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Page 1: Littéraire sous Louis XIV || Remarques sur la genèse des "Lettres portugaises"

Remarques sur la genèse des "Lettres portugaises"Author(s): J. ChupeauSource: Revue d'Histoire littéraire de la France, 69e Année, No. 3/4, Littéraire sous Louis XIV(May - Aug., 1969), pp. 506-524Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40523543 .

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REMARQUES SUR LA GENÈSE DES «LETTRES PORTUGAISES»

En faisant des Lettres portugaises une sorte de météore, la lé- gende de l'authenticité privilégiait le mystère. Le mérite le plus certain de l'attribution des Lettres à Guilleragues a été d'ouvrir la voie à une recherche de la vérité dont le premier objectif doit être l'élucidation des circonstances réelles de la composition de l'œuvre.

L'hypothèse selon laquelle une aventure véritable aurait donné à Guilleragues l'idée de ces lettres passionnées, sinon leur modèle, n'a trouvé jusqu'à ce jour aucune confirmation. Aussi bien n'est-elle fondée que sur des témoignages suspects. Ni la révélation des li- braires étrangers, qui désignèrent Chamilly comme le destinataire des lettres, ni l'épisode curieux d'un roman paru en 1672, où il est fait état de lettres authentiques, détenues par Chamilly et jetées à la mer, ni le témoignage tardif de Saint-Simon ne font preuve l. A supposer qu'une liaison amoureuse ait bien existé entre M. de Chamilly, officier de l'armée française au Portugal, et Mariana Alcoforado, la religieuse du couvent de Beja en qui Ton a cru re- trouver l'héroïne des Lettres, l'histoire n'a rien retenu de cette hy- pothétique aventure galante. Guilleragues lui-même en aurait con- servé peu de chose, au demeurant, puisque les rares détails maté- riels du texte ne s'accordent pas avec la situation des prétendus modèles historiques ; quant à la chronologie des lettres, elle est incertaine, comme la localisation du couvent de Mariane. Le seul intérêt de ces recherches est de souligner, finalement, combien les Lettres portugaises échappent à l'anecdote. La vérité dont se nourrit le texte n'est pas celle de la chronique galante et si Guilleragues a pu s'inspirer d'un fait réel, son œuvre s'en dégage pour construire sa propre vérité.

Puisque les Lettres portugaises ne sont pas un livre à clefs, mieux vaut donc renoncer à la quête d'une source anecdotique supposée,

1. Ces divers témoignages sont analysés par F. Deloffre et J. Rougeot dans l'intro- duction à leur édition critique des Lettres portugaises, Editions Garnier Frères, Paris, 1962, p. vin et ix.

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portugaise ou française, qui, si elle a jamais existé, est restée en définitive étrangère à l'œuvre créée *. L'actualité de la campagne de Portugal et le goût du public pour les histoires « véritables » justifient suffisamment l'artifice de présentation des lettres et le choix du cadre portugais pour que l'on puisse faire, en conscience, l'économie d'une hypothèse invérifiable et oiseuse, qui est plus une séquelle du mythe de l'authenticité qu'une suggestion dictée par les qualités intrinsèques du texte 2.

Pour avoir accordé une importance abusive au mythe portugais, on a oublié que les Lettres s'adressaient avant tout à « tous ceux qui se connaissent en sentiments ». Complétée par le souci d'offrir au public un texte irréprochable, cette déclaration de l'avis au lecteur souligne la valeur exemplaire des cinq lettres 3 : leur intérêt n'est pas dans la banale aventure galante qui leur sert de prétexte mais dans l'intensité de la passion qui les anime comme dans la qualité de son expression. Telle est, croyons-nous, la véritable rai- son d'être des Portugaises : modèles de « tendresse », elles portent témoignage de l'expression sincère d'un amour passionné.

Cette idée se trouve confirmée par un document ancien, le seul qui nous apporte quelque lumière sur la genèse de l'œuvre. D'après un auteur du temps, Vanel, les Lettres auraient été écrites à la demande d'une princesse, en qui nous reconnaissons la protectrice de Guilleragues, Henriette d'Angleterre, « pour lui montrer com- ment pouvait écrire une femme prévenue d'une forte passion » 4. L'indication est d'autant plus plausible que divers témoignages at- testent l'existence, dans les cercles mondains, d'un courant d'intérêt pour l'expression épistolaire de la passion. Par delà Madame et Guil- leragues, c'est toute une société galante et spirituelle qui se montre alors curieuse de sincérité dans les lettres d'amour.

Un épisode des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière met bien en lumière cet intérêt du public pour les lettres passion-

1. C'est l'avis que M. Deloffre a fait nettement prévaloir dans le bref débat qui a suivi la communication de MM. Deloffre et Rougeot au xix0 Congrès de l'Association in- ternationale des études françaises : « Les Lettres portugaises, miracle d'amour ou miracle de culture ». C.A.I.E.F., mai 1968, n° 20, p. 304-307.

2. On objectera encore que la condition religieuse de Mariane est un fait trop parti- culier pour relever de la pure invention. En vérité, on serait moins tenté de voir dans l'apparente singularité de ce trait l'indice d'une source historique précise si l'on voulait bien considérer que le climat de galanterie qui faisait la réputation de maint couvent au xvn* siècle autorisait Guilleragues à imaginer sans trop de frais une telle situation. Et nous verrons plus loin que les lettres d'Héloïse ne pouvaient qu'engager Guilleragues à prêter à son héroïne le visage d'une religieuse.

3. Voir l'avis « au lecteur », p. 37 de l'édition de F. Deloffre et J. Rougeot : o J'ai vu tous ceux qui se connaissent en sentiments, ou les louer, ou les chercher avec tant d'empressement, que j'ai cru que je leur ferais un singulier plaisir de les imprimer. » Ce plaisir est garanti par la correction du texte que publie Barbin, lequel s'est employé, c avec beaucoup de soin et de peine », à éviter que les Lettres portugaises ne parussent c avec des fautes d'impression qui les eussent défigurées. »

4. Pour plus de précisions sur ce témoignage, on se reportera à notre article o Vanel et l'énigme des Lettres portugaises », R.H.L.F., mars-avril 1968, n° 2, p. 221-228. Voir aussi la note n° 2 à la page 523 du présent article.

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nées l. Éprise du comte d'Englesac, l'héroïne de cette histoire s'est laissé aller à écrire quelques lettres qui font honneur à sa sensibilité mais passent les bornes de la bienséance. Il est vrai que, « quand on aime fort son amant, [...] on lui écrit volontiers un peu follement » 2. Assurément, il conviendrait de faire le secret sur ce genre de cor- respondance ; mais une indiscrétion ayant déjà été commise, Sylvie ne fait nul embarras de donner un exemple de ces lettres à la prin- cesse qu'elle divertit par ses mémoires. Celle-ci, nous dit-on, « ne sera peut-être point fâchée de voir comme on écrit quand on aime beaucoup ; et que cet amour n'ayant qu'un but légitime, ne contraint point les désirs du cœur » 3. A travers cette correspondance fictive, il est clair que Mme de Villedieu s'adresse à ses lecteurs, et plus particulièrement sans doute aux lectrices sensibles, dont elle flatte habilement la curiosité pour les lettres d'amour passionnées.

Le seul défaut de ce document, si proche du texte de Vanel, est d'être postérieur de deux ans aux Lettres portugaises. Mais d'autres témoignages, antérieurs à 1669, montrent que la lettre passionnée comptait déjà parmi les préoccupations des cercles galants. Dès 1661, dans une de ces conversations entre gens d'esprit qui sont de tradition dans les romans du temps 4, celle qui n'était encore que Mlle Desjardins distinguait la lettre galante de la lettre d'amour inspirée par un sentiment sincère. Ce sont deux écrits distincts, deux styles différents. S'il est possible de définir une rhétorique de la lettre galante, « il seroit bien difficile de donner des regles certaines pour les Lettres que font les gens amoureux », tant il est vrai « qu'on a tant de désordre dans l'esprit quand on est en cet estât, qu'il est impossible d'éviter que les Lettres ne s'en ressentent » 5. Ainsi, à l'heure où la notion d'ordre régit l'art de la prose, la lettre pas- sionnée, en vertu de sa confusion naturelle, échappe au domaine de l'art : elle n'est pas objet de littérature. Aussi bien n'écrira-t-on de lettres amoureuses qu'à une maîtresse ou un amant, « car la bien- séance et la discrétion empeschant l'un et l'autre de les publier, les fautes en seront ensevelies » 6.

