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Un fil à la patte 0 UN FIL A LA PATTE de Georges Feydeau

Un fil à la patte

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Pièce de théâtre de la troupe "Le théâtre du Lac"

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Un fil à la patte

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UN FIL A LA PATTE

de

Georges Feydeau

Un fil à la patte

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ACTE I

Bois-d'Enghien est seul en scène. Il lit le « Figaro ». BOIS-D'ENGHIEN (bondissant tout à coup) Bon sang ! Mon mariage qui est annoncé dans le « Figaro » ! Il ne faut pas que Lulu le voit ! (pliant le journal et le fourrant contre sa poitrine par l'entrebâillement de son peignoir) Je ne peux pas lui flanquer comme ça mon mariage dans l'estomac, sans l'avoir préparée. Moi qui suis venu pour rompre en douceur ! (on sonne) Oh, de la visite ! J'aborderai la question de rupture plus tard ! Il sort. Dominique, la bonne, entre et va à la porte de la chambre. DOMINIQUE Madame, c'est monsieur Ignace de Fontanet ! Il attend dans le vestibule. LULU (entrant) C’est vrai, je n'y pensais plus ! Vous mettrez son couvert. DOMINIQUE Vous avez invité monsieur de Fontanet à déjeuner ? Oh ! Je vous plains ! LULU Pourquoi ? DOMINIQUE (riant, mais sans méchanceté) Oh ! Il sent si mauvais ! Quand il ouvre la bouche c’est horrible ! LULU (riant aussi) Ça, c'est vrai, il ne sent pas bien bon, mais ça ne me gêne pas et c'est un si brave garçon !... En voilà un qui ne ferait pas de mal à une mouche ! DOMINIQUE Ça dépend de la distance à laquelle il lui parle. LULU (riant) Que vous êtes méchante ! Faites- le entrer. Dominique sort. Un temps. FONTANET (entrant) Ah ! Ma chère diva, combien je suis aise de vous baiser la main !... Vous voyez, c'est imprudent de m'avoir invité, car je prends toujours les gens au mot ! LULU Mais j'y comptais bien ! FONTANET Eh bien ! Ma chère amie, j'espère que vous avez été contente du brillant article du « Figaro » à propos de votre nouvel album ? LULU Mais je ne sais pas. Figurez-vous que je ne l'ai pas lu. FONTANET (tirant un « Figaro » de sa poche) Comment ! Heureusement que j'ai eu la bonne idée de l'apporter. LULU Voyons- le ! Il s’assoit sur le canapé. A ce moment Bois-d'Enghien entre.

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BOIS D’ENGHIEN (voyant le journal qu’ouvre Fontanet) Allons, bon, encore un ! (Il se précipite entre Lulu et Fontanet et arrache le journal des mains de ce dernier) Donnez-moi ça !... Donnez-moi ça ! FONTANET Qu’est-ce qu’il ya ? BOIS-D'ENGHIEN Ce n'est pas le moment de lire les journaux ! On va déjeuner ! Il plie le journal. LULU Oh ! Mais voyons, c'est ennuyeux, puisqu'il y a un article sur moi ! BOIS-D'ENGHIEN (fourrant le journal dans sa poche) Eh bien ! Je le range, là, je le range ! Nous le lirons plus tard ! FONTANET Mais enfin, monsieur ! BOIS-D'ENGHIEN Monsieur ? LULU (présentant Fontanet à Bois d’Enghien) Monsieur Fontanet, un de mes amis. Je t’ai déjà parlé de lui. BOIS-D'ENGHIEN Ah oui, bien sur LULU (à Fontanet) Monsieur de Bois-d'Enghien, MON ami. FONTANET (se levant et saluant) Ah ! Enchanté, monsieur ! BOIS-D'ENGHIEN Moi de même, monsieur ! Ils se serrent la main. FONTANET Je ne saurais trop vous féliciter. Je suis moi-même un adorateur platonique de mademoiselle Lulu, dont la grâce autant que le talent... (Voyant Bois-d'Enghien qui hume l'air depuis un instant.) Qu'est-ce que vous avez ? BOIS-D'ENGHIEN Rien (ingénument) Vous ne trouvez pas que ça sent mauvais ici ? FONTANET (reniflant) Ici ? Non !... Maintenant, vous savez, ça se peut très bien, parce que, je ne sais pas comment ça se fait, l'on me dit ça souvent et je ne sens jamais. Dominique entre. DOMINIQUE Madame est servie ! LULU Ah ! À table, mes amis ! Allez-y sans moi. Je vous rejoins. Elle va dans la salle de bains. BOIS D’ENGHIEN Moi aussi, je vous rejoins.

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Il va dans l’entrée. FONTANET (à Dominique) Alors… il est revenu ? Et naturellement ça a repris de plus belle ! DOMINIQUE Ça m'en a tout l'air ! FONTANET Ma pauvre Lulu, quand cessera t’elle d'être une femme à toquades... ! Mon Dieu, son Bois d'Enghien, là, c'est un charmant garçon, je n'y contredis pas, mais enfin, quoi ? Ce n'est pas une situation pour elle, il n'a plus le sou ! Il est criblé de dettes, c’est de notoriété publique. DOMINIQUE Il paraît que quand on aime… eh bien… un garçon qui n'a plus le sou, c'est encore meilleur ! FONTANET Ah ? Et le rastaquouère, alors ? DOMINIQUE Qui ? Le général Irrigua ? Il me paraît remis aux calendes grecques FONTANET C'est malin ! Elle a la chance de trouver un homme colossalement riche... qui se consume d'amour pour elle ! Un général ! Je sais bien qu'il est d'un pays où tout le monde est général. Mais ça n'est pas une raison ! Enfin, il y a huit jours, elle était raisonnable … c'était définitivement fini avec Bois-d'Enghien… elle avait consenti à répondre au millionnaire pour lui fixer une entrevue pour aujourd'hui… et parce que ce joli cœur est revenu, ça va en rester là ? DOMINIQUE Ma foi, ça m'en a tout l'air ! FONTANET C'est ridicule l Enfin, ça la regarde ! On sonne. Dominique va dans l’entrée. Fontanet va dans la salle à manger. Un temps. Madame Battancourt entre suivi de Dominique DOMINIQUE C'est que madame est en train de déjeuner et elle a du monde. MADAME BATTANCOURT (contrariée) Oh ! Combien je regrette ! Mais il faut absolument que je la voie, c'est pour une affaire qui ne peut être différée. DOMINIQUE Bien, madame, je vais toujours demander. Qui dois-je annoncer? MADAME BATTANCOURT Madame Battancourt. Oh ! Mademoiselle Lulu ne me connaît pas. Dites tout simplement que c'est une dame qui vient lui demander le concours de son talent pour une soirée qu'elle donne. DOMINIQUE Parfaitement, madame ! Veuillez vous asseoir en attendant. MADAME BATTANCOURT (s’asseyant) N’oubliez pas, Madame Battancourt, des parfums et produits de beauté BOREAL.

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DOMINIQUE Bien Madame (Dominique va pour entrer dans la salle à manger. On sonne. Elle rebrousse chemin et se dirige vers la porte d’entrée) Je vous demande pardon… un instant. Madame BATTANCOURT s'assied, regarde un peu autour d'elle, puis histoire de passer le temps, elle ouvre un « Figaro » qu'elle a apporté, le dépliant à peine comme une personne qui n'a pas l'intention de s'installer pour une lecture. MADAME BATTANCOURT (après un temps) Ah, c'est bien ! Le mariage de ma fille avec monsieur de Bois-d'Enghien est annoncé. Elle continue de lire avec des hochements de tête de satisfaction. Dominique revient précédée de Bouzin qui a un parapluie à la main. BOUZIN (à Dominique qui l'introduit) Enfin, voyez toujours, si on peut me recevoir... Bouzin, vous vous rappellerez ! DOMINIQUE Oui, oui ! BOUZIN Pour la chanson que je lui ai fait parvenir… DOMINIQUE Oui, oui !... Si monsieur veut bien entrer. Il y a déjà madame qui attend. BOUZIN Ah ! Parfaitement ! Madame… Il salue Madame Battancourt qui a levé les yeux et rend le salut. On sonne. DOMINIQUE Je vous prie de m’excuser. Elle va dans l’entrée. Madame Battancourt a repris sa lecture. Bouzin, après avoir déposé son parapluie, s'assied de l’autre côté du canapé. Moment de silence. BOUZIN C'est... le « Figaro » que madame lit.

MADAME BATTANCOURT (levant la tête) Pardon ? BOUZIN Je dis : « C'est... c'est le « Figaro » que madame lit ? » MADAME BATTANCOURT Oui, monsieur. Elle se remet à lire. BOUZIN Journal bien fait ! (un temps. Madame Battancourt ne dit rien) Journal très bien fait ! Il y a justement, à la quatrième page, une nouvelle... je ne sais pas si vous l'avez lue ? MADAME BATTANCOURT (légèrement agacée) Non, monsieur, non.

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BOUZIN Non ?... A la rubrique des spectacles : « Tous les soirs, à l'Alcazar, grand succès pour Maya dans sa chanson … MADAME BATTANCOURT Excusez-moi, monsieur, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse. Ce doit être quelque stupidité ! BOUZIN Oh, ça non ! MADAME BATTANCOURT (avec doute) Oh ! BOUZIN Non ! La chanson est de moi ! MADAME BATTANCOURT Hein ?... Oh ! Pardon, monsieur ! J 'ignorais que vous fussiez auteur ! BOUZIN Auteur par vocation ! Mais clerc de notaire par état. Dominique reparaît, portant un superbe bouquet. BOUZIN et MADAME BATTANCOURT (à Dominique) Eh bien ? DOMINIQUE Je n 'ai pas encore pu voir madame, on avait sonné pour ce bouquet. MADAME BATTANCOURT Ah ? Elle reprend sa lecture. BOUZIN (indiquant le bouquet) Il est beau ! Vous en recevez beaucoup comme ça ? DOMINIQUE Nous en recevons beaucoup, oui, monsieur. BOUZIN C'est au moins Rothschild qui envoie ça ? DOMINIQUE (avec indifférence) Je ne sais pas, monsieur, il n'y a pas de carte : c'est un bouquet anonyme. Elle va déposer le bouquet sur un meuble. BOUZIN Anonyme ? Non, il y a des gens pour faire ça ! MADAME BATTANCOURT (à Dominique) Si vous alliez nous annoncer ? DOMINIQUE Oui, madame ! BOUZIN Vous vous rappellerez mon nom ? DOMINIQUE Oui, oui, « monsieur Bassin » ! BOUZIN Non, « Bouzin » !

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DOMINIQUE Euh ! « Bouzin » parfaitement ! BOUZIN (se levant et allant vers Dominique) Attendez, je vais vous donner ma carte. Il sort une carte. DOMINIQUE Non, c'est inutile, « Bouzin », je me souviendrai ! Dominique va dans la salle à manger. Bouzin reste debout avec sa carte. Il se dispose à remettre son portefeuille dans sa poche, quand son regard se pose sur le bouquet. Un temps : une idée traverse son cerveau ; il s'assure que Madame Battancourt qui est à sa lecture, ne le regarde pas et il fourre sa carte dans le bouquet. BOUZIN (à part) Autant que ça profite à quelqu'un ! (Il se rassoit. Un temps. Tout d'un coup, il se met à rire, ce qui fait lever la tête à Madame Battancourt) Non, je ris en pensant à ma chanson (un temps. Madame Battancourt se remet à lire. Nouveau rire de Bouzin) Vous vous demandez sans doute, ce que c'est que cette chanson ? MADAME BATTANCOURT Moi ? Pas du tout, monsieur ! BOUZIN Oh ! Il n'y aurait pas d'indiscrétion ! C’est une chanson que j'ai écrite pour Lulu. Tout le monde me disait : « Pourquoi n'écrivez-vous pas une chanson pour Lulu ? »... et de fait, il est évident qu'elle sera ravie de chanter quelque chose de moi... Alors, j'ai fait cette chanson ! MADAME BATTANCOURT Aah ! BOUZIN Mon Dieu, je ne dirai pas que c'est pour les jeunes filles. MADAME BATTANCOURT Aah ! BOUZIN Et encore les jeunes filles, il faut bien se dire ceci : à celles qui ne comprennent pas, ça ne leur apprend pas grand-chose, et à celles qui comprennent, ça ne leur apprend rien du tout. MADAME BATTANCOURT Ah ! Dominique revient à la salle à manger, un papier plié en long à la main. BOUZIN Eh bien ?... vous avez dit à mademoiselle Lulu, pour ma chanson ? DOMINIQUE Oui, monsieur. BOUZIN Qu'est-ce qu'elle a dit ? DOMINIQUE Elle a dit qu'elle était stupide et que je vous la rende. BOUZIN Hein ?

