24
LE SUJET DE DROIT, LA PERSONNE ET LA NATURE Sur la critique contemporaine du sujet de droit Yan Thomas Gallimard | Le Débat 1998/3 - n°100 pages 85 à 107 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070752928 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1998-3-page-85.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Thomas Yan , « Le sujet de droit, la personne et la nature » Sur la critique contemporaine du sujet de droit, Le Débat, 1998/3 n°100, p. 85-107. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. © Gallimard

THOMAS - Le Sujet Du Droit, La Personne Et La Nature

Embed Size (px)

Citation preview

  • LE SUJET DE DROIT, LA PERSONNE ET LA NATURE Sur la critique contemporaine du sujet de droitYan Thomas

    Gallimard | Le Dbat

    1998/3 - n100pages 85 107

    ISSN 0246-2346ISBN 9782070752928

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-debat-1998-3-page-85.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Thomas Yan , Le sujet de droit, la personne et la nature Sur la critique contemporaine du sujet de droit, Le Dbat, 1998/3 n100, p. 85-107. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Gallimard. Gallimard. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • Yan Thomas

    Le sujet de droit,la personne et la nature

    Sur la critique contemporainedu sujet de droit

    La question du sujet de droit est devenuefranchement polmique. Lantimodernit con-centre aujourdhui sa critique sur une construc-tion juridique trs ancienne, pour lui faire por-ter la charge de tous les maux attribus lhypertrophie du sujet. De toutes parts, chez lesjuristes, chez les thoriciens du droit, chez cer-tains philosophes aussi, pour ne pas parler decertains courants psychanalytiques, se multi-plient les attaques contre la toute-puissance quele droit aurait attribue, sous la catgoriemoderne de sujet de droit, lindividu matre de soi-mme et de la nature.

    Une idologie nouvelle se dessine, trs rac-tive pour ne pas dire ractionnaire, et qui, ple-mle, dnonce la technique, lindividu et le march. Cette idologie a toute une histoire.Elle se rfre souvent Heidegger et utilise enFrance la critique de J. Ellul sur la technique etde M. Villey sur le droit subjectif moderne. Ilnest pas question ici dentrer dans lhistoire deces controverses purement doctrinales, qui, au

    demeurant, sont assez bien connues. Mieux vaut voquer le dbat juridique lui-mme, telquil se dessine sur un terrain casuistique olargumentation est au service de la dcision o elle est contrainte par limpratif de ses effetspratiques. Je me contenterai de prsenter iciquelques-unes des questions juridiques con-temporaines propos desquelles se noue lapolmique autour de lide dite moderne dusujet de droit et de celle, corollaire, de droit sub-jectif. Jessaierai, dans un second temps, de sug-grer dans quelle mesure et en quoi le sujet juridiquement arm pour la matrise et la trans-formation de soi-mme et du monde, et qui esten passe de raliser cette matrise sur le terraintechnique comme sur le terrain politique, sins-crit dans notre plus ancienne tradition du droit.Elle y est beaucoup plus profondment inscriteque nous ne le croyons et que ne le croient par-ticulirement les contempteurs du droit natureldit moderne.

    Yan Thomas est spcialiste de lhistoire du droit romain.Il est notamment lauteur de Mommsen et l Isolierung dudroit. Rome, lAllemagne et ltat (Paris, De Boccard, 1984).Le Dbat a dj publi : Linstitution civile de la cit (n 74, mars-avril 1993).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

    numilog

  • 86

    La critique antimoderne

    Les dbats les plus vifs, aujourdhui, chez lescivilistes sont lis aux rcents domaines quelessor de certaines techniques offre lexpan-sion de la matrise des sujets sur la nature et sureux-mmes, en tant queux-mmes seraientaussi luvre de la nature. Les premires tech-niques vises sont celles qui transforment lesconditions mmes de la production ou de lareproduction de la vie, cest--dire les biotech-nologies. Des pans entiers du droit des per-sonnes et du droit de la filiation sont, croit-on,directement atteints ou menacs travers elles surtout lorsque, ce qui est gnralement lecas, ces techniques sont sollicites et portes parun mouvement qui tend se confondre aveccelui du march. On sinquite de ce quun cer-tain nombre de principes gnraux du droit semblent directement mis en cause : commen-cer par celui de lindisponibilit des personnesdont drive lindisponibilit du corps humain,ralise laide de la catgorie civile de linali-nable et du hors commerce 1 ; galementlindisponibilit des filiations, qui nest quuneextension du premier principe ; ou bien encore,autre cercle largi de cet irrductible noyaudinterdit, lindisponibilit du genre sexuelpubliquement inscrit dans ltat civil et consti-tu, par consquent, dans lunivers politique.Mais, bien au-del, des zones entires dinstitu-tion sociale qui ne relevaient traditionnellementpas du droit sont aujourdhui prises en chargepar les juristes, dans lurgence o certainsdentre eux pensent tre davoir lutter, avec lesarmes du droit, contre les dangers que les tech-nologies du vivant font courir la vie la vieentendue non pas au sens biologique, mais au

    sens de vie juridiquement fonde et socialementorganise2. Aux nouveaux dfis que posent cetordre de la vie humaine les avances rcentes dela biotechnologie et de lingnierie gntique,certains rpondent en nonant des principes qui auraient eu de tout temps valeur de droit par exemple, propos du clonage, le principe du caractre ncessairement sexu, en droit, dela reproduction humaine, ou bien encore celuide la ncessaire singularit gntique, en droit,des sujets humains3. Parfois, ce sont des prin-cipes nouveaux que lon croit dcouvrir pourinterdire certaines pratiques du march, tel leprincipe de la dignit humaine, dignit indispo-nible aux tiers comme au sujet lui-mme4, sansprendre garde, dabord, que la dignit est unetrs vieille catgorie juridique lie prcisment lindisponibilit de certaines institutions poli-tico-administratives (par exemple, la dignit deloffice ou la dignit de la couronne, indispo-

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    1. M.-A. Hermitte, Le corps hors du commerce hors dumarch , Archives de philosophie du droit, 1988, pp. 323-346 ; J.-C. Galloux, Rflexions sur la catgorie des choseshors du commerce : lexemple des lments et des produitsdu corps humain en droit franais , Les Cahiers de droit, vol. 30, n4, 1989, pp. 1011-1032 ; I. Couturier, Re-marques sur quelques choses hors du commerce , LesPetites Affiches, 6 septembre 1993, n 107, pp. 7-12 ; 13 sep-tembre 1993, n 110, pp. 7-14 ; B. Oppetit, Droit du com-merce et valeurs non marchandes , Mlanges P. Lalive,1993, pp. 309-319.

    2. Sur ce concept de vie organise, par opposition lavie purement animale, ou vie nue , voir G. Agamben,Homo sacer, trad fr. Paris, 1996. Lopposition de bios et dezo confre la langue grecque, ici, valeur de paradigme. Enrevanche, lexpression prtendument romaine instituer lavie (vitam instituere), souvent utilise par P. Legendre pourdsigner le discours europen en ce quil fonde et fait loi, na strictement aucun cho en latin, et moins encore en droit romain : cette formule nest atteste par aucun texte.

    3. Voir lexcellente tude critique de M. Iacub, Faut-ilinterdire le clonage humain ? , La Mazarine, n 2, sep-tembre 1997.

    4. B. Edelman, Le concept juridique dhumanit ,dans Le Droit, la mdecine et ltre humain, 1996, pp. 245-269 ; La dignit de la personne humaine, un concept nou-veau , Dalloz, 1997, p. 185 sq.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 87

    nibles leur provisoire titulaire) ; mais sansprendre garde non plus que, dfinir la dignitde la personne humaine comme cette part din-disponible que chacun doit son appartenance lhumanit tout entire, lon soblige, si lonveut quune telle catgorie ait le moindre senspratique, dfinir prcisment cette part : cest--dire tracer la limite qui spare en chaquesujet sa dignit indisponible, qui relve de cetteappartenance commune, et sa dignit indivi-duelle, qui ne fait quun avec sa libert, et dontil est matre de disposer. En dautres termes,avant dengager contre la technique et le mar-ch le combat du droit au nom de la nature ou de la dignit humaines, il conviendrait de com-mencer par rflchir aux difficults voire auxdangers quil y a confrer cette nature et cette dignit le sceau dune sanction juridique.Pour oprer, le droit exige des qualificationsrigoureuses sur lesquelles laccord puisse sefaire des qualifications troites et sres, etnon de vagues rfrences, mots dordre favorispour les idologues de tous les temps. Et puis-quil sagit ici de la nature humaine et que lanature est aujourdhui redevenue la mode, ilnest pas inutile de rappeler que lexpriencepolitique de la nature, du Moyen ge aux tyran-nies contemporaines, montre les extraordinairesdangers quune telle rfrence contient, sous lafigure corollaire dune contre-nature par rf-rence laquelle furent labores, en Occident,les plus terrifiantes constructions de labsolu-tisme, commencer par lInquisition, la tortureet laveu5.

    Mais lessentiel nest pas encore l.Lessentiel se trouve plutt dans le fait quuncertain nombre de juristes prennent prtexte dece dbat pour rgler leur compte avec la catgo-rie du sujet de droit catgorie qui seraitactuellement pervertie, mais dont la perversion

    serait virtuellement inscrite dans sa constitutionmme. Aux modes nouveaux dappropriation de la nature commencer par la naturehumaine de chaque sujet correspondrait, dit-on de plus en plus frquemment, une nouvelleconception, proprement dmiurgique, du sujetde droit. La technique raliserait lomnipotencedu dsir de matrise, et cette ralisation mme,ds lors quelle emprunterait linstrument tradi-tionnel du droit subjectif, donnerait capacit un tre dont tous les dsirs, dont tous les fan-tasmes mme, auraient dsormais accs lascne publique. Tel serait le nouveau sujet dedroit : le sujet dun dsir illimit qui simpose-rait comme crance ; le sujet capable de raliserses apptits au seul titre dune capacit juri-dique imprudemment introduite par la sciencejuridique moderne6.

