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La bande dessinée aux frontières de l’abstraction

Jean-Charles Andrieu de Levis

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La bande dessinée aux frontières de l’abstraction

Jean-Charles Andrieu de Levis

Communication option illustration

Mémoire de DNSEP

Sous la direction de Jospeh Béhé

Haute Ecole des Arts du Rhin 2013

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Remerciements

Denis Plagne pour m’avoir, le premier, permis d’écrire sur la bande dessinée, mais aussi pour m’avoir confronté aux productions du Frémok.Matthieu Chiara pour sa relecture, et pour avoir subit toutes mes questions pendant l’écriture de ce mémoireFrançois Bauer pour sa précieuse relectureJean-Christophe Caurette pour sa correction minutieuseHarry Morgan pour sa disponibilité et ses judicieux conseilsGuillaume Dégé pour sa relecture et ses commentaires modérateurs

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Gustave Doré, Histoire de la Sainte Russie, page 42

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Introduction

L’histoire de la bande dessinée nous a souvent prouvé la souplesse et les adaptations du médium à de multiples expérimentations. Ainsi, des albums allant d’Histoire de la Sainte Russie de Gustave Doré (1854) en passant par Feux de Lorenzo Mattotti(1984) ont montré la possibilité et même la facilité de poursuivre une narration avec du matériel iconique abstrait. Seulement, ces incursions dans le domaine de l’abstraction sont toujours fugaces et soutenues par du texte qui acquiert une pleine autonomie. Ces tentatives sont assez révélatrices de la curiosité des auteurs d’investir une tradition graphique à l’opposé de la leur. Elles posent aussi la question de la potentialité de faire durer cet exercice à l’échelle de tout un récit. De rares et ponctuelles expériences ont été réalisées dans ce sens comme l’album d’Eberoni, John & Betty publié en 1985 ou bien l’épisode Love des B Stories de Massimo Mattioli, publié dans la revue Corto Maltese en 1989. Mais ces essais ne vont pas au-delà du jeu

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graphique et restent dans l’expérimentation spontanée, sans véritablement être soutenue par une envie d’aller plus loin dans ce genre de pratiques.

En 1972, sort le fameux livre de Martin Vaughn-James, La cage. Dans cet album, l’auteur développe un récit dont l’avancée n’est pas poussée par la révélation de solutions amenant à quelques conclusions attendues, mais qui est plutôt emmené par une convergence d’images et de mots dans lesquels le lecteur va pouvoir véritablement s’impliquer. En somme, il abandonne les schémas narratifs traditionnels pour aller vers des expériences allant vers le sensible. Malgré l’engouement qu’a suscité cet album, l’auteur ne renouvellera pas cette expérience, préférant se tourner vers le roman illustré. Ce désir de briser les schémas narratifs traditionnels pour leur substituer des récits qui interpellent le ressenti du lecteur sera repris quelques années plus tard, en 1989, par Richard Mc Guire avec son récit Here, publié dans la revue Raw. Si les connections entre les cases se font alors plus logiques que dans La Cage, les deux œuvres se retrouvent dans la volonté d’éprouver l’élasticité du lien entre les cases. Les questions que ces auteurs posent sur le médium resteront en suspend.

Depuis quelques années, nous pouvons observer l’émergence et l’installation de nouvelles formes de bandes dessinées qui se détournent la ligne claire pour des images moins figuratives, plus plastiques. Dans le même temps, elles développent des récits dont la dynamique n’est plus poussée par une histoire déroulant de multiples péripéties mais par la recherche de liens sensibles entre les images. Les mécanismes

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que ces bandes dessinées mettent en place correspondent à ce que nous définissions alors comme l’apparition d’une bande dessinée abstraite : une bande dessinée qui, par la mise en place d’un système dont le lieu et les instances diégétiques ne sont pas identifiables instantanément, invoque autre chose que ce qui nous est donné à voir. Ces nouvelles formes sont principalement soutenues par la maison d’édition Frémok1 et compte comme acteurs importants Vincent Fortemps, Frédéric Coché ou Michael Matthys, entre autres. Ces auteurs se confrontent aux limites du médium et essaient de les transcender. Ils en dévoilent ainsi certains mécanismes forts. Afin de mieux appréhender ces formes nouvelles, il nous est apparu essentiel de tenter de comprendre quels cheminements ces auteurs ont empruntés pour en arriver à ces expérimentations. Nous avons alors cherché à déceler l’existence d’un pont entre les tentatives ponctuelles que nous avons évoquées plus haut et ces nouvelles formes émergentes.

Nous pouvons remarquer l’existence de trois temps forts, indépendants les uns des autres, qui ont tendu à explorer les limites du médium en éprouvant ses possibilités à aller vers l’abstraction. Chacun de ces moments a été provoqué par une personnalité qui se distingue des autres par le besoin de théoriser et la volonté de réunir d’autres auteurs afin de constituer une sorte de débat, qu’il soit graphique ou théorique. Nous pouvons aussi constater qu’ils se sont déroulés dans trois pays différents : la France, la Belgique

1 Les maisons d’éditions La cinquième couche, L’association et Atrabile se démarquent aussi comme soutien à ce genre d’expérimentations.

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et les États Unis. Ils proposent chacun un angle singulier sur les possibilités de l’abstraction dans la bande dessinée dont résulte des œuvres très différentes. Les discours qu’ils mettent ainsi en place interrogent la bande dessinée en des endroits bien distincts et dévoilent quelques limites que le médium ne saurait franchir ainsi que des mécanismes essentiels. Un échange se crée alors entre la théorie qui relie les différents travaux et ces derniers qui éprouvent la pertinence et la solidité de cette théorie. Nous analyserons en détail ces trois moments et extrairons les principales questions qu’ils soulèvent. Nous verrons ainsi le regard singulier qu’ils portent sur le médium et sur les moyens de le sortir des carcans traditionnels qui le caractérisent. Nous tenterons ainsi de faire le lien entre les propositions que ces mouvements ont délivrées et les récits soutenus, entre autre, par le Frémok1.

Nous allons tout d’abord étudier la première tentative d’abstraction dans la bande dessinée, qui correspond aussi à un premier essai de théorisation. Ensuite, nous analyserons l’anthologie qui s’est imposée comme référence du genre. Et nous conclurons par l’expérience qui ne s’est pas réclamée de la bande dessinée abstraite mais qui nous semble faire ce lien que nous cherchons.

1 Faute de se rassembler autour d’un nom, nous nous trouvons dans l’embarras de nommer l’ensemble de ces récits expérimentaux nouvelles formes, dans la mesure où ce ne sont plus des tentatives ponctuelles. En effet, il nous semble que ces récits commencent à véritablement installer un genre à part entière car ils se réunissent autour des mêmes questions et des mêmes intentions.

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Première PartieIbn Al Rabin et Bile Noire

Ibn Al Rabin, de son vrai nom Mathieu Baillif, est un auteur suisse de bande dessinée qui a commencé à être publié en 1997. Mathématicien de profession, il a développé un style de dessin minimaliste immédiatement identifiable. Ses bandes dessinées reposent sur le texte et les jeux de mise en pages (elles ne contiennent jamais le même nombre de cases et leur spatio-topie1 est elle aussi changeante). Il participe à de nombreux fanzines et publie la plupart de ses livres lui-même avant d’entrer chez Atrabile, célèbre maison d’édition suisse qui a porté ce que l’on nomme la nouvelle génération suisse (avec, entre autre, Frederik Peeters et Alex Baladi2). De ses différentes pratiques, de sa logique mathématique et de

1 La spatio-topie est un terme forgé pour réunir tout en les maintenant distincts, le concept d’espace et celui de lieu. Thierry Groensteen, Systèmes de la bande dessinée, Paris, puf, 1999, p.26.2 Il a notamment participé au documentaire Bande à part qui s’intéressait à cette génération émergente

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son trait minimaliste, il est possible de faire un rapprochement avec la figure de Lewis Trondheim, à ceci près qu’Ibn Al Rabin semble bien accroché au milieu alternatif de la micro-édition et ne cesse de continuer à explorer les possibles du médium.

Des différentes expérimentations sur la bande dessinée qu’il a réalisées, celles qui lui ont tenu le plus à cœur sont certainement celles sur la bande dessinée abstraite. Il les a tout d’abord entreprises de son coté en autoéditant Cidre et Schnaps en 2000 (aux éditions My Self), un fanzine de bande dessinée abstraite gratuit. Suite à ce numéro, il a vite ouvert une discussion sur un forum internet afin de réfléchir collectivement sur les concepts développés dans son fanzine. Suite à cela, il lance en 2003, dans le numéro 13 de la revue Bile noire, un feuillet collectif consacré uniquement à l’expérimentation de bandes dessinées abstraites. Comme nous pouvons le remarquer Ibn Al Rabin cultive un besoin de s’entourer d’auteurs différents ainsi que de conversations collégiales tentant de théoriser ce qu’il a commencé à développer seul, transformant le début de son expérimentation personnel en un questionnement collectif. En constante interrogation, il a ouvert, à travers son travail, une voie qui cherche à se confronter avec les limites du médium. Nous allons dorénavant tenter d’en étudier les différentes entreprises afin de cerner ce qu’Ibn Al Rabin appelle bande dessinée abstraite.

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1 - Cidre et Schnaps

Cidre et Schnaps se présente comme un carnet composé de 20 pages. À l’époque où il réalise ce fanzine, le concept de bande dessinée abstraite est tout à fait nouveau et nous pouvons de ce fait le considérer comme un pionnier dans ce genre de questionnements. Il propose alors son fanzine gratuitement et le rend consultable sur son site internet. Avec ces premiers essais, Ibn Al Rabin développe déjà de nombreuses pistes et montre un besoin de poser les choses par écrit afin de mieux avancer.

Introduction et conclusion du fanzine: un regard critique sur son travail

Ibn Al Rabin se sert de la page de titre afin d’expliquer ce qu’il nomme bande dessinée abstraite. Il développe aussi le cheminement et la démarche l’ayant mené vers cette abstraction. Son argumentation est présentée sous forme de bande dessinée, ce qui permet de bien dissocier ses arguments et de rendre vivante cette introduction. Le titre ne le laissant pas prévoir, il écrit en gros et gras en haut de la page que « Cidre et Schnaps est un fanzine gratuit de bande dessinée abstraite ». Une fois les choses clairement énoncées, il s’agit de s’expliquer un peu. La démarche d’Ibn Al Rabin part d’une remarque théorique qu’il s’est faite sur le dessin en bande dessinée : si un dessin est compris par le lecteur, c’est parce qu’il est la transposition de choses réelles qu’il a déjà vues ou vécues (nous reviendrons plus tard sur ce point). Cette réflexion induit la question suivante : « Jusqu’à quel point peut-on gommer cette référence à la réalité, en utilisant ce langage pour raconter une histoire qui soit malgré tout compréhensible?». Il marque ainsi l’importance

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Ibn Al Rabin, Cidre et Schnaps, page 3

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du maintien d’une narration au sein de ses planches.

Le fanzine se conclut par les remarques que l’auteur fait de ses propres planches sous forme d’accusations, toujours en bande dessinée. Il commence à évoquer la présence de certains anthropomorphismes, comme celui de la page des crapauds ou d’autres planches faisant penser à des divisions cellulaires (il est possible qu’il fasse ici une confusion entre représentation et interprétation). Il défend certains découpages cinématographiques par une préservation de son style et pointe du doigt deux planches dans lesquelles la narration est absente (nous verrons que ce point est discutable). Il termine cette conclusion par un appel à des dessinateurs qui auraient envie de poursuivre ce travail et de fonder un collectif.

Avec cette introduction et cette conclusion, Ibn Al Rabin montre qu’il est conscient de cette exploration et garde un regard très critique sur ses productions. Aussi, l’envie de continuer ces expériences à plusieurs et de poser un regard plus théorique dessus était présente dès le début.

Manipulation des outils propres à la bande dessinée

Si Ibn Al Rabin s’interdit de dessiner des choses « concrètes », il s’autorise à utiliser tout le langage graphique propre à la bande dessinée, comme les phylactères, les cases ou les traits de vitesse et d’expression. Plus que de simplement les utiliser, il va véritablement jouer avec et éprouver leur potentiel narratif. Ils deviennent un langage à part entière et incarnent même des personnages de récit. L’humour de certaines planches vient alors de la connaissance de ces formes comme des standards de la bande dessinée. La page 18 en est un bon exemple. Le lecteur, en même temps qu’il décrypte l’histoire,

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ne peut dissocier les personnages principaux, deux bulles, de leurs fonctions. D’autant plus que ces bulles utilisent elles-mêmes des bulles pour communiquer : les phylactères sont ainsi présents comme outils diégétiques mais aussi comme acteurs du récit.

L’auteur joue aussi avec sa propre pratique de la bande dessinée : si toutes les pages comportent de nombreuses cases incarnées par des dessins sans relief, l’histoire « À marier » casse tous ces codes. L’auteur ne fait pas de cases, seulement six dessins par page et les images sont des formes géométriques en relief, ce qui marque la seule présence de la perspective dans ce livret. Ainsi, l’éclatement de la case modifie foncièrement son dessin mais aussi son appréhension de l’exercice. Cette histoire est la seule qui diffère autant par la forme. C’est aussi peut-être une des moins réussies. Ceci montre l’importance pour l’auteur de rester dans l’écriture séquentielle à laquelle il est habitué et sur laquelle il peut s’appuyer.