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DOMINIQUE Voilà, monsieur. Elle lui remet la chanson. BOUZIN (vexé) C'est très bien ! D'ailleurs, ça ne m'étonne pas, pour une fois que ça sort de son genre ordinaire. Je vais porter cette chanson à Zazie qui sera moins difficile, et elle a du talent au moins, elle ! DOMINIQUE Comme vous voudrez, monsieur. BOUZIN Stupide, ma chanson ! Ah, là, là ! (Indiquant le bouquet.) Et moi qui !... Enfin… bonjour, madame ! DOMINIQUE Bonjour, monsieur ! Sortie de Bouzin qui oublie son parapluie. MADAME BATTANCOURT Et pour moi, avez-vous... ? DOMINIQUE Oui, madame ! Mais c'est bien ce que j'ai dit à madame, madame a du monde et elle ne peut causer d'affaires en ce moment. MADAME BATTANCOURT Oh ! Que c'est ennuyeux ! DOMINIQUE Madame ne peut pas passer un peu plus tard ?... MADAME BATTANCOURT Il faudra bien, c'est pour une soirée de contrat de mariage qui a lieu aujourd 'hui même. Vous direz à madame que je repasserai dans une heure. DOMINIQUE Oui, madame ! Par ici, madame ! Madame Battancourt sort la première, suivie de Dominique.

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Lulu, Bois-d'Enghien et Fontanet entrent. Bois-d'Enghien s’assoit sur le canapé. LULU (à Bois-d'Enghien) Qu'est-ce que tu as, mon chéri, on dirait que tu es triste ? BOIS-D'ENGHIEN Moi, pas du tout ! LULU Tu n’a rien dit pendant le repas (derrière le canapé et l'enlaçant brusquement par le cou) Tu m'aimes ? BOIS-D'ENGHIEN Je t'adore ! FONTANET (apercevant le bouquet) Oh ! Le superbe bouquet ! LULU Tiens, qui est-ce qui a envoyé ça ? FONTANET (allant au bouquet) Attendez, il y a une carte ! (lisant) Camille Bouzin, officier d'Académie ! 132, rue des Dames ! LULU Comment, c'est Bouzin ?... Oh ! Vraiment, je suis touchée, le pauvre garçon, moi qui lui ai fait rendre sa chanson d'une façon si... FONTANET (achevant) …sans façon ! LULU (se dirigeant allant au bouquet) Mais aussi, c'est vrai, pourquoi est-elle aussi stupide, sa chanson ? Si seulement il y avait quelque chose à faire (respirant le bouquet.) Oh ! Il embaume ! Tiens, qu'est-ce qu'il y a donc dedans ?... un écrin ! Elle le tire du bouquet. BOIS-D'ENGHIEN Un écrin ! LULU Mais oui ! (l'ouvrant) Oh ! Non, c'est trop ! C’est trop ! Regardez-moi ça : une bague rubis et diamants ! Elle met la bague à son doigt. BOIS-D'ENGHIEN Oh ! Qu’elIe est belle ! LULU (s'asseyant tout en lisant l'adresse marquée au fond de l'écrin) Oh ! Et de chez MAUBOUSSIN encore !... Vraiment, je suis de plus en plus confuse ! FONTANET C'est ce Bouzin qui envoie ça ? BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Çà, il est donc riche ? LULU À le voir, je ne m'en serais jamais doutée. FONTANET Il est évident qu'il doit être riche pour faire des cadeaux pareils. Je dirai même plus : riche et amoureux !

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LULU Vous croyez ? BOIS-D'ENGHIEN (à part) Tiens, tiens ! Mais si je pouvais lancer ce Bouzin sur Lulu ! C’est ça qui me faciliterait la tâche. LULU Qu’est ce que tu dis ? BOIS-D’ENGHIEN Rien… LULU Mais, c'est cette chanson ! Voyons ! Il doit bien y avoir un moyen de l 'arranger... avec un collaborateur qui la referait par exemple. FONTANET Attendez donc... j'ai peut-être une idée… pourquoi n'en ferait-il pas une chanson satirique... par exemple ? LULU C’est une très bonne idée ça ! FONTANET Oh ! Des idées, ce n'est pas ça qui me manque ! C’est quand il s'agit de les mettre à exécution. BOIS-D'ENGHIEN Comme beaucoup de gens ! FONTANET Une fois j'ai essayé de faire une chanson… (À Bois-d'Enghien, bien dans la figure) Je me rappelle, c'était intitulé : « Ah ! Pffu ! ! » Bois d’Enghien qui a reçu le souffle en plein visage, ne peut retenir un recul de tête qu'il dissimule aussitôt dans un sourire de complaisance. LULU (à Fontanet) Et comment en êtes vous venu à bout ? FONTANET Mon Dieu... comme je pus ! (jeu de mots comme je pue) BOIS-D'ENGHIEN (avec conviction) Oh, oui ! Lulu éclate de rire. FONTANET (qui n'a pas compris) Hein ? Quoi ? Pourquoi riez vous ?... Est-ce que j'ai dit quelque chose de drôle... ? LULU Non... non... c'est Bois d’Enghien qui n'est pas sérieux ! FONTANET Ah ! C’est ça, c'est lui qui n'est pas... Mais qu'est-ce que j'ai bien pu dire ? Je n'y suis pas du tout !... LULU Mais je vous dis, ne cherchez pas ! Ça n'en vaut pas la peine (voulant changer de conversation) Tenez, parlons de choses plus sérieuses. Que faîtes vous ce soir ? FONTANET Ce soir ! Je vais dans le monde. Je vais chez une de mes vieilles amies… Elle donne une soirée à l'occasionde la signature du contrat de mariage

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de sa fille … Dominique entre LULU (à Dominique qui entre et semble chercher quelque chose) Qu'est-ce que c'est, Dominique ? DOMINIQUE Oh ! Rien, madame, c'est cet homme... Bouzin, qui dit avoir laissé son parapluie. LULU Bouzin ? Mais faites-le entrer ! DOMINIQUE Ah ? Dominique sort alors que Lulu va jusqu'à la porte d’entrée. LULU Mais entrez donc, monsieur Bouzin ! BOUZIN (très étonné de la réception, salue, très gêné) Messieurs, mademoiselle, je vous demande pardon, c'est parce que je crois avoir oublié... LULU Mais asseyez-vous donc, monsieur Bouzin ! Bouzin s'assoit sur le canapé à la place de Bois d’Enghien qui s’est levé. Lulu s'assoit à côté de lui.

LULU Et maintenant, que je vous gronde ! Pourquoi avez-vous remporté comme ça votre chanson ? BOUZIN Comment, pourquoi ? Votre domestique m'a dit que vous la trouviez stupide ! LULU Stupide, votre chanson !... Oh ! Elle n'a pas compris ! BOUZIN (dont la figure s'éclaire) Ah ! C’est donc ça? Je me disais aussi... LULU Oh ! Mais d'abord, il faut que je vous remercie pour votre splendide bouquet. BOUZIN (embarrassé) Hein ?... Ah ! Le... Oh ! Ne parlons pas de ça ! LULU Comment, n'en parlons pas !... Merci ! C’est d'un galant de votre part (montrant sa main avec la bague) Et ma bague ? Vous avez vu ma bague ? BOUZIN (qui ne comprend pas) Votre bague ? Ah ! Oui. En effet, elle est... LULU C'est le rubis, surtout qui est admirable. BOUZIN Le rubis ? Ah, la chose, là ? Oui, oui ! (un temps) Ah ! C’est que c'est cher, ces choses-là ! Bois d’Enghien et Fontanet se regardent interloqués, ne sachant que dire.

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LULU (un peu décontenancée) Oui, mais j'ai su l'apprécier. BOUZIN Car enfin, ça n'en a pas l'air, une bague comme ça, ça vaut plus de dix milles euros ! LULU Mais oui, ça ne m'étonne pas ! BOUZIN La vie d'une famille modeste pendant un an. Vous vous rendez compte ! BOIS-D'ENGHIEN (à mi-voix à Fontanet) Mais je trouve ça de très mauvais goût, ce qu'il fait là ! FONTANET (à mi-voix également) Il est grave ce mec ! LULU (voulant tout de même être aimable) En tout cas, ça prouve la générosité du donateur ! BOUZIN Oui si on veut. Alors, pour en revenir à ma chanson... LULU Eh bien ! Voilà... FONTANET Ah ! bien, ma chère diva, je vois que vous avez à travailler. Je vais vous laisser. LULU Vous partez ! Attendez, je vous accompagne. FONTANET Laissez, je connais le chemin, Merci pour ce merveilleux repas et à bientôt. . Fontanet sort. LULU Où en étais-je ? Ah, oui ! Voilà ! Votre chanson, elle est charmante ! Il n'y a pas d’autres mots : elle est charmante. BOUZIN Vous êtes trop aimable ! LULU Mais enfin, vous savez, on a beau dire que le mieux est l'ennemi du bien... votre chanson, je le répète, elle est charmante, mais, comment dirais-je ?... elle manque un peu de caractère. BOUZIN Ah ? LULU Il faut bien avoir le courage de vous parler franchement : c'est plein d'esprit, mais ça ne veut rien dire. BOUZIN Ah ? LULU (à Bois-d'Enghien) N'est-ce pas ?

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BOIS-D'ENGHIEN Oui, oui ! Et puis, moi, si vous me permettez de donner mon avis, ce que je reproche aussi, c'est la forme. LULU Ah ! bien, oui ! Évidemment, la forme est défectueuse BOIS-D'ENGHIEN Et puis enfin, ça... ça manque de traits, c'est un peu gris ! LULU C'est un peu vrai ce qu'il dit là ! On sent bien que c'est la chanson d'un homme d'esprit, mais c'est la chanson d'un homme d'esprit... BOIS-D'ENGHIEN … qui l 'aurait fait écrire par un autre ! LULU Voilà ! BOUZIN (un petit temps) Enfin, à part ça, vous la trouvez bien ? LULU Très bien ! Très bien ! Alors, voici ce que nous avons pensé. Avez-vous votre chanson sur vous ? BOUZIN Ah ! Non, je l'ai déposée chez moi. LULU Oh ! C’est dommage ! BOUZIN Mais, ça ne fait rien ! Je demeure rue des Dames... c'est à deux pas, je peux courir... Il se lève. LULU (se levant aussi) Ah ! bien, si ça ne vous dérange pas... Au moins nous pourrons travailler utilement. BOUZIN Mais comment donc, c'est bien le moins ! Et vous savez, tout ce que vous voudrez ! J'ai le travail très facile ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ? BOUZIN Moi ! Mais je vous fais une chanson comme ça, du premier jet. BOIS-D'ENGHIEN (à part) C'est beau de pouvoir faire aussi mauvais que ça, du premier coup ! BOUZIN Qu’est ce que vous dîtes ? BOIS-D'ENGHIEN Rien… BOUZIN (se dirigeant vers la porte de sortie) Je vais et je reviens ! LULU (qui l'a suivi, lui indiquant son parapluie) Votre parapluie ! BOUZIN Ah ! C’est juste ! Merci !