    Du point de vue qui nous intresse, la ques-tion des brevets industriels est exemplaire. Lebrevet, comme chacun sait, est un titre de pro-prit sur les connaissances techniques. Il pro-tge linventeur, la manire dont la propritprotge celui qui possde en exclusivit unechose corporelle, soit que cette chose ait tfabrique de main dhomme, soit quelle existedj dans la nature, mme si certaines de ceschoses de la nature, tels lair, la mer, lespace,etc., sont inappropriables parce que communes.Ce sont l des choses sans sujet, ou, si un sujetles matrise, celui-ci ne peut tre que collectif :un tat, voire, comme cest le cas dans les trai-

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    5. Sur les effets politiques et surtout procduraux de larfrence la nature et au droit naturel dans la tradition occidentale partir du Moyen ge, voir ltude fondamen-tale de J. Chiffoleau, Contra naturam. Pour une approchecasuistique et procdurale de la nature mdivale ,Micrologus, n 4, 1996, pp. 265-312.

    6. Voir par exemple B. Edelman, Nature et sujet dedroit , Droits, n 1, 1985, pp. 125-142 ; Sujet de droit ettechno-science , Archives de philosophie du droit, 1989, t. 34,pp. 165-179.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 88

    ts sur lAntarctique, sur les fonds marins ou sur lespace, lhumanit tout entire, rigealors en sujet de droit7. Or ce que protge le brevet, cest spcifiquement ce qui nexiste pasdj dans la nature. Il protge la nouveautdune activit inventive qui nexiste ni dans ltat antrieur de la technique, ni a fortiori dansla nature. De mme que, dans lunivers phy-sique, certaines choses sont traditionnellementinappropriables ou collectivement indivises(cette construction remonte au droit romain,avec ses catgories complmentaires de res nul-lius et de res communes), de mme, dans luniverstechnologique, est inappropriable et ne peut tre protg par un brevet ce qui, mme dcou-vert pour la premire fois, existait dj pourtous, par exemple les lois naturelles, ou les pro-duits naturels. Cependant, comme la montrM.-A. Hermitte, la logique industrielle et celledu march ont fini par forcer la nature elle-mme entrer dans le rgime de la propritmarchande8. Premire tape, les semences et cequon appelle les obtentions vgtales, quellesaient t cres ou simplement dcouvertes (loide 1957). Deuxime tape, les organismesvivants9. Dabord, les bactries, les micro-orga-nismes vivants crs par lhomme (tats-Unis,Cour suprme, affaire Chakrabarty, 1980).Ensuite, les animaux transgniques, les orga-nismes vivants multicellulaires dont le patri-moine gntique a t modifi (souris MycHouse, 1988 ; brevet accord en Europe lasouris oncogne, 1992). Troisime tape enfin,la nature humaine elle-mme10. La dcouvertedune cellule rarissime, prleve sur la rate dunmalade amricain, dont la ligne promettaitdimmenses bnfices, finit par tre brevete en1984. Le procs californien porta, non sur le principe de la brevetabilit dune cellulehumaine, mais sur le partage des bnfices entre

    les laboratoires Sandoz qui lavaient cultive etM. Moore, le patient, propritaire de son corpset de ses cellules, et titulaire, par consquent,dun droit dexploitation conomique sur soi-mme11.

    Dautres exemples se prtent mieux encore,apparemment, au diagnostic svre dun effon-drement des limites sans lesquelles, croit-on, ilnest pas de sujet valablement institu. On peutvoquer les incidences de la biotechnologie surla filiation et sur ltat des personnes. Cest lun domaine sensible, o la critique du sujet dedroit et de la modernit dont on pense quil estle fruit se fait la plus radicale12. En dehorsmme de lirruption des biotechnologies sur lascne du droit, la loi de 1975 sur linterrup-tion volontaire de grossesse permet dapprcierdj ce qui inspire parfois nos contemporains

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    7. M. Chemillier-Gendreau, Lhumanit peut-elle treun sujet de droit international ? , Actes, 1989, nos 76-68,pp. 14-18 ; A. Bekkouche, La rcupration du concept depatrimoine commun de lhumanit par les pays industriels ,Revue belge de droit international, 20, 1987, pp. 124-137 ; M.-A. Hermitte, La Convention sur la diversit biologique ,Annuaire franais de droit international, 38, 1992, p. 182.

    8. M.-A. Hermitte, Histoires juridiques extra-vagantes : le droit de la reproduction vgtale , dansB. Edelman et M.-A. Hermitte (d.), LHomme, la nature etle droit, Paris, 1988.

    9. J.-C. Galloux, La brevetabilit du vivant. Historiquejuridique , Dossiers et brevets, n 2, p. 1 sq. ; M.-A. Hermitte, Lanimal lpreuve du brevet , dans Natures, sciences,socits, n 4, 1994 ; B. Edelman, Le droit et le vivant , LaRecherche, n 212, 1989, p. 966 sq. ; Vers une approche juri-dique du vivant , Dalloz, 1980, p. 329 sq.

    10. F. Bellivier, Le Patrimoine gntique humain : tudejuridique, thse, Paris, 1997.

    11. Moore v. Regents of California : Cour suprme deCalifornie, 9 juillet 1990. Sur cette affaire, voir F. Bellivier,op. cit., p. 136 sq. ; B. Edelman, Lhomme aux cellulesdor , Dalloz, 1989, chronique, pp. 225-230 ; G. Dworkin et I. Kennedy, Human tissue : rights in the body and itsparts , Medical Law Review, 1, 1993, p. 291 sq.

    12. Quelques exemples : LHomme, la nature et le droit,op. cit. ; J.-L. Baudouin et C. Labrusse-Riou, Produire lhom-me, de quel droit ? tude juridique et thique des procrationsartificielles, Paris, 1987 ; B. Edelman (d.), Le Droit, la mde-cine et ltre humain, Paris, 1996.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 89

    mlanger droit subjectif et validation du dsir du sujet. Certains commentateurs, et lide sestmaintenant rpandue dans le public, prtendentque la loi a reconnu un droit subjectif de lafemme sur son propre corps, droit au nomduquel elle est autorise mettre un terme lavie quelle porte. Je ne fais pas allusion ici la controverse sur ltat juridique de lenfant natre, quune loi de 1994 dfinit commeembryon et ftus, sans que les tapes de sondveloppement soient dailleurs dterminesdans la loi franaise13 ; et pas davantage au pro-blme de sa qualification comme tre humain,personne vivante, sujet humain potentiel, etc. Ilnest ici question que du droit reconnu la mre. Lorsquon le voit analys comme un droitsubjectif que la femme exercerait sur son proprecorps, lesprit polmique lemporte sur touteraison juridique. La loi, simplement, fait chap-per la femme au code pnal, lorsquelle de-mande et obtient lautorisation dinterrompre certaines conditions sa grossesse. Cette immu-nit na rien voir avec un droit subjectif. Silsagissait dun droit subjectif, il serait la contre-partie dune obligation, celle faite au mdecinde rpondre dans tous les cas la demande de la femme14. Or ce nest prcisment pas le cas.La femme qui interrompt sa grossesse nexerceaucun droit individuel priv, et moins encore undroit sur son propre corps. Elle adresse une de-mande ltat, une demande qui transite parlavis dun mdecin. Le modle ici fallacieux dudroit subjectif sert suggrer que le lgislateur afait triompher le dsir du sujet et les avantagesgostes de lindividu, comme sil existait uneaffinit vidente et immdiate entre la construc-tion du sujet juridique et lexistence psychiquedu sujet du dsir. Lanalyse nest dans ce cas pasobjective, elle est purement et simplement pol-mique.

    Malheureusement, cet emportement contreles droits subjectifs empche de voir biendautres dangers que ceux que lon attribuefaussement la validation lgale du dsir. On neprend pas garde une tout autre volution quiconcerne plutt la biopolitique : il sagit dudplacement contemporain des limites en dedesquelles la vie nest plus protge. Hier, lesacrifice humain frappait des tres dfinis parleur inscription dans la sphre dun pouvoir :pouvoir de vie et de mort du pre sur sesenfants, du monarque sur ses sujets, sacrifice dela vie quexigeait lamour patriotique. Aujour-dhui, cest la faiblesse organique de certainstres qui les voue tre naturellement sacri-fiables la faiblesse dtres situs aux confinsde la vie. En amont, les embryons avant la nais-sance ; en aval, les mourants en coma dpass,vritables rservoirs vivants dorganes depuisque les progrs raliss dans la technique desgreffes ont induit une nouvelle dfinition de lamort comme mort crbrale. Ces transforma-tions contemporaines nont pas leur intelligibi-lit dans le rgime du sujet de droit. Elles doi-vent se comprendre dans le cadre dune tudesur les rapports entre le pouvoir et la vie. Unetelle tude ne peut tre conduite que sur le longtemps, et il ny aurait aucun sens saisir lesenjeux humains de la biopolitique dans sesseules dernires manifestations.

    Il faut carter pareillement de lanalyse dusujet de droit les critiques portes contre la pra-tique sociale de la procration mdicalementassiste. Celle-ci ne sappuie pas, contrairement ce qui est si souvent avanc, sur un modle dedroit subjectif priv. Les parents qui dsirent un

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    13. Contrairement aux autres droits europens, parexemple anglais.

    14. D. Thouvenin, Le droit aussi a ses limites , dansJ. Testart (d.), Le Magasin des enfants, Paris, 1990.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 90

    enfant nont strictement aucune crance fairevaloir lgard de quiconque. Ils sadressent ltat, qui recueille et accepte les demandes etprpare les conditions de la fcondation, de lagestation et de la naissance, travers ses orga-nismes publics. Le thme du dsir denfantreconnu comme droit subjectif sest rpanduchez un certain nombre de psychanalystes frot-ts au droit ou de juristes frotts la psycha-nalyse. On pourrait mme ajouter, ladressedes partisans de linstitution, que la loi dejuillet 1994, bien loin de faire droit au dsir dessujets, institue un mode de filiation non biolo-gique : un mode de filiation qui renoue, dunecertaine manire, avec lancien systme o lapaternit tait fonde sur une prsomptionlgale. Cette prsomption est maintenant ren-due irrfragable, au rebours dune volutionrcente qui tendait rabattre la filiation sur lavrit biologique. Selon la loi de 1994, en effet,lidentit du donneur ne peut tre recherche.Lhomme qui a accept linsmination de sonpouse ou de sa compagne renonce par l mme toute action en contestation de paternit15.

