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Mémoire original Vécus corporels et psychiques : phénoménologie d’une unité Physical and psychic experiences: the phenomenology of a unity A. Grenouilloux * Centre hospitalier de Cholet, Secteur 9, BP 507, 49325 Cholet cedex, France Reçu le 25 juillet 2001 ; accepté le 10 février 2002 Résumé Savoir renoncer à l’illusion d’une possible naturalisation de la conscience implique pour le neuroscientifique de laisser place non seulement à la subjectivité, au psychisme mais au corps, à ses vécus émotionnels et affectifs, leur éprouvé, leur mise en mémoire, leur réactivation. C’est par l’écoute phénoménologique du lien entre psychique et corporel, par la phénoménologie de l’unité psychosomatique, que les explications matérialistes du fonctionnement de l’organisme, y compris le cerveau, rencontrent le sujet tandis que l’approche psychopathologique clinique s’enrichit d’un corps vécu, d’une subjectivité corporelle. Si une telle évolution permettait un dialogue entre ces champs complémentaires, l’abord de la personne souffrante ne pourrait plus être qu’à la fois psychique et corporel. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract To be able to give up thinking about how consciousness could be naturalized means that neuroscientifics could make place not only to subjectivity, but more over to physical experiences such as emotions, affects, how they are felt, how they become history, how they come back. The phenomenological comprehension of the links between the physical and the psychical part of ourselves, the phenomenological comprehension of our psychosomatic unity helps the materialist explanations about the organism functions (brain included) to discover what the self means; whereas psychopathology has now to make up with the perceiving body experiences, a corporal subjectivity. If such an evolution could allow some kind of a dialog between these complementary knowledges, any pain and illness would have to be seen as both psychic and physical. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Epistémologie; Neurosciences; Phénoménologie; Psychosomatique Keywords: Epistemology; Neurosciences; Phenomenology; Psychosomatic Naturaliser la conscience semble avoir été un objectif majeur d’une grande partie du XX e siècle [7,11]. Cette préoccupation portée par les progrès des neurosciences et de la connaissance du fonctionnement de l’organe cérébral a trouvé écho chez les théoriciens de la connaissance, des sciences cognitives. Ainsi, la conscience fut-elle décrite comme la faculté cérébrale permettant de traiter l’informa- tion, et ses diverses modalités étudiées comme autant de chaînes causales aux multiples niveaux d’intégration… Mais la psychologie qui s’est développée à la suite de ces acquis scientifiques cautionne un matérialisme désincarné réduisant le mental au neuronal, et méconnaissant totale- ment la place du corps dans la subjectivité. La neurophilo- * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (A. Grenouilloux). Ann Méd Psychol 160 (2002) 628–632 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 3 0 - 5

Vécus corporels et psychiques : phénoménologie d’une unité

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Mémoire original

Vécus corporels et psychiques : phénoménologie d’une unité

Physical and psychic experiences: the phenomenology of a unity

A. Grenouilloux *

Centre hospitalier de Cholet, Secteur 9, BP 507, 49325 Cholet cedex, France

Reçu le 25 juillet 2001 ; accepté le 10 février 2002

Résumé

Savoir renoncer à l’illusion d’une possible naturalisation de la conscience implique pour le neuroscientifique de laisser place nonseulement à la subjectivité, au psychisme mais au corps, à ses vécus émotionnels et affectifs, leur éprouvé, leur mise en mémoire, leurréactivation.

C’est par l’écoute phénoménologique du lien entre psychique et corporel, par la phénoménologie de l’unité psychosomatique, que lesexplications matérialistes du fonctionnement de l’organisme, y compris le cerveau, rencontrent le sujet tandis que l’approchepsychopathologique clinique s’enrichit d’un corps vécu, d’une subjectivité corporelle.

Si une telle évolution permettait un dialogue entre ces champs complémentaires, l’abord de la personne souffrante ne pourrait plus êtrequ’à la fois psychique et corporel. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

To be able to give up thinking about how consciousness could be naturalized means that neuroscientifics could make place not only tosubjectivity, but more over to physical experiences such as emotions, affects, how they are felt, how they become history, how they comeback.

The phenomenological comprehension of the links between the physical and the psychical part of ourselves, the phenomenologicalcomprehension of our psychosomatic unity helps the materialist explanations about the organism functions (brain included) to discover whatthe self means; whereas psychopathology has now to make up with the perceiving body experiences, a corporal subjectivity.