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Il prend son parapluie et sort, accompagné de Lulu. BOIS-D'ENGHIEN Bon, il n'y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s'agit d'aborder la rupture carrément. Comment vais-je m'y prendre ? Lulu revient. LULU (derrière le canapé et embrassant Bois d'Enghien dans le cou) Tu m'aimes ? BOIS-D'ENGHIEN Je t'adore ! LULU Ah ! Chéri !... Que je suis heureuse de te revoir, là ! Je n'en crois pas mes yeux ! Vilain ! Si tu savais le chagrin que tu m'as fait ! J'ai cru que c'était fini, nous deux ! BOIS-D'ENGHIEN Nooon… LULU Enfin, je te re-ai ! Dis-moi que je te re-ai ? BOIS-D'ENGHIEN Tu me re-as ! LULU Et que ça ne finira jamais ? BOIS-D'ENGHIEN Jamais ! LULU Qu'est-ce que tu as ? BOIS-D'ENGHIEN Rien. LULU Si ! Tu as l'air triste ! BOIS-D'ENGHIEN (se levant et prenant son courage à deux mains) Eh bien ! Oui ! Si tu veux le savoir, j'ai que cette situation ne peut pas durer plus longtemps ! LULU Quelle situation ? BOIS-D'ENGHIEN La nôtre. Et puisqu’ il faut en arriver là un jour ou l'autre, j'aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lulu, il faut que nous nous quittions ! LULU (suffoquée) QUOI ! BOIS-D'ENGHIEN Il le faut ! LULU (ayant un éclair) Ah ! Mon Dieu ! Tu te maries ! BOIS-D'ENGHIEN Moi ? Oh ! Là là ! Et puis quoi encore ? LULU Eh bien ! Pourquoi ? Alors, pourquoi ? BOIS-D'ENGHIEN Mais à cause de ma position de fortune actuelle... ne pouvant t'offrir

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l'équivalent de la situation que tu mérites... LULU C'est pour ça ! (éclatant de rire) Ah ! Que t'es bête ! BOIS-D'ENGHIEN Hein ? LULU (le serrant dans ses bras) Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ? BOIS-D'ENGHIEN Oui, mais ma dignité !... LULU Ah ! Laisse-la où elle est, ta dignité ! Qu'il te suffise de savoir que je t'aime (avec un soupir de passion) Oh ! Oui, je t'aime ! BOIS-D'ENGHIEN (à part) Allons, ça va bien ! Ça va très bien ! LULU Vois-tu, rien qu'à cette pensée que tu pourrais te marier ! (retournant à lui et le serrant comme si elle allait le perdre) Ah ! Dis-moi que tu ne te marieras jamais ! Jamais ! Oh ! D’ailleurs si ça t'arrivait, je sais bien ce que je ferais ! BOIS-D'ENGHIEN (inquiet) Quoi ? LULU Ah ! Ça ne serait pas Iong, va ! Une bonne balle dans la tête ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ! A qui ? LULU A moi ! BOIS-D'ENGHIEN (rassuré) Ah ! Bon ! LULU (revenant à lui, avec élan et se jetant dans ses bras) Tu m'aimes ? BOIS-D'ENGHIEN Je t'adore LULU (l’entraînant vers la chambre) Alors viens !

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Dominique entre et va à la porte de la chambre. DOMINIQUE (annonçant) Le général Irrigua, Madame ! LULU (off) Ah ! Faites-le entrer ! Dominique fait entrer le Général. DOMINIQUE Si monsieur veut entrer... LE GENERAL Bien ! Yé entre ! Allez dire à mâdâme la maîtresse, Yé souis là ! DOMINIQUE Bien monsieur … (apercevant Lulu qui sort de la chambre.) Ah ! Voilà madame ! LE GENERAL Ah ! Mâdâme, cette your est la plouss belle dé ma vie ! LULU Ah ! Général Irrigua ! LE GENERAL (s'inclinant) Soi-même ! LULU Ah ! Général ! Je suis ravie de vous voir ! LE GENERAL Ah ! Lé ravi il est pour moi, mâdâme ! Permettez-moi quelques flors môdiques qué yé vous prie, qué... qué yé vous offre ! LULU (prenant le bouquet) Ah ! Général ! Que c'est aimable à vous !... Justement, j'adore les fleurs ! LE GENERAL (galamment) Qué né lé souis je ! Cé lé sont vos souchèttes qué yé mets à vos pieds. LULU Mes souchèttes ?... LE GENERAL Bien... cé lé sont des rosses qué yé mets aux pieds dé la reine des rosses ! LULU Aah ! LE GENERAL (content de lui) C'est oun mott ! LULU Vous êtes galant, général ! LE GENERAL Yé fait cé qé yé peut ! Lulu donne le bouquet à Dominique. LULU Dominique, mettez ces fleurs dans un vase. DOMINIQUE Bien Madame

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Dominique sort. LE GENERAL (à Lulu) Vouss ! C'est vouss ! Qué yé souis là... près de vouss... ounique ! LULU Asseyez-vous donc, je vous en prie ! LE GENERAL Yé né pouis pas ! LULU (étonnée) Vous ne pouvez pas ? LE GENERAL Yé nè pouis pas ! Yé souis trop émoutt ! Ah ! Quand Yé recevous cette lettre de vouss ! Cette lettre ousqué il m'accordait la grâce dé... oune entrefou pour tous les deusses ; ah ! Caramba ! Caramba !... (Ne trouvant pas de mot pour exprimer ce qu'il ressent.) Qué Yé no pouis dire. LULU Eh ! Qu’avez-vous? Vous semblez ému. LE GENERAL Yé le souis ! Porqué Yé vouss z'aime Loulou, et qué Yé vois que Yé souis là... tous les deusses... ounique ! (devenant entreprenant) Loulou ! LULU Prenez garde, général, vous abordez là un terrain dangereux ! LE GENERAL Eh ! Yé n'ai pas peur lé dancher ! Dans mon pays Yé l'étais ministre de la Gouerre ! LULU Vous ? LE GENERAL Soi-même ! LULU Ah ! Général... quel honneur... un ministre de la Guerre ! LE GENERAL (rectifiant) Ess... Ess ! LULU Quoi « Ess » ? LE GENERAL Ess-ministre !... Yé no lé souis plus. LULU Ah ?... Qu'est-ce que vous êtes, alors ? LE GENERAL Yé souis condamné à morta. LULU Vous ? LE GENERAL Eh ! Oui ! Tout ça, porqué yé Io souis venou en France pot achéter por moun gouvernement deusse courrassés, troiss croisseurs et cinq tourpilleurs. LULU (ne saisissant pas le rapport) Eh alors ? LE GENERAL Bien ! Yé les ai perdous au Paccaratt.

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LULU Perdus au baccarat !... Oh ! Et comment avez-vous fait ? LE GENERAL Yé l'ai pas ou de la chance, voilà ! Au Pacaratt c'est toujours le même : quand yé l'ai houit, il a neuf ! Et porqué ça, Yé l'ai perdou beaucoup de l'archent. LULU C'est mal, ça, général. LE GENERAL Basta, rienne pour moi ! Yé l'ai touchours assez peaucoup porqué yé pouisse la mettre à la disposition de usted. LULU A ma disposition ? LE GENERAL Toute ! LULU Mais à quel titre ? LE GENERAL A la titre qué yé pouisse vous aimerr... porqué yé vouss s'aime, Loulou ! Mon cœur elle est trop petite pour contiendre tout ce que yé l'ai dé l'amour !... Par la charme qu'elle est à vouss, vous m'avez priss... vous m'avez... vous m'avez... (Changeant de ton.) Pardon ! Oun moment... oun moment. Il prend son portable et compose un numéro. LE GENERAL (appelant) Antonio ? Cômo se dite « subyugar » en francés ? Bien ! Gracias, Antonio ! (à Lulu, reprenant brusquement sur le ton de la passion) Vous m'avez « souyougué » ; aussi tout ce qu'il est à moi est à vouss. Ma vie, mon archent, yusqu au péso la dernière, yusqu'à la misère que yé l'aimerais encore porqu'elle venirait de vouss ! LULU La misère ? On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est. LE GENERAL Oh ! Perdonné ! Yé le sais ! Yé l'ai pas touyours été riche. Avant que yé le sois entré dans l'armée... comme yénéral ! Yé l'avais pas de l'archent, quand Yé l'étais professor modique et que Yé l'ai dû pour vivre aller dans les familles... où Yé donnais des Iéçouns de francess. LULU (retenant son envie de rire) De français ? Vous le parliez donc ? LE GENERAL Yé vais vous dire ; dans moun pays, Yé le parlais bienn ; ici, Yé no sais porqué, Yé le parlé mal. LULU Ah ! C’est ça ! Asseyez-vous donc ! LE GENERAL Yé ne pouis pas ! Defant vous, Yé no pouis être assisse qu'à chénoux (Il s'agenouille devant elle) Fous l'est la divinité qué l'on s'achénouille là devant... oun sainte qué L'on adore… LULU Ah ! Général !

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LE GENERAL Où il est votre chambre ? LULU Hein ? LE GENERAL Yé diss : où il est votre chambre ? LULU Mais, général, en voilà une question ! LE GENERAL C'est l’amor qu'il parle par ma bouche porqué c'est là qué Yé voudrais vivre ! Porqué la champre de la peauté qué l'on l'aime, il il est comme le... comme le.., (se levant.) Pardon, oun moment, oun moment ! Il prend son portable et compose un numéro. LE GENERAL (appelant) Antonio ? Cômo se dite « tabernâculo » en francés ? Bien ! Gracias, Antonio ! (allant sans mot dire se remettre aux genoux de Lulu, comme il était précédemment, puis une fois installé, éclatant) Il est comme la tabernac, où il est la relichion, la déesse qu'on l'adore. LULU (posant sa main droite, qui a la bague, sur la main du général) Ah ! Général, vous savez tout racheter par une galanterie. LE GENERAL (qui regarde la bague au doigt de Lulu) Touyours ! (se levant) Ça même fait qué Yé pense qué Yé vois qué vous l'avez là à lé doigt oun bâgue. LULU (d'un air détaché) Une bague ! Ah ! Là... Ah ! Oui ! Oh ! LE GENERAL Elle est yolie, vous troufez ? LULU Pfeu ! C’est une babiole ! LE GENERAL Oun bâbiole ?... Qu'est-ce que c'est oun bâbiole ? LULU Oui, enfin une bagatelle ! LE GENERAL Oun bâgatil... ? (changeant de ton) Pardon, oun moment... oun moment ! Il prend son portable et compose un numéro. LE GENERAL (appelant) Antonio ? Qué significa « oun bâgatil » en espagnol ? No comprendes ? Il tend le téléphone à Lulu qui le prend. LULU Non, je dis au général que c'est une bagatelle. Voilà ! Elle redonne le téléphone au Général. LE GENERAL Es poca cosa (à Lulu) Oun bâgatil, si, si !

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LULU J'y tiens surtout à cause du souvenir qui s'y rattache. LE GENERAL (ému) Ah ! C’est bienn, Loulou. LULU Elle me vient de ma mère ! LE GENERAL (ahuri) Qu'ouss' qué tou dis ? LULU (surprise) Général ? LE GENERAL La bâgue là ! Ça l'est moi qué yé l'ai envoyée cet matinn dans oun bouquett. LULU Vous ? LE GENERAL Natourellement. LULU C’est vous ? Vous ? LE GENERAL Bien, Yé diss ! LULU (à part) Oh ! C’est trop fort ! Et Bouzin, alors ?... Il a eu l'audace de... Oh ! C’est trop fort... Ah ! bien, attends, sa chanson ! Non, cet aplomb ! LE GENERAL Qu'oust-ce qué vous l'avez ?

LULU Rien ! Rien ! LE GENERAL (avec une pointe de raillerie) Bien, il ne vient donc pas la bâgue de la mère ? LULU La bague, Ià... Oh ! Pas du tout ! Non ! Je croyais que vous vouliez parler d'une autre... Oh ! Celle-là, non, non, mais je ne savais pas que c'était vous que j'avais à en remercier. LE GENERAL Oh, rienne du toute !... C'est oun bâgatil. Et Yé me permets d'apporter la bracélette qu'elle va avec. Il offre un autre écrin qu'il tire de la poche d'un des pans de sa redingote. LULU (prenant l'écrin) Ah ! Général, vraiment vous me comblez ! Mais qu'est-ce que j'ai pu faire pour mériter ?... LE GENERAL Yé vous s'aime ! Voilà ! LULU Vous m'aimez ? (avec un soupir.) Ah ! Général, pourquoi faut-il que cela soit... ? LE GENERAL Porqué céla est. LULU Non, non, ne dites pas ça !