Quelques années plus tard, Mlle Des jardins invoque les mêmes raisons, morales et littéraires, pour s'excuser de ne pouvoir livrer à l'impression les seules lettres pour lesquelles elle se sente quelque génie : « ces lettres-là », écrit-elle, « ne sont permises qu'à mon cœur, et si ma main a eu l'audace de luy en dérober quelques-unes,

1. La première édition de ce roman attribué à M" de Villedieu date de 1671. Nous utilisons une édition postérieure, parue à Toulouse en 1701.

2. Edition de 1701, cinquième partie, p. 193. 3. Ibid., p. 194. Par la vivacité de son attaque exclamative, tel mouvement interro-

gatif retombant sur une plainte (« Hélas ! »), par la chaleur du vocabulaire sentimental enfin, cette lettre se situe assez bien dans la lignée des Portugaises.

4. Cette conversation se trouve au livre troisième du tome II d'Alcidamie, p. 296-297. Paru en 1661, le roman restera inachevé.

5. Alcidamie, t. II, livre troisième, p. 296. 6. Ibid., p. 297.

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les Imprimeurs ne doivent pas es tre les dépositaires de ces larcins » 1. En outre, on doit craindre que les lettres enflammées ne perdent, au regard d'un lecteur détaché, des beautés qui sont surtout sen- sibles à un cœur sincèrement touché. Une nouvelle fois, l'accent est donc mis sur l'irrégularité de la lettre amoureuse. Mais entre l'art et la nature, Mlle Des jardins se refuse à choisir. Certes, elle affecte encore de fonder sur la réciprocité du sentiment amoureux le plaisir que procure la prose passionnée ; mais cette estime s'ex- prime sous la forme d'un jugement esthétique qui implique la re- connaissance, en marge des canons de l'art, d'un nouvel ordre de beauté : « II y a de certaines fautes dans les Lettres d'amour qui font leurs plus grandes beautez, et l'irrégularité des périodes est un effet des désordres du cœur, qui est beaucoup plus agréable aux gens amoureux, que le sens froid d'une lettre raisonnée » 2.

Antérieure aux Lettres portugaises, cette analyse clairvoyante du style de la passion ne pouvait manquer de retenir l'attention de quiconque s'intéressait aux particularités de la lettre amoureuse3. Or Mlle Desjardins était admise dans le cercle de Madame, et il lui arriva de donner quelques vers à la demande de la princesse. Il n'est donc pas impossible que son jugement ait eu des échos dans l'entourage d'Henriette d'Angleterre. Mais il se pourrait aussi que ce propos rapide ne fût qu'un reflet de discussions mondaines sur un sujet à la mode. Quoi qu'il en soit, il ressort de ce témoignage que le mouvement de curiosité pour le langage de la passion qui a suscité les Lettres portugaises a donné aussi à Guilleragues l'ébau- che d'une doctrine de la lettre amoureuse.

Celle-ci ne saurait être qu'authentique. Destinée au secret, elle ignore les contraintes de la bienséance et ne connaît d'autres règles que celles de la spontanéité et de l'ardeur de la passion. De là le désordre qui caractérise aussi bien le mouvement général de la lettre que la cadence des périodes. A travers ces notions d'intimité, de sincérité, de passion, d'irrégularité, il est facile de déceler l'amorce d'une mythologie de la lettre d'amour et le premier dessin d'une esthétique du sentiment dont les Lettres portugaises porteront les marques. En présentant son œuvre comme la traduction d'une cor- respondance véritable, Guilleragues satisfera à l'exigence d'authen- ticité qui s'attache au genre de la lettre passionnée. Quant aux caractères singuliers de la prose amoureuse, il fera de leur définition sa rhétorique, apportant ainsi à la curiosité de ses contemporains,

1. Recueil de quelques Lettres ou Relations galantes, Paris, Claude Barbin, 1668. Lettre IX, « A Amsterdam le 25 May » [1667] ; p. 79.

2. Ibid., p. 81. On sait que Mariane parlera de « l'extravagance de [sesj lettres s (édition citée, p. 57).

3. On notera avec intérêt que le rythme singulier de la phrase de ouineragues, aonc Gabriel Guérf.t, dans la Promenade de Saint-Cloud (1669), critiquera le manque de mesure, vérifie l'observation de M1U Desjardins touchant à l'irrégularité des périodes dans les lettres d'amour.

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et plus particulièrement de son inspiratrice, Madame, la plus sé- duisante des réponses.

Les raisons de cette curiosité sont aisément discernables. Si Ton se montre avide de vérité, de sincérité et d'ardeur dans l'expression de la passion, c'est en réaction contre l'esprit de badinage mis à la mode par les précieux. Cette revanche du sentiment sur l'esprit se dessine, vers 1660, dans le domaine de la poésie. Lassés des jeux de la galanterie précieuse, les contemporains découvrirent avec plai- sir, dans les élégies de Mme de la Suze et de Mme de Villedieu, une image nouvelle de l'amour. Ils goûtèrent comme une nouveauté la tonalité passionnée d'une poésie qui rompait avec les conventions et les grâces factices de l'inspiration galante. On louera même Mme de la Suze d'avoir fait parler la passion la plus tendre « avec des expressions qui estoient inconnues avant qu'elle se meslat d'écrire en vers » x. C'est dire qu'aux yeux des lecteurs de 1660, cette poésie apportait à l'expression de l'amour passionné un langage qui parut neuf : ce langage du cœur, ce sera celui de la prétendue religieuse portugaise.

Les liens qui unissent les Lettres portugaises à cette poésie du sentiment sont réels. Bien qu'appartenant à des genres différents, ces œuvres n'en sont pas moins le reflet d'une même sensibilité ; elles sont surtout portées par la même curiosité pour la traduction sincère de la passion 2. Si l'on s'intéresse à la lettre d'amour authen- tique, dans les années qui précèdent la parution des Lettres portu- gaises, c'est que le badinage, qui est de règle dans les lettres ga- lantes, laisse le cœur insatisfait. Alors que la lettre galante est un prétexte à faire valoir l'esprit de l'épistolier, on attend de la lettre d'amour qu'elle traduise, dans toute leur vérité, les mouvements d'une passion sincère. La première parle à l'esprit, elle fait cha- toyer les grâces de l'intelligence ; la seconde, au contraire, s'adresse à la sensibilité et parle le langage du cœur. En bref, on peut dire que la lettre amoureuse est à la lettre galante ce que l'élégie est au madrigal. Dans ces conditions, il était naturel que l'on entendît, de la poésie à la prose, les échos d'une même voix.

On ne s'attardera pas sur le fait que l'on trouve, dans les élégies de Mrae de la Suze, de Mme de Villedieu et de leurs émules 3, des

1. C'est le jugement porté par Donneau de Visé dans L'Amour échappé, paru ano- nymement en 1669 (t. II, p. 38).

2. Poète de l'amour, voire de la volupté, Mœ# de Villedieu, on l'a vu, s'intéresse aussi, et dans le même temps, au langage du cœur dans la lettre d'amour.

3. Les exemples cités seront empruntés aux deux recueils suivants : Io) Recueil de Pièces galantes en prose et en vers de Madame la Comtesse de la Suze, d'une autre Dame, et de Monsieur Pellisson, Paris, Gabriel Quinet, 1668 (recueil en 3 vol., « aug- menté de plusieurs Elégies »). Sur l'épineuse question de l'attribution des pièces de ce recueil, on consultera la notice bibliographique donnée par E. Magne à la fin de son livre sur Madame de la Suze, Paris, 1908. 2°) Recueil de Poésies de Mademoiselle Des- jardins, Paris, Claude Barbin, 1664.

