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Atelier : Les dyslexies Troubles du langage oral et dyslexies de développement M. Plaza* Laboratoire cognition et développement (UMR 8605), centre universitaire de Boulogne, 71, avenue Édouard-Vaillant, 92774 Boulogne cedex, France Il convient ici de distinguer les troubles spécifiques avérés du langage oral, qui donnent souvent lieu à des difficultés d’acquisition du langage écrit, et les troubles plus subtils du langage oral qui peuvent pré- céder, accompagner ou résulter de, la dyslexie. TROUBLES DU LANGAGE ORAL ET DYSLEXIES Les troubles spécifiques du langage oral affectent des enfants qui ont de bonnes aptitudes intellectuelles, et qui ne présentent ni déficits sensoriels, ni défaillan- ces neurologiques, ni carence affective ou environ- nementale. Certains de ces troubles peuvent générer des troubles du langage écrit : il s’agit des troubles dits « phonologiques-syntaxiques », qui se traduisent par des difficultés dans l’intégration phonologique de la parole et dans la maîtrise des composantes syn- taxiques du discours. Parfois les troubles phonologiques-syntaxiques affectent surtout l’expression et non la réception : l’enfant n’est pas capable de produire certains pho- nèmes dans la chaîne parlée, d’utiliser certaines for- mes syntaxiques, mais il distingue les premiers et il comprend les seconds. Ainsi l’enfant produit des mots dont l’enveloppe phonologique est erronée et approximative, mais il est parfaitement capable de discriminer que /dent/ est une forme correcte et que /tent/ (mot qu’il produit lui-même lorsqu’on lui montre l’image d’une dent) est une forme erronée. De la même façon, il construit des phrases dont la forme syntaxique est simplifiée et déviante, il utilise peu ou mal les mots fonctionnels (conjonctions, pré- positions), mais il les comprend lorsqu’on lui pro- pose des énoncés complexes comportant ces mots fonctionnels, et lorsqu’on lui demande de les dési- gner sur des images ou d’en mimer l’action. Parfois les troubles phonologiques-syntaxiques affectent à la fois la production et la compréhension, et aboutissent à des difficultés plus profondes et plus sévères, retentissant sur l’acquisition du langage écrit et sur le devenir scolaire de l’enfant. L’enfant ne peut intégrer le système phonologique de la langue (indis- pensable dans le cadre des langues alphabétiques pour acquérir les règles de correspondance graphèmes-phonèmes et développer la voie d’assem- blage), son répertoire lexical et syntaxique reste extrêmement restreint, ce qui compromet le recours à la voie lexicale en lecture, et la compréhension de texte. Dans la mesure où ils sont pris en charge de façon précoce, adaptée et intensive, les troubles de la pro- duction phonologique-syntaxique compromettent moins l’acquisition du langage écrit que ne le font les troubles phonologiques-syntaxiques qui affectent à la fois la production et la réception. Dans certains cas, on remarque même que l’acquisition du langage écrit permet aux enfants souffrant de troubles à domi- nante expressive de compenser un certain nombre de difficultés. Sans intervention thérapeutique et éduca- tive adaptée, toutefois, ces enfants présentent des retards de développement du langage (restriction lexicale et syntaxique) qui entravent le développe- ment du langage écrit. En outre, certaines études lon- gitudinales réalisées sur des populations d’enfants *Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] (M. Plaza). Arch Pédiatr 2002 ; 9 Suppl 2 : 265-7 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0929693X0100851X/SCO

Troubles du langage oral et dyslexies de développement

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Page 1: Troubles du langage oral et dyslexies de développement

Atelier :Les dyslexies

Troubles du langage oral et dyslexies de développement

M. Plaza*

Laboratoire cognition et développement (UMR 8605), centre universitaire de Boulogne, 71, avenue Édouard-Vaillant,92774 Boulogne cedex, France

Il convient ici de distinguer les troubles spécifiquesavérés du langage oral, qui donnent souvent lieu àdes difficultés d’acquisition du langage écrit, et lestroubles plus subtils du langage oral qui peuvent pré-céder, accompagner ou résulter de, la dyslexie.

TROUBLES DU LANGAGE ORALET DYSLEXIES

Les troubles spécifiques du langage oral affectent desenfants qui ont de bonnes aptitudes intellectuelles, etqui ne présentent ni déficits sensoriels, ni défaillan-ces neurologiques, ni carence affective ou environ-nementale. Certains de ces troubles peuvent générerdes troubles du langage écrit : il s’agit des troublesdits « phonologiques-syntaxiques », qui se traduisentpar des difficultés dans l’intégration phonologiquede la parole et dans la maîtrise des composantes syn-taxiques du discours.