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LE GENERAL Yé Io disse ! LULU (lui tendant l'écrin qu'il vient de lui donner) Général, remportez ces présents que je n'ai pas le droit d'accepter ! LE GENERAL (repoussant l'écrin) Porqué ? Porqué ? LULU Parce que je ne peux pas vous aimer ! LE GENERAL Vous disse ? LULU J'en aime un autre. Elle met sans affectation l'écrin dans sa poche. LE GENERAL Oun autre ! Vousse !... oun homm ? LULU Naturellement. LE GENERAL Caramba !... Quel il est cet homme... que Yé le visse... qué Yé le sache... Ah ! Oun mé l'avait bienn disse qu'il était oun homme à vouss, oun homme chôli. Mais Yé l'avais cru qué nonn... porqué Yé l'avais récevou votre lettre et il essiste ! Il essiste ! Oh ! Quel il est cet homme ? LULU Voyons, général, je vous en prie... Qu'il vous suffise de savoir que si j'avais eu le coeur libre, je ne vous aurais préféré personne. LE GENERAL Ah ! Loulou, qué vous mé donnez mal au coeur ! LULU Est-ce ma faute ? Voyez-vous, tant que je l'aimerai, je ne pourrai pas en aimer un autre. LE GENERAL (avec résignation) Bien ! Combienne dé temps il faut à vous pour ça ? LULU Combien de temps ? Oh ! Je l'aimerai tant qu'il vivra. LE GENERAL Bien ! Yé sé maintenant qué yé dois faire. LULU Quoi ? LE GENERAL Rienne ! Yé sé. BOIS-D'ENGHIEN (entrouvrant la porte et contrefaisant sa voix) On demande si mademoiselle Lulu peut venir un instant. LULU (qui a reconnu sa voix) Hein ! Ah ! Oui ! Oui, tout de suite. Le Général, qui est allé sans bruit à la porte, attrape Bois d’Enghien par le bras et l’attire dans la pièce.

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LE GENERAL Qu'est-ce qué vous voulez, vous ? BOIS-D'ENGHIEN Bonjour, monsieur. LULU (présentant Bois-d'Enghien) Monsieur de Bois-d'Enghien, général, un camarade. LE GENERAL Ah ? BOIS-D'ENGHIEN Un camarade, c'est le mot, un camarade, pas davantage. On sonne. LE GENERAL Oun câmârâte... pour rienne du toute ? LULU Mais je crois bien. Pour rien du tout. LE GENERAL Bien, alors, si é oun câmârâte... Il serre la main à Bois d’Enghien. Dominique entre. DOMINIQUE Madame ? LULU Quoi ? DOMINIQUE C'est cette dame qui est déjà venue aujourd 'hui pour demander à madame de chanter dans une soirée : je l'ai introduite dans la salle à manger pour la faire attendre. LULU Ah ! Bon ! J’y vais... Vous permettez, général, un instant. LE GENERAL Yé vous prie !... BOIS-D'ENGHIEN Euh ! Lulu ! Il faut que je m’en aille ! LULU Hé bien, attends un peu... c'est l'affaire de cinq minutes, cause avec le général. Elle va dans la salle à manger. LE GENERAL Il est très amboulatoire, mamoisselle Lulu. BOIS-D'ENGHIEN Très « amboulatoire », comme vous dites, général ! LE GENERAL Alors, vous l'êtes chanteur la même aussi ? BOIS-D'ENGHIEN Comment, je suis... LE GENERAL Bien, puisqué vous l'est câmârâde, yé demande si vous l'est chanteur aussi. Vous l'est ténor !

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BOIS-D'ENGHIEN Ténor, c'est ça... vous avez mis le doigt dessus. LE GENERAL Yé l'ai visse ça à la tête. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Vraiment ? Vous êtes physionomiste ! LE GENERAL Disse-moi, moussié Bodégué... BOIS-D'ENGHIEN (rectifiant) Non pardon : « Bois-d'Enghien ! » LE GENERAL Bien ! Yé disse... « Bodégué... » Vous... le connaît bien mamoisselle Loulou ? BOIS-D'ENGHIEN Euh oui ! LE GENERAL Vous pouvé mé dire alors. Elle a oun amant ? BOIS-D'ENGHIEN Hein ? LE GENERAL Yé Io sais... elle me l'a disse. BOIS-D'ENGHIEN Ah ? Alors... LE GENERAL Oun homme très yôli. BOIS-D'ENGHIEN (minaudant) Mon Dieu, vous savez, je suis bien mal placé... LE GENERAL Mais Yé visse pas des hommes yôlis, ici. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! LE GENERAL Bien ! Quel il est cet homme, puisque vous le connaît ? BOIS-D'ENGHIEN Vous voulez absolument que je vous le dise ? LE GENERAL Yé vous prie... BOIS-D'ENGHIEN (minaudant) Eh ! bien, c'est... c’est… LE GENERAL Porqué Yé vé Ié touai ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ! LULU (off) C'est entendu, madame, à ce soir ! LE GENERAL Alors, c’est... ? Lulu entre. BOIS-D'ENGHIEN (apercevant Lulu) Hein ? Euh ! Chut ! Tout à l'heure !

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LE GENERAL Ah ! Bien ! Bien !... LULU Eh bien ! Je chante dans le monde, moi, ce soir ! (à Bois-d'Enghien) Tu ne veux pas venir m'entendre ? J'ai des invitations. BOIS-D'ENGHIEN Non, ce soir, je ne peux pas ! J'ai à faire. LULU Et vous, général ? LE GENERAL Oh ! Si ! Avec plaisir ! LULU A la bonne heure ! Tenez, général, voilà un carton d’invitation Elle lui donne un carton. LE GENERAL Muchas gracias ! Il met le carton dans sa poche. LULU Je reviens ! Elle va dans sa chambre. On sonne. LE GENERAL Bien, comment elle s'appelle ? BOIS-D'ENGHIEN Qui « elle » ? LE GENERAL L'hômme. BOIS-D'ENGHIEN Quel homme ? LE GENERAL L'hômme, il est yôli ? BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Oui... euh ! (regardant le bouquet) Bouzin. il s'appelle Bouzin ! LE GENERAL Boussin ?... Bien ! Boussin, c'est oun hômme qu’il est morte ! Dominique entre. DOMINIQUE (annonçant) Monsieur Bouzin ! LE GENERAL Hein ! BOIS-D'ENGHIEN Lui ! Fichtre ! Dominique sort. Bouzin entre. BOUZIN Je rapporte la chanson... Lulu n'est pas là ? BOIS-D'ENGHIEN Hein ! Non... oui...

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Pendant tout ce qui suit, Bois-d'Enghien effaré, ne sachant que faire et n'osant rien dire, essaye toujours de se mettre entre le général et Bouzin, tandis que Bouzin, au contraire, fait tout ce qu'il peut pour aller au général. LE GENERAL (à Bouzin) Pardon !... Monsieur Boussin, eh ? BOUZIN Oui, monsieur, oui. BOIS-D'ENGHIEN (affolé) Oui, c'est Bouzin, là, c'est Bouzin ! LE GENERAL Enchanté qué Yé vous vois ! BOUZIN Mais, monsieur, croyez que la réciproque... LE GENERAL Donnez-moi votre carte !... BOUZIN Comment donc, mais avec plaisir. Il cherche une carte dans sa poche, tout en écartant Bois-d'Enghien pour se rapprocher du général. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Mon Dieu ! LE GENERAL Voici le mienne ! Il lui tend sa carte, Bouzin lui remet la sienne. BOUZIN (lisant) Général Irrigua... LE GENERAL Soi-même ! BOUZIN Ah ! Général ! LE GENERAL Et maintenant, Yé vous prie... vous l'est libré demain à la matinn ? BOUZIN Demain ?... Oui, pourquoi ? LE GENERAL Porqué Yé veux vous amener à la terrain... porqué Yé veux votre tête ! (le saisissant au collet.) Porqué Yé veux vous tuer ! BOUZIN Ah ! Mon Dieu ! Qu’est-ce qu'il dit ? BOIS-D'ENGHIEN (suppliant) Général... LE GENERAL (secouant Bouzin comme un prunier) Porqué Yé n'aime pas qu'il est oun baquette dans mes roues... et quand il est oun obstacle, Yé saute pas par-dessous !... Yé le supprime. Il le fait pirouetter en le tenant toujours au collet.

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BOUZIN Ah ! Mon Dieu, voulez-vous me lâcher ? Voulez-vous me lâcher ? BOIS-D'ENGHIEN (essayant de les séparer) Général ! Du calme ! LE GENERAL (le repoussant de la main droite tout en secouant Bouzin de la main gauche) Laisse-moi tranquille, Bodégué (à Bouzin, en le secouant.) Et puis, vous l'est pas yôli du tout, vous savez ! Vous l'est pas yôli ! BOUZIN A u secours ! Au secours ! LULU (accourant au bruit) Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ? BOUZIN (que le général a lâché en le repoussant, à l'entrée de Lulu, reprenant son équilibre) Ah ! Madame, c'est monsieur ! LULU Bouzin ici ! Sortez, monsieur, sortez ! BOUZIN Hein ! Mais comment : j'apportais la chanson. LULU Eh bien ! Remportez-la votre chanson ! Elle est stupide votre chanson ! BOIS-D'ENGHIEN Stupide ! LE GENERAL (avec conviction sans même savoir de quoi il s'agit) Il est stoupide, la chanson, il est stoupide ! LULU (indiquant la porte) Sortez, monsieur ! Allez, sortez ! BOUZIN Moi ! BOIS-D'ENGHIEN On vous dit de sortir, sortez ! LE GENERAL Allez, Boussin ! Allez-vous-en ! BOUZIN (sortant affolé) C'est une maison de fous ! LULU On ne se moque pas du monde comme cet homme-là ! LE GÉNÉRAL Merci, Loulou, qué vous l'avez fait pour môi ! LULU Quoi donc ? LE GENERAL Qué vous avez chassé cet hômme LULU Ah ! bien, si ce n'est que ça, je vous assure qu'iI ne viendra plus ! LE GENERAL (lui baisant la main) Merci !

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ACTE II

Madame Battancourt entre, va à Viviane, l'embrasse, puis s'assoit près d'elle. MADAME BATTANCOURT Eh bien ! Ma chérie, nous voilà arrivées au grand jour ! VIVIANE (indifférente) Mon Dieu, oui ! MADAME BATTANCOURT Tu es contente de devenir la femme de monsieur de Bois-d'Enghien ? VIVIANE Moi ?... Oh ! Ça m'est égal ! MADAME BATTANCOURT Comment, ça t'est égal ? VIVIANE En somme, ça n'est jamais que pour en faire mon mari ! MADAME BATTANCOURT Eh bien ! Mais... il me semble que ça suffit ! Ah ! Çà pourquoi crois-tu donc qu'on se marie ? VIVIANE Oh ! Pour faire comme tout le monde ! Parce qu'il arrive un temps où, comme autrefois on a quitté sa bonne pour prendre une gouvernante, on doit quitter sa gouvernante pour prendre un mari. MADAME BATTANCOURT Oh ! VIVIANE C'est une dame de compagnie... homme, voilà ! MADAME BATTANCOURT Mais il y a autre chose !... Et la maternité, qu'est-ce que tu en fais ?... VIVIANE Ah ! Oui, la maternité, ça c'est bien... mais… qu'est-ce que le mari a à faire là-dedans ? MADAME BATTANCOURT Comment, « ce qu'il a à faire » ? VIVIANE Est-ce qu'il n'y a pas un tas de femmes célibataires qui ont des enfants et un tas de femmes mariées qui n'en ont pas !... Par conséquent, si c'était à cause du mari, ça se saurait ? MADAME BATTANCOURT Tu es déconcertante ! Enfin, en quoi ne te plaît-il pas ? Monsieur de Bois-d'Enghien ? C’est un beau nom ! Et il est noble ! VIVIANE Pffeu ! Noblesse d'Empire ! MADAME BATTANCOURT Peut être ! Mais noblesse tout de même. Et il est bien de sa personne !... VIVIANE Oh ! Pour un mari, on est toujours assez bien !... Regarde dans n'importe quel ménage, quand il y a deux hommes, c'est toujours le mari qui est le plus laid... alors !

