Tome 1 - Tarnier de Gor - John NORMAN

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JOHN NORMAN

LE TARNIER DE GOR

Traduit de L'amricain par Arlette Rosenblum Titre original: Tarnsman of Gor Ballantine Books, a division of Random House, Inc. John Norman, 1966 Pour la traduction franaise: ditions J'ai lu, 1992

Traduction rvise

1 UNE POIGNE DE TERRE Je m'appelle Tarl Cabot. Mon nom de famille passe pour venir du patronyme italien Caboto, raccourci au xve sicle. Cependant, que je sache, je n'ai aucun lien avec l'explorateur vnitien qui porta la bannire de Henry VII dans le Nouveau Monde. Cette parent semble improbable pour bon nombre de raisons, parmi lesquelles le fait que les gens de ma famille taient de simples commerants de Bristol, au teint clair et couronns d'un flamboiement de cheveux du roux le plus agressif. Nanmoins, ces concidences -mme si elles ne sont que gographiques - ont laiss leur marque dans les traditions familiales : notre petite revanche sur les registres et l'arithmtique d'une existence mesure en pices de draps vendues. J'aime penser qu'il y avait peut-tre un Cabot Bristol, un des ntres, pour regarder notre homonyme italien lever l'ancre l'aube du 2 mai 1497. Peut-tre mon prnom a-t-il attir votre attention. Je vous assure qu'il m'a caus tout autant de difficults qu' vousmmes, particulirement pendant mes premires annes d'cole, o il a provoqu presque autant de joutes d'endurance physique que mes cheveux roux. Disons simplement que ce n'est pas un prnom courant - pas courant dans notre monde, du moins. Il m'a t donn par mon pre quand j'tais tout jeune. Je l'ai cru mort jusqu'au moment o j'ai reu sont trange message, plus de vingt ans aprs sa disparition. Ma mre, dont il demandait des nouvelles, est morte quand j'avais environ six ans, vers

l'poque o j'ai commenc aller l'cole. Les dtails biographiques tant fastidieux, je me contenterai d'expliquer que j'tais un garon intelligent, assez grand pour mon ges et que je fus lev d'une faon digne d'loges par une tante qui me donna tout ce dont un enfant peut avoir besoin, part peut tre un peu de tendresse. Fait assez etonnant, je russis l'examen d'entre l'universit d'Oxford, que je ne veux pas mettre dans l'embarras en introduisant son nom un peu trop vnr dans ce rcit. J'ai obtenu mon diplme de fin d'tudes tout fait honorablement, m ais sans jamas avoir bloui personne : ni moi ni, plus forte raison, mes professeurs. Comme un grand nombre de jeunes gens, je me retrouvai assez instruit, capable d'analyser une phrase ou deux en grec et suffisamment au courant des abstractions de la philosophie et de l'conomie pour savoir que j'avais peu de chances de pouvoir voluer dans le monde avec lequel elles prtendaient avoir quelque obscur rapport. Toutefois, je n'tais pas rsign finir mes jours parmi les rayons du magasin de ma tante, entre la toile et les rubans; c'est ainsi que je me suis lanc dans une folle aventure qui, tout bien considr, n'tais pas finalement aussi folle qu'elle le paraissait de prime abord. Etant cultiv et d'esprit assez vif, connaissant suffisement d'histoire pour distinguer la Renaissance de la Rvolution Industrielle, j'ai sollicit de plusieurs petites universits amricaines un poste pour enseigner l'Histoire L'Histoire anglaise videmment. Je me prtendais lgrement plus cal en la matire que je ne l'tais rellement; elles me croyaient et mes professeurs qui taient de braves gens, avaient la gentillesse de ne pas leur enlever cette illusion dans leurs lettres de recommandation. Je crois que mes matres se sont beaucoups amuss de cette situation, mme si, bien sr, ils ne m'ont jamais inform officiellement qu'ils en avaient compris l'ironie. C'tait la Guerre d'Indpendance qui recommenait. L'une des universits que j'avais contactes qui tait peut-tre un peu moins clairvoyante que les autres

une petite universit qui enseignait aux garons les arts libraux dans le New Hampshire, entama des pourparlers et je reus bientt ce qui devait tre mon premier et, je suppose, mon dernier emploi dans le monde universitaire. Je prsumais que la vrit claterait un jour mais, pour le moment, j'avais mon billet pay destination de l'Amrique et une situation pour au moins un an. Ce rsultat me parut agrable encore que dconcertant. Je souponnais que l'on m'avait donn le poste parce que je serais l-bas res exotica, et cela me turlupinait, j'en conviens. Je n'avais effectivement rien publi et je suis certain qu'il devait y avoir plusieurs candidats d'universits amricaines dont les rfrences et les capacits surclassaient de beaucoup les miennes, sauf en ce qui concerne l'accent britannique dsir. Bien sr, je serais rgulirement invit des ths, cocktails et diners. L'Amrique me plut beaucoup, bien que j'aie travaill d'arrache-pied tout le premier semestre lire et compiler, sans la moindre vergogne, de nombreux textes, m'efforant dans la mesure du possible d'engranger dans ma mmoire suffisamment d'Histoire d'Angleterre pour prcder mes tudiants d'au moins un ou deux rgnes. Je dcouvris, ma grande consternation, qu'tre anglais ne fait pas automatiquement de vous une autorit en matire d'Histoire anglaise. Heureusement, mon directeur d'tudes, un sympathique bonhomme lunettes dont la spcialit tait l'Histoire conomique amricaine, en savait encore moins que moi ou, en tout cas, eut le tact de me le laisser croire. Les vacances de Nol me furent d'un grand secours. Je comptais particulirement sur le temps qui spare les semestres pour me mettre jour ou, mieux, pour augmenter mon avance sur mes tudiants. Mais aprs les devoirs, les compositions et le classement du premier semestre, je fus saisi par le dsir irrsistible de plaquer l'Empire Britannique et de partir pour une longue, longue promenade - en fait,

une randonne donne de camping dans les proches Montagnes Blanches. J'empruntai donc du matriel, principalement un sac dos et un sac de couchage, un des quelques collgues avec qui je m'tais li l'universit - un charg de cours, lui aussi, mais dans la branche dcrie de l'ducation Physique. Nous avions parfois fait de l'escrime ensemble et de rares promenades. Je me demande quelquefois s'il s'interroge sur le sort de son matriel de camping ou sur celui de Tarl Cabot. L'Administration, elle, n'y a srement pas manqu, et elle a d tre furieuse d'avoir remplacer un professeur en cours d'anne, car on n'a jamais plus entendu parler de Tarl Cabot sur le campus de cette universit. Mon ami de la section ducation Physique me conduisit dans les montagnes et m'y abandonna au bout de quelques kilomtres. Nous convnmes de nous retrouver trois jours plus tard au mme endroit. Mon premier soin fut de me reprer avec ma boussole, comme si j'y connaissais quelque chose, puis je me mis en devoir de laisser la grande route derrire moi. Plus vite que je ne l'aurais cru, je me retrouvai seul dans les bois, en train de grimper. Bristol, comme vous le savez, est une zone trs urbanise et je n'tais pas bien prpar ma premire rencontre avec la nature. L'universit tait quelque peu campagnarde, mais reprsentait nanmoins un des postes... avancs, disons, de la civilisation matrielle. Je n'avais pas peur, tant persuad qu'en marchant toujours dans la mme direction je finirais par aboutir une grande route ou un cours d'eau quelconque, et qu'il tait impossible de se perdre - ou, en tout cas, de rester perdu longtemps. J'prouvai surtout le ravissement d'tre seul avec moi-mme au milieu des grands pins et des plaques de neige. J'avanai pniblement pendant prs de deux heures avant de succomber au poids du sac dos. Je mangeai un repas froid et me remis en route, m'enfonant toujours plus avant dans

les montagnes. J'tais content de m'tre exerc rgulirement faire deux ou trois fois le tour du stade l'universit. Ce soir-l, je laissai choir mon sac prs d'une plate-forme rocheuse et commenai ramasser du bois pour faire du feu. Je m'tais un peu loign de mon campement de fortune quand je m'arrtai, surpris. Quelque chose luisait dans l'obscurit, par terre, ma gauche. D'une clart stable, bleutre. Je posai le bois que j'avais ramass et approchai de l'objet, plus curieux qu'autre chose. Cela ressemblait une enveloppe mtallique rectangulaire plutt mince, peine plus grande que les enveloppes habituellement utilises pour la correspondance. Je la touchai, elle semblait brlante. Mes cheveux se hrissrent sur ma nuque, mes yeux s'carquillrent. Je lus, dans une criture anglaise assez archaque, les deux mots inscrits sur cette enveloppe : mon nom, Tarl Cabot. C'tait une farce. Mon ami s'tait arrang pour me suivre, il devait se cacher quelque part dans l'obscurit. Je l'appelai en riant. Pas de rponse. Je courus et l un moment dans le bois, secouant les buissons, faisant tomber la neige des basses branches des pins. Puis je marchai plus lentement, avec plus de prcaution, en silence. Je le trouverais ! Un quart d'heure s'tait coul et je commenais avoir froid, tre furieux. Je l'appelai avec colre. J'largis le champ de mes recherches, en gardant l'trange enveloppe mtallique au reflet bleutre au centre de mes dplacements. Finalement, je conclus qu'il avait d dposer l cet objet bizarre pour que je le dcouvre, et qu'il tait sans doute maintenant en route pour rentrer chez lui, ou qu'il campait peut-tre quelque part dans les parages. J'tais certain qu'il n'tait pas porte de voix, sinon il aurait dj rpondu. La plaisanterie n'avait plus de sel, surtout s'il tait proximit. Je revins vers l'objet et le ramassai. Il semblait prsent refroidi, quoique j'eusse toujours une nette impression de chaleur. C'tait un objet bizarre. Je le rapportai mon camp

et prparai mon feu pour lutter contre l'obscurit et le froid. Je frissonnais malgr mes vtements pais. Je transpirais. Mon coeur battait la chamade. J'avais le souffle court. J'avais peur... Aussi, lentement et calmement, je m'astreignis soigner le feu, ouvris une bote de haricots la tomate et plantai des bouts de bois pour suspendre ma minuscule marmite audessus du foyer. Ces activits domestiques ralentirent mon pouls et russirent me convaincre que je pouvais tre patient, et mme que je n'tais pas tellement intress par le contenu de l'enveloppe mtallique. Une fois mes haricots sur sur le feu, mais pas avant, je reportai mon attention vers cet objet dconcertant. Je le tournai en tous sens entre mes doigts pour l'examiner la lumire du feu de camp. Il avait environ trente centimtres de long et dix de haut. Il pesait, mon avis, dans les cent vingt grammes. La couleur du mtal tait bleue et quelque chose de la phosphorescence qui le caractrisait persistait toujours, mais son intensit faiblissait. En outre, l'enveloppe ne paraissait plus chaude au toucher. Depuis combien de temps gisait-elle m'attendre dans les bois ? Depuis de combien de temps avait-elle t mise l ? Pendant que j'y rflchissais, la lueur s'vanouit brusquement. Si elle avait disparu plus tt, je n'aurais jamais dcouvert l'enveloppe dans les bois. C'tait presque comme si la lueur avait t relie aux intentions de l'envoyeur ; comme si, n'tant plus ncessaire, on lui avait permis de disparatre. Le message a t dlivr , me dis-je et je me sentis un peu stupide en le disant. Je ne trouvais pas ma plaisanterie trs drle. Je regardai de prs la suscription. Elle semblait tre d'une criture anglaise maintenant dmode, mais j'en savais trop peu sur la question pour hasarder une date. Quelque chose dans le graphisme me rappela celui d'une charte coloniale dont la photocopie d'une page illustrait un de mes livres. XVIIe sicle peut tre ? L'criture mme semblait grave,

