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  • Depuis linterieur du masqueConstruction du sujet et perception de lAutrechez les Mirana dAmazonie colombienne

    Dimitri KARADIMAS

    La problematique du masque nest pas nouvelle pour lethno-logie des Amerique : depuis La voix des masques de ClaudeLevi-Strauss, la thematique de la cosmetique renvoie autanta` lart de la plumasserie pratique par les societes des bassesterres sud-americaines, qua` celle de la transformation parchangement de peau ; un ensemble de pratiques tre`s largementrepandues dans les societes de cet espace geographique.

    Lhumanite nest en effet pas percue par les Amerindienscomme une collectivite dotee dune peau decoree, dunerobe : selon une uniformite apparente, le vetement portepermet dattribuer une identite, au meme titre que la robeanimale permet de reconnatre une espe`ce en tant quidentitecollective. Les humains ne sont pas depourvus de peau dans lesens ou` ils seraient ecorches, mais parce quelle est singulie`re-ment exempte dun quelconque motif. Une surface vierge, ouque lon se doit dentretenir telle quelle an de mieux pouvoirla parer.

    Le masque est un objet problematique : isole et dote dunesignication particulie`re au sein de notre syste`me de connais-sance, comment le transposer dans dautres syste`mes qui nyparticipent pas ? Dans cette contribution, nous prendrons en

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  • consideration les constructions propres a` chaque rituel pour endegager une perspective generale sur ce que serait le masqueen Amazonie . La` encore, cette thematique na, en premie`reinstance, aucun sens anthropologique. Sauf a` recenser desgroupes qui possederaient ou non des masques, il ne peut yavoir une conclusion valide pour une pan-amazonie biendifcile par ailleurs a` denir. Lapproche comparatiste, aucontraire, tenterait de cerner ce que fait le masque dansle sens utilise par Pollock (1995) en distinguant ce qui rem-plit cette meme fonction dans dautres groupes ou ensemblesethniques. Certes, la comparaison des differences de strategiesmises en uvre contribuerait a` mieux connatre chacun desgroupes, mais lobjet masque en tant quartefact dans un com-plexe rituel donne nen serait pas mieux compris. Il faut doncen passer, avant tout, par une approche locale de type ethno-graphique.

    Le regard porte depuis linterieur du masque

    Au moment de lequinoxe de mars, les Mirana dAmazoniecolombienne organisent chaque annee un grand rituel lorsduquel des masques sont utilises pour personnier les espritsdes animaux (voir Figure 1). Il ny a qua` cette occasion que lesmasques interviennent dans la vie rituelle du groupe. Durantce rituel, les esprits des animaux sont invites a` venir partageravec les humains une boisson elaboree avec des fruits dupalmier parepou (Bactris gasipaes). Dans le temps mytholo-gique, alors que cette espe`ce de palmier etait la proprieteexclusive des animaux aquatiques, le heros culturel subtilisaun noyau de ce fruit pour le rapporter sur terre. Depuis,lensemble des non-humains est invite a` boire de la bie`reconfectionnee a` partir des fruits de ce palmier. Le premierrace`me de fruits du palmier etait issu de la tete coupee dupe`re du heros culturel, raison pour laquelle les animaux voient

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  • la bie`re comme une boisson equivalente a` du sang.Materialisespar des costumes-masques que portent les participants, lesesprits des animaux sont les invites annuels des humains ;chaque espe`ce representee entre alternativement dans lamaison communautaire an dexecuter un pas de danse etun chant qui la representent.

    Le rituel nest pas exclusivement dedie au monde aquatiquemais a` lensemble des espe`ces animales , cest-a`-dire nondomestiques. Les vegetaux ou les mineraux ne sont pas repre-sentes, bien quils posse`dent aux yeux des Mirana egalementun esprit. En revanche, il existe une danse dun masquedesigne comme le repetiteur , incarnation de lecho qui seproduit en foret, ainsi que plusieurs masques evoquant desetats de la personne, des rencontres dans la foret, voire desadultes ou des enfants egares et peu a` peu transformes enanimaux.