Parfois les troubles phonologiques-syntaxiquesaffectent surtout l’expression et non la réception :l’enfant n’est pas capable de produire certains pho-nèmes dans la chaîne parlée, d’utiliser certaines for-mes syntaxiques, mais il distingue les premiers et ilcomprend les seconds. Ainsi l’enfant produit desmots dont l’enveloppe phonologique est erronée etapproximative, mais il est parfaitement capable dediscriminer que /dent/ est une forme correcte etque /tent/ (mot qu’il produit lui-même lorsqu’on luimontre l’image d’une dent) est une forme erronée.De la même façon, il construit des phrases dont la

forme syntaxique est simplifiée et déviante, il utilisepeu ou mal les mots fonctionnels (conjonctions, pré-positions), mais il les comprend lorsqu’on lui pro-pose des énoncés complexes comportant ces motsfonctionnels, et lorsqu’on lui demande de les dési-gner sur des images ou d’en mimer l’action.

Parfois les troubles phonologiques-syntaxiquesaffectent à la fois la production et la compréhension,et aboutissent à des difficultés plus profondes et plussévères, retentissant sur l’acquisition du langage écritet sur le devenir scolaire de l’enfant. L’enfant ne peutintégrer le système phonologique de la langue (indis-pensable dans le cadre des langues alphabétiquespour acquérir les règles de correspondancegraphèmes-phonèmes et développer la voie d’assem-blage), son répertoire lexical et syntaxique resteextrêmement restreint, ce qui compromet le recoursà la voie lexicale en lecture, et la compréhension detexte.

Dans la mesure où ils sont pris en charge de façonprécoce, adaptée et intensive, les troubles de la pro-duction phonologique-syntaxique compromettentmoins l’acquisition du langage écrit que ne le fontles troubles phonologiques-syntaxiques qui affectentà la fois la production et la réception. Dans certainscas, on remarque même que l’acquisition du langageécrit permet aux enfants souffrant de troubles à domi-nante expressive de compenser un certain nombre dedifficultés. Sans intervention thérapeutique et éduca-tive adaptée, toutefois, ces enfants présentent desretards de développement du langage (restrictionlexicale et syntaxique) qui entravent le développe-ment du langage écrit. En outre, certaines études lon-gitudinales réalisées sur des populations d’enfants

*Correspondance.Adresse e-mail : [email protected] (M. Plaza).

Arch Pédiatr 2002 ; 9 Suppl 2 : 265-7© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservésS0929693X0100851X/SCO

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présentant des troubles spécifiques du langage mon-trent qu’ il convient de rester nuancé dans le pronos-tic, les enfants pouvant rencontrer des difficultésd’apprentissage après une phase d’apparente récupé-ration, dans la mesure où certains paramètres linguis-tiques structurels continuent à leur faire défaut [1].Enfin, les troubles du langage oral s’accompagnentgénéralement de difficultés cognitives persistantes(troubles de la mémoire de travail auditive, ralentis-sement de l’accès au lexique en situation intermo-dale visuelle et verbale, troubles de l’attention sélec-tive) qui retentissent sur un certain nombred’apprentissages, dont celui du langage écrit.

TROUBLES SUBTILS DU LANGAGE ORALET DYSLEXIE

Troubles d’accès au lexique

Les difficultés d’accès aux mots écrits qui caractéri-sent la dyslexie s’accompagnent souvent, chez lesenfants dyslexiques, de troubles de l’accès oral aumot. Certaines études ont montréque les enfants dys-lexiques étaient défaillants dans des tâches de déno-mination d’ images, défaillance qui serait liée à unedifficulté àretrouver en mémoire le code phonologi-que des mots, notamment lorsqu’ ils sont longs et debasse fréquence [2]. Cette difficultése manifeste éga-lement dans les tâches de fluence phonétique, pen-dant lesquelles l’enfant doit accéder à sa mémoire àlong terme àpartir d’une consigne phonétique (trou-ver des mots commençant par /s/ ou /m/) [3]. Cepen-dant, des défaillances d’accès au lexique apparais-sent également dans les épreuves de dénominationrapide de séquences de stimuli visuels brefs et fré-quents (images, couleurs, chiffres, lettres), ce qui ren-voie non àun problème purement phonologique maisàun problème de traitement intermodal (visuel et ver-bal). Des études longitudinales ont montré que lesactivités de dénomination rapide, qui stimulent à lafois les aires cérébrales dévolues au traitement visuel(dont les voies magnocellulaires) et les aires dévo-lues au traitement langagier (compréhension et pro-duction phonologique du mot évoqué), étaient défi-cientes chez de jeunes enfants qui devenaient ensuitede mauvais lecteurs, ce qui laisse supposer que cetélément pourrait être un marqueur précoce d’un trou-ble de la lecture, relativement indépendant du mar-queur phonologique [4].

Troubles de la sensibilité phonologique

Les enfants qui deviennent dyslexiques ont eu, engénéral, des difficultés dans des épreuves de discri-mination et de manipulation des unités phonologi-ques de la langue (rimes, syllabes, phonèmes). Cesdifficultés sont pour une part explicatives des diffi-cultés de lecture (la conscience des unités formellesde la langue facilitant l’ instauration de la voied’assemblage), et pour une autre part elles en sont laconséquence (la maîtrise de la lecture facilitantl’accès au phonème en tant qu’unitéabstraite) [5, 6].Les troubles de la sensibilité phonologique (souventappelée « conscience phonologique ») dans la dys-lexie ont donné lieu à un nombre très important detravaux internationaux.