faisait partie intgrante de la texture mtallique. Je ne trouvai ni joint ni rabat dans l'enveloppe. J'essayai de la rayer avec l'ongle du pouce, mais sans succs. Me sentant un peu ridicule, je pris l'ouvre-bote dont je m'tais servi pour ma bote de haricots et m'efforai d'en enfoncer la pointe mtallique dans l'enveloppe. Si mince qu'elle part, elle rsista mes efforts comme si j'avais tent de percer une enclume; pesant de tout mon poids, j'appuyai des deux bras sur l'ouvre-bote. La pointe se tordit angle droit, mais l'enveloppe resta intacte. Je la maniai avec prcaution, perplexe, m'efforant de dterminer s'il existait un moyen de l'ouvrir. J'avisai un petit cercle au dos, l'intrieur duquel on percevait comme l'empreinte d'un pouce. Je l'essuyai sur ma manche, mais elle ne disparut pas. Les autres marques laisses par mes doigts s'effacrent immdiatement. Je scrutai de mon mieux l'empreinte dans le cercle. Tout comme l'inscription, elle semblait appartenir au mtal, ce qui n'empchait pas ses stries et ses contours d'tre extrmement tnus. Finalement, je fus convaincu qu'elle faisait elle aussi partie intgrante de l'enveloppe. J'appuyai dessus avec mon doigt. Rien ne se produisit. Las de cette bizarre affaire, je mis l'enveloppe de ct et reportai mon attention sur les haricots qui dbordaient prsent sur le petit feu de camp. Aprs avoir mang, je quittai mes souliers et ma veste et me glissai dans le sac de couchage. tendu ct du feu mourant, je contemplai le ciel, qui se dcoupait travers les branches, et la gloire minrale de l'univers inconscient. Je restai longtemps veill, me sentant seul et pourtant pas solitaire, comme cela arrive parfois dans le dsert o l'on a l'impression d'tre l'unique tre vivant de la plante et que les choses qui nous concernent le plus intimement - notre sort et notre destine par exemple - se trouvent en dehors de notre petit monde, quelque part dans les lointains pturages trangers des toiles. Une ide me frappa subitement et j'eus peur, mais je savais dsormais ce que j'avais faire Cette histoire d'enveloppe n'tait pas une mystification, pas une farce. Quelque part au

fond de mon tre, je le savais et l'avais su ds le dbut. Presque comme en rve, mais avec une lucidit totale, j'mergeai en partie de mon sac de couchage, roulai sur moimme et lanai du bois dans le feu, puis je tendis le bras vers l'enveloppe. Assis dans mon duvet, je patientai jusqu' ce que le feu reprenne un peu. Puis je plaai avec soin mon pouce droit sur l'empreinte de l'enveloppe et appuyai fortement. Elle ragit mon toucher comme je m'y attendais - comme je l'avais craint. Peut-tre n'y avait-il qu'une personne qui pt ouvrir cette enveloppe, celle dont l'empreinte s'ajustait l'trange fermeture, celle dont le nom tait Tarl Cabot. L'enveloppe apparemment sans joints s'ouvrit en crpitant, dans un bruit de cellophane. Un objet en tomba, un anneau de mtal rouge portant un simple cusson frapp de la lettre C . Dans mon excitation, j'y pris peine garde. Il y avait quelque chose d'crit sur l'intrieur de l'enveloppe qui s'tait ouverte d'une manire tonnamment semblable celle de ces cartes-lettres o l'enveloppe sert aussi de papier. L'criture tait du mme graphisme que mon nom l'extrieur de l'enveloppe. Je remarquai la date et me figeai, les mains crispes sur le feuillet mtallique. C'tait dat du 3 fvrier 1640. C'tait dat d'il y avait plus de trois cents ans et je lisais cette date dans la sixime dcennie du Xe sicle. Autre chose tonnante : le jour o je la lisais tait le 3 fvrier. La signature en bas n'tait pas de l'criture ancienne mais pouvait avoir t faite en cursive anglaise moderne. J'avais dj vu cette signature une ou deux fois sur des lettres que ma tante avait conserves, mais je ne me souvenais pas du signataire. C'tait la signature de mon pre, Matthew Cabot, qui avait disparu alors que j'tais en bas ge. J'tais troubl, pris de vertige mme. Il me semblait que ma vue vacillait. J'tais incapable de bouger. Pendant un moment, tout devint noir, mais je me secouai, je serrai les dents, j'aspirai l'air vif et froid de la montagne une fois, deux fois, trois fois, lentement, concentrant dans mes poumons le pntrant contact de la ralit, m'assurant que j'tais en vie,

que je ne rvais pas, que je tenais dans mes mains une lettre avec une date incroyable, distribue trois cents ans plus tard dans les montagnes du New Hampshire - crite par un homme qui, s'il tait en vie, n'avait probablement, selon notre manire de compter, pas plus de cinquante ans : mon pre. Encore aujourd'hui, je me rappelle chaque mot de cette lettre. Je crois que je garderai son message simple, direct, imprim dans les cellules de mon cerveau jusqu'au jour o, comme on dit ailleurs, je serai retourn aux Cits de Poussire. Ce troisime jour de fvrier, en l'an de grce 1640. Tarl Cabot, mon fils, Pardonne-moi, mais je n'ai gure le choix en ce domaine. La dcision a t prise. Fais ce que tu penses tre le mieux dans ton intrt, mais ton destin est fix et tu n'y chapperas pas. Je vous souhaite la sant, toi et ta mre. Porte sur toi l'anneau de mtal rouge et, si tu le veux bien, apporte-moi une poigne de notre belle Terre. Jette cette lettre. Elle sera dtruite. Affectueusement, Matthew Cabot Je lus et relus cette lettre; j'tais dsormais d'un calme extraordinaire. Il me semblait patent que je n'tais pas devenu fou ou, si je l'tais, que la folie est un tat de clart mentale et de comprhension tout fait diffrent du tourment que je l'avais imagine tre. Je rangeai la lettre dans mon sac dos. Ce que je devais faire tait vident : sortir des montagnes, aussitt que le jour serait lev. Non, ce serait peut-tre dj trop tard. S'aventurer dans l'obscurit relevait de la dmence, mais il n'y avait apparemment aucun autre parti prendre. Je ne savais pas de combien de temps je disposais; cependant, mme si ce n'tait que de quelques heures, je

pourrais arriver une route ou un cours d'eau, ou peuttre une cabane. Je consultai ma boussole pour retourner vers la route. Je scrutai la nuit, mal l'aise. Un hibou ulula une centaine de mtres sur la droite. Quelque chose, par l-bas, me surveillait peut-tre. L'impression tait dsagrable. J'enfilai mes chaussures et ma veste, roulai mon sac de couchage et bouclai mon paquetage. Je dispersai le feu coups de pied, pitinai les braises et jetai de la terre sur les dernires flammches. Au moment mme o le feu s'teignait, je remarquai un scintillement dans les cendres. Je me penchai et rcuprai l'anneau. Il tait chaud, dur, solide - un morceau de ralit. Il tait l. Je l'enfouis dans la poche de ma veste et partis en suivant les indications de ma boussole, pour essayer de revenir la route. Je me sentais stupide d'essayer de marcher dans l'obscurit. J'allais au-devant d'une jambe ou d'une cheville casse, sinon du cou. Pourtant, si je pouvais mettre un kilomtre ou deux entre l'ancien camp et moi, cela devrait suffire me donner la marge de scurit dont j'avais besoin - pour chapper quoi, je l'ignorais. Je pourrais alors attendre le matin et repartir sans risque, avec assurance. De plus, il serait facile de dissimuler ma piste en plein jour. L'important tait de ne pas rester dans mon campement. J'avais progress mes risques et prils dans l'obscurit pendant une vingtaine de minutes lorsque, ma grande horreur, mon sac dos et mon sac de couchage explosrent en flammes bleues sur mon dos. Ma raction instantane fut de les rejeter vivement et je regardai, abasourdi, frapp de terreur, une sorte de dflagration bleue dvorante qui clairait les pins de tous cts comme des flammes d'actylne. C'tait comme de contempler une fournaise. Je compris que l'enveloppe s'tait enflamme, entranant la combustion de mon sac et de mon duvet. Je frissonnai en pensant ce qui aurait pu arriver si je l'avais mise dans la poche de ma veste.

Chose bizarre, maintenant que j'y pense, je ne me suis pas enfui toutes jambes, sans bien m'expliquer pourquoi, et l'ide me traversa l'esprit que cette brillante luminescence vacillante rvlait ma position qui - ou quoi - pouvait tre l'afft. Une petite torche lectrique la main, je m'agenouillai auprs des dbris flambants de mon sac dos et de mon sac de couchage. Les pierres sur lesquelles ils taient tombs taient noircies. Il n'y avait aucune trace de l'enveloppe. Elle semblait avoir t entirement consume. Une odeur cre, dplaisante, rgnait dans l'air; des exhalaisons que je ne reconnaissais pas. Je m'avisai que l'anneau, que j'avais mis dans ma poche, pouvait de mme s'enflammer mais, explique qui pourra, j'en doutais. Il pouvait y avoir une raison de dtruire la lettre mais il n'y en avait probablement pas de dtruire l'anneau. Pourquoi aurait-il t envoy, si ce n'est pour tre gard ? D'ailleurs, j'avais t averti au sujet de la lettre, avertissement que j'avais sottement nglig, mais j'avais t pri de porter l'anneau. Quelle que soit la source de ces incidents effrayants, pre ou autre, le but recherch n'tait sans doute pas de me faire du mal, pensai-je avec un peu d'amertume, les inondations et les tremblements de terre n'ont certainement pas non plus de mauvaises intentions. Qui connaissait la nature des choses ou des forces en mouvement cette nuit-l dans les montagnes, choses et forces qui m'anantiraient peut-tre par hasard, comme on marche innocemment sur un insecte sans s'en apercevoir ou s'en soucier ? J'avais encore la boussole et cela constituait un lien solide avec la ralit. La dflagration silencieuse mais intense de l'enveloppe m'avait momentanment tourdi - cela et le brusque retour l'obscurit aprs la terrible clart aveuglante de sa dsintgration. Ma boussole me tirerait d'affaire. Je l'examinai la lumire de ma torche. Quand le mince rayon se posa sur le cadran, mon coeur s'arrta. L'aiguille, affole, oscillait dans tous les sens comme si les lois de la nature avaient t soudain abolies dans son

voisinage. Pour la premire fois depuis que j'avais ouvert le message, je commenai perdre mon sang-froid. La boussole tait mon ancre et mon espoir. Je comptais sur elle. Et elle tait, maintenant, affole. Un grand bruit retentit, mais je pense aujourd'hui que c'tait le son de ma propre voix, un brusque hurlement d'effroi dont je serai jamais honteux. L'instant d'aprs, je courais comme un animal pris de folie dans n'importe quelle direction - dans toutes les directions. Pendant combien de temps ai-je couru, je ne le sais pas. Il se peut que ce soit durant des heures, ou peuttre seulement quelques minutes. J'ai gliss et je suis tomb une dizaine de fois, j'ai fonc travers les branches piquantes des pins, dont les aiguilles me pntraient la peau. J'ai peut-tre pleur; je me rappelle un got de sel sur mes lvres, sur ma langue. Mais, surtout, je me rappelle la fuite aveugle, perdue, une fuite dmente, indigne, navrante. un moment donn, j'ai vu deux yeux dans l'obscurit, j'ai hurl et m suis loign en courant pour entendre derrire moi le battement d'ailes et le cri alarm d'un hibou. Plus tard, j'ai effray une petite harde de cerfs, et je me suis retrouv au milieu de leurs corps bondissants qui me heurtaient dans le noir. La lune fit son apparition et le flanc de la montagne fut brusquement illumin par sa froide beaut, blanche sur la neige des arbres et de la pente, scintillante sur les rochers. Je ne pouvais plus courir, je tombai sur le sol, haletant, me demandant soudain pourquoi j'avais couru. Pour la premire fois de ma vie, j'avais prouv une peur totale, irraisonne, et j'avais t empoign par elle comme par les pattes de quelque fantastique animal prdateur. Je n'y avais cd que pendant un instant et c'tait devenu une force qui m'avait emport, m'entranant avec violence de-ci de-l comme si j'tais un nageur prisonnier de vagues houleuses - une force laquelle il tait impossible de rsister. Elle tait maintenant partie. Il ne fallait pas que j'y succombe de nouveau. Je jetai un coup d'oeil autour de moi et reconnus la plate-forme de rocher prs de laquelle j'avais install mon sac de couchage.

