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LUKACS Mein Weg zu Marx

Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács « Mein Weg zu Marx ». Il a été publié pour la première fois dans Internationale Literatur, 3.Jg., Heft 2 (1933), puis réédité dans le recueil Georg Lukács zum siebzigsten Geburtstag, Berlin, 1955... Il est suivi de l’essai « Postscriptum 1957 zu : Mein Weg zu Marx » paru en italien dans Nuovi Argumenti, cahier 33 (1958)Ces textes occupent les pages 323 à 329 et 646 à 657 du recueil : Georg Lukács, Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967.Mein Weg zu Marx été publié en français dans Nouvelles Études hongroises, vol. 8, 1973, pages 77-92. Nous en donnons ici une traduction nouvelleLa plupart des notes sont celles de l’éditeur allemand. Nous en avons ajouté quelques unes pour préciser certaines informations peut-être inconnues du lecteur. Les références aux textes cités sont données dans la version française, lorsqu’elle existe.

1. Mon chemin vers Marx (1933)

Le rapport à Marx est la véritable pierre de touche pour tout intellectuel qui prend au sérieux la clarification de sa conception du monde, l’évolution de la société, tout particulièrement dans la situation actuelle, sa propre position dans la société et son attitude par rapport à elle. Le sérieux, la rigueur qu’il consacre à cette question et à son approfondissement, donnent la mesure de sa volonté, consciente ou inconsciente, de se dérober à une attitude claire par rapport aux combats actuels de l’histoire universelle. L’esquisse, dans une biographie, du rapport à Marx, de la confrontation intellectuelle avec le marxisme, offre donc une image qui présente un certain intérêt général en tant que contribution à l’histoire sociale des intellectuels dans la période impérialiste, même si, dans mon cas, la biographie elle-même ne peut pas élever une quelconque prétention à l’intérêt du public.Ma première rencontre avec Marx, (avec le Manifeste communiste), je la fis à la fin de mes années de lycée. L’impression en fut extrêmement forte, puis, quand j’étais étudiant, j’ai lu plusieurs œuvres de Marx et d’Engels (comme le 18 brumaire, et l’origine de la famille), et étudié tout particulièrement le premier livre du Capital. Cette étude me convainquit aussitôt de la justesse que quelques points fondamentaux du marxisme. Je fus en tout premier lieu impressionné par la théorie de la plus-value, par la conception de l’histoire comme histoire des luttes de classes, et par la structuration de la société en classes. Cependant, comme il est facile de le comprendre pour un intellectuel bourgeois, cette influence se limitait à l’économie et avant tout à la « sociologie ». Je tenais la philosophie matérialiste comme totalement dépassée au plan gnoséologique, et je n’y faisais alors aucune différence entre matérialisme dialectique et non-dialectique. La doctrine néokantienne de l’« immanence de la conscience » convenait parfaitement à ma situation de classe et à ma conception du monde d’alors. Je ne l’avais d’ailleurs soumise à aucun examen critique, et je l’acceptais sans réticence comme point de départ de toute problématique gnoséologique. Cependant, j’avais des doutes persistants à l’égard de l’idéalisme subjectif extrême, (tant contre l’école de Marburg du néokantisme [1], que contre le machisme [2]), car je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait contourner la question de la réalité en en faisant simplement une catégorie de la conscience. Ceci ne me conduisait cependant pas à en tirer des conclusions matérialistes, mais au contraire à me rapprocher de ces écoles de philosophie qui voulaient résoudre cette question de manière irrationaliste et relativiste, parfois même au travers d’un mysticisme chatoyant (Windelband-Rickert, Simmel, Dilthey). L’influence de Dilthey, dont j’ai été personnellement l’élève, me donna aussi la possibilité d’intégrer dans une sorte de conception du monde ce que je m’étais approprié de Marx dans cette période. La Philosophie de l’argent, de Simmel [3], et les écrits de Max Weber sur le protestantisme [4] étaient mes modèles pour une « sociologie de la littérature » dans laquelle les éléments tirés de Marx étaient certes toujours présents, mais nécessairement dilués et affadis, et à peine reconnaissables. À l’instar de Simmel, d’un côté je séparais autant que possible la « sociologie » de la base économique conçue de manière très abstraite, et de l’autre côté, je ne voyais dans l’analyse « sociologique » qu’un stade préliminaire de l’étude

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proprement scientifique de l’esthétique (Histoire de l’évolution du drame moderne, 1909 [5]; Méthodologie de l’histoire de la littérature, 1910 ; les deux en hongrois). Mes essais parus entre 1907 et 1911 [6] reflètent un balancement entre cette méthode et un subjectivisme mystique.Il est clair que dans une telle évolution de ma conception du monde, les impressions de jeunesse que j’avais reçues de Marx s’estompaient de plus en plus et jouaient un rôle toujours plus restreint dans mon activité scientifique. Avant comme après, je tenais Marx pour l’économiste et le « sociologue » le plus compétent ; mais l’économie et la « sociologie » jouaient pour le moment un rôle plus restreint dans mon activité d’alors. Les problèmes particuliers et les phases de cette évolution par laquelle cet idéalisme subjectif m’a mené à une crise philosophique ne présentent pas d’intérêt pour le lecteur. Mais cette crise était objectivement déterminée, même si je n’en étais pas conscient, par l’émergence accrue des contradictions de l’impérialisme, et elle a été précipitée par l’éclatement de la guerre mondiale. Certes, cette crise se manifesta tout d’abord par une simple transition de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme objectif. (La théorie du roman, écrit en 1914-1915) [7]. Et naturellement, Hegel prit ainsi pour moi, en particulier la Phénoménologie de l’Esprit, une importance croissante. Avec le caractère impérialiste que la guerre prenait de plus en plus clairement, avec l’approfondissement de mes études de Hegel, où Feuerbach fut également associé, mais uniquement en ce temps là sous l’aspect anthropologique, a commencé mon deuxième intérêt intense pour Marx. Cette fois ci, les écrits philosophiques de jeunesse y occupaient une place de premier plan, bien que j’aie également étudié avec passion la grande Introduction à la critique de l’économie politique. Cette fois ci pourtant, c’était un Marx que je ne regardais plus au travers des lunettes de Simmel, mais bien avec celles de Hegel. Ce n’était plus le Marx vu comme « éminent savant » d’une discipline, comme économiste ou sociologue. Déjà, je voyais « poindre » le penseur global, le grand dialecticien. Assurément, je ne voyais pas encore, à cette époque, l’importance du matérialisme pour concrétiser et synthétiser les problèmes de la dialectique, pour les rendre cohérents. Je n’en étais arrivé qu’à une priorité, hégélienne, du contenu sur la forme, et je m’efforçais de synthétiser Hegel et Marx dans une « philosophie de l’histoire », sur des bases essentiellement hégéliennes. Cette tentative prit une tonalité particulière du fait que dans mon pays, la Hongrie, l’idéologie « socialiste de gauche » la plus influente ait été le syndicalisme d’Ervin Szabó [8]. Ses écrits syndicalistes donnaient à mes tentatives en philosophie de l’histoire une forte connotation subjectiviste abstraite et de ce fait tournée vers éthique, à côté de nombreuses choses précieuses (par exemple la Critique du programme de Gotha, que j’ai connue grâce à lui). Comme intellectuel académique à l’écart du mouvement ouvrier illégal, je n’ai eu sous les yeux ni les écrits spartakistes [9], ni les écrits de guerre de Lénine [10]. J’ai lu, et cela me fit un effet fort et durable, les écrits d’avant-guerre de Rosa Luxemburg. [11] Ce n’est que pendant la période révolutionnaire, en 1918-1919, que j’ai pris connaissance de L’État et la révolution [12], de Lénine.C’est dans cet état de fermentation idéologique que me trouvèrent les révolutions de 1917 et 1918. Après une brève hésitation, je rejoignis en décembre 1918 le parti communiste hongrois, et suis resté depuis lors dans les rangs du mouvement ouvrier révolutionnaire. Le travail pratique exigea aussitôt un intérêt plus intense pour les écrits économiques de Marx, une étude renforcée de l’histoire, de l’histoire économique, de l’histoire du mouvement ouvrier etc. une révision incessante des bases philosophiques. Ce combat pour une compréhension véritable et totale de la dialectique marxiste a cependant duré très longtemps. Les expériences de la révolution hongroise me montraient assurément de manière très nette la faiblesse de toute théorie axée sur le syndicalisme (rôle du parti dans la révolution), mais un subjectivisme d’ultragauche est cependant resté encore longtemps vivace en moi (Position dans le débat sur le parlementarisme, 1920 [13], sur l’action de mars, 1921 [14]). Cela m’empêchait en premier lieu de comprendre de manière véritable et juste l’aspect matérialiste de la dialectique, dans toute son importance philosophique globale. Mon livre Histoire et conscience de classe [15] montre très clairement cette transition. En dépit de l’effort déjà conscient de surmonter et de « dépasser » Hegel par Marx, des questions décisives de la dialectique étaient encore résolues de manière idéaliste (la dialectique de la nature, la théorie du reflet etc.). La théorie luxemburgiste de l’accumulation, à laquelle je m’en tenais encore, se mêlait de manière disparate à un activisme subjectiviste d’ultragauche.Seule l’union avec le mouvement ouvrier révolutionnaire issue d’une pratique de longue durée, seule la possibilité d’étudier les œuvres de Lénine, et de les comprendre, peu à peu, dans toute leur importance fondamentale, m’ont introduit dans la troisième période de mon intérêt pour Marx . C’est

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alors seulement, après presque une décennie de travail pratique, après bien plus d’une décennie de confrontation théorique avec Marx, que le caractère global et unitaire de la dialectique matérialiste s’est concrètement clarifié pour moi. Mais cette clarté même nous conduit à admettre que l’étude véritable du marxisme ne fait maintenant que commencer et ne connaîtra jamais de repos. Comme Lénine le dit en effet de manière frappante : « le phénomène est plus riche que la loi [16]… et par là la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approchée. » [17] Cela veut dire : quiconque s’imagine avoir compris une fois pour toutes les phénomènes de la nature et de la société sur la base d’une connaissance du matérialisme dialectique, aussi vaste, large et profonde soit-elle, s’éloigne obligatoirement de la dialectique vivante pour retomber dans une rigidité mécaniste, s’éloigne du matérialisme globalisant pour retomber dans une unilatéralité idéaliste. Le matérialisme dialectique, la doctrine de Marx, il faut, journellement, heure par heure, se les reconquérir par le travail pratique, se les réapproprier. Par ailleurs, la doctrine de Marx constitue justement, dans son unité et sa globalité inattaquable, l’arme pour guider la pratique, pour maîtriser les phénomènes et leurs lois. Si l’on sépare un seul élément de cet ensemble, (ou même si on le néglige), alors ressurgit de la rigidité et de l’unilatéralité. Si l’on commet une simple erreur d’appréciation dans le poids réciproque des éléments, alors on peut à nouveau perdre pied sur le terrain de la dialectique matérialiste. « En effet, toute vérité » disait Lénine « si on l'exagère, si on l'étend au-delà des limites de son application réelle, peut être poussée à l'absurde, et, dans ces conditions, se change même infailliblement en absurdité » [18]Plus de trente ans se sont écoulées depuis que, jeune garçon, j’ai lu le Manifeste communiste pour la première fois. L’approfondissement progressif, même s’il fut contradictoire et non rectiligne, des écrits de Marx constitue l’histoire de mon évolution intellectuelle, et bien au-delà de cela, l’histoire de toute ma vie, pour autant que cela ait un sens pour la société en général. Il me semble qu’à l’époque qui suit l’apparition de Marx, la confrontation avec Marx doit constituer le problème crucial pour tout penseur qui se respecte en général ; que les modalités et le degré d’appropriation de la méthode et des résultats de Marx déterminent son rang dans l’évolution de l’humanité. Cette évolution présente une détermination de classe. Mais cette détermination, elle non-plus, n’est pas figée, mais dialectique : notre position dans la lutte des classes détermine largement les modalités et le degré de notre appropriation du marxisme. Par ailleurs, tout approfondissement de cette appropriation favorise notre osmose avec la vie et la pratique du prolétariat, et se répercute ainsi en favorisant l’approfondissement de notre attitude par rapport à la doctrine de Marx.

