistant avec force sur la capacité

constitutive du crédit dans l’émergence d’un espace de mutualité, Fabien Eboussi Boulaga n’en dit pas assez sur l’importance des institutions, tout particulièrement sur leur fonction de structuration du champ des incitations et la manière dont elles limitent les choix stratégiques des acteurs. S’inspirant de l’interprétation de la révolution américaine qu’offre Hannah Arendt, Eboussi avance l’idée que « la principale question pour nous n’est-elle pas le constitutionalisme ou la « haine du tyran ». Notre souci est semblable à celui des pères fondateurs » : « la principale question pour eux ne fut pas certainement de savoir comme limiter le pouvoir, mais comment en fonder de nouveau » (1999 : 239). Là gît peut-être, non pas l’erreur, mais la sous-estimation de ce qu’implique réellement la fondation, de ce qu’elle requiert pour s’accomplir efficacement. La geste inaugurale est aussi un acte d’ingénierie institutionnelle qui constitutionalise la suspicion légitime et la crainte du tyran. Comme Hannah Arendt avant lui, Fabien Eboussi insiste surtout sur la symbolique de la fondation, celle qui active l’éthos par lequel advient un monde politique nouveau. Mais son argumentation n’est guère explicite sur la manière dont les institutions de contrôle et de régulation du pouvoir assurent la pérennité de l’éthos de la fondation. Si l’action instituante se matérialise par des institutions qui ont vocation { protéger l’esprit et les rituels qui innervent la symbolique de l’établissement, il serait sans doute utile d’expliciter plus amplement les mécanismes propres au type d’ingénierie politique requis pour neutraliser toute velléité d’altération de l’intention politique qu’articule la moralité politique qui sous tend les institutions.

A titre d’illustration, les délégués à la convention de Philadelphie, comme ceux qui rallièrent Cotonou pour établir la liberté sur des bases fermes, savaient pertinemment qu’une fois énoncé le socle normatif qui institue le crédit, des mécanismes auto-exécutoires sont nécessaires pour en garantir la pérennité. Fédéralistes et anti-fédéralistes, de James Madison et Alexander Hamilton à Patrick Henry et Thomas Paine, croisaient le fer, non

Page 15: Théorie Politique de l’Action Instituante Eboussi Boulaga

15

pas à propos du socle normatif du nouveau pouvoir au sujet duquel ils s’accordaient tous, mais { propos des institutions susceptibles d’en garantir l’effectivité. Une théorie de l’institution du crédit ne serait pas complète si elle n’incluait pas une explicitation détaillée de la relation entre l’instauration du crédit et la structuration du champ des incitations qui arbitre les transactions entre agents et groupes intéressés dans la sphère publique. Cette assertion requiert une argumentation détaillée qu’on a simplement voulu esquisser { grands traits. Dans sa forme complète, elle devra établir, entre autres, que la reconstitution de l’ensemble des linéaments de la philosophie politique de Fabien Eboussi Boulaga requiert une exploration soutenue de l’idée de tradition comme utopie critique. Cette mémoire vigilante des commencements qui, comme il le dit, se « doit de garder en elle-même la mémoire de ce contre quoi elle s’instaure », et dresser le profil général des institutions susceptibles de faciliter la réalisation des expectations découlant de la « mémoire vigilante ». Si « le geste qui l’institue est celui qui la conserve, par le maintien des écarts qui la dissocient du reste et la posent dans sa légitimité…comme jouant un rôle irremplaçable, au moins de rappel, de mise en garde » (1977 :154), une mémoire de l’instauration requiert comme condition de sa perpétuation, une ingénierie institutionnelle qui actualise sans cesse les pactes constitutifs de la communauté politique. Liste des références Eboussi Boulaga, Fabien. 1977. La crise du muntu. Authenticité africaine et philosophie. Paris, Présence africaine. ------------. 1981. Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. Paris, présence africaine. ------------. 1993. Les conférences nationales. Une affaire à suivre. Paris. Karthala. ------------. 1997. La démocratie de transit au Cameroun. Paris, l’Harmattan. ------------. 1999. Lignes de résistances. Yaoundé. Editions Clé. Ferrero, Guglielmo. 1988. Pouvoir. Les génies invisibles de la cité. Paris. Librairie générale française. Rawls, John. 2001. Justice as fairness. A Restatement. Cambridge. Harvard University Press.