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L’EXPRESSION DE LA CAUSE COMME CRITÈRE DISCRIMINANT POUR LE GÉRONDIF ET LE

PARTICIPE PRÉSENT EN FRANÇAIS

Une défense de la simultanéité du gérondif

Alain Rihs

Louis de Saussure

Université de Neuchâtel

AFLS 2008, Oxford

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Gérondif: généralités

Le gérondif • est formé de la préposition en et d’un participe présent (en mangeant). • apparaît antéposé ou postposé à une prédication complète, régie par un verbe

fléchi. • est une forme verbale impersonnelle : le gérondif prend pour sujet – agent

celui de la prédication complète à laquelle il est associé. On parle ainsi de relation de coréférence agentive.

• porte sur toute la prédication principale, à la manière d’un adverbe de phrase. • semble laisser sémantiquement indéterminée la relation temporelle

entre le procès qu’il dénote et le procès dénoté par la prédication principale.

• Les fameux contre-exemples (cf. infra) de Gettrup (1977) sont généralement admis comme remettant en cause l’hypothèse de la nécessaire simultanéité avec le gérondif.

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Participe présent: généralités

Le participe présent • est susceptible d’occuper quatre fonctions syntaxiques : il peut

être le noyau d’une prédication complète ; il peut être attribut de l’objet ; il peut être épithète ; il peut être attribut détaché du sujet.

• ne peut commuter avec le gérondif que lorsqu’il est attribut du sujet (antéposé ou postposé à la prédication principale).

• porte sur un nom, à la manière d’un adjectif. • semble aussi laisser sémantiquement indéterminée la

relation temporelle entre le procès qu’il dénote et le procès dénoté par la prédication principale. • La littérature s’accorde à observer que tous les cas théoriques sont

possibles.

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A - Effets de sens: gérondif

On reconnaît généralement au gérondif la valeur de complément circonstanciel (Gettrup 1977, Herslund 2003, Halmøy 2003). Les circonstances citées par la littérature sont de nature temporelle ou logique.

Les valeurs circonstancielles temporelles sont :1) la simultanéité – exemple : Paul court en chantant.

2) la localisation du procès principal – En rentrant chez lui, Paul a rencontré Marie.

Les valeurs circonstancielles logiques sont :1) la manière – Paul s’exprime en bafouillant.

2) le moyen – Paul essaie de séduire Marie en lui récitant un poème.

3) la condition – En empruntant ce chemin, Paul peut arriver à temps.

4) la cause – Paul a brisé le verre en le heurtant contre la table.

5) A quoi on peut ajouter encore quelques catégories comme la relation prémisse-conclusion En considérant l’arme du crime, c’est bien Paul le coupable.

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Effets de sens: participe présent

Il est délicat de parler de valeur circonstancielle pour le participe présent, puisque sa portée est réduite au nom, non pas à l’ensemble de la prédication principale.

Néanmoins, tous les effets de sens recensés pour le gérondif s’observent également pour le participe présent :

1) simultanéité – Relevant à peine de maladie, Paul s’est fracturé le bras.

2) localisation du procès principal – Revenant de Marseille, Paul fait une halte à Lyon.

3) manière – Rampant à terre, Paul se fraie un chemin parmi la végétation.

4) moyen – Quittant la France pour la Suisse, Paul espère trouver la tranquillité.

5) condition – Cavalant en tête, ce cheval peut gagner la course. 6) cause – Jugeant la crise politique profonde, le Président dissout

l’Assemblée. 7) Prémisse: Considérant l’arme du crime…

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Problématique

Si tous les effets de sens liés à l’emploi du gérondif se retrouvent avec le participe présent, nous aurions affaire à une redondance pure dans le système, ou au caractère totalement optionnel de en. Or il y a des cas de commutations qui produisent un changement de sens assez fin:

• (1) Le Président dissout l’Assemblée, jugeant la crise politique profonde.• (1’) Le Président dissout l’Assemblée en jugeant la crise politique

profonde. • (2) Paul part, comprenant que Marie ne viendra pas. • (2’) Paul part en comprenant que Marie ne viendra pas. • (3) Paul a brisé le verre, le heurtant contre la table. • (3’) Paul a brisé le verre en le heurtant contre la table.

Une hypothèse: le critère sémantique déterminant concerne la relation temporelle entre le prédicat tensé et son complément au gérondif ou au PP. En particulier, la valeur causale de cette relation est déterminante.

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Commutations : un début d’explication

Pour que les deux formes puissent commuter, « il faut qu’il soit indifférent pour le sens que le syntagme porte sur le sujet (participe présent) ou sur le verbe (gérondif). » (Halmøy 2003 : 157).