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MADAME BATTANCOURT Mais, ça n'est pas obligatoire ! Et puisqu'on se marie, autant chercher dans son époux son idéal complet, quand ça ne serait que pour éviter de le compléter ensuite ! VIVIANE Oh ! bien, oui ! Mais comme moi, mon idéal d'homme, c'est justement toujours l'homme que je ne peux pas épouser... MADAME BATTANCOURT Pourquoi ça ? VIVIANE Parce que tu ne le voudrais pas ! Moi, j'aurais désiré un homme très en vue. MADAME BATTANCOURT Eh bien ! Mais je comprends très bien ça... un artiste, par exemple. VIVIANE Non, un mauvais sujet. MADAME BATTANCOURT Qu'est-ce que tu dis ? VIVIANE Un homme comme monsieur Frenelli, tiens MADAME BATTANCOURT Ho ! VIVIANE Je le cite comme j'en citerais tant d'autres. Tu sais, celui que nous avons vu l'été dernier à Trouville ! Ah ! Voilà un mauvais sujet qui m'aurait convenu. MADAME BATTANCOURT Oh ! L’horreur... Avec la réputation qu’il avait ! VIVIANE Une réputation détestable ! Oui, maman... C'est ça qui vous pose un homme... MADAME BATTANCOURT Oh ! VIVIANE Un monsieur dont on pouvait citer toutes les maîtresses MADAME BATTANCOURT (scandalisée) « Les maîtresses » ! Viviane, où as-tu appris à prononcer ces mots-là ? VIVIANE Dans l'histoire de France, maman. (Récitant) Henri IV, Louis XIV, Louis XV et j’en passe. Il parait qu'il y en a même trois qui sont mortes pour lui ! MADAME BATTANCOURT Pour Louis XV ? VIVIANE Mais non !... pour monsieur Frenelli... deux d'un coup de revolver et la troisième d'indigestion. Et puis, toutes les femmes couraient après lui, à Trouville !... MADAME BATTANCOURT Mais toi ! Ça ne me dit pas pourquoi il t'a plu ? VIVIANE C’est quand j'ai vu que toutes les femmes en avaient envie ! C’est comme en tout, ça ! Pourquoi désire-t-on une chose ? C'est parce que les autres la désirent ! Qu'est-ce qui fait la valeur d'un objet ? C'est l'offre et la demande. Eh bien ! Pour

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monsieur Frenelli... MADAME BATTANCOURT Il y avait beaucoup de demandes ? VIVIANE Tu y es ! Alors je me disais : « Voilà comme j'aimerais un mari ! », parce qu'un mari comme ça, c'est flatteur ! Ça devient comme une espèce de légion d'honneur ! Et l'on est doublement fier de l'obtenir : d'abord pour la distinction dont on est l'objet, et puis... parce que ça fait rager les autres !... MADAME BATTANCOURT Mais c'est de la vanité, ça ! Ce n'est pas de l'amour !... VIVIANE Je te demande pardon, c'est ça, l'amour ! C'est quand on peut se dire : «Ah ! Ah ! Cet homme-là, vous auriez bien voulu l'avoir... Eh bien ! C’est moi qui l'ai, et vous ne l'aurez pas ! » Ce n’est pas autre chose, l'amour ! MADAME BATTANCOURT Qu'est-ce que tu veux, tu me déconcertes ! VIVIANE Non, vois-tu, maman, tu es encore trop jeune pour comprendre ça !... MADAME BATTANCOURT Il faut croire ! VIVIANE Eh bien ! Voilà justement ce que je reproche à monsieur de Bois-d'Enghien ; il est très gentil, très bien, mais... il ne fait pas sensation ! Enfin ! Quand on pense... qu'il n'y a pas la plus petite femme qui se soit tuée pour lui. MADAME BATTANCOURT Est-ce que ça l'empêchera de te rendre heureuse ? VIVIANE Oh ! Ça, je n'en doute pas. Et puis, si ça n'était pas le cas, il y a le divorce, n'est-ce pas ? C’est si simple ! Claude, la bonne, entre CLAUDE Monsieur de Bois-d'Enghien, madame. MADAME BATTANCOURT Lui ! Faites-le entrer, ici. Claude fait entrer Bois-d'Enghien qui a un bouquet de fleurs à la main. BOIS-D'ENGHIEN (lui baisant la main) Bonjour, belle-maman ! (allant pour embrasser Viviane) Bonjour ma petite femme ! VIVIANE (le repoussant) Pas encore MADAME BATTANCOURT Oh ! VIVIANE Toujours des fleurs ? BOIS-D'ENGHIEN (lui tendant le bouquet) Pour vous, jamais trop ! Viviane donne le bouquet à Claude qui sort.

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MADAME BATTANCOURT Vous la rendrez heureuse, n'est-ce pas ? BOIS-D'ENGHIEN Qui ça ? MADAME BATTANCOURT Eh bien ! Ma fille, voyons ! Pas le Grand Mogol ! BOIS-D'ENGHIEN C'est juste ! Je fais des réflexions bêtes. VIVIANE De toute façon, il y a le divorce, n'est-ce pas ? BOIS-D'ENGHIEN (interloqué) Ah ! Vous avez déjà envisagé... ? VIVIANE Oh ! Moi, je trouve ça très chic d'être divorcée ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ? VIVIANE J'aimerais encore mieux ça que d'être veuve ! BOIS-D'ENGHIEN Moi aussi ! MADAME BATTANCOURT D'ailleurs, ce sont là des extrémités auxquelles vous n'aurez jamais à recourir, Dieu merci ! Bois d’Enghien est un monsieur sérieux, rangé... VIVIANE (avec un soupir) Oh ! Ça, oui ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ça ... MADAME BATTANCOURT Il a sans doute eu, comme tous les hommes, ses petits péchés de jeunesse... BOIS-D'ENGHIEN Ah ça… jamais !... MADAME BATTANCOURT Comment ! Pas la moindre petite bonne amie ! BOIS-D'ENGHIEN Moi, je n'ai jamais aimé qu'une seule femme... ma mère ! Viviane, qui s'était rapprochée avec une lueur d'espoir, retourne où elle était, avec déception. MADAME BATTANCOURT C’est bien ça. BOIS-D'ENGHIEN Je m'étais toujours dit: «Je veux me réserver tout entier pour celle qui sera mon épouse. » MADAME BATTANCOURT Je te dis ! Tu ne sais pas... tu ne sais pas apprécier l'homme que tu épouses ! BOIS-D'ENGHIEN Moi, en m'épousant, vous pouvez vous dire que c'est moralement comme si vous épousiez... Jeanne d'Arc.

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VIVIANE Jeanne d'Arc ? Pourquoi ? Vous avez sauvé la France ? BOIS-D'ENGHIEN Non ! Je n'ai pas eu I’ occasion ! Mais j'arrive à la fin de ma vie d’homme, avec l'âme aussi pure... que Jeanne d'Arc à la fin de sa vie d'héroïsme, quand elle comparut au tribunal de cet affreux Cauchon ! MADAME BATTANCOURT (sévèrement) Bois d’Enghien ! Ces expressions dans votre bouche ! BOIS-D'ENGHIEN Eh bien ! Comment voulez-vous que je dise ?... Il s'appelle Cauchon, je ne peux pas l'appeler Arthur !... VIVIANE (railleuse) C'est juste ! MADAME BATTANCOURT Bois d’Enghien, vous êtes une perle. . Claude entre. CLAUDE Monsieur Ignace de Fontanet ! BOIS-D'ENGHIEN (à part) Fontanet ! Le bonhomme de ce matin ! MADAME BATTANCOURT Qu'est-ce que vous avez ? Vous le connaissez ? BOIS-D'ENGHIEN Moi ? Pas du tout ! MADAME BATTANCOURT (à Claude) Priez monsieur de Fontanet de venir nous retrouver ici... Claude sort. BOIS-D'ENGHIEN Hein ! Comment, ici ? MADAME BATTANCOURT Pourquoi pas ? Je ne fais pas de cérémonies avec Fon-tanet. BOIS-D'ENGHIEN (à part) Mon Dieu ! Et impossible de le prévenir ! Pourvu qu'il ne mette pas Ies pieds dans le plat ! MADAME BATTANCOURT Qu’est ce que vous dîtes, BOIS-D'ENGHIEN Non… rien. Fontanet entre. FONTANET Bonjour Madame ! BOIS-D'ENGHIEN (qui s'est précipité à sa rencontre de façon à se mettre entre lui et Madame Battancourt) Ah ! La bonne surprise ! Bonjour, ça va bien ?

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Il lui serre la main et le remmène jusqu'à la porte d’entrée. FONTANET Comment, vous ici !... BOIS-D'ENGHIEN Moi-même ! (à voix basse) Pas d'impair, surtout, pas d'impair ! (à voix très haute) Ah ! Ce cher Fontanet ! MADAME BATTANCOURT Vous le connaissez donc ? BOIS-D'ENGHIEN Parbleu, si je le connais ! MADAME BATTANCOURT Mais vous venez de nous dire... BOIS-D'ENGHIEN Parce que je ne savais pas que c'était de lui que vous me parliez ! Mais je ne connais que lui, ce cher Fontanet ! FONTANET Et comment ! Pas plus tard que ce matin, nous avons déjeuné ensembles ! MADAME BATTANCOURT Tiens ! Et où avez-vous déjeuné ? FONTANET Chez la diva ! MADAME BATTANCOURT Chez la diva ? VIVIANE Qu'est-ce que c'est : la diva ? BOIS-D'ENGHIEN (vivement) C'est un restaurant ! Le restaurant « La diva » ! C’est un restaurant italien ! (à Madame Battancourt et à Viviane) Comment, mesdames, vous ne connaissez pas le restaurant « La diva » ? MADAME BATTANCOURT et VIVIANE Non ! BOIS-D'ENGHIEN (riant) Ah ! Dites donc, Fontanet, elles ne connaissent pas le restaurant « La diva » ! FONTANET (riant aussi) Moi non plus. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! (reprenant son rire bruyant) Ni vous non plus ! Ah ! Ah ! Ah ! Il va dans un restaurant, et il ne sait même pas comment il s'appelle !... Ce cher Fontanet qui ne connaît pas le restaurant « La diva » ! (vivement et bas) Taisez-vous donc, voyons !... Taisez-vous donc ! MADAME BATTANCOURT Et il est où ce restaurant « La diva » ? BOIS-D'ENGHIEN (très embarrassé) Eh bien ! Voilà, euh !... C'est un peu loin... MADAME BATTANCOURT Ça ne fait rien. Dites-moi. BOIS-D'ENGHIEN Bon ! Eh bien ! N’est-ce pas, vous êtes sur la place de l'Opéra...

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Vous savez où c'est, la place de l'Opéra ? MADAME BATTANCOURT Mais oui, bien sur ! BOIS-D'ENGHIEN Vous vous mettez comme ça sur le refuge, vous avez l'Opéra devant vous, et l'avenue dans le dos ! D’accord ! (se retournant brusquement sur lui-même) Vous vous retournez vivement ! (sur un ton calme.)... De façon à avoir l'Opéra dans le dos, et l'avenue en face... MADAME BATTANCOURT Mais pardon !... Il aurait été plus simple de commencer par là tout de suite, BOIS-D'ENGHIEN Ça, c'est vrai, mais enfin, ça ne s'est pas trouvé comme ça. MADAME BATTANCOURT Et puis, vous savez, je vous demande ça... au fond, ça m'est égal ! BOIS-D'ENGHIEN (à part, en soufflant) Ouf ! MADAME BATTANCOURT (à Fontanet) Ce qu'il y a de plus clair dans tout ça, c'est que vous vous connaissez, je n'ai donc pas besoin de vous présenter le fiancé de ma fille. FONTANET Qui ça, le fiancé de votre fille ? MADAME BATTANCOURT Mais lui ! Monsieur de Bois-d'Enghien ! FONTANET Hein ! Comment ? C'est lui qui... Comment ? C'est vous qui... A bout de ressources, Bois d’Enghien écrase le pied de Fontanet. BOIS-D'ENGHIEN (à part, en écrasant le pied) L'animal ! Tiens ! FONTANET (hurlant de douleur) Aïe, aïe, aïe ! TOUS Qu'est-ce que vous avez ? BOIS-D'ENGHIEN (faisant plus de bruit que tout le monde) Qu'est-ce que vous avez ? Vous avez quelque chose ? Il a quelque chose !... Qu'est-ce que vous avez ? Dites-le ? FONTANET (qui est allé s'asseoir à cloche-pied sur le canapé) Oh ! Mon pied ! Oh ! Mon pied ! (à Bois d’Enghien) C'est vous ! BOIS-D'ENGHIEN Moi ? Mais Comment ? FONTANET Avec votre talon !...Oh ! Là, là ! Juste sur mon cor. BOIS-D'ENGHIEN Ah bien sur si vous avez des cors… VIVIANE Ça va, monsieur Fontanet ?