J'aperus les cendres de mon feu. J'tais revenu mon camp. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'tais dout que j'y reviendrais. tendu au clair de lune, je sentais la terre sous moi, contre mes muscles douloureux et mon corps couvert du relent nausabond de la peur et de la sueur. Je compris que mme prouver de la souffrance avait du bon. L'important tait de ressentir. J'tais vivant. C'est alors que je vis descendre l'engin. Un instant, il ressembla une toile filante, mais il devint tout coup net et substantiel comme un disque d'argent large et pais. Il tait silencieux et se posa sur la plate-forme rocheuse, drangeant peine la neige poudreuse qui tait parpille dessus. Un vent lger soufflait dans les aiguilles de pin et je me levai. ce moment, une porte s'ouvrit sans bruit dans le flanc de l'appareil, glissant vers le haut. Il fallait que j'entre. Les mots de mon pre me revinrent en mmoire : ton destin est fix. Avant de pntrer dans le disque, je m'arrtai au bord du grand rocher plat sur lequel l'engin tait pos. Je me penchai et ramassai, comme l'avait demand mon pre, une poigne de notre belle Terre. Moi aussi, je sentais qu'il tait important de prendre quelque chose avec moi, quelque chose qui, en somme, tait mon sol natal. Le sol de ma plante, du monde auquel j'appartiens.

2 L'ANTICHTON Je ne me souviens de rien entre le moment o je suis mont bord du disque d'argent dans les montagnes du New Hampshire et l'heure prsente. Je m'veillai, repos, et ouvris les yeux, m'attendant presque voir ma chambre dans la maison des tudiants de l'universit. Je tournai la tte, sans peine ni gne. J'tais tendu, semblait-il, sur quelque chose de dur et de plat, peut-tre une table, dans une pice

circulaire au plafond bas, d'environ deux mtres dix de haut. Il y avait cinq fentres oblongues, trop troites pour permettre le passage d'un homme; je leur trouvai une certaine parent avec les meurtrires pour archers dans les tours des chteaux forts; toutefois, elles laissaient entrer suffisamment de jour pour que je puisse examiner les lieux. droite se trouvait une tapisserie d'une belle texture, reprsentant ce que je jugeai tre une scne de Chasse, mais traite sur le mode fantastique: des chasseurs arms de lances et monts sur des espces d'oiseaux attaquant un affreux animal qui me paraissait ressembler un sanglier, ceci prs qu'il tait trop grand, hors de proportion avec les chasseurs. Sa machoire comportait quatre dfenses incurves comme des cimeterres. Avec la vgtation, l'arrireplan et la srnit classique des visages, elle me remit en mmoire une tapisserie de la Renaissance que j'avais vue un jour au cours d'une excursion que j'avais faite Florence, quand j'tais tudiant de seconde anne. En face de la tapisserie, sans doute pour la dcoration, tait suspendu un bouclier rond avec des lances croises derrire. Il rappelait assez les antiques boucliers grecs peints sur certains vases figurines rouges du Museum de Londres. Les dessins du bouclier ne signifiaient rien mes yeux. Je ne savais pas trop s'ils taient mme censs reprsenter quelque chose. Ce pouvait aussi bien tre un monogramme, ou une simple fantaisie de l'artiste. Au-dessus du bouclier pendait un casque, qui faisait, lui aussi, penser un casque grec, peut-tre de la priode homrique. Une fente en forme de Y avait t mnage dans le mtal quasi massif pour les yeux, le nez et la bouche. L'ensemble dgageait une dignit sauvage, fix au mur comme s'il tait prt servir, tel le fameux fusil colonial au-dessus de l'tre. Tous taient astiqus et luisaient doucement dans le demi-jour. En dehors des armes et de deux blocs de pierre, qui taient peut-tre des siges, et aussi d'une natte sur un ct, la pice tait nue; les murs, le plafond et le sol taient lisses comme du marbre et d'un blanc peine cass. Je ne voyais aucune porte dans la chambre. Je me levai de la table de

pierre - car c'en tait bien une - et allai une fentre. Je regardai au-dehors et aperus le soleil: ce devait tre notre Soleil. Peut-tre semblait-il plus grand, mais je ne pouvais pas l'affirmer. J'tais pourtant sr qu'il s'agissait bien de notre brillant astre dor. Le ciel, comme celui de la Terre, tait bleu. Ma premire ide fut que je me trouvais sur Terre et que la dimension apparente du Soleil tait une illusion. Je respirais, c'tait manifeste; et cela impliquait ncessairement une atmosphre contenant un fort pourcentage d'oxygne. Cela devait donc bien tre la Terre. Mais, comme je me tenais debout la fentre, je compris que ce ne pouvait pas tre ma plante natale L'immeuble dans lequel je me trouvais faisait partie d'un ensemble de je ne sais combien de tours, d'innombrables cylindres au toit plat, de couleurs et de tailles varies, relies entre elles par d'troits ponts pittoresques lgrement arqus. Je ne pouvais pas me pencher suffisamment par la fentre pour voir le sol. Au loin, j'apercevais des collines couvertes de quelque verdure, mais je ne pus distinguer s'il s'agissait ou non d'herbe. Intrigu par ma situation, je revins la table. J'avanais grands pas et faillis me meurtrir la cuisse contre la pierre. J'eus un instant l'impression d'avoir trbuch, victime d'un tourdissement. Je fis le tour de la pice. Je sautai sur la table avec presque autant d'aisance que si j'avais gravi une marche la maison des tudiants. C'tait diffrent, un mouvement diffrent. Une pesanteur moindre. Srement. Alors la plante tait plus petite que notre Terre et, vu la dimension apparente du Soleil, probablement un peu plus rapproche de lui. Mes vtements avaient t changs. Mes bottes de chasse avaient disparu, mon bonnet de fourrure, la lourde veste et tout le reste aussi. J'tais habill d'une sorte de tunique de couleur rougetre, serre la taille par un cordon jaune. Je m'avisai que j'tais propre, malgr mes aventures, ma fuite perdue dans les montagnes. J'avais t lav. Je vis que l'anneau de mtal rouge avec le C en cusson avait t pass au majeur de ma main droite. J'avais faim. Assis sur la table, j'essayai de rassembler mes ides, mais il y en avait

trop. Je me sentais comme un enfant ignorant de tout qu'on emmne dans une usine ou un grand magasin, incapable de mettre en ordre ses impressions, incapable de comprendre les tranges choses nouvelles qui l'assaillent sans cesse. Un panneau glissa de ct dans le mur et un homme de haute taille, aux cheveux roux, proche de la cinquantaine, habill peu prs comme moi, entra dans la pice. Je ne savais pas quoi m'attendre, quoi ressembleraient ces gens. Cet homme tait un Terrien, apparemment. Il me sourit et s'avana, mit ses mains sur mes paules et me regarda dans les yeux. Il dit, avec ce qui me parut une certaine fiert: Tu es mon fils, Tarl Cabot ! Je suis Tarl Cabot, rpliquai-je. Je suis ton pre, reprit-il, et il m'treignit aux paules avec force. Nous nous serrmes la main, avec une certaine raideur quant moi ; toutefois ce geste de notre commune Terre natale me rassura en quelque sorte. Je fus surpris de me voir accepter cet tranger, non seulement comme un tre du mme monde que moi, mais aussi comme le pre dont je ne pouvais me souvenir. Ta mre ? s'enquit-il, le regard soucieux. Morte, il y a des annes, rpondis-je. Il me dvisagea. Elle que j'aimais entre toutes, murmura-t-il en se dtournant, avant de traverser la pice. Il semblait douloureusement affect, branl. Je ne voulais pas ressentir de sympathie pour lui, pourtant, je constatai que je ne pouvais pas m'en empcher. J'tais furieux contre moi-mme. Il nous avait abandonns, ma mre et moi, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'tait que ces regrets qu'il prouvait maintenant ? Que signifiait cette faon de parler si innocemment de je ne sais quelles toutes ? Je ne voulais pas le savoir. Cependant, malgr cela, je m'aperus que je dsirais traverser la pice mon tour, poser ma main sur son bras, le toucher. Je me sentais en quelque sorte une parent avec lui, avec cet tranger et son chagrin. Mes yeux taient humides.

Quelque chose vibrait en moi, d'obscurs souvenirs douloureux qui taient rests en sommeil pendant de nombreuses annes - le souvenir d'une femme que j'avais peine connue, d'une figure aimable, de bras qui avaient protg un enfant quand il s'veillait effray dans la nuit. Et, brusquement, je revis un autre visage derrire le sien. Pre ! m'criai-je. Il se redressa et se retourna pour me faire face l'autre bout de cette pice simple et trange. Impossible de dire s'il avait pleur. Il me considra avec de la tristesse dans les yeux et ses traits plutt svres semblrent un moment s'attendrir. En le regardant, je me rendis compte avec une soudainet incomprhensible et une joie qui me stupfie encore qu'il existait quelqu'un qui m'aimait. - Mon fils ! dit-il simplement, en m'ouvrant ses bras, Nous nous sommes rejoints au milieu de la pice et nous nous sommes embrasss. J'ai pleur et lui aussi, sans honte. J'appris par la suite que, sur ce monde tranger, un homme fort peut ressentir et exprimer des motions, et que l'hypocrisie de la contrainte n'est pas honore sur cette plante comme sur la mienne. Nous nous sommes finalement spars. Mon pre me regarda droit dans les yeux. Elle sera la dernire, promit-il. Je n'avais pas le droit de la laisser m'aimer. Je gardai le silence. Il comprit ce que je ressentais et dclara avec brusquerie : Merci pour ton cadeau, Tarl Cabot ! J'eus l'air interdit. La poigne de terre, expliqua-t-il. Une poigne de mon sol natal. Je hochai la tte, ne tenant pas parler, dsirant qu'il me dise les mille choses que j'avais connatre, qu'il dissipe les mystres qui m'avaient arrach mon monde natal et amen dans cette trange pice, sur cette trange plante, vers lui, mon pre. Tu dois avoir faim ? demanda-t-il soudain. Je voudrais savoir o je suis, et ce que je fais ici,

