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Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille T I Q Q U N Les concepts faits pour la guerre se passent bien de l’unanimité. Il est dans l’ordre qu’ON leur reproche l’aspect infamant des réalités qu’ils font voir. Ceux qui ont réussi à s’aveugler sur le fait pourtant massif de la Jeune-Fille n’en sont pas à une cécité près. C’est la Jeune-Fille elle-même qui est le produit de la mysogynie, non sa théorie. Ouvrez n’importe quel journal féminin, vous verrez bien. La Jeune-Fille n’est pas toujours jeune et de moins en moins fille, elle n’est que la figure de l’intégration totale à une totalité sociale en désintégration. Quand le crétin proteste contre l’évidence que «le monde n’est pas une marchandise» et que d’ailleurs lui non plus, il feint une virginité qui ne justifie que son impuissance. Nous ne voulons ni de cette virginité ni de cette impuissance. Nous proposons une autre éducation sentimentale. Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille 9 T I Q Q U N

Tiqqun Premiers Matériaux Pour Une Théorie de La Jeune Fille

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  • Premiers matriaux pour unethorie de la Jeune-Fille

    TIQQUN

    Les concepts faits pour la guerre se passent bien de lunanimit. Il est dans lordre quON leur reproche laspect infamant des ralits quils font voir. Ceux qui ont russi saveugler sur le fait pourtant massif de la Jeune-Fille nen sont pas une ccit prs. Cest la Jeune-Fille elle-mme qui est le produit de la mysogynie, non sa thorie. Ouvrez nimporte quel journal fminin, vous verrez bien. La Jeune-Fille nest pas toujours jeune et de moins en moins lle, elle nest que la gure de lintgration totale une totalit sociale en dsintgration. Quand le crtin proteste contre lvidence que le monde nest pas une marchandise et que dailleurs lui non plus, il feint une virginit qui ne justie que son impuissance. Nous ne voulons ni de cette virginit ni de cette impuissance. Nous proposons une autre ducation sentimentale.

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    TIQQUN

  • Premiers matriaux pour une thorie de la Jeune-Fille

  • - I did love you once.

    Hamlet

  • 7Prliminaires

    I

    Sous les grimaces hypnotiques de la pacication ofcielle se livre une guerre. Une guerre dont on ne peut plus dire quelle soit dordre simplement conomique, ni mme sociale ou huma- nitaire, force dtre totale. Tandis que chacun pressent bien que son existence tend devenir le champ dune bataille o nvroses, phobies, somatisations, dpressions et angoisses sonnent autant de retraites, nul ne parvient en saisir ni le cours ni lenjeu. Paradoxalement, cest le caractre total de cette guerre, totale dans ses moyens non moins que dans ses ns, qui lui aura dabord permis de se couvrir dune telle invisibilit.

    Aux offensives force ouverte, lEmpire prfre les mthodes chinoises, la prvention chronique, la diffusion molculaire de la contrainte dans le quotidien. Ici, lendoicage vient adquatement relayer le icage gnral et lauto-contrle individuel le contrle social. Au bout du compte, cest lomniprsence de la nouvelle police qui achve de la rendre imperceptible.

  • 8II

    Lenjeu de la guerre en cours, ce sont les formes-de-vie, cest--dire, pour lEmpire, la slection, la gestion et lattnuation de celles-ci. La mainmise du Spectacle sur ltat dexplicitation public des dsirs, le monopole biopolitique de tous les savoirs-pouvoirs mdicaux, la contention de toute dviance par une arme toujours plus fournie de psychiatres, coachs et autres facilitateurs bienveillants, le chage esthtico-policier de chacun ses dterminations biologiques, la surveillance sans cesse plus imprative, plus rapproche, des comportements, la proscription plbiscitaire de la violence, tout cela rentre dans le projet anthropologique, ou plutt anthropotechnique de lEmpire. Il sagit de proler des citoyens.

    lvidence, entraver lexpression des formes-de-vie des formes-de-vie non comme quelque chose qui viendrait mouler de lextrieur une matire sans cela informe, la vie nue, mais au con-traire comme ce qui affecte chaque corps-en-situation dun certain penchant, dune motion intime , ne peut rsulter dune pure poli-tique de rpression. Il y a tout un travail imprial de diversion, de brouillage, de polarisation des corps sur des absences, des impos-sibilits. La porte en est moins immdiate mais aussi plus durable. Avec le temps et par tant deffets combins, on nit par obtenir le dsarmement voulu, notamment immunitaire, des corps.

    Les citoyens sont moins les vaincus de cette guerre que ceux qui, niant sa ralit, se sont demble rendus : ce quon leur laisse en guise dexistence nest plus quun effort vie pour se rendre compatible avec lEmpire. Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque dsir, chaque affect rencontre quelque distance la ncessit danantir lEmpire et ses citoyens. Affaire de respira-

  • 9tion et damplitude des passions. Dans cette voie criminelle, nous avons le temps ; rien ne nous presse de rechercher laffrontement direct. Mme, ce serait faire preuve de faiblesse. Des assauts seront lancs, pourtant, qui importeront moins que la position do ils le seront, car nos assauts minent les forces de lEmpire tandis que notre position mine sa stratgie. Ainsi, plus il lui sem-blera accumuler les victoires, plus il senfoncera loin dans la d-faite, et plus celle-ci sera irrmdiable. Or la stratgie impriale consiste dabord organiser la ccit quant aux formes-de-vie, lanalphabtisme quant aux diffrences thiques ; rendre le front mconnaisable sinon invisible ; et dans les cas les plus critiques, maquiller la vraie guerre par toutes sortes de faux conits.

    La reprise de loffensive, de notre ct, exige de rendre le front nouveau manifeste. La gure de la Jeune-Fille est une machine de vision conue cet effet. Certains sen serviront pour constater le caractre massif des forces doccupation hostiles dans nos existences ; dautres, plus vigoureux, pour dterminer la vitesse et la direction de leur progression. A ce que chacun en fait on voit aussi ce quil mrite.

    III

    Entendons-nous : le concept de Jeune-Fille nest videmment pas un concept sexu. Le lascar de bote de nuit ne sy conforme pas moins que la beurette grime en porno-star. Le smillant retrait de la com qui partage ses loisirs entre la Cte dAzur et ses bureaux parisiens o il a gard un pied lui obit au moins autant que la single mtropolitaine trop sa carrire dans le consulting pour se rendre compte quelle y a dj laiss quinze ans de sa vie. Et comment rendrait-on compte de la secrte correspondance qui

  • 10

    lie lhomo branch-gon-pacs du Marais la petite-bourgeoise amricanise installe en banlieue avec sa famille en plastique, sil sagissait dun concept sexu ?

    En ralit, la Jeune-Fille nest que le citoyen-modle tel que la socit marchande le rednit partir de la Premire Guerre mondiale, en rponse explicite la menace rvolutionnaire. En tant que telle, il sagit dune gure polaire, qui oriente le devenir plus quelle ny prdomine.

    Au dbut des annes 20, le capitalisme se rend bien compte quil ne peut se maintenir comme exploitation du travail humain sil ne colonise aussi tout ce qui se trouve au-del de la sphre stricte de la production. Face au d socialiste, il lui faut lui aussi se socialiser. Il devra donc crer sa culture, ses loisirs, sa mdecine, son urbanisme, son ducation sentimentale et ses moeurs propres, ainsi que la disposition leur renouvellement perptuel. Ce sera le compromis fordiste, lEtat-providence, le planning familial : le capitalisme social-dmocrate. la soumission par le travail, limite puisque le travailleur se distinguait encore de son travail, se substitue prsent lintgration par la conformit subjective et existentielle, cest--dire, au fond, par la consommation.

    De formelle, la domination du Capital devient peu peu relle. Ses meilleurs soutiens, la socit marchande ira dsormais les cher-cher parmi les lments marginaliss de la socit traditionnelle femmes et jeunes dabord, homosexuels et immigrs ensuite.

    ceux qui jusquhier taient tenus en minorit, et qui taient de ce fait les plus trangers, les plus spontanment hostiles la socit marchande, nayant pas t plis aux normes dintgration dominantes, celle-ci pourra se donner des airs dmancipation. Les jeunes gens et leurs mres, reconnat Stuart Ewen, fournirent au mode de vie offert par la rclame les principes sociaux

  • 11

    de lthique du consommateur. Les jeunes gens parce que ladolescence est la priode de la vie dnie par un rapport de pure consommation la socit civile. (Stuart Ewen, Consciences sous inuence) Les femmes parce que cest bien la sphre de la reproduction, sur laquelle elles rgnaient encore, quil sagissait alors de coloniser. La Jeunesse et la Fminit hypostasies, abstraites et recodes en Jeunitude et Fminitude se trouveront ds lors leves au rang didaux rgulateurs de lintgration impriale-citoyenne. La gure de la Jeune-Fille ralisera lunit immdiate, spontane et parfaitement dsirable de ces deux dterminations.

    La garonne simposera comme une modernit autrement plus fracassante que toutes les stars et starlettes qui envahiront si rapidement limaginaire mondialis. Albertine, rencontre sur la digue dune station balnaire, viendra primer de sa vitalit dsinvolte et pan-sexuelle tout lunivers croulant de la Recherche. La lycenne fera rgner sa loi dans Ferdydurke. Une nouvelle gure de lautorit est ne qui les dclasse toutes.

    IV

    lheure quil est, lhumanit reformate dans le Spectacle et biopolitiquement neutralise croit der quelquun en se procla-mant citoyenne. Les journaux fminins rtablissent un tort presque centenaire en mettant enn leur quivalent disposition des mles. Toutes les gures passes de lautorit patriarcale, des hommes politiques au patron en passant par le ic, se trouvent jeune-llises jusqu la dernire, le pape.

    bien des signes, on reconnat que la nouvelle physionomie du Capital, seulement esquisse dans lEntre-deux-guerres, atteint

  • 12

    maintenant sa perfection. Quand se gnralise son caractre ctif, lanthropomorphose du Capital est un fait accompli. Cest alors que se rvle le mystrieux sortilge grce auquel le crdit gnralis qui rgit tout change (du billet de banque la traite, du contrat de travail ou de mariage aux rapports humains et familiers, des tudes, diplmes et carrires qui les suivent aux promesses de toute idologie : tous les changes sont dsormais changes dapparences dilatoires) frappe limage de son vide uniforme le coeur de tnbres de toute personnalit et de tout caractre. Cest ainsi que crot le peuple du Capital, l o semblent disparatre toute distinction ancestrale, toute spcicit de classe et dethnie. Cest un fait qui nen nit plus dmerveiller tant dingnus qui en sont encore penser les yeux perdus dans le pass. (Giorgio Cesarano, Chronique dun bal masqu ) La Jeune-Fille apparat comme le point culminant de cette anthropomorphose du Capital. Le processus de valorisation, dans la phase impriale, nest plus seulement capitaliste : il concide avec le social. Lintgration ce processus, qui nest plus distincte de lintgration la socit impriale et qui ne repose plus sur aucune base objective, exige plutt de chacun quil sautovalorise en permanence.