Ainsi, seules deux planches (sans compter la quatrième de couverture) sont uniquement graphiques et ne proposent pas de véritable lecture mais plutôt un jeu sur l’aspect global de la planche. Ce sont les planches intitulées « pampers welcome » et « (juste pour dessiner) » (Ibn Al Rabin évoque dans sa conclusion les planches « (juste pour dessiner) » et « the moving picture », mais nous pouvons déceler dans cette dernière un certain fil narratif). Dans ces planches, l’unité de la page est primordiale et c’est cette vision d’ensemble qui en fait son intérêt. Nous ne sommes alors plus dans une dynamique de lecture mais plus dans une logique d’observation et/ou de contemplation.

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Ibn Al Rabin, Cidre et Schnaps, page 18

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Ibn Al Rabin, Cidre et Schnaps, page 13

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Possibilités narratives

Dans ces planches, la dualité entre ces formes qui se meuvent est souvent au centre du schéma narratif. Ces formes étranges interagissent entre elles et des parodies de relations sociales humaines se dessinent vite. Les rapports de force entre ces formes sont assez divertissants car, du fait de l’abstraction des dessins, ils ne seront dévoilés que par la narration. Ibn Al Rabin joue particulièrement bien avec ces systèmes qui sont des plus efficaces.

Aussi, après avoir dessiné les planches, Ibn Al Rabin leur a accolé des titres. Ces titres attribués a posteriori donnent une grande orientation dans l’interprétation de ces histoires, mais sont peut-être aussi un trop directifs. Dans la conclusion, l’auteur s’accuse d’anthropomorphisme pour cette raison. En réalité, les dessins ne sont pas anthropomorphiques, mais les titres les font parfois le devenir. Libérés de ces titres, les récits peuvent avoir presque autant d’interprétations différentes qu’il y a de lecteur, tant leur potentiel narratif est grand.

Enfin, l’auteur pourrait seulement avoir l’envie de raconter du mouvement. C’est le cas des planches sans narration, mais aussi de la 13ème page, intitulée « moving picture ». Ces formes géométriques bougeant dans l’espace de la case ne sont pas sans rappeler les films d’animations expérimentaux du Bauhaus comme le Rythmus 21 d’Hans Richter. Ce qui est assez intéressant quand on lit cette planche maintenant est de constater que ce genre de mécanisme narratif sera assez souvent repris dans ce genre d’expérimentations, jusqu’à aller à un album entier.

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Ibn Al Rabin entrevoit dans ce qu’il nomme la bande dessinée abstraite un grand nombre de possibilités narratives ainsi qu’une nouvelle ouverture qui permettrait de mieux comprendre le médium. Outre le développement de son idée de bande dessinée abstraite, ce qui transparaît avec force est l’envie de travailler à plusieurs sur ces questions ainsi que la nécessité de conceptualiser ses productions.

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2 - La conversation Google comme un premier essai de théorisation

Après ces expérimentations, Ibn Al Rabin a ouvert une discussion sur internet1. Il annonçait dans son premier message la sortie de son Cidre et Schnaps et proposait de l’envoyer gratuitement à ceux qui le souhaitaient afin de pouvoir débattre sur cette nouvelle façon d’aborder la bande dessinée qu’il développe dans son fanzine. La discussion commença le jeudi 9 mars 2000 et trouva sa conclusion (ou son essoufflement) le lundi 27 mars de cette même année. Malgré sa densité, elle ne dura que 18 jours. Les principaux participants sont Ibn Al Rabin (sous son véritable nom Mathieu Baillif) et Yannick Prié. D’autres personnes sont intervenues, plus ponctuellement: Loleck, Xavier Guibert, Thierry Fournier, Camille, Jean-Noël et Nathalie Lafargue, Laurent Prévosto, Julien Falgas, Frédéric Vivien, Gregg et Tish et Olivier Apollodorus (même si ces derniers rebondissaient plus sur une remarque qui ne concerne pas la bande dessinée abstraite mais la fidélité de la transposition cinématographique d’une scène tirée d’un livre). Je retranscris ici les pseudonymes avec lesquels les participants intervenaient, ne connaissant pas leur véritable identité. Cette discussion n’a pas été appréhendée comme une joute verbale où chacun devait exposer l’exactitude et la prédominance de ses réflexions, mais plutôt comme un travail collectif autours de cette idée de la bande dessinée abstraite. De nombreuses notions remarquables ont été soulevées et, nous le verrons, ont fait avancer Ibn Al Rabin dans sa démarche. Elle apparait aussi

1 Cette discussion est disponible à l’adresse suivante : https://groups.google.com/forum/?fromgroups=#!searchin/fr.rec.arts.bd/bande$20dessin%C3%A9e$20abstraite/fr.rec.arts.bd/ULXvejYURNE/AwPilCbWtrIJ

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comme le premier essai de théorisation de cette approche du médium. De plus, les concepts évoqués ont été véritablement éprouvés par les avis avancés par chacun. Je tenterai ici de résumer clairement les concepts abordés, avant de les commenter et d’observer comment ils ont influencé Mathieu Baillif.

Définitionetambitions

Ibn Al Rabin ne propose pas vraiment de définition à ce qu’il envisage comme de la bande dessinée abstraite, mais expose plutôt les règles qu’il s’est fixées pour la réalisation de son fanzine.

« Le but de la Bd abstraite est de s’abstenir le plus possible de représenter des objets concrets (personnages, animaux, décors, mais aussi toute écriture) tout en développant un récit qui soit compréhensible […] et qui ``fasse sens’’ […]. Les seuls objets ‘concrets’ que l’on s’autorise sont ceux qui font partie du langage de la bande dessinée (cases, phylactères, etc)».1

Ainsi, l’expérience prend son origine dans la possibilité de raconter une histoire sans utiliser de dessins figuratifs mais en utilisant toute la sémantique de la bande dessinée. Pour lui, la convention que l’on donne à ces signes, c’est-à-dire que l’on abstrait de ces signes, fait sens et permet le développement de schémas narratifs (il poussera ce même résonnement à son extrême dans une planche avec laquelle il éprouvait la possibilité d’une narration avec uniquement des signes propres à la bande dessinée). Il explique alors qu’il voit dans la bande dessinée abstraite une possibilité d’analyse de la bande dessinée

1 Dans ce chapitre, les passages en italiques sont des citations de cette discussion

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car, en gommant ainsi au maximum les fonctions diégétiques de l’image, il révèle les dynamiques internes essentielles au médium.

Le maintien d’une narration est donc primordial pour lui, et c’est effectivement dans ce dialogue qui va se jouer entre un appareil iconique abstrait et une narration concrète que se trouve l’intérêt de ses expérimentations.

L’expérience de l’image et de la bande dessinée

Ibn Al Rabin va diriger le débat sur la lecture différente que l’on fait d’un dessin abstrait en bande dessinée. Il reprend alors ce qu’il avait déjà évoqué dans l’introduction de Cidre et Schnaps, c’est-à-dire la nécessité d’avoir l’expérience d’un objet pour comprendre sa représentation figurative. Il utilise l’exemple d’un homme qui marche en explicant qu’une personne ne pourra pas reconnaître un homme qui marche dans un dessin si elle n’a pas préalablement observé quelqu’un marcher. La possibilité de la bande dessinée est alors de donner du sens à un objet abstrait à travers la narration. Il montre ainsi quel a été son principal souci dans son travail : donner suffisamment d’informations sur cette forme abstraite pour que le lecteur suive la séquence sans pour autant en donner trop. En effet, il se crée un aller-retour entre la naissance d’une narration et le sens donné à un dessin abstrait : c’est la séquence qui, au début, donnera son sens au dessin et, dans le même temps, c’est l’interprétation de ce dessin (rendu donc possible par la séquence) qui va permettre à la narration de s’installer1. La bande dessinée abstraite permet ainsi d’éliminer

1 Dans le troisième numéro de Comix Club paru en 2006, Ibn Al Rabin retranscrira une discussion qu’il a eue avec Alex Baladi sur ce même sujet.

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la notion d’expérience de l’image pour appréhender et suivre les formes qui se meuvent dans la page, mais elle nécessite tout de même une connaissance minimale des mécanismes de la bande dessinée.

Selon Ibn Al Rabin, il suffirait juste de connaître les pré-requis suivants afin de comprendre une bande dessinée abstraite. La bande dessinée est constituée de :

• Vocabulaire - « mots réservés » : unités de dessin avec fonctions prédéterminée, c’est-à-dire les cases, les bulles etc. - Variables : le reste des éléments représentés. • Règles de lecture : on lit de haut en bas, de droite à gauche, case après case. • Règles de transformation : est ce qu’une variable est la même d’une case à l’autre ?

En suivant ce tableau, il est possible de nuancer les propos d’Ibn Al Rabin en reprenant son exemple fétiche : une personne qui n’a pas l’expérience d’un homme qui marche comprendra au moins, à travers le système de la bande dessinée, une forme qui se déplace dans l’espace dans lequel elle évolue.

Donc, si la bande dessinée abstraite permet à l’image de se passer de définition (identification qui sera apportée par la séquence), elle nécessite tout de même une certaine expérience de la bande dessinée.

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Discours de Loleck sur l’abstraction

Loleck va, quant à lui, orienter la discussion autour du concept d’abstraction afin de mieux le définir, et donc de mieux appréhender ce que pourrait être la bande dessinée abstraite. Il rappelle alors les deux sens que peut avoir ce mot :

1) Isoler un élément d’un tout afin de le considérer en lui-même et par lui-même. « Quand je me représente une main toute seule, j’abstrais la main au sens où je me représente ce que je sais d’un corps avant d’en tirer l’idée d’une de ses parties. »

2) Dégager d’un ensemble complexe les traits communs aux éléments ou aux individus qui le composent. Il résume cette notion par le terme « généraliser ».

Il déclare alors que, suivant ces définitions, une bande dessinée abstraite représente nécessairement des « constructions tirées du réel », ou alors ce ne serait que de « fausses abstractions », « au sens où elle se bornera à représenter des objets qui «semblent» dépourvus de sens, en croyant qu’ils sont généraux».

Mais, du fait que le carré ou le rond sont des portions d’espace concrètes, ils ne peuvent être abstraits. C’est le fait de les soustraire à tout contexte leur donnant du sens qui les rend abstrait. Ce carré et ce rond deviennent des symboles de ce que projette le lecteur sur eux, car leur vie propre ne l’intéresse pas. «Ainsilelecteurréinjectedelaréférencedansdesfiguresqui en avaient été soigneusement vidées ». Selon lui, les formes ne sont donc pas abstraites mais c’est cette opération de soustraction qui les rend abstraites. Loleck fait donc une distinction entre représentation et contextualisation.

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Quelques objections

Si les remarques de Loleck proposent un point de vue intéressant, son argumentation n’est pas des plus solides. La première objection peut être formulée sur le fait que, selon les définitions du mot abstraction, il ne pourrait y avoir que de fausses abstractions. En se référant à la première définition, une forme présente dans une case peut tout à fait être abstraite d’un univers qui se trouverait en dehors de la case. Isolée de cet univers dont nous ne connaissons pas les propriétés, cette forme est considérée en elle-même ou par elle-même, subissant et agissant selon les caractéristiques de ce monde dans lequel elle évolue. Nous l’avons vu, Ibn Al Rabin articule certaines de ses planches de Cidre et Schnaps autour de cette découverte progressive.

Ensuite, identifier une forme n’est pas la remplir de signification. Loleck explique que l’abstraction vient du fait « qu’onles[les formes]arracheà toutesignificationévidente». Or, pour reprendre ses exemples du carré et du rond, une figure géométrique n’a pas de signification évidente. Cette affirmation, dont la pertinence serait à éprouver pour des représentations figuratives d’objets réels, ne fonctionne pas pour ces exemples-là. C’est très certainement aussi pourquoi Ibn Al Rabin insiste dans sa définition sur l’importance de ne pas représenter de choses concrètes.

Enfin, l’affirmation comme quoi ce serait par ennui que le lecteur injecte ses propres références dans ces formes semble peu fondée. Ces formes qui se meuvent se construisent elles-mêmes leurs propres références grâce à la séquence. Comme nous pouvons le voir à la page 5 de Cidre et Schnaps, la référence qui permet de bien suivre ce récit n’est autre que le premier strip

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Ibn Al Rabin, Cidre et Schnaps, page 15

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Ibn Al Rabin, Sans titre, page 8

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de la planche. C’est alors dans l’interprétation, si elle a lieu, que le lecteur rempli de son expérience le vide significatif de ces figures. Si l’interprétation tourne vite à des archétypes de rapports sociaux, c’est parce que Ibn Al Rabin prête à ses formes des comportements bien humains.

Sans titre, récit de 2003

Trois ans après cet échange sur internet, Ibn Al Rabin a réalisé une nouvelle bande dessinée abstraite sans titre. Il semble intéressant d’en parler ici car, en comparaison avec les planches de Cidre et Schnaps, elle reflète certaines conclusions que l’auteur a tirées de la discussion électronique. La narration est ici des plus simples : nous suivons seulement l’évolution d’une forme.