rpliquai-je. Bien sr, mais tu dois d'abord manger. (Il sourit.) Pendant que tu satisferas ton apptit, je te parlerai. Il frappa deux fois dans ses mains et le panneau, glissa de nouveau. Je fus stupfait. Par l'ouverture entrait une jeune femme, un peu moins ge que moi, aux cheveux blonds attachs en arrire. Elle portait une tunique sans manches avec des rayures en diagonale, dont la courte jupe se terminait quelques centimtres au-dessus des genoux. Elle tait pieds nus et, comme ses yeux rencontraient modestement les miens, je vis qu'ils taient bleus et emplis de dfrence. Mon regard capta tout coup son unique bijou: une mince bande de mtal semblable de l'acier qu'elle portait en collier. Elle se retira aussi vite qu'elle tait venue. Tu peux l'avoir ce soir si tu veux, dit mon pre, qui n'avait gure paru prter attention la jeune femme. Je n'tais pas certain de ce qu'il entendait par l, mais je rpondis non. Sur l'insistance de mon pre, je commenai manger contrecoeur, ne le quittant jamais des yeux et sentant peine le got de la nourriture qui tait simple mais excellente. La viande me faisait penser de la venaison; ce n'tait en tout cas pas la chair d'un animal lev uniquement pour la boucherie. Elle avait t rtie sur un feu de braises. Le pain gardait encore la chaleur du four. Les fruits - des sortes de raisins et de pches - taient frais et aussi froids que la neige des montagnes. Aprs le repas, je gotai la boisson qui pourrait assez justement tre dcrite comme un vin presque incandescent, brillant, sec et puissant. J'appris par la suite qu'on l'appelait Ka-la-na. Pendant que je mangeais, et aprs, mon pre parla. Gor, dit-il, est le nom de ce monde. Dans toutes les langues de cette plante, le mot signifie Pierre du Foyer. (Il s'arrta, en remarquant mon incomprhension.) Pierre du Foyer, rpta-t-il. Simplement cela. Dans les villages paysans de ce monde, continua-t-il, chaque hutte tait construite l'origine autour d'une pierre

plate qui tait place au centre de la demeure circulaire. Elle tait sculpte du signe de la famille et appele Pierre du Foyer. C'tait, peut-on dire, un symbole de souverainet ou de territoire, et chaque paysan tait souverain dans sa propre hutte. Par la suite, poursuivit mon pre, les Pierres du foyer furent utilises pour les villages et, plus tard encore , pour les cits. La Pierre du Foyer du village tait toujours place dans le march; celle de la ville sur le sommet de la plus haute tour. Avec le temps, la du Foyer en vint, naturellement, s'entourer mystique et il s'y intgra quelque chose des sentiments chaleureux et plaisants que nos peuples la Terre ressentent l'gard de leurs drapeaux. Mon pre s'tait lev et avait commenc arpenter la pice ; ses yeux semblaient trangement anims. Plus tard, j'en suis venu mieux comprendre ce qu'il prouvait. Sur Gor existe en effet un prcepte dont l'origine se perd dans le pass de cette trange plante, selon lequel celui qui parle des Pierres du Foyer doit tre debout, car il s'agit d'une question d'honneur et l'honneur est respect dans les codes barbares de Gor. Ces pierres, expliqua mon pre, sont varies, de couleurs, formes et dimensions diverses, et beaucoup s'ornent de sculptures compliques. Certaines des villes les plus importantes ont de petites Pierres du Foyer assez insignifiantes mais d'une anciennet Incroyable, qui datent du temps o la cit n'tait qu'un village ou seulement constitue d'une bande de guerriers monts, sans mme un logis. Mon pre s'arrta prs de l'une des troites fentres de la pice circulaire et regarda au-dehors les collines lointaines, en gardant le silence. Il reprit enfin la parole. Lorsqu'un homme installe sa Pierre du Foyer, il revendique de droit ce terrain pour lui-mme. La bonne terre n'est protge que par l'pe des propritaires les plus forts du voisinage.

L'pe ? demandai-je. Oui, rpondit mon pre, comme s'il n'y avait rien d'extraordinaire dans son assertion. (II sourit.) Tu as beaucoup apprendre sur Gor. Toutefois il existe une hirarchie dans les Pierres du Foyer, si l'on peut dire, et deux soldats qui se larderaient mutuellement de coups d'pe pour un arpent de sol fertile combattront cte cte jusqu' la mort pour la Pierre du Foyer de leur village ou de la ville dans les limites de laquelle se trouve leur village. Je te montrerai un jour, poursuivit-il, ma propre petite Pierre du Foyer que je garde dans mon logis. Elle contient une poigne de terre que j'ai apporte avec moi quand je suis venu dans ce monde-ci - il y a longtemps. (Il me regarda posment.) Je conserverai la poigne de terre que tu m'as apporte, dit-il d'une voix trs basse, et, un jour, elle sera toi. (Ses yeux semblaient humides. Il conclut:) Si tu vis assez longtemps pour acqurir une Pierre du Foyer. Je me levai et l'examinai. Il s'tait dtourn, comme perdu dans ses penses. C'est parfois le rve d'un conqurant ou d'un homme d'tat de n'avoir qu'une seule Pierre du Foyer souveraine pour la plante. (Puis, au bout d'un long moment, sans me regarder, il ajouta:) Le bruit court qu'une telle Pierre existe, mais elle repose dans le Lieu Sacr et elle est la source du pouvoir des prtres-Rois. - Qui sont les Prtres-Rois? questionnai-je. Mon pre me fit face ; il paraissait troubl comme s'il en avait dit plus qu'il ne voulait Nous restmes silencieux l'un et l'autre pendant peut-tre une minute. - Oui, dit finalement mon pre, il faut que je te parle des Prtres-Rois. (Il sourit.) Mais laisse-moi commencer ma faon, afin que tu puisses mieux comprendre la nature de ce dont je parle. Nous nous sommes assis de nouveau, la table de pierre entre nous, et mon pre, calmement et mthodiquement, m'expliqua beaucoup de choses. Dans le fil de ses propos, mon pre appelait souvent la plante Gor l'Antichton - l'Anti-Terre -, nom qu'il empruntait

aux crits des Pythagoriciens, lesquels ont t les premiers spculer sur l'existence d'un tel corps cleste. Chose curieuse, l'un des termes de la langue de Gor pour dsigner notre soleil tait Lar-Torvis, ce qui signifie le Feu Central, autre expression pythagoricienne, ceci prs qu'elle n'a pas t utilise l'origine par les Pythagoriciens pour le Soleil, si j'ai bien compris, mais pour un autre corps cleste. Le terme le plus courant pour le Soleil tait Tor-tuGor, ce qui signifie Lumire sur la Pierre du Foyer . Il y avait, parmi les populations de Gor, une secte qui adorait le Soleil, je l'ai appris plus tard, mais elle tait insignifiante, tant en nombre qu'en puissance, en comparaison du culte des Prtres-Rois qui, quels qu'ils fussent, jouissaient d'un statut divin. Leur privilge, semble-t-il, tait d'tre consacrs comme les plus anciens dieux de Gor et, en cas de danger, une prire aux prtres-Rois s'chappait de toutes les lvres, mme des plus braves. Les Prtres-Rois, dclara mon pre, sont immortels ou, en tout cas, la plupart des gens d'ici le croient. Le crois-tu, toi? demandai-je. Je ne sais pas, rpondit-il. Je pense que oui, peut-tre. Quelle sorte d'hommes sont-ils ? On ne sait pas si ce sont vraiment des hommes, rpliqua mon pre. Alors, que sont-ils ? Peut-tre des dieux. Tu plaisantes ? Non, affirma-t-il. Est-ce qu'une crature qui chappe la mort, qui a une puissance et une sagesse immenses, ne mrite pas d'tre appele ainsi ? Je restai silencieux. Toutefois, mon ide est que les Prtres-Rois sont en fait des hommes - des hommes sensiblement comme nous ou une sorte d'organismes humanodes - qui possdent une science et une technologie qui dpassent nos connaissances, autant que celles de notre xxe sicle terrien dpassent celles des alchimistes et astrologues des universits mdivales.

Son hypothse me parut plausible car, ds le tout premier moment, j'avais compris que, dans quelque chose ou quelqu'un, existaient une puissance et une clart de comprhension ct desquelles les facults de raisonnement que je connaissais n'taient gure plus que les tropismes de l'animal unicellulaire. La technologie mme de l'enveloppe, avec sa fermeture empreinte digitale, l'affolement de ma boussole et le disque qui m'avait amen inconscient dans ce monde trange indiquaient une emprise incroyable sur des forces insolites, bien dfinies et manipulables. Les Prtres-Rois, dclara mon pre, rsident au Lieu Sacr dans les Monts Sardar, une immensit sauvage o nul homme ne pntre. Le Lieu Sacr, dans l'esprit de la plupart des gens d'ici, est tabou, prilleux. Il est certain que personne n'est jamais revenu de ces montagnes. (Le regard de mon pre semblait lointain, comme s'il tait fix sur des spectacles qu'il aurait prfr oublier.) Des idalistes et des rebelles ont t fracasss sur les escarpements glacs de ces montagnes. Si l'on veut y pntrer, on doit aller pied. Nos animaux ne veulent pas s'en approcher. Des groupes de proscrits et de fugitifs qui y ont cherch refuge ont t retrouvs en bas, dans les plaines, comme des lambeaux de chair lancs d'une incroyable distance aux becs et aux dents des ncrophages errants. Ma main se crispa sur le gobelet de mtal. Le vin bougea dans le rcipient. Je vis mon image dans le vin, brise par des forces minuscules dans le rcipient. Puis le vin reprit son immobilit. Parfois, continua mon pre, le regard toujours lointain, quand des hommes sont vieux ou las de la vie, ils vont l'assaut des montagnes pour chercher le secret de l'immortalit dans leurs escarpements. S'ils y ont trouv l'immortalit, personne ne l'a confirm, car aucun n'est revenu dans les Cits des Tours. (Il me regarda.) Certains pensent que ces hommes, avec le temps, sont devenus euxmmes Prtres-Rois. Mon hypothse personnelle, qui me semble avoir autant ou aussi peu de chances d'tre

exacte que les superstitions les plus couramment admises, c'est qu'il est mortel d'apprendre, le secret des Prtres-Rois. Mais tu n'as aucune certitude, fis-je remarquer. Non, admit mon pre, je n'en ai aucune. Mon pre me donna alors quelques indications sur les lgendes des Prtres-Rois, et j'en dduisis qu'elles semblaient tre vridiques, au moins en ceci que les Prtres-Rois pouvaient dtruire ou matriser tout ce qu'ils dsiraient; qu'ils taient, pratiquement, les divinits de ce monde. On prsumait qu'ils taient au courant de tout ce qui se passait sur leur plante mais, s'il en tait ainsi, j'appris qu'ils paraissaient gnralement en faire peu de cas. Le bruit courait, toujours d'aprs mon pre, qu'ils s'exeraient la saintet dans leurs montagnes et que la contemplation ne leur laissait pas le loisir de se soucier des ralits et des maux du ngligeable monde extrieur. C'taient, pour ainsi dire, des divinits absentistes, existantes mais lointaines, trs dtaches des craintes et de l'agitation des mortels audel de leurs montagnes. Toutefois, l'hypothse de la recherche de la saintet ne cadrait pas, mon avis, avec le destin terriflant apparemment dvolu ceux qui tentaient de pntrer dans les montagnes. J'imaginais difficilement un de ces saints hypothtiques s'arrachant de sa contemplation pour lancer avec violence des lambeaux d'intrus, en bas, dans les plaines. Cependant, il y a au moins un domaine en ce monde, reprit mon pre, dans lequel les Prtres-Rois prennent un intrt des plus actifs. C'est la technologie. Ils limitent slectivement la technologie dont nous pouvons disposer, nous les Hommes d'en Bas des Montagnes. Par exemple, si incroyable que cela paraisse, la technologie des armes est contrle un point tel que les instruments de guerre les plus puissants sont les arbaltes et la lance. En outre, il n'y a aucun transport mcanique ni matriel de communications, ou appareil de dtection comme le radar et le sonar, si rpandus dans les forces militaires de ton Monde. Par contre, ajouta-t-il, tu apprendras qu'en matire d'clairage, de logement, de techniques agricoles et de

