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CAS CLINIQUE DOSSIER 21 AMC pratique n° 172 novembre 2008 Une «intoxication» à l’acide glycyrrhizinique D. Herpin CHU de Poitiers [email protected] Observation Madame R., âgée de 56 ans, est suivie pour une hypertension artérielle depuis six mois. Elle a d’abord reçu une association faiblement dosée bêtabloquant + thiazidique, le choix d’un bêtabloquant étant justifié par une fré- quence cardiaque un peu élevée à l’état basal. A cette occasion, une hypokaliémie à 3,2 mmol avait été notée, mais n’avait pas fait l’objet d’investigations plus poussées et le traitement précédent avait été remplacé par une associa- tion Trandolapril (2mg/j) + Vérapamil (180 mg/j). Peu de temps après, le traitement a du être renforcé par l’adjonction d’un diurétique (indapamide LP 1,5 mg/j) en raison de la per- sistance de chiffres tensionnels au-dessus de 160/100 mmHg. Elle reçoit donc actuellement une tri-thérapie par IEC + Inhibiteur calcique + diurétique, mais sa pression artérielle reste toujours élevée à 182/104 mmHg (moyenne de trois mesures après dix minutes de repos en position cou- chée). Le reste de l’examen clinique est normal. L’ECG est en rythme sinusal à 60/min avec des ondes T faiblement voltées. Il n’y a pas d’argument à l’interrogatoire en faveur d’une mauvaise observance thérapeu- tique. La mesure ambulatoire de pression artérielle (MAPA) montre une charge tensionnelle des 24 h élevée, à 138/92 mmHg (normale < 130/80 mm Hg), avec un rythme nycthéméral conservé. Une hospitalisation de jour est programmée pour dosage de la rénine et de l’aldostérone plasmatiques, après sevrage en diurétique et IEC, qui sont remplacés provisoirement par un antihypertenseur central et un alphabloquant, tandis que le Vérapamil est augmenté à 240 mg/j. Le bilan hospitalier fournit les résultats suivants 1/ Facteurs de risque associés : surpoids modéré (70kg pour 1m65); pas de diabète (glycémie à jeun = 0,87g/l); cholestérol total un peu élevé à 2,69g/l, avec un HDL-cholestérol à 0,53g/l, des triglycérides à 0,80 g/l, (soit un LDL calculé à 2g/l); pas de notion de tabagisme, pas d’hyper- tension artérielle familiale; ménopause depuis 2001 sans traitement hormonal substitutif. 2/ Retentissement viscéral : – au niveau cardiaque : pas d’HAG ni d’HVG électriques, pas d’anomalie notable sur l’écho- cardiogramme ; – au niveau rénal : créatinine plasmatique = 103 μmol/l, soit une clearance à 60 ml/min, protéinurie non significative à 0,02 g/24 h, micro-albuminurie également non significative à 2mg/l; – au niveau vasculaire périphérique : pouls tous perçus, pas de souffle sur les trajets vas- culaires. – le fond d’œil (dont la demande est justifiée en raison des chiffres de PA > 180/110) se révèle normal. 3/ Bilan étiologique : – hypokaliémie persistante à 3,2 mmol/l avec une kaliurèse conservée à 33 mmol/24 h ; – pas d’hématurie ; – écho-doppler rénal normal ; – méthoxyamines urinaires normales (métané- phrine = 34 nmol/mmol de créatinine [normale < 200] et normétanéphrine = 91 nmol/mmol de créatinine [normale < 250]) ; © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

Une « intoxication » à l’acide glycyrrhizinique

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CAS CLINIQUE

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21AMC pratique � n° 172 � novembre 2008