Pour cette bande dessinée, Ibn Al Rabin abandonne tout pré-requis afin de vider au maximum la forme de toute indication significative. Ainsi, il n’y a pas de titre ni de page de titre (non plus de chiffre, l’auteur utilisant des barres afin de numéroter les pages). La forme est livrée à elle-même, considérée en elle-même et par elle seule.

Ainsi, l’auteur a tenté de réduire au possible les connaissances nécessaires des codes de la bande dessinée pour lire celle-ci. Reprenons la hiérarchie qu’il a proposée, en la modifiant selon cette nouvelle expérience :

• Le vocabulaire: - les « mots réservés » se réduisent à l’unité de la case. - les variables se résument à : la forme, le fond et un point qui apparaît.

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• Les règles de lectures : comme il n’y a plus qu’une case par page (alors que dans le Cidre et Schnaps le nombre de case atteignait souvent la vingtaine), ces règles se réduisent à seulement ‘lire une case après l’autre’ et ‘de gauche à droite’, bien qu’une lecture en sens inverse serait tout à fait envisageable. • Les règles de transformation : elles sont les seules à rester inchangées.

Ibn Al Rabin tend ainsi à rendre son travail le plus accessible possible, lisible par des personnes qui n’auraient qu’une vague idée de la bande dessinée.

Il a aussi évolué en jouant sur le côté graphique de la forme, en introduisant comme éléments narratifs des changements de représentation, comme l’arrivée de la trame par exemple.

Dans ce forum sur internet, il aborde aussi l’aspect cinématographique de son découpage, ajoutant que, son dessin étant déjà à la base abstrait, le résultat de ses planches dans Cidre et Schnaps peut apparaître peu surprenant. Il aimerait alors voir comment d’autres auteurs, ayant des maîtrises plus fortes du dessin, apporteraient de nouvelles questions et/ou réponses à cette vision de la bande dessinée. Cette remarque est très représentative de sa volonté et son effort de tourner autour de ce sujet en groupe, comme en témoignent ce que nous venons de voir, mais aussi le carnet sur la bande dessinée abstraite qu’il a créé et animé dans la revue Bile noire, que nous allons maintenant découvrir.

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3 - Les carnets de Bile noire

Bile noire est une revue de bande dessinée suisse dirigée et publié par les éditions Atrabile1. Fondée en 1997, elle compte aujourd’hui 18 numéros qui ont paru à des formats, paginations et périodicités variables. Elle a permis à de nombreux jeunes auteurs de se révéler et de s’affirmer, comme, entre autre, Frédérik Peeters, Nicolas Presl, Alex Baladi ou encore Ibn Al Rabin, et de leur fournir un terrain de détente et d’expérimentations en marge de leurs productions habituelles. C’est ainsi qu’Ibn Al Rabin y introduit une petite rubrique dédiée à la bande dessinée abstraite qui s’étendra du numéro 13 au numéro 16, de 2003 à 2007, et qui comptera à chaque fois entre 10 et 16 pages, toutes en noir et blanc. Chaque ensemble de propositions de planches abstraites sera accompagné d’un texte qui rappellera et parfois interrogera les définitions de la bande dessinée abstraite. Nous ne nous étendrons pas sur ces efforts de théorisation car ils n’avancent pas d’arguments vraiment pertinents qui n’aient déjà été abordés au travers du forum internet. En revanche, comme l’espérait Ibn Al Rabin, cette rubrique a permis le développement de nouvelles pistes narratives, de donner l’impulsion de livres autonomes, mais a aussi dévoilée des limites de cette conception de la bande dessinée.

De nouveaux schémas narratifs

Aucun auteur ne va ici reprendre les systèmes narratifs développés par Ibn Al Rabin dans son Cidre et Schnaps mais chacun va tenter de présenter sa vision de la bande dessinée

1 Cette revue est un peu l’équivalent de Lapin pour L’association

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abstraite. Si les dessins sont très variés et laissent tous libre court à l’interprétation du lecteur, les schémas narratifs se rejoignent sensiblement et se réduisent souvent à des rapports de cause à effet (Trondheim, Baladi, Peggy Adam), de mouvements de la case dans un espace donné (Jessie Bi, Mark Staff Brandl, David Vandermeulen) ou à de simples évolutions graphiques (Oelislager, Delisle, Yokor, Stephane Girod). Les planches avec ces rapports de cause à effet sont assez proches de celles de Cidre et Schnaps et n’offrent pas de réflexions supplémentaires. Il en est de même pour les évolutions graphiques qui, finalement, ne racontent rien d’autre que ce qu’elles montrent.

En revanche, les planches de Jessie Bi et David Vandermeulen développent un principe nouveau et intéressant qui sera plus éloquent avec les planches de Jessie Bi. Prenons celle de la page 62 du Bile Noire 141. La première case, qui se présente comme un titre de la planche par son placement dans la page, montre un rectangle clair dans un rectangle plus foncé. La narration est alors des plus simples : la case va faire le tour de ce rectangle et finir à l’intérieur. Ainsi, en tournant autour, l’auteur raconte la forme qu’il a présentée au début. Ce mouvement donne une planche étrange qui ne donne pas immédiatement l’impression de la présence d’une narration ni l’impression de la forme. C’est la lecture de la page qui va donner à voir ce rectangle. Il y a donc un double mouvement qui se passe ici : la lecture donne à voir une forme que ses mécanismes (la séquence et la spatialité des cases) ont déconstruite. Cela montre le pouvoir abstractif de la case, dans le sens où Loleck l’entendait (mais finalement, ce système n’est pas si éloigné de celui de la couverture de Tango d’Hugo Pratt).

1 La planche est ici recomposée comme l’a pensée l’auteur, mais pas comme elle a été malheureusement présentée dans la revue, deux erreurs de l’éditeur l’ayant modifié.

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Jessie Bi, sans tite, Bile noire, page 62

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Notons au passage que certaines planches sont très similaires dans leur construction à des travaux américains (qui leur sont postérieurs) compilés dans l’anthologie Abstract Comics que nous étudierons plus tard (dans laquelle nous retrouverons la planche de Trondheim pour Bile Noire mais aussi des planches de Cidre et Schnaps).

Unengouementmitigéetleslimitesd’unetelledéfinitionde la bande dessinée abstraite

Ibn Al Rabin est le seul auteur à être présent dans tous les numéros de cette rubrique1, dont la pagination diminue jusqu’à l’arrêt de la rubrique. Il sera tout de même bien épaulé par Andréas Kündig et Guy Delisle, tous deux présents deux fois. Ce phénomène est assez révélateur de l’état d’esprit des auteurs qui ont été piqué de curiosité par l’idée de bande dessinée abstraite mais qui n’y ont finalement pas perçu le potentiel que le suisse ressentait. Il est vrai que, si ces pages proposent de belles propositions, certaines pointent les limites de sa définition. Je pense notamment à celles de Guy Delisle, et en particulier à la page 67 du numéro 13, dans laquelle nous retrouvons deux points importants : la difficulté de borner le champ sémantique de la bande dessinée et la frontière graphique entre un objet abstrait et un objet concret. Cette première réflexion vient des trois dernières cases de la planche, dans lesquels nous observons la pluie arriver.

1 Il ne fera que l’introduction du dernier livret. Les expérimentations qui seront présentes dans ce 16ème numéro de Bile noire se détachent vraiment des autres. Il n’y a dans ce numéro que des nouveaux auteurs, et leurs expérimentations marquent une certaine rupture avec les précédentes publications. Les pages donnent moins l’impression d’une avancée et d’une réflexion collégiale.

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Guy Delisle, sans titre, Bile noire, page 67

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Pour dessiner la pluie, l’auteur va utiliser un système graphique fréquemment utilisé dans des bandes dessinées qui usent de dessins figuratifs ; des traits penchés. La question est ainsi de savoir si ce dessin de la pluie appartient au champ de ce qu’Ibn Al Rabin nomme le dessin concret, ou bien s’il appartient à la sémantique de la bande dessinée : en somme, est-ce abstrait ou bien concret ? Nous pouvons constater que le processus d’abstraction est bien présent : Delisle abstrait la pluie sous forme de nombreux traits qui viennent barrer le dessin. Ainsi, ces traits ne sont pas pris pour ce qu’ils sont, des traits, mais pour ce qu’ils abstraient, la pluie. Ils sont donc abstraits. Dans ce sens et cette situation, ils incarnent alors un certain symbole (du moins un code) de la pluie, repris dans la plupart des bandes dessinées. C’est ainsi qu’ils me semblent appartenir à la sémantique de la bande dessinée. Cette sémantique se révèle alors particulièrement vaste et peut s’étendre à de nombreuses représentations graphiques qui sont des langages connotés et identifiés. Ibn Al Rabin s’apercevra de l’ambivalence de la planche de Delisle et la qualifiera de « plus concrète » que les autres dans l’introduction de la seconde rubrique. Il associe aussi Frédérik Peeters à cette appellation « plus concret ». Il est alors intéressant de constater que ce sont les deux seuls auteurs qui offrent à leur dessin une dimension en faisant intervenir, soit la perspective, soit la notion de plan. Delisle va même aller plus loin en incarnant graphiquement sa forme abstraite, donnant le sentiment qu’elle pourrait vraiment exister : l’auteur respecte les lois de la perspective, donne de la texture et joue avec les ombres, ce qui induit l’existence d’une source lumineuse, que ce soit un soleil ou un lampadaire. C’est ce qui le rend plus concret aux yeux d’Ibn Al Rabin. Seulement cet objet n’existe pas et n’évoque aucun objet réel : il ne représente rien si ce n’est lui-même. Nous sommes alors dans la dimension picturale de l’abstraction qu’Al Rabin évoque dans le 3ème numéro de

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la revue Comix Club. Ainsi, Guy Delisle a, sans vraiment le vouloir, dévoilé certaines faiblesses de la définition établie pour cet exercice.

L’influencedeBile Noire

Nous venons de voir que l’envie des auteurs de participer à cette rubrique sur la bande dessinée abstraite a fortement baissé, et que cet intérêt était souvent ponctuel. Il reste que cette rubrique a été assez retentissante dans le milieu alternatif et a inspiré auteurs et éditeurs. Trois ouvrages notables en particulier dénotent une influence très prononcée de Bile Noire.

Le plus évident est Petit Trait d’Alex Baladi, paru à L’Association en 2008. Présent dans le premier dossier sur la bande dessinée abstraite, Baladi reprend le principe des planches qu’il avait faites alors. S’il n’a pas poursuivi l’expérience de Bile Noire, cette dernière l’a tout de même assez intrigué pour qu’il la réitère, mais cette fois-ci sur l’étendue d’un livre. Dans son essai autobiographique Encore un effort, il explique avoir repris le même « personnage » en parlant du petit trait dont nous suivons les déboires. Il développe finalement une histoire assez classique avec un certain nombre de péripéties, de l’action et même un peu de suspense. En somme, un récit classique, sauf que les protagonistes en sont des traits.

Parcours Pictural de Greg Shaw est paru chez Atrabile en 2005 (ce qui rend la proximité avec Bile Noire d’autant plus frappante). Greg Shaw est un auteur marquant qui a su, avec chacun de ses trois albums, apporter une idée précise et conceptuelle sur la bande dessinée. Parcours Pictural est son premier livre publié. Bien qu’Atrabile soit son premier éditeur, Shaw ne participera pas à Bile Noire, c’est donc en tant que

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Greg Shaw, Parcours pictural, page 23

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lecteur qu’il a été touché par la revue. L’auteur reprend ici le principe de « moving pictures » qu’il enrichit, notamment avec un travail de couleurs et de trames. Ce parcours s’incarne dans une certaine déambulation visuelle que le lecteur suit par le mouvement des formes et des couleurs. Des pages de ce livre sont présentées dans Abstract Comics. Nous pouvons trouver une analogie entre les mouvements de ce Parcours Pictural et ceux de son troisième livre, Travelling Square District (Sarbacane, 2010), qui n’est finalement qu’une déambulation spatiale au sein d’un même grand dessin. Ainsi, en prolongeant l’analogie, nous pourrions le rapprocher des travaux de Jessie Bi que nous venons d’étudier.

Le troisième livre est Bleu de Lewis Trondheim, paru à L’association en 2003. Cet album est sans nul doute le plus connu et le plus emblématique de la bande dessinée abstraite (du moins, les rares fois où le sujet de la bande dessinée abstraite est abordé, c’est celui qui revient le plus souvent). Mais si j’aborde ce livre ici en dernier, c’est que du point de vue du contenu il n’apporte rien de plus que nous avons déjà vu : narrativement, il se résume à des formes qui interagissent entre elles et s’entre-dévorent, principe que nous avons déjà approché avec le Cidre et Schnaps d’Al Rabin. Trondheim y ajoute la narrativité de la couleur et l’idée de faire une couverture entièrement bleue, sans aucun signe ni page de titre. Le livre est ainsi vierge d’inscription et gagne une autonomie et une vie propre que les expérimentations de l’auteur suisse n’ont pas.