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2. Postscriptum à Mon chemin vers Marx (1957)

Les lignes précédentes ont été écrites, comme chacun peut le constater, dans un état d’esprit extrêmement tendu. La raison de cet état d’esprit n’est pas seulement le fait que, après de nombreuses aventures intellectuelles, presque cinquante ans, je sentais enfin un sol ferme sous mes pieds. Les événements de la décennie et demi écoulée y avaient également fortement contribué. J’ai déjà parlé des premières années de la révolution. Mais pas de la période qui a suivi la mort de Lénine. J’ai vécu comme participant le combat de Staline contre Trotski, Zinoviev, etc. pour préserver l’héritage de Lénine et vu que ces acquis, précisément, dont Lénine nous avait gratifiés avaient été sauvés et utilisés pour l’édification ultérieure du socialisme. À cette appréciation de la période 1924-1940, les années écoulées entretemps et leur expérience n’ont rien modifié d’essentiel. À cela s’ajouta que la discussion philosophique des années 1929-1930 me permit d’espérer pouvoir clarifier les relations Hegel-Marx, Feuerbach-Marx, Marx-Lénine, - la libération par rapport à la prétendue orthodoxie de Plekhanov - et d’ouvrir de nouveaux horizons pour la recherche philosophique. La dissolution complète de la R.A.P.P. [19] (en 1932) à laquelle je m’étais toujours opposé, ouvrait pour moi et bien d’autres une vaste perspective : un élan, qu’aucun bureaucratisme ne briderait, de la littérature socialiste, de la théorie et de la critique littéraire marxiste ; il faut en l’occurrence tout de suite souligner énergiquement les deux composantes : le caractère marxiste-léniniste de la théorie et de la critique littéraire, ainsi que l’absence de limites dressées par une bureaucratie. Si j’ajoute encore que pendant ces années, nous avons pris connaissance des œuvres fondamentales du jeune Marx, et en premier lieu des Manuscrits de 1844 et des archives philosophiques de Lénine, voilà énumérés les faits qui provoquaient cet enthousiasme et les grandes espérances du début des années trente.

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Pourtant, le fait qu’alors, pour exprimer cela avec optimisme, avec une pensée sur deux qui s’écartait des poncifs, on se heurtait à une résistance sourde ou agressive, n’a que très progressivement étouffé ces espoirs. Au début, je croyais, et ils étaient nombreux avec moi, qu’il ne s’agissait que de survivances d’un passé incomplètement surmonté, (« rappistes », sociologues vulgaires, etc.). Plus tard, il devint clair pour nous que toutes ces tendances qui empêchaient le progrès théorique possédaient de solides points d’appui bureaucratiques. Nous avons pourtant cru pendant un temps à une essence finalement fortuite de ce système de défense du dogmatisme. Beaucoup d’entre nous soupiraient parfois, en pensant à Staline : « ah, si le roi savait » [20]. Une telle situation ne pouvait naturellement pas durer indéfiniment. Il fallut admettre que la source de la contradiction entre les courants progressistes, qui enrichissaient la culture marxiste, et une oppression dogmatique, tyrannique et bureaucratique de toute pensée autonome, était à rechercher dans le régime de Staline lui-même, et de ce fait aussi dans sa personne.Cependant, s’il devait maintenant prendre position par rapport à cela, chaque homme réfléchi devrait partir de la situation au plan de l’histoire universelle : c’était celle de l’ascension d’Hitler et de la préparation de sa guerre d’anéantissement contre le socialisme. Il a toujours été clair pour moi que tout, quel qu’en soit le prix, aussi élevé soit-il pour moi personnellement, qu’il s’agisse même de l’œuvre de ma vie, tout devait être inconditionnellement subordonné à chacune des résolutions qui résulterait de cette situation. Je considérais comme la tâche essentielle de ma vie d’appliquer avec exactitude la conception marxiste-léniniste du monde aux domaines que je maîtrise et de la développer en conséquence, dans la mesure où les faits nouveaux découverts l’exigeaient. Mais comme à cette époque de mon activité, le point crucial au plan de l’histoire universelle était le combat pour l’existence du seul État socialiste et de ce fait pour l’existence du socialisme, j’ai évidemment subordonné toutes mes prises de position, même par rapport à mon propre travail, à la résolution qui s’imposait là. Cela n’a pourtant jamais signifié une capitulation devant toutes ces tendances idéologiques qui apparaissaient au cours de ce combat, se propageaient, et puis disparaissaient. Il m’est tout de suite apparu très clairement qu’une opposition à cette époque était non seulement physiquement impossible, mais aurait pu très facilement devenir un soutien spirituel et moral pour l’ennemi mortel, pour le destructeur de toute civilisation.J’étais de ce fait contraint de mener une sorte de combat de partisan [21] pour mes idées scientifiques, c'est-à-dire de rendre possible par quelques citations de Staline, etc. la parution de mes travaux, et d’y exprimer alors, avec la précaution nécessaire, ma conception différente aussi ouvertement que le permettait la marge de manœuvre historique du moment. Il en résultait parfois une injonction de se taire. Il est par exemple connu que pendant la guerre, une résolution avait été prise qui déclarait que Hegel était un idéologue de la réaction féodale contre la révolution française. C’est pourquoi je ne pus naturellement pas publier mon livre sur le jeune Hegel à cette époque. Je pensais : on peut sûrement aussi gagner la guerre sans une sottise antiscientifique de ce genre. Mais même si la propagande anti-Hitler s’est trompée sur ce point, il est momentanément plus important de gagner la guerre que de se disputer sur la juste appréciation de Hegel. Mais il est également connu que j’ai à présent publié mon livre sur Hegel sans en changer une ligne. [22]Il y avait pourtant aussi des problèmes sociaux d’une portée largement plus grande qui montraient toujours plus clairement tout ce qu’il y avait à l’époque de négatif dans les méthodes staliniennes. Je pense naturellement là aux grands procès. Dès le début, j’ai jugé avec scepticisme leur légalité, ils n’étaient pas très différents de ceux, par exemple, contre les girondins ou les dantonistes pendant la grande Révolution française ; c'est-à-dire que j’approuvais leur nécessité historique sans accorder trop d’importance à la question de leur légalité. (Je crois aujourd’hui que Khrouchtchev a raison quand il souligne qu’ils étaient inutiles au plan politique).Ma position ne se modifia radicalement que lorsque fut donné le mot d’ordre d’extirper radicalement le trotskisme. Je compris dès le début qu’il en résulterait obligatoirement une condamnation massive de gens totalement innocents dans leur majorité. Et si on me demandait aujourd’hui pourquoi je n’ai pas pris publiquement position là-contre, je ne mettrais pas au premier plan, à nouveau, l’impossibilité physique - je vivais comme émigré politique en Union Soviétique - mais l’impossibilité morale : l’Union Soviétique se trouvait directement face au combat décisif contre le fascisme. Un communiste convaincu ne pouvait alors que dire : « right or wrong, my party » [23] Quoi que fasse le parti dirigé par Staline dans cette circonstance, - et dans lequel nombreux étaient ceux qui pensaient comme moi - nous devions être inconditionnellement solidaires avec lui et placer cette solidarité au dessus de tout.

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La fin victorieuse de la guerre changea radicalement la situation. Je pus retourner dans ma patrie après un exil de 26 ans. Il me semblait que nous étions entrés dans une nouvelle période dans laquelle, comme pendant la guerre, une union des forces démocratiques dans le monde, qu’il soit socialiste ou bourgeois, était devenue possible contre la réaction. Mon discours à Genève en 1946 aux rencontres internationales [24] exprimait nettement cet état d’esprit. J’aurais assurément été aveugle si je n’avais pas vu, depuis le discours de Churchill à Fulton [25], combien les tendances opposées dans le monde capitaliste étaient puissantes, combien des cercles influents de l’ouest étaient fortement incités à liquider l’alliance de la guerre et à se rapprocher politiquement et idéologiquement des ennemis de cette guerre. À Genève, déjà, Jean-R. de Salis et Denis de Rougemont [26] affichaient des conceptions qui avaient pour objet d’exclure la Russie de la civilisation européenne. Mais cela aurait été aussi de l’aveuglement que d’ignorer que la réaction à cela dans le camp socialiste portait de nombreux traits de cette idéologie dont moi et beaucoup d’autres espérions l’extinction par la paix, par le renforcement du socialisme avec la naissance des démocraties populaires en Europe centrale. Précisément parce que je m’en tenais à ces objectifs que prescrivait impérativement, comme je le croyais et le crois, la nouvelle situation mondiale, j’ai rejoint avec enthousiasme le mouvement de la paix au congrès de Wrocław (1948) [27] et j’en suis resté jusqu’à ce jour un adhérent convaincu. Il est significatif que l’objet de mon discours de Wrocław ait été l’unité dialectique et la diversité de l’adversaire d’hier et d’aujourd’hui : l’impérialisme réactionnaire.L’année 1948 fut peut-être celle du plus grand tournant de l’histoire depuis 1917 : la victoire de la révolution prolétarienne en Chine. Avec elle précisément apparaissaient très nettement les contradictions décisives de la théorie et de la pratique de Staline. Car objectivement, cette victoire signifiait que la période du « socialisme dans un seul pays », dans la défense de laquelle Staline avait tout à fait raison contre Trotski, appartenait définitivement au passé : la création des démocraties populaires en Europe centrale constituait une transition pour cela. Subjectivement, on voyait que Staline et ses partisans ne voulaient ni ne pouvaient tirer les conséquences théoriques, ni de ce fait les conséquences pratiques, de la situation mondiale qui avait radicalement changé. Staline lui-même, en homme très intelligent qu’il était, a évidemment montré dans sa pratique quelques symptômes et éléments de la situation nouvelle, mais il n’en a jamais véritablement compris les fondements de manière conséquente. Car l’idée que celle-ci pouvait représenter une rupture avec les méthodes du « socialisme dans un seul pays », avec des méthodes qui découlaient objectivement de la fragilité constante de la Russie, industriellement arriérée, mais que Staline développait justement bien au-delà de ce qui était nécessaire, se situait complètement en dehors de ses perspectives. Il advint donc que la nouvelle situation mondiale, qui exigeait sectoriellement une nouvelle stratégie et une nouvelle tactique, fut préfacée par un fait qui représentait une culmination néfaste et une exagération des anciennes stratégie et tactique : par la rupture de l’Union Soviétique avec la Yougoslavie. Le retour des méthodes de l’époque des grands procès en fut la suite inévitable.Pour moi, personnellement, la compréhension des contradictions entre la nouvelle base et l’ancienne idéologie fut essentiellement facilitée par la discussion qui éclata en Hongrie, en 1949-1950, à propos de mon livre Littérature et démocratie. [28] Depuis mon retour au pays en 1944, je m’étais constamment efforcé, bien que je n’aie jamais été, au sens organisationnel, un dirigeant du parti, de tirer toutes les conséquences résultant de la situation nouvelle, d’imposer la transition au socialisme par une méthode nouvelle, progressive, reposant sur la conviction. Les essais et discours que contenait le livre en question étaient consacrés à cet objectif. Bien que je les tienne aujourd’hui comme incomplets à maints égards, pour insuffisamment clairs sur l’objectif et conséquents, ils montraient cependant la bonne direction. La controverse a montré la totale vanité d’une discussion fructueuse avec les idéologues du dogmatisme.Le premier grand avantage que me procura cette controverse, et le retrait tactique que j’opérai alors - c’était l’époque du procès Rajk [29] - fut la possibilité d’abandonner mes diverses activités de permanent et de me concentrer exclusivement sur le travail théorique. Les expériences de la controverse et des grands événements survenus m’aidèrent à examiner de manière encore plus approfondie les problèmes du marxisme-léninisme par rapport aux méthodes de Staline et de ses partisans. La conviction croissante que Staline n’avait pas compris ce qu’il y avait de radicalement nouveau dans la situation mondiale fut alors étendue et généralisée par une étude de fond du passé. Il m’apparut clairement, alors que le combat contre le fascisme était devenu, dans la deuxième moitié des années 20, la question essentielle, qu’il n’en avait compris l’importance que presque une décennie