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BOIS-D'ENGHIEN Mais oui, mais oui ! Ça ne l'empêchera pas de signer notre contrat quand maître Lantery sera arrivé ! FONTANET (tout en se frottant le pied) Ah ! C’est maître Lantery qui est votre notaire. MADAME BATTANCOURT C’est un très bon notaire. FONTANET Il n'a qu'un défaut, le pauvre homme : ce qu'il sent mauvais ! Vous n'avez pas remarqué ? Ffut ! (il souffle dans le nez de Bois-d'Enghien qui grimace) C’est insoutenable. Claude entre. CLAUDE Madame, une dame est là. Elle dit que madame l'attend ! Voici sa carte. MADAME BATTANCOURT Ah ! Parfaitement ! J’arrive ! Tu viens Viviane ! VIVIANE Oui, maman ! Claude sort, suivit de Madame Battancourt et de Viviane. BOIS-D'ENGHIEN Mais malheureux, vous ne vous aperceviez donc pas des transes par lesquelles vous me faisiez passer tout à l'heure ? FONTANET Eh ! Mon ami, je l'ai compris après : mais est-ce que je pouvais penser que vous étiez le fiancé, vous, l'amant de Lulu ! BOIS-D'ENGHIEN Lulu ? Il y a quinze jours que c'est fini ! FONTANET Comment ! Je vous y ai vu ce matin ! BOIS-D'ENGHIEN Qu'est-ce que ça prouve ça ? Ce matin... c'était... pour prendre congé... FONTANET Ah ? BOIS-D'ENGHIEN Surtout, n'est-ce pas ? Si vous voyez Lulu, pas un mot de mon mariage ! Elle le saura bien assez tôt ! FONTANET Bien sûr. Mais comme je suis très curieux, je vais voir qui vient d’arriver. Fontanet va dans l’entrée. Un temps. Fontanet revient en trombe. FONTANET C’est elle ! BOIS-D'ENGHIEN Qui ça, « elle » ? FONTANET LULU ! C’est Lulu. Elle vient.

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BOIS-D'ENGHIEN Il faut que je me cache, vite ! (il se précipite vers l’autre porte qu'il trouve fermée) Dieu ! C’est fermé ! FONTANET (Ouvrant un placard) Là, vite ! Affolé, ne sachant où donner de la tête, Bois d’Enghien se jette dans le placard alors que Madame Battancourt entre suivit de Lulu et de Viviane. MADAME BATTANCOURT (à Lulu, présentant Fontanet) Monsieur de Fontanet LULU Nous nous connaissons déjà. MADAME BATTANCOURT AH ? Bien ! Voilà, mademoiselle... J'espère que cette pièce vous conviendra. LULU Mais, comment donc, madame ! J'y serai divinement ! MADAME BATTANCOURT Vous trouverez tout ce qu'il vous faut ici ! C'est un petit salon que j'ai fait aménager pour la circonstance. LULU Je suis vraiment désolée de vous avoir donné tant de mal ! MADAME BATTANCOURT Sur cette table, un timbre électrique, si vous avez besoin de quelqu'un, vous n'avez qu'à sonner ! D'ailleurs cette porte... (Elle va à l’autre porte) Tiens ! Qui est-ce qui l'a donc fermée ? (à Viviane) Ma chérie, veux-tu faire le tour ? La clé est de l'autre côté, VIVIANE Oui, maman. Elle sort par l’entrée. MADAME BATTANCOURT Vous trouverez là, derrière ce paravent, le nécessaire pour la toilette (s'approchant du placard comme pour l'ouvrir) Cette horloge est en fait un petit placard emménagé où vous pourrez ranger vos costumes, elle est vide ! LULU Parfait ! MADAME BATTANCOURT Maintenant, si vous voulez bien, mademoiselle, venir jusqu'au salon pour voir si tout est à votre convenance : l'emplacement du piano, de l'estrade... LULU Fontanet voulez bien vous en occuper. Vous avez l’habitude. FONTANET J'y vais. Si madame veut m'indiquer... VIVIANE (entrant) Voilà, c'est ouvert ! MADAME BATTANCOURT Très bien ! (à Fontanet) nous vous accompagnons. Ils sortent par l’entrée. Lulu va au placard pour l’ouvrir.

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LULU (tirant vainement la porte de l’horloge) Mais qu'est-ce qu'elle a, cette horloge... On ne peut pas l'ouvrir ! Elle tire plus fort. La porte cède, Bois-d'Enghien apparaît. LULU (criant) AH ! BOIS D’ENGHIEN ! Qu’est-ce que tu fais là ? BOIS-D'ENGHIEN (sortant de l’horloge) Moi ? Eh bien ! Tu vois, je t’attendais !

LULU Là-dedans ? BOIS-D'ENGHIEN Hein ! Oui, tu sais quelquefois, dans la vie, on a besoin de s'isoler... LULU Mais tu es fou de me faire des frayeurs pareilles ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Je t’ai fait peur ! Ah ! Ah ! Alors j'ai réussi, c'était une plaisanterie ! LULU Tu appelles ça une plaisanterie ! BOIS-D'ENGHIEN Oui, je me suis dit : elle arrive, elle ouvre le placard et elle me trouve dedans... C'est une bonne blague ! C’est Top ! LULU Hé bien non, elle est nulle ta blague ! Mais, au fait, tu connais les Battancourt, toi ? BOIS-D'ENGHIEN Oh oui ! Depuis longtemps ! J'ai vu la mère toute petite ! LULU Hein ? BOIS-D'ENGHIEN (se reprenant) Euh !... On s’est connu tout petit. LULU Ah ? C’est drôle... BOIS-D'ENGHIEN Hein ! N’est-ce pas, c'est drôle, c'est très drôle... Et ce qui est encore plus drôle, c’est que tu vas me faire le plaisir de ne pas chanter dans cette maison ! LULU Et pourquoi ça ? BOIS-D'ENGHIEN Pourquoi ! Elle demande pourquoi ?... Parce que... parce qu'il y a des courants d'air, là !... LULU Où ça ? BOIS-D'ENGHIEN (ne sachant plus ce qu'il dit) Partout !... Mais surtout au-dessus de l'estrade où tu vas chanter ! LULU. - Au-dessus de l'estrade !... il y a des c... (Brusquement.) Je vais en parler à Madame Battancourt ! BOIS-D'ENGHIEN C'est ça et elle saura que c'est moi qui t'en ai parlé...

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LULU Mais non, mais non ! Je ne prononcerai pas ton nom !... MADAME BATTANCOURT (off) Mais où est-il ? LULU Voici Madame Battancourt, je vais en avoir le cœur net. BOIS-D'ENGHIEN (se précipitant) Je file ! Pour qu’elle ne sache pas que c’est moi qui… Il disparaît alors que Madame Bettancourt entre suivi de Fontanet. MADAME BATTANCOURT Où peut être passé mon gendre ?

LULU Ah ! Madame, je ne suis pas fâchée de vous voir. I l paraît qu'il y a des courants d'air dans votre salon au dessus de l’estrade ? MADAME BATTANCOURT Dans mon salon ? LULU Oui, madame ! On me l'a dit... et je vous avouerai que je ne peux pas chanter dans une pièce où il y a des courants d’air. MADAME BATTANCOURT Mais, madame, je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Des courants d’air dans mon salon ! Mais c 'est insensé... voyons... ? Oh ! Dans mon salon ! Madame ! Des courants d’air ! Mais venez voir par vous-même si vous trouvez le moindre courant d'air ! LULU Eh bien ! C’est ça ! Allons voir ! Parce que vous comprenez, moi, chanter dans ces conditions-là... MADAME BATTANCOURT Mais venez, mais je vous en prie ! (en s'en allant.) Dans mon salon, des courants d’air !... Non ! Non !... Elles sortent par la porte d’entrée ; FONTANET Mais il n'y a pas de courant d'air ! Il n'y en a pas ! BOIS-D'ENGHIEN (apparaissant à l’autre porte) Vous êtes seul ? FONTANET Oui. Qu’est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ? BOIS-D'ENGHIEN Ce qu'il y a ? Il y a que j'ai une maison de cinq étages suspendue sur ma tête ! Que Lulu est ici, et que c'est mon contrat de mariage qu'on va signer tout à l'heure. FONTANET Non ? BOIS-D'ENGHIEN Si ! Il faut absolument que vous m'aidiez FONTANET Mais comment !

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BOIS-D'ENGHIEN En trouvant le moyen d'emmener Lulu, de gré ou de force. FONTANET Mais comment ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Je ne sais pas ; mais il faut ! Où est-elle en ce moment ? FONTANET Avec Madame Battancourt, dans le salon, en train de s'expliquer sur une histoire de courant d’air. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Mon Dieu ! Ça va éclater alors, c'est évident. On entend des voix dans l’entrée. FONTANET (à Bois-d'Enghien) Attention ! Les voilà qui reviennent ! Bois-d'Enghien se précipite vers l’autre porte et tombe sur Viviane qui entre. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Tiens ! C’est vous ? VIVIANE Eh bien ! Où étiez-vous ? Voilà une demi-heure que je vous cherche ! BOIS-D'ENGHIEN Mais moi aussi ! Eh bien ! Cherchons ensemble ! VIVIANE Cherchons quoi ? Puisque nous nous sommes trouvés. BOIS-D'ENGHIEN C'est juste ! Madame Battancourt entre suivi de Lulu. Bois-d'Enghien essaye de s’éloigner à pas de loup pour s'esquiver sans être aperçu. MADAME BATTANCOURT (entrant) Vous voyez, mademoiselle, que j'avais raison ! LULU En effet ! MADAME BATTANCOURT (au moment où Bois-d'Enghien va disparaître) Ah ! Bois-d'Enghien, enfin, vous voilà ! BOIS-D'ENGHIEN Mais... je venais… MADAME BATTANCOURT (à Lulu, pour lui présenter Bois-d'Enghien) Mademoiselle... Voulez-vous me permettre de vous présenter... FONTANET (se précipitant entre Lulu et Madame Battancourt et saisissant Lulu par la main, non sans bousculer Madame Battancourt) Non, non ! Ce n’est pas la peine !... Elle connaît, elle connaît ! (à Lulu l'entraînant) Viens ! Viens ! Avec moi. LULU (se débattant) Mais où ? FONTANET Chercher le courant d’air ! Je sais où il est !

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LULU (entraînée de force) Oh ! Mais, voyons ! MADAME BATTANCOURT Mais qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi l'entraîne-t-il comme ça ? BOIS-D'ENGHIEN Pourquoi ? Parce que.., parce que vous alliez faire un impair énorme. . MADAME BATTANCOURT Un impair, moi ! BOIS-D'ENGHIEN Vous alliez me présenter : « Monsieur de Bois d'Enghien, mon gendre, ou le futur, le fiancé... » Quelque chose comme ça ? MADAME BATTANCOURT Mais naturellement ! BOIS-D'ENGHIEN Eh bien ! Voilà justement ce qu'il ne faut pas !... C'est Fontanet qui m'a prévenu... C'est pour ça qu'il l'a entraînée... Il ne faut jamais prononcer le mot de futur, de gendre ou de fiancé devant Mademoiselle Lulu ! MADAME BATTANCOURT Pourquoi ? BOIS-D'ENGHIEN Ah bien ! Voilà... parce qu'il paraît... c'est lui qui m'a prévenu... Il paraît qu'elle a eu autrefois un amour malheureux ! MADAME BATTANCOURT Vraiment ? BOIS-D'ENGHIEN Un beau jeune homme qu'elle adorait et qu'eIle devait épouser ! Malheureusement il était d'une nature faible (avec un soupir) Un beau jour... il a succombé... MADAME BATTANCOURT Ah ! Mon Dieu ! À quoi ? BOIS-D'ENGHIEN A une vieille dame très riche qui l'a emmené en Amérique... MADAME BATTANCOURT Oh ! BOIS-D'ENGHIEN Alors, bien sur, annulé le mariage ! Lulu ne s'en est jamais remis... Aussi, il suffit de prononcer devant elle les mots : gendre, futur ou fiancé, aussitôt : crises de nerfs, évanouissements, syncope ! MADAME BATTANCOURT Oh ! Mais c'est affreux ! Vous avez bien fait de m'avertir ! BOIS-D'ENGHIEN Eh bien ! Voilà, sans moi, hein ? Et Fontanet qui m'a prévenu... MADAME BATTANCOURT Ah ! Je suis bien contente de savoir ça ! Bois-d'Enghien va vers la porte d’entrée et regarde à l’extérieur. Voyant Fontanet et Lulu qui reviennent, Bois-d'Enghien saisit Viviane et Madame Battancourt chacune par une main et les entraîne vers l’autre porte. BOIS-D'ENGHIEN (à part) Ils reviennent ! (à Viviane et Madame Battancourt) Venez venez avec moi !