If such an evolution could allow some kind of a dialog between these complementary knowledges, any pain and illness would have tobe seen as both psychic and physical. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Epistémologie; Neurosciences; Phénoménologie; Psychosomatique

Keywords: Epistemology; Neurosciences; Phenomenology; Psychosomatic

Naturaliser la conscience semble avoir été un objectifmajeur d’une grande partie du XXe siècle [7,11]. Cettepréoccupation portée par les progrès des neurosciences et dela connaissance du fonctionnement de l’organe cérébral atrouvé écho chez les théoriciens de la connaissance, des

sciences cognitives. Ainsi, la conscience fut-elle décritecomme la faculté cérébrale permettant de traiter l’informa-tion, et ses diverses modalités étudiées comme autant dechaînes causales aux multiples niveaux d’intégration…

Mais la psychologie qui s’est développée à la suite de cesacquis scientifiques cautionne un matérialisme désincarnéréduisant le mental au neuronal, et méconnaissant totale-ment la place du corps dans la subjectivité. La neurophilo-

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (A. Grenouilloux).

Ann Méd Psychol 160 (2002) 628–632

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 3 0 - 5

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sophie de P. Churchland en fournit l’argumentation concep-tuelle.

Or, si nous nous rappelons la nécessité, pointée parHusserl dans la Krisis, de suspendre les idéalisations de laconnaissance en général, scientifique en particulier, pour enré-interroger les conditions de possibilité, nous émettonsdeux objections aux théories précédentes : d’une part, ellessupposent un monde objectif, pré-donné, le même pour tous,ce qui est critiquable ; d’autre part, le corps organique(Körper) et a fortiori le corps vécu (Leib) n’ont que peu oupas de place dans l’étude de la conscience ainsi menée.

Une phénoménologie psychiatrique, ni « acéphale », ni« vitaliste », peut-elle dialoguer aujourd’hui avec ceux qui,parmi les neuroscientifiques, s’accordent à ménager dansl’étude de la conscience une part personnelle (« l’esprit »pour les uns, le « psychisme » pour les autres), irréductibleau physiologique bien que dépendante de ses limites maté-rielles ? La phénoménologie peut-elle ainsi permettre demieux comprendre l’unité psychosomatique caractéristiquede l’homme et ses implications cliniques ?

Dans cette optique, dès lors, la conscience se décrit selondeux dimensions. Pour ce qui concerne sa capacité àtraiterl’ information et choisir l’action conséquente, elle est unattribut du système nerveux central, soumis à diversescontraintes temporelles dont on explique de plus en plusprécisément le fonctionnement. Pour ce qu’elle est esprit,psychisme, elle reflète la vie du sujet libre, et est irréductibleà cette fonction naturelle. Elle se comprend dès lors de plusen lien avec le corps, lequel s’ inscrit dans un rapportd’ intrication avec le monde.

Nous situerons notre compréhension des modalités dulien corps-esprit dans une perspective globaliste post-darwinienne. Nous aurons à interroger les composantescorporelles de la subjectivité, lieu singulier d’émergence despossibles. Les propositions de Merleau-Ponty dans soncours sur la Nature nous permettront ensuite d’unifierconceptuellement ces données compréhensives et explicati-ves pour tenter d’appréhender la pathologie, génératrice dedouleur, comme altération de la dimensionnalité.

Ce n’est qu’une fois posés les jalons de cette mutationépistémologique que nous pourrons envisager en guised’ouverture conclusive quelques perspectives thérapeuti-ques.

1. Unité psychosomatique et post-darwinisme

La rencontre thérapeutique qui nous met en présence dela douleur d’une personne va faire de cette affection l’ indiced’une « pathologie ». Mais cette douleur comprise commeun changement d’état de valence négative, qu’elle doiveêtre secondairement analysée comme relevant d’une patho-logie psychique ou physique, doit d’abord s’entendre

comme douleur de l’être-homme, indissociablement corpset esprit.

Dans le cadre de l’échange entre la « compréhension dela douleur » et l’« explication de la pathologie », noustrouvons diversement chez Edelman, Damasio, Jeannerod,des arguments scientifiques corroborant l’ intuition cliniquedu dépassement du dualisme cartésien. Pour ceux-là eneffet, si le cerveau est effectivement l’organe du traitementde l’ information, c’est en tant qu’organe corporel. Etl’émergence de qualités singulières au sein du fonctionne-ment cérébral, permise par sa plasticité, s’élabore à mesuredes interactions de l’homme et du monde pour donner formeà un mental irréductible au neuronal. Plus même, leséchanges que l’ individu effectue avec son monde environ-nant et qui président à cette auto-organisation, sont premiè-rement corporels.