mdecine, par exemple, les Mortels, ou Hommes d'en Bas des Montagnes, sont relativement avancs. (Il me regarda avec une forme d'amusement.) Tu te demandes pourquoi, malgr les Prtres-Rois, il n'a pas t remdi aux nombreux et assez vidents manques de notre technologie. Il te vient l'esprit qu'il doit bien exister en ce monde des cerveaux capables de mettre au point des choses telles que, disons, des fusils et des vhicules blinds... - On doit srement en fabriquer, ai-je insist. Tu as raison, reconnut-il amrement. De temps autre, on en fabrique, mais leurs propritaires sont alors dtruits. Ils s'enflamment subitement. - Comme l'enveloppe de mtal bleu Oui. Possder simplement une arme d'une espce interdite, c'est se vouer la Mort par le Feu. Parfois, des individus audacieux crent - ou acquirent - du matriel de guerre de ce genre, et parfois ils chappent la Mort par le Feu pendant toute une anne mais, tt ou tard, ils sont frapps. (Son regard tait dur.) J'en ai t tmoin, une fois. Visiblement, il ne dsirait pas discuter davantage sur le sujet. Et l'engin qui m'a amen ici? demandai-je alors. C'est bien un merveilleux exemple de votre technologie ! Pas de notre technologie, mais de celle des Prtres-Rois. Je ne pense pas que le disque ait t pilot par des Hommes d'en Bas des Montagnes. Par des Prtres-Rois, alors ? franchement parler, dclara mon pre, je crois que l'appareil tait tlcommand depuis les Monts Sardar, comme on dit que le sont tous les Voyages d'Acquisition. D'Acquisition ? Oui, confirma mon pre. Et il y a longtemps, j'ai fait le mme Voyage. Comme bien d'autres. Mais quelle fin, dans quel but ? Chacun peut-tre pour une fin diffrente. Pour chacun peut-tre un but diffrent... Mon pre me parla alors du monde sur lequel je me trouvais. Il dit que, d'aprs ce qu'il avait pu apprendre des

Initis - qui affirmaient tre les intermdiaires des PrtresRois auprs des hommes -, la plante Gor tait l'origine le satellite d'un soleil loign dans l'une des Galaxies Bleues, fantastiquement lointaines. Elle fut dplace par la science des Prtres-Rois plusieurs fois au cours de son histoire, la recherche, encore et toujours, d'un nouvel astre. Je considrai cette histoire comme improbable, au moins en partie, pour plusieurs raisons, principalement eu gard aux pures impossibilits spatiales d'une telle migration qui, mme une vitesse proche de celle de la lumire, aurait ncessit des milliards d'annes. De plus, en se dplaant dans l'espace, sans soleil pour la photosynthse et la chaleur, toute vie aurait certainement t dtruite. Si la plante avait vraiment t dplace, et j'en savais assez pour comprendre que c'tait empiriquement possible, elle avait d tre introduite dans notre Systme partir d'une toile plus proche. Peut-tre avait-elle t un jour un satellite d'Alpha du Centaure Mais, mme dans ce cas, les distances semblaient inimaginables. Thoriquement, j'acceptais d'admettre que la plante ait pu tre dplace sans dtruire sa vie mais l'ampleur technique d'une telle manoeuvre donnait le vertige. Peut-tre la vie avait-elle t suspendue momentanment ou dissimule sous la surface de la plante avec assez de nourriture et oxygne pour l'incroyable voyage. Pratiquement, la plante aurait alors fonctionn comme un gigantesque vaisseau spatial scell. Il y avait une autre possibilit que je mentionnai mon pre: peut-tre la plante avait-elle toujours t notre Systme sans n'tre jamais dcouverte, si improbable que cela puisse tre tant donn les milliers d'annes d'tude des cieux par l'homme, depuis les cratures pataudes de Nanderthal jusqu'aux brillantes intelligences du Mont Wilson et de Palo mar. A ma grande surprise, cette hypothse absurde fut bien accueillie par mon pre. - C'est, dit-il avec animation, la thorie du Bouclier Solaire. (Il ajouta:) C'est pourquoi je me plais croire que cette plante est l'Antichton, non seulement cause de sa ressemblance avec notre monde natal mais parce que, en

fait, elle est place comme contrepoids la Terre. Elle a le mme plan orbital et elle maintient son orbite de faon toujours garder le Feu Central entre elle et sa plante-soeur, notre Terre, mme si cela ncessite de temps autre des corrections dans sa vitesse de rvolution. Mais, protestai-je, son existence pouvait tre dcouverte. On ne cache pas une plante, de la dimension de la Terre dans notre propre systme solaire ! C'est impossible ! Tu sous-estimes les Prtres-Rois et leur science, dit mon pre en souriant. Tout pouvoir capable de dplacer une plante - et je crois que les Prtres-Rois possdent ce pouvoir est aussi capable d'effectuer des corrections la marche de la plante, des corrections lui permettant d'utiliser indfiniment le Soleil comme protection pour se dissimuler. Les orbites des autres plantes en seraient affectes, objectai-je. Les perturbations gravitationnelles peuvent tre neutralises, affirma mon pre. (Ses yeux brillaient.) J'ai la conviction que les Prtres-Rois ont la facult de matriser la force de gravitation, au moins dans des zones localises, et qu'ils le font effectivement. Selon toute probabilit, leur contrle sur la marche de la plante est en relation avec cette facult. Examine certaines consquences de ce pouvoir. Les preuves matrielles comme les ondes lumineuses ou radio, qui sont susceptibles de dnoncer l'existence de la plante, peuvent tre annules. Les Prtres-Rois sont mme d'inflchir la gravitation dans leur voisinage et de provoquer la courbure ou la dviation des ondes lumineuses ou radio de faon ne pas signaler leur prsence. Je dus paratre peu convaincu. On peut agir de la mme faon avec les satellites d'exploration, insista mon pre. (Il se tut un instant.) Bien sr, je ne formule que des hypothses, car personne d'autre que les Prtres-Rois ne savent ce qu'ils font et la manire dont ils le font. J'avalai la dernire gorge du vin capiteux que contenait encore le gobelet de mtal. - vrai dire, reprit mon pre, il y a une preuve que

l'Antichton existe. Je le regardai. Certains signaux naturels dans la bande radio du spectre.'' Mon tonnement dut tre visible. Oui, reprit-il, mais l'hypothse d'un autre monde tant considre comme tellement incroyable, cette preuve a t interprte dans un sens qui cadre avec d'autres thories ; on a mme parfois suppos qu'il y avait des imperfections dans les instruments plutt que d'admettre la prsence d'un autre monde dans notre systme solaire. - Mais pourquoi cette preuve ne serait-elle pas comprise ? demandai-je. Tu sais srement, rpondit-il en riant, qu'on doit distinguer entre la donne interprter et l'interprtation de la donne, et qu'on choisit normalement l'interprtation qui cadre le mieux avec le point de vue du vieux monde. Or, dans la pense de la Terre, il n'y a pas de place pour Gor, sa vraie plante-soeur, l'Anti-Terre. Mon pre en avait termin. Il se leva, m'agrippa aux paules, m'treignit pendant un instant et sourit. Puis la porte dans le mur glissa silencieusement sur le ct et il sortit de la chambre. Il ne m'avait parl ni de mon rle ni de ma destine, quelle qu'elle dt tre. Il ne voulait pas discuter de la raison pour laquelle j'avais t amen sur l'Antichton ni ne m'avait expliqu les mystres, comparativement mineurs, de l'enveloppe et de son trange lettre. Ce qui me chagrinait le plus peut-tre, c'est qu'il ne m'avait pas parl de lui-mme, car je voulais le connatre, cet tranger bienveillant dont les os taient dans mon corps, dont le sang coulait dans le mien : mon pre. Je vous avertis prsent que ce que j'cris de ma propre exprience est vrai, je le sais, et que ce que j'ai admis de source autorise, je le crois vrai, mais je ne serai pas offens si vous ne le croyez pas car moi aussi, votre place, je refuserais d'y ajouter foi. En fait, vu le peu de preuves que je suis mme d'offrir dans ce rcit, vous tes obligs, en toute honntet, de rejeter mon tmoignage ou, du moins, de

rserver votre jugement. Il y a si peu de probabilits que cette histoire soit crue que les Prtres-Rois de Sardar, Gardiens du Lieu Sacr, ont apparemment permis qu'elle soit raconte. J'en suis heureux, car il me faut la raconter. J'ai vu des choses dont je dois parler, ne serait-ce qu'aux Tours, comme on dit ici. Pourquoi les Prtres-Rois ont-ils t si clments dans ce cas eux qui contrlent cette seconde Terre ? Je pense que la rponse est simple. Il leur reste assez d'humanit, s'ils sont humains, car nous ne les avons jamais vus, pour tre vaniteux; il leur reste assez de vanit pour vouloir vous faire connatre leur existence, mme d'une manire difficile admettre ou envisager. Peut-tre l'humour se pratique-t-il dans le Lieu Sacr, ou l'ironie ? Aprs tout, en supposant que vous admettiez cette histoire, que vous entendiez parler de l'Antichton et des Voyages d'Acquisition, que pourriezvous faire? Rien avec votre technologie rudimentaire dont vous tes si fiers; vous ne pourriez rien faire pendant au moins un millier d'armes et, d'ici l, s'il plat aux PrtresRois, cette plante aura trouv un nouveau soleil et de nouvelles populations peupleront sa surface verdoyante.

3 LE TARN

- Oh ! s'cria Torm, le trs inattendu membre de la Caste des Scribes, rabattant sa tunique bleue par-dessus sa tte comme s'il ne pouvait pas supporter la lumire du jour. (Puis, hors de ses vtements, pointa la tte aux cheveux blond-roux du scribe, ses yeux bleu-ple ptillant de chaque ct d'un nez pointu comme une aiguille. Il m'examina.) Oui, clama-t-il, je le mrite ! (Et la tte retourna dans les vtements. Sa voix me parvint, touffe.) Pourquoi dois-je, moi qui suis idiot, tre toujours afflig d'idiots ? (La tte jaillit.) N'ai-je rien de mieux faire ? N'ai-je pas un millier de

rouleaux qui amassent de la poussire sur mes rayons et qui ne sont ni lus ni tudis ? - Je ne sais pas, dis-je. - Regarde ! s'exclama-t-il avec un dsespoir non feint, en agitant ses bras revtus de bleu vers la chambre la plus dsordonne que j'aie vue sur Gor. Son bureau, une vaste table de bois, tait couvert de papiers et de pots d'encre, de plumes et de ciseaux, de courroies de cuir et d'attaches. Il n'y avait pas un mtre carr de la pice qui ne contienne des rouleaux dans des classeurs, et d'autres peut-tre des centaines taient empils comme des bches, et l. Sa natte de couchage tait droule et ses couvertures n'avaient pas d tre ares depuis des semaines. Ses effets personnels - il en avait peu - taient entasss dans le plus minable des casiers rouleaux. L'une des fentres de la chambre de Torm tait trs irrgulire, et je constatai qu'elle avait t largie au fil du temps. J'imaginai Torm, arm d'un marteau de charpentier, cognant et fendant la paroi, faisant clater la pierre morceau par morceau pour que la lumire entre davantage dans la pice. Et il y avait toujours, sous sa table, un brasero empli de charbons qui brlaient ct des pieds du scribe, dangereusement prs du fouillis savant dont le sol tait jonch. Torm semblait avoir perptuellement froid ou, au mieux, n'avoir jamais assez chaud. On le trouvait toujours, mme par des journes torrides, qui s'essuyait le nez sur sa manche, frissonnant comme un malheureux et se lamentant sur le prix du combustible. Torm tait fluet et me faisait penser un oiseau irascible qui n'aime rien tant que harceler les cureuils. Sa tunique bleue tait troue une douzaine d'endroits, dont deux ou trois seulement avaient t maladroitement recousus. Une de ses sandales avait une lanire casse dont les deux morceaux avaient t ngligemment raccrochs par un simple noeud. Les Gorens que j'avais vus ces dernires semaines se montraient en gnral mticuleux dans leur tenue, trs fiers de leur apparence, mais Torm avait visiblement mieux pour occuper son temps. Entre autres,