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plus tard. Dans une conjoncture où la formation du front uni des travailleurs et même de toutes les forces démocratiques était devenue une question vitale pour la civilisation humaine, sa doctrine de la social-démocratie comme « frère-jumeau » du fascisme avait rendu un tel front uni impossible. Il s’en tint donc fermement à une stratégie et une tactique qui était justifiée dans les tourmentes de la révolution de 1917 et juste après, mais qui, après qu’elles se sont calmées, après le déploiement de l’offensive de grande ampleur du capital monopolistique le plus réactionnaire, était objectivement totalement périmée. C’est ainsi que je commençai à voir ce qui se produisit après 1948 comme une répétition au plan de l’histoire universelle de l’erreur fondamentale des années 20.C’est l’évolution interne de mes conceptions qui est le thème proprement dit du présent texte. Il n’est donc pas possible de tracer ne serait-ce qu’une esquisse du système de pensée sous-jacent à ces conceptions fausses. Pour autant, remarquons simplement que la dichotomie tragique de la pensée de Staline me sautait aux yeux toujours plus clairement.Au début de la période impérialiste, Lénine a développé, au-delà des enseignements des classiques, l’importance du facteur subjectif. Staline en a fait un système de dogmes subjectivistes. La dichotomie tragique réside dans le fait que ses vastes dons, ses riches expériences et sa forte perspicacité l’ont assez souvent conduit à franchir ce cercle magique du subjectivisme. Ainsi, il me semble tragique que son dernier ouvrage [30] commence par une critique juste du subjectivisme économique, sans que ne s’éveille en lui la moindre idée de ce qu’il en a été le père spirituel et le promoteur inébranlable. D’un autre côté, dans un tel système de pensée, des conceptions radicalement contradictoires peuvent coexister pacifiquement. Ainsi la théorie de l’aggravation continue et inéluctable des contradictions de classes avec celle de la proximité tangible du communisme et du stade supérieur du socialisme. De ce couple d’affirmations diamétralement opposées est née sa vision cauchemardesque d’une société communiste ou le principe de liberté « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » s’est réalisé en un état policier géré de manière autocratique, etc. etc. Staline, à qui on doit accorder le grand mérite d’avoir défendu avec succès contre Trotski la théorie léniniste du « socialisme en un seul pays », et d’avoir ainsi sauvé le socialisme en une période de crise interne, s’est trouvé face à l’époque qui s’ouvrait en 1948 presque aussi démuni d’intelligence théorique que Trotski en son temps à l’égard des impératifs de développement de l’Union Soviétique. Nombreux sont dès aujourd’hui ceux qui voient que ce retard et cette incompréhension de Staline a facilité aux adversaires impérialistes la conduite de la guerre froide.Je le répète : je ne devais décrire ici que l’évolution de mes conceptions, et ceci, en premier lieu, du point de vue des problèmes théoriques du marxisme. Ce que j’ai développé jusqu’ici au sujet de Staline ne servait qu’à camper le décor et l’atmosphère pour une juste problématique. Si l’on pense à l’état d’esprit enthousiaste d’une part considérable de l’intelligentsia dans les premières années de la grande révolution stalinienne, l’œuvre géniale de réforme du marxisme par Lénine fait essentiellement partie de ses causes. D’un côté, Lénine a balayé tous les préjugés qui foisonnaient depuis des décennies à l’égard des classiques du marxisme. Et dans ce travail de purification, on a vu combien l’œuvre de Marx et de Engels était riche de connaissances dont on n’avait pas jusqu’alors favorisé la mise au jour. D’un autre côté, avec son sens inflexible de la réalité, il indiquait aussi que l’on ne pouvait absolument pas, devant de nouveaux problèmes soulevés par la vie, s’appuyer sur des citations « infaillibles » des classiques. C’est ainsi qu’à l’époque de l’introduction de la N.E.P, il disait avec une ironie mordante contre ce genre de marxistes : « Même Marx ne s'est pas avisé d'écrire un seul mot à ce sujet, et il est mort sans avoir laissé une seule citation précise, une seule indication irréfutable. Aussi devons-nous aujourd'hui nous tirer d'affaire par nos propres moyens. » [31]J’ai éprouvé des espoirs en une construction léniniste du marxisme dans les premières années qui ont suivi sa mort. J’ai aussi décrit en détail mes déceptions successives et croissantes. Pour conclure, ce qu’il nous faut encore, c’est résumer brièvement ce qu’il y a d’essentiel dans cette situation au plan épistémologique. Ce dont il s’agit, c’est que, dans la mesure où la domination intellectuelle de Staline s’est consolidée et figée en un culte de la personnalité, la recherche marxiste a largement dégénéré en une interprétation, une application et une diffusion de « vérités ultimes ». La réponse à toutes les questions posées par la vie et par la science était, selon la doctrine dominante, consignée dans les œuvres des classiques, et en premier lieu dans celles de Staline. En l’occurrence, Marx et Engels ont été toujours plus énergiquement repoussés à l’arrière plan au profit de Lénine, puis Lénine au profit de Staline. Je me souviens par exemple du cas d’un philosophe qui fut réprimandé parce qu’il avait traité des déterminations de la dialectique selon les Cahiers philosophiques [32] de Lénine. On lui reprocha

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que Staline, dans le quatrième chapitre de l’histoire du parti [33], avait énuméré un nombre de traits caractéristiques de la dialectique bien inférieur, et que leur nombre et leurs propriétés s’en trouvaient ainsi définitivement fixés. Il fallait donc, pour chaque problème traité, trouver la citation appropriée de Staline. « Qu’est ce qu’une idée ? » disait un jour un camarade allemand, « une idée est la liaison entre des citations ». Il serait cependant faux de contester le fait que la voie d’un développement du marxisme-léninisme n’a pas été complètement fermée. Certes, seul Staline avait le privilège d’accroître le trésor des vérités éternelles par de nouvelles, ou de mettre hors-circuit une vérité jusque là reconnue comme irréfutable.Que la vie scientifique ait sévèrement souffert sous un tel système, il n’est pas besoin de le décrire en détail. Soulignons simplement que des sciences de la plus grande importance théorique pour le développement du marxisme, l’économie politique et la philosophie ont été presque totalement paralysées. Le développement des sciences naturelles pouvait bien moins être bridé : bien qu’il y ait eu parfois des conflits, et même des crises, leur développement pratique était pourtant une question tellement vitale qu’il était impossible de faire obstacle au progrès, et qu’il fallait même d’un point de vue purement pratique le favoriser énergiquement. Les phénomènes dangereux résultant d’une « citatologie » stérile se manifestaient davantage en marge, et donc pour les problèmes de méthodologie, de fondements en matière de conception du monde, etc.Je n’étais pas le seul, et de loin, à mener une lutte de partisan incessante contre cet esprit de rigidification. Après la mort de Staline, et notamment après le XXème congrès [34], cette problématique a atteint un stade qualitativement nouveau : toutes ces questions étaient enfin débattues ouvertement ; l’opinion de la science commença plus ou moins à s’exprimer publiquement. Ici aussi, ce ne peut être la tâche de cette esquisse d’une biographie intellectuelle d’indiquer un tant soit peu l’état des discussions, et des tendances qui s’y manifestaient. Je dois donc me borner à résumer brièvement mes propres conceptions : je crois que le plus grand danger idéologique pour le marxisme réside aujourd’hui dans les tendances révisionnistes. Du fait que pendant des décennies, tout ce qu’exprimait Staline était réputé être identique au marxisme, et en représenter même son point culminant, les idéologues bourgeois sont incités à exploiter la fausseté devenue évidente de nombreuses thèses de Staline et d’éléments essentiels de sa méthodologie pour exiger que soient également révisés les résultats, présentés comme identique à eux, des classiques du marxisme. Et comme cette orientation entraîne avec elle de nombreux communistes qui se trouvent intellectuellement désarmés en raison de leur éducation marquée par le dogmatisme et le schématisme, il faut parler ici d’un danger sérieux. Tant que les dogmatiques s’en tiendront à l’identité essentielle de Staline avec les classiques du marxisme, ils seront intellectuellement tout autant sans défense par rapport à ces courants, avec des signes inversés, que les révisionnistes bon teint. Pour préserver et développer le marxisme-léninisme, il faut trouver une troisième voie pour sortir de cette impasse ; c'est-à-dire qu’il faut extirper le dogmatisme pour pouvoir combattre efficacement le révisionnisme.Comme nous l’avons déjà dit, Lénine a clairement indiqué le point d’appui d’Archimède de l’attitude à prendre. Si et seulement si nous sommes bien conscients que le marxisme nous a légué un nombre important de vérités certaines, une masse d’incitations fécondes pour continuer à le développer ; que nous ne pourrons faire, scientifiquement, aucun pas en avant sans nous l’approprier profondément et le mettre en valeur ; mais que la constitution de sciences universelles sur la base du marxisme est une tâche pour l’avenir, et pas quelque chose qui existe déjà - si et seulement si tout cela est bien compris, alors il pourra y avoir un nouvel élan de la recherche marxiste. Avant sa mort, Engels a indiqué aux marxistes cette tâche pour l’avenir ; Lénine a répété ses exhortations. Je crois que le temps est venu d’accomplir ces exigences. Quand nous disons : nous ne disposons pas encore d’une logique marxiste, ni d’une esthétique, ni d’une éthique, ni d’une psychologie, etc. nous n’exprimons là rien de décourageant. Nous parlons au contraire avec une émotion toute pleine d’espoir des grandes tâches scientifiques enthousiasmantes qui peuvent combler la vie de générations entières.Il est naturellement impossible dans ce cadre de parler concrètement des perspectives de ces travaux, même allusivement. Je ne peux même pas, de moi-même, pour des raisons de place, faire ici un énoncé de ce genre. Je peux seulement dire ceci : l’intérêt pour les classiques du marxisme m’a donné pour la première fois dans ma vie la possibilité de réaliser ce à quoi j’ai toujours aspiré : bien voir les phénomènes de la vie intellectuelle tels qu’ils sont vraiment, en soi, dans leurs caractéristiques historiques et systématiques, les décrire fidèlement et les exprimer conformément à leur vérité. De ce point de vue, le combat contre le dogmatisme était aussi une autodéfense. Les idéologues bourgeois