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MADAME BATTANCOURT Mais pourquoi ? BOIS-D'ENGHIEN (les poussant devant lui) J'ai encore quelque chose à vous dire, à vous montrer ! C'est là-haut. C'est là-haut. Venez... Il les pousse malgré leurs récriminations et disparaît avec elles. Fontanet et Lulu entrent et vont s’asseoir. FONTANET Vous aviez raison. Il n’y a pas de courants d’air ! Claude entre. CLAUDE (annonçant) Le général Irrigua ! Pour Mademoiselle Lulu ! LULU Lui ! Ah ! FONTANET Comment ! On a invité le rastaquouère ? LULU Oui, c'est moi. Le général entre. LE GÉNÉRAL Qué Yé Io suis en retard ! Qué Yé Io suis ounpardonnable, porquë Yé l'ai perdou oun temps qué Yé l'aurais pou passer près de vouss ! LULU Mais non, mais non ! Vous n'êtes pas en retard ! FONTANET Bonjour, général ! LE GÉNÉRAL (le saluant d'un petit coup de tête amical) Bonyour ! (à Lulu, lui présentant le bouquet qui est composé de fleurs des champs) Permettez qué Yé vous offre. LULU (sans le prendre) Oh ! Des fleurs des champs ! Quelle idée originale ! LE GÉNÉRAL Bienn ! Qué Yé l'ai pensé, des fleurs des champs... à l'étoile... des chants ! (satisfait) C'est oun mott ! (puis remettant à Lulu le bouquet qui est attaché par un collier de perles) Mais si la bouquette il est môdique, la ficelle il est bienn ! LULU (prenant le bouquet auquel elle enlève le collier qui le lie) Un collier de perles !... Ah ! Vraiment, général ! LE GÉNÉRAL (grand seigneur) Rienn du toute ! C'est oun bâgatil ! LULU (se faisant attacher le collier autour du cou par Fontanet) Oh ! Je suis contente ! Vous n'avez pas idée comme je suis contente ! FONTANET Ah ! C’est d'un goût ! Il est merveilleux !

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LULU (présentant Fontanet) Général, monsieur Ignace de Fontanet. LE GÉNÉRAL Enchantié ! LULU (présentant le Général) Général Irrigua. LE GÉNÉRAL Soi même FONTANET Enchanté, général ! Et tous mes compliments ! Cette façon tout à fait grand seigneur de faire les choses... LE GÉNÉRAL (qui hume l'air) Oh ! Yé vous en prie ! FONTANET (lui parlant bien dans le nez) C'est beau d'être à la fois millionnaire et galant, quand il y a tant de millionnaires qui ne sont pas galants et de galants qui ne sont pas millionnaires ! Le Général (tirant une petite boite de son gilet et la tendant à Fontanet) Prenez donc oun pastille. FONTANET Qu'est-ce que c'est ? LE GÉNÉRAL Des pastilles quë Yé les prends quand Yé l'ai foumé oun cigare. FONTANET Alors, inutile, général, je ne fume pas ! LE GÉNÉRAL (élevant sa casquette de la main gauche d'un geste qui peut être pris pour un geste de regret, mais qui en réalité n'a d'autre but que d'élever un rempart qui mette son odorat à l'abri) Yé lé regrette ! (Tendant la boîte de la main droite) Prenez tout de même ! Madame Battancourt entre par l’autre porte. MADAME BATTANCOURT Non ! On n'a pas idée. Il nous fait monter trois étages pour nous dire dans le grenier. « Vous n'avez pas remarqué que vous n'avez pas de paratonnerre sur la maison ! » LE GÉNÉRAL (saluant) Madame ! LULU Ah ! Madame, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, le général Irrigua... LE GÉNÉRAL Soi-même. LULU Qui a été heureux de profiter d'une de vos cartes d'invitation. LE GÉNÉRAL (montrant par acquit de conscience sa carte d'invitation) Yé l'ai ! MADAME BATTANCOURT Oh ! C’est inutile... Vous savez, général, c'est une soirée en famille.

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LE GÉNÉRAL (très gracieux, comme s'il disait la chose la plus polie du monde) Il m 'est égal, Yé vienne pour mamoisselle Loulou. MADAME BATTANCOURT (interloquée) Ah ? Alors ! Viviane entre, traînant Bois-d'Enghien. VIVIANE Eh bien ! Venez donc ! Qu'est-ce que vous avez ce soir ? BOIS-D'ENGHIEN Mais rien ! LE GÉNÉRAL (reconnaissant Bois-d'Enghien) Tienne ! Bodégué ! Claude entre. CLAUDE Madame, Maître Lantery viens d’arriver. Je l’ai fait entrer dans le grand salon. MADAME BATTANCOURT Mes amis, si vous voulez venir par là, pour la lecture du contrat. Monsieur Fontanet ? FONTANET Mais, très honoré, madame ! MADAME BATTANCOURT (à Lulu) Vous ne voulez pas y assister, madame ? LULU Mon Dieu, madame, je vais achever mes petits préparatifs ici ! MADAME BATTANCOURT Comme vous voudrez, madame !... Et vous, général ? LE GÉNÉRAL Yé vous rend grâce ! Cé bienn pour vous faire plaisir ! MADAME BATTANCOURT (à part) Merci (haut) Viviane, Bois-d'Enghien, venez !... Elle sort suivie du Général et de Viviane. BOIS-D'ENGHIEN (empressé) Voilà, voilà ! LULU (l’arrêtant) Ah ! Tu ne vas pas y aller, toi ? BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Tu crois que... ? LULU Qu’est-ce que ça te fait, leur contrat ? BOIS-D'ENGHIEN (prenant l'air indifférent) Oh ! LULU Est-ce que ça t'intéresse ? BOIS-D'ENGHIEN (même jeu) Moi ! Oh ! Là, là, là, là ! LE GÉNÉRAL Est-ce qué Yé l'y vais, moi ?

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BOIS-D'ENGHIEN (À part) Il me parait bien difficile de ne pas y aller ! LULU Qu’est ce que tu dis ? BOIS-D'ENGHIEN Non, rien… LULU Si tu y tiens absolument, tu iras un peu à la fin. BOIS-D'ENGHIEN Ah, oui, tiens ! LULU Avec moi ! BOIS-D'ENGHIEN (à part) Ah ! bien, ça serait le bouquet ! LULU Qu’est ce que tu dis ? BOIS-D'ENGHIEN Non, rien… MADAME BATTANCOURT (off) Bois-d'Enghien ! BOIS-D'ENGHIEN (haut et agacé) Voilà ! Voilà ! LULU Mais qu'est-ce qu'elle a après toi ? BOIS-D'ENGHIEN Je ne sais pas ! Je me le demande ! MADAME BATTANCOURT (entrant avec Viviane) Eh bien ! Venez donc Bois-d'Enghien ! Qu'est-ce que vous faites ? On vous attend pour lire le contrat ! LULU (prise de soupçon) Mais... pourquoi monsieur Bois-d'Enghien ? MADAME BATTANCOURT Comment, pourquoi ?... Parce que c'est le fiancé ! LULU Le fiancé, lui... (Poussant un cri strident) Ah ! Elle s'évanouit sur la chaise longue.

BOIS-D'ENGHIEN (à Madame Battancourt) Là ! Voilà ! Ça y est ! Vous avez prononcé le mot de fiancé ! Voilà ! MADAME BATTANCOURT Moi ! VIVIANE Mais oui, toi ! BOIS-D'ENGHIEN Et en plus, on vous prévient ! VIVIANE On t'avait dit de ne pas parler de fiancé ! Madame Battancourt, énervée, souffle en haussant les épaules. Le Général entre suivi

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de Fontanet. LE GÉNÉRAL (apercevant Lulu évanouie) Dios mio ! Que passo ! Quel il a Loulou ! Il est malade ! (allant à elle) Loulou ! Mamoisselle ! Révénez à moi... révénez à moi ! FONTANET (en se penchant sur la figure de Lulu) Il faudrait lui faire respirer de l'air pur... BOIS-D'ENGHIEN Oui, eh bien alors retirez-vous de là ! LE GÉNÉRAL Oui, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Oun clé ! Qu’il il a oun clé ? BOIS-D'ENGHIEN (tirant une clé de sa poche) Une clé, voilà. Pourquoi ? LE GÉNÉRAL Gracias ! Il la met dans le dos de Lulu. BOIS-D'ENGHIEN Mais vous êtes fou ! Elle ne saigne pas du nez ! LE GÉNÉRAL (qui a mis la clef dans le dos) Yé veux voir si ça fait le même !

MADAME BATTANCOURT (s'impatientant, à Bois-d'Enghien) Monsieur va s’occuper de Madamme. Allons-y, nous ! Monsieur Bois d’Enghien, venez ! Madame Battancourt et Viviane sortent. BOIS-D'ENGHIEN Voilà… (Aux autres) je signe et je reviens. Il sort. LE GÉNÉRAL Ah ! Dios mio ! Mamoisselle Loulou ! Revenez à moi !... Revenez à moi, mamoisselle Loulou ! FONTANET (derrière la chaise longue) Vous ne croyez pas que si je lui soufflais sur le front... LE GÉNÉRAL (le repoussant vivement) Non ! FONTANET La pauvre femme ! Ce qui l'a mise dans cet état, c'est le mariage de Bois-d'Enghien... LE GÉNÉRAL (sans cesser de tamponner Lulu, regardant Fontanet) Por qué ! Qu’il loui fait soun mariache ? FONTANET Tiens, vous êtes bon, c'est son amant ! LE GÉNÉRAL (bondissant) Hein ! (sautant à la gorge de Fontanet et le secouant comme un prunier) Qu'ousqué tou dis ? Bodégué... il est soun amant ? FONTANET Mais oui… qu'est-ce que vous avez ?

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LE GÉNÉRAL (qui a reçu l'haleine de Fontanet dans le nez, a un soubresaut, fait pfff... pour chasser l'odeur, puis continuant à le secouer mais en ayant soin de tourner la tête) Il est soun amant, Bodégué ? FONTANET (à moitié étranglé) Mais lâchez-moi ! Voyons ! Qu’est-ce qui vous prend ? BOIS-D'ENGHIEN (entrant) Eh bien ! Ça va-t-il mieux ? Le Général repousse Fontanet qui manque de tomber et saute à la gorge de Bois-d'Enghien. LE GÉNÉRAL C'est vous qui l'est l'amant de mamoisselle Loulou ? BOIS-D'ENGHIEN Quoi ! Qu’est-ce qu'il y a ? LE GÉNÉRAL (le secouant) C'est vous qui l'est l'amant ? FONTANET (à part) Oh ! J’ai fait une gaffe ! Il sort. BOIS-D'ENGHIEN Vous n'avez pas fini ? Voulez-vous me lâcher ! LE GÉNÉRAL Bodégué ! Vous l'est qu'oun rastaquouère ! . BOIS-D'ENGHIEN Moi ? LE GÉNÉRAL Vouss ! Démin à la matinn, yé vous tourai. BOIS-D'ENGHIEN Moi ? LE GÉNÉRAL Oh ! Yo vous prie qué vous né fait pas le squeptique. BOIS-D'ENGHIEN (qui ne comprend pas) Quoi ? LE GÉNÉRAL Yo dis : qué vous ne fait pas le squeptique. BOIS-D'ENGHIEN (comprenant) Ah ? Le sceptique…(haussant les épaules) « Le squeptique ». Qu'est-ce que ça veut dire le squeptique ? Parlez donc français au moins : s, c, é, ça ne fait pas squé, ça fait cé. On dit : « le sceptique », pas « le squeptique. » LE GÉNÉRAL Bueno, il m'est égal, squeptique, sceptique, c'est le même. BOIS-D'ENGHIEN Mais… vous voulez me tuer ? LE GÉNÉRAL Oui ! BOIS-D'ENGHIEN Pourquoi ?