Troubles de la compétence syntaxique

Les enfants dyslexiques présentent des difficultéssyntaxiques qui peuvent se traduire dans la produc-tion et/ou dans la compréhension de certains énoncéscomplexes (dont la structure profonde est souvent an-tinomique de la structure de surface). Les hypothèsesqui sont avancées pour expliquer ces défaillances syn-taxiques sont divergentes : pour certains auteurs, lesdéfaillances syntaxiques des enfants dyslexiques se-raient liées àune difficultéstructurelle àmanipuler lesunités formelles de la langue que sont les phonèmes etles mots fonctionnels [7], pour d’autres elles seraientune conséquence de la restriction de leur mémoire detravail auditive, qui est particulièrement sollicitée lorsde la compréhension des énoncés complexes. En cesens, les enfants dyslexiques auraient des capacitésefficientes de compréhension, mais ils seraient défa-vorisés par un trouble modulaire affectant leurs capa-cités de traitement phonologique et aboutissant àunesérie de difficultés d’ordre secondaire [8]. Nos pro-pres travaux nous amènent àsupposer que la compé-tence méta-syntaxique (capacité à s’ intéresser à laforme du langage, par delà le sens) fait partie des ca-pacités requises pour maîtriser le langage écrit, etqu’elle n’est pas un simple artefact de la compétencephonologique.

Troubles de la production linguistique intégréedans le discours narrative

Des études que nous avons menées sur la productionnarrative d’enfants dyslexiques (invités à raconter

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une histoire en images sans texte) montrent une limi-tation significative du répertoire lexical et du réper-toire syntaxique, ce qui aboutit à une restriction desfacteurs interprétatifs dans les énoncés (les enfantsproduisent moins de connexions causales, de quali-fications négatives et de distanciations métaphori-ques) [9, 10]. Ces difficultés retentissent sur la pro-duction discursive des enfants, non seulement àl’oralmais également à l’écrit.

Pour conclure, on peut dire que les troubles du lan-gage écrit s’accompagnent de troubles plus ou moinsdiscrets du langage oral, dont ils peuvent être la causeou la conséquence. En tout état de cause, quel quesoit le statut (conséquence, corrélat ou cause) quel’on assigne aux troubles du langage oral par rapportaux troubles du langage écrit, il est important de bienles évaluer chez les enfants, et d’y apporter des répon-ses adaptées sur le plan thérapeutique et éducatif. Ilnous semble que seul un modèle intégratif des dys-lexies de développement (articulant compétence pho-nologique, conscience syntaxique, mémoire de tra-vail auditive et capacitéde dénomination rapide dansle cadre d’une langue donnée) peut permettre de ren-dre compte des différences de profil des enfants pré-sentant des dyslexies de développement, de ne pasprivilégier des hypothèses univoques et donc incon-ciliables, et de proposer des axes de prise en chargeplus adaptées aux différentes manifestations des dif-ficultés des enfants.

REFERENCES

1 Scarborough O, Dobrich W. Development of children with earlylanguage delay. Journal of Speech and Hearing Research 1990 ;33 : 70-83.

2 Swan D, Goswami U. Picture naming deficits in developmentaldyslexia : the phonological representations hypothesis. Brain andLanguage 1997 ; 56 : 334-53.

3 Plaza M, Cohen H, Chevrie-Muller C. Oral language deficits indyslexic children : weaknesses in working memory and verbalplanning : Brain and Cognition ; 2002 sous presse.

4 Wolf M, Greig Bowers P. The double-deficit hypothesis for thedevelopmental dyslexias. Journal of Educational Psychology1999 ; 91 : 415-38.

5 Stanovich KE. Siegel L The phenotypic performance profile ofreading-disabled children : A regression-based test of thephonological-core-variable-difference model. Journal of Educa-tional Psychology 1994 ; 86 : 24-53.

6 Plaza M. The interaction between phonological processing, syn-tactic awareness and reading : longitudinal study from kinder-garten to grade 1. First Language 1999 ; 21 : 3-24.

7 Scarborough O. Very early language deficits in dyslexic children.Child Development 1990 ; 61 : 1728-43.

8 Crain S, Shankweiler D, Macaruso P, Bar-Shalom E. (1990). Wor-king memory and comprehension of spoken sentences : Investi-gations of children with reading disorder. In : Vallar S, Shal-lice T, Eds. Neuropsychological impairments of short-termmemory. Cambridge : Cambridge University Press ; 1997. p. 477-508.

9 Plaza M. Défaillances lexicales, syntaxiques et évaluatives dansle discours narratif d’enfants dyslexiques. In Actes du deuxièmecolloque COFDELA, 1997 : 145-53.

10 Plaza M. (1997). Reference and evaluation in the narrative speechof a group of French-speaking dyslexic children. Proceedings ofthe 5th International Congress of the International Society ofApplied Linguistics. Porto : Faculdade de Letras da Universi-dade do Porto ; 1997. p. 665-8.

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