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sous l’influence desquels j’ai commencé mon activité ont sans aucun doute déformé ces phénomènes. Mais le dogmatisme, dans son apodicticité subjectiviste, était contre tout approfondissement de l’objet, contre toute généralisation ayant l’objet pour point de départ : celui qui supportait de telles œillères sur son profil intellectuel ne pouvait que produire des paraphrases de dogmes préfabriqués et perdait tout lien avec la réalité. Ma guerre de partisan contre le dogmatisme n’a pas seulement préservé, mais aussi favorisé ma relation vivante à la vie, à ses objets. Si je peux aujourd’hui encore travailler à une esthétique et si j’ose rêver de mener à son terme le projet d’une éthique, je le dois à ce combat.C’est pourquoi j’écris également ces lignes dans un esprit stimulé par l’espérance. Je le sais : la lutte pour de nouvelles voies est loin d’être terminée, nous avons même vécu de nombreuses régressions vers le dogmatisme, avec un renforcement correspondant du révisionnisme, et nous les vivons encore aujourd’hui. Pour moi personnellement, car je parle ici en premier lieu de moi-même, l’aspiration sérieuse en direction d’une science marxiste universelle est en mesure de donner à ma vie un contenu inébranlable. (Quelle valeur objective auront en l’occurrence mes propres prestations, c’est l’histoire qui en jugera. Je ne suis pas qualifié pour le dire). Même aujourd’hui, il y a encore de multiples obstacles. Depuis sa naissance, le mouvement ouvrier révolutionnaire a eu à surmonter, il est vrai, de multiples déviances idéologiques. Jusqu’à présent, il l’a toujours fait, et je suis profondément convaincu qu’il le fera aussi dans l’avenir. C’est pourquoi on me permettra de conclure cette esquisse par la formule, légèrement modifiée, de Zola : « La vérité est lentement en marche et à la fin des fins rien ne l’arrêtera. » [35]

[1] Par école de Marburg, il faut comprendre l’école du néokantisme fondée par Hermann Cohen (1842-1918) et Paul Natorp (1854-1924), en opposition à l’école du sud-ouest allemand de Heinrich Rickert (1863-1936) et Wilhelm Windelband (1848-1915). L’école de Marburg, comme le néokantisme en général, s’élevait à la fois contre le matérialisme hégélien et contre le matérialisme positiviste. Cohen et Natorp essayaient d’unir le criticisme de Kant à la logique moderne. Dans le domaine de l’éthique, Natorp tout particulièrement voulait appliquer l’éthique de Kant aux problèmes sociaux de la société bourgeoise de la fin du 19e siècle. [2] Machisme est le terme employé par Lénine et le léninisme pour désigner, avec une connotation péjorative, la théorie du physicien et philosophe Ernst Mach (1838-1916). Pour Mach, qui a influencé le néopositivisme, la science était « l’économie de la pensée ». Elle a pour tâche de mettre en ordre les données de l’expérience. Les faits matériels ne sont en effet pour Mach que des sensations. Œuvre principale parue en 1886 : L’analyse de sensations, le rapport du physique au psychique, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996. [3] Georg Simmel (1858-1918) La philosophie de l’argent (1ère édition : 1900, édition augmentée : 1907). PUF, Paris, 2007. [4] Max Weber (1864-1920), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) Plon, Paris, 1964. [5] A modern dráma fejlödésének története (1909) est paru pour la première fois en deux volumes à Budapest en 1911. Le chapitre introductif de cet ouvrage a été publié en 1909 à Budapest sous le titre A dráma formája.Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas (Werke, Band 15) Luchterhand, Neuwied, 1981.[6] Comme travaux les plus importants de cette méthode, citons, en dehors de ceux déjà nommés, L’âme et les formes (1911), traduction de Guy Haarscher, NRF Gallimard, Paris, 1974. [7] Publiée pour la première fois en Allemagne en 1916 dans la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft et en livre en 1920. Tel Gallimard, traduction Jean Clairevoye, 1989. [8] Ervin Szabó (1877-1918), théoricien en chef de l’aile gauche de la social-démocratie hongroise, sociologue et historien, cofondateur de la Société de Sociologie de Budapest. (Társadalomtudományi Társaság), directeur depuis 1911 de la bibliothèque municipale de Budapest. Szabó a eu sur le jeune Lukács une influence considérable, en particulier par ses tendances anarcho-syndicalistes affirmées. [9] Il s’agit des écrits édités par le « groupe Internationale » (plus tard Ligue Spartakus), en particulier le périodique devenu célèbre sous le nom Lettres de Spartakus, qui parut illégalement à Berlin, à des intervalles irréguliers, du 27 janvier 1916 jusqu’en octobre 1918. Les Lettres de Spartakus ont été éditées ensemble pour la première fois en 1926. Une nouvelle édition, sous l’égide de l’Institut du Marxisme-léninisme près le Comité Central de la SED, est parue à Berlin-Est en 1958, chez Dietz-Verlag.

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[10] Voir surtout les essais publiés dans le Social-démocrate, organe central du Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie. Les plus importants ont été rassemblés dans le volume : N. Lénine et G. Zinoviev, Contre le courant, tome 1 : 1914-1915 et tome 2 : 1915-1917, Maspero, Paris, 1970. [11] Il s’agit en premier lieu de : Réforme sociale ou révolution, (1899) Grève de masse, parti et syndicats, (1906) in Œuvres I, Maspero, Paris 1969, L’accumulation du capital, (1913) in Œuvres III et IV, Maspero, Paris 1969, Questions d’organisation de la social-démocratie russe, (1903-1904) connu aussi sous le titre Centralisme et démocratie, in Marxisme contre dictature, cahiers Spartacus, Paris 1946. [12] Lénine, L’État et la révolution. La doctrine du marxisme sur l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution. Écrit en août-septembre 1917, publié en russe en 1918. Éditions en langues étrangères, Moscou. [13] Zur Frage des Parlamentarismus, in Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967, pages 123-135. [14] Spontaneität der Massen, Aktivität der Partei in Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967, pages 149-160. [15] Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Les Éditions de Minuit, Paris, 1970. [16] Lénine, Résumé de la science de la logique de Hegel, in Cahiers philosophiques, Œuvres tome 38, page 144. [17] Lénine, Résumé de la science de la logique de Hegel, in Cahiers philosophiques, Œuvres tome 38, page 143. [18] Lénine, la maladie infantile du communisme, UGE, 10/18, Paris, 1962, page 86. [19] P.A.П.П. : Association russe des écrivains prolétariens. [20] En français dans le texte. [21] Le thème des partisans joue certainement chez Lukács un rôle déterminant depuis son émigration en Union Soviétique. Sur les aspects philosophiques de la théorie de Lukács sur les partisans, voir Peter Ludz « Filozofske osnove Lukácseve teorije partizana » in Praxis, édition yougoslave, 1966. On pourrait dire aujourd’hui : « guerre de guérilla ». [22] Le jeune Hegel, de Georg Lukács, est paru avec le sous-titre : sur les rapports de la dialectique et de l’économie, en 1948 chez Europa-Verlag, Zürich, Vienne. Cet ouvrage a été publiée en 1954 sous le titre « Le jeune Hegel et les problèmes de la société capitaliste » chez Aufbau-Verlag, à Berlin-Est. Le jeune Hegel, sur les rapports de la dialectique et de l’économie, traduction Guy Haarscher et Robert Legros, NRF Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2 tomes, Paris, 1981. [23] Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, c’est mon parti. [24] La vision aristocratique et démocratique du monde, in L’esprit européen. Rencontres internationales de Genève, 1946, pages 165-194. [25] Discours que l'ex-premier ministre britannique et leader occidental Winston Churchill prononça au Westminster College de Fulton (Missouri, États-Unis) le 5 mars 1946, au sujet de la nécessité d'une alliance entre Britanniques et Américains et de l'urgence de négociations pour prévenir la guerre et la tyrannie qu'engendrerait une poursuite de l'expansionnisme soviétique. C’est dans ce discours que se trouve la phrase suivante : De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l'Adriatique, un rideau de fer s'est abattu sur le continent. Texte disponible sur internet, notamment sur www.ena.lu[26] Jean-Rodolphe de Salis (1901-1996) historien, essayiste, journaliste, chroniqueur politique et professeur suisse. Denis de Rougemont (1906-1985) écrivain suisse, pionnier du fédéralisme européen. Il est surtout connu pour son ouvrage : l’amour et l’occident. [27] Du 26 au 30 août 1948 se tint à Wrocław le congrès mondial des intellectuels pour la paix. Le discours de Lukács à ce congrès est reproduit sous le titre De la responsabilité des intellectuels dans le recueil Georg Lukács zum siebzigsten Geburtstag, Berlin, 1955. [28] Voir à ce sujet József Révai, La controverse Lukács de l’année 1949, dans Georg Lukács und der Revisionismus, un recueil d’essais, Berlin, 1960. Du livre de Lukács, Littérature et Démocratie, qui n’existe pas en allemand, on peut lire les extraits Parteidichtung [la littérature de parti] et Freie oder gelenkte Kunst [Art libre ou dirigé] dans le recueil Georg Lukács, Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967. [29] László Rajk (1909-1949), homme politique hongrois, ministre des affaires étrangères. Il fut accusé de titisme par le régime de Mátyás Rákosi, arrêté, et exécuté.

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[30] Il s’agit du travail de Staline, en 1952, sur Les problèmes économiques du socialisme en URSS. Éditions en langues étrangères, Moscou, 1952. Facsimilé Éditions Norman Bethune, Paris. Voir aussi la critique de ce texte par Mao Tsé-toung dans Les trois années noires, Le Sycomore, Paris 1980, pages 87 à 97. [31] Lénine : Rapport politique du CC au XIème congrès du PCbR. O.C. tome 33. [32] Lénine, Cahiers philosophiques, Œuvres tome 38. [33] Histoire du Parti Communiste (bolchévique) de l’Union Soviétique, Éditions Sociales, Paris, 1946, Chapitre IV, § 2, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, pages 92-115. Les « traits essentiels » de la « méthode dialectique marxiste » sont énumérés en pages 93-97. [34] Le XXème congrès du PCUS se tint du 14 au 25 février 1956. Il fut marqué, dans la nuit du 24 au 25 février, par la lecture du “rapport Khrouchtchev”. [35] « La vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera ». Émile Zola, J’accuse, L’Aurore, 13 janvier 1898.

Georg Lukács : Le délire raciste, ennemi du progrès humain.

Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács « Der Rassenwahn als Feind des Menschlichen Fortschritt ».Il occupe les pages 115 à 128 du recueil : Georg Lukács, Schicksalswende, [Tournants du destin] Aufbau Verlag,Berlin, 1956. Cette édition se caractérise par une absence complète de notes et de références des passages cités. Toutes les notes sont donc du traducteur.Cet essai était jusqu’à présent inédit en français.