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    Figure 1Danseurs Mirana posant lors dun rituel des esprits des animaux

    (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur)

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  • Chacune de ces entites de la foret entre dans la maloca etaccomplit un chant ainsi quun pas de danse qui mime defacon hieratique le comportement de lespe`ce en question.Lentite incarnee par le danseur et son masque se presenteau matre de maloca et recoit de la coca et du tabac en poudre,puis repart danser. Chaque danseur recoit individuellementune calebasse (voir Figure 2) pleine de bie`re de parepou (pulpemaceree des fruits du palmier Bactris gasipaes) quil doit boireavant de sortir de la maison communautaire par la porte prin-cipale (Karadimas 2001).

    Ma contribution sinteressera plus particulie`rement a` la per-ception par les danseurs du regard que leur porte le reste delassistance non masquee ; elle tentera aussi de proposerune reexion sur la place du masque dans la modication duregard dautrui du fait dun changement daspect exterieur. Si,pour autant, la constitution des etats dinteriorite du sujet nest

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    Figure 2Danseurs Mirana recevant de la bie`re de parepou

    (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur)

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  • pas transformee par le port dun masque, quest-ce qui, dans lerituel, et dans le discours des interesses a` son propos, rendintelligible la presence des esprits pour les participants (voirFigure 3) ?

    Comme lesmasques du rituel de la bie`re de parepou ne sont pasdotes dorice a` hauteur de la bouche pour permettre au dan-seur de boire sans avoir, ne serait-ce que partiellement, a` se

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    Figure 3Masque Mirana gurant la raie et utilise pour personnier

    les esprits aquatiques ou Gens-poissons (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1988, photo de lauteur)

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  • demasquer, cest a` ce moment, disent les informateurs, que lonreconnat reellement celui qui est venu danser et participer aurituel. Ce devoilement nest pas tant le fait de reconnatrelidentite de la personne sous le masque, que lesprit incarnantlespe`ce animale en particulier. De la sorte, toujours selon lesmemes informateurs, a` cet instant la personne qui tend lacalebasse de bie`re peut voir sur les traits du visage des danseursles deformations induites par le caracte`re de lespe`ce animale enquestion. Celui qui presente la calebasse de bie`re enonce ainsi bien que lespe`ce ait deja` ete, le plus souvent, reconnue par lesspectateurs lanimal reconnu sur le visage du danseur. Gri-maces et masques feraient donc doublons. Les Mirana afr-ment voir la raie, le crabe, la loutre, le pecari, etc. danslexpression du visage et dans le regard du danseur. Lespritde telle ou telle espe`ce animale, ou le caracte`re manifeste dansle chant et le pas de danse, donne vie, semble-t-il, au masquepar porteur interpose et non le contraire (voir Figure 4). Cenest donc pas le masque qui donne le caracte`re au danseurpuisquil ny a quune quinzaine de types distincts de masques,alors quil y a dix fois plus despe`ces presentes a` venir visiter leshumains durant le rituel. Un masque est ainsi susceptible deservir a` plusieurs presentations despe`ces lors dunmeme rituel.

    Il sagit donc, comme avec tout masque, dun artice qui cacheet montre en meme temps ; il occulte lanimalite possible dunvisage humain montrant, simultanement, lhumanite possibledun esprit (ou dune face) animal (en tout cas dun non-humain). Le masque ne montre donc pas tant linteriorite humaine dune espe`ce animale, quil ne dissimule lanima-lite interieure dun humain (au moins le temps du rituel).Ainsi, pour danser comme le crapaud ou la loutre, cest leurimage mentale que le danseur mobilise pour quelle sexprimepar lintermediaire de son corps, cest-a`-dire grace a` un pas dedanse particulier. Laspect humain du danseur est de la sortetransforme et une des fonctions du masque est justement devoiler la transformation des traits speciques que lidentite

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  • dun individu pourrait subir vis-a`-vis des autres membres de lamaison. Tout en prenant des traits anthropomorphes, lemasque cache une interiorite non-humaine qui se plaqueraitsans lui sur une identite individuelle.