Ainsi pour Edelman [5], la sensorialité dans son ensem-ble interagit-elle avec une foule de réseaux neuronauxparticipant au traitement de l’ information avec retour à lafois corporel et psychique.

Damasio [3,4] fait également une grande place à lasensorialité pour ses interactions continues avec la structurecérébrale, mais, voulant éviter de reproduire « l’erreur deDescartes », il accorde plus largement un rôle prééminentaux émotions : « C’est en ce processus de continuellesurveillance du corps, en cette perception de ce que votrecorps est en train de faire tandis que se déroulent vospensées que consiste le fait de ressentir des émotions » [3,p. 189]. Et cette vie du corps est pour Damasio tout à la foisconstituée de processus d’équilibration du milieu intérieur(régulations humorales, immunologiques…) mais aussid’émotions, de tonalités affectives. Il situe d’ailleurs lespremiers comme « états d’arrière-plan du corps » situésdonc « entre » les secondes et demande si les variationscumulées de l’ensemble n’ont pas une incidence sur l’hu-meur.

Question qui peut s’élargir et se retourner :• s’élargir pour demander si les variations cumulées du

milieu intérieur et des émotions n’ont pas une incidencesur le fonctionnement des organes somatiques au moinsautant que sur l’humeur, créant la douleur globale ;

• et se retourner, puisque cliniquement les troubles del’humeur, les troubles psychiques, et, tout autant, lestroubles organiques semblent générer des variations desémotions, voire des paramètres du milieu intérieurlorsqu’on les mesure.

Ce retournement, qui nous permet au passage de sortir dusystème des causalités linéaires, illustre de plus la place ducorps comme interface psychisme-monde.

Allant plus loin, par analogie avec le système immuni-taire qui agit sur l’ensemble de l’organisme et procède parsélection interne pour tenter d’améliorer l’adaptation àl’extérieur, Jeannerod se demande si l’on peut en venir à

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postuler que « l’individu par sa propre activité se construitlui-même (biologiquement et psychiquement) à partir dumatériau livré à sa naissance » [6, p. 124].

Hypothèse que l’on trouve également chez Damasio pourqui les différentes régulations organiques peuvent êtredécrites selon le même fonctionnement « sélectionniste »faisant intervenir les mémoires corporelles : « chaque sys-tème sensoriel semble être équipé de ses propres processusd’attention et de sa mémoire de travail particulière » [3,p. 192]. Ainsi l’expression, aléatoire, d’une vulnérabilitésomatique expliquée parfois comme « prédisposition géné-tique » pourrait-elle se comprendre, de plus, comme vécucorporel dont l’histoire s’ inscrit à même le corps ; milieuintérieur, immunologie, endocrinologie, système nerveuxautonome ; selon les valences personnelles des tonalitésaffectives et des émotions.

Nous constatons donc ici, s’ il en était besoin, quel’organisme ne se résume pas au déterminisme d’unephysiologie de laboratoire. Il peut être compris commestructure auto-poïétique et auto-régulée par les valencespersonnelles régissant les interactions avec le monde. Levécu corporel du Leib a donc une incidence sur le vécuorganique Körper (dont l’organe cérébral) et réciproque-ment. Cette corporéité subjective qui, nous dit Merleau-Ponty, nous donne accès à la facticité du monde est donc cequi confère à l’homme sa place singulière parmi les vivantsavant même qu’ il en élabore une conscience.

Le « post-darwinisme », en intégrant les composantesphysiologiques, génotypiques et phénotypiques, non pascomme des facteurs déterminants mais comme descontraintes du système (permettant l’élaboration de choix« sous-optimaux », « satisfaisants ») redonne à l’ individulié à son milieu un rôle actif et personnel dans sondéveloppement et dans l’évolution de la population àlaquelle il appartient [rôle que méconnaissait le néo-darwinisme]. Et les modèles « sélectionnistes » précédem-ment évoqués coïncident avec ce « post-darwinisme » : touten faisant dialoguer neurobiologie et culture, ils ménagentune place à l’ individu et au sous-groupe en attribuantessentiellement « à l’action, lorsqu’elle est volontaire etintentionnelle, un rôle déterminant dans la structurationépigénétique du comportement ».