La théorie raciale constitue le cœur de la prétendue « conception national-socialiste du monde », elle est la base idéologique de toutes les atrocités que les nazis ont commises en Allemagne même et dans le reste du monde, en temps de guerre comme en temps de paix. L’important ici n’est absolument pas de savoir si tous les soldats allemands, si l’ensemble de la population civile allemande ont véritablement été pénétrés par la théorie raciale, ou même s’ils la connaissaient en général. En tout cas, de larges couches sont devenues, sciemment ou inconsciemment, les complices actifs ou passifs des atrocités des nazis ; avec la théorie raciale, on a pu avoir l’impression qu’un aussi grand peuple que le peuple allemand, un peuple avec un passé aussi glorieux, s’était avili en une bande de bourreaux, de pillards, de meurtriers et d’incendiaires.La barbarie nazie est un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Évidemment, il y a eu à diverses reprises, au cours du progrès inégal et contradictoire de la société, des périodes de sombre réaction. L’humanité a connu à maintes occasions des temps obscurs de régressions cruelles, où l’on se déchaînait de toutes ses forces contre le progrès. On a connu l’oppression et la persécution d’une religion par une autre, d’une classe et de son parti par une autre. Mais tous ces faits tristes et honteux pâlissent devant le nazisme. Il a opprimé et persécuté tout ce qui ne se soumettait pas à lui de manière pleine et entière. Du communisme au catholicisme, toute expression de pensée déviante a été punie en Allemagne par la prison et le camp de concentration, la torture et l’exécution.Nous voyons combien l’extension et l’élargissement quantitatif de la terreur réactionnaire a entraîné quelque chose de qualitativement nouveau. Un régime réactionnaire qui opprime de la sorte toutes les tendances sociales et idéologiques, qui uniformise la vie dans son ensemble d’une façon aussi réactionnaire et qui s’étend de manière aussi « totale » à toutes les manifestations vitales de l’homme, il n’y en avait encore jamais eu dans l’histoire de l’humanité.Mais la transformation de la cruauté de la force réactionnaire, par sa quantité, en une qualité nouvelle, s’est également manifestée dans sa technique de mise en œuvre. Les organes de la terreur blanche aux époques antérieures de régression réactionnaire étaient en général des mercenaires, une soldatesque payée et fanatisée, le lumpenprolétariat et la bourgeoisie déclassée. Devant la fureur de la restauration réactionnaire, les larges couches populaires étaient pour la plupart des spectateurs épouvantés et intimidés. Pour ses mesures cruelles d’oppression contre tout progrès humain, le nazisme s’est appuyé quant à lui sur un puissant parti de masse comptant des millions de membres et sur de nombreuses organisations d’aide. La propagande a touché des millions de gens, elle a attiré dans leur champ d’influence des millions de gens dont elle a fait les complices de leurs atrocités : elle a fanatisé et hypnotisé une grande partie du peuple par sa démagogie nationale et sociale, et l’a amenée à participer

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activement à la terreur réactionnaire. Et une grande partie de ces masses qui ne succombaient pas ou ne succombaient que partiellement à cette hypnose ont été tellement intimidées et désarmées par la suggestion de masse qu’elles ont, non seulement laissé se produire les atrocités sans protestation, mais y ont même participé. De cette situation singulière, il a pu naître cette idée fausse – malgré tout – qui identifie le nazisme au peuple allemand.Finalement : cette effroyable puissance de masse reposait sur un arbitraire parfait. La « révolution national-socialiste » avait un but tout à fait défini et réactionnaire : elle voulait faire des cercles les plus réactionnaires des impérialistes allemands les seuls maîtres absolus de l’Allemagne et les maîtres du monde entier, à l’aide d’une Allemagne complètement militarisée, et transformer tous les peuples en ilotes robotisés au service des grands propriétaires fonciers et des maîtres de l’industrie d’armement. Mais de cet objectif concret, on ne parle nulle part dans le programme nazi. Ce programme prévu pour les masses et démagogiquement diffusé dans le peuple était au fond une accumulation, une juxtaposition d’exigences et de revendications, qui se contredisaient de façon grotesque. Avec une démagogie de camelot des plus grossières, la propagande promettait à chacun précisément tout ce qu’il souhaitait, avec cette réserve cynique que le pouvoir nazi n’a nulle part et jamais été engagé par de quelconques formulations de programme. C’est ainsi qu’avant la prise du pouvoir, on a promis aux locataires une baisse, et aux propriétaires une hausse des loyers, aux travailleurs une hausse des salaires, et aux capitalistes une baisse des salaires, etc. ; C’est ainsi que la diplomatie allemande a promis à la Hongrie toute la Transylvanie, et aux roumains la rétrocession des territoires de Transylvanie accordés à la Hongrie.Les contradictions n’ont pas été découvertes par le peuple, ou ne l’ont été que de façon très insuffisante. Poussées par la rude crise de 1929 dans le désespoir et dans une situation sans issue et sans perspective, les masses populaires ont été placées par la démagogie nationale et sociale des nazis dans une ivresse, dans une hypnose dans laquelle elles ont renoncé à toute critique et espéré un miracle de la « révolution national-socialiste », c'est-à-dire un salut soudain et universel de toutes les difficultés. Cette ivresse de masse à été exploitée par la direction nazie avec le plus grand cynisme. Et le moyen idéologique de cette tromperie de masse toujours changeante dans son contenu, mais toujours identique dans son objectif et sa méthode, c’était précisément la théorie raciale.La théorie raciale a servi aux nazis à détourner l’aspiration à une renaissance nationale et sociale de la nation allemande vers une doctrine démagogique de domination des allemands sur le monde entier. Selon la théorie raciale, les aryens, et avant tout les germains et parmi ceux-ci avant tout les allemands, sont la race appelée à la domination mondiale, la seule race de haute valeur véritable, celle qui doit régner « naturellement » sur les « mauvais métissages, les bâtardisations médiocres ». Assurément, prêchaient Hitler et Rosenberg, le peuple allemand s’est éloigné, au cours du dix-neuvième siècle, de la voie du développement racial. Son histoire montre des phénomènes, disaient-ils, son État a des institutions, qui ne correspondent pas à l’essence raciale de la germanité, qui ne sont pas « adaptées » [1] . (En faisaient partie en premier lieu la démocratie et le socialisme.) Le devoir de la « révolution national-socialiste serait donc de ramener le peuple allemand à la pureté raciale, de lui donner une structure politique et sociale « adaptée », et de rendre ainsi la nation allemande capable de dominer le monde.La théorie raciale proclame d’un côté que toutes les différences sociales, les classes, etc. ne seraient que des phénomènes superficiels insignifiants, des inventions d’éléments étrangers raciaux [2] (en premier lieu les juifs) ; elle proclame ensuite que tous les allemands, dans la mesure où ils sont de race pure, forment une nation unie et indivisible. D’un autre côté, elle propage l’affirmation qu’il ne pourrait y avoir aucun accord, aucun compromis entre les races particulières. Tout mélange racial serait dommageable pour la race supérieure. Les races ne pourraient pas coexister pacifiquement ; elles devraient, soit s’anéantir, soit se soumettre les unes aux autres, il ne pourrait y avoir que des relations de maîtres à esclaves.En vertu de cette théorie raciale, quiconque en Allemagne en contradiction au nazisme, chercherait un rénouveau véritable de sa patrie, quiconque ne renoncerait pas passivement à ses droits, serait déclaré un « sous-homme étranger racial », à l’encontre duquel la cruauté sans retenue, l’oppression tyrannique illimitée, serait le seul moyen « adapté » possible.En vertu de la théorie raciale, tous les peuples ont été considérés comme des objets d’exploitation de l’impérialisme allemand. Dès avant la guerre, tous les peuples non-germaniques avaient été déclarés « races inférieures », dont la vocation « naturelle » ne pouvait être que d’exécuter du travail d’esclave

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pour la « race des seigneurs ». La pratique de la guerre a ensuite supprimé la différence entre peuples germaniques et non-germaniques. Les danois, hollandais, norvégiens, ont été tout autant opprimés et exploités impitoyablement que les « étrangers raciaux », serbes, tchèques, grecs, ukrainiens, polonais, etc. Naturellement, les peuples opprimés se sont défendus là-contre de différentes manières. À côté de mesures de répression, le fascisme allemand a réagi aussi à cela par la « théorie raciale ». Une circulaire signée par Alfred Rosenberg et Martin Bormann expliquait que les peuples nordiques ne sont pas de précieux Aryens, mais un mélange de peuples, une race abâtardie par des éléments finno-mongols, slaves, gallo-celtiques etc. En conséquence, les allemands seraient à considérer comme les seuls représentants véritables au monde du pur noyau aryen. La théorie raciale se présente maintenant ouvertement et cyniquement comme l’idéologie de la réduction en esclavage de tous les peuples, comme l’idéologie de la suprématie illimitée des allemands.On voit dès cet exemple avec quel arbitraire cette « théorie » a été transposée dans la pratique. L’arbitraire se trouve dans la nature même de la chose, car l’élément décisif en est, dans chaque cas particulier, la théorie raciale, avec sa mystique. Puisque les peuples non-allemands ont donc vocation, par la « nature », par la « loi » de la race, à servir les allemands, il est complètement indifférent de savoir par quels moyens, que ce soit par la tromperie ou par la pure violence, ils seront amenés à cette vocation « éternelle ». Comme le rénouveau du peuple allemand présuppose la pureté raciale de ses membres, le caractère « adapté » de ses institutions, il est à nouveau complètement indifférent de savoir par quels moyens cet objectif sera imposé. Par rapport aux sous-hommes étrangers raciaux, qui « polluent la pureté et la force de la race germanique », tout moyen est permis ; qui appartient au peuple de race pure, il n’existe pour cela, encore une fois, aucun critère objectif. Les nazis eux-mêmes, – et en premier lieu leur Führer, dont la « figure rédemptrice » incarne la pureté de la race – décident souverainement qui doit être considéré comme de race pure. Par rapport à la voix de pureté de la race, toute remarque de la raison, toute critique sur les actions du « Führer » doit se taire : celui qui ne se soumet pas aveuglément à ses ordres se démasque, par le seul fait qu’il critique, comme un élément de race impure, abâtardi, et il peut donc, « de façon pleinement justifiée », être livré comme hors la loi à la terreur la plus tyrannique.La théorie de la race culmine ainsi, avec la logique de l’illogisme, dans la mystique entourant la personne du « Führer », Hitler. Pour l’essentiel, la théorie raciale demeure un secret, un mystère, un mythe, peu importe que l’on ait sans cesse essayé de lui donner un fondement pseudo-scientifique, dilettante. Toute résolution, aussi bien sur les questions de principes que même sur des cas particuliers, est une proclamation mystique du « Führer ». Raison et entendement, pour autant qu’ils n’aient pas été avilis au service de la démagogie de la théorie raciale, sont réprouvés et persécutés. La parole d’un individu médiocre comme Hitler (la parole de l’impérialisme allemand sanguinaire et rapace) tranche avec autorité sur toutes les questions, ne tolérant aucune résistance, et donne les mots d’ordre pour chaque action barbare.C’est ainsi que se concentre, dans la théorie raciale, le fondement « théorique » de la barbarie la plus effroyable que l’humanité ait connue jusqu’à présent. Il est indifférent pour notre exposé que cette théorie raciale, d’un point de vue scientifique, soit une caricature ridicule. Il est également sans intérêt que, comme croyance répandue par la démagogie, – comme succédané nazi de la religion – elle soit d’une ineptie sans nom. Dans une période qui a été celle de la crise nationale et sociale la plus profonde du peuple allemand, des aigrefins habiles sont parvenus à exploiter démagogiquement le désespoir des plus larges masses et, avec leur aide, à accéder au pouvoir. Aussi absurde que soit le contenu, aussi nulle que soit l’argumentation, aussi cynique qu’en soit l’application, il n’en reste pas moins que nous avons à faire ici à la base idéologique d’une nouvelle irruption barbare dans la civilisation, avec la tentative de détourner l’humanité du chemin qu’elle a parcouru pendant des millénaires, de réduire à néant les résultats d’une lutte millénaire pour la civilisation et la culture. Ce n’est pas simplement de la pratique barbare des nazis qu’il est question ici, mais aussi et surtout de la « théorie » de la barbarie, de la promotion de la barbarie au rang de principe de l’action humaine. C’est pourquoi la théorie raciale est avant tout un ennemi du progrès humain, parce qu’elle entreprend d’écarter fondamentalement et d’éliminer l’égalité en droit des hommes et des peuples.Le combat contre le nazisme est de ce fait un combat pour la liberté et l’égalité en droit des hommes et des peuples. Par la théorie raciale et sa transposition dans la pratique, les conquêtes les plus importantes que l’humanité s’est acquises par des millénaires de combat se trouvent menacés.