    Inversement, sansmasque, lhumanite exprimee par les visagesdoit egalement etre comprise comme un masque puisque ce

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    Figure 4Masque grimacant du Matre des animaux

    (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur)

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  • visage, sil nest pas soumis a` un controle social, peut prendredes traits deformes. Le cas est ici distinct de celui que decritPollock, en reprenant des donnees de Seeger sur les Suya, pourlesquels la forme et laspect general comptent plus que lex-pression degagee par un visage dans la perception des etatsdinteriorite dune personne (Pollock 1995 : 585). A` maconnaissance, les Suya nont pas de masques ; nous compre-nons pourquoi.

    Il sagit, pour les animaux tels que les Mirana veulent lesgurer, et tels quils croient quils sont, de les presentercomme voulant feindre de faire bonne gure grace aux mas-ques. En ce sens, lhumanite est seulement, pour les Mirana,une manie`re de se comporter, un ethogramme, une facondetre qui sexprime et peut etre reconnue, comme lanimalite,dans le regard et dans les traits des visages (qui produisent, ounon, une grimace), en plus de la facon specique de se mou-voir, cest-a`-dire de faire evoluer un corps dans un espace. Levisage de lhumanite parat alors acceptable et est accepte entrehumains ; lexpression deformee dun visage est en revanchevoilee par un masque representant une animalite anthropo-morphisee.

    La facon de mettre en rapport un visage humain et animalpasse par un deguisement de la personne : dans le rituel, lesmasques et les vetements semblent etre la representation, lamise en sce`ne dune tentative, de la part des esprits des ani-maux, de se montrer sous un visage humain. Cest un mode`lesimilaire quempruntent certains humains, tels les chamaneslorsquils prennent une apparence ou des artefacts animalierspour aller, durant les cures, visiter en esprit les matres desanimaux an de negocier du gibier et se faire reconnatre deuxcomme etant de leur cote , meme sils ne sont pas lun desleurs (voir Figure 5).

    Le masque est dans limpossibilite de ne produire quun effetde dissimulation : si tel etait le cas, le sujet disparatrait et

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  • lartefact ne pourrait plus alors etre qualie de masque. Lemasque ne fait pas obstacle. Parce quil est porte a` hauteur devisage ou, quen tant que costume-masque, il posse`de unaspect anthropomorphe, ou plus simplement parce quil ins-titue une sce`ne, le masque gene`re, parmi les spectateurs,lattribution dune identite ou, pour le moins, la recherchedune attribution didentite. En montrant et en dissimulant,le masque produit avant tout une interrogation de la part deceux qui le percoivent.

    Lexperience detre vu comme Autre

    Quelles sont, pour le sujet qui porte lartefact dans le rituel, lesimplications, dans lordre de lexperimentation individuelle,du fait de porter un masque ? Ou, formule de facon differente,

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    Figure 5Preparatifs realises a` lexterieur de la maison communautaire

    avant chaque entree de groupe de danseurs(Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur).

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  • quest-ce quexperimente le sujet masque, tant du point de vuedes composantes de sa personne que de celles, plus generales,de ses interactions avec le reste des participants au rituel ?

    Commencons par faire une description de la facon de gurerune espe`ce par un pas de danse, un chant, cest-a`-dire de jouer une espe`ce. Pour le sujet, la manie`re de la jouer,cest-a`-dire de la mimer en lhumanisant, est en permanenceliee a` une tentative devaluation du regard que lassistance, lesspectateurs et les autres participants au rituel, portent sur sonjeu. Pour le moins, lactuation implique quune assistanceporte un regard sur la performance. En cela, on pourraitdonc dire que ce qui est evalue est la concordance de lactua-tion du sujet masque avec limage que se fait chacun, danslassistance, de lespe`ce representee. Il sagit dun proble`me deconcordance des images, entre, dun cote, celles produites parcelui qui joue , et, de lautre, celles possedees par ceux quiassistent a` lactuation.