    Plus dlicate est la question des trans-sexuels. De nombreuses lgislations euro-pennes, depuis la Sude en 1972, font droit leur demande de changement dtat civil.Parfois, le lgislateur va jusqu leur autoriser lemariage. En France, jusqu trs rcemment, lesjuges du fond admettaient un amnagement deltat civil comme partie dun protocole mdi-cal, lorsque les expertises tablissaient la prva-lence du sexe psychologique sur le sexe physio-logique de naissance. La Cour de cassation,cependant, dclarait de telles demandes nonrecevables, en raison de lindisponibilit de ltat des personnes. Le raisonnement de la Cour se fondait sur lide que la personne nedispose pas de ce qui lui est assign de lext-

    rieur delle-mme : sa filiation et son identitsexuelle16. Une telle assignation, inscrite dans lecorps, est indissociable du statut inalinable desujet de droit17. Au nom de ce mme principedindisponibilit des filiations, on a pu condam-ner puis lgalement interdire la location dut-rus, cest--dire la pratique des mres porteuses.Cette pratique dissocie dabord les deux mater-nits gntique et gestatrice, lorsque lutruslou porte luf de la cocontractante, uf f-cond par un spermatozode du mari ou du compagnon de celle-ci, voire par le spermato-zode dun tiers donneur ; mais, plus fondamen-talement encore, elle contractualise le lien defiliation, puisque celle que jusqualors le droitreconnaissait comme la mre, en ce quelle avaitport lenfant et lavait fait natre, sengagecontre argent renoncer sa maternit lgardde lenfant natre. Si cette opration tait vali-de, comme cest le cas aux tats-Unis, alors uncontrat aurait pour effet dabolir une filiationlgalement institue, sans lui laisser aucunetrace18.

    Cest prcisment la trace crite sur ltatcivil, cest lorigine de sa filiation que le sujettranssexuel demande voir jamais efface,sauf peut-tre de la mmoire et de lexpriencesubjective des autres, que nul en droit ne peutcontrler. Or la jurisprudence de la Cour euro-penne des droits de lhomme a fini par imposercette solution, en faisant prvaloir sur lassigna-tion dune identit juridique indisponible le

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    15. Loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corpshumain, art. 10 = Code civil, art. 311, 19-20.

    16. Cass. Civ., 31 mars 1987, Dalloz, 1987, chronique,p. 446 ; voir S. Gobert, Jurisclasseur priodique, 1988, 3361,et 1990, 3475.

    17. D. Salas, Sujet de chair et sujet de droit : la justiceface au transsexualisme, Paris, 1994.

    18. Cass. 1 Civ., 13 dcembre 1990, Dalloz, 1990, chronique, p. 273, Rapport Massip et Cass., 3 mai 1991.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 91

    droit pour chaque sujet de se faonner lui-mme et de voir reconnatre publiquement uneidentit correspondant lintime convictionquil en a pour autant, et cette rserve estdimportance, que lapparence la rende crdibleaux autres19. Les Europens, cela nest pasniable, sont en passe de bouleverser ici les fon-dements identitaires qui sont le prsuppos juri-dique juridique en ce quil est accueillicomme tel par le droit de linstitution clas-sique du sujet. Plus exactement, lidentitgnalogique et sexuelle, lidentit historique et corporelle, antrieure et extrieure laconstruction mme du sujet qui vient se greffersur elle et labsorber en la reprenant soncompte, cette identit relve dsormais dunelibre disposition de ce mme sujet. Le droitdautodisposition du sujet semble faire questradique lidentit au point quest habilit unchangement non seulement du corps, du sexe etdu nom, mais quest rvis aussi lvnementhistorique dune naissance inscrite dans ungenre sexuel. De sorte que la nature est trans-forme mais quen outre ce changement semblese doubler, par luvre du droit, dune ngationde lhistoire. Car tel est bien ce quont obtenules transsexuels devant la Cour de Strasbourg :quun tel, n fils de tel et telle, est une telle, nefille des mmes, ou linverse. En 1992, la Courde cassation a d saligner sur cette jurispru-dence qui fait droit lpanouissement indivi-duel20. Elle la fait, certes, en sappuyant sur lathorie de lapparence, et non sur le droit dusujet voir ratifier sa propre conviction subjec-tive : ce qui permet sans doute de dire quellevite de soumettre le droit au service thra-peutique du fantasme, contrairement cequavaient propos la Cour de Strasbourg cer-taines opinions dissidentes, comme celle dujuge Martens21.

    Cependant, le problme nest pas plus iciquailleurs celui du sujet lui-mme. Il est exclu-sivement celui de lobjet des droits confrs aux individus constitus juridiquement commesujets comme points dimputation des obli-gations et des droits que reconnat lordre juri-dique. Il faut nous garder, une fois de plus,dimaginer une liaison naturelle entre la confor-mation juridique de ce sujet, de cette personne,et lexprience subjective des individus exis-tants. Il faut rsister la propension du senscommun confondre les deux registres entrelesquels se divise une mme parole, une mmedemande. Rien nobscurcit plus lintelligencedu droit que de mler ces deux niveaux. Unechose est que lidentit que le transsexuel reven-dique corresponde son dsir intime, voire son fantasme, tout autre chose est le droit donton lautorise se rclamer. Ce droit ne peut trequune cause daction reconnue comme valide, lintrieur dun ordre lgal donn. Loin de serduire aux dterminations subjectives particu-lires, il nopre que parce quil est universel etabstrait, lintrieur dun ordre lgal donn. Iloblige chacun formuler sa demande en termesimpersonnels. Il ne se confond en aucun casavec le dsir de layant droit. Si le dsir de chan-ger de sexe a pu tre ici valid, cest parce quil at reformul en droit au respect de la vie pri-ve22 (je ne me proccupe pas ici de savoir silappartenance sexuelle se rduit au domaine dela vie prive, ce qui mapparat insoutenable en

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    19. C.E.S.D.H., arrt B/ France, Strasbourg, 25 mars1992, Srie A, n 231 C.

    20. Cass. plnire, 11 dcembre 1992, Bull. inf. Cour deCassation, n 360, 1er fvrier 1993, concl. Jol.

    21. C.E.S.H.D., Gosey c/ Grande-Bretagne, Stras-bourg, 27 septembre 1990, Srie A, 184 ; voir lanalyse decette dcision et celle de lopinion dissidente du jugeMartens dans D. Salas, Sujet de chair et sujet de droit, op. cit., p. 82 sq.

    22. Cf. n. 20.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 92

    ltat actuel du droit). Par le dtour de cette qualification, la question est dplace. Elle esttransporte hors dsir. Le droit refuse dentrerdans les motivations purement subjectives. Il secontente dadmettre des titres gnralisables etdes causes censes tre communes tous, horssubjectivit. Par leffet de linstitution spa-rante, saffirment la fois un dsir et un droit,mais lorganisation juridique les disjoint. En cesens, il est aussi absurde de parler de validationdu dsir propos dune demande didentitfonde sur le droit au respect de la vie prive,quil serait absurde de parler de validation dudsir des possdants propos dune demandefonde sur le droit de proprit. Ou bien alors,il faudrait que nos psycho-juristes, si attentifsaux limites constitutives de la structurelogique du sujet, nous expliquent en quoi ledroit reconnu dtendre ses possessions et seshritages linfini, sans limite de valeur ni dedure, et damputer ainsi le monde dune partcroissante de sa valeur au dtriment dautrui,sert moins le fantasme de la toute-puissance que le droit reconnu aux transsexuels de chan-ger leur propre corps et leur propre identit.

    La subjectivation de la nature

    Contre lomnipotence dun dsir de matrisede la nature qui caractriserait le nouveau sujetde droit dans lunivers de la technique et dumarch, de nombreux juristes, amricains, alle-mands, franais, proposent des rponses qui,curieusement, loin de dconstruire la catgoriejuridique de sujet, ne font que laffirmer et ltendre. Ces juristes ne proposent rien demoins quinstituer la nature elle-mme en sujet

    de droit. En 1972, un juriste amricain a lanclide : Rights for Natural Objects23. Il sagissait,en lespce, de dfinir devant la Cour suprme,pour une association de dfense de la nature, unintrt agir, cest--dire un droit subjectif,alors que la cour dappel de Californie avaitconclu labsence dun prjudice personnel.Lon imagina par la suite des crimes contrelcosphre sur le modle des crimes contrelhumanit24, ou bien encore des veilles biolo-giques exerces par des tuteurs reprsentantles droits des zones dintrt cologique tels lesbiotopes, rigs en sujets de droit, sujets inca-pables dexercer eux-mmes leurs droits, maiscapables den jouir passivement, grce au mca-nisme de la reprsentation25.

    Passons sur le montage de la personnifica-tion, qui ne rsout rien en lui-mme, puisquil se rduit une technique de la reprsentation : la nature serait-elle mieux protge, personni-fie et reprsente par des organes lgalementinstitus, que laisse son statut de chose, maisde chose protge par un statut particulier, parhypothse dorigine lgale, lui aussi ? Les solu-tions quoffre la technique du droit ne man-quent pas, mais elles nont pas toutes la mmeporte idologique. Personnifier les lieux oucertaines espces de la nature, cest et tel estassurment le sens de ces propositions inspirespar la deep ecology instituer des sujets rivauxdu sujet humain. Cest aussi refuser de se rendre lvidence que lhomme est au centre

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    23. Ch. Stone, Should trees have standing ? Towardlegal rights for natural objects , Southern California LawReview, 1972.