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Personne ne voudra soutenir que dans la plupart des sociétés actuelles, il existe une égalité en droit véritable et parfaite. Mais quelle que soit la manière dont on juge les faits actuels, il n’y a plus de débat au sein de l’humanité civilisée à propos de l’égalité en droit des hommes et des peuples. Il y a eu et il y a des controverses sur la façon d’interpréter ce principe, ce qu’il faut entendre par là, et ces différences d’opinion font partie des forces les plus importantes qui, intellectuellement, font aujourd’hui avancer les choses. Il n’y a que les nazis pour vouloir faire tourner à l’envers la roue de l’évolution, et édictent comme loi suprême une inégalité fondamentale, une contestation de principe de l’égalité en droit entre les hommes et les peuples.Évidemment, ceci n’a pas été la seule tentative de la réaction de s’opposer au progrès de l’humanité. Dans l’histoire des tentatives de restauration réussies ou ratées, on découvrira toujours un trait commun. À chaque fois en effet que l’humanité, par suite de grands combats, a gravi un échelon de plus dans l’égalité en droit des hommes et des peuples, la réaction a essayé d’empêcher ce mouvement de progrès, de l’annuler, et de remettre en vigueur l’inégalité archaïque. Pensons à l’idéologie et à la pratique de la restauration après la grande Révolution française. Son aspiration visait à remplacer les bases sociales de la société bourgeoise, – créée par les combats pour la liberté des peuples anglais, américain et français au dix-septième et dix-huitième siècle – par une remise en place des stratifications féodales en ordres. Nous savons que ces tentatives, en dépit de succès politiques momentanés, ont échoué lamentablement quant à l’évolution économique et sociale.Ce n’est pas un hasard que ce sursaut de la réaction ait suivi la grande Révolution française (et la déclaration d’indépendance des États-Unis). Car dans ces révolutions, les bases politiques et juridiques de la société bourgeoise moderne, de la culture et de la civilisation modernes ont été posées : l’égalité devant la loi, l’égalité des droits politiques et des devoirs, l’égalité en droit des peuples. Avec cette proclamation des droits de l’homme, l’humanité a fait un pas décisif en avant, qui a déterminé le caractère de toute la période à venir, dans la dimension comme dans les limites, dans les aspects positifs comme dans les aspects négatifs de ces principes fondamentaux.Aussi radical qu’ait pu être ce tournant dans l’histoire de l’humanité, il n’est pourtant que le point culminant de tendances sociales et idéologiques millénaires, de rêves millénaires des meilleurs représentants de l’humanité. Il n’existe pas de peuple où, sous une forme quelconque, la légende de l’âge d’or ne soit pas restée vivante ; le souvenir de l’humanité d’un état d’égalité complète, qu’elle avait autrefois, mais qu’elle a perdu au cours de l’évolution. Depuis les recherches fondamentales de Bachofen [3] et de Morgan [4], nous savons que cette légende a des bases historiques. Mais nous savons également que la perte de ce paradis de l’enfance de l’humanité n’a pas été un péché mythique, comme cela a été décrit dans les légendes ; mais la nécessité d’airain du développement historique. Nous savons que les états d’inégalité la plus criante des droits entre les hommes ont été des étapes nécessaires de l’évolution de l’humanité jusqu’à présent.La nécessité historique n’est cependant jamais un fatalisme aveugle. Et les meilleurs et les plus grands penseurs ont toujours, au nom de l’avenir de l’humanité, élevé une contradiction à l’inégalité existant à leur époque, quelle qu’ait été sa nécessité économique et sociale. L’antiquité reposait, par nécessité économique, sur une stricte séparation inégale entre hommes libres et esclaves ; entre grecs et barbares, romains et barbares, s’élevaient de hautes barrières. Mais nous trouvons déjà chez Hérodote la tentative sérieuse d’approfondir la spécificité des peuples étrangers et d’apprendre d’eux. Et à partir de là, il y a une tendance ascendante, qui passe par les tragiques jusqu’aux stoïciens et Épicure, jusqu’aux sectes à mystères de la fin de l’antiquité : une lutte pour surmonter intellectuellement les limites sociales de sa société propre, pour reconnaître les esclaves comme des êtres humains intrinsèquement égaux en droits, pour comprendre les peuples barbares, pour effacer intellectuellement l’inégalité entre les hommes.Il n’est pas possible ici de décrire, même sous forme d’esquisse, ce combat plein de péripéties entre progrès et réaction, entre liberté et oppression, entre égalité en droit et inégalité. L’histoire de l’humanité, de la pensée humaine, l’évolution de la culture des sentiments a essentiellement ce combat comme contenu.L’enthousiasme avec lequel l’humanité progressiste et civilisée a salué, à l’échelle internationale, la grande Révolution française, cette « splendide aurore », comme l’appelait Hegel, reposait au plus profond sur le sentiment que l’humanisme avait dans cette circonstance précise gagné une de ses batailles décisives. Née de cette expérience, la philosophie de l’histoire de Hegel y voit le critère du progrès dans l’évolution de l’humanité. Le sens de l’histoire signifie pour un Hegel la conquête de la

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liberté pour l’humanité. Sa périodisation se structure en fonction des étapes successives de cette lutte : en conséquence, la civilisation orientale est l’époque où seul le despote oriental est libre ; l’antiquité est la période de la liberté pour quelques uns ; les temps modernes se caractérisent, tendanciellement, dans le fait que tous sont libres.Pour Hegel, le problème de l’égalité en droit de tous les hommes est si décisif qu’il fait irruption dans les raisonnements les plus abstraits de sa théorie de la connaissance et de sa logique. Sa critique de la philosophie de Schelling, qui ne confère la méthode de connaissance de la vérité, l’« intuition intellectuelle », qu’à quelques élus, aux génies philosophiques, part de ce point de vue. Hegel trouve révoltant d’admettre que la connaissance de la vérité ne soit pas possible à chaque être humain. Savoir si chacun est en mesure de s’élever concrètement par son travail à ce degré de culture intellectuelle dépend naturellement, selon Hegel, de circonstances externes et internes. Mais la possibilité pour cela, chacun la possède, chacun doit la posséder. Et il illustre son raisonnement par l’exemple caractéristique que si tout homme ne peut pas être empereur ou maréchal, la possibilité de devenir empereur ou maréchal ne devrait cependant être refusée à personne.Cet esprit parcourt la littérature progressiste qui est apparue immédiatement sous l’influence de la révolution française de 1789. Nous nous contenterons de renvoyer à un aspect typique où s’exprime, sous une forme poétique, l’expérience profonde de cette égalité et de cette égalité en droit de tous les hommes : à la représentation de grandes figures plébéiennes qui ont surgi des profondeurs du peuple sans abandonner ni intellectuellement, ni dans la culture qu’ils montrent, le niveau de leurs origines, et qui se révèlent, parce qu’ils se sentent des être humains et moraux, des caractères exemplaires, supérieurs. Dès avant la révolution, Goethe a créé une figure de ce genre avec le personnage de Klärchen [5] : l’être le plus rempli de courage et d’abnégation dans ce drame de la révolution des Pays-Bas, qui, avec une nécessité organique, a pu apparaître à Egmont mourant comme le génie de la liberté. Et avec sa Dorothée, [6] avec sa Philine (les années d’apprentissage de Wilhelm Meister), Goethe poursuit de manière conséquente et courageuse, sous l’influence de la Révolution française, cette ligne d’évolution. Quelques décennies plus tard, Walter Scott, avec sa Jeanie Dean (Le Cœur du Midlothian) crée l’exemplaire le plus significatif de ce type de personnages, une simple jeune fille de la campagne qui, avec son honnêteté morale inébranlable, avec son authenticité humaine et son courage, démontre victorieusement la supériorité des forces populaires plébéiennes sur tous les cercles culturellement haut-placés de la société.La conception qu’a Goethe de la littérature universelle est pareillement un produit de cette période. Elle repose sur le sentiment et le savoir que la poésie de chaque peuple, si elle est authentique et cela suffit, est totalement égale en valeur et en droit à celle des autres, qu’une culture véritablement humaine ne peut naître que des contacts réciproques des poésies nationales, des influences réciproques des cultures des différentes nations, de la compétition culturelle pacifique entre des peuples égaux en droit. La littérature universelle de Goethe englobe donc le monde entier, d’Homère et Ḥāfiẓ [7] à Balzac et Stendhal, de la Bible considérée comme production poétique jusqu’aux chants populaires serbes ou grecs modernes et jusqu’aux débuts de la littérature tchèque.Les grands écrivains de cette époque transcendent dans leur œuvre les préjugés du chauvinisme étroit, les préventions religieuses et raciales qui ont érigé des murs séparant les hommes et les peuples. Il suffit de mentionner ici l’Ivanhoé de Walter Scott. Son contenu n’est pas seulement la transgression des barrières qui séparent les normands et les saxons en Angleterre. Son personnage le plus intéressant et le plus marquant est bien davantage la juive Rebecca, dont l’humanisme simple et constant se maintient dans le monde obscur des préjugés médiévaux, même devant le bûcher, et qui se dresse comme l’annonciatrice d’une nouvelle époque d’égalité intrinsèque en droit des hommes et des peuples.Ce fut une « splendide aurore », mais le jour qui a suivi fut rempli de peines et de combats. La grande Révolution française a comblé une aspiration séculaire des meilleurs représentants de l’humanité, mais comme toute réalisation au cours de toute l’histoire jusqu’ici, elle a pris dans la réalité un aspect différent de celui qui était passionnément attendu. Ses précurseurs intellectuels directs, les Lumières, en espérait la réalisation du règne de la Raison. Mais il apparut « que ce règne de la raison n’était rien d’autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie » (Engels) [8]. La chute des barrières féodales, l’élimination de l’inégalité féodale, l’établissement de l’égalité démocratique bourgeoise des droits et des devoirs, l’égalité et l’égalité en droit des hommes dans l’État, devant la loi, dévoilent nécessairement l’inégalité inabolie des hommes dans leurs relations économiques et sociales. Oui, les