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thèmes et des mouvements qui sont dans les Lettres portugaises; ce sont là des lieux communs de la littérature amoureuse dans les- quels on ne saurait prétendre reconnaître des modèles possibles de Guilleragues. En ce qui concerne la genèse des Lettres portugaises, le véritable intérêt des élégies est ailleurs. Il est d'abord dans la qualité du sentiment qui s'y exprime. Plus fort que la volonté, cet amour passionné triomphe de la pudeur, de la crainte et de la rai- son l. Seule la mort pourrait mettre un terme à ses « violents trans- ports » 2, lesquels ne laissent dans l'âme que trouble et qu'incerti- tude. Comme la Mariane de Guilleragues, les amantes élégiaques connaissent les douleurs de l'absence et les tourments de l'amour frustré : livré à lui-même, le cœur ressent alors comme une blessure le souvenir des moments heureux3. Comme Mariane encore, elles ne peuvent s'empêcher d'aimer celui qu'elles devraient haïr, mais elles tirent fierté de cette faiblesse de la volonté qui marque la su- périorité de leur amour4. Comme Mariane toujours, elles sont par- tagées entre le souci de la lucidité et la tentation de l'illusion con- solante. L'exemple le plus net de cette parenté nous est donné par Mrae de Villedieu qui analyse, dans l'élégie I, les tourments de la séparation :

Mais hélas ; dans les maux que fait naistre l'absence, Rien ne peut soulager qu'un rayon d'espérance : Et quand ce foible espoir tient tout seul dans un cœur, Contre tous les transports d'une amoureuse ardeur, Contre mille désirs l'un à l'autre contraires, Des soupçons mal fondés, des desseins téméraires, Et cent autres tourmens qu'on ressent tous les jours, Ha ! qu'un peu d'espérance est un foible secours ! 5

1. Voir, par exemple, les Stances à Timandre dans le Recueil de Pièces galantes..., op. cit., t. I, p. 13 :

Pudeur, crainte, raison, qui blâmez mes soupirs, Cédez à mon amour, il est temps de se rendre ; Cessez de condamner mes innocens désirs, Et pour estre écoutez, parlez-moy de Timandre.

Avec plus de vivacité, un madrigal de Mœ* de Villedieu rejette les conseils de la raison, dénonce le « faux honneur » et le « faux devoir », et s'achève par cette éloquente décla- ration :

... Si l'amour est un vice C'est un vice plus beau que toutes les vertus.

2. Recueil de Pièces galantes..., Élégie, t. I, p. 11 : Je n'attends que la mort pour arrester un jour Les violens transports que produit mon amour.

3. Mais, hélas ! à présent, je frémis, je soupire, Ce souvenir toujours augmente mon martyre ; Et dans l'émotion d'un trouble véhément, Au gré de mes ennuis j'entretiens mon tourment.

(Ibid., p. 10) 4. Je devrois vous hayr au lieu de vous aimer,

Quand vous m'abandonnez à m a douleur extreme, Ah, vous ne m'aimez point autant que je vous aime.

(Ibid., p. 12) 5. MII# Desjardins, Élégie I, op. cit., p. 43.

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Cette analyse des « maux que fait naître l'absence » préfigure la peinture qu'en fera Guilleragues dans les Portugaises. Non qu'il faille voir dans cette élégie une « source » des Lettres. Mais, pour être plus diffuse, l'influence des poésies amoureuses dont Mme de la Suze avait donné le modèle n'en reste pas moins patente : en offrant de l'amour une image nouvelle, à la fois plus franche et plus profonde, cette poésie apportait à la connaissance du cœur féminin une contribution importante dont Guilleragues a recueilli l'héritage.

Ces poèmes donnaient aussi l'exemple d'un langage neuf. Sans doute les figures conventionnelles n'ont-elles pas complètement dis- paru : il est encore question de fers, de flammes, de chaînes et d'amoureux martyre dans nombre de ces élégies. Mais on y parle aussi de transports, d'ardeur, de trouble, de langueur, de tourment, de désirs, autant de termes dont la délicatesse des prudes ne pouvait souffrir la vivacité l. Par surcroît, ce langage passionné ignore la litote. Tous les mouvements de l'âme, toutes les émotions trouvent leur expression la plus forte dans une recherche constante de l'intensité maximale. Les douleurs sont mortelles ou extrêmes, le cœur outré d ennuis, le trouble véhément2. Mme de Villedieu parlera même d'ardeur insensée et de transports impétueux*. Avec plus de retenue, l'auteur des deux premières élégies du Recueil de Pièces galantes se bornera à qualifier d'excessives la passion qui l'anime et la douleur causée par l'absence de l'être aimé4.

Une même force expressive caractérise le vocabulaire des Lettres portugaises. Non seulement Mariane avoue, à trois reprises, « l'excès de [son] amour », mais elle parle encore de « l'excès de [ses] dé- lices » et de « l'excès de [ses] douleurs » 5. L'adjectif violent revient fréquemment sous sa plume pour marquer la force des sentiments qu'elle éprouve, de même qu'il qualifiait, chez Mlle Des jardins, les transports de l'amour6. Comme dans les confidences élégiaques, les mouvements que lui cause son amant sont « extrêmes », ainsi que

1. Voir, par exemple, l'élégie de Mmi de la Suze « Tristesse, ennuy, chagrin, lan- gueur, mélancolie... » {Recueil de Pièces galantes, t. I, p. 17), qui s'achève par un vibrant appel au plaisir :

Unissons nostre flamme, unissons nos désirs, Contentons nostre ardeur, laissons parler l'envie, Jouyssons des plaisirs les plus doux de la vie. (p. 20)

2. Recueil de Pièces galantes, t. I, p. 3, 10 et 12. 3. Dans le premier vers d'un sonnet rempli de passion :

Impétueux transports d'une ardeur insensée (M- de Villedieu, op. cit., p. 3)

4. Recueil de Pièces galantes, t. I, p. 3 et 8 : o une excessive flâme », « l'excessive douleur ».

5. Successivement, dans l'édition de F. Deloffre et J. Rougeot : p. 43, 49 et 62 ; p. 44 et 56.

6. Ibid., p. 43 : « Violence » des sentiments ; p. 48 : « quand on aime violemment » ; p. 49 : « sentiments violents » ; p. 54 : a violence des mouvements de mon cœur » ; p. 64 : « amour violent ».

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ses douleurs l ; elle éprouve un désespoir « mortel », se plaint d'une absence « cruelle », s'accuse d'être « insensée » 2. Enfin, aux « mille désirs Tun à l'autre contraires » dont parle Mrae de Villedieu fait écho l'aveu de la troisième lettre (p. 48) : « je suis déchirée par mille mouvements contraires ». Il n'est pas besoin de multiplier ces rapprochements pour faire apparaître, entre les Lettres portugaises et les élégies contemporaines, des ressemblances de vocabulaire qui montrent que M ariane parlait le langage du cœur mis à la mode par les poètes de l'amour passionné. On voit par là que le naturel des Lettres portugaises prend appui sur une tradition littéraire : il prolonge cette recherche d'une expression sincère de la passion qui venait de renouveler le visage de la poésie du sentiment.

Ce qui a trompé la postérité - et ravi les contemporains - , c'est que les Lettres masquaient leurs attaches littéraires en donnant l'il- lusion de l'authenticité. Mieux que la poésie, la forme épistolaire devait tenter la curiosité de ceux qui souhaitaient entendre, dans les aveux passionnés, la voix de la nature3. Comme on l'a vu, on s'est interrogé sur les traits singuliers de la lettre d'amour avant la publication des Lettres portugaises. La curiosité d'Henriette d'Angleterre pour le langage du cœur laisse à penser que ces dis- cussions n'étaient pas inconnues dans le cercle de Madame. Il est clair aussi que l'on ne s'est pas contenté de vagues raisonnements ni de considérations abstraites : on a pensé à des textes réels. Ainsi, quand Mme de Villedieu met en lumière le désordre de la prose amoureuse, elle parle d'expérience. On est tenté aussi de rattacher l'intérêt porté par Henriette d'Angleterre à l'expression sincère de l'amour au commerce de lettres qu'elle eut avec le comte de Guiche. Il est certain en tout cas que derrière cet intérêt pour la lettre pas- sionnée qui touche un monde que Guilleragues fréquentait, on devine la présence de lettres véritables.