    24. S. Rowe, Crimes against ecosphere , in R. Bradleyet S. Duguid, Environmental Ethics, Simon Fraser University,Burnaby, 1988, vol. 2, pp. 89-102.

    25. M.-A. Hermitte, Le concept de diversit biolo-gique et la cration dun statut de la nature (1987), reprisdans LHomme, la nature et le droit, op. cit.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 93

    de lunivers, mme lorsquil prtend le con-traire. Cest refuser lvidence de cet anthropo-centrisme que Dominique Bourg appelle juste-ment pratique en ce que, quels que soient nospenses et nos discours, les valeurs que nousdclarons protger nexistent que par lactemme par lequel nous les dclarons tre desvaleurs26. La nature institue comme sujet nelest que par lacte mme de cette institu-tion, qui est un acte humain. Bref, lhomme estau centre de la fiction selon laquelle la na-ture est sujet, tout autant quil lest de la fic-tion contraire selon laquelle elle est objet. Entre ces deux fictions, la diffrence est idolo-gique.

    Il est frappant de constater que le dbat sur la personnification a pratiquement occult toutesolution alternative. On aurait pu imaginer, aucontraire, de construire des rgimes de protec-tion sur le terrain plus sr, du point de vue delanthropologie occidentale, de lobjectivationde la nature. On oublie un peu trop faci-lement que, trs rcemment encore, cest au titredes choses que les personnes elles-mmestaient considres comme indisponibles et ina-linables. Le Code civil ne mobilise dans lchange marchand que les choses qui sontdans le commerce et en exclut celles qui nysont pas. Or ce nest pas comme non-chose quela personne sest trouve juridiquement prot-ge, mais bien comme chose hors commerce.Dans cette catgorie, la jurisprudence inclutnotamment les droits de la personnalit, lesclientles, le corps humain27. Pour garantir auxpersonnes ou aux lments de la personne dtre mis en dehors du circuit marchand, il adonc fallu les chosifier, et par ce dtour les pen-ser comme non-marchandises. Or cette d-marche quon refuse aujourdhui demprunterest de loin la plus orthodoxe et la plus conforme

    aux structures permanentes de notre culture juridique. Le Code civil lui-mme ne fait queprendre ici le relais dune immmoriale tra-dition de ius commune, o la question de lin-disponibilit avait son sige exclusif dans ledroit des choses. Seules taient frappes din-cessibilit les choses hors notre patrimoine ,extra nostrum patrimonium ou bien, selon une autre manire de dire, les choses horscommerce , les res quarum commercium non est. Le commerce pris en ce sens visait dail-leurs moins proprement parler lactivit mar-chande que les oprations juridiques, aussi bien gratuites quonreuses, susceptibles defaire passer une chose dun patrimoine unautre.

    Pour verser les choses dans la sphre sous-traite au commerce et les immobiliser dans unstatut protg, il ntait pas question de les affu-bler en personnes. Une telle opration, dail-leurs, se serait mal prte au service que cer-tains juristes contemporains attendent delle. Le subterfuge de la personnification (celle dessuccessions jacentes en droit romain classique,celle des communauts humaines au Moyenge) ne servait traditionnellement pas rser-ver, sanctuariser choses ou gens dans unespace dinalinabilit, mais instituer un point

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    26. D. Bourg, LHomme artifice, Paris, 1996. Surdautres tentatives de protection de la nature sans recours la personnification, voir F. Ost, La Nature hors la loi.Lcologie lpreuve du droit, Paris, 1995.

    27. Code civil, art. 1128. Sur la protection juridique ducorps au titre des choses, et sur les avantages que confrerait,en rgime marchand, la qualification juridique de propritpour rgir les rapports de soi-mme son propre corps, voirles importantes rflexions de J.-P. Baud, LAffaire de la mainvole. Une histoire juridique du corps, Paris, 1993. En droitpositif, laffaire est entendue depuis la loi de 1994 relative aurespect du corps humain : le corps est dsormais constitutifde la personne et, comme tel, il est dclar inviolable et horsvaleur patrimoniale (loi 29 juillet 1994, art. 3 = Code civil,art. 16, al. 1, 5, 6, 7).

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 94

    dimputation des obligations et des droits,lorsque lidentit de leur titulaire tait incer-taine. Dans lattente de lacceptation dune suc-cession, il fallait bien viter le flottement desbiens suspendus entre un mort qui nexistaitplus et un hritier qui nexistait pas encore : lasuccession elle-mme tenait alors lieu de per-sonne, solution tablie ds le commencement du IIe sicle de notre re. Dans une commu-naut, la question se posait de savoir si les bienscommuns taient indivis entre habitants ouappartenaient la communaut elle-mme,considre comme un tiers institu au-dessusdes personnes ; cette question, fort dbattue auMoyen ge, tait, comme on limagine, le sigedintrts politiques et conomiques redouta-blement concrets. Lorsque, dans la secondemoiti du XIIIe sicle, simposa la solution duneidentit autonome des collectivits organisesen personnes, cette figure nouvelle dune unitpersonnelle du collectif neut pas de porteontologique, contrairement ce qui se prtendtrop souvent chez les historiens. Bien plus, ce montage ne rpondait pas un souci de substantialiser les entits considres pour ga-rantir leur inviolabilit, gage sur leur exis-tence relle : dautres moyens, lis au mono-pole de la violence lgitime, suffisaient am-plement cet office. La personnification des collectivits tait dordre purement technique et obissait aux seules contraintes de lim-putation des obligations et des droits : pour sortir de lindivision entre les membres dune mme communaut, il fallut riger la com-munaut elle-mme en personne. Chacun sa-vait dailleurs quil sagissait dun artifice du droit. Le droit produit des mcanismes quil faut bien qualifier pour les insrer dans un tissu juridique connu. Cest ainsi quon utilisa, pour rpondre des problmes nouveaux,

    la traditionnelle catgorie juridique de la per-sonne.

    La personnification servait imputer desdroits, non protger des biens. Pour protger,cest plutt une sorte de commerce que ledroit romain avait recours, un commerce quitransportait les choses dun statut lautre, sansquil ft ncessaire de les anthropomorphiser.Les biens que lon voulait frapper dune inter-diction daliner taient transfrs dans ledomaine dun autre sujet que leur propritairedorigine : ils taient alins au profit parexemple des dieux ( choses sacres ) ou de lacit ( choses publiques ), et sinscrivaient ainsidans une mouvance juridique stable, puisque les dieux comme les cits taient considrscomme permanents. Les statuts que lon for-geait au bnfice de certains biens relevaientsoit de la religion civile, soit du droit public :mais tous taient galement juridiques, puis-quils taient leffet dune procdure de trans-fert de proprit. Ces choses ntaient jamais ni sacres ni publiques par essence antique leon quil nest pas inutile de rappeler ceux qui croient pouvoir faire chapper lanature au procd des qualifications humaines,sous la forme proprement occidentale du droit.Pour quune chose soit sacre, il fallait uneconscration, et pour quelle soit publique, unedcision politique dappropriation : ce nest pasla nature des choses qui tait dcisive, mais ladcision prise en forme leur sujet. Au Moyenge, la catgorie du sacr , catgorie juridiqueau dpart, sera certes profondment refonduedans le creuset de lanthropologie chrtienne.Mais elle ne cessera pas pour autant de servir des emplois institutionnels, lis la forme duneconscration ; elle continuera aussi dtre asso-cie au rgime de la chose publique aveclaquelle, en de nouvelles configurations, elle

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 95

    contribuera composer des statuts particu-liers28. Ces choses enfin quaujourdhui noushsitons appeler choses parce quellesappartiennent la nature, et que certains vou-draient personnifier pour les mieux prot-ger, revtaient une condition juridique singu-lire : celle de choses communes tous leshommes , qui les rendait inappropriables qui-conque en particulier. Or cette catgorie ne pr-suppose pas moins que les prcdentes uneconstruction juridique : cette construction estrien de moins que celle dune unit du genrehumain29.

    Telles furent, depuis Rome jusqu lEuropemoderne, sur la base dun droit latin reformuldans le creuset du christianisme, les lignesmajeures dun rgime qui reconnaissait aux choses certains statuts dindisponibilit. laide de ces statuts, les personnes elles aussitaient ventuellement protges : mais il fallaitalors les objectiver comme choses. Il ny a pro-bablement pas dautre sens la proposition courante selon laquelle la personne est invio-lable et sacre : en culture laque, cela signifieque la personne ne peut tre la chose de per-sonne dautre que delle-mme. La structurejuridique fondamentale, dans la trs longuedure, va jusquau Code civil, distingue choseset personnes et, parmi les choses, celles qui peu-vent ou ne peuvent pas appartenir aux per-sonnes prives. Mais toutes les choses relevaientdune mouvance personnelle, ft-elle religieuseou publique. Les choses produites par lanature nchappaient pas ce dispositif. Ilsagit mme l dune des hypothses majeureso luniversalit des hommes prit trs tt, ds ledroit romain antique, un sens institutionnel pr-cis : la nature, ds lors, tait chose de lhuma-nit. Or cette structure contraint objectiveraussi ce qui, dune personne, appartient soit

    autrui, soit soi-mme. Deux rgimes sont pen-sables, mais pas trois. Ou bien la personne estobjective par son appartenance une autre ins-tance quelle, par exemple par son appartenance Dieu ou ltat tel fut le rgime tradition-nel de lindisponibilit du corps des recruesmilitaires, de lindisponibilit de sa propre vieavec linterdiction du suicide, etc.30 ; ou bienelle sobjective elle-mme, ce qui fait du rapport soi un rapport de personne chose tel est lergime libral du corps qui nappartient quausujet lui-mme, ou du travail, qui est un dmembrement du corps que le sujet met dis-position dautrui par contrat, etc. De cela, il fau-drait que lidologie conservatrice qui sobserveaujourdhui en droit, particulirement chez lescommentateurs franais, tire les conclusions quisimposent. Lorsquon salue par exemple, lasuite dune jurisprudence rcente du Conseildtat, lavnement dun nouveau concept juri-dique, celui dune dignit humaine indisponibleau sujet lui-mme et par consquent hors com-merce31, il faut bien prendre acte en mmetemps de ce que, sil ne revient plus au sujetdune telle dignit de la dfinir lui-mme et denfaire lusage qui lui convient, il faudra bien encontrepartie quune instance tierce, un lgisla-teur ou son interprte, objective son tour cettedignit et dfinisse, au besoin contre la per-sonne elle-mme, la part qui en est indisponible(comme tel usage de son corps ou tel emploi desa dignit, etc.). Il faudra bien que cette autoritdispose souverainement de lindisponibilit dela personne et que, sans autre garantie que la

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    28. Voir, par exemple, E. Kantorowicz, Christus-Fiscus , dans Mourir pour la patrie, Paris, 1984, pp. 60-73.