Une «intoxication» à l’acide glycyrrhizinique

D. HerpinCHU de [email protected]

Observation

Madame R., âgée de 56 ans, est suivie pourune hypertension artérielle depuis six mois.Elle a d’abord reçu une association faiblementdosée bêtabloquant + thiazidique, le choixd’un bêtabloquant étant justifié par une fré-quence cardiaque un peu élevée à l’état basal.A cette occasion, une hypokaliémie à 3,2 mmolavait été notée, mais n’avait pas fait l’objetd’investigations plus poussées et le traitementprécédent avait été remplacé par une associa-tion Trandolapril (2 mg/j) + Vérapamil(180mg/j).Peu de temps après, le traitement a du êtrerenforcé par l’adjonction d’un diurétique(indapamide LP 1,5mg/j) en raison de la per-sistance de chiffres tensionnels au-dessus de160/100 mmHg.Elle reçoit donc actuellement une tri-thérapiepar IEC + Inhibiteur calcique + diurétique, maissa pression artérielle reste toujours élevée à182/104 mmHg (moyenne de trois mesuresaprès dix minutes de repos en position cou-chée).Le reste de l’examen clinique est normal.L’ECG est en rythme sinusal à 60/min avec desondes T faiblement voltées.Il n’y a pas d’argument à l’interrogatoire enfaveur d’une mauvaise observance thérapeu-tique.La mesure ambulatoire de pression artérielle(MAPA) montre une charge tensionnelle des24 h élevée, à 138/92 mmHg (normale< 130/80mm Hg), avec un rythme nycthéméralconservé.Une hospitalisation de jour est programméepour dosage de la rénine et de l’aldostéroneplasmatiques, après sevrage en diurétique etIEC, qui sont remplacés provisoirement par unantihypertenseur central et un alphabloquant,

tandis que le Vérapamil est augmenté à240mg/j.

Le bilan hospitalier fournit les résultats suivants

1/ Facteurs de risque associés : surpoids modéré(70kg pour 1m65); pas de diabète (glycémie àjeun = 0,87g/l); cholestérol total un peu élevé à2,69g/l, avec un HDL-cholestérol à 0,53g/l, destriglycérides à 0,80g/l, (soit un LDL calculé à2g/l); pas de notion de tabagisme, pas d’hyper-tension artérielle familiale; ménopause depuis2001 sans traitement hormonal substitutif.

2/ Retentissement viscéral :– au niveau cardiaque : pas d’HAG ni d’HVGélectriques, pas d’anomalie notable sur l’écho-cardiogramme;– au niveau rénal : créatinine plasmatique= 103μmol/l, soit une clearance à 60ml/min,protéinurie non significative à 0,02 g/24 h,micro-albuminurie également non significativeà 2mg/l;– au niveau vasculaire périphérique : poulstous perçus, pas de souffle sur les trajets vas-culaires.– le fond d’œil (dont la demande est justifiéeen raison des chiffres de PA > 180/110) serévèle normal.

3/ Bilan étiologique :– hypokaliémie persistante à 3,2 mmol/l avecune kaliurèse conservée à 33 mmol/24 h;– pas d’hématurie;– écho-doppler rénal normal;– méthoxyamines urinaires normales (métané-phrine = 34 nmol/mmol de créatinine [normale< 200] et normétanéphrine = 91 nmol/mmol decréatinine [normale < 250]);

© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

CAS CLINIQUE Une «intoxication» à l’acide glycyrrhizinique

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– rénine active basse à 3,5 ng/l en position cou-chée (valeurs normales = 3 à 16 ng/l), passantà 9,5 ng/l en position debout (valeurs normales= 7 à 33 ng/l); aldostérone plasmatique effon-drée < à 10 ng/l en position couchée (valeursnormales = 10 à 105 ng/l) passant à 27 ng/l enposition debout (valeurs normales = 34 à 273ng/l). Ces dosages ont été réalisés en régimefaiblement sodé (natriurèse des 24 h = 37mmol), alors que les fourchettes de normalitésont données pour un apport quotidien de 100mmol de sodium.

Questions

Est-ce véritablement une HTA résistante?Le bilan étiologique était-il vraimentjustifié?