malheureusement, sermonner ceux qui, comme moi, taient suffisamment malchanceux pour tomber porte de son courroux. Pourtant, en dpit de son excentricit incomparable, de sa fougue et de son irritabilit, je me sentais attir par cet homme et je percevais en lui quelque chose que j'admirais : un esprit perspicace et bon, un grand sens de l'humour et surtout un amour pour l'tude, l'une des passions les plus profondes et les plus honntes qui soient. C'est cet amour pour ses rouleaux et pour les hommes qui les avaient crits, sans doute il y a des sicles, qui me frappait le plus chez Torm. A sa manire, il nous reliait, moi, le moment prsent et lui-mme, des gnrations d'hommes qui avaient mdit sur le monde et sa signification. Si incroyable que cela puisse paratre, je ne doutais pas qu'il ft le plus fin lettr de la Cit des Cylindres, comme l'avait dit mon pre. Agac, Torm farfouilla dans une des normes piles de rouleaux et, finalement, quatre pattes, repcha un mince rouleau qu'il plaa dans l'appareil de lecture - un cadre mtallique avec des enrouleurs en haut et en bas - puis, poussant un bouton, positionna le rouleau sur son premier signe. Al-Ka! dit Torm en pointant un long doigt autore vers le symbole. Al-Ka, rpta-t-il. Al-Ka, dis-je mon tour. Nous nous regardmes et clatmes de rire. Une larme d'amusement se forma le long de son nez pointu et ses yeux bleu ple ptillrent. J'avais commenc apprendre l'alphabet goren. Au cours des semaines qui suivirent, je me trouvai plong dans une intense activit, entrecoupe de priodes de repos soigneusement calculs et de moments consacrs aux repas. Au dbut, mes seuls professeurs furent Torm et mon pre mais, quand je commenai matriser la langue de mon nouveau foyer, de nombreux autres - apparemment Terriens d'origine - se chargrent de m'enseigner certaines spcialits. Soit dit en passant, Torm parlait anglais avec l'accent goren.

Il avait appris notre langue avec mon pre. La plupart des Gorens l'auraient considre comme sans valeur puisqu'on ne la parlait nulle part sur la plante, mais Torm l'avait assimile fond, uniquement pour le plaisir de voir comment la pense vivante peut s'exprimer sous un autre habit. Le rythme qui m'tait impos tait strict et puisant et, l'exception de la dtente et des repas, faisait alterner les heures d'tude et les heures d'entranement, la plupart du temps au maniement des armes, mais aussi l'utilisation de divers appareils aussi banals pour les Gorens que le sont pour nous les calculatrices et les balances. L'un des plus intressants tait le Traducteur, que l'on pouvait rgler pour diffrentes langues. S'il existait une langue communment rpandue sur Gor, laquelle se rattachaient plusieurs dialectes ou patois, la sonorit de certains parlers gorens ne ressemblait gure ce que j'avais jamais entendu, du moins en tant que langages ; ils ressemblaient plutt des cris d'oiseaux et aux grognements de certains animaux. Je savais qu'aucune gorge humaine n'tait capable de produire de tels sons. Ces machines pouvaient tre rgles pour divers langages, mais l'un des termes de la traduction symtrique - au moins sur les machines que j'ai pu observer - tait toujours goren. Lorsque je rglais l'appareil pour, disons, le langage A, et que je parlais goren l-dedans, il mettait, aprs une fraction de seconde, une succession de sons qui tait la traduction de mes phrases gorennes en langage A. D'autre part, une nouvelle succession de sons A tait reue par la machine et retransmise en goren. Mon pre, et j'en fus ravi, avait adapt un de ces dispositifs de traduction l'anglais, ce qui en faisait un instrument des plus prcieux pour composer des phrases quivalentes. Bien entendu, mon pre et Torm continuaient de me faire travailler avec acharnement. Toutefois, la machine me permettait de m'exercer seul, au grand soulagement de Torm. Ces machines traductrices sont une merveille de miniaturisation, chacune, peu prs de la dimension d'une machine crire portative, tant

programme pour quatre langues non gorennes. videmment, les traductions sont assez littrales et le vocabulaire est limit seulement vingt-cinq mille quivalences environ pour chaque langue. En Consquence, pour une communication subtile ou expression approfondie de la pense, la machine reste infrieure un linguiste distingu. Cependant, d'aprs mon pre, elle avait l'avantage que ses fautes n'taient pas voulues et que ses traductions, si elles taient parfois inadquates, taient en revanche toujours honntes. - Il faut, avait dit Torm trs terre--terre, que tu apprennes l'histoire et les lgendes de Gor, sa gographie et son conomie, ses structures sociales et ses coutumes telles que le systme de castes et de clans, le droit d'installation de la Pierre du Foyer, les emplacements des sanctuaires, quand, en priode guerre, il est permis ou non de faire quartier, etc. Et j'appris cela, ou tout au moins ce qu'il m'a t possible d'emmagasiner pendant le temps qui m'a t imparti. Parfois, Torm poussait un cri d'horreur quand je faisais une faute, l'incomprhension et l'incrdulit peintes sur ses traits, et il prenait alors un grand rouleau contenant l'oeuvre d'un auteur qu'il n'aimait pas pour m'en frapper vivement sur la tte. D'une manire ou d'une autre, il tait dcid ce que je profite de son enseignement. Chose bizarre, il y avait peu d'instruction religieuse, si ce n'est pour encourager la crainte rvrencielle l'gard des Prtres-Rois - et ce peu-l Torm se refusait le dispenser, soutenant que c'tait du ressort des Initis. Dans ce monde, les questions religieuses ont tendance tre le domaine assez jalousement rserv la Caste des Initis, qui ne permettent gure aux membres des autres castes de participer leurs sacrifices et leurs crmonies. On me donna apprendre par coeur des prires aux Prtres-Rois, mais elles taient en vieux goren, langue cultive par les Initis qui n'tait pas d'un usage rpandu sur la plante, et je ne me suis jamais donn la peine de les retenir. mon grand plaisir, j'ai appris que Torm, dont la mmoire tait

phnomnale, les avait lui-mme oublies depuis des annes. Je sentis qu'une certaine dfiance rgnait entre la Caste des Scribes et la Caste des Initis. Les enseignements thiques de Gor, qui n'ont rien voir avec les prtentions et propositions des Initis, ne sont gure plus que les Codes des Castes - des recueils de prceptes dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Mon instruction porta particulirement sur le Code de la Caste des Guerriers. C'est aussi bien, dclara Torm. Tu n'aurais pas fait un bon Scribe. Le Code du Guerrier se caractrise, en gros, par une chevalerie rudimentaire et met l'accent sur la loyaut envers les Chefs de Troupe et la Pierre du Foyer. Il est rude, mais avec une certaine magnificence, un sens de l'honneur que je jugeais respectable. I1 y avait pire que de vivre conformment un tel code. Mon instruction porta galement sur les Doubles Connaissances - c'est--dire qu'on m'enseigna ce que les gens croient en gnral, puis on m'apprit ce que les Intellectuels sont censs savoir. Parfois, il y avait une surprenante contradiction entre les deux. Par exemple, la population dans son ensemble - les castes en dessous des Hautes Castes - tait encourage croire que son monde tait un large disque plat. Peut- tre tait-ce pour la dcourager de l'explorer, ou pour dvelopper chez elle l'habitude de se fier des prjugs raisonnables ; en quelque sorte, un moyen de contrle social. En revanche, on disait la vrit sur ces questions aux Hautes Castes, c'est--dire les Guerriers, les Constructeurs, les Scribes, les Initis et les Mdecins, peut-tre parce qu'on pensait qu'ils risquaient de la dcouvrir par eux-mmes aprs des observations telles que l'ombre de leur plante sur l'une ou l'autre des trois petites lunes de Gor pendant des clipses, le phnomne qui consiste apercevoir d'abord le haut d'objets lointains et le fait qu'on ne peut pas voir certaines toiles partir de certaines positions gograhiques. Si la plante avait t plate, on aurait pu observer

exactement les mmes constellations de n'importe quel point de sa surface. Je me demandais cependant si la Seconde Connaissance, celle des Intellectuels, n'tait pas faite sur mesure pour dcourager les investigations ce niveau, aussi soigneusement que la Premire Connaissance l'est pour empcher les recherches au niveau des ses Basses Castes. mon avis, il existe une Troisime renaissance, celle-l uniquement rserve aux Prtres-Rois. - La division politique fondamentale de Gor, m'a dit mon pre une fois o il s'entretenait avec moi en fin d'aprs-midi, est l'tat-Ville : des cits hostiles contrlant ce qu'elles peuvent de territoire dans leurs alentours, entoures de tous cts par un no man's land de terrain dcouvert. Comment s'tablit le gouvernement dans ces cits ? demandai-je. Les Chefs sont choisis parmi n'importe quelle Haute Caste. Haute Caste ? Oui, naturellement, rpliqua-t-il. En fait, dans la Premire Connaissance, on raconte aux jeunes dans leurs crches publiques que, si un homme d'une Basse Caste vient diriger une ville, celle-ci aboutit la mine. J'ai d sembler contrari. La structure de caste, reprit patiemment mon pre, un sourire au coin des lvres, est relativement immobile mais non fige, et ne dpend pas seulement de la naissance. Par exemple, si un enfant montre, pendant sa scolarit, qu'il peut s'lever au-dessus de sa caste, comme on dit, il lui est permis de le faire. Mais, de mme, si un enfant ne fait pas preuve de l'aptitude qu'on attend de sa caste, qu'elle soit, disons, celle des Mdecins ou celle des Guerriers, il est dchu de cette caste. Je vois, dis-je, pas trs rassur. Dans une cit donne, poursuivit mon pre, les Hautes Castes lisent un Administrateur et un Conseil pour une dure dtermine. En temps de crise, on nomme un Chef de

