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Cas cliniques commentés Une pneumonie récidivante : cas clinique Case report: a recurrent pneumonia M.-L. Joly-Guillou Laboratoire de bactériologie, CHU dAngers, 4, rue Larrey, 49033 Angers cedex 09, France 1. Histoire de la maladie : premier épisode Un patient de 62 ans présentant des troubles neurologiques est hospitalisé pour un syndrome infectieux et détresse respira- toire, avec à la radiographie pulmonaire des opacités basales droites. Il est intubéventilé. Les prélèvements de bactériologie (aspiration bronchique post-intubation immédiate) confirment le diagnostic de pneumonie de déglutition avec présence dune flore polymorphe y compris anaérobie. Il est également noté la présence dEnterobacter cloacae de phénotype sauvage, pro- ducteur dune céphalosporinase chromosomique inductible à bas niveau (Fig. 1). Le malade est mis dès le prélèvement effectué sous amoxi- cillineacide clavulanique. Ce traitement est maintenu cinq jours. Après une amélioration initiale, le patient se dégrade au septième jour avec des sécrétions purulentes, de la fièvre, lap- parition de nouvelles images radiologiques et la nécessité de maintenir une ventilation mécanique. Un lavage bronchioloal- véolaire (LBA) sous fibroscopie est alors réalisé et montre la présence de 10 6 CFU/ml dE. cloacae. Lantibiogramme mon- tre quil sagit toujours dun E. cloacae producteur de cépha- losporinases inductibles et sensible aux céphalosporines de troisième génération (Fig. 1) et antibiogramme n o 1(Tableau 1). Le patient est mis sous céfotaxime en monothérapie à partir des résultats de lantibiogramme. 2. Commentaires et critiques des choix dantibiothérapies 2.1. Lantibiothérapie empirique initiale, amoxicillineacide clavulanique Cette antibiothérapie est le traitement de choix des pneumo- nies de déglutition et suit les recommandations publiées par les sociétés savantes (Lille, 1991). Les pneumonies dinhalation impliquent habituellement la flore ORL constituée de strepto- coques et danaérobies. LE. cloacae retrouvé dans laspiration trachéale est une entérobactérie du groupe III résistante à lan- tibiothérapie instituée. 2.2. Fallait-il tenir compte de cet enterobacter dans le choix initial ? La réponse nest pas univoque. En premier lieu, le prélève- ment est une simple aspiration trachéale, et lenterobacter nest peut-être pas impliqué dans latteinte initiale du poumon pro- fond. Lenterobacter a été considéré ici comme une colonisa- tion. De plus, il ny a pas eu de culture quantitative. Enfin, lidentification avec antibiogramme nest connue, au mieux, quaprès la quarante-huitième heure dévolution. Le patient au- rait pu saméliorer rapidement et être extubé. Lutilisation demblée dune antibiothérapie à plus large spectre aurait fait courir le risque dune augmentation des flores dites « résistan- tes » et aurait créé un déséquilibre de lécologie microbienne du patient. 2.3. Que sest-il passé ? E. cloacae produit une céphalosporinase chromosomique in- ductible à bas niveau caractérisée par les images dantagonisme entre céfotaxime et imipénème comme le montre la Fig. 1 avec un écrasement du diamètre dinhibition du céfotaxime. Le cé- fotaxime est instable à leffet des céphalosporinases induites par limipénème qui lui, est un excellent inducteur de cépha- losporinases. Lacide clavulanique, inhibiteur de pénicillinase, est également un inducteur de céphalosporinases. Enterobacter va donc produire en présence dacide clavulanique, une quan- tité importante de céphalosporinases. Cette production revien- dra à son niveau de base au retrait de lamoxicillineacide cla- vulanique. http://france.elsevier.com/direct/REAURG/ Réanimation 15 (2006) 234236 Adresse e-mail : [email protected] (M.-L. Joly-Guillou). 1624-0693/$ - see front matter © 2006 Publié par Elsevier SAS pour la Société de Réanimation de Langue Française. doi:10.1016/j.reaurg.2006.03.008

Une pneumonie récidivante : cas clinique

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Page 1: Une pneumonie récidivante : cas clinique

http://france.elsevier.com/direct/REAURG/

Réanimation 15 (2006) 234–236

Cas cliniques commentés

Une pneumonie récidivante : cas clinique

Case report: a recurrent pneumonia

M.-L. Joly-Guillou

Laboratoire de bactériologie, CHU d’Angers, 4, rue Larrey, 49033 Angers cedex 09, France

1. Histoire de la maladie : premier épisode

Un patient de 62 ans présentant des troubles neurologiquesest hospitalisé pour un syndrome infectieux et détresse respira-toire, avec à la radiographie pulmonaire des opacités basalesdroites. Il est intubé–ventilé. Les prélèvements de bactériologie(aspiration bronchique post-intubation immédiate) confirmentle diagnostic de pneumonie de déglutition avec présence d’uneflore polymorphe y compris anaérobie. Il est également noté laprésence d’Enterobacter cloacae de phénotype sauvage, pro-ducteur d’une céphalosporinase chromosomique inductible àbas niveau (Fig. 1).