    29. Voir Digeste, 1, 8, 2-5 ; 41, 1, 1-6 ; 41, 2, 1.30. Voir M. Iacub, Le Corps de la personne. Enqute

    juridique, thse, E.H.E.S.S., Paris, 1993.31. Voir, par exemple, B. Edelman, La dignit de la

    personne humaine, un concept nouveau , art. cit.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 96

    position dans laquelle elle sautoproclame dtreun tiers, la manire des glises, des mo-narques ou des tats patriotiques, elle exige dechacun, son propre gard, un sacrifice de soi32.

    Ce dtour nous permet de mieux com-prendre, lintrieur de notre propre culture, lasignification de certains dplacements contem-porains. Des objets passent dun lieu juridique lautre par exemple, lon propose de fairepasser la nature du statut dobjet celui de sujet et par ces dplacements, par simples glisse-ments rfrentiels, plutt que par invention deconcepts nouveaux, la carte du droit se recom-pose et de nouvelles questions se formulent.Mais autant les juristes daujourdhui sont libres cest mme leur devoir de proposer denouveaux montages institutionnels pour donnersens et forme aux ruptures quintroduit dansnotre culture la gnralisation de la technique etdu march et pour les intgrer dans un arsenaldogmatique plus ancien, afin de les mieux ma-triser, autant ils ne doivent pas tre dupes du terrain sur lequel ils agissent, lorsque au titre dudroit, ils introduisent des propositions htives,qui ne rpondent aucune ncessit technique.Lhistoire du droit permet dapprcier, dunpoint de vue qui introduit quelque distanceanthropologique lintrieur mme de notrepropre culture, quel point il est difficile de puiser dans larsenal dune tradition juridiquedont le lent dveloppement nest pas suffisam-ment matris ; car alors nous navons plusaffaire une construction interprtative viable,mais un vernis idologique passager. En cesens, la subjectivation de la nature est sympto-matique dune crise, sinon du sujet de droit, dumoins de la comprhension quon en a. Onconfond trop souvent deux donnes bien dis-tinctes. Le sujet rel, naturel, et le sujet artifi-

    ciel, institu. Du sujet rel, naturel, du sujethumain en somme, on croit constater les excs lhubris, la dmesure, lapptit dmiurgiquede matrise du monde. Mais en mme temps, etpar un mouvement qui nest en rien la suitencessaire du premier, on impute ces mmesexcs au sujet artificiel, labstraction du sujetde droit, cest--dire, croit-on, la modernitjuridique. Ds lors, pour borner le champ dac-tion de ce sujet, on lui oppose, non pas simple-ment des interdits, mais dautres sujets instituscontre lui. On multiplie les sujets jusqu lesimposer au monde de la nature, comme si lesujet de droit humain, par hypothse immatri-sable en ses dsirs, ne pouvait trouver de limiteque dans des sujets de droit rivaux. Il devraittre clair pourtant quaucun sujet de droit nestcomme tel le sujet concret daucun dsir : ilnest rien de plus quune institution, quun arte-fact. On confond, ce qui est banal chez lesjuristes, construction juridique et ralit psy-chologique ou sociale. Dans un pass encoreproche, il ntait pas rare de voir invoquer ledsir de possession au fondement du droit deproprit, linstinct sexuel au fondement dumariage, la jalousie au fondement de la famillemonogamique et lamour du gniteur pour saprogniture au fondement de la puissance paternelle. Tous lieux communs mis part, ctait confondre donnes psychologiques etlaborations institutionnelles. Cette confusionentretenue par le sens commun entre nature etdroit trouvait dailleurs sappuyer sur une cul-

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    32. Sur les dangers quil y a faire de la dignit des per-sonnes une matire de lordre public, et sur les procds dinterprtation luvre dans ce dtournement de la notion, voir, propos de larrt de lAssemble du Conseildtat du 7 octobre 1995, commune de Morsang-sur-Orge,O. Cayla, Le coup dtat de droit ? , aux pages 108-133de ce numro.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 97

    ture jusnaturaliste ambiante, qui tait et nacess dtre dominante, notamment en France,o la thorie gnrale du droit est beaucoupmoins dveloppe que dans les autres nationsoccidentales. Aujourdhui, la critique antimo-derne du sujet institutionnel ne procde pasautrement, lorsquelle rabat le montage de lin-dividu, sous sa forme juridique abstraite de per-sonne ou de sujet de droit (construction fortancienne comme on le verra), sur une ralitcontingente : celle du sujet-roi (expressionaujourdhui en vogue), sujet diabolique ou dia-bolis, qui plie la technique et mme le droit ses dsirs, voire ses fantames. Ceux qui mlan-gent ainsi les registres, passant, au gr des cir-constances, du rel au construit, du juridique aupsychologique et au social, sont dailleurs lespremiers semparer, au besoin, de cet instru-ment pour ltendre au-del de son substrathumain : catgorie mal pense et dangereusepour les hommes, elle serait protectrice pour lesplicans et les arbres.

    Lartefact de la personne

    Dun point de vue humaniste et dun pointde vue politique, on peut certes sinquiter decette extraordinaire extension de la sphre de lamarchandise, qui finit par comprendre les sujetsmmes de lchange, pour autant que le corps du sujet participe du sujet lui-mme, et pourautant que le corps organique soit dune naturefondamentalement autre que ces dmembre-ments du corps que sont, par exemple, leffortphysique et le travail lesquels, comme on lesait, ont un statut de marchandise, et cela bienavant lanalyse quen ont donne les cono-mistes libraux, ds le droit romain antique. On

    peut sinquiter galement de la mise en placedun systme de circulation des biens et des res-sources qui ne laisse pratiquement aucune place, du moins en premire analyse, ce pointfixe, cet inamovible inchangeable dontMaurice Godelier vient de rappeler, dans sonbeau livre sur le don et lchange, quil est ununiversel anthropologique33. Dans la traditionjuridique occidentale, ce point fixe a un nom : ilsappelle hors commerce , il sappelle inali-nabilit .

    Mais le sujet de droit tait construit bienavant cette extension de sa matrise et, surtout,ces nouveaux objets de sa matrise naffectentpas, mon sens, la forme classique de ce mon-tage institutionnel. On ne peut en effet, sauf psychologiser indment les constructions juri-diques, faire du sujet de droit le sujet dun dsirdont la demande aurait pour nom crance etdont la satisfaction aurait pour nom droit sub-jectif . Trop souvent, les historiens de la pense,voire les juristes eux-mmes, voient dans cetteide dun sujet premier, autonome et tout-puis-sant une forme juridique apparue pour les uns au XVIIe sicle avec Descartes, pour les autres auXIVe, avec le nominalisme.

    Or les choses ne sont pas aussi simples.Certes, il est vrai que lemploi du syntagmesubiectum iuris pour dire lquivalent de cequon dsignait traditionnellement sous le nomde personne ne semploie gure avant leXVIIe sicle. Il est vrai aussi que, prise en cesens, lexpression sujet de droit connat chezles auteurs modernes du droit naturel un renver-sement de sens par rapport ses emplois tradi-tionnels. Dans la scolastique, et jusque chez lesjuristes humanistes du XVIe sicle, subiectumiuris renvoie la sphre objective de ce qui est

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    33. M. Godelier, Lnigme du don, Paris, 1996.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 98

    soumis au dbat, et signifie le plus souvent lacontroverse, voire la notion juridique. Au XVIIesicle, il sagit au contraire du sujet qui dploielibrement sa volont et ralise unilatralementson autonomie par lappropriation des chosesextrieures selon les deux modalits du droitsubjectif, le droit rel et le droit personnel : pos-session et proprit dun ct, contrat et obliga-tion de lautre. En outre, toujours aux XVIIe etXVIIIe sicles, les droits dont le sujet est le pivotsont considrs comme premiers par rapport la norme objective, qui se borne les valider. Ilsne sont pas la contrepartie de la loi, leffet dunehabilitation de lordre juridique. Comme cha-cun sait, la fiction politique du contrat socialsert raliser imaginairement la synthse entrela sphre purement subjective des droits a prioriet lexistence des lois, des normes conuescomme poses a posteriori.