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forces productives libérées par les grandes révolutions reproduisent précisément cette inégalité à un niveau plus élevé, plus dévoilé, plus grossier, plus cruel, que dans les sociétés antérieures.De là la déception profonde chez les meilleurs esprits du monde, et les plus nobles. Cette déception, la réaction a pu l’exploiter pour une victoire temporaire, pour une domination temporaire. De cette déception ont aussi découlé pourtant les tendances ascendantes les plus importantes du dix-neuvième siècle dans la pensée, en politique et en art. Cette déception est le point de départ, dans le vécu et dans la pensée, des systèmes des grands utopistes, de Saint-Simon, Fourier, Owen. Cette déception, la confrontation avec elle, les tentatives pour la surmonter, constituent le problème séculaire central de la grande littérature du dix-neuvième siècle. L’œuvre de Balzac part de ces questions, tout comme la création de Dickens. Et encore un demi-siècle plus tard, nous trouvons au centre de l’œuvre de Tolstoï le débat autour de la question de savoir comment, sur ces bases économiques, politiques, et culturelles qui ont pour l’essentielles créées été pour nous par la Révolution française et ses conséquences, pourrait naître une véritable égalité, une véritable égalité en droit des êtres humains.Cette inégalité réelle qui est apparue au cours du développement économique, le jeune Disraeli l’a définie avec une grande acuité en disant que, au fond, le peuple anglais se compose de deux nations, celle des riches et celle des pauvres. Et Anatole France, longtemps avant de devenir socialiste, exprime sa déception et son insatisfaction dans l’aphorisme amer selon lequel « la majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts ».Une déception analogue a été ressentie à propos le l’égalité en droit des peuples. L’allemand Anacharsis Cloots [9] a salué avec enthousiasme la Révolution française comme le début d’une réunion fraternelle de tous les peuples. Mais très vite pourtant commença la transformation des guerres révolutionnaires qui, à l’origine, avaient été des guerres de défense du progrès nouveau contre la réaction absolutiste féodale coalisée, en guerres de conquête. Ces conquêtes, particulièrement dans la période de Napoléon, ont eu pour leur part comme conséquence l’éveil des peuples à une vie nationale moderne, certes sous forme de combats très intenses contre le conquérant, et ces combats se sont pour leur part transformé à leur tour en conquête et en oppression de peuples étrangers. C’est ainsi qu’à la suite de la grande Révolution française naît en Europe la nouvelle vie nationale, l’éveil progressif des peuples à la libération nationale par eux-mêmes, à une vie nationale autonome à tous égards. Mais cet éveil a eu aussi comme résultat décevant que la libération d’un des peuples incluait toujours la soumission et le démembrement d’un autre (annexion de l’Alsace-Lorraine lors de la fondation de l’unité nationale allemande en 1871).Toutes ces contradictions ont conduit à une crise des idées de 1789. Et ceci d’autant plus que le dépassement économique et social de ces contradictions a pris, avec le socialisme, une forme politique, sociale et idéelle claire. Les défenseurs des idées de 1789 devaient désormais, non seulement se dresser contre les tentatives de restauration de la vieille inégalité précapitaliste, mais ils se trouvaient en même temps sur la défensive par rapport à la nouvelle forme, plus évoluée, de l’égalité en droit économique, sociale et culturelle des hommes et des peuples. L’histoire de ces luttes est l’histoire du dix-neuvième et du vingtième siècle.Dans une crise profonde, l’humanité cherche toujours les issues les plus diverses. Mais les issues peuvent mener aussi bien vers l’avant que vers arrière. Et pour éviter tout malentendu, il faut dire clairement ici qu’à notre avis, le chemin vers l’avant n’est pas obligatoirement toujours et directement la voie vers le socialisme. Les tentatives pour développer, porter à un niveau plus élevé, perfectionner les idées de la grande Révolution française, conduisent aussi vers l’avant et n’ont en aucune façon aujourd’hui perdu de leur actualité.Dans les luttes intellectuelles du dix-neuvième siècle, la tendance à la restauration de l’inégalité précapitaliste disparaît peu à peu. Elle se trouve dans une opposition trop crue aux faits de la vie sociale pour conserver plus longtemps son efficacité. Mais les tentatives pour éliminer par la pensée les contradictions et les oppositions de l’économie, de la structure sociale de la société capitaliste, alors que l’on construit un système harmonieux en dehors de l’économie aujourd’hui dominante, sont également vaines, elles échouent devant les contradictions réellement existantes dans les faits. Le plus grand théoricien de l’économie capitaliste, David Ricardo, a admis sans réserve, avec l’honnêteté totale du grand penseur, cette erreur de l’harmonisation qu’il avait commise dans son débat avec Sismondi. Il prétendait à l’origine que lorsque les machines « libéraient » des travailleurs, l’élan de la production visé les ramenait nécessairement dans la production de sorte que l’harmonie de l’offre et de la demande sur le marché du travail soit rétablie. Il a admis qu’il s’était trompé.

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Les oppositions, les contradictions internes de la société capitaliste ne doivent donc pas être dissimulées. Mais la critique de l’inégalité réelle peut très facilement, même si elle est percutante en tant que critique, se transformer en une tendance réactionnaire : précisément si le rejet de l’inégalité existante ne débouche pas sur l’exigence d’une égalité d’un type plus évolué, mais dégénère en une critique de l’égalité en droit en général, si, de l’examen critique des problèmes du progrès, de l’humanisation de l’humanité, il découle son rejet en général. Les penseurs de ce genre partent du sentiment, de l’expérience vécue, que l’état actuel de la société n’est pas adapté à la nature humaine (à savoir qu’il ne correspond pas aux exigences qui découlent de cet état de la société, de ses acquis, limites, et contradictions), et ils recherchent donc une inégalité « naturelle ».Toute pensée de ce genre, – aussi spirituelle, voire même tout à fait géniale soit-elle – est réactionnaire dans son noyau le plus profond, car elle s’oppose à la logique progressiste de l’histoire humaine. C’est ainsi que la critique de Carlyle de la société capitaliste en Angleterre se transforme en une tendance réactionnaire de restauration particulière du Moyen-âge. C’est ainsi que chez Sorel, la critique de la démocratie moderne, le doute à l’égard des conceptions du progrès en vigueur jusqu’alors, souvent vulgarisées, devient le vecteur de tendances réactionnaires. C’est ainsi que la philosophie de Nietzsche de la race supérieure et de la race inférieure, de l’aristocratisme comme état « naturel », du renversement de la décadence (c'est-à-dire chez Nietzsche : de la démocratie moderne, du ressentiment populaire), du surhomme comme sens du développement de l’humanité, etc. est dans son essence réactionnaire.Toutes ces théories réactionnaires ont généré beaucoup de confusion, tout particulièrement parmi l’intelligentsia, elles en ont conduit de nombreux, qui visaient à servir le progrès, sur des fausses routes, mais elles ont surtout laissé des parties précieuses de l’intelligentsia intellectuellement sans défense contre la réaction. Mais tout cela n’avait cependant pas pu arrêter le mouvement du progrès. Car jusqu’à nos jours, les idées réactionnaires à la nouvelle mode se présentaient la plupart du temps contre les progressistes dans une compétition pacifique des idées. Il suffit de penser aux duels oraux et scripturaux entre Chesterton et Shaw [10] qui se sont étendus sur des décennies. Et quand des tendances réactionnaires prônant l’inégalité prenaient une forme organisationnelle définie, ce n’était là qu’un jeu apparemment innocent de petits groupes, comme par exemple le cercle aristocratique fermé de George [11]. De la même façon, les conceptions raciales de l’histoire et de la culture chez les disciples de Nietzsche, ou, indépendamment de lui, chez Gobineau, Chamberlain, Adolf Bartels [12] etc. ne pouvaient provoquer directement de confusion réactionnaire politiquement efficace que dans des cercles relativement restreints.C’est au nazisme seul qu’il fut réservé, par sa pratique barbare, de faire sortir dans la rue, hors des salons d’intellectuels, les idées concentrées de la réaction, d’en faire la base de la forme de domination, de la politique intérieure et extérieure d’un État puissant. (Il a eu naturellement ces précurseurs, certes beaucoup plus mesurés : les « cent noirs » de la Russie tsariste, le mouvement antisémite de Lueger [13] dans l’ancienne Autriche, etc.). Tout ce que la réaction européenne a compilé dans les grandes crises séculaires depuis la Révolution française, toutes les idées désespérées, confuses d’hommes déconcertés, sont devenus dans le nazisme la démagogie la plus vile d’une horde barbare monolithique. La technique le plus moderne, les acquis les plus évolués de la civilisation technique, de la publicité américaine aux blindés et aux avions, ont été requis et mis en œuvre par lui pour l’anéantissement de la culture et de la civilisation.Le cœur idéologique de cette barbarie organisée sur la base des acquis les plus évolués de la technique moderne est la théorie raciale. Elle récuse tous les résultats essentiels du développement culturel de l’humanité jusqu’à présent, et surtout l’égalité en droit des hommes et des peuples conquise par des combats millénaires. Selon la théorie raciale, seul l’homme aryen germanique a droit à la vie (et nous savons que l’arbitraire de la clique du Führer détermine quel homme et quel peuple peut être considéré comme aryen valable).La morale de la théorie raciale, le « tout est permis » à l’égard des étrangers raciaux, est le déchaînement et même la mobilisation de tous les instincts barbares, qui sommeillent encore chez de nombreux hommes, mais qui, comprimés sous le règne de la civilisation, rééduqués, avaient été aiguillés vers des voies civilisées. Tout ceci a été libéré par le nazisme et promu au rang de vertu suprême. Il aurait, s’il avait vaincu, renvoyé l’humanité en arrière, au niveau de civilisation du cannibalisme, un cannibalisme il est vrai, ce qui n’aurait en rien amélioré les choses, qui se sert des techniques modernes d’anéantissement.

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Mais le nazisme n’anéantit pas seulement les hommes et les peuples qu’il combat, il est un ennemi tout aussi dangereux de ceux qui le suivent volontairement ou contraints par la terreur. La morale de la théorie raciale, la morale selon laquelle tout est permis à l’encontre de l’adversaire, a exercé une profonde décomposition morale dans le peuple allemand. Dans l’antiquité aussi, les peuples étaient séparés les uns des autres, mais la situation d’absence de droits, l’arbitraire inhumain était déjà surmonté par la règle juridique dujus gentium [14]. Le Moyen-âge aussi connaissait une oppression cruelle de certains ordres, mais à cette oppression même, certaines limites et règles étaient fixées par la loi et la coutume. Même dans la coexistence de castes orientales séparées très sévèrement entre elles, il y avait grâce aux mœurs, aux prescriptions religieuses, un système défini de droits et de devoirs. Le nazisme est le seul phénomène en son genre de barbarie parfaite : d’un côté des droits illimités pour un petit groupe de seigneurs, de l’autre des millions et des millions d’esclaves sans droits. Ainsi, – et c’est là le phénomène plus paradoxal de l’histoire – il a fait du peuple allemand qu’il a pour l’essentiel totalement réduit en esclavage et avili en outil docile de la terreur hitlérienne, une armée de sbires et de bourreaux contre les hommes qui pensaient autrement en Allemagne même, et contre les peuples épris de liberté en dehors de l’Allemagne.Il est compréhensible que tout le monde civilisé ait dû se lever contre cette barbarie organisée et systématique. Le front uni de tous les hommes et peuples épris de liberté contre le nazisme est de ce fait une profonde nécessité historique pour le sauvetage de la civilisation humaine.On peut être totalement irréligieux, et même être un athée militant, et on peut malgré cela admirer la résistance héroïque des catholiques allemands et des chrétiens de l’église confessante [15] au régime de terreur barbare de Hitler, la soutenir, et y voir une défense de la culture humaine. Lorsque les catholiques et les chrétiens protestants de l’église confessante protestent au nom de leur religion contre la théorie raciale, quand ils professent que devant Dieu, il n’y a pas de différences de races, que devant Dieu, toutes les âmes, peu importe à quelle race elles appartiennent, ont la même valeur, c’est là la voix du progrès par rapport au nazisme. Le communiste athée et le catholique croyant ou le chrétien de l’église confessante peuvent combattre celui-ci en commun sur la base de la conviction la plus profonde. Ils se différencient les uns des autres par le fait qu’ils défendent contre la barbarie des étapes différentes du progrès de l’humanité, que des degrés historiques différents de l’élaboration de l’égalité en droit des hommes et des peuples leurs sont chers – et cela peut déterminer dans d’autres contextes des oppositions très profondes –, mais comme opposants du nazisme et de sa théorie raciale, les deux luttent pour l’égalité en droit, contre l’inégalité de principe.Le nazisme, avec sa théorie raciale, signifie l’anéantissement de toute civilisation et culture humaine. Il doit être anéanti, car sa simple existence menacerait sans cesse tous les hommes et les peuples épris de liberté ; avec son anéantissement, et seulement par son anéantissement, le monde peut retrouver le chemin de la civilisation, et ce n’est qu’après cet anéantissement que l’on pourra en discuter, et on le fera, la valeur historique, les possibilités de développement, les orientations de développement. Mais cet anéantissement est la condition préalable pour tout : elle est le salut du futur, le salut des hommes et des peuples opprimés ; il est aussi le salut du peuple allemand de son abaissement politique et moral le plus profond.�

[1] Le mot arteigen est l'un des nombreux termes allemands forgés par les nazis. La contrepartie est artfremd ou étranger au caractère racial. [2] Rassenfremd : étranger par la race, allogène. [3] Johann Jakob Bachofen, (1815- 1887), juriste, philologue et sociologue suisse, théoricien du matriarcat. [4] Lewis Henry Morgan (1818-1881), anthropologue américain. Engels s’appuie largement sur ses travaux dans l’origine de la famille, de la propriété privée, et de l’État. Éditions Sociales, Paris, 1962. [5] Personnage d’Egmont. Dans ce drame (1787), Goethe retrace la lutte du comte d'Egmont (1522-1568), célèbre homme de guerre hollandais, contre l'envahisseur espagnol, personnifié par le despotique duc d'Albe. Menacé d'arrestation, Egmont refuse de fuir devant la menace et de renoncer à son idéal de liberté. Emprisonné, abandonné par la lâcheté de son peuple, il est condamné à mort malgré les efforts désespérés de son amante Klärchen, qui se suicide devant son échec.