    Le moment de la socialisation nale de la socit, lEmpire, est donc aussi le moment o chacun est appel se rapporter soi comme valeur, cest--dire suivant la mdiation centrale dune srie dabstractions contrles. La Jeune-Fille sera donc cet tre qui naura plus dintimit soi quen tant que valeur, et dont toute lactivit, en chacun de ses dtails, sera nalise son autovalorisation. chaque instant, elle safrmera comme le sujet souverain de sa propre rication. Tout le caractre inquestionnable de son pouvoir, toute lcrasante assurance de cet tre plan, tiss de faon exclusive par les conventions, codes et

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    reprsentations fugitivement en vigueur, toute lautorit dont le moindre de ses gestes sempreint, tout cela est immdiatement index sur sa transparence absolue la socit.

    En raison mme de son nant, chacun de ses jugements a le poids impratif de lorganisation sociale tout entire ; et elle le sait.

    V

    La thorie de la Jeune-Fille ne surgit pas de manire fortuite au moment o sachve la gense de lordre imprial, et o celui-ci commence tre apprhend comme tel. Ce qui vient au jour sachemine vers son terme. Et il faut qu son tour le parti des Jeunes-Filles se scinde.

    mesure que le formatage jeune-lliste se gnralise, la concurrence se durcit et la satisfaction lie la conformit dcrot. Un saut qualitatif savre ncessaire ; lurgence impose de squiper dattributs neufs autant quindits : il faut se porter dans quelque espace encore vierge. Un dsespoir hollywoodien, une conscience politique de tljournal, une vague spiritualit caractre no-bouddhiste ou un engagement dans nimporte quelle entreprise collective de soulagement de conscience feront bien laffaire. Ainsi clt, trait trait, la Jeune-Fille bio. La lutte pour la survie des Jeunes-Filles sidentie ds lors la ncessit du dpassement de la Jeune-Fille industrielle, la ncessit du passage la Jeune-Fille bio. Contrairement son anctre, la Jeune-Fille bio nafche plus llan dune quelconque mancipation, mais lobsession scuritaire de la conservation. Cest que lEmpire est min ses fondements et doit se dfendre de lentropie. Parvenu la plnitude de son hgmonie, il ne peut plus que scrouler. La Jeune-Fille bio sera donc responsable, solidaire, cologique, maternelle, raisonnable,

  • 14

    naturelle, respectueuse, plus auto-contrle que faussement libre, bref : biopolitique en diable. Elle ne mimera plus lexcs, mais au contraire la mesure, en tout.

    Comme on le voit, au moment o lvidence de la Jeune-Fille acquiert la force dun lieu commun, la Jeune-Fille est dj dpasse, du moins dans son aspect primitif de production en srie grossirement sophistique. Cest sur cette conjoncture critique de transition que nous faisons levier.

    VI

    Sauf parler improprement ce qui pourrait bien tre notre intention , le fatras de fragments qui suit ne constitue nullement une thorie. Ce sont des matriaux accumuls au hasard des rencontres, de la frquentation et de lobservation des Jeunes-Filles ; des perles extraites de leur presse ; des expressions glanes sans ordre dans des circonstances parfois douteuses. Ils sont ici rassembls en rubriques approximatives, ainsi quils furent publis dans Tiqqun 1 ; il fallait bien y mettre un peu dordre. Le choix dexposer ainsi, dans leur inachvement, dans leur origine contingente, dans leur excs ordinaire les lments qui, polis, vids, retaills auraient compos une doctrine tout fait prsentable, cest le choix, pour une fois, de la trash thorie. La ruse cardinale des thoriciens rside en gnral dans le fait de prsenter le rsultat de leur laboration de telle faon que le processus dlaboration lui-mme ny apparaisse plus. Nous gageons que, face la fragmentation de lattention bloomesque, cette ruse ne marche plus. Nous en avons choisie une autre. Les esprits en veine de confort moral ou de vice rprouver ne trouveront dans cet parpillement que des chemins qui ne mnent nulle part. Cest

  • 15

    quil sagit moins de convertir les Jeunes-Filles que de tracer tous les coins dun front fractalis de jeune-llisation. Et de fournir les armes dune lutte pied pied, coup pour coup, l o tu te trouves.

  • I. La Jeune-Fillecomme phnomne

  • 18

    La Jeune-Fille est vieille en ceci dj quelle se sait jeune. Ds lors, il nest jamais pour elle question que de proter de ce sursis, cest--dire de commettre les quelques excs raisonnables, de vivre les quelques aventures prvues pour son ge, et ce en vue du moment o elle devra sassagir dans le nant nal de lge adulte. Ainsi donc, la loi sociale contient en elle-mme, le temps que jeunesse pourrisse, ses propres violations, qui ne sont au reste que des drogations.

    La Jeune-Fille raffole de lauthentique parce que cest un mensonge.

    La Jeune-Fille masculine a ceci de paradoxal quelle est le produit dune sorte dalination par contagion. Si la Jeune-Fille fminine apparat comme lincarnation dun certain imaginaire masculin alin, lalination de cette incarnation na elle-mme rien dimaginaire. Cest tout a fait concrtement quelle a chapp ceux dont elle peuplait les fantasmes pour se dresser en face deux et les dominer. A mesure que la Jeune-Fille smancipe, spanouit et pullule, cest un rve qui tourne au cauchemar le plus envahissant. Et cest alors son ancien esclave qui revient en tant que tel tyranniser le matre dhier. Pour nir, on assiste cet pilogue ironique o le sexe masculin est victime et objet de son propre dsir alin.

    Moi, jai envie que les gens soient beaux.

  • 19

    La Jeune-Fille est la figure du consommateur total et souverain ; et cest comme telle quelle se comporte dans tous les domaines de lexistence.

    La Jeune-Fille sait si bien la valeur des choses.

    Souvent, avant de se dcomposer trop visiblement, la Jeune-Fille se marie.La Jeune-Fille nest bonne qu consommer,du loisir ou du travail, quimporte.

    Lintimit de la Jeune-Fille, se trouvant mise en quivalence avec toute intimit, est ainsi devenue quelque chose danonyme, dextrieur et dobjectal.

    En investissant les jeunes et les femmes dune absurde plus-value symbolique, en faisant deux les porteurs exclusifs des deux nouveaux savoirs sotriques propres la nouvelle or-ganisation sociale celui de la consommation et celui de la sduction , le Spectacle a donc bien affranchi les esclaves

    du pass, mais il les a affranchis EN TANT QUESCLAVES.

    La Jeune-Fille ne cre jamais rien ; en tout, elle se rcre.

    La plus extrme banalit de la Jeune-Fille est encore de se payer un(e) original(e).

  • 20

    La Jeune-Fille parvient vivre avec, pour toute philosophie, une dizaine de concepts inarticuls qui sont immdiatement des catgories morales, cest--dire que toute ltendue de son vocabulaire se rduit en dnitive au couple Bien/Mal. Il va de soi que, pour porter le monde son regard, il faut le simplier passablement, et pour lui permettre dy vivre heureuse, faire beaucoup de martyrs ; et dabord elle-mme.

    Le caractre rachitique du langage de la Jeune-Fille, sil impli-que un incontestable rtrcissement du champ de lexprience, ne constitue nullement un handicap pratique, puisquil nest pas fait pour parler mais pour plaire et rpter.

    Bavardage, curiosit, quivoque, on-dit, la Jeune-Fille incarne la plnitude de lexistence impropre, telle quHeidegger en a dgag les catgories.

    La Jeune-Fille est un mensonge dont le visage est lapoge.

    Quand le Spectacle claironne que la femme est lavenir de lhomme, cest naturellement de la Jeune-Fille quil veut parler, et lavenir quil prdit rappelle seulement le pire esclavage cyberntique.

    Cest clair!

  • 21

    Des imperfections physiques trs visibles, mmes si elles naffectent nullement laptitude au travail, affaiblissent socialement les personnes quelles transforment en invalides involontaires du travail. (Dr Julius Moses, Afa-Bundeszeitung, fvrier 1929)

    Dans la Jeune-Fille, le plus doux est aussi le plus pnible, le plus naturel le plus feint, le plus humain le plus machinique.

    Ladolescence est une catgorie cre de frache date par les exigences de la consommation de masse.

    La Jeune-Fille appelle invariablement bonheur tout ce quoi on lenchane.

    La Jeune-Fille nest jamais simplement malheureuse, elle est aussi malheureuse dtre malheureuse.

    En dernier ressort, lidal de la Jeune-Fille est domestique.

    Le Bloom est la crise des sexuations classiques et la Jeune-Fille est loffensive par laquelle la domination marchande y aura rpondu.

    Pas plus quil ny a de chastet chez la Jeune-Fille, il ny a chez elle de dbauche. La Jeune-Fille vit simplement en trangre parmi ses dsirs, dont le Surmoi marchand rgit la cohrence. Lennui de labstraction coule dans le foutre.

  • 22

    Albertine nest daucun lieu et bien moderne en cela : elle voltige, va, vient, tire de son absence dattaches une insta-bilit, un caractre imprvisible, qui lui donnent son pouvoir de libert. (Jacques Dubois, Pour Albertine : Proust et le sens du social)

    Il nest rien que la Jeune-Fille ne puisse faire entrer dans lhorizon clos de sa quotidiennet drisoire, la posie comme lethnologie, le marxisme comme la mtaphysique.

    Lorsquil sadresse distinctivement la Jeune-Fille, le Spectacle ne rpugne pas un peu de bathmologie. Ainsi les boys band et les girls band ont-ils pour toute signication de mettre en scne le fait quils mettent en scne. Le mensonge consiste ici, au moyen dune si grossire ironie, prsenter comme un mensonge ce qui est au contraire la vrit de la Jeune-Fille.

    La Jeune-Fille sapprhende comme dtentrice dun pouvoir sacr : celui de la marchandise.

    La Jeune-Fille est soudain prise de vertiges, quand le monde cesse de tourner

    autour delle.

    Jadore les enfants, ils sont beaux, honntes, ils sentent bon.

  • 23

    Pourquoi la Jeune-Fille doit-elle toujours feindre quelquactivit?

    Pour demeurer imprenable dans sa passivit.

    La mre et la putain, au sens de Weininger, sont galement prsentes dans la Jeune-Fille. Mais lune ne la rend gure plus louable que lautre la rend blmable. Au cours du temps, une cu-rieuse rversibilit de lune dans lautre pourra mme sobserver.

    La Jeune-Fille est fascinante la faon de toutes ces choses qui expriment une clture sur elles-mmes, une autosufsance mcanique ou une indiffrence lobservateur; comme le font linsecte, le nourrisson, lautomate ou le pendule de Foucault.

    La libert de la Jeune-Fille va rarement au-del du culte ostentatoire des plus drisoires productions du Spectacle ; elle consiste essentiellement opposer la grve du zle aux ncessits de lalination.

    LAvenir de la Jeune Fille : nom dun groupe de jeunes-filles communistes, organises dans la banlieue sud de Paris en 1936 pour la distraction, lducation et la dfense de leurs intrts.

    La Jeune-Fille veut tre dsire sans amour ou bien aime sans dsir.

    La Jeune-Fille a des HISTOIRES damour.

    En tous cas, le malheur est sauf.

  • 24

    Il suft de se souvenir de ce quelle met sous le mot aventure pour se faire une ide assez juste de ce que la Jeune-Fille peut craindre du possible.

    La vieillesse de la Jeune-Fille nest pas moins hideuse que sa jeunesse. Dun bout lautre, sa vie nest quun progressif naufrage dans linforme, et jamais lirruption dun devenir. La Jeune-Fille croupit dans les limbes du temps.