Des copies de lettres authentiques ont pu circuler par indiscré- tion. Bien informé, Bussy-Rabutin se fit un plaisir d'en citer quel- ques-unes dans son Histoire amoureuse des Gaules*. Il donnait en

1. Ibid., p. 47 : « d'extrêmes douleurs ■ ; p. 52 : « tous les mouvements que vous me causez sont extrêmes. »

2. Successivement, p. 39, p. 53 et p. 42, 45, 50 et 66. 3. Le poids de la tradition précieure explique sans doute un certain discrédit de la

poésie, dont M"* de Villedieu rend compte dans un billet en vers : « Le siècle est amy de la Prose/ Et n'aime les vers qu'en Chansons. »

C'est dire que la poésie reste suspecte de légèreté et d'artifice. Ne serait-ce qu'en raison du voisinage, dans les recueils poétiques, du jeu galant et de la confidence passionnée, du madrigal et de l'élégie, la poésie ne pouvait offrir qu'une sincérité impure à un public épris de vérité.

4. La fidélité de ces « documents » est sujette à caution. Deux lettres notamment, attribuées respectivement à M" d'Olonne et au comte de Guiche, sont fidèlement tra- duites de Pétrone, et l'on soupçonne l'auteur d'avoir pris d'autres libertés avec la vérité

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particulier, dans YHistoire d'Ardélise, deux lettres de la comtesse d'Olonne, qui étaient de nature à retenir l'attention des amateurs de prose passionnée x. Écrites au duc de Cándale, alors qu'il était à l'armée, ces deux lettres expriment avec violence une inquiétude amoureuse que Mme d'Olonne, au dire de Bussy, ne se faisait pas scrupule de distraire. Ce n'est pas le moindre intérêt de ces deux textes que de souligner l'ambiguïté de la confidence épistolaire 2 : Bussy, en effet, a donné suffisamment de preuves de l'inconduite de la dame pour que Ton ait de sérieuses raisons de mettre en doute la profondeur de ses sentiments. Mais cette contrefaçon du langage du cœur n'en conservait pas moins les qualités apparentes de la sincérité : naturel, vivacité et chaleur. Ces mérites assurèrent aux deux lettres de Mme d'Olonne une sorte de réputation et Pierre Richelet les insérera dans son recueil des Plus belles lettres fran- çoises3. Le fait qu'elles soient citées, aux côtés des Lettres portu- gaises, comme des témoignages exemplaires du style de la passion rappelle avec force que ces deux lettres amoureuses ont compté parmi les modèles dont Guilleragues pouvait s'inspirer4.

Sans doute la situation de Mme d'Olonne est-elle trop différente de celle de Mariane pour que la comparaison des textes laisse ap- paraître des ressemblances précises. On notera pourtant que les « cruelles alarmes » et les « mortelles craintes » qui agitent la maî- tresse du duc de Cándale sont des sentiments que Mariane n'ignore pas 5. Comme- Mme d'Olonne, mais avec plus de fond, l'héroïne de Guilleragues aura conscience de la supériorité de son amour6. On notera encore que la jalousie s'exprime chez les deux femmes avec

dans un ouvrage qui était mieux qu'un libelle et rien moins qu'une « histoire ». Il est clair pourtant que ces lettres, que Bussy révélait confidentiellement à sa maîtresse, M"" de Montglas, n'étaient pas toutes des lettres de roman.

1. P. 46 et 47 de l'édition présentée par A. Adam, Garnier-Flammarion, Paris, 1967. 2. Mariane aura l'intuition de cette ambiguïté quand, dans la 3e lettre, elle prend

conscience d'un écart entre le désespoir qu'elle exprime et la douleur qu'elle ressent vraiment : « mon désespoir n'est donc que dans mes lettres ? [...] Je vous ai trompé, c'est à vous à vous plaindre de moi. » (L.P., p. 49).

3. La première édition du recueil de Richelet paraît à Lyon, chez Benoît Bailly, en 1689. Elle contient les deux lettres de la comtesse d'Olonne mais non les Lettres portu- gaises, qui ne seront publiées dans cet ouvrage qu'à partir de l'édition en deux volumes de 1698.

4. Guilleragues était d'autant plus porté à s'intéresser à cette correspondance qu il avait éprouvé pour Cándale une vive amitié dont une lettre nous a conservé le témoi- gnage (lettre publiée par F. Delofïre et J. Rougeot dans leur édition des L.P., p. 123- 125). On notera en outre un fait curieux : à supposer qu'il s'agisse du môme Mérille, le valet de chambre de Cándale (qui était aussi le confident de ses amours) passa au service de Guilleragues avant d'appartenir à la maison de Monsieur. Il n'est pas im- possible que Guilleragues ait été fort bien renseigné sur les lettres de la comtesse d'Olonne. Mais, à la différence de Bussy, il savait aussi se taire, comme le marque Boileau dans son épître v.

5. Histoire amoureuse des Gaules, édition citée, p. 47 ; L.P., v, p. 65 : « je ne vivois pas lorsque vous étiez à l'armée ».

6. M"* d'Olonne : « ... je n'ai plus que la rage dans le cœur de me voir abandonnée pour une autre, qui ne vous aime pas tant que moi » (p. 47) ; cf. L.P., i, p. 41 : c ... vous ne trouverez jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien. »

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GENÈSE DES « LETTRES PORTUGAISES » 515

la même violence x, que la passion qui les anime se moque du scan- dale 2, que le repos est un bien qu'elles ignorent 3. Il est vrai que Mme d'Olonne déclare préférer que son amant fût mort plutôt qu'in- fidèle, alors que Mariane sacrifie sa vengeance à la conservation de l'ingrat4 : mais pour être opposées, ces deux attitudes n'en ré- pondent pas moins à une même interrogation 5.

Plus qu'à ces ressemblances fugitives, on prêtera attention à cer- tains traits de style communs aux deux textes, aux tours exclamatifs, aux interrogations pressantes, à la vivacité du mouvement de la phrase, qui fuit la cadence régulière et la composition équilibrée de la période oratoire6. Cette vivacité se marque notamment dans Tat taque de la lettre. Sans préparation ni détour, l'entrée en matière révèle le mouvement affectif qui donne au message son caractère d'impérieuse nécessité. Ce peut être le contre-coup d'une nouvelle alarmante 7 ou bien un mouvement de reproche 8. Mais toujours il semble que ce soit le cœur qui parle dans cette attaque ex abrupto, marquée au coin de la franchise et de la spontanéité. Conçues com- me des entretiens vivants et directs, les lettres de Mme d'Olonne empruntaient aussi au style oral la simplicité de ses constructions 9 ; elles faisaient appel également à la vigueur de certains tours ex- pressifs propres à la langue parlée. Ainsi, grâce aux exclamations, aux apostrophes, aux mouvements d'insistance créés par l'adverbe

1. Au mouvement de rage de Mm* d'Olonne cité à la note précédente répond l'aveu de Mariane dans la troisième lettre : « et à vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre cœur et votre goût en France. » (p. 49).

2. Mmt d'Olonne : « je suis en de trop grandes alarmes pour avoir rien à ménager » (p. 46) ; cf. L.P., iv, p. 55 : « ... quoique je n'aie rien à ménager. »

3. Mm§ d'Olonne : « Hé quoi ! ne me laisserez-vous jamais en repos ? » (p. 47) ; cf. L.P.y i, p. 41 : « que ne me laissiez-vous en repos dans mon cloître ?» ; cf. encore L.P., v, p. 67 : « quand est-ce que mon cœur ne sera plus déchiré ? »

4. Mmt d'Olonne : « Oui, mon cher, j'aimerais mieux vous voir mort qu'inconstant » (op. cit., p. 47) ; cf. L.P., iv, p. 51 : « Votre injustice et votre ingratitude sont extrê- mes : mais je serais au désespoir, si elles vous attiraient quelque malheur, et j'aime beaucoup mieux qu'elles demeurent sans punition, que si j'en étais vengée. »

5. Le problème galant soulevé par Mmí d Olonne est repris, un peu plus tard, par le marquis de Sourdis, dans les « Questions sur l'Amour » proposées aux familiers du salon de Mme de Sablé : « S'il vaut mieux perdre une personne que l'on aime par la mort, que par l'infidélité ? » (cité par MM. Deloffre et Rougeot, op. cit., p. 15).