G: portée large associable à une prédication complète ssi P et Q sont vrais ensemble. PP: portée sur le sujet associable à une prédication complète même si P et Q ne sont

pas vrais ensemble Les deux formes peuvent donc commuter dans le cas où P et Q sont simultanés:

(4) Paul dépasse tout le monde en roulant à toute vitesse. (4’) Paul dépasse tout le monde, roulant à toute vitesse.

Le PP peut exprimer la succession temporelle, mais pas le G: (5) ?? Il s’endormit par terre en s’éveillant avec de terribles courbatures (une fois le jour

venu). (5’) Il s’endormit par terre, s’éveillant avec de terribles courbatures (une fois le jour

venu).

Cela suppose également que la simultanéité (ou en tout cas le recouvrement partiel) des procès soit le seul type de configuration temporelle possible avec le gérondif.

Hypothèse 1 : le gérondif introduit un procès nécessairement concomitant avec celui de la principale, tandis que le participe présent autorise l’adjacence.

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La simultanéité du gérondif

Que le G exige la simultanéité des procès est une hypothèse trop forte si on s’en tient à une analyse purement sémantique:

(6) En apprenant ces nouvelles, le roi décida de convoquer ses barons (Gettrup 1977).

(7) En atteignant la promenade du bord de mer, ils hésitèrent (Gettrub 1977). Mais des critères pragmatiques peuvent affiner la description de ces

phénomènes. Les deux hypothèses de Kleiber (2007a et 2007b):

1. La simultanéité est une conséquence d’un emploi circonstanciel du gérondif

2. La contiguïté est l’écart temporel maximum possible entre les deux procès

Autrement dit, le procès au gérondif et le procès du verbe principal ne peuvent pas comprendre d’intervalle temporel intermédiaire.

test des adverbes de temps (à midi et à 13h) : • (8) ? En sortant de l’église à midi, nous sommes allés boire un verre au

bar du coin à13h.• (8’) Sortant de l’église à midi, nous sommes allés boire un verre au bar du

coin à 13h.• = Interprétation possible: comme on est sortis de l’église à midi, on a pu

aller au bar du coin à 13h.

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Succession temporelle non-causale avec le G:

En réalité, lorsque le procès au G permet une accommodation pragmatique sur la phase ultérieure (ou préparatoire), la combinaison est possible. Lorsque la sémantique du procès empêche cette accommodation pragmatique, la combinaison n’est pas possible (cf. test proposé dans Saussure 2000 pour l’encapsulation):

(9) Ils s’assirent et saucissonnèrent en atteignant le sommet. (Kleiber 2007a:111)

« atteindre le sommet » = localisateur temporel pour [s’asseoir + saucissonner]

« une fois le sommet atteint » par accommodation pragmatique, d’où R inclus dans E

effet d’encapsulation [atteindre] + [s’asseoir + saucissonner] (9’) ? Ils s’assirent et saucissonnèrent en posant le pied au sommet.

pertinence de « poser le pied au sommet » pour communiquer les conditions de « s’asseoir » semble plus faible.

(10) Il se lave les dents en se levant le matin. (Kleiber 2007a : 111) (10’) ? Il se lave les dents en ouvrant les yeux le matin. (11) Il est allé se coucher en rentrant chez lui. (11’) ?? Il est allé se coucher en ouvrant la porte de son

appartement.

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Relations causales (1)

Le même phénomène s’observe lorsque des relations causales sont présentes.

• (12) Il a redécouvert la saveur des aliments en arrêtant de fumer. • (12’) ? Il a redécouvert la saveur des aliments en écrasant sa

dernière cigarette. • (13) Il a évité les embouteillages en partant de bonne heure. • (13’) ?? Il a évité les embouteillages en franchissant le seuil de son

appartement de bonne heure.

Les gérondifs en (12’) et (13’) ont une dénotation plus restreinte que celle des gérondifs en (12) et (13). Par exemple, arrêter de fumer implique écraser sa dernière cigarette ; toutefois la dénotation d’arrêter de fumer ne se laisse pas réduire à celle d’écraser sa dernière cigarette. D’où une plus grande difficulté de justifier la pertinence du choix du locuteur en (12’) et (13’) en relation avec le prédicat de la principale.

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Relations causales (2): le cas de Socrate (Saussure 2000)L’extension temporelle du VP.

Saussure (2000) : • (15) Socrate mourut en buvant la ciguë parce qu’il a bu la bu la ciguë cause• (15’) ? Socrate expira en buvant la ciguë tout en buvant la ciguë circonstance

concomitante La possible étrangeté de (15’) provient de la relation prototypique

accessible entre le poison et la mort, tandis que la lecture causale est bloquée. Comment expliquer cette impossibilité d’une lecture causale du gérondif en (15’)?

L’hypothèse est la suivante : mourir englobe sémantiquement la cause de la mort, ce qui n’est pas le cas d’expirer. En d’autres termes, mourir est un processus qui dure et expirer est un événement ponctuel.