Le lien de rétroactions en boucle entre émotions, régu-lations neuro-endocriniennes, propriétés émergentielles cé-rébrales nous amènent à penser que les interactions avec lemonde propre de chacun mettent bien en jeu, en deçà del’action, l’ensemble du vécu corporel, une véritable corpo-réité subjective. Dans ce processus, l’ individuation singu-lière se constitue au fil des échanges entre mémoires del’« histoire intérieure de vie » et mémoires des « fonctionsvitales », pour reprendre une dichotomie chère à Binswan-ger [2]. La douleur exprime le vécu pathologique global, paressence corporel et spirituel, qui, selon la personne, son

histoire et son organisme, s’exprimera avec une polaritéparticulière. Plus encore, cette douleur, puisqu’« affection »comme nous le rappelions en introduction, semble sedécliner d’abord en douleur à la fois corporelle et spiri-tuelle, douleur d’un sentir excédant la sensorialité, douleurliée aux émotions interagissant avec les « arrière-plans ducorps » tels qu’évoqués par Damasio, puis, lorsque lesphénomènes douloureux ne trouvent pas compensation,émerge, sur fond de douleur globale, un trouble ou unemaladie, physique ou psychique, selon les personnes.

2. Intelligence sensori-motrice, conation, subjectivitécorporelle

Nous situant ici àdistance des registres de causalité, nousnous plaçons en deçà des conjectures de psychogénèse ousomatogénèse. Dans le cadre du post-darwinisme, nousvenons donc de poser quelques jalons de compatibilité entreune phénoménologie de l’unité psychosomatique et lesexplications d’un matérialisme dynamique non réducteur.De la clinique du sujet corps-esprit aux analyses dessciences naturelles, il y aurait donc des « points de pas-sage », des frontières communes que questionne et éclaire laphénoménologie. Avec quelle incidence nosologique ?

La psychologie du développement décrite par Piagetnous a montré que l’ intelligence sensori-motrice est lapremière modalité d’ interaction de l’ individu avec lemonde. Elle se résorberait secondairement avec l’émer-gence de l’ intelligence représentative. Considérant cettedescription à la lumière de l’ensemble des acquis précé-dents, nous ne pouvons que nous demander si l’émergencede celle-ci implique nécessairement et effectivement ladisparition de celle-là ou si au contraire la vie du corps necontinue pas de participer fondamentalement et activementà la vie du sujet pensant. Ainsi, les kinesthèses de cette« motricité pré-intentionnelle » qui pour Ricœur permet àl’ individu en développement « d’appréhender le monde sansl’apprendre » [13] persistent, de fait, à l’âge adulte. Mais,plus encore, les conditions de possibilité des kinesthèsescomme de la sensorialité, les émotions nous font approcherun mouvement pré-intentionnel qui relève non pas de lacognition mais de la conation au sens de « tendance »,c’est-à-dire un produit des inclinations, des passions.

En analogie au modèle cognitif génétique de Piaget,Tissot [14], dans son Introduction à la psychiatrie biologi-que, comprend l’affectif comme contribuant à l’élaborationdu motivationnel, à la mise en acte de la tendance, parlaquelle se recherche l’équilibre entre accomodation aumonde extérieur et assimilation du même monde extérieur.Or, si nous tenons que les valeurs des nouveaux objetsinvestis par ce mouvement affectif sont élaborées au fil desvalences sélectionnées pour leur caractère « satisfaisant »,

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au long de l’histoire de vie, pour la subjectivité corporelle,nous comprenons la motivation, voire l’éthique, nous lereverrons, comme actualisation d’une tendance vitale.L’ « intentionnalité pulsionnelle » décrite par Husserl (HUAXV) décrit précisément cette tendance qui fait appréhenderla présence du pré-objectif. Le mouvement intentionnel estici ce qui caractérise « l’être-dirigé-vers », la vitalité mêmede ce « pré-moi », structurellement « corps-esprit » intime-ment lié au monde.