6. Un exemple de cette « irrégularité des périodes » dont parle Mm< de Villedieu : « Ah ! mon Dieu, dans cette incertitude je vous demande la vie de mon amant, et je vous abandonne l'armée. Oui, mon Dieu ! et non seulement l'armée, mais l'Etat et tout le monde ensemble. » (op. cit., p. 46). Il est clair que la progression de la phrase n'obéit pas à un schéma préétabli mais suit les suggestions d'une pensée en mouvement.

7. C'est le cas de la première lettre citée par Bussy : « On dit ici que vous avez été battu : c'est peut-être un faux bruit de vos envieux, mais c'est peut-être une vérité. » (op. cit., p. 46) ; cf. l'attaque de la 4* portugaise.

8. Deuxième lettre citée par Bussy : « Hé, quoi ! ne me laisserez-vous jamais en repos ? » (op. cit., p. 47). Même entrée abrupte dans la 3* lettre de Mariane : « Qu'est-ce que je deviendrai, et qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? » (op. cit., p. 47).

9. Voir l'attaque de la lr* lettre citée à la note 7. La naïveté de la forme révèle un frémissement d'inquiétude que masquerait une expression plus élaborée. Guilleragues saura aussi qu'il est des cas où les répétitions ne sont pas des maladresses.

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« oui », la voix que faisoient entendre ces deux lettres d'amour avait les accents de la parole vivante l.

Tous ces traits originaux se retrouveront dans les Lettres portu- gaises2. S'il est vrai que la richesse du style de Guilleragues ne saurait se réduire à ces quelques procédés, il n'en reste pas moins que les lettres de Mariane mettent en œuvre des moyens expressifs dont la correspondance de Mme d'Olonne avait révélé l'efficacité. Sans qu'on puisse les considérer à proprement parler comme des modèles, et encore moins comme des « sources », ces lettres doivent compter néanmoins parmi les témoignages authentiques qui ont aidé Guilleragues à forger une traduction fidèle du langage de la passion.

D'autres lettres méritaient de retenir l'attention de Guilleragues 3. En 1642, François de Grenaille avait publié, dans son Nouveau Recueil de lettres de dames tant anciennes que modernes4, la tra- duction de deux correspondances amoureuses : les lettres d'Héloïse à Abélard et les lettres de l'actrice italienne Isabella Andréini. Quel- ques reproches que l'on puisse faire au style du traducteur, il faut noter d'emblée la qualité nouvelle de l'amour que révélaient ces textes. Il y avait là une chaleur de ton et d'accent, une profondeur du sentiment, une vivacité des mouvements dont aucune lettre d'amour imprimée n'avait encore donné l'exemple5.

Sans doute la passion d'Isabelle s'exprime-t-elle par le moyen d'une rhétorique trop somptueuse pour que l'on puisse souscrire entièrement au jugement de M. Bernard Bray, selon lequel « il n'y a pas de différence fondamentale de ton entre les Lettres portu- gaises et tel ou tel groupe de lettres d'Isabella Andréini dans le recueil de Grenaille » 6. Trop d'antithèses, de métaphores, d'hyper- boles traduisent un souci du trait brillant qui bride la sincérité. Isabelle conçoit la lettre comme une œuvre de réflexion plus que

1. « Hé quoi ! » (p. 47) ; « Ah ! mon Dieu [...] Oui, mon Dieu ! » (p. 46) ; o Oui, mon cher » (p. 47).

2. Le style exclamatif restera, dans le domaine epistolaire, 1 une des marques les plus évidentes de l'influence des Lettres portugaises.

3. M. Bernard Bray a été le premier à souligner l'intérêt du recueil de Grenaille, in L'Art de la lettre amoureuse : des manuels aux romans (1550-1700), Mouton, La Haye-Paris, 1967. Dans leur étude des sources littéraires de Guilleragues (« Les Lettres portugaises, miracle d'amour ou miracle de culture », article cité), MM. Deloffre et Rougeot se sont attachés surtout à marquer l'influence possible des lettres d'Héloïse sur les L.P. Une recherche parallèle nous conduit à confirmer, par de nouveaux rappro- chements, l'influence du texte médiéval, mais donne aux lettres d'Isabelle Andréini une importance sensiblement accrue.

4. Paris, Toussaint Qumet, 1642 ; 2 vol. in-8°. Le recueil comprend quatre livres, chacune de ces sections étant consacrée à un genre de lettre particulier : I - Lettres d'Estat ; II - Lettres chrestiennes ; III - Lettres d'amour ; IV - Lettres de compliment. On s'attendrait à trouver les deux traductions qui nous intéressent au livre III. Seule y figure la correspondance d'Isabelle Andréini. Curieusement, les lettres d'Héloïse soni situées dans la section des Lettres chrétiennes.

5. Voir l'article de M. Raymond Lebègue : « La sensibilité dans les lettres d amoui au XVII« siècle», C.A.7.E.F., mai 1959, n° 11, p. 77-85.

6. L'Art de la lettre amoureuse, op. cit., p. 23.

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GENÈSE DES « LETTRES PORTUGAISES » 517

comme une confidence : « On ne doit pas parler premièrement, et puis penser à ce qu'on a dit », écrit-elle, « mais plustost on doit penser à ce qu'on doit dire » x. On voit par là combien l'esprit do- mine les mouvements du cœur. Plus spontanée, Mariane ne médi- tera pas ce qu'elle doit dire, elle se dira.

La conception de l'amour défendue par Isabelle nous éloigne encore des Portugaises. Le jugement, aussi bien qu'une tres-parfaite inclination, participe à l'élection d'un amant2. Alors que Mariane rejette les artifices de la coquetterie, Isabelle sait se conduire en « maistresse avisée » et accorder « [son] jugement avec [son] amour » 3. Il est frappant de voir aussi avec quelle maîtrise elle réagit à une trahison, passant de l'ardeur au mépris sitôt que son amour ne peut plus être soutenu par l'estime 4. Cette « liberté de l'âme » qu'elle revendique avec fermeté 5, le souci de son honneur et de sa gloire sont autant de traits qui la rattachent encore à la lignée des héroïnes « généreuses », dont elle soutiendra, du reste, la conception néo-platonicienne de l'amour6.

Nous n'avons là pourtant qu'un visage d'Isabelle. Cette femme volontaire, lucide, jalouse de son honneur et de sa gloire, est aussi un être de passion dont la riche sensibilité s'exprime avec force en des aveux d'une troublante beauté. Certes, une recherche formelle trop éclatante interdit de parler de spontanéité. Mais, si pesante soit-elle à nos yeux, cette rhétorique d'apparat n'étouffe pas la puissance du sentiment : elle l'exalte. Devant telle phrase longue de deux pages 7, où l'aveu amoureux, par une construction remar- quablement balancée, répond à une succession d'hypothèses rhé- toriques, la somptuosité verbale oblige le lecteur à s'abandonner au mouvement impérieux d'une éloquence passionnée. Nul clinquant dans cette démesure : le lyrisme naît d'une peinture sincère du trouble de l'amour et traduit l'ardeur d'un sentiment authentique.

Cet amour souverain, Isabelle en ressent profondément les joies et les tourments8. Sans doute retrouve-t-elle, dans les moments de dépit, une maîtrise de soi dont elle se fait honneur. Mais elle con-

1. Grenaille, op. cit., t. II, livre troisième, lettre VI, p. 33. 2. Ibid., lettre XLII, p. 249 : « ... je veux agir en cela par jugement aussi bien

que par une tres-parfaite inclination. » 3. Ibid., lettre XVI, p. 95-96. 4. « Je veux que désormais toute ardeur soit esteinte pour moy, ou si je dois brûler

encore, que ce soit d'une flame d'un dédain généreux et d'un courroux inflexible. »

(Lettre IX, p. 55). Voir aussi la lettre XXXI : « Un cœur généreux se rebutte de penser seulement à un ingrat, tant s'en faut qu'il se plaise à souffrir pour luy. » (p. 185).