    Au regard de la gure de la Jeune-Fille, les diffrences dge comme de genre sont insigniantes. Il ny a pas dge pour tre frapp de jeunitude, ni de sexe qui interdise de sadjoindre un zeste de fminitude.

    Tout comme ces journaux quON lui destine et quelle dvore si douloureusement, la vie de la Jeune-Fille se trouve divise et range en au-tant de rubriques entre lesquelles rgne la plus grande sparation.

    La Jeune-Fille est ce qui, ntant que cela, obit scrupuleusement la distribution autoritaire des rles.

    Lamour de la Jeune-Fille nest quun autisme deux.

  • 25

    Une information que je recueille dans un grand magasin connu de Berlin est particulirement instructive : Lorsque nous recru-tons du personnel de vente et du personnel administratif, dclare un personnage important du service du personnel, nous attachons une grande importance une apparence agrable. De loin, il ressemble lacteur Reinhold Schuenzel dans ses vieux lms. Je lui demande ce quil entend par l, sil sagit dtre piquant, ou bien joli. Pas exactement joli. Ce qui compte, comprenez-vous, cest plutt un teint moralement rose...

    Ce quON appelle encore virilit nest plus que linfantilisme des hommes et fminit celui des femmes. Au reste, peut-tre devrait-on parler de virilisme et de fminisme, quand se mle lacquisition dune identit tant de volontarisme.

    La mme opinitret dsabuse qui caractrisait la femme traditionnelle, assigne rsidence dans le devoir dassurer la survie, spanouit prsent dans la Jeune-Fille, mais cette fois mancipe de la sphre domestique, comme de tout monopole sexu. Elle sexprimera dornavant partout : dans son irrprochable impermabilit affective au travail, dans lextrme rationalisation quelle imposera sa vie sentimentale, dans son pas, si spontanment militaire, dans la faon dont elle baisera, se tiendra ou pianotera sur son ordinateur. Ce nest pas autrement, aussi, quelle lavera sa voiture.

  • 26

    Je comprends en effet. Un teint moralement rose cet assemblage de concepts claire dun coup un quotidien fait de vitrines dcores, demploys salaris et de journaux illustrs. Sa moralit doit tre teinte de rose, son teint rose empreint de moralit. Cest l ce que souhaitent ceux qui ont en charge la slection. Ils voudraient tendre sur lexistence un vernis qui en dissimule la ralit rien moins que rose. Et gare, si la moralit devait disparatre sous la peau et si la roseur ntait pas assez morale pour empcher lirruption des dsirs. Les profondeurs tnbreuses dune moralit sans fard seraient aussi menaantes pour lordre tabli quun rose qui senammerait hors de toute moralit. On les associe troitement, de faon ce quils se neutralisent. Le systme qui impose les tests de slection engendre galement ce mlange aimable et gentil, et plus la rationalisation progresse, plus ce maquillage couleur rose-moral gagne du terrain. On exagre peine en afrmant quil slabore Berlin un type demploys uniforme tendant vers la coloration souhaite. Langage, vtements, manires et contenance suniformisent, et le rsultat, cest cette apparence agrable que la photographie permet de reproduire. Slection qui saccomplit sous la pression des rapports sociaux et que lconomie renforce en veillant les besoins correspondants des consommateurs.

    Les employs y prennent part, bon gr mal gr. La rue vers les innombrables instituts de beaut rpond aussi des proccupations existentielles, lutilisation de produits de beaut nest pas toujours de lordre du luxe. Dans la crainte de se voir prims, les femmes et les hommes se font teindre les cheveux, et les quadragnaires font du sport pour garder la ligne. Comment

  • 27

    devenir plus beau?, titre un magazine rcemment apparu sur le march qui se vante dans sa publicit de montrer comment paratre jeune et beau maintenant et plus tard. La mode et lconomie uvrent main dans la main. Certes rares sont ceux qui peuvent recourir la chirurgie esthtique. La plupart tombent dans les griffes des charlatans et doivent se contenter de prparations aussi inefcaces que bon march. Cest dans leur intrt que le Dr Moses, le dput dj nomm, lutte depuis quelques temps au Parlement pour intgrer lassurance-maladie les soins ncessits par les dfauts physiques. La toute rcente Association des mdecins esthticiens dAllemagne sest associe cette bien lgitime proposition.

    (Siegfried Kracauer, Les Employs, 1930)

    La perte du sens mtaphysique ne se distingue pas, dans la Jeune-Fille, de la perte du sensible

    (Gehlen), en quoi se vrie lextrme modernit de son alination.

    La Jeune-Fille se meut dans loubli de ltre, non moins que dans celui de lvnement.

    Toute lincompressible agitation de la Jeune-Fille est, limage de cette socit en chacun de ses points, gouverne par le d cach de rendre effective une mtaphysique fausse et drisoire dont la substance la plus immdiate est la nga-tion du passage du temps, comme aussi bien loccultation de la nitude humaine.

  • 28

    La Jeune-Fille ressemble sa photo. En tant que son apparence puise entirement son essence et sa reprsentation sa ralit, la Jeune-Fille est lentirement dicible ; comme aussi le parfaite-ment prdictible et labsolument neutralis.

    La Jeune-Fille nexiste qu proportion du dsir que lON a delle, et ne se connat que par ce que lON dit delle.

    La Jeune-Fille apparat comme le produit et le debouch principal de la formidable crise dexcdent de la modernit capitaliste. Elle est la preuve et le support de la poursuite illimite du processus de valorisation quand le processus daccumulation lui-mme savre limit (par lexigut de la plante, la catastrophe cologique ou limplosion du social).

    La Jeune-Fille se plat couvrir dun second degr faussement provocateur le premier

    degr conomique de ses motivations.

    Toute la libert de circulation dont jouit la Jeune-Fille ne lempche nullement dtre une prisonnire, de manifester en toutes circonstances des automatismes denferm.

    La faon dtre de la Jeune-Fille est de ntre rien.

  • 29

    Parvenir russir la fois sa vie sentimentale et sa vie professionnelle, certaines Jeunes-Filles afchent cela comme une ambition digne de respect.

    Lamour de la Jeune-Fille nest quun mot dans le dictionnaire.

    La Jeune-Fille nexige pas seulementque vous la protgiez,elle veut en outre pouvoir vous duquer.

    Lternel retour des mmes modes sut sen convaincre : la Jeune-Fille ne joue pas avec les apparences, ce sont les apparences qui se jouent delle.

    Plus encore que la Jeune-Fille fminine, la Jeune-Fille masculine manifeste avec sa musculature en toc tout le caractre dabsurdit, cest--dire de souffrance, de ce que Foucault appelait la discipline des corps : La discipline majore les forces du corps (en termes conomiques dutilit) et diminue ces mme forces (en termes politiques dobissance). Dun mot : elle dissocie le pouvoir du corps ; elle en fait dune part une aptitude, une capacit quelle cherche augmenter ; et elle inverse dautre part l nergie, la puissance qui pourrait en rsulter, et elle en fait un rapport de sujtion stricte. (Michel Foucault, Surveiller et punir)

  • 30

    Oh la jeune lle, ce rceptacle de secrets honteux, scell par sa propre beaut! (Gombrowicz, Ferdydurke, 1937)

    Il nest assurment de lieu o lon se sente si pniblement seul quentre les bras dune Jeune-Fille.

    Cest justement cela qui me sduisait en elle, cette maturit et cette souverainet de la jeunesse, ce style plein dassurance. Alors que nous, l-bas, lcole, nous avions des pousses dacn et didal, avec des gestes gauches et une maladresse chaque pas, son extrieur tait parfait. La jeunesse ntait pas chez elle un ge de transition : pour une moderne, la jeunesse reprsentait la seule priode vritable de lexistence humaine. [...] Sa jeunesse navait aucun besoin didaux puisquelle tait en elle-mme un idal. (Gombrowicz, Ferdydurke)

    La Jeune-Fille napprend jamais rien.Elle nest pas l pour a.

    Quand la Jeune-Fille sabandonne son insigniance, elle en tire encore gloire,

    cest quelle samuse.

    La Jeune-Fille sait trop bien ce quelle veut dans le dtail pour vouloir quoi que ce soit en gnral.

  • 31

    Touche pas mon sac ! Le triomphe de la Jeune-Fille tire son

    origine dans lchec du fminisme.

    La Jeune-Fille ne parle pas, au contraire : elle est parle par le Spectacle.

    La Jeune-Fille porte le masque de son visage.

    La Jeune-Fille ramne toute grandeur a u n i v e a u d e s o n c u l .La Jeune-Fille est un purateur de ngativit, un proleur industriel dunilatralit. En toute chose, elle spare le ngatif du positif, et ne retient, en gnral, que lun des deux. De l quelle ne croie pas aux mots, qui nont en effet, dans sa bouche, aucun sens.

    Quil sufse, pour sen convaincre,

    de voir ce quelle entend par romantique

    et qui a si peu voir, en n de compte,

    avec Hlderlin.

  • 32

    La Jeune-Fille voudrait que le simple mot damour nimpliqut pas le projet de dtruire cette socit .

    AH, LE CUR !Faut pas confondre le boulot et les sentiments! Dans la vie de la Jeune-Fille, les opposs inactivs et rendus au nant se compltent, mais ne se contredisent point.

    Le sentimentalisme et le matrialisme de la Jeune-Fille ne sont que deux aspects solidaires, quoiquen apparence opposs, de son nant central.La Jeune-Fille se plat parler avec motion de son enfance, pour suggrer quelle ne la pas dpasse, quau fond, elle est reste nave. Comme toutes les putains, elle rve de candeur. Mais la diffrence de ces dernires, elle exige quon la croie, et quon la croie sincrement. Son infantilisme, qui nest en n de compte quun intgrisme de lenfance, fait delle le vecteur le plus retors de linfantilisation gnrale.

    Il convient ds lors denvisager la naissance de la jeune lle comme la construction dun objet laquelle concourent diffrentes disciplines (de la mdecine la psychologie, de lducation physique la morale, de la physiologie lhygine).( Jean-Claude Caron, Le corps des jeunes lles)

  • 33

    Les sentiments les plus mesquins ont encore pour la Jeune-Fille le prestige de leur sincrit.

    La Jeune-Fille aime ses illusionscomme elle aime sa rification :en les proclamant.

    La Jeune-Fille connat tout comme dnu de consquences, mme sa souffrance.

    Tout est drle, rien nest grave. Tout est cool, rien nest srieux.

    La Jeune-Fille veut tre reconnue non pour ce quelle serait, mais pour le simple fait dtre. Elle veut tre reconnue dans labsolu.

    La Jeune-Fille nest pas l pour quon la critique.

    Quand la Jeune-Fille est parvenue la limite dge de linfantilisme o il devient impossible de ne pas se poser la question des ns sous peine de se trouver dun coup cours de moyens (ce qui, dans cette socit, peut survenir fort tard), elle se reproduit. La paternit et la maternit con-stituent une faon comme une autre, et non moins vide de substance que toutes les autres, de demeurer

    SOUS LEMPIRE DE LA NCESSIT.

  • 34

    LA JEUNE-FILLE NE VOUS EMBRASSE PAS, ELLE VOUS BAVE ENTRE LES DENTS. MATRIALISME DES SCRTIONS.

    La Jeune-Fille adopte sur tout le point de vue de la psycholo-gie, sur elle-mme autant que sur le cours du monde. Cest ainsi quelle peut prsenter une certaine conscience de sa ri-cation, conscience elle-mme rie, car coupe de tout geste.