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Ibn Al Rabin a ainsi commencé à développer seul cette question de la bande dessinée abstraite. Stimulé par tout le potentiel qu’il y voit, il s’efforce de rendre ces réflexions théoriques et graphiques collégiales en intervenant dans des supports différents. Il trouve dans Bile Noire un lieu d’expérimentations collégiales et, dans une certaine mesure, la légitimité qui ont permis de marquer une génération d’auteurs attentifs à ce genre d’expérimentations. Mais s’il use d’un matériel iconique abstrait, les schémas narratifs qu’il développe avec ses confrères sont assez primaires. À travers toutes ces expérimentations, seules une composante de la bande dessinée a été éprouvée et non son essence, la séquence. Il nous semble ainsi délicat de nommer ces planches des bandes dessinées abstraites, car ce serait confondre médium et style graphique.

Nous allons maintenant étudier la tentative d’Andreï Molotiu, présent dans le dernier feuillet de Bile Noire, de donner à ce type d’expérimentations sur la bande dessinée une visibilité et un véritable ouvrage qui permette au genre de se constituer une histoire.

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Deuxième PartieAndrei Molotiu et Abstract Comics

Abstract Comics, The anthology : 1967-2009 est un recueil de planches de bande dessinée d’auteurs venant de pays différents ayant des pratiques graphiques et un rapport au médium bien distincts. Publiée en 2009 par Fantagraphics (principal éditeur alternatif américain), cette anthologie est le résultat du travail d’Andrei Molotiu, dont les recherches s’orientent depuis de nombreuses années vers ce qu’il nomme la bande dessinée abstraite. Abstract Comics est ainsi la première tentative ambitieuse à pointer du doigt la possibilité d’une autre approche formelle de la bande dessinée.

Nous nous intéresserons dans un premier temps au discours d’Andrei Molotiu et à ce qu’il entend par « bande dessinée abstraite » à travers l’introduction d’Abstract Comics, des interviews qu’il a données mais aussi des œuvres qu’il a lui-même produites et qui ne figurent pas dans ce livre. Nous étudierons ensuite le contenu de cette anthologie et verrons les liens ou les ruptures qui s’établissent avec son discours.

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1 - L’introduction à Abstract Comics et la théorie d’Andrei Molotiu

Andrei Molotiu est un historien de l’art américain qui travaille à l’université de l’Indiana. Il s’intéresse particulièrement à la peinture et à la philosophie des 18ème et 19ème siècles comme en témoigne son livre «Fragonard’s Allegories of Art» publié en 2007. En parallèle à ces activités académiques, il est historien de la bande dessinée et développe un travail de recherche aussi bien plastique que théorique autour de ce qu’il nomme la bande dessinée abstraite. Abstract Comics est le fruit de nombreuses années de recherches. Cette anthologie ne constitue pas pour autant une finalité à ce travail qu’il poursuit encore à travers de nombreuses conférences dans lesquels il tend à faire un pont entre des toiles de peinture abstraites et des planches de bandes dessinées figuratives1. L’introduction de cette anthologie est l’occasion pour lui de poser des bases théoriques sur cette nouvelle façon d’aborder le médium et d’éclairer cette pratique encore balbutiante.

La Nécessité de faire cette Anthologie

Andrei Molotiu insiste, avant même d’aborder la question de la définition de la bande dessinée abstraite, sur la nécessité et l’urgence de faire cette anthologie afin de créer pour ce genre un fondement. En effet les expérimentations sur ces questions des limites de la représentation figurative en bande dessinée existent bel et bien et ne sont pas suffisamment nombreuses pour établir, de facto, un genre, mais foisonnent

1 Il rapproche notamment une peinture de Jackson Pollock d’une planche de Jack Kirby pour le dynamisme qu’elles communiquent ainsi que la similarité de la construction de l’espace de la toile/planche.

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suffisamment pour donner l’impulsion de faire ce livre.

De plus, ce genre d’expériences est souvent réalisé à titre personnel et très peu diffusé, les rendant peu ou difficilement visibles et accessibles. Il est ainsi difficile pour les auteurs de véritablement avancer de concert dans l’exploration de ces potentiels. Lors de positionnements aussi radicaux, des groupes de travail se constituent généralement de façon instinctive. Les questions structurelles de la bande dessinée ont été menées sous l’impulsion d’un groupe de dessinateurs qui se sont vite nommés Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentiel). Nous pouvons constater leur nécessité de publier le résultat de leurs recherches ainsi que de se constituer une bibliographie de référence appelée « bibliothèque Oubapienne ». Pour ces bandes dessinées dites abstraites, ces recherches se sont souvent faites à l’échelle d’un seul auteur. Molotiu pointe ainsi, en tentant de le remplir, ce gouffre qui existe dans l’histoire et la théorie de ce genre de bande dessinée. Mais ces entreprises ont besoin de continuellement se renouveler afin de s’enrichir, ce qui n’est malheureusement pas le cas ici. Le danger est alors de continuellement tourner en rond. Face à la diversité et au nombre croissant d’expérimentations, Abstract Comics se propose donc d’être une base de travail en créant et montrant les expériences qui ont déjà été réalisées. En somme, il s’efforce de constituer une histoire de la bande dessinée abstraite. Cette intention pointe alors l’ambivalence de ce livre, dont la volonté semble parfois plus de répertorier que de théoriser.

« The present book is intended to bridge such gaps and to establish, largely post facto, a tradition for this genre ». p.2 de l’introduction.

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Définitionetnégationdelanarration

Andrei Molotiu propose une définition globalisante de ce qu’il appelle la bande dessinée abstraite :

« abstract comics can be defined as sequential artconsistingexclusivelyofabstractimagery[…].Thedefinitionshould be expanded somewhat, to include those comics that contain some representational elements, as long as those elements do not cohere into a narrative or even into a narrative space ». p.1 de l’introduction.

Ainsi, si le terme “abstrait” fait directement référence à une tradition graphique, il semblerait que Molotiu soit plus attaché à l’absence de narration. Il développera plus tard, dans une interview accordée à Catherine Spaeth1 que pour lui, l’évolution d’une forme de case en case n’est pas quelque chose de narratif. De telles affirmations introduisent de nombreuses interrogations quant à leur cohérence avec le médium, en particulier sur la possibilité et ainsi la manière de lire des planches. Il suggère alors la possibilité d’avoir un début et une fin qui seront définies par un « arc séquentiel ». Le dynamisme séquentiel induit une force visuelle qui nous guide dans la lecture de la planche. Ainsi, Molotiu sauvegarde la notion de lecture en considérant que le rythme des cases, des dessins et/ou des couleurs (bref, tous les constitutifs graphiques d’une planche) provoquent un mouvement et une tension qui emmènent et dirigent le lecteur de la première case à la dernière. Il considère aussi que la présence d’une dynamique de lecture

1 Cette interview est disponible à l’adresse suvante : www.catherinespaeth.com/blog/2009/10/12/abstract-comics-an-interview-with-andrei-molotiu.html

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n’est pas indispensable ; une bande dessinée abstraite peut alors être seulement construite autours de la juxtaposition de formes et de rythmes entre les cases. Il abandonne ainsi la notion de lecture.

Mais cette absence de figuration interroge aussi sur la notion de temps de narration, sous-entendu de temps de passage et de connexions d’une case à l’autre, c’est-à-dire de l’importance donnée à l’espace inter-iconique, la gouttière. Molotiu ne la prend simplement pas en compte. Pour lui, le temps de la narration n’existe pas car il est induit par la présence d’évènements dans la page, qui sont eux-même induit par la présence d’un monde fictionnel, définitivement absent dans ce genre de bande dessinée. « anabstractcomic,bydefinition,cannothaveasenseofdiegetic time ».

L’importance du titre

Molotiu n’aborde pas cette question des moyens d’interprétations de ce genre de planche dans l’introduction d’Abstract Comics. Néanmoins, il évoque ce sujet dans l’interview de Catherine Spaeth. Interrogé sur sa série de planches abstraites 24x24 : A vague Epic, il engageait la notion de titre comme vecteur d’interprétation de ces pages. Ces titres, pouvant être plus ou moins descriptifs, dévoilent une certaine direction dans l’appréhension de ces pages. Nous remarquons alors que la grande majorité des extraits d’Abstract Comics comporte des titres. Plus important encore, ces titres sont placés avant le nom de leurs auteurs. Sans dire qu’ils sont nécessaires, Molotiu leur accorde une importance certaine, presque primordiale. Il montre ainsi que ces travaux peuvent naître d’une volonté bien marquée et dirigée : l’auteur peut ainsi avoir un autre désir que la recherche

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Andrei Molotiu, 24x24 A Vague Epic, The barbarian intervention

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de l’esthétisme pur. Il peut même avoir l’ambition d’amener le lecteur quelque part. Par exemple, pour 24x24 : A vague Epic, Molotiu voulait retrouver les sensations qu’il avait eues enfant, lorsqu’il avait visionné pour la première fois l’épisode de la série Star Wars, L’empire contre-attaque.

Nous avons donc vu que c’est une volonté d’offrir une histoire à la bande dessinée abstraite qui a tout d’abord animé Andreï Molotiu pour la réalisation de cette anthologie. Pour lui, une bande dessinée abstraite ne doit pas développer de narration. Il peut ainsi admettre des récits aux dessins figuratifs, du moment qu’ils ne présentent pas de trame narrative. Nous avons enfin remarqué l’importance pour l’auteur de la présence d’un titre comme moteur à une certaine interprétation.

Maintenant que nous avons abordé la conception qu’a Molotiu de la bande dessinée abstraite, voyons de plus près l’anthologie qui est née de ses réflexions et est constituée de travaux qu’il a choisis comme étant, de ses mots, « les meilleures bandes dessinées abstraites ».

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2 - Abstract Comics, The anthology : 1967-2009

Cette anthologie de 208 pages regroupe pas moins de 43 auteurs dont la grande majorité vit et travaille aux États-Unis. Ce qui marque dans un premier temps est la grande diversité des œuvres, aussi bien d’un point de vue graphique que dans la perception de cette expérimentation de la bande dessinée. À travers cette diversité, des éléments se retrouvent et lient des planches entres elles. La plus évidente, qui se retrouve dans la grande majorité des pages de ce livre, est l’utilisation de techniques plus plastiques que dans la bande dessinée dite traditionnelle, ce qui offre la possibilité de compositions très graphiques. Les choix d’organisation des diverses expériences au sein de l’espace de ce livre ne semblent pas pousser par de véritables intentions permettant de mieux les appréhender. Cependant, après avoir établi un certain ordre chronologique pour les premières pages (pour les œuvres les plus fortes et anciennes), Molotiu a rassemblé les autres planches par affinités graphiques ou conceptuelles. Nous allons maintenant étudier ce recueil d’un peu plus près et mettre en évidence les principales caractéristiques de ces pages.

Des formes courtes comme moyens d’explorer les potentiels de la case

Si l’on se réfère à la définition d’Andrei Molotiu, faire de la bande dessinée abstraite ouvre de nombreuses libertés qui permettent de jouer avec la sémantique propre à ce médium. La principale stimulation qui unit de nombreuses expériences est ainsi l’exploration de l’espace de la page et des limites du

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Andy Bleck, Sans titre, planche 6

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multicadre1. La case est un élément traditionnel de la bande dessinée qui en est presque devenu institutionnel. Mais elle est aussi un élément abstrait. Les auteurs de cette anthologie vont distordre les cases, les exploser ou même les dilater afin d’en éprouver le potentiel diégétique. Ils l’envisagent déjà comme un élément graphique à part entière2. Par exemple, dans la dernière page du travail d’Andy Bleck, ce sont finalement les cases qui sont les plus intéressantes et expressives. Leur épaisseur va permettre à l’auteur de jouer sur leur forme extérieure mais aussi intérieure, et le dessin se retrouve parfois complètement enserré par la case. Nous ne sommes presque plus en présence d’une case mais d’une paroi polymorphe, actrice de sa planche.

D’autres expérimentations proposent des dessins qui se déploient sur tout l’espace de la page et qui sont parfois, segmentés par des cases, souvent sous la forme d’un gaufrer. Dans les compositions 24x24 : A vague Epic de Molotiu, les cases permettent de justifier certaines ruptures de dessin, mais ne sont pas ou peu présentes pour créer une véritable dynamique séquentielle. Dans ces cas, quand l’image semble unique mais brisée en autant de case : il se crée un aller-retour entre l’ensemble et le particulier, la planche et la case, qui constitue l’arc séquentiel qui dirige la lecture.

Nous pouvons aussi observer que la plupart de ces expérimentations sont courtes, excédant rarement quatre pages. Ceci pointe la difficulté de prolonger ces travaux dans des

1 « la planche, ce conglomérat de vignettes juxtaposées, se laisse-t-elle réduire à son armature, à laquelle nous avons donné le nom de multicadre ». Thierry Groensteen, Systèmes de la bande dessinée, Paris, puf, 1999, p.35.2 Ce qui change ici des cases tordues et décoratives de Joann Sfar ou de Moebius par exemple, c’est que leurs déformations sont ici des éléments de lecture.

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projets plus longs. Ainsi, nous pouvons souvent associer une expérimentation à une envie particulière d’investissement de la page et du multicadre.