    Mais le droit subjectif pris en ce sens est unartefact, non du droit lui-mme, mais duneidologie rcente du droit. Sujet de droit ,notons-le pour commencer, a une acceptionpurement doctrinale et na jamais supplant lemot personne , qui est rest le mot techniqueque seul connat par exemple le Code civil, etque seuls connaissent encore les civilistes, endehors de lexercice ornemental des introduc-tions gnrales au droit. Personne est, enrevanche, un artefact technique, un artefact dont lhistoire reste entirement crire, endehors des lieux communs habituels sur lemasque, le rle, lacteur, auxquels on se rfreordinairement pour signifier que la personnejuridique est un double du sujet rel. Il est bienconnu quon appelait persona, dans le latinarchaque et classique, non pas lacteur, mais lerle et le masque autrement dit, tout la foisle signe qui reprsente et laction qui est repr-sente. Do ces expressions, propres la

    langue du thtre : tenir un rle (personamsustinere), assumer un rle (personam gerere),voire tenir sa place dans un rle (personaevicem gerere). Or toutes ces expressions pass-rent trs tt dans la langue du droit. Dans ledroit, comme dans lart dramatique, tel ou telacteur, sujet concret, tient, assume ou prend laplace dun personnage auquel il ne se rduit paslui-mme. Le sujet est double : il est lui-mme,plus la fonction que la loi lui assigne ; et cestdans la mesure o un sujet est investi dune tellefonction quil est prcisment appel personne personne du pre de famille, personne delesclave, personne de citoyen, etc. Cependant,les pratiques institutionnelles ne se bornent pasici reproduire mtaphoriquement la catgoriethtrale de la personne. En dramaturgie, leschoses sont relativement simples. Un acteurporteur de masque tient un rle et reprsente un personnage : personam gerit. Par ce double-ment sont mis en contact, en contigut, le reprsentant (lacteur) et le reprsent (le per-sonnage). Mais ces deux sujets, lun rel etlautre fictif, ont lun et lautre en commundtre des sujets galement individuels : la per-sonne est un individu au mme titre que lac-teur qui lincarne. Or il en va tout autrement endroit, dont les oprations sont infiniment pluscomplexes. En droit romain, un mme individuconcret peut assumer lui seul plusieurs per-sonnes. Plusieurs individus concrets, linverse,peuvent avoir une seule personne pour support.Telle quelle est constitue en droit, la personneest une fonction abstraite, un contenant qui seprte toutes sortes de contenus.

    Pour bien le faire comprendre, il nest pasinutile doffrir au lecteur quelques exemplestirs de la casuistique patrimoniale, o cetteconstruction trouve son plein dveloppement.Voici deux matres, A et B. Chacun est la tte

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 99

    dun patrimoine et dtient ce titre un esclave,(a) et (b). Ces esclaves grent les biens de leursmatres, passent contrat en leur nom, senga-gent en leur nom envers des tiers ou reoiventen leur nom lengagement de tiers, selon unmcanisme de reprsentation parfaite mis aupoint par le droit familial romain. Mais nos deuxmatres A et B sont en mme temps copro-pritaires dun esclave commun. Que se passe-t-il si lesclave commun (a/b) adresse une pro-messe verbale (b), esclave de B ? quel titrelacteur (a/b), spar entre deux mouvancesdomestiques, partag entre deux proprits etscind en deux statuts, a-t-il prononc la for-mule de cet engagement ? Est-ce commeesclave (a) du matre A quil na pas en com-mun avec son cocontractant, lesclave (b) ? Oubien, est-ce comme esclave (b) du matre Bquil partage avec son partenaire (b) ? Danscette hypothse, le matre ne devrait pas treengag par la promesse faite par un de sesesclaves un autre : nul, en effet, ne peut sen-gager envers soi-mme. Pour dcomposer laquestion en ses termes juridiques lmentaires,il faut distinguer, dans le promettant (a/b),deux personnes : en lui se conjuguent la per-sonne de lesclave de A et la personne de les-clave de B . Comme personne de lesclave deA , il engage, par la promesse faite lesclave(b), son matre A envers B : lnonciateur etladressataire de la promesse nappartenant pasau mme matre, ils constituent deux sujets dis-tincts. Comme personne de lesclave de B , ilne peut en revanche engager, par la promessefaite au mme esclave (b), son matre enverssoi-mme : ladressataire et lnonciateur de lapromesse relvent du mme dominus et consti-tuent donc un seul sujet. Par cette constructioncomplexe, la jurisprudence fonde une solutionsre, qui peut snoncer ainsi : la promesse faite

    par lesclave indivis lesclave de lun des deuxco-indivisaires engage celui de ses deux matresqui nest pas en mme temps bnficiaire decette promesse qui na pas en mme tempsladressataire dans son domaine. En dautrestermes, lun des deux titres entre lesquels les-clave promettant se subdivise doit tre absent lacte. Lorsquil promet (b), lesclave (a/b)na de rle jouer que comme esclave de A :comme esclave de B, il nen peut avoir aucun34.

    Le droit opre une vritable dissociation dessujets et des corps, pour composer des per-sonnes . Lesclave commun, individu partagentre deux matres, divis entre deux patri-moines, prononce une seule promesse. Mais desa seule bouche sortent deux paroles distinctesjuridiquement : lune engage le premier matre,lautre nengage pas le second. Ce que la naturerunit en un corps, en une bouche, en une voix,le droit le disjoint en deux formules juridiquesdistinctes et en deux personnes irrductibles.Voici, linverse, plusieurs sujets runis en uneunique personne. Un testateur institue hritiersson fils et son petit-fils dun ct, son ami delautre. Comment interprter la volont du tes-tateur ? A-t-il voulu diviser son hritage en troisparts gales, destines respectivement son fils, son petit-fils et son ami ? ou bien a-t-il pensdiviser lhritage en deux moitis, lune pourlensemble de ses deux descendants, lautrepour son ami ? Cest la seconde solution quiprvaut car, dit le texte, qui enregistre ici largle selon laquelle les fils de famille nont

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    34. Julien, Digeste, 45, 3, 1, 4 : Lesclave commun tientla personne de deux esclaves (communis servus duorum ser-vorum personam sustinet). Si mon propre esclave a reu unepromesse de la part dun esclave qui nous est commun toi et moi, tout se passe, dans cette unique formule verbale,comme si deux promesses avaient t sparment pronon-ces, lune qui se serait adresse la personne de mon escla-ve, et lautre qui se serait adresse la personne du tien.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 100

    aucune autonomie patrimoniale, le pre et lefils sont une seule personne .

    Lunit de la personne ne recouvre paspremirement celle dun sujet physique ou psy-chologique. Elle recouvre premirement, en tout cas originellement, lunit dun patrimoine.Cette unit est dordre gestionnaire. On appe-lait finalement persona, en droit romain, le sujetde droit titulaire dun patrimoine, et les agents(fils, esclaves) quil incluait et qui, par l, taienthabilits le reprsenter juridiquement. Le cri-tre de cohrence tait dans les biens, ou pluttdans leur mouvance juridique, qui faisait quune pluralit de biens tait rduite lunitdun mme point dimputation. Le droit recon-naissait autant de personnes que de patri-moines, plutt que dindividus. Do la possibi-lit pour un seul sujet de contenir plusieurspersonnes, ou pour une seule personne de contenir plusieurs sujets. Un mme indivi-du, sil se rpartissait entre deux patrimoines,constituait deux personnes : tel lesclave dedeux matres. Plusieurs individus assigns unmme patrimoine taient linverse consid-rs ensemble comme formant une personneunique. Les esclaves dun mme matre consti-tuaient en ce sens une personne. En ce sensaussi, ladage selon lequel un pre et son filssont une seule et mme personne navait riende mystique. Il tait purement juridique. Demme encore, lorsque les biens taient provisoi-rement sans matre, par exemple au momentdune succession jacente. Ils constituaient dansleur unit encore une personne. Selon un adagerpt partir du IIe sicle, la succession tientlieu de personne . Tel est le premier exemplehistorique de la personnification, qui devaitconnatre un formidable avenir, partir duMoyen ge.

    Pour les juristes mdivaux, cependant, le

    cercle de la personne est rabattu sur le sujethumain concret. On ne saurait comprendreautrement le fait que, lorsque les commenta-teurs du Corpus iuris civilis veulent rendrecompte des solutions romaines o lon voit unseul individu, lesclave commun, tre constitude deux personnes, ils doivent traduire cetteproposition pour eux trange en une formule o, tout au contraire, laccent est mis sur lancessaire adquation de la personne et de lin-dividu. Balde et Bartole expliquent que, danscette hypothse, lesclave commun reprsenteses deux matres . L o le texte antique, poursignifier lunit juridique que lesclave formaitavec son matre, incluait deux entits person-nelles en un mme sujet, le commentaire m-dival postule au contraire linconfondable sin-gularit de chacune de ces entits, confonduesdsormais avec les sujets eux-mmes. Mais,pour rendre compte de ce qui les identifiejuridiquement lune lautre, il a recours lacatgorie de la reprsentation. Il fait de la re-prsentation un instrument de liaison de ces personnes. Lun agit pour le compte de lautre,plutt quil nest confondu avec lui, et assureainsi la quasi-prsence de lautre, plutt quil nela contient. La reprsentation sauve le principede lunicit des personnes. Tout se passe ainsicomme si, sagissant du commerce juridiqueentre les hommes, il tait devenu pratiquementimpossible, au Moyen ge, dimaginer dautrespersonnes que concrtes et charnellement hu-maines.

    Cest pourquoi, sans doute, ladage romainqui voulait que la succession remplisse lofficede la personne du dfunt ou loffice dunepersonne fut modifi de manire viter depersonnifier le monde des objets. Selon la for-mule antique, luniversalit des biens successo-raux tait non seulement personnifie, mais elle

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 101

    occupait provisoirement aussi le sige du mort :sa fonction (fungitur) tait de remplacer le mortdans son rle, dans sa personne (vice perso-nae) de matre des biens. Il ny avait pas plus dedifficult, en droit romain, considrer les bienscomme personne du dfunt qu intgrer les-clave la personne du matre ou le fils la per-sonne du pre : la personne tait une unit abs-traite et, par consquent, extensible. Or cetteformule fut remplace par celle, moins ambigudu point de vue de lindividualit des per-sonnes, selon laquelle, dsormais, la succes-sion reprsente la personne du mort . Grce lareprsentation, une fois de plus, les glossateurset les commentateurs, dAccurse Jacques deRvigny, de Jean de Imola Bartole, vitentdunifier des contenus htrognes, commechoses et gens, sous lenseigne commune de lapersonne. Ils sefforcent tout au contraire deconstruire un lien entre des lments pensscomme naturellement disjoints. Entre le mort etla succession, nul amalgame : leur unit oprepar la fiction selon laquelle celle-l, prsente,remplace celui-ci, absent. La permutation delabsence et de la prsence assure la solidaritfonctionnelle de deux ples rigoureusementmaintenus distance lun de lautre.