    TROP SYMPA!La Jeune-Fille a un souci de lquilibre qui la rapproche moins du danseur que de lexpert-comptable.

    Le sourire na jamais servi dargument. Il y a aussi le sourire des Ttes-de-Mort.

    La Jeune-Fille connat les perversions standard.

    Laffectivit de la Jeune-Fille nest faite que de signes, et parfois mme de simples signaux.Partout o lethos fait dfaut ou se dcompose, la Jeune-Fille apparat comme porteur des murs fugaces et in-colores du Spectacle.

    La Jeune-Fillenest pas cense vous comprendre.

  • 35

    La prdilection de la Jeune-Fille pour les acteurs et les actrices sexplique daprs les lois lmentaires du magntisme : tandis quils sont labsence positive de toute qualit, le nant qui prend toutes les formes, elle nest que labsence ngative de qualit. Aussi, tel son reet, lacteur est le mme que la Jeune-Fille, et il en est la ngation. La Jeune-Fille conoit lamour

    comme une activit particulire.La Jeune-Fille porte dans son rire toute la dsolation des

    botes de nuit.

    La Jeune-Fille est le seul insecte qui consente lentomologie des journaux fminins.Identique en cela au malheur,une Jeune-Fille ne vient jamais seule.Or partout o dominent les Jeunes-Filles, leur got doit aus-si dominer ; et voil ce qui dtermine celui de notre temps.La Jeune-Fille est la forme la plus pure des rapports ris ; elle en est donc la vrit. La Jeune-Fille est le condens anthropologique de la rication.

    Le Spectacle rmunre amplement, quoique de faon indirecte, la conformit de la Jeune-Fille.

    Dans lamour plus que partout ailleurs, la Jeune-Fille se conduit en comptable qui souponne toujours quelle aime plus quelle nest aime, et quelle donne plus quelle ne reoit.

  • 36

    Il y a entre les Jeunes-Filles une communaut de gestes et dexpressions qui nest pas mouvante.

    La Jeune-Fille est ontologiquement vierge, vierge de toute exprience.La Jeune-Fille peut faire preuve de sollicitude, pourvu que lon soit vraiment malheureux ; cest l un aspect de son ressentiment.

    La Jeune-Fille ne conoit pas lcoulement du temps, tout au plus smeut-elle de ses consquences. Comment pourrait-elle, sinon, parler du vieillissement avec une telle indignation, comme sil sagissait dun forfait commis son endroit?

    Mme l o elle ne cherche pas sduire, la Jeune-Fille agit en sductrice.Il y a quelque chose de professionnel dans tout ce que fait la Jeune-Fille.

    La Jeune-Fille nen a pas ni de se atter davoir le Sens Pratique.

    Dans la Jeune-Fille, cest aussi le plus plat des moralismes qui prend des airs de lle de joie.

    La Jeune-Fille a la svrit de lconomie.Et pourtant, la Jeune-Fille nignore rien tant que labandon.

    La Jeune-Fille est toute la ralit des codes abstraits du Spectacle.

  • 37

    La Jeune-Fille occupe le nud central du prsent systme des dsirs.Chaque exprience de la Jeune-Fille se retire incessam-ment dans la reprsentation pralable quelle sen faisait. Tout le dbordement de la concrtude, toute la part vivante de lcoulement du temps et des choses ne sont connus delle quau titre dimperfections, daltration dun modle abstrait.

    La Jeune-Fille est le ressentiment qui sourit.

    Il y a des tres qui donnent le dsir de mourir lentement devant leurs yeux, mais la Jeune-Fille nexcite que lenvie de la vaincre et de jouir delle.

    LA JEUNE-FILLE NE SACCOUPLE PASEN UN TRANSPORT VERS LAUTRE,

    MAIS POUR FUIR SON INTENABLE NANT.La prtendue libration des femmes na pas consist dans leur mancipation de la sphre domestique, mais plutt dans lextension de cette sphre la socit toute entire.Devant toute personne qui prtend la faire penser, la Jeune-Fille ne tardera jamais se piquer de ralisme.

    Dans la mesure o ce quelle cache nest pas son secret, mais sa honte, la Jeune-Fille dteste limprvu, surtout quand il nest pas programm.

  • 38

    Etre amoureux :un dopant qui rduit le stressLa Jeune-Fille na de cesse de le rpter : elle veut tre aime pour elle-mme, cest--dire pour le non-tre quelle est.

    La Jeune-Fille est lintrojection vivante et continuelle de toutes les rpressions.Le moi de la Jeune-Fille

    est pais comme un magazine.Rien, dans la conduite de la Jeune-Fille, na en soi sa raison ; tout sordonne la dnition dominante du bonheur. Ltranget soi de la Jeune-Fille conne la mythomanie.En dernier ressort, la Jeune-Fille ftichise lamour, pour ne pas avoir slever la conscience de la nature intgralement conditionne de ses dsirs.

    Jmen fous dtre libre, tant que je suis heureuse !

    LA CHIMIE DE LA PASSION : Aujourdhui, tout sexplique, mme le fait de tomber amoureux! Adieu le romantisme, puisque ce phnomne ne serait quune srie de ractions chimiques.

    Dans leur divorce, lamour et le cul de la Jeune-Fille sont devenues deux abstractions vides.

  • 39

    Lexemple du hros de cinma vient sinterposer comme un spectre lorsque des adolescents streignent ou que des adultes commettent un adultre. (Horkheimer/Adorno, La dialectique de la raison)

    La Jeune-Fille baigne dans le dj-vu. Chez elle, la premire fois vcue est toujours une seconde fois de la reprsentation.Naturellement, il ny a nulle part eu de libration sexuelle cet oxymore ! , mais seulement la pulvrisation de tout ce qui faisait obstacle une mobilisation totale du dsir en vue de la production marchande. La tyrannie du plaisir nincrimine pas le plaisir, mais la tyrannie.

    La Jeune-Fille sait faire la part des sentiments.

    Dans le monde des Jeunes-Filles, le cot apparat comme la sanction logique de toute exprience.

    La Jeune-Fille est satisfaite de vivre, du moins cest ce quelle dit.

    La Jeune-Fille ntablit de rapports que sur la base de la plus stricte rication et de la mauvaise substantialit, o lON est sr que ce qui unit ne fait que sparer.La Jeune-Fille est optimiste, ravie, positive, contente, enthousiaste, heureuse ; en dautres termes, elle souffre.

  • 40

    La Jeune-Fille se produit partout o le nihilisme commence parler de bonheur.

    La Jeune-Fille na rien de spcial,cest en cela que consiste sa beaut.

    La Jeune-Fille est une illusion optique. De loin, elle est lange et de prs, elle est la bte.

    La Jeune-Fille ne vieillit pas,elle se dcompose.

    On sait, dune faon gnrale, ce que la Jeune-Fille pense du souci.Lducation de la Jeune-Fille suit le cours inverse de toutes les autres formes dducation : la perfection immdiate, inne de la jeunesse dabord, puis les efforts pour se maintenir la hauteur de cette nullit premire et nalement la dbcle, devant limpossibilit de revenir en-de du temps.

    Vu de loin, le nant de la Jeune-Fille parat relativement habitable, et par moments, mme, confortable.

    Amour, Travail, SantLa beaut de la Jeune-Fille nest jamais une beaut particulire, ou qui lui serait propre. Elle est au contraire une beaut sans contenu, une beaut absolue et libre de toute personnalit. La beaut de la Jeune-Fille nest que la forme dun nant, la forme dapparition attache la Jeune-Fille.

  • 41

    La Jeune-Fille na rien de spcial,cest en cela que consiste sa beaut. La confusion idologique fondamentale entre la femme

    et la sexualit [...] prend aujourdhui seulement toute son ampleur, puisque la femme, jadis asservie en tant que sexe, est aujourdhui LIBRE en tant que sexe [...] Les femmes, les jeunes, le corps, dont lmergence aprs des millnaires de servitude et doubli constitue en effet la virtualit la plus rvolutionnaire, et donc le risque le plus fondamental pour quelque ordre tabli que ce soit sont intgrs et rcuprs comme mythe dmancipation. On donne consommer de la Femme aux femmes, des Jeunes aux jeunes, et, dans cette man-cipation formelle et narcissique, on russit conjurer leur libration relle. (Jean-Trissotin Baudrillard, La socit de consommation)

    La Jeune-Fille offre un modle non-quivoque de lethos mtropolitain : une conscience rfrigre vivant en exil dans un corps plasti.

    Trop cool!!! Au lieu de dire trs, la Jeune-Fille dit trop, et de fait, elle est si peu.

    Et cest pourquoi celle-ci peut sans stouffer parler de la beaut, car la sienne nest jamais lexpression dune singularit substantielle, mais une pure et fantomatique objectivit.

  • II. La Jeune-Fille comme technique de soi

  • 44

    Le plaisir, cest quoi?Il nest rien, dans la vie de la Jeune-Fille, et jusque dans les zones les plus recules de son intimit, qui chappe la r-exivit aline, la codication et au regard du Spectacle. Cette intimit parseme de marchandises est tout entire livre la publicit, tout entire socialise, mais socialise en tant quintimit, cest--dire quelle est de part en part sou-mise un commun factice qui ne lui permet pas de se dire. Chez la Jeune-Fille, le plus secret est aussi le plus public.

    Son corps encombre la Jeune-Fille; il est son monde, et il est sa prison.

    La physiologie de la Jeune-Fille est le glacis offensif de sa mauvaise substantialit.

    La Jeune-Fille dsire la Jeune-Fille. La Jeune-Fille est lidal de la Jeune-Fille.

    Fatigue des machos, pourquoi ne pas essayer un homme-objet La rhtorique de la guerre des sexes, et donc pour lheure de la revanche des femmes, opre comme la ruse ultime par quoi la logique virile aura vaincu les femmes leur insu : en les enfermant, au prix dun simple renversement des rles, dans lalternative soumission/domination, lexclusion de toute autre chose.

  • 45

    Quexige la mortication du corps? Que nous nourrissions envers notre corps une haine sainte et implacable. (Instructions spirituelles pour les surs de Saint-Vincent-de-Paul, 1884)

    La Jeune-Fille tche dexprimer la clture autorfrentielle sur soi et lignorance systmatique du manque. Cest pourquoi elle est sans dfaut, de la mme faon quelle est sans perfection.

    Dans la prhistoire assez rcente o il ny avait de magazines fminins que pour les femmes, une rumeur courut le temps dune saison que ceux-ci avaient sur leurs lectrices un effet dprimant. On entendit dire et l, sautorisant comme le moindre ragot de lpoque dune tude scientique amricaine, que lorsquune femme refermait un de ces magazines elle tait sensiblement plus triste quavant de louvrir elle produisait moins de srotonine, certainement. Et il est vrai, pour qui sest essay surprendre une Jeune-Fille dans pareil exercice, quil y a l un air concern, un srieux angoiss et une espce de hte tourner les pages comme on grnerait le chapelet dune religion mal-aime. Il semble que lacte de contrition, dans la religion biopolitique de lEmpire, se soit bel et bien survcu, devenant seulement plus immanent.

    Jfais cque jveux, avec mes cheveux !

  • 46

    La Jeune-Fille rinvestit mthodiquement tout ce dont elle a t libre en pure servitude (il serait bon, par exemple, de se demander ce que la femme actuelle, qui est une espce assez terrible de Jeune-Fille, a fait de la libert que les combats du fminisme lui ont gagne ?).