Le mouvement comme principe de lecture

Les rares pages qui sont des extraits de travaux plus étendus adoptent une mise en pages plus classique, souvent un gaufrier1. Dans ces planches, nous suivons souvent l’évolution d’une forme ou d’un motif. Avec ces répétitions graphiques, les auteurs reviennent à un autre fondamental de la bande dessinée, la séquence. Le lieu de leur expérimentation ne se trouve plus dans la forme des cases mais dans ce qu’elles contiennent. Dans ce genre de cas, les formes ou motifs évoluent lentement et les auteurs se prêtent à un travail qui se rapproche d’un storyboard de dessin d’animation. Les planches de Richard Hahn sont assez éloquentes. Sur la première page, nous observons des parties d’un cercle qui tourne autour de la case. Nous pouvons véritablement suivre avec précision le mouvement de ce cercle et c’est la description de ce mouvement poussée à son paroxysme qui amène à une certaine abstraction2. Cette construction n’est pas si éloignée de certaine planches de Ruppert et Mulot3. Ainsi, la lecture est enclenchée par le mouvement et l’évolution de ces formes que le lecteur suit et qui vont donner la dynamique de ces pages. Ces expérimentations sont souvent les moins fortes graphiquement. La contrainte de la répétition d’un motif, qu’il soit figuratif ou non, marque ainsi un premier écueil à l’expérimentation graphique.1 On appelle gaufrier une mise en pages dite régulière dont les cases sont de même taille. En général, ils comportent six cases, décomposés en trois bandes de deux cases.2 Cette approche est assez similaire à celle de Jessie Bi que nous avons étudiée plus haut.3 Dans Le tricheur par exemple, publié par L’Association

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Richard Hahn, Sans titre, planche 1

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Des séries de dessins présentés en planche de bande dessinée

Certains auteurs sont bien plus radicalement orientés dans des volontés d’expérimentations graphiques variées aux dépens de la séquentialité. Ces travaux se rapprochent d’un travail de série et les cases ne sont liées que par les variations qu’elles présentent. Les auteurs envisagent alors la page presque comme un espace d’exposition. Color Sonnet #3 de Grant Thomas ou Bluetooth de Panayiotis Terzis s’inscrivent pleinement dans cette conception de la page de bande dessinée. Ces planches sont assez difficiles d’accès car les cases ont une dynamique propre et n’engagent pas le passage à la suivante. Ce passage se fera justement de façon assez brusque. Cette âpreté de lecture montre la nécessité de préserver une certaine unité séquentielle au sein de la page, même dans la bande dessinée abstraite.

Avec cette anthologie, Andrei Molotiu nous montre que son champ de la bande dessinée abstraite est particulièrement vaste et diversifié. Mais certaines œuvres dans ce recueil se contredisent et entrent parfois en désaccord avec le propre discours de Molotiu.

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Panayiotis Terzis, Bluetooth, planche 2

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3 - Les contradictions du discours de Molotiu et désaccords personnels

Cette anthologie a marqué le monde de la bande dessinée en se faisant le porte-voix de cette pratique émergente. Elle lui offre aussi une tradition et constitue une précieuse base de travail. Mais il me semble que, d’un point de vue théorique, elle renferme quelques maladresses, principalement dues à une théorisation et une finition un peu rapides. Son introduction peut paraitre trop ouverte et contient certaines contradictions que l’on retrouve dans cette anthologie. Nous pouvons aussi remarquer, dans son discours et sa recherche de bande dessinée abstraite dans des endroits où nous ne nous attendrions pas à en voir, un certain excès qui, s’il produit des liens visuellement intéressants, parait peu fondé théoriquement.

La présence d’étranges glyphes brouillent le discours

Les pages de l’introduction d’Abstract Comics sont coupées horizontalement en deux parts inégales. Dans la partie inférieure, la plus ténue, nous trouvons le texte de Molotiu imprimé en rouge. La partie supérieure est remplie de caractères étranges, signes géométriques organisés en lignes et paragraphes de façon à créer l’illusion d’un texte. Ces caractères sont imprimés en noir et les images auxquelles Molotiu fait référence dans sa seconde partie de l’introduction sont insérées dans ces blocs de glyphes. La présentation est ainsi faite de façon à faire penser que le texte en anglais est une traduction de la partie supérieure. Ces signes sont-ils vraiment pertinents ?

Un manque de rigueur dans leur utilisation dévoile la valeur plus divertissante que véritablement théorique de

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Abstract Comics, page 2 de l’introduction

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ces signes Ces glyphes, présents à la place des numéros de page, remplacent les chiffres. Or, dans l’introduction, lorsque Molotiu veut renvoyer à des figures qui se trouvent dans la partie supérieure, il n’hésite pas à leur accoler un numéro en chiffre arabe, sans avoir de première représentation cryptée de ces chiffres. La correspondance est donc bien aléatoire. Ils ne sont pas non plus repris pour les titres ni pour les noms des auteurs. Sur la quatrième de couverture non plus ce dispositif n’est pas réutilisé. Tous ces détails montrent le manque de cohérence dans leur emploi, et ainsi le manque d’une intention forte autre qu’un souci d’esthétisme.

De plus, ce système semble rentrer en contradiction avec ce que Molotiu développe sur la bande dessinée abstraite. En effet, devant cette mise en scène de l’introduction, nous pourrions avoir l’impression de nous retrouver dans la peau de Champollion face à la pierre de Rosette. Ainsi, si le texte du dessous est une traduction, c’est que celui du dessus est traduisible. Cette simple déduction pousse toutes les expérimentations de l’anthologie dans une dimension intellectuelle par le parallèle qui est fait avec les pages qui suivront : si le texte abstrait se traduit, les images aussi. Le lecteur, devant ces bande dessinée abstraites, se doit donc de les déchiffrer à force de déductions afin d’en tirer la seule clef d’interprétation et de comprendre ces planches. Cette notion de compréhension est incompatible avec la notion d’abstraction, particulièrement dans le discours de Molotiu.

Ces signes ne sont peut-être qu’un détail du livre, mais si nous nous étendons dessus, c’est que leur omniprésence leur donne une importance certaine.

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LeslimitesetcontradictionsdeladéfinitiondeMolotiuparlefloudecequ’ilnomme«narration»

Dans un aspect critique, ce qui fait le plus défaut au texte de Molotiu est qu’il aborde la notion de narration sans vraiment la définir. Ce concept est pourtant crucial dans l’appréhension de sa définition de la bande dessinée abstraite et ce manque produit quelques confusions. En effet, après avoir insisté sur l’importance de l’absence de narration, même avec des formes figuratives, il se contredit en choisissant le contre-exemple le plus éloquent. Il affirme :

« Whatdoesnotfitunderthisdefinitionarecomicsthattell straightforward stories in captions and speech ballons while abstraction their imagery either into vaguely human shapes, or even into triangles and squares ».

Ce qu’il décrit ainsi comme n’entrant pas dans la définition de la bande dessinée abstraite n’est ni plus ni moins une description de la première planche de Trondheim, qu’il a lui-même choisie pour ce livre. Si nous pouvons partager son doute quand à l’abstraction de cette planche, la présence de celle-ci, alors même qu’il explique clairement pourquoi elle ne rentre pas dans cette définition, reste tout de même bien étrange.

De même, lorsqu’il explique que la succession de photographies montrant l’évolution d’une toile de Pollock en cours de réalisation peut être de la bande dessinée abstraite, il ajoute qu’il ne considère pas l’évolution d’une forme d’une case à l’autre comme quelque chose de narratif. Cela reviendrait à dire, par extension, qu’un strip dans laquelle nous voyons le chien Bill de la série Boule et Bill (pour prendre un personnage visuellement parlant) courir et faire des bonds, c’est-à-dire dans

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Lewis Trondheim, Sans titre

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laquelle la forme « Bill » évolue, n’est pas narrative. De plus, la transformation d’une forme d’une case à une autre indique qu’entre les deux cases, c’est-à-dire dans l’espace inter-iconique, il s’est produit quelque chose dont a résulté la transformation de cette forme. Le lecteur va combler ce vide, ce qui est le propre de la bande dessinée ; cet espace est donc fatalement un espace diégétique, ce que Molotiu conteste sans argumenter.

Enfin, l’auteur de cette anthologie explique aussi son attachement à donner un titre aux planches de bande dessinée abstraites afin d’aiguiller le lecteur dans leur interprétation. Mais donner un titre, n’est ce pas déjà introduire de la narration ?

Voir de la bande dessinée abstraite à tout prix

Certainement dans un désir d’ouvrir les champs et de montrer une certaine transversalité, Molotiu trouve de la bande dessinée abstraite aussi bien dans le domaine de la peinture du même nom que dans des œuvres de bande dessinée grand public. Cet éventail particulièrement large a de quoi perturber et peut donner l’impression d’un certain fourre-tout. Ainsi pouvons-nous objecter sur la pertinence du choix de certaines œuvres dans ce recueil ainsi que certaines associations que Molotiu propose.

Dès l’introduction d’Abstract Comics, l’auteur propose une première définition de la bande dessinée abstraite, définition qu’il étend principalement pour justifier la présence des planches de Robert Crumb (les travaux proposant des dessins figuratifs étant très peu nombreux). La présence de ces pages pointe l’absence dans ce livre de certaines œuvres au dessin figuratif répondant à la définition d’Andrei Molotiu, qui y auraient pourtant tout à fait leur place comme, entre autres, Song without words (1936) de Lynd Ward ou La Cage (1972) de Martin James-Vaughn.

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Robert Crumb, AbstractExpessionist Ultra Super

Modernistic Comics, planche 2

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De plus, l’auteur a poussé sa recherche parfois loin, notamment dans le choix des planches de Syros Horémis, tirées d’un ouvrage de 1970 intitulé Optical and geometric patterns and design1. Il semble alors important de considérer les planches dans leur contexte de création, c’est-à-dire d’envisager les volontés de l’auteur lors de leur production. Ici, nous comprenons bien que ce sont de simples jeux optiques pensés comme tels et leur mise en pages n’a pas vocation à donner l’illusion de la bande dessinée. Pour les mêmes raisons, les associations que l’auteur fait lors de conférences entre des toiles d’artistes abstraits et des planches de bandes dessinées ne paraissent pas des plus pertinentes, comme cette mise en parallèle de Kandinsky et Kirby que vous pouvez observer en bas de page. Faire un rapprochement entre le dynamisme des œuvres est divertissant mais ne semble pas tout à fait cohérent tant l’ambition des deux artistes est différente. C’est, d’une certaine manière, associer deux pratiques graphiques radicalement distinctes sous prétexte que le résultat se ressemble. L’une est faite pour être regardée, l’autre lue.

1 L’origine de ces planches n’est pas révélée par Molotiu mais par Jessi Bie sur le site Du9.org

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Spyros Horemis, Sans Titre, planche1

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C’est justement ce souci de lecture, particulièrement absent dans les planches de cette anthologie, qui semble le plus lui faire défaut. Une bande dessinée, abstraite ou non, se doit d’être lue autant que regardée. Nier ce principe, c’est nier le principe de la bande dessinée. Un catalogue d’une exposition de peintures abstraites ne constitue pas une bande dessinée abstraite.

Tout ceci se voit dans l’hétérogénéité de l’anthologie, dont l’intérêt de nombreux travaux s’arrête malheureusement souvent à leur richesse visuelle.

Avec Abstract Comics, Andrei Molotiu a offert à ces expérimentations sur la bande dessinée la possibilité d’un discours qui dépasse son anthologie en le rendant international et en lui donnant une vitrine voyante et conséquente. Ce livre est ainsi la référence première en matière de bande dessinée abstraite pour bon nombre de personnes. Seulement, nous en avons vu les nombreuses faiblesses théoriques. En niant la narration, Molotiu a écarté ce qui incarne pourtant le principe de la bande dessinée, le lien entre les images. Il n’a donc pas véritablement travaillé le médium bande dessinée, mais l’espace qu’il a pour habitude d’investir, la page et la case. Ainsi, il nous paraît peu convaincant de parler véritablement de bande dessinée abstraite dans le cas des expérimentations d’Andrei Molotiu. Nous conclurons par cette citation de Thierry Groensteen :

«Il ne suffit pas d’aligner des images,même solidaires, pourobtenir une bande dessinée.»1

1 Thierry Groensteen, Systèmes de la bande dessinée, Paris, puf, 1999, p.22

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Nous allons maintenant voir une nouvelle expérience collective, qui n’a jamais utilisé le mot d’abstraction dans aucune de leurs expérimentations, mais qui a tenté d’éprouver la bande dessinée en bouleversant les schémas narratifs traditionnels, afin d’y trouver de nouvelles formes.

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Troisième PartieLe coup de grâce

En Mai 2006 1 se tient à Bruxelles la 16ème édition de la Quinzaine de la bande dessinée. C’est à cette occasion que s’est tenue l’exposition « Articulations » qui tendait à questionner la nécessité du récit dans la narration en bande dessinée. L’espace de la salle et de réflexion se séparait en deux axes. D’une part, Ilan Manouach exposait des « images panoramiques collectives ». D’autre part, Xavier Löwenthal, à l’initiative de cette exposition, avait invité de nombreux auteurs de bande dessinée ainsi que des écrivains, théoriciens et artistes contemporains à réfléchir sur le sujet. Les travaux exposés ont été réunis dans Le coup de grâce, publié par la 5ème couche (maison d’édition bruxelloise dont Xavier Löwenthal est co-fondateur).