Etant donné 1. qu’il y a un intervalle de temps nécessaire entre l’ingestion de la ciguë et la mort

2. que mourir couvre cet intervalle et qu’expirer ne le couvre pas

3. que le gérondif a besoin minimalement de concomitance / recouvrement

On conclut que en buvant la ciguë ne peut recevoir une lecture causale qu’en (15).

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Relations causales (3)

L’exemple de Socrate et de la ciguë montre que l’extension de la dénotation s’observe aussi au niveau du VP. Cela semble pouvoir expliquer pourquoi des phrases comme (16) et (17) sont pragmatiquement naturels, alors qu’il y a, sémantiquement, un intervalle temporel entre les procès.

• (16) Il a réussi son examen en travaillant toute la nuit. • (17) Il a gagné une médaille en terminant troisième au cent mètres.

Ce sont les procès dénotés par les verbes principaux, susceptibles ou non d’une accommodation pragmatique pour étendre leur dénotation temporelle, qui déterminera la possibilité d’une interprétation.

Nous concluons des exemples qui précèdent que le gérondif et la prédication principale n’autorisent qu’une relation de concomitance ou simultanéité; les soi-disant contre-exemples sont en fait des cas où le prédicat principal autorise l’accommodation pragmatique en direction d’une encapsulation.

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Gérondif et participe présent (1)

Hypothèse 2: Le gérondif n’autorise pas l’adjacence stricte entre procès ponctuels tandis que le participe présent l’autorise.

Notre méthodologie de test passe par les relations causales:

Nous connectons un processus mental à un événement qui en découle. Nous choisissons des processus mentaux qui ont besoin d’être accomplis pour avoir une valeur causale, autrement dit qui sont bornés à droite.

Notre hypothèse est validée si nous obtenons une lecture causale seulement pour le participe présent.

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Gérondif et participe présent (2)

(18) Jugeant la crise politique profonde, le Président dissout l’Assemblée. • (18’) ? Le Président dissout l’Assemblée en jugeant la crise politique

profonde. • Juger et dissoudre ont besoin d’être strictement adjacents pour entretenir

une relation causale. Celle-ci est autorisée en (18) mais pas en (18’). Seule une lecture non causale est naturelle en (18’) (et une lecture ponctuelle de juger).

• (19) Décidant qu’il était temps de partir, Paul héla un taxi. • (19’) ?? Paul héla un taxi en décidant qu’il était temps de partir. • (20) Paul part, comprenant que Marie ne viendra pas. • (20’) ? Paul part en comprenant que Marie ne viendra pas. En (20’), le gérondif semble moins naturel que le participe présent. Cela dit, la

possibilité d’une extension de la dénotation de partir semble permettre le lien avec comprendre et rendre accessible la relation causale. (20’) conduirait toutefois plus naturellement à une représentation concomitante et non-causale des procès.

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Conclusions et problèmes

Voici les conclusions auxquelles nous parvenons :

1) Le réquisit de simultanéité stricte est un critère trop fort pour distinguer le gérondif du participe présent. Il doit donc être modulé.

2) Lorsque l’adjacence des procès semble permise avec le gérondif, elle relève en fait d’une forme de simultanéité.

3) Le participe présent autorise lui une adjacence stricte des procès.

4) Problèmes:1) Quelles sont les propriétés des procès qui autorisent leur extension

temporelle?

2) Pourquoi obtient-on facilement parfois la lecture en état résultant (atteindre le sommet) et parfois non (ouvrir la porte)?

1) Recherche de pertinence?

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Références bibliographiques

Arnavielle, T. (1998), Le morphème –ANT : unité et diversité. Etude historique et théorique, Louvain-Paris, Peeters.

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Gettrup, H. (1977), « Le gérondif, le participe présent et la notion de repère temporel », in Revue Romane 12, 2, 210-271.

Halmøy, J.-O. (2003), Le gérondif en français, Paris, Ophrys.

Herslund, M. (2000), « Le participe présent comme co-verbe », in Langue Française 127, 86-94.

Høyer, A.-G. (2003), L’emploi du participe présent en fonction d’attribut libre et la question de la concurrence avec le gérondif. Mémoire de DEA, Université de Bergen.

Kleiber, G. (2007 a), « La question temporelle du gérondif : simultanéité ou non ? », in Les formes non finies du verbe -2-, Travaux linguistiques du CERLICO 20,109-123.

Kleiber, G. (2007 b), « En passant par le gérondif avec mes (gros) sabots », in Etudes sémantiques et pragmatiques sur le temps, l’aspect et la modalité, Cahiers Chronos 19, 93-125.

Torterat, F. (2006), L’infinitif et le gérondif en tant que formes verbales, article non publié, disponible sur le site : http://torterat-frederic-perso.wifeo.com/index.php


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