    La Jeune-Fille est un attribut de son propre programme, o tout doit sordonner.

    A douze ans, jai dcid dtre belle.La nature tautologique de la beaut de la Jeune-Fille tient ce quelle ne regarde aucune altrit, mais seulement sa reprsentation idale. Cest ainsi quelle rejette son destinataire allgu dans une marge terrible, mme sil lui est libre de croire sottement quelle lui est adresse. La Jeune-Fille instaure donc un espace de pouvoir tel quil nest, en n de compte, pas moyen de lapprocher.

    La Jeune-Fille a une sexualit dans la mesure exacte o toute sensualit lui est trangre.

    En consquence, la biologisation du sexe en particulier et du corps en gnral va riger le corps de la jeune lle en laboratoire idal du regard mdical. ( Jean-Claude Caron, Le corps des jeunes lles)

  • 47

    La jeunesse et la fminit de la Jeune-Fille,sa jeunitude et sa fminitude en fait,sont ce par quoi le contrle des apparencessapprofondit en discipline des corps.Le cul de la Jeune-Fille suft fonder son sentiment dune incommunicable singularit.

    La Jeune-Fille est si psychologue... Elle a russi se rendre aussi plate que lobjet de la psychologie.

    La Jeune-Fille est celui pour qui il y va de son tre mme de rduire le fait mtaphysique de la nitude une simple question dordre technique : quelle est la plus efcace des crmes anti-rides ? Le caractre le plus mouvant de la Jeune-Fille est sans doute cet effort maniaque datteindre, dans lapparence, une impermabilit dnitive au temps comme lespace, son milieu comme lhistoire, dtre partout et toujours impeccable.

    Lthique protestante, dchue comme principe gnral du fonctionnement de la socit aussi bien que comme norme de comportement avec la n de la morale des producteurs, sest trouve dans le mme temps, et de manire acclre depuis la Seconde Guerre mondiale, entirement rinvestie lchelle individuelle : elle gouverne depuis lors de manire massive le rapport que les hommes entretiennent avec leur corps, avec leurs passions, avec leur vie, quils conomisent.

  • 48

    Certainement parce que lrotisme se prsente la Jeune-Fille dans toute linquestionnable positivit qui sattache invitablement la sexualit et que la transgression elle-mme sest change en une norme tranquille, isolable et chiffre, le cot nest pas de ces choses qui, dans les rapports que lon entretient avec la Jeune-Fille, permettent davancer hors dune certaine extriorit, mais au contraire de celles qui vous solidient dans cette extriorit.

    De nouveaux seins pour mes 18 ans. Cest un bien amer prsent que cette jeunesse dont le Spectacle a grati la Jeune-Fille, car cette jeunesse est ce qui, incessamment, SE PERD.

    Ce qui vit na pas besoin de se dire en surcrot. Ce qui se meurt dissipe en tapage lvidence de sa n proche. Cest bien de lagonie des sexuations classiques, cest--dire de leur base matrielle, que tmoigne dans la Jeune-Fille lafrmation outrance de sa sexuation. Le spectre de lHomme et de la Femme hante les rues de la mtropole. Ses muscles sortent de Gymnase Club et ses seins sont de silicone.

    Entre la Jeune-Fille et le monde, il y a une vitrine. Rien ne touche la Jeune-Fille, la Jeune-Fille ne touche rien.

  • 49

    De lidentit de la Jeune-Fille, rien ne lui appartient en propre, sa jeunesse moins encore que sa fminit. Ce nest pas elle qui possde des attributs, mais ses attributs qui la possdent et quON lui a gnreusement prts.

    La Jeune-Fille court aprs la sant

    comme sil sagissait du salut.

    Le sentiment de soi comme viande, comme tas dorgane diversement truff dovules ou anqu de couilles, est le fond sur lequel se dtache laspiration puis lchec de la Jeune-Fille se donner forme, ou tout au moins en simuler une. Ce sentiment nest pas seulement une consquence vcue des aberrations de la mtaphysique occidentale qui voudrait que linforme prcde la forme, lui apporte de lextrieur , il est aussi ce que la domination marchande doit tout prix perptuer ; et quelle produit en permanence par la mise en quivalence de tous les corps, par la dngation des formes-de-vie, par lexercice continuel dun brouillage indiffrenciant. La perte de contact avec soi-mme, lcrasement de toute intimit soi qui dterminent le sentiment de soi comme viande, forment la condition sine qua non de ladoption renouvele des techniques de soi que lEmpire offre la consommation. Lindice de pntration de toute la pacotille marchande se lit dans lintensit du sentiment de soi comme viande. La tuante proprit des corps

  • 50

    Le sentiment de la contradiction entre son existence en tant qutre social et son existence en tant qutre singulier, qui dchire le Bloom, ne traverse pas la Jeune-Fille, qui na pas plus dexistence singulire que de sentiments en gnral.

    Moi & mes seins, mon nombril, mes fesses, mes jambes : le journal de mon corpsLa Jeune-Fille est le gelier delle-mme, prisonnire dun corps fait signe dans un langage fait de corps.

    Oh ce culte, cette obissance, cette servitude de la jeune lle devant limage de la lycenne et limage de la moderne! [...] Oh cet esclavage du style pouss jusqu lautodestruction, oh cette docilit de la jeune lle! (Gombrowicz, Ferdydurke)

    Linstinct profondment enracin chez les femmes qui les pousse utiliser des parfums est la manifesta-tion dune loi de la biologie. Le premier devoir dune femme, cest dtre attirante... Peu importe votre degr dintelligence ou dindpendance, si vous ne parvenez pas inuencer les hommes que vous ren-contrez, consciemment ou pas, vous ne remplissez pas votre devoir fondamental de femme... (Rclame pour un parfum, dans les annes 20, aux Etats-Unis)

  • 51

    La Jeune-Fille conoit sa propre existence comme unproblme de gestion

    qui attend delle

    Avant de dsigner un rapport lautre, un rapport social ou une forme dintgration symbolique, la Jeune-Fille dsigne un rapport soi, cest--dire au temps.

    Contre toute apparence, la Jeune-Fille ne se soucie pas delle-mme. Elle nest pas, proprement parler, goste, ni mme gocentrique, et ce pour cette raison centrale que son moi est aussi bien un autre. Ce quoi elle consacre tous les soins dune pit intransigeante lui est en fait une ralit extrieure : son corps.

    Lapplication de la forme-capital toute chose capital sant, capital soleil, capital sympathie, etc. , et de faon plus singulire au corps, signie que la mdiation par la to-talit sociale aline sest introduite dans des rapports jusque-l rgis par limmdiatet.

    sa rsolution.

    Dans la Jeune-Fille, la tension entre convention et nature sest apparemment rsorbe dans lanantissement du sens de chacun de ces termes, telle enseigne que lun ny parat jamais faire violence lautre.

  • 52

    La Jeune-Fille est comme le capitalisme, les domestiques et les protozoaires : elle sait sadapter, et de plus, elle sen atte.A rebours de ce qui a cours dans les socits traditionnelles, qui reconnaissent lexistence des choses abjectes et les exposent en tant que telles, la Jeune-Fille nie leur existence, et les dissimule.

    Lapparence de la Jeune-Fille est la Jeune-Fille elle-mme ; entre les deux, il ny a rien.Comme tous les esclaves, la Jeune-Fille se croit beaucoup plus surveil-le quelle ne lest en ralit.

    Labsence soi de la Jeune-Fille nest dmentie par au-cun des soins quelle semble se porter. La Jeune-Fille nest jamais assez

    plastique son got.La Jeune-Fille naime pas les rides ; les rides ne sont pas conformes ; les rides sont lcriture de la vie ; la vie nest pas conforme. La Jeune-Fille redoute les rides comme au restetoute expression vritable.

  • 53

    En guise de conscience de soi, la Jeune-Fille na quun vague sentiment de la vie.

    Pour la Jeune-Fille, la vie nue fait encore fonction dhabit.

    La Jeune-Fille vit squestre dans sa propre beaut.

    La Jeune-Fille naime pas, elle saime aimant.

    Zen, speed, bio : 3 rgim mod de vie

    La Jeune-Fille ne va pas jusqu exiger que les conventions fugitives auxquelles elle se soumet aient un sens.La Jeune-Fille comprend toute relation sur le modle du contrat, et plus prcisment dun contrat rvocable chaque instant au gr des intrts des contractants. Cest un marchandage portant sur la valeur diffrentielle de chacun sur le march de la sduction o il faut bien, pour nir, que quelquun empoche les dividendes.

    Etes-vous OK avec votre corps? Votre jeune carcasse pare de rondeurs gracieuses est-elle bien entretenue? La charpente est-elle solide? Les revtements soyeux? Bref, tes-vous en bon tat?

  • 54

    La Jeune-Fille se produit quotidiennement en tant que telle, par la reproduction maniaque de lethos dominant.

    Comment gagner dix ansavec le bon mode de vieUne multinationale des cosmtiques lanait rcemment grand renfort de rclame une crme anti-ride rpondant au nom dEthique. Par l, elle signiait dans un mme mouve-ment quil nest rien de si thique que de senduire de merde au rveil pour se conformer limpratif catgorique de jeunitude, et quil ne saurait y avoir dautre ethos que celui de la Jeune-Fille.

    La beaut est le mode de dvoilement propre la Jeune-Fille dans le Spectacle. Cest pourquoi elle est aussi un produit gnrique, qui porte en lui toute labstraction de ce qui se trouve dans lobligation de sadresser un certain segment du march sexuel au sein duquel tout se ressemble.

    Le capitalisme a vritablement cr des richesses, car il en a trouv l o lon nen voyait pas. Cest ainsi quil a, par exemple, cr la beaut, la sant ou la jeunesse en tant que richesses, cest--dire en tant que qualits qui vous possdent.

  • 55

    La Jeune-Fille nest jamais satisfaite de sa soumission la mtaphysique marchande, de la docilit de tout son tre, et visiblement de tout son corps, aux normes du Spectacle. Cest pourquoi elle prouve le besoin de lexhiber.

    Ils mont bless dans ce que javais de plus cher : mon image. (Silvio Berlusconi)La Jeune-Fille vit toujours-dj en couple, cest--dire: avec son image.

    La Jeune-Fille conrme la porte physiologiquede la smiocratie marchande.

    Combien avez-vous en beaut? Non, la beaut nest pas une apprciation subjective. A la diffrence du charme, notion bien trop floue, la beaut se calcule en centimtres, se divise en fractions, se pse, sexamine la loupe, svalue en mille dtails sournois. Cessez donc de vous abriter derrire des principes baba-cool genre la beaut intrieure, cest a qui compte, moi jai mon style, et osez vous mesurer dans la cour des grandes!!!

    La beaut de la Jeune-Fille est produite. Elle ne rpugne pas elle-mme le rappeler : la beaut ne tombe pas du ciel, cest--dire quelle est le fruit dun travail.

  • 56

    Quelqutendu que soit son narcissisme, la Jeune-Fille ne saime pas soi ; ce quelle aime, cest son image, cest--dire quelque chose qui ne lui est pas seulement tranger et extrieur, mais qui au plein sens du terme, la possde. La Jeune-Fille vit sous la tyrannie de ce matre ingrat.