5. Ibid., lettre XXV, p. 149. 6. Ibid., lettre XXXVI, p. 219. Isabelle se soumet à l'amour qui l'élève, par sa

bonté, « jusques à Dieu ». L'amant est un intercesseur : « ... vostre beauté m'a servy comme d'échelle, pour monter jusques à la connoissance de la Beauté souveraine ».

7. Lettre V, p. 21-22. 8. Elle ose même avouer la force du désir exacerbé par les contraintes : « Je suis

comme un nouveau Tantale qui veux me délivrer de la faim et de la soif de l'amour, et néanmoins cela ne m'est pas permis. » (Lettre VIII, p. 47).

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naît aussi les servitudes de la passion. Brûlée par l'amour, elle est contrainte de faire l'aveu de sa douleur pour implorer « un peu de compassion du martyre [qu'elle] souffre » x. Cette souffrance vive, cette défaite de la volonté donnent au personnage une profondeur humaine qui ne pouvait laisser Guilleragues indifférent. Comme M ariane, Isabelle éprouve d'étranges peines à combattre le souvenir d'un amant infidèle 2. Pour elle aussi, l'absence est une mort 3, et sans la vue de l'être aimé, il n'est plus de raison de vivre4. Dans sa douloureuse solitude, elle envie le sort de la lettre qui doit tou- cher les mains de son amant 5 ; elle confesse n'être occupée d'au- cune autre pensée que la sienne 6 ; elle lui remontre qu'il ne trouvera jamais amante plus fidèle ni plus sincèrement touchée 7 : autant de traits auxquels les Lettres portugaises font écho. Ajoutons encore que lorsque Isabelle désire proclamer son amour 8, quand elle s'ex- cuse avec soumission de l'ennui que sa lettre pourrait causer à son amant 9, quand elle se plaît à être abusée 10, elle donne des témoi- gnages particuliers d'une vive passion dont Guilleragues a pu s'ins- pirer. Ce faisceau de rapprochements ne permet pas de conclure de manière formelle à l'influence directe des lettres d'Isabelle Andréini sur la composition des Lettres portugaises. Mais le caractère pas- sionné de cette correspondance, le fait qu'elle était tenue pour au-

1. Lettre XXXII, p. 190. 2. Plus que la lettre XXV, trop ingénieuse pour être très sincère, on lira la lettre

XXXVIII qui traduit avec force l'empire de l'amour sur la volonté (p. 235-236). 3. « Qu'il n'est que trop vray que je ne vis plus quand je ne vis point avec vous !

Que mon contentement est éloigné de moy ! » (L. XXIX, p. 174). 4. a ... j'aymerois beaucoup mieux finir la vie que d'estre privée de vostre veiie. »

(Lettre XIII, p. 77). 5. « Enfin ne pouvant pas baiser les vostres [vos mains] comme je desirerois, je

baise du moins ce papier qui, plus heureux que moy, les doit toucher aujourd'huy. » (Lettre XXX, p. 176) On trouve un mouvement analogue dans la lettre XXII, p. 135. Ce trait apparaît à la fin de la lre lettre de Mariane et, comme l'ont montré MM. Delofîre et Rougeot, il existait chez Ovide. Guilleragues, aussi bien, pouvait le retrouver dans la correspondance d'Isabelle Andréini.

6. « ... depuis que vous partîtes, les objets les plus agréables ont déplu à mon ame, [...] mes yeux n'ont jamais esté sans larmes, ny ma bouche sans souspirs, ny ma langue sans plaintes, ny mon cœur sans flamme, ny ma voix sans sanglots » (Lettre XXIX, p. 173-174) ; cf. L.P., n, p. 46 : « Depuis que vous êtes parti, je n'ai pas eu un seul moment de santé, et je n'ai aucun plaisir qu'en nommant votre nom mille fois le jour. »

7. « ... sçachez insconstant que vous estes, qu'encore que vous employez toute vostre adresse et tous vos efforts dans la recherche d'une Amante, vous n'en trouvères jamais ny de plus fidèle, ny de moins heureuse que moy. » (Lettre XXXVII, p. 224) ; cf. L.P. I, p. 41 : « Vous trouverez, peut-être, plus de beauté [...], mais vous ne trouverez jamais tant d'amour... »

8. « Je vous ayme, Monsieur, et je voudrais que tout le monde le sçeut » (Lettre XXX, p. 76) ; cf. L.P., II, p. 45 : « Je veux que tout le monde le sache, je n'en fais point un mystère... »

9. « Obligez moy du moins après la lecture de ces lignes de m'excuser de l'ennui que je vous ay causé en jettant les yeux dessus. » (L. XXII, p. 135) ; cf. L.P., III, p. 50 : « je vous écris des lettres trop longues, je n'ai pas assez d'égard pour vous, je vous en demande pardon... »

10. « ... je me plais à me voir abusée pource que vous m abusez » (Lettre äääVJLII, p. 236) ; cf. L.P. y V. p. 63 : « je ne cherchais pas à être éclaircie ; ne suis-je pas bien malheureuse de n'avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de me tromper... »

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GENÈSE DES « LETTRES PORTUGAISES » 519

thentique devaient inciter tous ceux qui s'intéressaient à la lettre d'amour à se pencher avec attention sur ce texte. On croira volon- tiers que Guilleragues a été du nombre de ces lecteurs attentifs.

Le recueil de Grenaille offrait aussi aux amateurs d'épîtres amou- reuses la première version française des lettres d'Héloïse. Sur les cinq lettres attribuées à Tabbesse du Paraclet, deux seulement cor- respondent, plus ou moins fidèlement, au texte original l. Les trois autres, de l'aveu de l'auteur, sont des lettres supposées 2 : ce sont les seules qui soient véritablement des « lettres chrétiennes », com- me le veut le titre du chapitre qui les contient. Grenaille a beau insérer dans un contexte édifiant les deux lettres véritables qu'il traduit, il a beau édulcorer l'original latin3, il ne parvient pas à donner d'Héloïse l'image rassurante de la pénitente qu'il s'efforce de dessiner dans ses arguments 4. Ce n'est pas la figure de la péche- resse repentante qui s'impose à l'esprit à la lecture de ces deux lettres, mais bien celle de la femme dévorée par la passion. On a quelques raisons de penser que Guilleragues a été sensible à ce visage passionné d'Héloïse et qu'il s'en est souvenu en créant le personnage de la religieuse portugaise5.

Le rapprochement n'est pas nouveau. Pierre Bayle, déjà, s'était plu à rappeler que « ce n'est point par les Lettres portugaises qu'on a commencé de connoître qu'il n'appartient qu'à des Religieuses de parler d'amour. Il y avoit long-tems que les Lettres d'Héloïse étoient une preuve de cette vérité » 6. Sous la plume de Bayle, cette « vé- rité » se teinte d'irrévérence. Il n'est pas impossible d'ailleurs que Guilleragues lui-même ait eu quelque secrète satisfaction à mon- trer que la clôture ne garantissait pas des atteintes de la passion7.

1. Ce sont les lettres II et III, p. 302-333 et p. 334-364. Elles correspondent aux deux premières lettres d'Héloïse du texte original.

2. La lettre I (p. 275-300), sur le refus du mariage, est fabriquée d apres les don- nées de la lettre d'Abélard à un ami. La lettre IV (p. 365-371) est inspirée par le souci de « rendre Eloïze aussi sérieuse qu'elle paroist libre dans les autres » (Argument, p. 364). Quant à la cinquième lettre, numérotée par erreur lettre VI, elle est également apocryphe et tout entière consacrée à l'exposé de la doctrine chrétienne d'Abélard (p. 373-381. - Eloize, un amy d'Ahelard.)

3. « On observera encore », écrit Grenaille dans 1 argument de la lettre III, a que je n'ay pas oiïensé Eloïze. en la faisant parler plus honnestement en François qu'elle ne parloit en Latin. » (p. 334).

4. « Les Dames ne s'offenseront pas que je leur fasse lire les lettres de cette Magdeleine Françoise, veu que je ne la leur représente pas comme desbauchée, mais seulement comme pénitente. » (Lettre I, argument, p. 274).

5. Inversement, Bussy-Rabutin se souviendra des Lettres portugaises dans sa libre version des lettres d'Héloïse et d'Abélard. C'est la preuve qu'il existe, en tie Héloïse et Mariane, une parenté profonde.