Le malade est mis dès le prélèvement effectué sous amoxi-cilline–acide clavulanique. Ce traitement est maintenu cinqjours. Après une amélioration initiale, le patient se dégrade auseptième jour avec des sécrétions purulentes, de la fièvre, l’ap-parition de nouvelles images radiologiques et la nécessité demaintenir une ventilation mécanique. Un lavage bronchioloal-véolaire (LBA) sous fibroscopie est alors réalisé et montre laprésence de 106 CFU/ml d’E. cloacae. L’antibiogramme mon-tre qu’il s’agit toujours d’un E. cloacae producteur de cépha-losporinases inductibles et sensible aux céphalosporines detroisième génération (Fig. 1) et antibiogramme no 1 (Tableau 1).

Le patient est mis sous céfotaxime en monothérapie à partirdes résultats de l’antibiogramme.

2. Commentaires et critiques des choix d’antibiothérapies

2.1. L’antibiothérapie empirique initiale, amoxicilline–acideclavulanique

Cette antibiothérapie est le traitement de choix des pneumo-nies de déglutition et suit les recommandations publiées par les

Adresse e-mail : [email protected] (M.-L. Joly-Guillou).

1624-0693/$ - see front matter © 2006 Publié par Elsevier SAS pour la Société dedoi:10.1016/j.reaurg.2006.03.008

sociétés savantes (Lille, 1991). Les pneumonies d’inhalationimpliquent habituellement la flore ORL constituée de strepto-coques et d’anaérobies. L’E. cloacae retrouvé dans l’aspirationtrachéale est une entérobactérie du groupe III résistante à l’an-tibiothérapie instituée.

2.2. Fallait-il tenir compte de cet enterobacter dans le choixinitial ?

La réponse n’est pas univoque. En premier lieu, le prélève-ment est une simple aspiration trachéale, et l’enterobacter n’estpeut-être pas impliqué dans l’atteinte initiale du poumon pro-fond. L’enterobacter a été considéré ici comme une colonisa-tion. De plus, il n’y a pas eu de culture quantitative. Enfin,l’identification avec antibiogramme n’est connue, au mieux,qu’après la quarante-huitième heure d’évolution. Le patient au-rait pu s’améliorer rapidement et être extubé. L’utilisationd’emblée d’une antibiothérapie à plus large spectre aurait faitcourir le risque d’une augmentation des flores dites « résistan-tes » et aurait créé un déséquilibre de l’écologie microbiennedu patient.

2.3. Que s’est-il passé ?

E. cloacae produit une céphalosporinase chromosomique in-ductible à bas niveau caractérisée par les images d’antagonismeentre céfotaxime et imipénème comme le montre la Fig. 1 avecun écrasement du diamètre d’inhibition du céfotaxime. Le cé-fotaxime est instable à l’effet des céphalosporinases induitespar l’imipénème qui lui, est un excellent inducteur de cépha-losporinases. L’acide clavulanique, inhibiteur de pénicillinase,est également un inducteur de céphalosporinases. Enterobacterva donc produire en présence d’acide clavulanique, une quan-tité importante de céphalosporinases. Cette production revien-dra à son niveau de base au retrait de l’amoxicilline–acide cla-vulanique.

Réanimation de Langue Française.

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Cette bactérie peut-elle muter en un mutant hyperproducteurstable de céphalosporinases sous l’effet de l’amoxicilline–acideclavulanique ?

La réponse est non. Les antibiotiques ne sont pas mutagè-nes. La présence de la cellule bactérienne mutée est naturelle.

Fig. 1. E. cloacae producteur de céphalosporinases chromosomiquesinductibles à bas niveau. AMX, amoxicilline (Clamoxyl®) ; TIC, ticarcilline(Ticarpen®) ; MOX, moxalactam (Lamoxactam®) ; FOX, céfoxitine(Mefoxin®) ; PIP, pipéracilline (Pipérilline®) ; AMC, amoxicilline + acideclavulanique (Augmentin®) ; CT, céfalotine ; MA, céfamandole ; IPM,imipénème (Tienam®) ; CTX, céfotaxime (Claforan®) ; FEP, céfépime(Axépime®) ; AZT, aztréonam (Azactam®) ; G, gentamicine (Gentalline®) ;A, amikacine (Amiklin®) ; T, tobramycine (Nebcine®) ; CAZ, ceftazidime(Fortum®).

Tableau 1Antibiogramme no 1Prélèvement : LBA ; date : 17 octobre 2001 ; identification : E. cloacae

Amoxicilline RAmoxicilline + clavulanique RTicarcilline STicarcilline + clavulanique SPipéracilline S Pipéracilline + tazobactam SCéfalotine RCéfamandole SCéfoxitine RCéfotaxime SCeftazidime SCéfépime SCefpirome SMoxalactam SImipénème SMécillinam SGentamicine STobramycine SNetilmicine SAmikacine SPéfloxacine ICiprofloxacine S

Au sein d’une population de 106 à 107 bactéries, il existe defaçon totalement naturelle un mutant dit déréprimé hyperpro-ducteur de céphalosporinases, c’est-à-dire une cellule bacté-rienne qui présente une mutation naturelle au niveau du répres-seur qui n’est pas reconnu. Cette mutation permet à la bactériede produire une quantité importante de céphalosporinases quiinactivent les C1G, C2G et C3G à l’exception des carbapénè-mes et de façon irrégulière céfépime et cefpirome. L’associa-tion amoxicilline–acide clavulanique n’ayant aucun effet anti-bactérien sur tout enterobacter, lorsque l’antibiotique estsoustrait, la population d’enterobacter reprend son équilibre etmaintient la cellule bactérienne mutée dans une proportion de 1pour 106 bactéries.