Guerre - ou Ubar - qui dirige sans contrle et par dcret jusqu' ce que, selon son jugement, la crise soit passe. Son jugement? rptai-je d'un ton sceptique. Normalement, la dmission est donne une fois la crise passe, reprit mon pre. Cela fait partie du Code du Guerrier. Mais s'il ne se dsiste pas de sa charge ? insistai-je. J'en avais suffisamment appris sur Gor ce moment pour savoir qu'on ne peut pas toujours compter sur l'observation des Codes de Caste. Ceux qui ne veulent pas renoncer leur pouvoir, rpliqua mon pre, sont en gnral quitts par leurs hommes Le Chef de Guerre est simplement abandonn, laiss seul dans son palais pour tre empal par les citoyens de la ville qu'il a essay d'abuser. Je hochai la tte, imaginant un palais vide l'exeption d'un homme assis seul sur son trne, vtu de tenue d'apparat, attendant que le peuple en colre brise les portes et entre pour donner libre cours sa fureur. Mais, reconnut mon pre, parfois un de ces Chefs de Guerre - ou Ubar - gagne le coeur de ses hommes et ceux-ci refusent de lui retirer leur allgeance. Que se passe-t-il alors ? Il devient un tyran, conclut mon pre, et rgne jusqu' ce que, en fin de compte, d'une manire ou une autre, il soit impitoyablement dpos. (Le regard de mon pre tait dur et il semblait absorb par ses rflexions. J'en dduisis qu'il connaissait un tel homme.) Jusqu' ce qu'il soit impitoyablement dpos, rpta-t-il lentement. Le lendemain matin, je retrouvai Torm et ses interminables leons. Dans les grandes lignes, Gor - comme on pouvait s'y attendre - n'tait pas une sphre mais un sphrode. Elle tait un peu plus lourde dans son hmisphre sud et avait, en gros, la mme forme que la Terre. L'angle de son axe tait lgrement plus aigu que celui de la Terre, mais pas assez pour l'empcher de jouir d'une splendide priodicit de

saisons. De plus, comme la Terre, elle avait deux rgions polaires et une ceinture quatoriale, entre lesquelles se trouvaient des zones tempres, septentrionale et mridionale. Fait surprenant, une grande partie de la surface de Gor tait en blanc sur la carte, mais je fus accabl rien qu' essayer de loger dans ma mmoire le plus de fleuves, de mers, de plaines et de pninsules que je pus. Sur le plan conomique, la base de la vie gorenne tait le paysan libre, qui constituait peut-tre la caste la plus basse mais sans aucun doute la plus fondamentale, et la principale ressource tait une crale jaune appele SaTarna, ou Fille-de-la-Vie. Dtail assez intressant, le mot pour la viande est Sa-Tassna, qui signifie Mre-de-la-Vie. Soit dit en passant,- quand quelqu'un parle de nourriture en gnral, il emploie toujours le terme Sa-Tassna. L'expression usite pour le grain jaune semble tre une expression secondaire, drive. Cela parat indiquer une conomie de chasse sous-jacente, ou qui a prcd l'conomie agricole. Ce serait, en tout cas, une hypothse normale, mais ce qui m'a intrigu ici, peut-tre sans raison valable, c'est la nature complexe de ces expressions. Cela m'a suggr qu'un langage bien dvelopp, ou un mode de pense conceptuel, a exist avant les groupes primitifs de chasse qui ont d prosprer il y a longtemps sur la plante. Des gens taient venus - ou avaient t amens - sur Gor avec un langage parfaitement dvelopp. Je m'interrogeais sur l'anciennet des Voyages d'Acquisition dont mon pre avait parl. J'avais t l'objet d'un de ces Voyages et lui d'un autre, apparemment. Toutefois, je n'avais gure de temps consacrer aux conjectures, car je faisais de mon mieux pour suivre un programme ardu qui semblait avoir t tabli en vue de me forcer devenir en quelques semaines un Goren, ou bien mourir la tche. Mais j'ai pris plaisir ces semaines, comme c'est le cas lorsqu'on apprend et se dveloppe quoique j'ignorais encore pour quelle fin. Pendant ces semaines, j'ai rencontr beaucoup de Gorens en dehors de Torm, des Gorens libres, surtout de la Caste des Scribes et de la Caste des Guerriers. Les Scribes sont, videmment, les

lettrs et les clercs de Gor; il y a des divisions et des grades l'intrieur de la caste, allant des simples Copistes aux Savants de la Cit. J'ai vu peu de femmes, mais je savais que, quand elles taient libres, elles taient promues ou abaisses dans le systme des castes selon les mmes standards ou critres que les hommes - encore que cela varit considrablement, m'apprit-on, d'une cit l'autre. Dans l'ensemble, les gens que j'ai rencontrs m'taient sympathiques et j'tais sr qu'ils taient pour la plupart originaires de la Terre, que leurs anctres avaient amens sur la plante par des Voyages d'Acquisition. Manifestement, une fois sur la plante, ils avaient t simplement lchs comme des animaux dans une rserve forestire ou des poissons dans une rivire. Les anctres de certains taient peut-tre des Chaldens, des Celtes, des Syriens ou des Anglais transports dans ce monde au cours des sicles et marqus des civilisations diffrentes, mais leurs enfants, bien sr, et les enfants de leurs enfants, s'il y en eut, devinrent simplement Gorens. Au long des ges sur Gor, presque toute trace d'origine terrienne avait disparu. Parfois, pourtant, un mot de notre langue en goren comme hache ou bateau me ravissait. Certaines autres expressions semblaient nettement issues du grec ou de l'allemand. Si j'avais t fin linguiste, j'aurais sans doute dcouvert des centaines de parallles et d'affinits sur le plan grammatical ou autre entre le goren et diverses langues de la Terre. Par parenthse, l'origine terrienne ne faisait pas partie de la Premire Connaissance, mais tait incluse dans la Seconde. Je demandai un jour Torm : Pourquoi l'origine terrienne n'est-elle pas enseigne dans la Premire Connaissance ? Cela ne va-t-il pas de soi? me rtorqua-t-il. Non, rpliquai-je. Ah ! (Il ferma les yeux trs lentement et les tint clos une minute environ, temps pendant lequel il dut soumettre la question l'examen le plus minutieux.) Tu as raison, dit-il

enfin en ouvrant les yeux, cela ne va pas de soi ! Alors, que faisons-nous? demandai-je. Nous continuons notre leon ! coupa Torm. Le systme des castes tait efficace sur le plan social vu son libralisme en ce qui concerne le mrite, mais je le considrais comme assez critiquable du point de vue moral. Il tait encore trop rigide mon avis, particulirement en ce qui concerne la slection des Chefs dans les Hautes Castes et la Double Connaissance. Mais, ce qui tait beaucoup plus dplorable que le systme des castes, c'tait l'institution de l'esclavage. Il n'y avait que trois statuts concevables pour un esprit goren en dehors du systme des castes : esclave, hors-la-loi et Prtre-Roi. Un homme qui refusait d'exercer son mtier ou essayait de changer de statut sans le consentement du Conseil des Hautes Castes tait, par dfinition, un hors-la-loi et, ce faisant, justiciable du supplice du pal. La jeune femme que j'avais vue au dbut tait une esclave, et ce que j'avais pris pour un ornement autour de son cou tait un signe de servitude. Il y en avait un autre, une marque au fer rouge cache par ses vtements. Cette marque indiquait sa condition d'esclave alors que le premier permettait de connatre son matre. On pouvait changer de collier, mais pas de marque. Je n'avais pas revu cette jeune femme depuis le premier jour. Je me demandais ce qu'elle tait devenue, mais ne posai pas de questions son sujet. Une des premires leons qu'on m'avait enseignes sur Gor, c'est qu'il est dplac de s'inquiter d'un esclave. Je dcidai d'attendre. J'appris fortuitement par un Scribe - pas Torm que les esclaves n'taient pas autoriss enseigner quelque chose un homme libre, car cela le mettrait en position de dbiteur leur gard et les esclaves n'ont droit rien. Je dcidai de faire tout ce qui tait en mon pouvoir pour abolir ce qui me paraissait une condition dgradante. J'en ai parl un jour mon pre et il me rpondit simplement qu'il y avait beaucoup de choses sur Gor pires que l'esclavage en gnral et, en particulier, le sort d'un Esclave de Tour.

Sans avertissement, une vitesse aveuglante, la lance pointe de bronze vola vers ma poitrine, sa lourde hampe floue comme une queue de comte. Je me tordis sur moimme et la pointe fendit ma tunique, traant dans la peau une ligne sanglante aussi fine qu'un coup de rasoir. La lance s'enfona de vingt centimtres dans les massives poutres de bois derrire moi. Si elle m'avait frapp avec cette force, elle m'aurait transperc. Il est assez rapide, convint l'homme qui avait jet la lance. Je l'accepte ! Telle fut mon introduction auprs de mon matre d'armes, dont le nom tait aussi Tarl. Je l'appellerai Tarl l'An. C'tait une espce de gant blond comme un Viking, un garon barbu avec un visage gai aux traits accuss et des yeux bleus froces, qui dambulait grands pas comme s'il possdait la terre sur laquelle il marchait. Tout son corps, son allure, son port de tte annonaient le guerrier, l'homme qui connat ses armes et qui, sur le monde simple de Gor, sait qu'il peut tuer peu prs n'importe quel adversaire. Si Tarl l'An me laissa une impression dominante lors de cette premire et terrifiante rencontre, c'est qu'il tait orgueilleux; pas arrogant, mais orgueilleux, et juste titre. J'en vins bien connatre cet homme habile, puissant et fier. En fait, la majeure partie de mon instruction devait tre consacre aux armes, principalement au maniement de la lance et de l'pe. La lance me semblait lgre cause de la gravit de Gor et je parvins bientt une grande dextrit dans son lancement, avec une force et une prcision apprciables. Je transperais un bouclier faible distance et je russis acqurir suffisamment d'adresse pour la projeter travers un anneau de la dimension d'une assiette ordinaire qu'on lanait en l'air une vingtaine de mtres. Je fus aussi oblig d'apprendre jeter la lance de la main gauche. J'ai protest, un jour. Et si tu es bless au bras droit ? riposta Tarl l'An. Que feras-tu alors ? Il s'enfuira, suggra Torm qui assistait de temps autre ces sances d'entranement.

Non ! s'cria Tarl l'An. Tu dois te laisser massacrer sur place comme un Guerrier ! Torm serra sous son bras le rouleau qu'il feignait de lire et s'essuya sans bruit le nez sur son vtement bleu. Est-ce bien rationnel ? questionna-t-il. Tarl l'An saisit une lance et Torm, relevant sa tunique, quitta en hte le lieu d'exercice. En dsespoir de cause, je pris de la main gauche une autre lance dans le rtelier pour essayer une nouvelle fois. Finalement, peut-tre plus ma surprise qu' celle de Tarl l'An, ma performance devint presque honorable. J'avais augment ma marge de Survie d'un obscur pourcentage. Mon entranement l'pe, la courte et pntrante lame des Gorens, fut aussi complet que faire se pouvait. J'avais appartenu un club d'escrime Oxford je m'tais exerc pour le sport et pour le plaisir universit du New Hampshire, mais la prsente affaire tait srieuse. De nouveau, j'tais cens apprendre manier l'arme aussi bien avec chaque main, mais je fus incapable d'y parvenir de la main gauche avec une matrise satisfaisante. Je reconnus in petto que j'tais foncirement, obstinment droitier, pour le meilleur et pour le pire. Pendant mes exercices l'pe, Tarl l'An me taillada dsagrablement un certain nombre de fois criant - ce que je trouvais fort irritant : Tu es mort ! En fin de compte, alors que mon entranement se terminait, je russis forcer sa garde et, poussant mon avantage, piquer la pointe de ma lame dans sa poitrine. Je la retirai luisante de son sang. Il jeta son pe avec fracas sur les dalles de pierre et me serra en riant sur sa poitrine qui saignait. Jesuis mort! s'cria-til d'un air triomphant. Il me donna des claques dans le dos, fier comme un pre qui a enseign son fils le jeu d'checs et est battu pour la premire fois. J'appris aussi me servir du bouclier, essentiellent pour recevoir obliquement la lance afin qu'elle dvie sans me blesser. Vers la fin de mon entranement, je luttais toujours avec casque et bouclier. J'aurais cru qu'une armure, ou peut-tre une simple cotte de mailles, aurait t un