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LE GÉNÉRAL Pour si es qué sé vous l’amant après lo qué vous mé dissé, es la sandale ! BOIS-D'ENGHIEN La sandale ? Qu'est-ce que c'est que la « sandale » ? LE GÉNÉRAL Eh ! La sandale por qué vous vous marier avec oune autre. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! « Le scandale », vous voulez dire ! Vous dites la « sandale », s, c, a, ça fait sca, ça ne fait pas sa ! LE GÉNÉRAL Bodégué ! Est c'qué tou té foutes de moi ? Tout à l'heure yo l'ai dit « squeptique », vous disse « sceptique » ! Bueno. Maintenant yo dis « sandale », vous dis « scandale » (menaçant) Bodégué ! BOIS-D'ENGHIEN Général ? LE GÉNÉRAL Préné garde ! BOIS-D'ENGHIEN Pourquoi ? LE GÉNÉRAL Porqué Yé l'aime et qué Yé soupporte pas il est oun baguette dans mes roues ! BOIS-D'ENGHIEN Mais enfin ! Vous voyez bien que je me marie ! LE GÉNÉRAL (subitement calmé) C'est vrai ? Alors, vous n'aimez plus Loulou ? BOIS-D'ENGHIEN Mais puisque je me marie, voyons ! LE GÉNÉRAL (lui serrant les mains) Ah ! Bodégué ! Vous êtes oun ami ! BOIS-D'ENGHIEN Elle revient à elle. Je ne vous demande qu’une chose. Laissez-moi seul avec elle une dernière fois. Il faut que je lui parle. Après elle sera toute à vous. LE GÉNÉRAL Bien, Yé vous laisse ! (à Lulu, en s'en allant) Réviens à nouss... Loulou ! Réviens à nouss ! Il sort. LULU (revenant à elle) Qu'ai-je eu ? Qu’ai-je eu ? BOIS-D'ENGHIEN (se précipitant à ses genoux) Lulu ! LULU (d'une voix plaintive) Toi ! Toi ! C’est toi... mon chéri ? BOIS-D'ENGHIEN Lulu, pardonne-moi, je suis un grand coupable ! Pardon ! LULU (brusquement, le repoussant) Ah ! Ne me parle pas ! Tu me fais horreur ! Elle se lève et s’éloigne.

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BOIS-D'ENGHIEN (allant à elle en marchant sur les genoux, suppliant) Lulu, ma Lulu ! LULU Ainsi, c'est vrai ce contrat qu'on signait tout à l'heure... c'était le tien ! BOIS-D'ENGHIEN (se levant) Eh bien ! Oui, là ! C’était le mien ! LULU C'était le sien ! Il l'avoue ! Ah, misérable ! Je sais ce qu'il me reste à faire ! BOIS-D'ENGHIEN (inquiet) Quoi ? LULU (ouvrant son sac dans lequel elle fouille) Tu sais ce que je t'ai promis ? C'est toi qui l'auras voulu ! (tirant un revolver de son sac et sanglotant.) Adieu et sois heureux ! BOIS-D'ENGHIEN (se précipitant pour la désarmer) Lulu ! Voyons, tu es folle ! LULU (se débattant) Veux-tu me laisser ! BOIS-D'ENGHIEN (la tenant toujours) Ecoute-moi ! Quand tu m'auras entendu, tu verras... tu te rendras compte... tandis que, si tu te tues, je ne pourrai pas t'expliquer... LULU (se dégageant) Eh bien ! Quoi ? BOIS-D'ENGHIEN Donne-moi ce pistolet ! LULU Non, non ! Parle ! Parle, d'abord ! MADAME BATTANCOURT (off) Bois-d'Enghien ! Bois-d'Enghien ! BOIS-D'ENGHIEN Voilà ! Voilà ! Je reviens… (En sortant) Voilà ! LULU Oh ! J’ai chaud ! (Elle tire sur le guidon du revolver, ce qui fait sortir un éventail avec lequel elle s'évente nerveusement) Ah ! Il n'est pas encore fait, ton mariage, mon bonhomme !... Elle referme l'éventail, remet le revolver dans le sac et se laisse tomber tout de son long, à plat ventre, sur la chaise longue. BOIS-D'ENGHIEN (revenant) Ce qu'ils sont embêtants ! (allant à elle et la suppliant à genoux) Lulu, je t'en prie ! Du courage ! Au nom de notre amour même ! LULU (sanglotant, la figure cachée dans ses bras) Notre amour ! Est-ce qu'il existe encore ? Puisque tu te maries ! BOIS-D'ENGHIEN Eh bien ! Qu’est-ce que ça prouve ? Est-ce que la main droite n'est pas indépendante de la main gauche ?... Je me marie d'un côté et je t 'aime de l'autre ! LULU (se redressant, d'une petite voix flûtée) Oui ? BOIS-D'ENGHIEN Parbleu !

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LULU Tu m'aimes ?... BOIS-D'ENGHIEN Je t'adore ! LULU Mon chéri ! (elle se redresse, toujours à genoux, et sa main droite, en venant s'appuyer sur le guéridon, se pose sur le bouquet) Alors, nous pourrons nous aimer encore comme autrefois ?... Regarde ces fleurs des champs ! Elles ne te rappellent pas le temps où nous allions, comme deux étudiants, nous ébattre dans les blés ! Nous nous roulions dans l'herbe, et moi, je prenais un bel épi... comme ça... (Elle tire un épi de seigle du bouquet) et je te le mettais dans le cou !... Profitant de ce que Bois-d'Enghien l'écoute, la tête un peu baissée, elle lui plonge l'épi dans le cou tout en souriant. BOIS-D'ENGHIEN (se débattant) Oh ! Voyons, qu'est-ce que tu fais ? LULU (enfonçant toujours) Et alors, il descendait... Il descendait... BOIS-D'ENGHIEN (qui s'est levé, essayant de rattraper l'épi dans son cou) Oh ! Mais c'est stupide ! Je ne peux pas le rattraper ! LULU (hypocritement) Vrai ? Il te gêne ? BOIS-D'ENGHIEN Bien sur ! LULU Eh bien... enlève-le ! BOIS-D'ENGHIEN (faisant des efforts désespérés pour retirer l'épi) Comment, « enlève-le » ! Il est sous mon gilet de peau ! LULU Déshabille-toi ! BOIS-D'ENGHIEN Tu es folle ! Ici ? Quand ma soirée de contrat a lieu à côté ! LULU (se levant) Qu'est-ce que tu as à craindre ?... Nous fermons tout... (Elle ferme les portes) Si on vient, on trouvera ça tout naturel, puisqu'on sait que j'ai à m'habiller. On croira que tu es parti !... BOIS-D'ENGHIEN Mais non, mais non !... LULU Ah ! Tu vois bien que tu ne m'aimes plus ! Sans ça, tu ne regarderais pas à te déshabiller devant moi. BOIS-D'ENGHIEN (toujours occupé à son épi qui le gêne) Oh ! Mais c'est affreux, ce que ça pique !... LULU Mais ne sois donc pas bête ! Va derrière ce paravent, et cherche-le, ton épi ! BOIS-D'ENGHIEN Ah, ma foi, tant pis ! Je n'y tiens plus !... C'est bien fermé, au moins ?

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LULU Mais oui, mais oui... (Bois-d'Enghien pénètre derrière le paravent et se déshabille. Lulu va doucement tourner la clé des deux portes) Et moi-même je vais commencer à m'habiller pour chanter ! BOIS-D'ENGHIEN (derrière le paravent) C'est égal ! C’est raide, ce que tu me fais faire ! LULU (se mettant entenue légère) Pourquoi ? Tu as un épi qui te gêne, c'est tout naturel que tu le cherches. BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Je le tiens, le coquin ! LULU (de la chaise longue, avec une passion simulée) Tu l'as ! Donne-le-moi ? BOIS-D'ENGHIEN Pourquoi ? LULU Pour le garder, il a été sur ton cœur ! BOIS-D'ENGHIEN, Mais non ! Je l'avais dans le dos. LULU Donne-le tout de même ! BOIS-D'ENGHIEN (le lui apportant) Le voilà ! Il veut retourner au paravent, mais Lulu a mis le grappin sur sa main et d'un mouvement brusque l'attire à elle. LULU Oh ! Que tu es beau comme ça ! BOIS-D'ENGHIEN Si on entrait... c'est bien fermé ? LULU Mais oui, mais oui... (L’attirant contre elle.) Ah ! Te sentir là près de moi… tout à moi... en gilet de peau... presque nu ! BOIS-D'ENGHIEN Allons, voyons ! LULU Et quand je pense.. Quand je pense que tout cela va m'être enlevé. Oh ! Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas ! (Elle l'a saisi n'importe comment par le cou, ce qui le fait glisser à terre, à genoux, tandis qu'elle se laisse tomber assise sur la chaise longue, paralysant ses mouvements en le tenant toujours par le cou.) Mon Bois d’Enghien, je t'aime, je t'aime, je t'aime. BOIS-D'ENGHIEN (affolé) Mais tais-toi donc ! Tu vas faire venir ! LULU (criant) Ça m'est égal ! Qu’on vienne l... On verra que je t'aime. Ce faisant, elle sonne sur le timbre électrique qui retentit tant et plus.

BOIS-D'ENGHIEN (à genoux et toujours tenu par le cou) Allons, bon ! Le téléphone, à présent !

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LULU Mon Bois d’Enghien, je t'aime, je t'aime, je t'aime. BOIS-D'ENGHIEN Mais tais-toi donc ! MADAME BATTANCOURT (off) Qu'est-ce qu'il y a ? Ouvrez ! BOIS-D'ENGHIEN On n'entre pas ! LULU Mon Bois d’Enghien, je t'aime, je t'aime, je t'aime. BOIS-D'ENGHIEN Mais tais-toi donc ! La porte du fond cède et tous les personnages de la soirée paraissent à l'embrasure. MADAME BATTANCOURT (cachant la tête de sa fille contre sa poitrine) Mon Dieu, quelle horreur ! LULU (lachant la tête de Bois-d'Enghien et comme sortant d'un rêve) Ah ! Jamais ! Jamais je n'ai été aimée comme ça ! MADAME BATTANCOURT Quel scandale ! Une pareille chose chez moi ! Sortez, monsieur ! Tout est rompu ! BOIS-D'ENGHIEN Mais, madame ! MADAME BATTANCOURT Taisez-vous, immonde personnage ! Qui épousera ma fille après ce scandale ? VIVIANE (vivement) Mais lui, maman ! Je l'aime et je veux l'épouser ! MADAME BATTANCOURT Quoi ? Après ce qui c’est passé ! VIVIANE Qu'importe ce qui s'est passé. Je n'ai vu qu'une chose c'est qu’il est bien tel que j'ai rêvé mon mari ! BOIS-D'ENGHIEN (surpris) Ah ? VIVIANE Oui. Dites ? Vous avez eu beaucoup de femmes qui vous ont aimé ? BOIS-D'ENGHIEN (voulant protester) Mais... VIVIANE Oh ! Dites-moi que si... je ne vous en aimerai que mieux. BOIS-D'ENGHIEN Ah ?... Oh, alors... des masses ! VIVIANE (avec joie) Ouiii… ! Et il y en a peut-être qui ont voulu se tuer pour vous. BOIS-D'ENGHIEN (avec aplomb) Quinze !... Tenez, pas plus tard que tout à l'heure…voilà un pistolet que j'ai arraché à l'une d'elles.

Un fil à la patte

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VIVIANE (avec transport) Un pistolet ?... Et je n'aimerais pas un homme tant aimé BOIS-D'ENGHIEN (voyant l’opportunité) Oh, alors ! Madame, j'ai l'honneur de vous redemander la main de votre fille. MADAME BATTANCOURT Vraiment, monsieur ! Après ce qui s'est passé ! BOIS-D'ENGHIEN (avec aplomb) Eh bien, justement, ce que vous avez pris pour tout autre chose, c'était une scène de rupture. MADAME BATTANCOURT (railleuse) Allons donc ! Dans cette tenue ? BOIS-D'ENGHIEN Parfaitement : j'étais en train de dire à mademoiselle Gautier : « Je veux qu'il ne me reste rien qui puisse vous rappeler à moi, rien !... pas même ces vêtements que vous avez touchés ! » MADAME BATTANCOURT Hein ? BOIS-D'ENGHIEN Et joignant l'acte à la parole, je les enlevais à mesure... Deux minutes plus tard et je retirais mon gilet de peau. MADAME BATTANCOURT (choquée) Oh ! VIVIANE Tu vois, maman, que tu peux bien me le donner pour mon mari ! MADAME BATTANCOURT (avec résignation) Qu'est-ce que tu veux, mon enfant ! Si tu crois que ton bonheur est là ! VIVIANE Ah ! Merci ! Maman ! BOIS-D'ENGHIEN Ah ! Merci ! Madame! MADAME BATTANCOURT Bon ! Allons signer ce contrat avant que Maître Lantéry est vidé toute la bouteille de Vermouth ! Madame Battancourt, Viviane et Bois d’Enghien enlacés et Fontanet sortent. LULU Bon ! J’aurais tout essayé, mais j’ai perdu la partie. Me voilà seule, abandonnée. Le Général entre. LE GENERAL Qué no, mi amor ! Yé tout entendou ! Yé souis touyours là, à té yénou ! Yé veux mé noyé dans le bleu de tus ojos ! LULU Oh, Général, je suis si malheureuse ! (commençant à chanter en lui tendant les bras) BESAME, BESAME MUCHO !

FIN