E. cloacae a remplacé la flore sensible éliminée par l’amo-xicilline–acide clavulanique. C’est un des risques encourus parla situation du patient et qui dépend du terrain et du niveau decolonisation atteint par enterobacter. Difficilement prévisible,cette évolution ne permet pas de donner comme recommanda-tion de traiter toutes colonisations à titre préventif : cette atti-tude serait d’ailleurs en contradiction avec le respect de l’éco-logie microbienne.

2.4. Que pensez du choix de céfotaxime pour traiterla pneumonie à E. cloacae ?

Le céfotaxime (ou la ceftriaxone) est effectivement actif surl’antibiogramme. Ces céphalosporines sont actives sur la popu-lation d’enterobacter producteur de céphalosporinases à bas ni-veau mais ne sont pas actives sur un mutant hyperproducteur.Sachant que le risque de la présence d’une bactérie mutante

Fig. 2. E. cloacae hyperproducteur de céphalosporinases chromosomiques.TCC, ticarcilline + acide clavulanique (Timentin®) ; TZP, pipéracilline+ tazobactam (Tazocilline®) ; MEC, mécillinam ; CF, cefalotine ; ATM,aztréonam.

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Tableau 2Antibiogramme no 2Prélèvement : LBA ; date :22/10/2001 ; identification : E. cloacae

Amoxicilline RAmoxicilline + clavulanique RTicarcilline RTicarcilline + clavulanique RPipéracilline R Pipéracilline + tazobactam RCéfalotine RCéfamandole RCéfoxitine RCéfotaxime RCeftazidime RCéfépime ICefpirome IMoxalactam IImipénème SMécillinam IGentamicine STobramycine SNetilmicine SAmikacine SPéfloxacine ICiprofloxacine S

M.-L. Joly-Guillou / Réanimation 15 (2006) 234–236236

existe pour 105 à 107 bactéries, la quantité de bactéries retrou-vée au niveau du LBA ne nous met pas à l’abri d’une sélectionde mutant résistant. Le risque diminuera en prenant un antibio-tique stable aux céphalosporinases et le moins « écologique-ment destructeur » ou en utilisant une association d’antibio-tique comme céfotaxime associé à un aminoside pendant troisjours. L’aminoside pendant une période courte permet la dimi-nution de l’inoculum à un taux qui met, en théorie (mais enthéorie seulement), le patient à l’abri d’une émergence de ré-sistance par sélection, pour autant que la diffusion tissulaire desantibiotiques soit correcte.

3. Histoire de la maladie : seconde épisode

Après cinq jours d’antibiothérapie, alors que le patient sem-blait s’améliorer, à nouveau le patient se dégrade au niveau

respiratoire. Un nouveau LBA est réalisé qui permet d’isoler104 UFC/ml d’E. cloacae multirésistant et dont l’antibio-gramme est différent du premier (Fig. 2 ; antibiogramme no 2[Tableau 2]).

3.1. Que s’est-il passé ?

Sous céfotaxime en monothérapie, un mutant hyperproduc-teur de céphalosporinases a été sélectionné au sein de la popu-lation de 106 bactéries. Le céfotaxime a tué la population pro-ductrice à bas niveau de céphalosporinases chromosomiques eta laissé la place libre à la bactérie multirésistante.

3.2. Cette évolution était t-elle prévisible ? Évitable ?

Cette situation était prévisible selon les principes énoncésprécédemment mais n’était pas pour autant systématique. Ilfaut estimer le risque de sélection d’un mutant hyperproducteurà partir de quelques marqueurs. Le premier est l’inoculum :plus il est élevé, plus le risque est grand. Le second est le com-portement bactérien : sur l’antibiogramme on peut observer lessouches dont le risque de mutation est plus élevé par la pré-sence de « boutons » à l’intérieur des diamètres d’inhibition(Fig. 1).

Pour éviter cette évolution il fallait choisir une moléculestable aux céphalosporinases (céfépime, cefpirome) ou une as-sociation d’antibiotiques sur l’enterobacter sauvage. Le choixd’emblée de l’imipénème ou du méropénème sur la souchesauvage d’enterobacter ne se justifie pas. Lorsque l’infectionà enterobacter multirésistant émerge, le choix devient souventlimité : imipénème (ou méropénèm) ou encore céfépime (oucefpirome) si le niveau d’expression fixé et stable de la cépha-losporinase le permet. Ce dernier point peut être contrôlé par lamesure de la CMI par E test.