6. Dictionnaire historique et critique, tome second (1697), article Héloïse. 7. Une lettre de Guilleragues au duc de Cándale, du 9 septembre 1657, atteste un

détachement ironique à l'endroit de la dévotion. (Voir l'édition de F. Deloffre et J. Rougeot, p. 123). On note ailleurs que Guilleragues, quelques années plus tard, semble avoir fait figure de libertin (ibid., p. lxix). On croira volontiers qu'au moment où il compose les Lettres portugaises, Guilleragues n'avait pas meilleure opinion de la clôture qu'un Molière ou qu'un La Fontaine.

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Mais en prêtant à Mariane, dans la cinquième lettre l, une apologie de l'amour des religieuses, Guilleragues songeait moins à faire scan- dale qu'à souligner un aspect essentiel de son œuvre. On remar- quera, en effet, que les raisons invoquées par Mariane pour jus- tifier, dans une liaison amoureuse, l'élection d'une religieuse, sont aussi les motifs qui devaient engager Guilleragues à donner cet état à son personnage. Seules les religieuses, nous dit-on, sont capables d'un amour absolu : « rien ne les empêche de penser incessamment à leur passion, elles ne sont point détournées par mille choses qui dissipent et qui occupent dans le monde » 2. C'est pourquoi, écrit encore Mariane, « il semble que si on était capable de raisons dans les choix qu'on fait, on devrait plutôt s'attacher à elles qu'aux autres femmes » 3. Que Guilleragues ait été capable de « raisons » dans les choix que lui imposait l'illustration du langage de la passion, ces réflexions de la cinquième lettre en apportent une preuve décisive. On voit que l'auteur des Lettres portugaises était pleinement cons- cient de l'importance artistique que revêtait la situation de son héroïne. Or les lettres d'Héloïse lui apportaient un vibrant témoi- gnage de cette ardeur singulière que la solitude conventuelle don- nait à la passion. Cette correspondance avait aussi, selon une re- marque de MM. Deloffre et Rougept, « l'allure de cette plainte à une seule voix qui frappe tant dans les Lettres portugaises » 4. Plus que n'importe quelle anecdote contemporaine, mieux que tout autre texte 5, les deux lettres d'Héloïse dont Grenaille avait donné la tra- duction étaient de nature à stimuler l'imagination de Guilleragues.

Entre les lettres de la Religieuse française et les Lettres portu- gaises, il existe effectivement des liens étroits. Sœur aînée de Ma- riane, Héloïse connaît, dans le couvent du Paraclet, le tourment de la séparation. Cette situation donne à la lettre une importance ca- pitale. Si Héloïse réclame avec tant d'insistance et d'humilité des lettres d'Abélard, c'est que le silence de l'amant ajoute à la douleur de l'absence la hantise de l'oubli. Dans ces conditions, la lettre répond à un besoin vital : elle doit mettre fin à une redoutable incertitude, effacer une distance, rétablir un lien6. Cette illusion

1. Édition citée, p. 64-65. 2. Ibid., p. 65. 3. Ibid., p. 64. 4. « Les Lettres portugaises, miracle d'amour ou miracle de culture », article cité, p. 26. 5. Mieux que la Fiammetta de Boccace, en particulier, en dépit des rapprochements

établis par MIU Denise Gras (« La Fiammetta et les Lettres portugaises », article paru dans la Revue de Littérature comparée, 1966, p. 546-573). Si la parenté des sujets est troublante, la forme de la confession, sinon sa tonalité, reste bien éloignée des Lettres de Mariane.

6. « Enfin, écrit Héloïse, de quelque sujet et de quelle façon que vous m'escriviés vous m'obligerés toujours en ce que vous monstres par là que vous ne m'oublies point, et qu'après avoir tout perdu vous conservés encore la mémoire de vostre chère Eloïse. ■ (traduction de F. de Grenaille, op. cit., p. 305-306). Mariane exprime le même besoin dans sa Ir# lettre : « Si vous prenez quelque intérêt à la mienne [ma vie], écrivez-moi souvent. » Même hantise de l'oubli dans la II* lettre : a Au moins souvenez-vous de moi » (p. 45).

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GENÈSE DES « LETTRES PORTUGAISES » 521

de rapprochement, Héloïse et Mariane l'éprouvent aussi en écrivant à leur amant. Parce qu'elles jaillissent d'une même solitude dou- loureuse, les lettres qu'elles écrivent sont des exutoires par où s'épan- che une passion qui ne peut plus vivre que par la parole. De là la longueur de ces lettres qu'Héloïse aussi bien que Mariane ont peine à terminer : toutes deux ont conscience d'écrire trop longue- ment l, elles craignent de causer de l'ennui à celui qui les doit lire 2, sans pouvoir résister pour autant au plaisir de la confidence épis- tolaire 3.

Et pourtant cette confidence porte un accent désespéré4. Dans les deux séries de lettres, on trouve le même sentiment de chute brutale, la même comparaison amère entre la douleur du présent et le « souvenir des contentements passés » 5, la même intuition d'une destinée malheureuse6. A cette fatalité, les deux femmes tentent d'opposer la constance de leur amour 7. Elles ne reculent même pas devant la préférence sacrilège de l'amant à Dieu 8. Mais elles savent aussi que cette passion exclusive leur donne des droits : ainsi, par

1. Héloïse : « ... je finiray cette lettre qui n'est déjà que trop longue » (p. 333) ; cf. Mariane : « Adieu encore une fois, je vous écris des lettres trop longues... » (lettre III, p. 50).

2. Héloïse : « Mais je ne prens pas garde que dans le plaisir que j'ay à vous conter mes misères, je peux vous causer de l'ennuy » (lettre III, p. 363) ; cf. L.P., III, p. 50 et IV, p. 58.

3. Héloïse avoue « le plaisir qu'[elle a] à conter [ses] misères » (lettre III, p. 363). Plus nettement encore, Mariane déclarera à la fin de la 4* lettre : « j'écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu'à me soulager. » (p. 58).

4. Héloïse : a Or que me reste-t-il d'espérer après vous avoir perdu ? quel sujet puis-je avoir de vivre sans vous dans cette vallée de larmes, où je n'ai point de soula- gement qu'en vous...? » (lettre III, p. 340-341 ; Mariane, dans sa première lettre, parlera d'un « mortel désespoir », d'un « éloignement si insupportable, qu'il [la] fera mourir en peu de temps. » (p. 39).

5. Héloïse se plaint que la fortune « ne [l']a favorisée au commencement que pour [lui] faire souffrir après de plus sensibles disgraces. » (lettre III, p. 341). Elle écrit un peu plus loin : « Ne suis-je point la plus infortunée des femmes après avoir esté la plus heureuse de toutes ? » (id., p. 342) ; elle remarque enfin que le dessein de la fortune a été « qu'une volupté souveraine fust suivie d'un extrême déplaisir, et que la tristesse fist quatre actes de tragique manie, la joye n'en ayant fait que le premier, i» (p. 344). Le même balancement s'observe dans les Lettres portugaises, où les souvenirs ont le même poids d'amertume (voir lettre I, p. 39 et 40 ; lettre II, p. 44 ; lettre IV, p. 52 et 55).

6. Héloïse : « je dois plustost accuser ma fortune... » (lettre III, p. 341) ; Mariane : « ... j'accuse seulement la rigueur de mon destin » (lettre I, p. 41-42). Toutes deux se diront « infortunées ».

7. On trouve dans les deux séries de lettres l'émouvante affirmation d'une fusion inaltérable des cœurs : « Pouvez-vous délaisser pour jamais une personne qui ne fait qu'une même chose avec vous ? », écrit Héloïse (2' lettre, p. 331). De la même manière, Mariane essaie de conjurer un sort hostile en assurant son amant que le destin o ne sauroit séparer [leurs] cœurs » ; « l'amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. » (p. 42).