1 Bile noire n’a alors pas fini ses livraisons d’exercices abstraits

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Ce recueil marque en premier lieu par son aspect foisonnant et hétéroclite : il mêle textes, dessins, bandes dessinées et compositions graphiques en tous genres. La profusion de réponses (qui sont pour certaines plus des questionnements) et les différentes formes qu’elles prennent sont assez révélatrices de la conscience des auteurs d’arriver à une certaine maturité de la bande dessinée, et la nécessité d’accorder leur discours à leurs oeuvres. Ainsi, les différents travaux se construisent pour la plupart autour de la notion d’articulations, dans un sens assez large (articulation entre deux instants ou deux images par exemple). Il n’est jamais ici question de bande dessinée abstraite, mais plutôt de la recherche d’une nouvelle manière de raconter qui ne prendrait pas l’élucidation comme principe de narration. Nous étudions ce recueil car, si le mot abstraction n’est pas écrit, les auteurs ne font ici qu’aborder les mêmes questions qu’Ibn Al Rabin sur la bande dessinée, mais du point de vue de la narration. Il est d’ailleurs assez éloquent de remarquer la présence de Ruppert et Mulot dans ce livre : acteurs de la revue Bile Noire dès le numéro 14, ils n’ont jamais participé aux rubriques sur la bande dessinée abstraite. Il est ainsi certain qu’ils connaissaient les questions que se posait Ibn Al Rabin, mais ne s’y retrouvaient certainement pas. En effet, dans leur travail, ces auteurs ne privilégient pas la partie graphique (sans pour autant la négliger) mais tendent, depuis leurs premiers livres, à développer de nouveaux procédés narratifs pour conduire un récit1. Il n’est donc pas étonnant de les voir s’associer aux problématiques abordées dans Le coup de grâce plutôt que dans la rubrique de Bile Noire.

1 Cf : Le menteur ou Le royaume pour ne citer que ces deux-là

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Dans son appel à projet, Xavier Löwenthal affirme que « Les fonctions du « récit » nous ennuient ». Les auteurs vont alors tenter d’explorer de nouvelles voies par lesquelles nous pourrions, auteurs et lecteurs, aborder et vivre le récit d’une nouvelle façon, moins convenue et plus enthousiasmante. Ce livre est construit autour de l’articulation entre de nombreuses expérimentations graphiques et des essais plus théoriques. Mais, les productions de chaque artiste et écrivain ayant été réalisées individuellement, elles ne se répondent pas autant que le dispositif le laisse entendre. Si notre volonté de départ n’était pas de différencier les productions graphiques des travaux écrits, les directions qu’ils empruntent nous incitent pourtant à le faire.

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1 - « L’art de narrer touche à sa fin »

C’est par cette citation de Walter Benjamin1 que Philippe Sohet démarre son texte et ouvre le livre. Si elle date de 1936 et se rapportait alors à l’œuvre de l’écrivain russe Nicolas Leskov, elle introduit particulièrement bien ce recueil, comme l’annonce du coup de grâce qui sera donné, dans les pages qui suivront, à cette approche traditionnelle de la narration. Nous allons voir comment les écrivains et théoriciens ont abordé dans leurs textes cette problématique de la narration. Si tous s’accordent à dire qu’aujourd’hui, l’intérêt d’un récit ne se trouve plus dans l’élucidation ou la résolution d’un fil narratif, les cheminements qu’ils prennent sont assez différents. Nous allons tout d’abord voir que, finalement, ces questions sont assez naturelles et se posent en opposition à une tradition narrative qui n’a pas vraiment évolué depuis longtemps. Nous verrons ensuite comment ces auteurs envisagent de repenser la narration, puis nous étudierons la notion de bande dessinée de poésie développée par Olivier Deprez.

Une mutation naturelle et nécessaire

Si la citation de Walter Benjamin peut paraitre désuète dans la première partie du développement de Philippe Sohet (professeur au département de communication sociale et publique à l’université du Québec à Montréal), elle trouve un bel écho dans la seconde, ainsi que dans le reste de ce livre. Sohet insiste alors sur la nécessité du récit pour l’homme. Si ses fonctions peuvent changer au cours de l’histoire (par exemple à

1 Walter Benjamin, Le narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov(1936), Ecrits français, Gallimard, 1991, p.205-229

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cause des progrès de la technique qui désamorcent l’importance de la transmission de l’expérience entre les hommes), il restera toujours un besoin essentiel à la communication.

« Le récit, plus que jamais, demeure l’outil privilégié par lequel chacun de nous […] tente d’appréhender l’inappréhensible. Et de se dire. »

Ainsi, ces changements se font de façon naturelle, suivant de concert les grandes mutations sociales. Si Xavier Löwenthal témoigne aussi de cet attachement au récit, il insiste plus sur le besoin de modifier la manière de raconter. Car pour l’artiste, cette volonté de changement vient principalement de l’étouffement que produit sur le lecteur cette narration traditionnelle qu’on lui impose. Il reprend dans son texte La narration vs l’histoire le terme que Peter Watkins développe dans son livre Media Crisis : la monoforme. La monoforme serait la construction linéaire des histoires, régie par un déroulement causal amenant à une conclusion attendue et logique : en somme, elle incarne la forme la plus classique que peut prendre un récit. Pour Löwenthal, le systématisme avec lequel la monoforme est imposée au lecteur, « on nous y a habitué jusqu’à l’ennui et la suffocation », va l’avilir et le transformer en « âne-lecteur ». Il pressent que briser cette monoforme libérerait le récit en offrant plus de confort à l’auteur et au lecteur. Philippe Sohet ira plus loin en suggérant que la bande dessinée arrive déjà à ce stade de maturation à travers laquelle elle va pouvoir trouver une nouvelle forme, faire peau neuve en quelque sorte. Le cinéma, avec des pionniers comme David Lynch ou David Cronenberg est déjà rentré dans ce processus, tout comme la photographie et d’autres arts graphiques. La bande dessinée est emportée dans ce mouvement qui entraîne ces nouvelles formes narratives. Il cite ainsi des auteurs comme Martin Vaughn-James, Vincent Fortemps ou

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Thierry Van Hasselt.

Nous allons maintenant voire quelles nouvelles formes vont revêtir les récits et de quelles manières les auteurs envisagent de les remodeler.

Repenser la narration

Xavier Löwenthal entrevoit l’ouverture de nombreuses possibilités dans une narration qui n’aurait pas de but mais qui ferait sens. Une telle forme narrative ne saurait alors être englobée dans la monoforme car le sens, ici entendu, ne va pas dans l’élucidation du récit. Il se rapproche plus de fonctions tournées vers le sensible comme la poésie. Ces formes narratives, en brisant cette tradition structurelle, renoueraient avec d’anciens récits dénués de trame mais dont le sens résonne encore en nous, comme L’apocalypse de Saint Jean ou l’Enfer de Dante. C’est en rappelant que la narration est « l’art d’agencerlesélémentssignifiantspourquefuselesens», qu’il pointe du doigt la direction à prendre pour toucher de nouvelles possibilités, et rendre le récit « inutile et libre ».

Pierre-Yves Lador suit Xavier Löwenthal dans cette voie, et perçoit dans la recherche de nouvelles connections la potentialité de faire naître de nouvelles histoires, « faire surgir une image, convoquer une autre matrice, projeter le lecteur dans un autre texte-monde ». Sa nouvelle fonction serait alors de faire naître des images dans l’esprit du lecteur. Ce point est malheureusement peu développé, l’auteur préférant se centrer sur un travail d’écriture afin d’appuyer son propos. Ainsi, il esquisse lui-même les limites de son raisonnement : de son texte, les images fusent et se court-circuitent. Le message théorique de l’auteur arrive alors dans une certaine cacophonie

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qui le rend difficile à discerner.

La retranscription des échanges mails entre Xavier Löwenthal, William Henne et Benoît Henken au sujet de la trilogie de ce dernier, Lundi, fin de journée (publié par la 5ème couche) est particulièrement éloquent dans la façon dont les auteurs envisagent l’appropriation du récit par le lecteur. William Henne ouvre cet échange en demandant à Benoît Henken de lui livrer les clefs de son histoire, ne parvenant pas bien à cerner les tenants et aboutissants de l’intrigue. Il appuie alors sur certaines zones d’ombres qui laissent le lecteur dans un flou narratif qui le questionne sans que les réponses arrivent par la suite. Xavier Löwenthal répond alors que sa volonté de signification, que tout lecteur partage, l’a trompé. C’est ici à lui de relier lui-même les zones d’ombres. Benoît Henken appuie cette théorie en expliquant espérer que chaque lecteur aura une histoire différente, et que sa volonté ici était de sortir le lecteur de sa passivité. Ainsi, il ne sera plus « l’âne lecteur » décrit par Löwenthal, mais un véritable lecteur-acteur, et même auteur, de sa propre histoire. Henken finit par la citation d’Alberto Manguel : « Nous lisons ce que nous avons envie de lire, pas ce que l’auteur a écrit ». Il place ainsi le lecteur dans un rôle qu’il n’est pas habitué à jouer. Il tend donc plutôt à bouleverser les mécanismes de lecture traditionnels. Ici, c’est par une écriture fragmentaire que l’auteur permet à la narration de s’échapper et même de se perdre. Au lecteur de bâtir ses propres ponts en fonction de son expérience vécue, qui va alors induire la direction que prendra l’histoire. La chronologie est alors mise à mal. Etant la composante principale de la monoforme, il apparaît comme évident que c’est elle qui est le plus touchée. Nous retrouvons alors, par une lecture fragmentaire et un abandon de la chronologie, des formes proches de la poésie, ce qu’Olivier Deprez a perçu avec justesse.

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Pour (et contre) une bande dessinée de poésie par Olivier Deprez

Avec ce texte, Olivier Deprez nous présente une approche d’une bande dessinée qui serait guidée par la matière, de l’image et de la séquence. La narration n’a alors plus court et les relations entre les images sont à appréhender comme des rimes graphiques et sensibles. La séquence tient lieu d’écho qui résonne chez le lecteur et fait sens. Les auteurs ne se cachent pas de cette filiation avec la poésie, mais aussi avec la musique. Nous ne sommes alors plus dans une rupture, même si la chronologie peu paraître trouble. Nous retrouvons ce principe de linéarité : elle n’est pas ici causale mais relève du sensible. C’est pourquoi, si le lecteur peut entrevoir les liens entre les images, il ne peut avoir recours à l’explication par l’histoire pour les appréhender. Ces œuvres sont en général très plastiques et découvrent avec éclat le rythme et l’émotion de l’auteur qui sont parties prenantes de cette dynamique.

« L’œuvre est […] une expérience qui prend forme à partir du geste créateur. […] Le sens, quand il y en a, est donc arraché physiquement à la matière ».

Le rapprochement de la poésie et de la bande dessinée coïnciderait avec des écarts que font des auteurs au genre de la bande dessinée. Ainsi, ces auteurs qui explorent d’autres voies dans différents domaines artistiques ne sont plus accrochés à leur médium : « l’identité de l’auteur n’est plus déterminée intégralement par sa contribution exclusive à un genre ». Il donne ainsi l’exemple de Vincent Fortemps et Thierry Van Hasselt qui produisent des créations originales dans ce qui se rapprocherait du concert dessiné pour l’un avec Chantier Musil, et de l’entreprise chorégraphique pour le second avec Brutalis.

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Cet argument semble facilement réfutable. Aujourd’hui, de plus en plus d’auteurs ne sont pas uniquement des auteurs de bande dessinée mais sont aussi reconnus pour une pratique différente. Prenons les exemple de Marc-Antoine Mathieu qui, avec l’atelier Lucie-Lom, conçoit de nombreuses scénographies d’expositions, de Ludovic Debeurme qui réalise des concerts dessinés, développe un travail de peinture à l’huile et partage son temps avec la musique, ou bien de Dash Shaw qui expérimente le cinéma d’animation. Bien que ces auteurs explorent d’autres voies que celles de la bande dessinée, ils n’en restent pas moins attachés à une narration traditionnelle dans sa forme.

Karine Ponties et Thierry Van Hasselt, Brutalis, 2002,

Captation vidéo prise sur vimeo.com/5519580, 2min14

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Olivier Deprez poursuit en expliquant que ce sont par ces sorties que les auteurs apportent du matériel nouveau qui permet de repenser la bande dessinée. C’est finalement par leurs expériences en dehors de la bande dessinée qu’ils vont réinventer le genre. Mais, encore une fois, ces nouvelles façons de penser la séquence ne vont pas forcément vers la disparition de la narration. Par exemple, Joann Sfar réutilise son vécu de réalisateur de film et pense maintenant ses pages comme un montage cinématographique. Des séquences peuvent être rajoutées ou répétées comme nous pouvons le voir dans son album Tokyo. S’il est vrai qu’en injectant son expérience de cinéaste de façon visible dans ce livre, il a rendu l’histoire plus floue et déconstruite, la narration reste néanmoins régie par un déroulement causal qui amène le lecteur à un dénouement : il reste ainsi soumis à la monoforme. Deprez est donc parti de deux exemples effectivement éloquents mais trop particuliers pour pouvoir généraliser.