complment souhaitable l'quipement du guerrier goren, mais elles avaient t interdites par les Prtres-Rois. Une explication plausible serait que les Prtres-Rois souhaitaient peut-tre utiliser la guerre comme processus de slection biologique, o le plus faible et le plus lent prissent sans se reproduire. Cela justifierait les armes relativement primitives permises aux Hommes d'en Bas des Montagnes. Sur Gor, il n'y avait pas de risque qu'un gringalet la poitrine creuse puisse anantir une arme simplement en appuyant sur un bouton. De plus, les armes primitives garantissaient que la slection ventuelle se fasse avec assez de lenteur pour qu'il soit possible de la contrler et, si ncessaire, de la modifier. Outre la lance et l'pe, l'arbalte et l'arc de guerre taient autoriss, et ces armes contribuaient peut-tre redistribuer les probabilits de survie un peu plus largement que les premires. Il se pouvait, bien entendu, que les Prtres-Rois restreignent les armes comme ils le faisaient simplement parce qu'ils craignaient pour leur propre scurit. Je doutais qu'ils s'affrontent homme contre homme, pe contre pe, dans leurs monts sacrs, en mettant leurs principes de slection l'preuve dans leur propre cas. propos de l'arc et de l'arbalte, j'ai reu quelque entranement dans leur maniement, mais pas beaucoup. Tarl l'An, mon redoutable matre d'armes, ne les apprciait pas, les considrant comme des armes secondaires, presque indignes de la main d'un guerrier. Je ne partageais pas son ddain et, parfois, pendant mes moments de repos, je cherchais amliorer ma comptence dans ce mode de combat. Je compris que mon instruction tait prs de s'achever. Peuttre l'allongement des temps de repos; peut-tre la rptition de sujets que j'avais dj tudis; peut-tre quelque chose dans l'attitude de mes instructeurs. Je sentais que j'tais presque prt, mais pour quoi, je n'en avais aucune ide. Un agrment de ces derniers jours est que j'avais commenc parler goren avec la facilit qui vient d'une pratique constante et d'une tude intensive du langage. Je m'tais, mis rver en goren et comprendre aisment les

menus propos que mes professeurs changeaient lorsqu'ils parlaient pour eux-mmes et non pour les oreilles d'un tranger. J'avais commenc mme penser en goren et, au bout de quelque temps, j'eus conscience qu'il me fallait faire un effort pour penser en anglais. Aprs quelques phrases anglaises ou une page des livres de mon pre, j'tais de nouveau mon aise dans ma langue natale, mais l'effort tait l - et ncessaire. Je matrisais couramment le goren. Une fois, ayant t touch par Tarl l'ain, je jurai en goren, et il rit. Cet aprs-midi, quand ce fut l'heure de notre leon, il ne riait pas. Il entra dans mon appartement, portant une tige de mtal d'environ soixante centimtres de long sur laquelle tait fixe une boucle de cuir. Dans la poigne, il y avait un commutateur qui pouvait tre mis dans deux positions, marche et arrt, comme sur une simple torche lectrique. Il avait un objet semblable suspendu sa ceinture. - Ce n'est pas une arme, dclara-t-il. Il ne doit pas comme arme. - Qu'est-ce que c'est? demandai-je. Un aiguillon tarn, rpondit-il. Il fit claquer le commutateur sur la position marche et frappa la table. Une pluie d'tincelles jaillit dans une soudaine cascade de lumire jaune mais qui ne laissa aucune trace sur le meuble. Il coupa le contact et me tendit l'aiguillon. Comme j'avanais la main pour le prendre, il remit le contact et tapa sur ma paume. Il me sembla qu'un milliard de minuscules toiles jaunes, comme des fragments d'aiguilles brlantes, explosaient dans ma main. Le choc me fit crier. Je portai vivement la main ma bouche. Cela m'avait produit l'effet d'une subite et violente dcharge lectrique ou de la morsure d'un serpent. J'examinai ma paume : elle tait indemne. Mfie-toi des aiguillons tarn, m'avertit Tarl l'An. Ce n'est pas un jouet pour les enfants ! Je le pris, cette fois en ayant soin de le saisir prs de la boucle de cuir, que j'attachai autour de mon poignet. Tarl l'An partait et je compris que, je devais le suivre.

Nous avons gravi un escalier en spirale l'intrieur du cylindre et grimp je ne sais combien de dizaines d'tages du moins c'est ce que je me suis figur tout au long de cette ascension qui me parut interminable. Finalement, nous avons merg sur le toit plat du cylindre. Le vent balayait cette terrasse circulaire, nous chassant vers le bord. Il n'y avait pas de garde-fou protecteur. Je me campai, me demandant ce qui allait arriver. De la poussire se rabattit sur mon visage. Je fermai les yeux. Tarl l'An prit un sifflet tarn - ou appel tarn - dans sa tunique et mit un son perant Je n'avais encore jamais vu de tarns, sauf sur la tapisserie de mon appartement et les illustrations de certains livres que j'avais tudis, consacrs aux soins, l'levage et l'quipement des tarns. C'est intentionnellement que je n'avais pas t prpar pour ce moment, je l'ai dcouvert par la suite. Les gorens estiment, si trange que cela puisse paratre, que la capacit matriser un tarn est inne et que certains possdent cette caractristique, d'autres non. On n'apprend pas dompter un tarn. C'est affaire de temprament et de caractre, de bte et d'homme, une relation entre deux tres qui doit tre immdiate, intuitive, spontane. On dit que le tarn reconnat celui qui est tarnier et celui qui ne l'est pas - et ceux qui ne le sont pas meurent au cours de cette premire rencontre... Ma premire impression fut celle d'un coup de vent et d'un grand claquement, comme si un gant agitait un torchon ou une charpe norme; puis je me retrouvai tremblant, saisi de terreur, sous une grande ombre aile, et un immense tarn, les serres dployes comme de gigantesques crochets d'acier, les ailes brassant frocement l'air avec un bruit de crpitement, planait au-dessus de moi, immobile part le battement de ses ailes. carte-toi des ailes ! cria Tarl l'An. Je n'avais nul besoin d'un tel conseil. Je filai comme un trait de dessous l'oiseau. Un seul coup de ailes-l m'aurait projet des mtres du sommet du cylindre.

Le tarn s'abattit sur le toit et nous regarda de ses brillants yeux noirs. Bien que le tarn, comme la plupart des oiseaux, soit tonnamment lger pour sa taille - ce qui vient avant tout de ce que ses os sont relativement creux -, c'est un oiseau extrmement puissant, et ce au-del mme ce qu'on pourrait attendre d'un tel monstre. Alors que les grands oiseaux de la Terre, comme l'aigle, doivent, lorsqu'ils prennent leur essor depuis le sol, commencer par courir, le tarn - grce son incroyable musculature, aide sans aucun doute par la pesanteur un peu plus faible de Gor - peut, d'un bond et d'un brusque battement de ses gigantesques ailes, s'lever dans les airs avec son cavalier. En goren, on appelle parfois ces oiseaux les Frres du Vent. La robe des tarns est varie et on les lve pour leur couleur aussi bien que pour leur force et leur intelligence. Les tarns noirs sont employs pour les expditions de nuit, les tarns blancs pour les campagnes d'hiver et les splendides tarns multicolores sont levs pour les guerriers qui veulent chevaucher en apparat, sans souci de camouflage. Cependant, le tarn le plus commun est d'un brun tirant sur le vert. Abstraction faite de la disproportion de taille, l'oiseau terrien auquel le tarn ressemble le plus est le faucon, sauf qu'il a une crte assez proche de celle du geai. Les tarns, qui sont des btes mchantes, sont rarement plus qu' demi apprivoiss et, comme leurs petits homologues terriens les faucons, sont carnivores. On connat le cas de tarns qui ont attaqu et dvor leur cavalier. Ils ne craignent rien d'autre que l'aiguillon tarn. Ils sont dresss y ragir par des hommes de la Caste des leveurs de Tarns quand ils sont encore jeunes et qu'on peut les attacher avec des filins mtalliques aux perches de dressage. Lorsqu'un jeune oiseau s'enfuit ou refuse d'obir d'une faon quelconque, il est ramen jusqu' la perche et battu avec l'aiguillon. Les oiseaux adultes portent des anneaux du mme genre que ceux accrochs aux pattes des jeunes oiseaux pour renforcer le souvenir de l'entrave de fer et de l'aiguillon. Plus tard, bien entendu, les oiseaux adultes ne

sont plus attachs, mais le conditionnement qui leur a t donn pendant leur jeunesse persiste habituellement, except lorsqu'ils sont anormalement nervs ou qu'ils n'ont pas pu obtenir de la nourriture. Le tarn est une des deux montures les plus courantes des guerriers gorens; l'autre est le grand tharlarion, une varit de lzard de selle utilis surtout dans les clans qui n'ont jamais apprivois les tarns. Dans la Cit des Cylindres, personne, ma connaissance, n'entretenait de tharlarions, bien qu'ils fussent censs tre trs rpandus sur Gor, en particulier dans les rgions basses, les marais et les dserts. Tarl l'An tait mont sur son tarn, escaladant les cinq barreaux de l'chelle-montoir de cuir qui pendait sur le ct gauche de la selle mais qui est releve en vol. Il s'attacha sur la selle avec une large courroie pourpre. II me lana un petit objet qui faillit tomber de mes mains tremblantes. C'tait un sifflet tarn, note unique, qui appellerait un tarn, un seul: la monture qui m'tait destine. Jamais depuis la panique provoque par l'affolement de la boussole, l-bas, dans les montagnes du New Hampshire, je n'avais t aussi effray mais, cette fois, je refusai de laisser ma peur atteindre le point fatal o elle me dominerait. Si je devais mourir, je mourrais; si je ne devais pas mourir, je ne mourrais pas. En dpit de ma peur, je souris intrieurement, amus de la remarque que je m'tais faite. Elle sonnait comme une maxime du Code du Guerrier, une maxime qui - prise la lettre - parat encourager celui qui y croit ne pas prendre la plus lgre ou la plus raisonnable prcaution pour sa scurit. Je donnai un coup de sifflet ; la note en tait aigu et diffrente, d'une hauteur autre que celle de Tarl l'An. Presque immdiatement, de je ne sais o, peut-tre une corniche hors de vue, s'leva quelque chose de fantastique, un autre tarn gant, plus gigantesque mme que le premier, un brillant tarn noir qui dcrivit un cercle autour du cylindre, puis obliqua vers moi et atterrit moins d'un mtre, ses serres frappant le toit avec un bruit de gantelets qu'on jette terre. Les serres taient ferres d'acier: c'tait un tarn de guerre. Il leva son bec recourb vers le ciel et cria,

en levant et en secouant ses ailes. Sa tte norme se tourna vers moi et ses yeux ronds mchants tincelrent dans ma direction. La seconde d'aprs, son bec tait ouvert; j'entrevis sa langue mince et pointue, longue comme un bras d'homme, qui se dardait et se rtractait, puis il se prcipita sur moi pour me happer avec ce bec monstrueux, et j'entendis Tarl l'An crier d'une voix horrifie : L'aiguillon ! L'aiguillon !

4 LA MISSION

Je levai le bras droit pour me protger et l'aiguillon attach mon poignet par sa courroie battit l'air. Je le saisis et, m'en servant comme si c'tait un bton, frappai le bec ouvert qui tentait de m'attraper comme si j'tais un morceau de nourriture sur la haute assiette plate du toit du cylindre. Il s'lana deux reprises et je le frappai deux fois. Il recula de nouveau la tte et rouvrit le bec, se prparant m'attaquer encore. cet instant, je poussai le commutateur de l'aiguillon sur la position marche et, quand le grand bec fondit sur moi, je frappai avec violence pour essayer de le faire s'carter. L'effet fut saisissant : il y eut le subit clair de lumire jaune scintillante, la gerbe d'tincelles et un cri de douleur et de rage du tarn qui battit aussitt ailes et s'leva hors de ma porte dans un dplacement d'air qui manqua me projeter