    Quel est, tant vis-a`-vis du sujet que pour lassistance, le rolejoue par le masque dans cet ensemble interactionnel quest lascenographie rituelle (voir Figure 6) ?

    En premier lieu, le masque permet de faire une evaluationunidirectionnelle de linterieur vers lexterieur, si lon consi-de`re que le sujet masque est contenu dans le masque : cequil percoit des regards de lassistance, cette dernie`re estincapable de le percevoir dans son regard ou sur son visage.Cette incapacite, nous lavons vu, est levee enmeme temps quele masque lorsque le danseur devra boire la bie`re de parepousur le seuil de lamaloca avant, donc, de quitter la sce`ne rituelle.A` ce moment se produira une inversion qui, par devoilementdu danseur et par revelation dun visage grimacant, retablitchez celui qui lobserve, son propre visage comme masque (ence que lui ne peut exhiber que les expressions habituelles deson visage). En ce sens, le masque produit, dans un premiertemps, une frontie`re ouverte que dans une seule direction, celle

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  • quindique le regard du porteur de masque. Ce que permet ledevoilement momentane du porteur du masque est la projec-tion sur son visage de limage mentale dune espe`ce animalegeneree par son pas de danse, le chant et masque permet defaire concorder les images interieures par projection de cetteimage sur le visage du danseur : ce dernier etant en premier lieu et cest la` le paradoxe la personne qui la generee aupre`s delassistance. Pour prendre un exemple, si celui qui tend lacalebasse de bie`re reconnat le crabe sur les traits deformesdu visage du danseur lorsque ce dernier soule`ve son masquecest que le danseur a lui-meme genere cette image aupre`s delassistance par son actuation rituelle (pas de danse, chant,masque). Letat dinteriorite qui autorise cette actuation(limage mentale retranscrite dans un ethogramme que ledanseur sapplique par le biais de lanthropomorphisme), ren-contre limage mentale (la representation) que se fait len-

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    Figure 6Les danseurs Mirana se presentent masques lors de chaque entree dans lamaloca (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur).

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    Dimitri KaradimasTexte insr auprs de l'assistance comme de celui qui lui tend la calebasse de bire. Lever le masque

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  • semble de lassistance de lespe`ce en question. Danser laloutre doit generer son image dans la memoire des spectateurs.

    Porter un masque produit une relation unidirectionnelle entrele sujet et lassistance. A contrario, labsence de masque auto-rise une evaluation mutuelle entre les personnes, puisque,meme en tant que masque, le visage se fait reet changeantdes etats dinteriorite des sujets (le plus souvent malgre eux).Lartefact, au contraire, renvoie une image gee des traits duvisage : lidentite afchee nest donc pas une individualite ausein dun meme ensemble (telle ou telle personne entre leshumains, par exemple) mais une identication par linterme-diaire dune interiorite jouee (voir Figure 7).

    Pour autant, en tant quetre deguise, le sujet est toujours enmesure de reconnatre les identites individuelles de ceux quilobserve. Ces derniers, en revanche, percoivent en premier lieuune forme apparemment anonyme a` laquelle chacun devradonner une identite collective, cette fois-ci, et non indivi-duelle : une identication generique, donc.

    Lespe`ce animale reconnue est un collectif (le crapaud, lejaguar, etc.) ; elles sont reconnues par le fait quil existe uneconcordance partagee entre les etats interieurs du sujetactant et ceux de lassistance. Pour le dire autrement : limageque posse`de le sujet dune espe`ce determinee doit rencontrerune exteriorite equivalente a` lethogramme de cette espe`ce,representee dans le rituel par la danse et le chant. Cette exte-riorite doit a` son tour correspondre aux etats dinteriorite(images) que lassistance se fait de cette espe`ce et quelle esten mesure devaluer par une anthropomorphisation de soncomportement qui postule linteriorisation dun schema cor-porel de lespe`ce. Il faut donc non seulement que lactuationdu sujet masque concorde avec limage que certains posse`dentde lidentite collective ainsi incriminee (lespe`ce), mais aveccelle que le plus grand nombre sen fait. Lexemple dumasque des abeilles (voir Figure 8) ne retient nalement

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    Figure 7Masque Mirana de la raie

    (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1988, photo de lauteur)

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  • de lespe`ce en question que limage de louverture de lentreedune ruche : pour ceux qui nen ont jamais vu, liconographiedu masque est hermetique.