A priori, il s’agit bien d’une HTA résistante :– la PA est > 140/90mm Hg (plusieurs mesurescliniques concordantes);– en dépit d’une trithérapie cohérente, à dosescorrectes et comportant un diurétique de typethiazidique;– sans arguments évidents pour une mauvaise

observance;– sans notion d’interférences antagonistes :• pas d’anti-inflammatoires non stéroïdiens,• consommation sodée apparemment raison-

nable,• pas de contexte dépressif évident ;– la MAPA confirme le mauvais contrôle ten-sionnel en montrant une charge tensionnellemoyenne des 24 h supérieure à 130/80mm Hg;– il était donc parfaitement justifié de pro-grammer un bilan étiologique, d’autant plusqu’une kaliémie < à 3,6 mmol/l a été notée àdeux reprises.

Comment interprétez-vous les résultatsdes dosages de rénine et aldostérone?

Devant cette formule associant une réninebasse et une aldostérone effondrée, plusieurséventualités peuvent être évoquées :• un syndrome de Cushing, mais la patiente ne

présente aucun stigmate clinique de cetteaffection et l’HTA, résistante ou non, estexceptionnellement la circonstance de décou-verte d’une hypersécrétion de glucocorti-

coïdes. Cette hypothèse pourra être écartéepar un dosage du cortisol libre urinaire ;

• un syndrome de Liddle ou un syndromed’Ulick (excès apparent en minéralocorti-coïdes), mais ces formes monogéniques del’HTA sont rarissimes, et donnent lieu à uneHTA le plus souvent sévère dès le plus jeuneâge ;

• une intoxication à l’acide glycyrrhizinique :cette éventualité, loin d’être exceptionnelle,n’avait pas été explorée lors de l’interroga-toire initial.

Effectivement la patiente signale alors qu’elleprend de l’Antésite depuis 4-5 mois environ.La quantité précise est difficile à évaluer :«quelques gouttes» plusieurs fois par jour, dit-elle. Elle en est en tout cas très friande, et,pour ne pas en manquer, elle a veillé à pouvoirdisposer d’un flacon sur chacun de ses lieux deséjour (domicile, bureau, maison de cam-pagne).On lui demande d’interrompre cette «intoxi-cation» et on lui propose un traitement anti-hypertenseur allégé, associant Nébivolol etAmlodipine.Elle consulte de nouveau quelques jour plustard pour asthénie : sa pression artérielle est à114/68 mmHg, si bien qu’on décide d’arrêterl’Amlodipine.Un mois plus tard, sa pression artérielle est à134/88mm Hg, et la kaliémie est à 3,8 mmol/l.Les dosages hormonaux montrent une rénineactive à 4,9 ng/l couchée et 23 ng/l debout,avec une aldostérone plasmatique respective-ment à 25 et 92 ng/l, pour une natriurèse suréchantillon à 51 mmol/l.On arrête tout traitement : l’enregistrementtensionnel ambulatoire effectué quelquesjours plus tard montre une charge tensionnelledes 24 h à 129/87 avec une charge diurne à137/94 et une charge nocturne à117/76mm Hg.

Il s’agit donc d’une HTA légère, prédominantsur la diastolique, que la prise d’Antésite anon seulement aggravée mais surtout a ren-due réfractaire à un traitement pourtant bienconduit. La présence d’une hypokaliémieaurait du faire évoquer cette intoxication dèsla première consultation.