    Lauto-contrle et lauto-contrainte de la Jeune-Fille sont obtenus par lintrojection de deux ncessits inquestionnables : celle de la rputation et celle de la sant. Aujourdhui, ne pas sourir nt pas un luxe,ct un droit.

    Ofciellement, la Jeune-Fille a prfrdevenir une chose qui sent,

    plutt quun Bloom qui souffre.La Jeune-Fille poursuit la perfection plastique sous toutes ses formes, notamment la sienne.

    De la musculation aux crmes anti-rides en passant par la liposuccion, cest partout chez la Jeune-Fille le mme acharnement faire abstraction de son corps, et faire de son corps une abstraction.

    Tout ce quon peut faire pour se rconcilier avec son image.

    En dernier ressort, la Jeune-Fille se drape dans son absence de mystre.

  • 57

    La Jeune-Fille est dabord un point de vue sur le passage du temps,

    mais un point de vue qui sest incarn.

  • III. La Jeune-Fillecomme rapport social

  • 60

    La Jeune-Fille est le rapport social lmentaire,la forme centrale du dsir du dsir, dans le Spectacle.

    Et entre-temps, lamour sest abm dans le plus infect des jeux de rles spectaculaires.

    La Jeune-Fille ne se donne jamais elle-mme ; elle ne donne que ce quelle a, cest--dire lensemble des qualits quON lui prte. Cest pourquoi, aussi, il nest pas possible daimer la Jeune-Fille, mais seulement de la consommer.

    La sduction est un aspect du travail social, celui de la Jeune-Fille.

    Limpuissance ou la frigidit de la Jeune-Fille mani-feste concrtement que sa propre puissance rotique sest dtache delle et autonomise jusqu la dominer.

    Quand la Jeune-Fille glousse, elle travaille encore.

    La rification de la Jeune-Fille prend si bien place dans le monde de la marchandise

    autoritaire quelle doit tre considre comme sa comptence professionnelle fondamentale.

    Faut pas quje mattache, tu comprends.

    La sexualit est dautant plus centrale pour la Jeune-Fille que chacun de ses cots est insigniant.

  • 61

    Et ils sont ralistes jusque dans lamour.La Jeune-Fille ne se contente pas de croire que la sexualit existe, elle jure quelle la rencontre. A dieux nouveaux, superstitions nouvelles.

    Cest quoi un bon coup?Noublie jamais que la Jeune-Fille qui taime ta aussi choisi.

    Les chagrins damour, a permet de perdre trois kilos.Pour la Jeune-Fille, la sduction ne prend jamais n, cest--dire que la Jeune-Fille prend n avec la sduction.

    Toute relation avec la Jeune-Fille consiste tre choisi chaque instant nouveau. Cest ici comme dans le travail la mme prcarit contractuelle qui simpose.

    La Jeune-Fille naime personne, cest--dire quelle naime que limpersonnalit du ON. Elle parvient dceler le Spectacle partout o il est, et l o elle le trouve, elle ladore.

    Car dans le Spectacle, cest jusqu lunion charnelle qui vient opportunment accrotre la sparation.

  • 62

    CROIRE LA BEAUTLa dictature de la beaut est aussi bien la dictature de la laideur. Elle ne signie pas lhgmonie violente dun certain paradigme de la beaut, mais de faon autrement plus radicale lhgmonie du simulacre physique comme forme dobjectivit des tres. Comprise comme telle, on voit que rien ninterdit une telle dictature de stendre tous, beaux, laids, indiffrents.La Jeune-Fille ne rpugne pas, et l, mimer la soumission : car elle sait quelle domine. Quelque chose, en cela, la rapproche du masochisme longtemps enseign aux femmes, et qui leur faisait cder aux hommes les signes du pouvoir pour rcuprer intrieurement la certitude den dtenir la ralit.

    La sexualit nexiste pas.Cest une abstraction, un moment spar, hypostasi et devenu fantomatique des rapports entre les tres.La Jeune-Fille nest chez elle que dans les rapports de pure extriorit.

    La Jeune-Fille est production et facteur de production, cest--dire quelle est le consommateur, le producteur, le consommateur de producteurs et le producteur de consommateurs.

  • 63

    La fminit de la Jeune-Fille ne dsigne que le fait que le Spectacle a retourn la lgendaire intimit de la Femme avec la nature en intimit absolue avec la seconde nature spectaculaire.

    Customisez votre couple!Le couple : ptrier toute lincontrlable uidit des distances entre les corps en y dcoupant un territoire appropriable de lintimit.

    La Jeune-Fille prte au mot dsir un sens bien singulier. Que lon ne sy trompe pas : dans sa bouche, il ne dsigne pas linclination quun tre mortel pourrait prouver pour un autre tre mortel ou pour quoi que ce soit, mais seulement, sur le plan impersonnel de la valeur, une diffrence de potentiel. Il nest pas la tension de cet tre vers son objet, mais une tension au sens platement lectrique dune ingalit motrice.

    La sduction est originairement non le rapport spontan entre hommes et femmes, mais le rapport dominant des hommes entre eux. La sduction eut donc toujours la sexualit pour centre vide, mais celui-ci fut rpulsif avant que son effet ne sinverse. Linavouable et lexhibition sont les deux ples opposs dune identique ction.

    Dans les yeux de la Jeune-Fille, cest le Spectacle qui vous regarde.

  • 64

    La posture existentielle de la Jeune-Fille na pas tard irradier dans tous les champs de lactivit humaine. Dans larchitecture, cela sappelle le faadisme, par exemple.

    La Jeune-Fille a sa ralit hors delle-mme, dans le Specta-cle, dans toutes les reprsentations frelates de lidal quil traque, dans toutes les fugitives conventions quil dcrte, dans les moeurs dont il commande le mimtisme. Elle nest que la concrtion insubstantielle de toutes ces abstractions, qui la prcdent et quelle suit. En dautres termes, elle est une crature purement idologique.

    La crbrale contrle, le passionn froid, la performante tonique, linstable cratif, la tonique contrle, laffectif sociable, linhibe sensible, la volontaire affective. Qui tes-vous vraiment?

    Lessence de la Jeune-Fille est taxinomique.

    La sduction est le rapport le plus conforme leur es-sence que des monades puissent avoir entre elles. La compltude et limpermabillit des deux partis en sont lhypothse fondamentale. Cette impermabilit ce quelle embrasse pourtant, la Jeune-Fille lappelle le respect.

    La drague est le domaine le plus vident du fonctionnement mcanique des rapports marchands.

  • 65

    La mode est en propre le terrain de jeu des individus qui manquent intrieurement dautonomie et ont besoin de points dappui, mais qui ont cependant besoin quon les distingue, quon leur prte attention et quon les mette part. [...] La mode lve linsignifiant en en faisant le reprsentant dune totalit, lincarnation particulire dun esprit commun. Elle a en propre de rendre possible une obissance sociale qui est en mme temps diffrenciation individuelle. [...] Cest le mlange de la soumission et du sentiment de la domination qui exerce ici son action. (Georg Simmel, Philosophie de la modernit)

    Il y a un chantage au couple qui snonce de plus en plus comme chantage la sexualit. Mais cette mise en demeure son tour se ddouble : la Jeune-Fille ne se laisse vraiment approcher que de ces meilleur(e)s ami(e)s en qui toute latence sexuelle fut pralablement teinte ; et nul ne sera tenu par elle distance plus dnitive que celui quelle a admis dans son lit. Cest lexprience de cette distance qui substitua lamant(e) le partenaire.

    Tous les comportements de la Jeune-Filletrahissent lobsession du calcul.

    Si elle tait moi, elle ne serait jamais seulement moi, ni ne devrait ltre. La beaut est l pour les yeux de tous : cest une institution publique. (Carlo Dossi, Amours, 1887).

  • 66

    A sa manire, la Jeune-Fille vise le zro dfaut. Cest ainsi quelle tend dabord soi-mme le rgime en vigueur dans la production des choses. Son imprialisme nest pas tranger cette intention de servir dexemple pour le reste des Bloom.

    Toute lactivit que dploie la Jeune-Fille, au prot de laquelle elle a abdiqu toute libert et dans laquelle elle nen nit plus de se perdre, est de nature cosmtique. Cest par l aussi quelle sapparente lensemble de cette socit, qui met tant de soins ravaler sa faade.

    La Jeune-Fille a pris lhabitude dappeler lensemble ri de ses limites sa personnalit. Elle peut ainsi faire valoir son droit la nullit, comme droit tre elle-mme, cest--dire ntre que cela ; droit qui se conquiert et se dfend.

    Pour que la sexualit puisse diffuser dans toutes les sphres de lexistence humaine, il a dabord fallu quON la dissocie fantasmatiquement comme un moment spar de la totalit du reste de la vie.Le corps de la Jeune-Fille nest quune concession quON lui a faite de faon plus ou moins durable, ce qui claircit les raisons de la haine quelle lui porte. Il nest quune rsidence de location, quelque chose dont elle ne dtient que lusufruit, dont lusage seul est libre, et encore, puisque les murs, sa corporit projete en capital, facteur de production et de consommation, sont dtenus par la totalit sociale autonomise.

  • 67

    Mais pour qui il se prend, celui-l !?La Jeune-Fille est une forme du lien social, au sens premier de ce qui vous lie cette socit.

    Le Rapport Sexuel Parfait ne simprovise pas : il se dcide, sorganise, se planie!

    Les amours de la Jeune-Fille sont un travail, et comme tout travail,

    elles sont devenues prcaires.En tant quidentits insubstantielles, la virilit et la fminit ne sont que des outils commodes dans la gestion spectaculaire des rapports sociaux. Ce sont des ftiches ncessaires la circulation et la consommation des autres ftiches.Le Spectacle saime, se mire et sadmire dans la Jeune-Fille, dont il est le Pygmalion.Prise en elle-mme, la Jeune-lle nexprime rien, elle est un signe dont le sens est ailleurs.

    La Jeune-Fille est un engin dgrader en Jeune-Fille tout ce qui entre en contact avec elle.

    Vivre ensemble et chacun pour soi

  • 68

    La Jeune-Fille est le point maximal de la socialisation aline, o le plus socialis est aussi le plus asocial.

    Dans la sexualit comme dans largent, cest le rapport qui sautonomise de ce quil met en relation.

    Cest prcisment en confrant son corps, mais plus gnralement tout son tre, le caractre de capital quon en a dpossd la Jeune-Fille.

    La sexualit est un dispositif de sparation. En elle, on a fait admettre socialement la ction dune sphre de vrit de tous les rapports et de tous les tres o la distance de soi soi comme de soi lautre serait enn abolie, o giserait la pure concidence. La ction de la sexualit pose lalternative vrit/apparence, sincrit/mensonge de telle faon que tout ce qui nest pas elle se trouve rejet dans le mensonge. Elle sape ainsi prventivement toute possibilit dlaboration des relations entre les tres. Lart des distances dans lequel sexprimente la sortie de la sparation se construit contre le dispositif sexualit et son chantage binaire.

    La Jeune-Fille est aussi un lment du dcor, un pan branlant des conditions modernes dexistence.

    Mme en amour, la Jeune-Fille parle le langage de lconomie politique et de la gestion.

  • 69

    Tout le monde du Spectacle est un miroirqui renvoie la Jeune-Fillelimage assimilable de son idal.

    Au sein du monde de la Jeune-Fille, lexigence de libert revt la forme de lexigence de sduction.