8. Thème développé avec force dans les lettres d'Héloïse, où il souligne avec une violence blasphématoire la puissance de la passion. Cette victoire de l'amour profane sur le devoir religieux est évoquée plus discrètement dans les Lettres portugaises où Mariane écrit : « Je ne mets plus mon honneur et ma religion qu'à vous aimer éper- dument toute ma vie. » (II, p. 45). La discrétion du propos répond sans doute à des raisons de prudence : mais l'oubli de Dieu, qui subsiste jusque dans la lettre du renoncement, n'en est que plus assuré.

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522 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

un même mouvement de revendication douloureuse, elles rappellent la sincérité avec laquelle elles se sont abandonnées à l'excès de leur amour, afin de mieux souligner la grandeur de l'injustice qu'on leur fait1. Un mouvement identique les conduit aussi à accuser l'amant de n'avoir aimé que le plaisir, en souhaitant que cette accusation le pousse à se disculper2. Car Héloïse, comme Mariane, est trop intéressée à justifier l'objet de son amour pour consentir à le trouver coupable 3. On notera encore que, lorsque la Religieuse portugaise souhaite que toutes les femmes de France trouvent son amant ai- mable, afin que « les sentiments des autres justifient les [siens] en quelque façon », elle exprime un sentiment qu'Héloïse avait déjà ressenti 4.

Par-delà ces ressemblances psychologiques, il convient de sou- ligner enfin que la tonalité générale de ces deux lettres d'Héloïse semble avoir trouvé, dans les Lettres portugaises, de multiples échos. D'un texte à l'autre, on trouve les mêmes accents de sincérité dans la traduction des sentiments. Il était naturel que ce souci de franchise se marquât par des similitudes d'expression. Ainsi, MM. Deloffre et Rougeot ont signalé la présence, dans les deux séries de lettres, d'attaques du genre « je vois bien, je sais bien, je re- connais bien que » 5, qui donnent à l'énoncé l'allure d'une confidence lucide et sans détour. On pense encore aux Lettres portugaises en lisant cette prière instante d'Héloïse : « Cessez donc, cher Abélard, cessez d'affliger vos filles, et ne tués pas une Espouse que vous devez conserver, et qui ne veut vivre que pour vous » 6. Il semble que le rythme pressant de cette phrase revive dans la première lettre de Mariane : « cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais... »

1. La parenté de l'inspiration se reflète même dans quelques détails d'expression. Héloïse : « II me semble que l'excès de l'amour que je vous ay portée mérite bien d'emporter une lettre de vostre main » (2e lettre, p. 314) ; cf. Mariane : « Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m'apprendre l'état de votre cœur et de votre fortune » (I, p. 42). - Héloïse : « Souvenez-vous cher Abélard de ce que j'ay fait, et vous ne vous oublirez pas de ce que vous devez faire » (id.t p. 329-330) ; cf. Mariane : « ... la disposition que vous avez à me trahir l'emporte enfin sur la justice que vous devez à tout ce que j'ai fait pour vous » (II, p. 43). - Héloïse : « ... j'estois bien aise de me perdre pour vous complaire » (id., p. 315) ; cf. Mariane : « ... je suis ravie d'avoir fait tout ce que j'ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance » (II, p. 45).

2. Rapprochement déjà signalé par MM. Deloifre et Rougeot (« Les Lettres portu- gaises, miracle d'amour... », article cité, p. 27).

3. « Justifiez-vous donc, cher Abélard, puisque je suis toute preste à recevoir vos excuses, et que j'ay plus de crainte de vous trouver coupable, que d'envie de vous punir. » (p. 326) ; cf. L.P., I, p. 40 : « ... je suis trop intéressée à vous justifier », et IV, p. 52 : « je ne puis consentir à vous trouver coupable que pour jouir du sensible plaisir de vous justifier moi-même. »

4. Dans l'admiration dont Abélard est l'objet et dans l'envie des autres femmes, Héloïse trouve confirmation de la légitimité de son amour : « Ainsi mon affection en vostre endroict estoit d'autant plus veritable que j'estois plus asseurée de n'estre point trompée en mon élection. » (p. 320) ; cf. L.P., IV, p. 56.

5. Dans l'article cité, « Les Lettres portugaises, miracle d'amour ou miracle de culture », p. 27.

6. Lettre III, p. 339.

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GENÈSE DES « LETTRES PORTUGAISES » 523

A la lumière de tous ces rapprochements, qui concernent aussi bien la situation d'ensemble du texte que son détail, il n'est pas interdit de voir, dans les deux lettres d'Héloïse du recueil de Gre- naille, la source la plus féconde des Lettres portugaises.

D'autres livres ont nourri les Portugaises et pour dresser un ta- bleau complet des influences qui ont aidé Guilleragues à concevoir son œuvre, il faudrait citer de nombreux noms : Ovide et Virgile pour les anciens, pour les Italiens Boccace et Le Tasse, Racine, Molière, La Rochefoucauld et d'autres encore dans le domaine français 1. Si nous avons limité notre enquête aux poésies sentimen- tales de M1110 de la Suze, de Mme de Villedieu et de leurs émules, aux lettres de Mme d'Olonne révélées par Bussy, aux traductions par François de Grenaille des correspondances d'Héloïse et d'Isabelle Andréini, c'est que ces textes, en dépit de leur diversité, pouvaient se rattacher au mouvement de curiosité pour l'expression sincère de la passion qui a suscité les Lettres portugaises.

En reliant la composition des Lettres à des préoccupations du temps, le témoignage de Vanel a donc permis de suivre quelques- uns des chemins que Guilleragues ne pouvait manquer de parcourir avec intérêt. Grâce à Vanel, nous connaissons l'idée première des Lettres portugaises : « montrer comment pouvait écrire une fem- me prévenue d'une forte passion ». Nous savons aussi qu'un tel projet répondait non seulement à la curiosité particulière d'Henriette d'Angleterre 2 mais encore aux aspirations du temps. Le succès des Lettres portugaises n'est donc pas fortuit : comme Racine, Molière ou La Fontaine, Guilleragues a conçu son œuvre en vue de plaire à un public dont il connaissait bien les goûts. Il apparaît enfin que la réussite artistique de l'ouvrage a été préparée par des lectures attentives. Pourtant, à ne considérer Guilleragues que comme un fin connaisseur du cœur féminin et de l'art épistolaire, habile à saisir la valeur d'un thème, d'un mouvement ou d'un détail d'expres- sion, on reste en marge de la démarche créatrice qui a produit les Lettres portugaises. S'il est entendu désormais que ces lettres ne sont pas le fruit spontané d'un amour malheureux, il est évident aussi qu'elles sont mieux qu'un exercice de style.

1. Sur la question des sources littéraires des Lettres portugaises, outre l'introduction de l'édition de F. Deloffre et J. Rougeot, on lira, des mêmes auteurs, les deux articles suivants : « Etat présent des études sur Guilleragues et les Lettres portugaises », L'Infor- mation littéraire, n° 4, sept.-oct. 1967 ; « Les Lettres portugaises, miracle d'amour ou miracle de culture », C.A.I.E.F., n° 20, mai 1968.

2. En dépit des réserves exprimées par G. Mirandola dans un compte rendu de notre article sur « Vanel et l'énigme des Lettres portugaises » (compte rendu paru dans Studi Francesi, Maggio-Agosto 1968, p. 355), l'identification de la « Princesse » dont parle Vanel avec Henriette d'Angleterre nous paraît sérieusement fondée, considérant, d'une part, le sens précis du mot « princesse », d'autre part, l'intérêt de Madame pour les belles-lettres en général et, plus particulièrement, la protection dont elle honore Guilleragues dans les années qui précèdent la parution des Lettres portugaises.

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Le secret de cette réussite, ce que nous savons de la sensibilité de Guilleragues et de son sens de la beauté le laisse entrevoir *. Ce qui est sûr, c'est qu'en détachant les Lettres portugaises du milieu qui les a vu naître et de la personnalité de leur auteur, la légende de l'authenticité masquait l'originalité d'une création qui résume, à travers la sensibilité et la culture d'un écrivain de talent, l'esorit et l'âme d'une société.

J. Chupeau.

1. Les lettres de Guilleragues à ses amis, Racine et Mmi de la Sablière notamment, mettent en lumière des qualités de style, d'intelligence, de goût, de cœur aussi, qui permettent de considérer avec moins de surprise, et une plus juste admiration, le « miracle » des Lettres portugaises.

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