    Le seul fait darriver a` produire ou a` faire ressentir cette imagedans lassistance permet aux Mirana dafrmer que lesprit (naaene`, terme construit sur le radical naae image ) est

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    Figure 8Masque des abeilles (Collection de lauteur, photo Philippe Blanchot)

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  • present dans le rituel puisque la seule presence du masquepermet levocation dune espe`ce chez lensemble des membresde lassistance sans quil ny ait ni necessite de la nommer, ni desa presence reelle. Le masque est ainsi un artefact qui autoriseces etats dinteriorite a` trouver une expression. En memetemps, il est un signal pour les spectateurs quil y a quelquechose dautre a` percevoir que la materialite de lartefact,permettant en quelque sorte dinstituer un regard qui doitinterroger la memoire ou les etats dinteriorite pour com-prendre. Le masque institue donc une introspection chez lesspectateurs.

    Des ancetres et des masques,ou lexperience detre vue comme une divinite

    Les esprits des animaux ne sont pas les seuls a` intervenir ; selonles Mirana qui participent au rituel de la bie`re de parepou, lesanciens ou ancetres (adjene`), dans le sens des etres des tempsdes origines, sont egalement presents lors des festivites. Selonces informateurs, les esprits des animaux et les ancetres appar-tiennent le plus souvent a` la meme classe detres, cest-a`-direque les masques personnient une categorie detres denis ennegatif : ceux qui ne font pas partie ou des humains ou desvivants, soulignant en quelque sorte que le trepas cree unedistance similaire a` celle existant entre les humains et lesMatres des animaux. La construction du rituel se batit ainsisur le postulat quune de leurs composantes renvoie a` la gurede lancestralite au cours de la presentation des masques desesprits des animaux. An de la comprendre, il faut rappelerque les populations du Nord-Ouest amazoniens posse`dent, ausein de leur organisation sociale, des groupes de liation uni-lineaires, designes le plus souvent par un nom despe`ce, maispas exclusivement (il existe ainsi des clans de leau , dautresde tel ou tel palmier, etc.). Lattribution des noms de clans ne

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  • se fait pas suivant une concordance exclusive avec des nomsdespe`ces (soit animales, soit vegetales, ce qui nest pas neces-sairement pertinent ici) ; surtout, il ny a pas didenticationentre la personne et cette espe`ce (ce qui est une affaireentendue depuis Le totemisme aujourdhui de Claude Levi-Strauss).

    Afrmer que les ancetres se presentent en meme temps queles esprits des animaux demanderait dexaminer la notiondancetre au sein de ces groupes. Celle-ci regroupe en effetdes gures anonymes sous un generique despe`ce ou dele-ments. Les noms individuels sont formes a` partir detats ou decomposantes, voire de parties dune espe`ce : Fleur-de-Rocou , Duvet-de-Faucon , Ecume-dEau , etc., sontainsi les noms de personnes respectivement du groupe desRocou, des Faucons, des Gens de lEau (voir Figure 9). Lesmembres des Gens du Rocou ont ainsi des parties de leur nomconstruit sur des parties propres a` lespe`ce : eur, tronc, maisaussi jeune pousse, etc. Pris ensemble, les noms des identitesdes personnes forment le corps du clan. Au moment du trepas,le travail du deuil accompagnant la separation davec lesvivants est associe a` linterdit de prononcer le nom des defunts.En outre, ces noms etant rapidement donnes aux nouveau-nesdu lignage, le processus pousse le defunt vers lanonymat(perte de lidentite et oubli de la personne), tout en reafr-mant, en revanche, la primaute du nom de groupe. Dans lerituel, les espe`ces prises en compte sont ainsi autant de repre-sentant anthropomorphises des identites anonymes ayantaccede au statut dancetre.