Or, nous trouvons chez Merleau-Ponty [8], nous rappelleR. Barbaras, le concept de « corps originaire », « synonymed’ intentionnalité sensible et celle-ci constitue le sens véri-table de la phénoménalité » [1, p. 103]. Située avantl’objectivation de toutes les phénoménalisations qui devien-nent les objets de la science, la phénoménalité est cettepropriété singulière qui témoigne de la liberté de l’hommecomme de son inhérence au monde. Elle suppose unespatialité et une temporalité, sur lesquelles sont prélevéesles déterminations des sciences naturelles qui ne les épui-sent donc pas, et une corporéité qui en appelle à unecompréhension que ne permet pas l’objectivation scientifi-que. Merleau-Ponty, dans son cours sur la Nature [9], décritainsi l’homme comme dimensionnalité. Son « rapport laté-ral » à l’animal lui reconnaît un corps instinctuel mais aussiun corps libidinal et un corps symbolique. La singularité del’être-homme permise par les échanges avec le monde,auto-poïèse des propositions post-darwiniennes, passant del’ instinct, commun au vivant, à la pulsion libidinale parta-gée avec l’animal, aboutit à une corporéité symbolique quiest toujours déjà intercorporéïté. Et cette intrication homme-monde via la corporéité est au fondement de l’ intersubjec-tivité. De cet échange surgit une phénoménalité source destendances singulières, aux limites de la pulsion et de laconation. C’est donc de ce lieu intercorporel que s’organisechez le sujet le passage des valences aux valeurs. L’ inter-corporéité permettant l’ intersubjectivité serait ainsi de plusau fondement de l’éthique. (Rappelons que chez Kant déjà,la valeur esthétique intrinsèque des formes naturelles affec-tant le sujet, passage vers l’Éthique, était l’ indice à la fois dela finitude de notre entendement mais aussi de notre liberté.)

Nous en venons ici à définir l’être-homme comme« biologico-historique », soumis de plus à une éthique, dontles valeurs s’ancrent dans la vie d’un organisme singulier.Cette « structure » dont Petitot nous dit (paraphrasant Kantà propos de l’espace et du temps comme formes del’ intuition) qu’elle « possède une réalité empirique et uneidéalité transcendantale » [10, p. 25, 12], cette « formeabstraite émergeant par un processus d’épigénèse du subs-trat où elle se réalise » (op. cit.), est comprise par Merleau-Ponty comme « phénomène-enveloppe ». Elle ne s’appré-hende donc plus en terme de causalité mais plutôt,puisqu’ inscrite dans un ensemble « macro-micro-totalité-partie », selon une « topologie phénoménale » [9, p. 332].

Le corps sensible sentant est dans ce rapport d’ Ineiander,inhérence, intrication, avec monde et choses qui permet lesentir, invisible, spécifique de la vie, de la corporéité aumonde, de la chair. Cette dimension particulière à l’hommese trouve dans un « Spielraum », « espace de liberté »,« marge », « espace de jeu » hors duquel « elle n’est pas dutout » [9, p. 286]. Dans une topologie proprement phéno-ménale qui inclut ce « non-lieu » entre chair et monde, c’estdonc l’émergence de la phénoménalité qui révèle l’Être endeçà des variations du paraître qu’appréhende la « phusisphénoménologique ». R. Barbaras nous le rappelle : « Laphénoménalité comme promotion de l’Être au paraître,exige que le sentir se fasse monde ou plutôt, la phénomé-nalité désigne l’événement originaire, la déhiscence primor-diale par laquelle conjointement, le sentir devient sentir et lemonde devient monde » [1, p. 104].

La chair affectée de façon anonyme et pourtant singulièreest au fondement de la vie du sujet. La phénoménalité qui ladévoile, non descriptible, ascriptible, est indice de la libertéde l’être-homme.

3. En guise de conclusion : des ouverturesthérapeutiques

L’être-homme spécifié dans son intrication avec lemonde se comprend comme structure vivante, auto-poïétique et auto-régulée selon le post-darwinisme, repéra-ble selon une topologie phénoménale.

Les altérations de la motivation, douleur de l’être-au-monde, sont autant de niveaux de « perte de possible »,Blankenburg parlait de « perte de pouvoir-être autrement »,qui peuvent aboutir en un lieu de déséquilibre, générateur depathologie.

Si la nosographie se réfère aujourd’hui à la symptoma-tologie des dysfonctionnements organiques physiologiqueset / ou psychologiques, la clinique ne peut se contenter deces explications pour établir des stratégies thérapeutiques.Elle doit se redoubler d’une compréhension nécessairementglobale de cette structure singulière de l’être-homme et desa douleur.

La démarche phénoménologique de Merleau-Ponty placel’homme dans un monde personnel et l’expose en deçàde ladichotomie objectif / subjectif. La compréhension de ladimensionnalité propre à l’homme, à corréler aux notionsexplicatives du fonctionnement de l’organisme, peut per-mettre d’appréhender autrement en clinique l’unité psycho-somatique. Elle suppose à tout le moins une révisionépistémologique aujourd’hui balbutiante.