    De la mme manire, lorsquils consentent reconnatre que plusieurs individus puissentconstituer une seule personne, hypothse lie audveloppement de la personnalit morale descommunauts religieuses ou politiques, les m-divaux sempressent de noter quun tel effet nevaut que par fiction. Il est bien connu que lidede personne fictive fut dabord formule parInnocent IV, au XIIIe sicle. Mais on na pas suf-fisamment prt attention au moyen linguis-tique employ cette intention. Le grand papecanoniste sest content de passer dun mot lautre en changeant une lettre : le verbe utilis

    par les textes juridiques romains pour confrer la succession le rle provisoire du mort, fungor( faire office de ), est rgulirement par luitransform en fingor ( feindre ). Ds lors, lesbiens ne tiennent plus lieu des morts, mais onfait comme sils en tenaient lieu. Ds lors, lafonction se dplace en fiction. Ds lors, les biens(ou tout autre support) simulent la personne plutt quils ne lassument. La personnalitmorale est au Moyen ge le lieu par excellenceo les juristes opposent le vrai et le fictif ,le vrai et le reprsentatif , et o le repr-sentatif se cumule avec le fictif pour signi-fier la nature proprement artificielle de touteunit sociale dote dune individualit juri-dique. Innocent IV et dautres sa suite relventencore que les collectivits religieuses ou poli-tiques sont des noms de droit et non des nomsde personnes , opposant ainsi lappellation desabstractions juridiques la dsignation des tressinguliers. De cette manire, la personne pro-prement dite, la vraie personne peut treenvisage comme rgulirement et naturelle-ment individuelle, au rebours de la traditionromaine o la pertinence dune telle qualifica-tion juridique tait moins troitement lie laralit de son substrat.

    Persona est au dpart un double undouble dont la constitution complexe se saisitessentiellement dans la casuistique du droitpatrimonial et successoral. Contient lide dundouble galement le subiectum iuris, qui dsignele sujet en tant que support dun droit : ce sup-port est institu par lordre juridique lui-mme.Ce double peut certes donner corps desensembles de personnes ou de choses, mais lonen dit gnralement alors, depuis le Moyen ge,quil est faux ou fictif ou bien, ce qui revient aumme, quil nest que juridique. Mais il nenreste pas moins un double lorsque lunit consi-

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 102

    dre est celle de la personne physique : enaucun cas, la personne ne se confond avec lin-dividu naturel quelle recouvre. Cette autono-mie apparat le plus nettement en droit romain,comme on la vu. Mais elle subsiste encore endroit mdival o, dans un contexte imprgn dethologie, la personne vraie garde, en tantque personne, sa nature dunit morale, dga-ge ou non de lindividu empirique35. Elle estmaintenue quasiment intacte par le droitmoderne, qui a pourtant invent la catgorie depersonne physique. Lartifice est ici pouss jus-qu ce point que le corps, paradoxalement,reste entirement tranger la dfinition decette personne, du moins jusqu une lgislationrcente de 1994, introduite dans larticle 16 duCode civil. De nombreux juristes pourtant, commencer par Jean Carbonnier, nen criventpas moins que la personne, ou le sujet de droit,nest autre que lindividu humain lui-mme,dans sa ralit naturelle premire36. Cette vuenaturaliste des choses me parat contraire toutce quenseigne la tradition juridique occiden-tale. Et elle me parat expliquer en outre la rai-son pour laquelle, aujourdhui, certains ont lesentiment quapparat un sujet de droit dun type nouveau, un sujet dont les dsirs illimitssont valids comme crances faire valoircontre la nature, voire contre soi-mme. Bref,un sujet psychologique et social, auquel le droitdonnerait forme.

    En ralit, lide mme de droit subjectif estsource derreur dans lanalyse. Elle laisse croireque le droit considre que ce sujet existe natu-rellement, alors que ce qui existe en droit,comme la amplement dmontr Kelsen, cestun ensemble de normes qui imposent aux indi-vidus rgis par un ordre juridique donn desobligations, lesquelles ont pour contrepartie desdroits subjectifs tout droit subjectif tant le

    corollaire dune obligation juridique37. La per-sonne sujet de droits et dobligations nest pasltre humain concret, avec ses caractres phy-siques et psychiques propres : elle est une abs-traction de lordre juridique, un point dimputa-tion personnalis des rgles juridiques quigouvernent cet tre humain. La personne a, bien entendu, gnralement un individu poursubstrat, mais elle peut aussi bien en avoir plu-sieurs, comme le montre lexemple de la per-sonne dite morale. Elle peut mme nen avoiraucun, comme le montre la thorie juridique delabsence, qui suppose que des morts puissenttre vivants et sujets de droit. Na aucun sub-strat individuel non plus, par hypothse, cettrange sujet auquel une jurisprudence amri-caine puis franaise rcente reconnat un droit ne pas natre, et accorde des dommages et int-rts pour le prjudice dtre n dans un tatanormal (actions en wrongful life). Le droit sub-jectif est ici port rtroactivement un momentfix, sinon avant la conception, du moins unstade embryonnaire de la vie du sujet38.

    Lunit de la personne physique paratpourtant assure encore dun long avenir, mme si se transforme aujourdhui la concep-tion juridique du corps mme si lide duneunit du substrat corporel de la personne

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    35. Pour la construction thologique, voir A. Boureau, Droit et thologie au XIIIe sicle , Annales, E.S.C., 1992,pp. 1113-1125.

    36. J. Carbonnier, Droit civil, I, IIe partie, Les personnes.37. H. Kelsen, Thorie pure du droit, trad. Eisenmann,

    Paris, 1962, p. 170 sq. ; Thorie gnrale des normes, trad.O. Beaud et F. Malkani, Paris, 1996, p. 179 sq. ; Thoriegnrale du droit et de ltat, trad. B. Laroche et V. Faure,Paris, 1997, p. 126 sq.

    38. La Cour de cassation a galement reconnu, en 1996, quun enfant disposait dune action indemnitairecontre les mdecins par la faute desquels linterruption degrossesse de sa mre navait pas t pratique. VoirF. Bellivier, Le Patrimoine gntique humain, op. cit., vol. II, p. 423 sq.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 103

    semble seffacer au profit dune organicit demoins en moins individualise. Les deux lois du29 juillet 1994, relatives lune au respect ducorps humain et lautre au don et lutilisationdes produits et lments du corps humain, continuent en effet dtre rgies par la tradition-nelle catgorie de la personne, malgr ledmembrement quy subit la reprsentation ducorps, fragment en lments destins transi-ter dun sujet lautre, par un commerce gra-tuit39. Ces lois font dabord entrer pour la pre-mire fois le corps parmi les catgories du droitcivil franais le corps, l o ntaient recon-nues traditionnellement que des personnes,cest--dire des abstractions. Mieux, dans cestextes tranges, la substitution du corps la per-sonne ne se borne pas confrer une valeur juridique au substrat corporel de celle-ci. Cestlidentit mme de ce substrat qui se trouve vir-tuellement dfaite. En face des personnes, eneffet, le lgislateur ne postule pas lexistencedorganismes homognes, dfinis selon la visioncommune par laffinit et la complmentarit de leurs constituants, cest--dire par leur unitet par leur autonomie. En ralit, il nest ques-tion dans ces lois que dorganes, de tissus, deproduits du corps, dembryons, de sang, etdoprations portant sur ces divers lments disjoints comme si le corps de la personne,au titre de laquelle ce corps est protg, ntaitquune organisation provisoire dlments tran-sitoires, une complexion qui nexisterait plusquen mouvement, ce qui contraint modifier la notion que nous avons du naturel et de larte-fact. Apparat, bizarrement enchsse dans lanotion traditionnelle et scolastique de la per-sonne, une nouvelle corporit faite dassocia-tions temporaires, densembles dont les pices,transportables de lun lautre, ne sont pastoutes dorigine. Les tres humains corporels

    apparaissent alors, du point de vue de lautono-mie de leur volont, comme ceux dont on exige(ou dont on prsume) laffirmation dune auto-disposition de leurs lments corporels. Un nouveau lien social semble unir les sujets trans-plantables entre eux, un lien social corporel.Pourtant, on nen est pas moins frapp de voirque les vieilles catgories du droit civil impo-sent finalement cette corporit disloque leurpropre rgime et de sens et de norme. Car, dune certaine manire, la projection unifiantede la personne continue dimposer son rgime tout ce matriau organique disjoint, dont la loirgit la circulation gratuite. Et ce rgime est onne peut plus classique. Il est celui de linviolabi-lit du corps et celui du consentement de la per-sonne. Il est mme celui de son indisponibilit,dfini sur le mode de sa non-patrimonialit.Malgr lapparence du contraire, est maintenuela figure classique de la personne comme chosehors commerce.

    Le droit, technologie de substitution du social au naturel

    Mme qualifie de physique, selon uneappellation qui contribue encore plus en obs-curcir lanalyse, la personne nen est pas moinstoujours un artefact. Lartefact tient ce quuntre humain singulier est institu comme entitjuridique abstraite et universelle. Un tel artefactest ncessaire, dailleurs, puisque grce lui le droit peut gnraliser et universaliser son

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    39. Le meilleur commentaire de ces lois est celui deM. Iacub, dont je minspire ici : De lthique la responsabi-lit juridique des mdecins. Biothique et cologie, llaborationdun nouveau statut pour le corps humain, Rapport prsent la Mire en 1996, 52 p.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 104

    propos. Il peut adresser ses commandements des units gales et imputer ces units lesconduites quils prescrivent. Les normes dudroit ont pour point dappui des entits compa-rables, plutt que des tres irrductiblement singuliers. Comme la langue, le droit est instru-ment dabstraction et, en ce sens, dgalit.Lexistence du sujet promthen avide dunematrise toujours plus exigeante de la nature seconstate sur le terrain anthropologique, indus-triel, technique, psychique. Mais il se constatemoins aisment en droit. Les catgories du droitsont, si je puis dire, neutres en soi et vides desens. Elles sont des contenants, des formes for-ges de longue date, offertes tous les emploispossibles. Tout contenu est susceptible dtrerduit une forme juridique ou une autre. Cela signifie que tous les modes dorganisationsociale peuvent tre signifis par un mme lan-gage et inscrits dans un mme dispositif derationalit. Et cest bien ce qui sobserve lafois dans la longue dure du droit europen, oles formes juridiques romaines nont cessdtre surimposes des contenus historiquesnouveaux, et dans le vaste espace conomique et politique contemporain, o les traditions etles rationalits les plus divergentes finissent parse plier au moule des formes juridiques occi-dentales.