    Si nous revenons maintenant a` la potentialite dexperimenter,pour le sujet masque, cet etat dancestralite, il faut en donnerune description en termes phenomenologiques, cest-a`-dire ausein dune chane dexplications psychologiques et comporte-mentales. Pour le sujet qui le porte, et compte tenu du sensunique de lobservation et de lecran quil represente pour le

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  • regard des participants, le masque permet de creer, pour unsujet donne, lexperience de lancestralite des defunts selon latradition mirana.

    Chaque relation interpersonnelle correspond a` un role marquesocialement (relation pe`re/ls, de germanite, entre afns, etc.).Lensemble cumule de ces roles sociaux forme une partie de la

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    Figure 9Masque du jaguar

    (Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur)

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  • personne : sur le visage de cette dernie`re, cet ensemble cree untype didentite exprime par son masque . Le fait de recouvrirce masque social par un autre, materiel celui-la`, annule ausein de la personne sa composante relationnelle (la personnenest plus ni un pe`re pour un ls, ni un fre`re pour une sur, niun mari pour une femme, etc.). Porter de la sorte un regarddepuis linterieur du masque sur un monde quil connat maisqui, lui, ne le reconnat plus, donne au sujet lexperience dunetat habituel attribue aux defunts et aux esprits. Ils peuventvoir sans etre vus, regarder sans etre reconnus, representer sansse presenter.

    Le regard porte depuis linterieur du masque suscite letatdinteriorite habituellement attribue a` un defunt. Les Miranadisent en effet que les esprits des morts rodent autour de leursparents et de leurs proches ; si les vivants se rememorent ledefunt, cest que leurs esprits ne sont pas loin et les observent.Les vivants ne sont en revanche pas capables de percevoir devisu les esprits des defunts. Alors que lon reconnat a` lespritdu defunt de pouvoir reconnatre les siens, ces derniers ne sonten revanche pas en mesure de percevoir celui avec lequel ilsinteragissaient habituellement, si ce nest par limputationdune presence.

    Ajoutons que, dans le rituel, les esprits parlent dans une langueincomprehensible aux humains : il faut donc, au sujet masque,transgurer non seulement sa voix (une transphonisation enquelque sorte) mais aussi sa langue, cest-a`-dire un autre indi-cateur formel didentite1. La` encore, ce sont des etats dinte-riorite les facons dont sont imagines les Autres, animaux,defunts, Dieux qui sont donnes a` voir, et ce par le biais duneexternalite2 portee sur soi. Rappelons ici que les masques ne

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    1. Cet etat de fait a deja` ete souligne par Pollock (1995).

    2. Et non necessairement dune physicalite ... puisque nous ne recourons pasici au registre des ontologies.

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  • sont pas gardes dun rituel a` lautre : ils sont confectionnespour loccasion, en foret, par chacun des danseurs. Chaquehomme adulte inscrit de la sorte, sur un masque, son imagedune espe`ce, dans le cadre dun style iconographique enusage, renvoyant au code temporel du deroulement du rituelet de son expression dans le mythe (pour une analyse decertains de ces motifs, voir Karadimas 2003, 2005b).

    Le fait que les masques soient censes representer les defunts,du moins sous leur forme dancetres, est donc non seulementun element culturel transmissible dune generation a` lautrepar tradition, sinon egalement un etat que le sujet, masque,experimente dans le rituel par le biais de lanonymat (equiva-lent de la mort de sa personne). Dans cette construction qui lelie a` lau-dela`, le masque agit comme lenveloppe mortuaire ducorps.