Finalement, pour lui, l’intérêt n’est pas de réinventer le genre « mais plutôt de l’utiliser pour découvrir un autre type d’objet séquentiel ». Il abandonne alors la notion de bande dessinée de poésie, partant à la recherche d’une autre forme qui se distinguerait de la bande dessinée. L’expression de ces nouvelles pratiques pourra prendre différentes formes : le livre, la scène, l’écran ou l’installation par exemple. Ainsi, la transversalité des auteurs est effectivement ce qui peut délivrer la bande dessinée de sa forme traditionnelle, mais cette liberté ne passe pas forcément vers l’abandon de la narration.

Les écrivains s’accordent donc tous sur plusieurs points, dont le principal est l’importance de se libérer de la linéarité causale afin de laisser plus de place au lecteur. Les auteurs vont alors demander au lecteur de s’investir plus dans

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leur lecture jusqu’à, pour certains, en devenir des acteurs. Nous allons maintenant voir l’approche différente ou similaire que vont avoir les dessinateurs.

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2 - Les migrations de la narration

Nous avons donc vu qu’il y a toujours récit. L’important est maintenant de voir comment les auteurs et dessinateurs vont le développer en tentant de s’écarter le plus possible de la monoforme. La question de la narration sera évidemment centrale, mais souvent présente en creux. Tout comme les livres que nous avons étudiés précédemment, si les œuvres présentes sont toutes très différentes, elles sont parfois liées dans la direction que prennent les auteurs afin de briser ou contourner le schéma narratif traditionnel. Néanmoins, force est de constater que, dans ce recueil, la diversité est parfois trop forte ; certaines réponses graphiques sont peu cohérentes avec les propos avancés par les théoriciens, et même le lien avec l’exposition de départ est difficile à extraire. Nous pouvons ainsi remarquer la présence de bandes dessinées et textes tout à fait traditionnels dans leur construction. Il est à noter que les récits proposés sont pour la plupart courts. Ils n’excèdent pas la dizaine de page. Cette faible pagination est sans doute un certain frein à l’exploration dans laquelle se lancent les auteurs. Néanmoins, nous pouvons tout de même tirer des conclusions intéressantes de ces planches.

Le texte prend le pas dans l’orientation et la conduite du récit

Le texte est en effet très présent et abondant dans de nombreuses productions. Par l’espace qu’il occupe et l’obscurité du lien qui le rattache aux images, il peut aller jusqu’à être véritablement le moteur voir l’acteur du récit. Le dessin apparaît alors comme un artifice présent uniquement pour donner une teinte à ce que raconte le texte. Les deux sont alors dissociés et

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nous pouvons nous retrouver devant deux œuvres distinctes qui cohabitent sur un même espace, la page, mais qui avancent dans des directions bien séparées. L’exemple le plus marquant est sans doute Journal (1.4.5) de Pierre Dulieu et Xavier Löwenthal. Le texte y est clairement séparé des images et les deux sont assez hermétiques l’un à l’autre. Le dialogue automatique entre texte et dessin (nécessaire pour le lecteur qui désir trouver des liens afin de percevoir comment recevoir l’œuvre) ne se produit pas ici1. La part importante de texte ainsi que sa prédominance narrative font alors plutôt penser à un texte illustré qu’à une bande dessinée. Il semblerait qu’alors, les auteurs ont ici fait le choix de privilégier le texte.

Benjamin Monti tend à un meilleur équilibre, même si nous retrouvons cette question du choix entre dessin et écrit. En effet, à la page 72, le premier strip est composé de cases uniquement remplies de texte alors que nous ne trouvons dans le second strip que des dessins. Mais la partie la plus importante de son travail est le long texte manuscrit qui prend la totalité d’une page (qui sera découpée en quatre parties dont la superficie évoque une page de carnet) et dans lequel il détaille une soirée, indiquant méticuleusement l’heure des évènements et des pensées qui lui viennent. Il est ainsi très claire que c’est le texte qui fait le récit ici, mais il est aussi indéniable que la calligraphie de l’auteur, qui se fait de plus en plus brouillonne et petite, participe pleinement au ressenti du récit. Seulement, sommes

1 Ce dialogue entre un texte et du dessin qui ne s’accordent pas est pourtant possible et existe même dans des formes classiques. En témoigne le livre Long Courrier de Guillaume Guerse et Marc Pichelin. Ce dernier écrivait alors un texte découpé dans des gaufriers de quatre cases, et Guerse dessinait un tout autre récit, sans texte évidemment. Une certaine douceur baignait textes et images qui se répondaient alors véritablement en s’alimentant l’un de l’autre.

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Benjamin Monti, Affect, planhe 2, page 73

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nous vraiment toujours dans de la bande dessinée ? La notion de séquence est présente à travers les différentes indications de temps qui coupent et temporalisent l’action. Il est aussi possible de considérer que les quatre pages de carnet puissent faire figure de case. Mais il me semble que le côté graphique a un rôle trop mince pour véritablement parler de bande dessinée. Finalement, il ne fait que colorer un récit qu’il serait possible de lire dactylographié, même s’il perdrait en force. Ainsi, si Benjamin Monti tend à une certaine homogénéité, nous nous rendons bien compte qu’ici aussi, la balance va clairement du côté du texte.

À part ces deux tentatives audacieuses dans l’exploration des limites des rapports texte/images, les autres récits où le texte est abondant prennent clairement le parti de mettre en scène une discussion ou bien un discours. Ces auteurs ont ainsi tenté d’abolir « les fonctions du récit » non pas en repensant la forme qu’il peut revêtir mais en en modifiant la substance. Ainsi, ils abandonnent les traditionnels récits régis par une forme narrative allant inexorablement vers une élucidation attendue, pour des planches tournées vers l’intimité, le regard sur soi ou bien même vers la philosophie. Il n’y a alors pas d’autre but recherché que de partager un certain discours. Si la manœuvre est habile, elle ne propose pas pour autant une démarche nouvelle. En effet, rien ne distingue ces pages de récits introspectifs dits traditionnels comme les carnets de Joann Sfar ou le Désœuvré de Lewis Trondheim. Citons pour conclure Carl Roosens, qui livre ici un récit du même genre : « Lecteur, tu me pousses au mensonge ». Finalement, ces auteurs considèrent que la recherche de formes audacieuses passe par un lâcher prise de l’image sur le texte et non un échange sensible entre les deux. Ils ont donc occulté l’importance du dessin afin de trouver de nouvelles formes narratives. Nous allons maintenant étudier les quelques

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exemples qui vont dans la direction opposée.

Une plasticité plus affirmée qui devient élément denarration

Ainsi, nous trouvons dans ce recueil des récits dont la plasticité va jouer un rôle important. Nous sommes alors proches des propos tenus par Olivier Deprez dans son texte sur la bande dessinée de poésie, dans l’importance de la trace laissée par le geste de l’auteur. Mais plus que le geste, la matière graphique elle-même vient apporter une couche de narration, essentiellement sensible, au récit. Les nombreuses techniques différentes rendent ce constat évident : l’émotion du lecteur, ou du moins sa prédisposition à recevoir les images, sera plus forte ou plus dirigée selon les techniques utilisées. Mais quand nous sortons d’une pratique uniquement dessinée et que le travail de l’auteur se porte sur la matière, cette dernière revêt un potentiel diégétique fort. La matière enrobe alors le récit d’une couche sensible qui a une part essentielle dans sa réception. Le travail de Michel Squarci et Sarah Masson dans Immeuble est particulièrement éloquent. Sur un fond de dessin classique, claire, proche de schémas architecturaux, les auteurs interviennent avec des crayons de couleurs ou du blanco, et le personnage est dessiné sur du calque découpé. De plus, les crayons de couleurs seront utilisés de différentes manières, témoignant des changements dans l’intensité des gestes de l’auteur afin d’emplir les espaces. Toutes ces variations deviennent finalement plus narratives que les dessins eux-mêmes et en viennent même à conduire véritablement le récit. Ces pages sont les plus représentatives de ce travail que nous pouvons retrouver dans les planches d’Anne Bertinchamps ou encore de Benoit Guillaume.

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Michel Squarzi et Sarah Masson, L’immeuble, planche1, page 98

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Michel Squarzi et Sarah Masson, L’immeuble, planche 5, page 102

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Michel Squarzi et Sarah Masson, L’immeuble, planche 8, page 105

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Anne Bertinchamps, Bois, planche 3, page 121

Dans ce recueil, ce genre de récit fait systématiquement l’impasse sur le texte, comme si les auteurs ne parvenaient pas à considérer l’association du texte et de l’image comme un ensemble constitutif de la bande dessinée, mais comme deux entités prises dans un rapport de hiérarchie. Après avoir étudié les expérimentations qui privilégient le texte, puis celles qui mettent l’accent sur les possibilités de la matière, nous allons maintenant aborder celles qui interrogent le lien entre les images.

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L’absence comme un vide à combler

Ces expérimentations sur le lien entre les images sont assez rares dans ce recueil, tout comme celles laissant une grande place à la matière. Les planches d’Illan Manouach sont particulièrement éloquentes et révélatrices de la recherche de l’auteur. Leur système permet alors de mieux appréhender d’autres récits, comme celui d’Anne Bertichamps ou celui de François Henninger. Dans son travail, Illan Manouach fait subir une réduction iconique1 à une planche de bande dessinée que l’on imagine déjà existante. L’auteur nous met alors dans la peau d’un tireur d’élite qui observerait, à l’aide de la lunette d’un fusil de précision, la scène que raconte la planche. Ainsi, la case est totalement noire à l’exception d’un rond, traversé par deux fines lignes graduées qui se croisent en son centre dont la taille varie et qui évolue à l’intérieur des cases. Illan Manouach joue alors sur ce qu’il montre au lecteur, mais surtout sur ce qu’il cache. Le lecteur entrevoit les personnages, parfois la queue de leur bulle, des bouts de décors et/ou de personnages secondaires. En offrant un fragment de l’image au lecteur, il l’incite à reconstituer, voire rejouer la scène. La tâche du lecteur se complexifie quand il passe d’une vignette à l’autre. Les cases ont bien entendu des liens entre elles, principalement tendus par les interactions entre les personnages ainsi que les actions qu’ils entreprennent, mais selon la volonté de l’auteur, ils seront plus ou moins évidents. Ainsi, le lecteur sera tiraillé entre la scène qu’il s’est imaginée, qui part dans une certaine direction narrative, et les indications de la case suivante qui le contraindront peut-être à revoir son interprétation. Il se crée alors un échange et une tension dans lesquelles le lecteur doit s’investir. L’auteur donne la possibilité au lecteur d’emplir et de s’approprier le récit sans pour autant

1 Comme les membres de l’Oubapo la nommeraient.

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Illan Manouach, Target, planche 6, page 79

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l’abandonner. C’est en comblant et en discernant l’absence qui existe dans ces pages que le récit s’enclenche. Si le principe de laisser une place importante au lecteur dans l’interprétation du récit peut rappeler les ambitions de Benoit Henken, le système avec lequel Illan Manouach s’y attache propose un résultat de lecture bien différent. Ses essais comptent, dans une certaine mesure, parmi les plus intéressants de ce recueil.

Malgré toute cette étude, force est de constater que finalement, peu de planches expérimentent véritablement le médium. Cela montre la difficulté de l’exercice, certainement exacerbée par le faible nombre de pages par expérimentation. De plus, de nombreux récits s’orientent bien plus vers la simple négation de la narration traditionnelle que sur les différentes formes que le récit pourrait revêtir afin de l’éviter. Mais si, dans cette recherche de nouvelles formes, les auteurs s’enlisent avec le texte, ils parviennent à des résultats intéressants lorsqu’ils mettent l’image en avant, notamment en travaillant sa plasticité, et laissent une certaine place au lecteur. C’est ainsi dans ce sens qu’il faudrait probablement continuer à chercher : ces nouvelles formes se trouvent peut-être dans une libération de l’image et une narration plus lâche et moins portée vers un déroulement causal.

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Conclusion

Parler de bande dessinée abstraite est une affaire délicate. Finalement, même si le rapprochement de ces deux termes est séduisant, il ne parait pas particulièrement pertinent tant les deux sont opposés. D’un coté, nous sommes en présence d’un médium qui a pour essence même de produire de la narration à travers une succession d’images (que cette narration soit forte comme dans toute production traditionnelle ou bien lâche comme nous avons pu le voir avec Le coup de grâce), et de l’autre coté, nous sommes en face d’une tradition picturale qui se défend de toute représentation et de toute signification. Si Ibn Al Rabin et Andrei Molotiu ont effectivement parlé de bande dessinée abstraite, nous avons vu que les théories qu’ils soutiennent ne sont pas satisfaisantes car, finalement, elles ne portent pas vraiment sur les mécanismes même de la bande dessinée.