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Commentaires

L’intoxication par l’acide glycyrrhiziniqueentraîne une HTA, en général peu élevée, par-fois paroxystique, volontiers associée à desœdèmes dus à la rétention hydro-sodée et àune hypokaliémie avec alcalose métabolique.Les agents responsables sont l’acide glycyrrhi-zinique (ou glycyrrhizine) et son dérivéhydroxylé l’acide glycyrrhétinique. Ce dernier aune affinité pour les récepteurs minéralo-cor-ticoïdes, mais celle-ci est 10000 fois moins forteque celle de l’aldostérone, et ce n’est donc paspar ce biais que s’exerce l’intoxication.Un autre mécanisme a été démontré : lesacides glycyrrhizinique et glycyrrhétiniqueentraînent une freination globale du systèmerénine – angiotensine - aldostérone par unmécanisme d’inhibition enzymatique de la 11-bêta-hydroxystéroïde-déshydrogénase hépa-tique et rénale [1, 2, 3].Cette enzyme agit avec la 11-oxo-réductasepour catalyser la transformation des 11-cortico-stéroïdes (cortisol et corticostérone) en 11 oxo-stéroïdes (cortisone et 11-déhydrocorticosté-rone). L’inhibition élective de cette enzyme setraduit donc par une accumulation de cortisoldans le rein qui a une action stimulante sur lesrécepteurs de type 1 de l’aldostérone [4].On obtient ainsi une symptomatologie com-parable à celle observée dans l’exceptionnelsyndrome d’Ulick ou syndrome d’excès appa-rent en minéralo-corticoïdes (AME), qui se voitchez l’enfant porteur d’un déficit congénitalen 11-bêta-déshydrogénase.L’évolution est généralement favorable en 1mois après l’arrêt de l’intoxication, mais danscertain cas, la suppression de l’activité réninealdostérone peut persister plusieurs mois aprèsl’arrêt [2].On considère classiquement qu’il faut uneingestion chronique d’au moins 2 à 7g d’acideglycyrrhizinique par jour pendant plusieursmois pour observer une véritable intoxication[5], mais des effets toxiques ont été rapportésà partir de 350mg de glycyrrhizine par jour [6].Aux Pays-Bas, le bureau d’information sur lanutrition recommandait en 1988 de ne pasdépasser la dose de 150mg par jour.Une équipe de toxicologues [7] a conduit en2000 une étude expérimentale pour détermi-

ner le seuil de sécurité de la consommationd’acide glycyrrhizinique : l’absence d’effet estnotée à partir de 2mg/kg/jour et les auteursconsidèrent donc que le 10e de cette dose cor-respond à la quantité qui peut être consom-mée sans aucun danger, soit 0,2mg/kg/j, (c’està dire pour une personne de 60 kg, 12 mgd’acide glycyrrhizinique par jour ou 6 g deréglisse, sachant que la contenance de réglisseen acide glycyrrhizinique est de 0,2%).L’Antésite est délivrée par flacon de 13cl cor-respondant à un contenu total de 3g de gly-cyrrhizine, permettant théoriquement d’aro-matiser 75 à 85 litres d’eau.La consommation moyenne de notre patienten’était sans doute pas très importante (de unà cinq ml/jour, soit au maximum 1,6mg/kg/j),mais l’imputabilité de l’Antésite dans son HTAparaît probable sur la chronologie particuliè-rement démonstrative des données cliniques,biologiques et hormonales. La preuve formelleserait apportée par un test de réintroduction,bien difficile à proposer.

Conflit d’intérêt : aucun.

Références

1. Epstein MT, Espiner EA, Donald RA, Hughes H. Effect of eatingliquorice on the renin-angiotensin aldosterone axis in normalsubjects. Br Med J 1977; 1 : 488-490.

2. Farese RV, Biglieri EG, Shackleton CHL, Irony I, Gomez-FontesR. Licorice-induced hypermineralocorticoidism. N Engl J Med1991; 325,17 : 1223-1227.

3. Monder C, Stewart PM, Lakshmi V, Valentino R, Burt D, EdwardsCRW. Licorice inhibits corticosteroid 11b-Dehydrogenase of ratkidney and liver : in vitro and in vivo studies. Endocrinology1989; 125 : 1046-1053.

4. Stewart PM, Wallace AM, Valentino R, Burt D, Shackleton CHL,Edwards CRW. Mineralocorticoid activity of licorice : 11-beta-hydroxysteroid dehydrogenase deficiency comes on age. Lancet1987; October : 821-824.

5. Jenny M, Muller AF, Fabre J. Hypokaliémie et alcalose par inges-tion abusive d’extrait de réglisse et d’eau bicarbonatée.Schweiz Med Wochenschr 1961; 91 : 869-875.

6. Jouglard J. Intoxications d’origine végétale. Encycl Med-Chir,Paris, Intoxications, 2-1977; 16065 A-10 et A-20.

7. Van Gelderen CEM, Bijlsma JA, Van Dokkum W, Savelkoul TJF.Glycyrrhizic acid : the assessment of a no effect level.Human & Experimental toxicology 2000; 19 : 434-9.