Une question émerge cependant dès à présent : la théra-peutique visant aussi bien la catégorie du somatique quecelle du psychique selon les repérages actuels, ne gagnerait-elle pas à s’adresser déjà au corps émotionnel et affectif, lié

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à l’esprit autant qu’au monde, le corps des valences et destendances ?

La relaxation semble être l’outil de choix d’un recentragesur le corps. Gisèle de M’Uzan qui comprend, avec l’ IPSO,la pathologie psychosomatique comme une « carence de lamentalisation » souligne toutefois que « la techniqueconcerne le plus souvent des cas qui ne peuvent être abordésdirectement par la psychanalyse ou par une psychothérapiepsychanalytique » (citant le cas des névroses de comporte-ment : P. Marty, La psychosomatique de l’adulte ; 1996,p. 107, elle remarque que la mentalisation visée à terme dela relaxation incluant une relation significative avec lethérapeute ne s’opère pas toujours).

Dans ce questionnement épistémologique, justifié aussipar ce constat des limites du modèle psychanalytiqueappliqué à la question psychosomatique, l’éventuelle « ca-rence de la mentalisation » fait place à une lecture nondéterministe de la clinique psychosomatique. La douleur estcomprise comme motivation inaboutie des tendances vitalesentraînant divers niveaux de déséquilibre au sein de cettestructure singulière qu’est l’homme.

Nous posons alors la question de l’ intérêt pour l’ensem-ble des patients, quelle que soit la pathologie, de laprescription de relaxation (non psychanalytique) dont onsait, partiellement encore, l’ impact organique et psychique.(G. de M’Uzan : « même lorsqu’on est appelé àse limiter àla prise en considération des problèmes toniques et muscu-laires, on touche à d’autres niveaux, humoraux en particu-lier… » ; op. cit., p. 108).

En effet, la compréhension du rôle médiateur des émo-tions et des affects, l’ intentionnalité pulsionnelle précédem-ment décrite comme mode d’expression de la subjectivitécorporelle, amènent à se demander si s’adresser au vécucorporel pré-mental par les méthodes actuelles de relaxation(ou d’autres) ne peut pas être l’outil (abordable !) d’unerétro-action positive sur les divers niveaux de perturbationde la structure, soit en prévention soit pour renforcer lesthérapeutiques spécifiques.

Les modalités pratiques resteraient à préciser.S’adresser aujourd’hui au sujet malade, c’est bien sûr

prendre en compte la personne bio-psycho-sociale, maisc’est donc aussi, en lien avec les acquis des neurosciences etdans le cadre du post-darwinisme, mettre à profit la phéno-ménologie de l’unité psychosomatique pour questionnerl’épistémologie qui sous-tend ces démarches et tenter, tout àla fois, d’expliquer et de comprendre la topologie singulièrede l’être-homme.

Références

[1] Barbaras R. Le sens de l’auto-affection chez Michel Henry etMerleau-Ponty. Epokhè 1991;2:91–111.

[2] Binswanger L. Introduction à l’analyse existentielle. Paris: Minuit;1971.

[3] Damasio AR. L’erreur de Descartes. La raison des émotions. Paris:Odile Jacob « Sciences »; 1995.

[4] Damasio AR. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, cons-cience. Paris: Odile Jacob « Sciences »; 1999.

[5] Edelman G. Biologie de la conscience. Paris: Odile Jacob « Scien-ces »; 1992.

[6] Hochmann J, Jeannerod M. Esprit, où es-tu ? Psychanalyse etneurosciences. Paris: Odile Jacob « Opus »; 1996.

[7] Janicaud D, editor. L’ intentionnalité en question entre phénoméno-logie et recherches cognitives. Paris: Vrin « Problèmes et Contro-verses »; 1995.

[8] Merleau-Ponty M. [1946, 1976]. Phénoménologie de la perception.Paris: Gallimard; 1996.

[9] Merleau-Ponty M. La Nature. Notes de cours du Collège de France.1956–1960. Paris: Le Seuil; 1994.

[10] Petitot J. Morphogénèse du sens I. Paris: PUF « Formes sémioti-ques »; 1985.

[11] Petitot J. La réorientation naturaliste de la phénoménologie. Archi-ves de philosophie 1995;58:631–58.

[12] Petitot J. La généalogie morphologique du structuralisme. Critique1999;n° spécial:97–122.

[13] Ricœur P. Le Volontaire et l’ Involontaire. Paris: Aubier; 1950.

[14] Tissot R. Introduction à la psychiatrie biologique. Fribourg: Masson;1978.

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