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Ibn Al Rabin a proposé de créer des histoires avec des dessins qui ne seraient pas figuratifs. Ainsi, les bandes dessinées qu’il produisait se lisaient comme toute bande dessinée. En effet, les mécaniques de lecture restaient inchangées car l’auteur suisse préservait toute la sémantique propre à la bande dessinée et l’utilisait comme vecteur de narration. Ainsi, en privant à l’image sa figuration, il n’a fait que mettre en évidence les mécaniques narratives et l’étendue du potentiel de cette sémantique. Finalement, ce travail pourrait s’inscrire dans une réflexion Oubapienne : lorsque Trondheim s’essaye à la pluri-lecturabilité1, ce sont les diverses relations qui se forment entre les cases qu’il met en évidence. De plus, malgré ses efforts, Ibn Al Rabin n’a pas réussi à véritablement formuler une solide théorie du genre mais plutôt un protocole définissant comment réaliser ce qu’il nomme une bande dessinée abstraite. Les différentes expérimentations qui ont suivi dans la revue Bile noire vont dans le même sens et ne font que dévoiler les potentiels de la sémantique. Mais, en éprouvant le protocole dicté par Ibn Al Rabin, ils en ont aussi dévoilé les limites et finalement, la difficulté de véritablement nommer ces expériences des bandes dessinées abstraites.

De son côté, Andrei Molotiu propose une définition tout à fait différente : privilégiant l’image, il appelle bande dessinée abstraite toute bande dessinée qui ne comporte pas de narration. Il appuie ainsi toute sa théorie sur un non-sens : selon lui, l’évolution d’une forme d’une case à une autre n’est pas narrative. Il va investir l’espace de la page en gardant présente la sémantique de la bande dessinée mais en niant son potentiel narratif. Son

1 Possibilité de lire une planche de bande dessinée dans plusieurs sens : de gauche à droite, de droite à gauche, du haut vers le bas, du bas vers le haut et enfin suivant les deux diagonales.

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discours ne pose ainsi pas de véritables questions sur la bande dessinée. Car, même s’il ne faisait que découper une image avec un gaufrier, les questions que cette segmentation pourrait produire sur le lien entre les images sont désamorcées par la négation du potentiel diégétique de l’entre-deux case. De plus, la cohérence de ses recherches et des travaux qu’il a sélectionnés pour son livre viennent brouiller et pointer les faiblesses de sa théorie. La bande dessinée n’est alors qu’un artifice décoratif à une pratique plastique. Si les mécaniques de la bande dessinée ne sont pas présentes activement dans le processus de lecture, nous ne pouvons véritablement considérer ces planches comme des bandes dessinées, qu’elles soient abstraites ou non.

C’est donc l’étude de ces deux tentatives que nous abandonnons le terme de bande dessinée abstraite. Mais ces échecs ont produit de nombreuses questions et ouvert la voie sur la possibilité de transcender le médium en étant plus radical dans la manière de l’aborder. Ainsi, c’est en réutilisant les questions que se sont posées Ibn Al Rabin et Andrei Molotiu et en les tournant dans le champ de la narration que Xavier Löwenthal a voulu, avec Le coup de grâce, bouleverser les schémas narratifs traditionnels1. Mais si la théorie et les nombreux textes proposant de casser et déconstruire ces structures du récit pour aller vers une lecture plus sensible montrent un engouement certain, les productions ne parviennent pas, pour la plupart, à véritablement les suivre. Soit les dessinateurs contournent habilement le problème, soit ils dissocient texte et dessin. Ainsi, c’est essentiellement par

1 Si l’anthologie de Molotiu parait en 2009, soit trois ans après Le coup de grâce, l’auteur ainsi que ses productions étaient déjà visibles via son blog. De plus, il était aussi présent dans la dernière fournée d’expérimentations abstraites de Bile noire qui, comme nous l’avons précédemment vu, marquait une rupture avec le discours d’Ibn Al Rabin.

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le texte que les auteurs essaient de trouver de nouvelles pistes narratives. À l’instar d’Ibn Al Rabin et Andrei Molotiu, ces auteurs n’ont éprouvé qu’une composante de la bande dessinée. Toutefois, quelques travaux parviennent à se diriger, à travers ces questionnements, vers les nouvelles formes de récit dont nous avons pu observer l’émergence. Nous pensons notamment à Illan Manouach, Michel Squarci et Sarah Masson dont nous avons étudié les planches.

Si Le coup de grâce n’est pas l’impulsion de ces nouvelles formes de récit, ce recueil se fait cependant le reflet des réflexions qui ont animé leurs auteurs. De plus, nous pouvons constater que les deux structures éditoriales, La cinquième couche (qui, rappelons-le, a édité Le coup de grâce et qui est en partie dirigée par Xavier Löwenthal) et le Frémok sont toutes deux Bruxelloises. L’influence que les deux structures avaient avoir l’une sur l’autre s’incarne dans le texte d’Olivier Deprez sur la bande dessinée de poésie, ce dernier travaillant d’ordinaire avec le Frémok.

Si nous abandonnons donc le terme de bande dessinée abstraite, nous ne désapprouvons pas pour autant la définition, ou plutôt la description, que nous avions donnée à ces nouvelles formes : des bandes dessinées qui, par la mise en place d’un système dont le lieu et les instances diégétiques ne sont pas identifiables instantanément, invoquent autre chose que ce qui nous est donné à voir. S’ils ne sont parvenus à se rassembler sous un même nom, ces récits se retrouvent dans leurs particularités structurelles et conceptuelles. « Les histoires de nos bandes dessinées ne sont jamais identiques mais toujours fonctionnellement comparables »1.

1 Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée, Essai d’analyse sémiotique. France : Hachette littérature, 1972, p110.

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Ce qui marque en premier lieu quand nous lisons un livre comme Par les Sillons de Vincent Fortemps est la liberté accordée à l’image. Comme dans la plupart de ces livres, les planches ne sont composées que de deux cases, ce qui leur offre un espace bien plus important, espace physique autant que diégétique. Aussi, elles sont débarrassées de nombreux objets propres à la bande dessinée, comme les bulles ou les idéogrammes qui dirigent d’ordinaire la lecture de ces cases. Dégagée de tout ce matériel, les images invitent alors d’autant plus à la contemplation. Il se crée alors un nouveau temps de lecture. Ce nouveau temps permet aux auteurs d’étendre les liens entre les images qui deviennent plus lâches. Les récits sont moins dirigés et offrent une certaine place au lecteur qui s’investit dans la lecture. Mais, comme le soulignait Harry Morgan dans son Principe des littératures dessinées, pour que nous puissions parler de bande dessinée, il faut qu’il y ait récit. Nous entendons ici comme récit toute trame diégétique qui apparaît et semble portée par la volonté d’un auteur. Une certaine tension se crée alors entre les images et émotions que le lecteur ressent à travers la séquence et la direction que l’auteur donne à son récit. Il nous semble que c’est dans cette tension que se trouve l’essence de la bande dessinée.

«L’artdelabandedessinéerésidepeut-être,finalement,dansla découverte de la limite ultime que le lecteur est susceptible d’atteindre dans sa capacité à produire des inférences»1. Nous pouvons alors nous demander par quelles mécaniques ces auteurs parviennent à offrir autant de liberté aux images tout en préservant leur inscription dans une narration à l’intérieur de laquelle elles prennent véritablement corps.

1 Thierry Groensteen, Systèmes de la bande dessinée, Paris, puf, 1999, p.136.

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Vincent Fortemps, Barques, pages 6 à 8

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Bibliographie

Ecrits théoriques :

BI, Jessie. Abstract Comics, the anthology: 1967-2009, 2009. www.du9.org/chronique/abstract-comics-the-anthology-1967/ BOLTANSKI, Luc. La constitution du champ de la bande dessinée. Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, Vol. 1, n°1, p.37-59. FRESNAULT-DERUELLE, Pierre. La bande dessinée, Essai d’analyse sémiotique. France : Hachette littérature, 1972. GROENSTEEN, Thierry. Système de la bande dessinée. France : Presses Universitaires de France, 1999.MORGAN, Harry. Principe des littératures dessinées. France : Editions de l’An 2, 2003.SPAETH, Catherine. Abstract Comics : An interview with Andrei Molotiu, 2009. www.catherinespaeth.com/blog/2009/10/12/abstract-comics-an- interview-with-andrei-molotiu.html

Forum internet :

Collectif. Bande dessinée abstraite, 2000. https://groups.google.com/ forum/?fromgroups=#!searchin/fr.rec.arts.bd/bande$20dessin%C 3%A9e$20abstraite/fr.rec.arts.bd/ULXvejYURNE/AwPilCbWtrIJ

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Ouvrages de bande dessinée étudiés :

AL RABIN, Ibn. Cidre et Schnaps. Suisse : My self, 2000.AL RABIN, Ibn. Sans titre. Suisse : My self, 2006.AL RABIN, Ibn et BALADI, Alex. Bd Abstraite, bd concrète. Comix Club, 2006, n°3, p.77-79. BALADI, Alex. Petit trait. France : L’Association, 2008.BALADI, Alex. Encore un effort. France : L’Association, 2009.Collectif. La bande dessinée abstraite. Bile Noire, 2003, n°13, p.57- 72.Collectif. La bande dessinée abstraite. Bile Noire, 2004, n°14, p.59- 74.Collectif. La bande dessinée abstraite. Bile Noire, 2005, n°15, p.98- 108.Collectif. La bande dessinée abstraite. Bile Noire, 2003, n°16, p.119-128.Collectif. Le coup de grâce. Bruxelles : La cinquième couche, 2006.MOLOTIU, Andrei. Abstract Comics, the anthology: 1967-2009. Etats-Unis: Fantagraphics Books, 2009.SHAW, Greg. Parcours Pictural. France : Atrabile, 2005.TRONDHEIM, Lewis. Bleu. France : L’Association, 2003.

Ouvrages de bande dessinée cités :

DORÉ, Gustave. Histoire de la sainte Russie. France : Hermann, 1996.EBERONI. John and Betty. France: Les humanoides associés, 1985.MATTOTTI, Lorenzo. Feux. France : Albin Michel, 1986.FORTEMPS, Vincent. Chantier Musil. Belgique : Frémok, 2003.FORTEMPS, Vincent. Par les sillons. Belgique : Frémok, 2010.FORTEMPS, Vincent. Barques. Belgique : Frémok, 2007.GUERSE, Guillaume et PICHELIN, Marc. Long courrier. France : 6 pieds sous terre, 2011.HENKEN, Benoit. Lundi fin de journée. Bruxelles : La cinquième couche, 2006.

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MC GUIRE, Richard. Here. RAW, 1989, vol. 2, n°1.PRATT, Hugo. Tango. France : Casterman, 1987RUPPERT, Florent et MULOT Jêrome. Le tricheur. France : L’Association, 2008.RUPPERT, Florent et MULOT Jêrome. Le royaume. France : L’Association, 2011.SFAR, Joan. Tokyo. France : Dargaud, 2012.SHAW, Greg. Travelling square district. France: Sarbacane, 2010MATTIOLI, Massimo. B Stories. France: L’Association, 2008.TRONDHEIM, Lewis. Désœuvré. France : L’Association, 2005. VAN HASSELT, Thierry. Brutalis. Belgique : Frémok, 2002. VAUGHN-JAMES, Martin. La Cage. France : Les impressions nouvelles, 2010. WARD, Lynd. Song without words. Etats-Unis : Dover Publication, 2010.

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Sommaire

Introduction.........................................................................................

Première partie - Ibn Al Rabbin et Bile noire ..................................1) Cidre et Schnaps .............................................................................. Introduction et conclusion du fanzine: un regard critique sur son travail.............................................................................................. Manipulation des outils propres à la bande dessinée............... Possibilités narratives..............................................................2) La conversation Google comme un premier essai de théorisation... Définitionetambitions............................................................. L’expérience de l’image et de la bande dessinée..................... Discours de Loleck sur l’abstraction....................................... Quelques objections................................................................. Sans titre, récit de 2003...........................................................3) Les carnets de Bile Noire................................................................. De nouveaux schémas narratifs............................................... Unengouementmitigéetleslimitesd’unetelledéfinitiondelabande dessinée abstraite....................................................................... L’influencedeBileNoire.........................................................

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Deuxième partie -Andrei Molotiu et son Abstract Comics..............1) L’introduction à Abstract Comics et la théorie d’Andrei Molotiu .... La nécessité de faire cette anthologie....................................... Définitionetnégationdelanarration...................................... L’importance du titre................................................................2) Abstract Comics ................................................................................ Des formes courtes comme moyens d’explorer les potentiels de la case............................................................................................... Le mouvement comme principe de lecture................................ Des séries de dessins présentés en planche de bande dessinée.................................................................................................3) Les contradictions du discours de Molotiu et désaccords personnels La présence d’étranges glyphes brouille le message................ Leslimitesetcontradictionsdesadéfinitionparlefloudecequ’il nomme par narration.................................................................... Voir de la bande dessinée abstraite à tout prix........................

Troisième partie -Le coup de grâce....................................................1) « L’art de narrer touche à sa fin » ..................................................... Une mutation naturelle et nécessaire....................................... Repenser la narration.............................................................. Pour (et contre) une bande dessinée de poésie d’Olivier Deprez...................................................................................................2) Les migrations de la narration.......................................................... Le texte prend le pas dans l’orientation et la conduite du récit....................................................................................................... Une plasticité plus affirmée qui devient élément denarration............................................................................................... L’absence comme un vide à combler.......................................

Conclusion ..........................................................................................Bibliographie.......................................................................................

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Imprimée à la Papeterie Le Boulevard8 Rue Fritz Kiener, 67000 Strasbourg

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