    La Jeune-Fille est lanecdote du monde,et la domination du monde de lanecdote.Job. Vous entrez dans une priode de forte construc-tion qui vous propulse dans lavenir avec nergie. Tout est au rendez-vous : chance, crativit, popularit.Amour. Votre sduction vous apporte beaucoup de feedback positif.

    Pour la Jeune-Fille, le langage des horoscopes est aussi le langage de la vie relle.

    La Jeune-Fille prsente une facult proprement magique de convertir les qualits les plus htrognes (fortune, beaut, intelligence, gnrosit, humour, origine sociale, etc.) en une seule valeur sociale qui commande son choix relationnel.

    Le Spectacle prtend pouvoir veiller en chacun la Jeune-Fille qui y sommeille. Cest l luniformit dont il poursuit le fantasme.

  • 70

    Le mensonge du porno est de prtendre reprsenter lobscne, donner voir le point dvanouissement de toute reprsentation. En ralit, nimporte quel repas de famille, nimporte quelle runion de managers est plus obscne quune scne djaculation faciale.

    Il ny a pas la place pour deux, dans le corps de la Jeune-Fille.

    Laspiration de la Jeune-Fille se convertir en signe ne dit que son dsir dappartenir cote que cote la socit de la non-appartenance. Elle signie un effort constant de demeurer en adquation avec son tre-visible. La gageure explique le fanatisme.

    Aimer est impossible, dans les conditions modernes de production. Au sein du mode de dvoilement marchand, le don apparat soit comme une faiblesse absurde, soit comme prenant place dans un ux dautres changes et alors gouvern par un calcul de dsintressement. Lhomme tant suppos navoir dintimit quavec ses intrts, dans la mesure o ceux-ci napparaissent pas nu, le mensonge et la simulation seuls sont plausibles. L rgne donc une suspicion paranoaque quant aux intentions et aux motivations relles de lautre ; le don y est si suspect quil faudra dsormais payer pour donner. La Jeune-Fille le sait mieux que tout autre.

  • 71

    Chez la Jeune-Fille, la supercialit de tous les rapports est cause de la supercialit de ltre.

    le sale jeu de la sductionQuand la proprit prive se vide de toute substance mtaphysique propre, elle ne meurt pas immdiatement. Elle se survit, mais son contenu nest plus que ngatif : elle est le droit de priver les autres de lusage de nos biens. Quand le cot saffranchit de toute signication immanente, il se met prolifrer. Mais il nest plus, en n de compte, que lphmre monopole de lemploi des organes gnitaux de lautre.

  • IV. La Jeune-Fillecomme marchandise

  • 74

    La Jeune-Fille ne se soucie pas tant de possder lquivalent de ce quelle vaut sur le march du dsir que de sassurer de sa valeur, quelle veut connatre avec certitude et prcision, au travers de ces mille signes quil lui reste convertir dans ce quelle appellera son potentiel de sduction, comprenez : son mana.

    Telle trouve se vendre qui naurait pas trouv se donner. (Stendhal)

    Comment avoir du chien sans passer pour une chienne

    La valeur de la Jeune-Fille ne repose sur aucun sol intrieur, ou juste intrinsque ; son fondement rside uniquement dans son changeabilit. La valeur de la Jeune-Fille napparat que dans son rapport une autre Jeune-Fille. Cest pourquoi elle ne va jamais seule. En faisant de lautre Jeune-Fille son gale en tant que valeur, celle-ci se met en rapport avec elle-mme en tant que valeur. En se mettant en rapport avec soi-mme en tant que valeur, elle se diffrencie en mme temps de soi-mme en tant qutre singulier. Se reprsentant ainsi comme quelque chose de diffrenci en soi-mme, elle commence se reprsenter rellement comme marchandise. (Marx)

    La Jeune-Fille est la marchandise qui exige chaque instant dtre consomme, car chaque instant elle se prime.

  • 75

    La Jeune-Fille ne renferme pas en elle-mme ce pour quoi elle est dsire : sa Publicit.

    La Jeune-Fille est un absolu : on lachte parce quelle a de la valeur, elle a de la valeur parce quon lachte. Tautologie de la marchandise.

    La Jeune-Fille est celui qui a prfr devenir lui-mme une marchandise, plutt que den subir passivement la tyrannie.

    Dans lamour comme dans le reste de cette socit, nul nest plus cens ignorer sa valeur.La Jeune-Fille est le lieu o la marchandise et lhumain coexistent de faon apparemment non-contradictoire.

    Le monde de la Jeune-Fille tmoigne dune singulire sophistication o la rication a progress dun degr supplmentaire : en lui, ce sont des rapports humains qui masquent des rapports marchands qui masquent des rapports humains.

    Tu mrites mieux que ce type/cette meuf.La Jeune-Fille est dans le Spectacle, comme la femme dans le monde primitif, un objet de Publicit. Mais la Jeune-Fille est en outre sujet de la Publicit, qui schange elle-mme. Cette scission dans la Jeune-Fille est son alination fondamentale. A cela sajoute ce drame : alors que lexogamie maintient effectivement des rapports permanents entre les tribus, le mana de la Jeune-Fille lui coule entre les doigts, sa Publicit choue, et cest elle-mme qui en essuie les consquences.

  • 76

    La Jeune-Fille sest rsorbe dans son prix. Elle nest plus que cela, et elle a mal au ventre.

    La honte pour la Jeune-Fille ne consiste pas dans le fait dtre achete, mais au contraire dans celui de ntre pas achete. Elle ne tire pas seulement gloire de sa valeur, mais encore de stre mise prix.

    Rien nest moins personnel que la valeur personnelle de la Jeune-Fille.

    Il nest pas rare que, par un abus de langage devenant lentement abus de ralit, les propritaires dun objet unique ou prcieux se prennent daffection pour une chose, et nalement prtendent laimer, et mme laimer beaucoup. De la mme faon, cer-tains aiment une Jeune-Fille. Bien sr, si ctait vritablement le cas, ils en crveraient de malheur.La Jeune-Fille met en uvre lautomarchandisation du non-

    marchand, lautoestimation de linestimable.

    Euh...non, pas le premier soir.

    La valeur personnelle de la Jeune-Fille nest que le prix pour lequel elle accepte de schanger ; et cest pourquoi elle schange, en n de compte, si peu pour accrotre sa valeur.

    La Jeune-Fille vend son existence comme une prestation particulire.

    Lincalculable que la Jeune-Fille donne, elle le compte encore.

  • 77

    Dans lchange quinstaure la Jeune-Fille, cest le personnel qui se troque contre le personnel sur le terrain de limpersonnalit marchande.

    La Jeune-Fille, que lamour par nature drange, ne se laisse ap-procher que conditionnellement, en conclusion ou en vue dun march. Mme lorsquelle semble sabandonner compltement, elle nabandonne en fait que la partie delle-mme qui est sous contrat, prservant ou rservant la libert quelle naline pas. Car le contrat ne peut jamais assujettir toute la personne qui se vend, une partie delle devant toujours rester hors du contrat, prcis-ment pour pouvoir contracter. On ne peut sexpliquer de faon plus claire et plus vraisemblable le caractre abject de lamour dans sa version prsente. Do lon pourrait conclure que, ds lorigine, labsolu des rapports a t perverti et que, dans une so-cit marchande, il y a certes commerce entre les tres mais ja-mais une communaut vritable, jamais une connaissance qui soit plus quun change de bons procds, fussent-ils aussi ex-trmes quon puisse les concevoir. Rapports de force o cest celui qui paye ou qui entretient qui est domin, frustr par son pouvoir mme, lequel ne mesure que son impuissance. (Blanchot, La communaut inavouable)

    Faut saccrocher!La Jeune-Fille reste tout moment farouchement propritaire

    de son corps.

    Elle est serveur, mannequin, publicitaire, cadre ou agent danimation. La Jeune-Fille vend aujourdhui sa force de sduction comme jadis on vendait sa force de travail.

  • 78

    Toute russite en matire de sduction est essentiellement un chec, car de mme que ce nest pas nous qui achetons une marchandise, mais une marchandise qui veut tre achete, de mme ce nest pas une Jeune-Fille que nous sduisons, mais une Jeune-Fille qui veut tre sduite.

    Courtier dune espce un peu singulire de transaction, la Jeune-Fille tend tous ses efforts vers la ralisation du bon coup.

    La diversit des contraintes sociales, gographiques ou morphologiques pesant sur chacun des lots dorganes humains que rencontre la Jeune-Fille ne suft pas expliquer son positionnement diffrentiel parmi les produits concurrents. Leur valeur dchange ne peut reposer sur aucune expression singulire ni sur aucune dtermination substantielle, qui ne sauraient tre adquatement mises en quivalence, mme par la puissante mdiation du Spectacle. Cette valeur nest donc pas dtermine par de chimriques facteurs naturels, mais au contraire par la somme de travail fournie par chacun pour se rendre reconnaissable aux yeux vitreux du Spectacle, cest--dire pour se produire comme signe des qualits reconnues par la Publicit aline, et qui ne sont jamais, en dnitive, que des synonymes de la soumission.

    La premire comptence de la Jeune-Fille : organiser sa propre raret.

    Le repos, pour la Jeune-Fille, consiste savoir exactement ce quelle vaut.

  • 79

    Quel affront ! Repousse par un vieux !

    La Jeune-Fille ne sinquite jamais delle-mme, mais seulement de sa valeur. Ainsi, quand elle rencontre la haine, elle est saisie de doutes : sa cote aurait-elle baiss?

    Les Jeunes-Filles diraient, si elles avaient intrt parler : Notre valeur dusage peut bien intresser lhomme ; pour nous, en tant quobjets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde cest notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et dachat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs dchange. (Marx, Le Capital)

    Sduire utile. Ne vous fatiguez pas allumer nimporte quoiLa Jeune-Fille se rapporte soi sur le mme mode qu toutes les marchandises dont elle sentoure.

    Faut pas se dvaloriser comme a !Il sagit dabord, pour la Jeune-Fille, de se faire valoir.De mme que lobjet qua acquis une certaine somme dargent est drisoire au regard des virtualits innies que cette somme contenait, de mme lobjet sexuel effectivement possd par la Jeune-Fille nest quune cristallisation dcevante de son poten-tiel de sduction, et son cot actuel quune pauvre objectivation de tous les cots quelle pourrait aussi bien soffrir. Cette drision

  • 80

    de toute chose dans les yeux de la Jeune-Fille est la marque dune intuition religieuse qui a vers dans le mauvais inni.

    La Jeune-Fille est la marchandise la plus autoritaire du monde de la marchandise autoritaire, celle que nul ne peut tout fait possder, mais qui vous ique et peut tout instant vous tre retire.

    La Jeune-Fille est la marchandise qui prtend dsigner souverainement son acqureur.

    La Jeune-Fille vit en famille parmi les marchandises, qui sont ses soeurs.Le triomphe absolu de la Jeune-Fille rvle que la socialit est dsormais la marchandise la plus prcieuse et la plus prise. Ce qui caractrise lpoque impriale, celle du Spectacle et du Biopouvoir, cest que son propre corps prend pour la Jeune-Fille mme la forme dune marchandise lui appartenant. Dautre part, cest ce moment seulement que se gnralise la forme marchande des tres humains. (Marx).Il faut sexpliquer laspect vitri du visage de la Jeune-Fille par ceci quen tant que marchandise, elle est la cristallisation dune certaine quantit de travail dpense se mettre aux normes dun certain type dchange. Et la forme dapparition de la Jeune-Fille, qui est aussi celle de la marchandise, se caractrise par loccultation, ou du moins loubli volontaire, de ce travail concret.