    La question la plus difficile est celle du rap-port qui unit, dans notre histoire, le modlemoderne de la techno-science et ce quon pour-rait appeler lesprit technique du droit. Le droitest souvent dfini en latin comme ars, ce que lesversions grecques de la compilation traduisentsouvent par techn. Ce dernier point, que je nefais quvoquer ici, me permettra de relativiserla pertinence de cette trop fameuse et sempiter-nelle opposition des Anciens et des Modernes,du droit des Anciens et du droit des Modernes,

    opposition qui rend compte de la distance entreAristote et Descartes, mais assurment pas de lafrappante continuit entre le droit romain et, travers sa reformulation mdivale, les droitseuropens modernes. Cette opposition, pour tout dire, ignore que le tissu juridique europen(aussi bien administratif que civil) sest tenduautour de cas dcole et de lieux argumentatifsdu droit commun, auxquels sincorporrentcertes de plus en plus, surtout partir du XVIesicle, des arguments thologiques puis poli-tiques, mais extraits dune thologie et dunepolitique formes de longue date au moule juri-dique. Elle ignore les montages translaticespropres aux institutions forges sous la rf-rence au Corpus iuris. Les discussions contem-poraines autour du sujet de droit ngligent tropsouvent la tradition artificialiste de la sience dudroit en Occident, et renvoient une opposi-tion, mon avis, peu pertinente entre droit naturel classique et droit naturel moderne, entredroit de la nature des choses et droit de la puis-sance du sujet, dans lignorance peu prstotale que le droit romain, pris par certainscomme paradigme de ce droit naturel classique,a commenc par absorber et reconstruire la rfrence la nature, cest--dire par en faireun simple instrument suppltif du droit civil.

    Si les juristes contemporains avaient accsaux casuistiques anciennes, y compris auxcasuistiques de la scolastique mdivale, ilsseraient contraints dinscrire certaines desinventions proprement sidrantes de la juris-prudence contemporaine dans la suite desconstructions tout aussi sidrantes de la tradi-tion civile ou commune du droit en Europe. Jenentends videmment pas nier lhistoire dudroit et moins encore les singularits de cettehistoire, lge de la technique et du march.Mais il sagit de dfinir lchelle de temps dans

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 105

    lequel on peut comprendre les constructions dudroit contemporain et, plus encore, lanthropo-logie quelles vhiculent. Or, de ce point de vue,lopposition des Anciens et Modernes, qui sertde cadre la rflexion sur les droits subjectifs,nest pas pertinente. Dabord, parce que cetteopposition est un produit de lidologie libraleet na pas de signification en dehors delle. Maissurtout, parce que, en droit, les Anciens disons les Romains puis, aprs labsorption dudroit romain par le christianisme, les mdivaux ont labor et construit ce qui est prci-sment imput aux Modernes : le sujet de droitcomme support dune puissance dagir, la nature comme objet auquel sapplique cettepuissance, la dnaturation du monde commemoyen technique de cette action une tech-nique qui, avant davoir t industrielle, fut ins-titutionnelle, mais une technique quand mme,qui portait le nom dars, qui visait lefficienceet qui construisait des logiques ou des modlesopratoires en fonction du but atteindre, enlaissant en suspens la question de la vrit.

    Il ne faut pas chercher bien loin pour trouverdes institutions et des pratiques qui relveraientde la mme critique que celle que lon fait por-ter aujourdhui sur les nouveaux domainesacquis aux droits subjectifs, pour peu que lonnait pas la paresse de penser que ces institu-tions sont plus naturelles que dautres, au motifque le temps les a valides. Toute dominationnouvelle effraye, dans la plus grande indiff-rence lgard des dominations acquises.Sinterroge-t-on assez sur le rgime ancien de lapuissance paternelle, qui concentrait lautono-mie dun ct et lhtronomie de lautre ?Sinterroge-t-on, du point de vue dune critiquedu sujet-roi, sur lextension actuelle du domainede la proprit ? La moindre rflexion critiquesexerce-t-elle lgard de lacquisition des

    droits sur le produit fini, non par celui qui laralis, mais par celui qui la command ? Surles modes, constitus de longue date, duneprise de possession des choses lointaines par lemoyen de reprsentants dlgus ou subdl-gus ? Sur lhritage, qui gnre un droit unila-tral lassistance ? quelle rgulation du droitsubjectif le droit du placement spculatif obit-il ? En quoi la possibilit laquelle le droit nemet pas obstacle, pour les uns de capitaliser sans limites, pour les autres dtre corollaire-ment exclus de tout bien et de toute ressource,porte-t-elle moins atteinte aux limites o devraittre borne la puissance du sujet, que le droit dedisposer de son corps ou mme de son tat undroit vilipend soit au nom dune dignithumaine rgie par une tierce autorit, soit aunom dune structure subjective immuablementcorrle des institutions qui font immanqua-blement la part belle au pouvoir sur la libertet au destin gnalogique sur lautonomie ?Pourquoi, enfin, est-ce presque toujours lorsquele sujet na affaire qu lui-mme que la ques-tion des interdits et des limites prend ce tourapocalyptique commun aux juristes antimo-dernes ?

    Bien des questions que lon soulve aujour-dhui avec gravit empchent de considrer lex-trme plasticit du droit lgard des valeursnaturelles que daucuns croient pouvoir sauverpar des moyens juridiques. Or de telles valeursne sont pas plus juridiques quelles ne sont, parexemple, industrielles ou techniques. Dans satradition scolastique la plus ancienne, le droitna cess dtre une entreprise au service de lamatrise de la nature et de lautonomisation dusujet, dans un sens progressivement absolutiste.Ces deux dimensions du droit sont dailleursintimement lies. Lorsquun texte dUlpien,juriste du IIIe sicle, texte comment sans dis-

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 106

    continuer par les civilistes du XIIe au XVIIIesicle, dit par exemple que le droit naturel en-globe les hommes et les animaux, parce que lareproduction sexue leur est commune, il sem-presse dajouter que les hommes seuls connais-sent le mariage et la filiation, cest--dire unesrie de prsomptions et de fictions qui, elles,nexistent pas dans la nature commencerpar la prsomption que le mari de la mre est lepre, prsomption sur laquelle sen greffentdautres, celle, par exemple, quun adoptant non mari est pre comme sil tait le maridune femme qui nexiste pas, etc. Sur cettebase dartifice, le droit na cess de forger dessujets, et les sujets de se forger eux-mmes.

    Un exemple, extrme certes, fera mieuxcomprendre ce que jentends par opration technique du droit sur la nature. Ladop-tion romaine dment radicalement trois rgles fondamentales que lanthropologie40 dfinitcomme ncessairement prsentes dans lordreuniversel auquel obit la reproduction humaine.

    Il nexiste que deux sexes et leur rencontreest ncessaire dans lacte de procration. Orladoption romaine ne requiert quun sexe, et larencontre mme fictive des deux sexes nest pasexige : il faut et il suffit dtre un citoyen mleet pleinement capable, pour adopter.

    Un ordre de succession des naissances ausein dune mme gnration classe les individusen ans et en cadets et des lignes parallles dedescendance sont issues des individus ainsi clas-ss. Or ladoption romaine permet de renversercet ordre, puisque ladoptant peut faire du cadetun an.

    La procration entrane une succession degnrations dont lordre ne peut tre invers(celle des parents prcde celle des enfants). Orladoption romaine permet de subvertir cetordre, puisquun pre de famille peut manci-

    per puis radopter son fils comme pre de sonpropre frre, lequel glisse la gnration inf-rieure. Il peut mme adopter son petit-fils aurang de fils, ce qui en fait le frre de son proprepre, lequel se trouve mis la mme gnrationque son fils41.

    Les juristes qui prtendent arrter au nom du droit, instaurateur, dit-on, des limites, lamachine infernale de la technique, oublient quele droit lui-mme est une technique, et une technique de dnaturation. Les juristes duMoyen ge appelaient parfois chimres leursconstructions juridiques, et alchimistes ceux quiles laboraient. Voici une chimre : la per-sonne que constitue une corporation, une cit,un tat. Chimre, parce que dabord est faitexister un tre qui nexiste pas dans la nature.Chimre renforce par la fiction de reprsenta-tion, laquelle fait que, travers lorgane habilit agir en son nom et pour elle, cest la personneartificielle qui agit, comme si elle tait relle-ment prsente. Et, comme cette personne est la fois artificielle et reprsente, elle peut tout la fois agir et ntre pas responsable de sesactes. En somme, elle peut tuer (lon peut tueren son nom) sans commettre aucun crime : telest le premier fondement juridique du pouvoirquont les tats de tuer et de leur irresponsabi-lit pnale. Toute la thorie mdivale de la loiest lie galement la fiction chimrique de la toute puissance (plenitudo potestatis) qui faitque le lgislateur, tout comme Dieu, peut don-ner existence ce qui nexiste pas et priverdexistence ce qui existe ; il peut galementchanger la substance et ses qualits : le temps(rtroactivit), le lieu (la reprsentation change

    Yan ThomasLe sujet de droit,

    la personne et la nature

    40. Fr. Hritier, LExercice de la parent, Paris, 1981.41. Julien, Digeste, 37, 4, 13, 3 ; 37, 6, 3, 6 ; Ulpien,

    Digeste, 37, 8, 1, 9 ; 37, 4, 3, 3 et 4.

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    - -

    200

    .146

    .5.2

    4 - 2

    8/01

    /201

    1 17

    h15.

    G

    allim

    ard

    Docum

    ent tlcharg depuis www.cairn.info - - - 200.146.5.24 - 28/01/2011 17h15. Gallim

    ard

  • 107

    labse