    La distance entre les personnes qui permet le face-a`-face est iciabolie par le biais dun artefact, le masque, qui posse`de lui-meme deux surfaces. La premie`re de celles-ci, externe, mode`lele regard des autres ; la seconde, interne, recouvre le visage dusujet, mais ouvre du meme coup a` celui qui sen revet lexpe-rience detre, dans cette construction dune temporalite modi-ee quest le rituel, un defunt parmi les vivants, un Autre parmiles siens.

    Durant lexecution dune danse, la surface externe desmasques, celle percue par les spectateurs lors de lactionrituelle, nest pas accessible au regard des danseurs, doncpar ceux qui les portent. Cette image dune interiorite dusujet portee comme motif dun masque cree de la sorte,pour ce sujet, lexperience detre vu par les siens comme unetre anonyme.

    Il faudrait, a` la lumie`re de ces constatations, reprendre a` titrecomparatif les differents masques mortuaires existant a` traversles mondes tant meso-americains quandins par exemple, sur

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  • lesquels la face interne de masques est egalement peinte oudecoree. De la meme facon, et a` titre purement speculatif, lespoteries peintes des Zuni, Anasazi ou Mongollons du Nou-veau-Mexique au Sud-Ouest des Etats-unis qui recouvraient laface des defunts, etaient percees en leur centre an que lamepuisse sechapper par cette ouverture, creant une sorte danti-masque , une face sans visage, gure ultime de lanonymat.Masque doccasion pour leternite, cette poterie renversee,dont on creait une ouverture unique qui servait dechappatoirea` lame, gardait les motifs rabattus a` linterieur de lartefact,visibles donc du seul defunt.

    Les motifs des masques representent, a` linverse de ces der-niers cas, des identites collectives, cest-a`-dire quils rele`ventde lidentication supra-individuelle et renvoient a` des gene-riques (espe`ces particulie`res, mais aussi, comme nous le ver-rons bientot, des noms de constellations, des elements, etc.). Siles motifs sont connus de tous ils se repe`tent, dans leurstructure, dun rituel a` lautre , la singularite de leur executionest propre a` chaque participant au rituel dans la mesure ou`chaque danseur confectionne ses propres masques et lesrenouvelle dun rituel a` lautre.

    En ce sens, les masques sont une mise en forme dinterioritescollectivement partagees.

    Prenons plusieurs exemples :

    Dans le rituel des animaux, certains masques correspondent a`des espe`ces en particulier, comme le Matre des animaux a` laforme anthropomorphisee de guepe parasite (Karadimas2003, 2008). Dans sa relation a` sa proie, leMatre des animauxse comporte comme un chasseur qui cherche a` soufer uneechette de sarbacane. Comme nous lavons decrit plus haut,sa representation dans le rituel se fait a` laide dun masquegrimacant, ou laissant entrapercevoir une forte dentition, depoils ou de vegetaux faisant ofce de et de plumes. Le

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  • costume associe au masque est accompagne, sous la jupe deraphia, dun phallus en bois qui doit etre maintenu dresse parle danseur (voir Figure 10). Ce phallus joue le role, dans lerituel, de labdomen de la guepe ; pour un humain, enrevanche, il est lequivalent dune lance, ou dune sarbacaneet de sa echette. Dans sa composante cosmologique, ce penisjoue le role dun rayon solaire. Le penis est ainsi la transcrip-

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    Figure 10Danseur incarnant le Matre des animaux, brandissant phallus en bois(Moyen Caqueta, Amazonie colombienne, 1993, photo de lauteur)