  • 81

    Dans les amours de la Jeune-Fille, cest un rapport entre choses qui prend la forme fantasmagorique dun rapport entre tres singuliers.

    Avec la Jeune-Fille, ce nest pas seulement que la marchandise sempare de la subjectivit humaine, cest dabord la subjectivit hu-maine qui se rvle comme intriorisation de la marchandise.

    Il faut croire que Marx ne pensait pas la Jeune-Fille lorsquil crivait les marchandises ne peuvent point aller elles-mmes au march, ni schanger elles-mmes entre elles.

    Mon mec est un pote.

    Loriginalit fait partie du systme de banalit de la Jeune-Fille. Cest ce concept qui lui permet de mettre en quiva-lence toutes les singularits, en tant que pures singularits vides. Dans ses yeux, toute non-conformit vient prendre place dans une sorte de conformisme du non-conforme.

    Il est toujours surprenant de voir comme la thorie des avantages comptitifs dveloppe par Ricardo se vrie plus pleinement dans le commerce des Jeunes-Filles que dans celui des biens inertes.

    Cest seulement dans lchange que la Jeune-Fille ralise sa valeur.

    De province, de banlieue ou des beaux quartiers, en tant que Jeunes-Filles, toutes les Jeunes-Filles sont quivalentes.

  • 82

    La marchandise est la matrialisation dun rapport, la Jeune-Fille en est lincarnation.La Jeune-Fille est de nos jours la marchandise la plus demande : la marchandise humaine. Au sein du mode de dvoilement marchand o la beaut ne

    dvoile rien de propre, lapparence sy tant autonomise de toute essence, la Jeune-Fille ne peut, quoi quelle fasse, que se donner nimporte qui.

    Bah, elle ou une autre... Les lois du march se sont individualises dans la Jeune-Fille.

    Ce que lON appelle encore amour nest plus que le ftichisme attach une marchandise particulire : la marchandise humaine.

    Lil de la Jeune-Fille porte en lui la mise en quivalence effective de tous les lieux, de toutes les choses et de tous les tres. Ainsi la Jeune-Fille peut-elle consciencieusement ramener tout ce qui entre dans son champ de perception quelque chose de dj connu dans la Publicit aline. Cest cela que traduit son langage, qui dborde de genre..., style... et autres faon....

    La Jeune-Fille est un aspect central de ce que les ngristes appellent la mise au travail du dsir et des affects, ternellement blouis quils sont par ce monde de la marchandise auquel ils ne trouvent toujours rien reprocher.

  • 83

    Sduction : apprenez le marketing amoureux ! Vous rvez de lui, il vous ignore. Accrochez-le grce aux lois du marketing. Aucun homme ne saurait rsister un plan de campagne bien conu. Surtout si cest vous le produit.

    L o rgne le Spectacle, la valeur de la Jeune-Fille est immdiatement effective ; sa beaut elle-mme sentend comme un pouvoir excutif.La Jeune-Fille, pour conserver sa valeur de raret, doit se vendre au prix fort, ce qui signie quelle doit le plus souvent renoncer se vendre. Aussi, comme on le voit, la Jeune-Fille est une opportuniste jusque dans labstinence.

    ... Parce que je le vaux bien !Dans les termes de lconomie classique, il faut considrer que la Jeune-Fille est un bien de Giffen, ou bien giffenien, cest--dire un objet qui, rebours de ce qui se produit dordinaire, est dautant plus demand quil est plus onreux. Cest cette catgorie que ressortent les marchandises de luxe, dont la Jeune-Fille est certainement la plus vulgaire.

    La Jeune-Fille ne se laisse jamais possder comme Jeune-Fille de la mme faon que la marchandise ne se laisse jamais possder comme marchandise, mais seulement comme chose.

  • 84

    On peut tre jolie, entoure, harcele de propositions indcentes et pourtant SEULE AU FOND.La Jeune-Fille nexiste comme Jeune-Fille quau sein du systme dquivalence gnral et de son gigantesque mouvement circulatoire. Elle nest jamais possde pour la mme raison quelle est dsire. Au moment mme o lon sen fait lacqureur, on la retire de la circulation, un mirage sestompe, elle se dpouille de laura magique, de la transcendance qui la nimbait. Elle est conne et elle pue.

    Le monde moderne nest pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en serait bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce quil est universellement interchangeable. (Pguy, Note conjointe)

    La Jeune-Fille est le lgataire universel de toute la pseudo-concrtude de ce monde, et dabord de la pseudo-objectivit du cot.La Jeune-Fille voudrait tre une chose, mais ntre pas traite comme une chose. Tout son dsarroi dcoule de ce que, non seulement elle est traite comme une chose, mais que de surcrot elle ne parvient mme pas tre vritablement une chose.

    Non, mon corps nest pas une marchandise, cest un outil de travail.

  • 85

    Linfect nest pas que la Jeune-Fille soit fondamentale-ment une putain, mais quelle refuse de sapprhender comme telle. Car la putain, ntant pas seulement celle que lon achte, mais aussi celle qui se vend, est une figure maximaliste de la libert, sur le terrain de la marchandise. La Jeune-Fille est une chose dans la mesure exacte o elle se tient pour un tre humain ; elle est un tre humain dans la mesure exacte o elle se tient pour une chose.

    La putain est la saintet la plus haute que puisse conevoir le monde de la marchandise.

    Soyez vous-mme! (a paye)

    Une ruse de la raison marchande veut que ce soit prcisment ce quelle contient de non-marchand, dauthentique, de bien, qui dtermine la valeur de la Jeune-Fille.

    La Jeune-Fille est une crise de cohrence qui secoue les intestins de la socit marchande son dernier quartier. Elle rpond limpratif dune marchandisa-tion totale de lexistence dans tous ses aspects, la ncessit de faire que rien ne reste plus en dehors de la forme-marchandise dans ce que lon appelle en-core, de faon euphmique, les rapports humains.

  • 86

    La Jeune-Fille a reu pour mission de renchanter un monde de la marchandise partout sinistr, de proroger le dsastre dans la joie et linsouciance. En elle samorce une forme de consommation au second degr : la consommation de consommateurs. Si lon se ait aux apparences, ce qui en bien des cas est devenu lgitime, on devrait dire que la marchandise est parvenue, avec la Jeune-Fille, totalement annexer le non-marchand.

    Le cul de la Jeune-Fille reprsente le dernier bastion de lillusion dune valeur dusage, qui a si manifestement disparu de la surface de lexistant. Lironie, bien sr, cest que cette va-leur est encore elle-mme un change.

    Au sein du Spectacle, on peut dire de la Jeune-Fille ce que Marx remarque de largent, quil est une

    marchandise spciale qui est mise part par un acte commun des autres marchandises et sert exposer

    leur valeur rciproque.

  • V. La Jeune-Fillecomme monnaie vivante

  • 90

    La Jeune-Fille se dmontise ds quelle sort de la circulation. Et quand elle perd la possibilit de se remettre sur le march, elle commence pourrir.

    La Jeune-Fille est la marchandise spcialement prpose la circulation des affects standards.

    La valeur na jamais rien mesur, mais ce quelle ne mesurait dj pas, elle le mesure de plus en plus mal.

    La monnaie vivante reprsente la rponse ultime de la socit marchande limpuissance de largent quivaloir, et donc acheter, les productions humaines les plus hautes, celles qui sont la fois les plus prcieuses et les plus communes. Car mesure que lempire de largent sest tendu aux extrmits du monde et lexpression de toute la vie humaine, il a perdu toute valeur propre, il est devenu aussi impersonnel que son concept, et par consquent si drisoire que son quivalence avec quoi que ce soit de personnel en a t rendue fortement problmatique. Cest cette absolue ingalit entre lui et la vie humaine qui est toujours apparue dans limpossible rtribution de la prostitution. Avec la monnaie vivante, la domination marchande est parvenue lannulation de ces deux impuissances lune acheter la vie humaine en tant que telle, cest--dire la puissance, lautre acheter ses plus hautes productions en les multipliant entre elles. La monnaie vivante parvient mettre en quivalence lincommensurable des productions personnelles des hommes entre-temps devenues prpondrantes et lincommensurable de la vie humaine. Dsormais, le Spectacle estime linestimable par linestimable en valeurs objectives.

  • 91

    Monnaie vivante, lesclave industrielle vaut la fois pour un signe garant de richesse et cette richesse mme. En tant que signe elle vaut pour toutes sortes dautres richesses matrielles, en tant que richesse elle exclut cependant toute autre demande, si ce nest la demande dont elle reprsente la satisfaction. Mais la satisfaction proprement dite, sa qualit de signe lexclut galement. (Klossowski, La monnaie vivante)

    Il sattache la Jeune-Fille, en tant que marchandise, un caractre dexclusion li au fait quelle est aussi et de faon irrductible un tre humain, cest--dire quelque chose qui est, tout comme lor, lui-mme sa propre n. Et cest en vertu de cette situation dexception que lui revient le rle dquivalent gnral.

    La monnaie vivante, et nommment la Jeune-Fille, forme une solution assez vraisemblable la crise de la valeur, devenue incapable de mesurer et rmunrer les productions les plus caractristiques de cette socit, celles qui sont lies au general intellect. La conservation de conventions sociales minimales est conditionne par ce fait quun excs de monnaie vivante la dvaloriserait et la rendrait incapable de constituer une contrepartie srieuse linestimable quelle est destine acheter. Dans le mme temps, en rendant linestimable lui-mme estimable, elle sape ses propres fondements. Le spectre de lination hante le monde des Jeunes-Filles.La Jeune-Fille est la cause nale de l conomie spectaculaire, son premier moteur, immobile. Le cul de la Jeune-Fille nest pas porteur dune valeur nou-velle, mais seulement de la dvalorisation indite de toutes celles qui

  • 92

    lont prcde. La puissance dvastatrice de la Jeune-Fille aura con-sist liquider toutes les productions qui ne sont pas convertibles en monnaie vivante. Au sein du nihilisme accompli, toute notion de grandeur ou de prestige aurait depuis longtemps disparu, sils navaient t immdiatement convertibles en Jeunes-Filles.

    La Jeune-Fille ne manque jamais une occasion pour taler la victoire de la monnaie vivante sur le vil argent ; ainsi exige-t-elle en change delle-mme un contre-don infini.

    Largent a cess dtre le terme ultime de lconomie. Son triom-phe la dprci. Roi nu qua dsert tout contenu mtaphysique, il a aussi perdu toute valeur. Nul ne lui tmoigne plus de respect, dans le troupeau biopolitique. La monnaie vivante est ce qui vient prendre la place de largent comme quivalent gnral, ce en vue de quoi il vaut. Elle est sa valeur et sa concrtude. Le pouvoir dachat de la monnaie vivante, et a fortiori de la Jeune-Fille, na pas de limite ; il stend la totalit de lexistant, car en elle la richesse jouit de soi doublement : comme signe et comme fait. Le haut niveau dindividualisation des hommes et de leurs productions, qui avait rendu largent inapte servir de mdiateur dans les rapports purement personnels, se re-tourne en condition de la diffusion de la monnaie vivante.

    Il semble que toute la concrtude du monde