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  • tion anthropomorphique de levocation de ces elements ; ou dumoins chacun dentre eux est compris comme occupant lameme fonction que le penis dans un corps humain : ils enpartagent limage rendue dans le costume-masque. Ce cos-tume-masque endosse par consequent des identites differentessuivant les phases du rituel. Il est Matre des animaux cher-chant a` penetrer les humains, une guepe parasite cherchant a`paralyser des araignees, le personnage Soufeur-de-Sarbacanequi tue ses oncles maternels (des singes nocturnes), ou encorequi se venge dun autre personnage (la Raie), en le transper-cant de sa lance, suivant ici les elements de la narrationmythique (voir Karadimas 1999, 2001, 2005d). Le masquerevet alors lidentite de lastre solaire qui chasse les etoiles aupetit matin. Les autres masques representent ses victimes etendossent leurs identites de proies (araignees, singes, raie etetoiles). Lensemble de ces identites peut etre represente pardes masques differents (il existe dans le rituel les masques dessinges, de laraignee, de la raie), ou par un masque unique quisubsume ses identites et joue le terme relationnel de proie. Lecontexte et laction rituels (debut, n, milieu de journee, pour-suite mimee, etc.) rendent ainsi les identites successives despersonnages.

    Les conceptions liees a` ces identites successives nannulent pasla construction generale de la relation du sujet masque aveclassistance. Dans cette relation, ce que le costume-masque estcense contenir, cest-a`-dire une entite interiorisee par le por-teur, est assimile a` une deite, ou a` un ancetre.

    Dans les roles distribues aux masques, certains incorporent a`leurs motifs ceux de groupes detoiles car le mythe qui sous-tend en partie laction du rituel se refe`re a` un antagonismeentre des personnages stellaires. Les visages des masques sontdes constructions iconographiques melant des congurationspropres a` certaines constellations, ou a` certains personnagesdont les noms sont aussi ceux detoiles (voir Karadimas 2001).

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  • Dans la cosmovision mirana, les deites sont danciennes amesde defunts, passees dans lanonymat, qui vivent de lautre cotede la voute celeste et dont on ne percoit plus que le reetstellaire. Les mecanismes de la construction psychologiquespeciques au rituel laissent entrevoir que lassimilation duporteur du masque a` une deite sedie sur le rapport regardporte/ecran cree par le masque. Toujours dans le discours desinformateurs, la situation est inversee pour les dieux : ces der-niers observent les humains, la voute celeste netant pour euxque lequivalent dun masque, un paravent derrie`re lequeldisparaissent denitivement les ames des defunts. Cette faculte

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    Figure 11Attribution de la qualite desprits ou de dieu aux etres masques.

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  • de percevoir sans etre percu est egalement attribuee, de faconplus generale, aux predateurs (chasseurs compris) ; commenous lavons vu, cest aussi lexperience du porteur de masque.

    Les dieux mirana, comme les esprits dailleurs, percoivent sansetre percus ; cette propriete leur est reconnue dans la mesureou`, selon les informateurs, la voute celeste forme ecran et cacheceux qui se trouvent de lautre cote, les dieux. En cela, la vouteceleste est une surface dissimulant un espace dans lequel sontsituees les deites : si les dieux peuvent a` loisir observer leshumains, ces derniers sont dans lincapacite de percevoir lesdieux si ce nest sous la forme des reets des corps stellaires.Les hommes ont limpression detre observes globalement parles dieux, on peut parler a` ce propos de panscopie et, ici, de panscopie divine .

    Lensemble de ces constatations dordre psychologique et cos-mologique se retrouve dans la construction du rituel, princi-palement dans le port dun masque : lattribution de la qualitede divinite implique que le masque agisse sur un mode simi-laire a` la voute celeste un ecran tout en laissant le person-nage qui se trouve a` linterieur de cet espace projeter sur lemonde qui lentoure un regard tout aussi panscopique quecelui prete a` une divinite puisquil est, en tant que sujet social,absent de la sce`ne rituelle. Cette panscopie est dautant plusparadoxale quelle sexerce a` partir dun artefact qui, bien quedote dun visage, est justement soit depourvu de regard, soitdun regard dune xite totale. Dans le premier cas en effet, lesyeux ne sont que des ouvertures dans le masque, dans lesecond, lorsque les yeux sont representes, ils sont dune xitetotale ou, si lon prefe`re, dans un regard toujours en action.Lun et lautre cas sont une autre formulation imagee de ce quepourrait etre la panscopie : un dieu depuis linterieur dumasque.

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