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[6] Goethe, Hermann et Dorothée, poème en neuf chants racontant une idylle au temps de la Révolution française. [7] Khādje Shams al-Dīn Muḥammad, (~1320-~1389), dit Ḥāfiẓ (« celui qui connaît le Coran par cœur »), est l'une des plus brillantes figures de la poésie lyrique persane. [8] Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1963, page 50. [9] Jean-Baptiste Cloots, dit Anacharsis, né en 1755 et guillotiné le 27/03/1794. Ardent révolutionnaire prussien, francophile et athée militant, naturalisé français. [10] Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), écrivain anglais, journaliste, poète, biographe, apologiste du christianisme. George Bernard Shaw (1856-1950) essayiste, scénariste, dramaturge irlandais, acerbe et provocateur, pacifiste et anticonformiste [11] Stefan George, (1868-1933) poète et traducteur allemand, adepte d'un esthétisme aristocratique. Il fut influencé par Nietzsche. Sa poésie, formelle par le style, lyrique par la tonalité et souvent mystérieuse par la langue, peut être rattachée au mouvement symboliste. Il réunit autour de lui un cercle littéraire dont la devise est « l'art pour l'art ». [12] Adolf Bartels (1862-1945) poète, écrivain, éditeur, journaliste, historien de la littérature et théoricien politique allemand. Appartenant au courant de pensée völkisch, il est connu comme un des inspirateurs de l'antisémitisme national-socialiste. [13] Karl Lueger,(1844-1910), personnalité politique autrichienne du XIXe siècle. Il fut maire de Vienne de 1897 à 1910. Son antisémitisme politique a inspiré le jeune Adolf Hitler. [14] Jus gentium, locution latine désignant le droit des gens, c'est-à-dire le droit public en opposition au droit civil. [15] L'Église confessante (Bekennende Kirche) fut un mouvement protestant opposé au nazisme et à la mise en place d'une Église protestante du Reich.

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Georg Lukács : La place de Pouchkine dans la littérature mondiale.

Même hors de Russie, Pouchkine est un écrivain très influent, bien connu depuis longtemps, populaire depuis longtemps. Et pourtant : pouvons nous dire que nous le connaissons ? Je ne pense pas ici, en premier lieu, à une connaissance de l’ensemble de son œuvre, car jusqu’à présent, nombre de ses œuvres les plus importantes n’ont pas encore été traduites, mais à ce que nous savons vraiment de qui était Pouchkine, et de ce qu’il représente dans l’évolution de la littérature mondiale. Le fait que de nombreux lecteurs et écrivains se délectent de la perfection de ses vers, qu’ils se plongent rêveusement dans les impressions d’Eugène Onéguine, ne constitue en aucune façon un pas dans cette direction. Bien au contraire, du fait que l’image de Pouchkine a été très intimement liée à la conception radicalement fausse et mystique qui régnait en dehors de la Russie sur l’évolution de la société russe et avec elle celle de la littérature, les représentations nées de la sorte ont pu être plutôt, à maints égards, un obstacle à la prise en compte et à la compréhension de l’importance centrale de Pouchkine dans la littérature mondiale.C’est à cette question que l’essai qui suit cherche à donner une réponse.

I La littérature russe (et en son sein l’importance de Pouchkine) ne peut se comprendre qu’en partant du point de vue de l’année 1917. Ce n’est que de la sorte qu’on peut apprécier véritablement la tendance fondamentale, la globalité de l’évolution, la place et l’importance des grandes figures. Les contemporains, les grands combattants d’avant-garde de la démocratie eux-mêmes, ne pouvaient pas apprécier dans son ensemble le rôle objectif au plan de l’histoire universelle des quelques grands écrivains, et en particulier de Pouchkine, du fait qu’ils ne pouvaient pas encore voir le terme du cheminement. En dépit de tout l’enthousiasme qu’a pu rencontrer Pouchkine, à commencer par Gogol et Belinski [1], jusqu’à Tolstoï et Dostoïevski, chacun des susnommés a dû jusqu’à un certain point sous-estimer cette importance au plan de l’histoire universelle, parce qu’on ne pouvait pas encore, en leur temps, prévoir le rôle de la littérature russe dans son ensemble, en termes d’histoire universelle et de littérature mondiale. Seule la grande révolution d’octobre peut donner à cet examen sa juste perspective. La grande révolution d’octobre elle-même et ce qui en est résulté pour le peuple russe, pour tous les peuples du monde. La grandeur de la littérature russe, que jusque là beaucoup ne faisaient que pressentir ou soupçonner, est alors apparue en pleine lumière. On pourrait dire : aussi large et profonde qu’ait pu être jusqu’alors l’impact national et international de la littérature russe, ce n’est qu’à cette date que son rôle historique universel a commencé réellement.La grande révolution d’octobre a mis en pleine lumière le caractère normal, classique, de l’évolution russe. Que signifient ces mots ?Jusqu’à présent, nous ne connaissons dans l’histoire de la civilisation humaine que trois évolutions de ce genre. La première est la grecque, de Homère jusqu’au déclin des cités-républiques. Winckelmann et ses partisans disent que les objectivations de la vie culturelle, et en premier lieu les objectivations artistiques, se matérialisent organiquement dans un ordre et une dialectique correspondant à leur logique interne. Mais même les penseurs progressistes bourgeois les plus éminents n’ont pas pu donner un fondement scientifique à cette constatation des faits. Seul le marxisme en effet a prouvé que la succession logique des catégories coïncide avec la nécessité historique ; évidemment avec cette différence que la logique fait abstraction des hasards qui accompagnent nécessairement l’évolution historique et la perturbent. Le caractère classique et normal de l’évolution grecque consiste seulement dans le fait que ces hasards jouent un rôle plus restreint, qu’ils perturbent moins la dialectique interne de l’évolution que dans d’autres évolutions. Engels souligne cela avec force, quand il traite du déclin de la société gentilice athénienne et de la genèse de la cité athénienne [2]. C’est pour cela que Marx a pu qualifier la période de l’épopée homérique de période de l’enfance normale du genre humain ? [3]La deuxième évolution de ce genre est la française, à savoir celle du déclin du féodalisme jusqu’à la grande Révolution française. (Balzac et Stendhal sont tout autant des épilogues, une conclusion de cette évolution, que Platon et Aristote la conclusion de l’évolution grecque.) C’est précisément de ce point de vue qu’Engels, dans une lettre à Mehring, trace un parallèle entre l’histoire allemande et l’histoire française, en montrant que toutes les questions qui ont surgi, nécessairement, dans la vie des

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deux peuples, ont été résolues par les français, tandis que les allemands ne sont jamais parvenus à trouver une transition organique du degré inférieur d’évolution à un degré supérieur.La troisième évolution classique est la russe. Pendant très longtemps, cette caractéristique de l’histoire russe n’a pas été visible. Avant Lénine, il n’y avait pratiquement personne qui comprenne concrètement la transformation du mouvement démocratique, du mouvement révolutionnaire de plus en plus démocratique, en révolution prolétarienne. Tandis qu’en Europe, après 1789, les mouvements démocratiques bourgeois connaissaient un processus de dégradation toujours croissant, tandis que les traditions de la grande Révolution française disparaissaient de plus en plus ou se trouvaient caricaturées, l’évolution russe a entraîné le règlement de comptes entre la démocratie révolutionnaire et le libéralisme, puis, à un niveau supérieur de l’évolution, l’élaboration classique du rôle révolutionnaire dirigeant du prolétariat, l’édification du parti ouvrier de type nouveau, la forme classique de l’alliance des ouvriers et des paysans. (Une répétition de l’année 1793 à un niveau supérieur, où le prolétariat, avec sa conscience de classe, dirigé par le parti de type nouveau, prend la place du jacobinisme plébéien.) Le pendant russe de la révolution européenne de 1848 est l’année 1905. Mais la défaite de la révolution démocratique n’est ici, en réalité, qu’une répétition générale en vue de la victoire de la révolution prolétarienne. Bien que la défaite de la révolution démocratique suscite ces tendances, le temps ne suffit plus à la bourgeoisie pour établir l’hégémonie de sa propre conception du monde, déjà devenue totalement décadente. En 1917, le peuple russe est le premier au monde à sortie de la préhistoire de l’humanité, et à commencer son histoire vraie : le socialisme.Mais avec la réalisation effective du socialisme, l’évolution russe prend dans l’histoire de l’humanité une place fondamentalement différente de celle des types classiques d’évolution qui l’ont précédée. Du point de vue de la culture, l’histoire grecque est un cas exceptionnellement heureux de dissolution de la communauté communiste primitive. Mais la courte floraison qui fut la sienne ‒ aussi grandiose qu’elle ait pu être‒ ne pouvait pas sortir de l’impasse économique que constitue inévitablement toute société esclavagiste. Et l’évolution française, avec la victoire de la révolution bourgeoise, a édifié un pays capitaliste dont la dialectique économique interne devait réduire à néant les illusions héroïques du monde qui l’avait fait naître.L’évolution russe conclut en revanche la « préhistoire » de l’humanité, elle liquide la société de classes et fait des peuples de l’Union Soviétique les guides de l’humanité sur le chemin de la libération finale, de la seule liberté véritable : sur le chemin vers la suppression de l’exploitation, vers la société sans classes. L’évolution russe qui y conduit est de ce fait qualitativement différente de toutes celles qui l’ont précédée.C’est à partir de là qu’il faut, rétrospectivement, considérer l’évolution de la littérature russe, c’est à partir de là qu’il faut aussi comprendre l’importance de Pouchkine dans la littérature mondiale.

II Belinski voyait déjà très précisément qu’avec Pouchkine, c’est une nouvelle phase de l’histoire littéraire russe qui s’amorçait. Et il voyait aussi qu’après Pouchkine, c’est une littérature qualitative différente qui était apparue. La place de Pouchkine dans l’évolution de la littérature se situe donc après les Lumières, et avant le réalisme critique, avant la période de Gogol.On ne peut jamais tracer de telles délimitations avec une acuité métaphysique ; mais il existe cependant à l’échelle nationale et internationale des limites qui séparent les périodes les unes des autres. Si, à côté de Pouchkine, nous pensons à Hölderlin et Goethe, à Keats et Shelley, nous pouvons voir, au plan de l’histoire universelle, un renouveau ‒ même s’il fut de courte durée ‒ mais original et monumental, de l’idéal classique de la beauté, conséquence des transformations que la Révolution française et Napoléon avaient gravées dans le paysage de l’Europe. Seule cette période – parallèlement à la « révolution industrielle » anglaise concomitante ‒ a porté la production capitaliste, la société capitaliste, à la véritable hégémonie, et en a fait en Europe centrale et orientale une tâche primordiale à accomplir. Cette période se délimite des Lumières qui préparent la révolution en ce que les contradictions fondamentales internes de la nouvelle société s’y font déjà jour, même si (principalement au plan économique, du point de vue de la situation de classe) on n’en a pas encore effectivement pris conscience. D’un autre côté, leur émergence n’est pas encore suffisamment intense pour qu’elle devienne le point central visible de toutes les manifestations de la vie culturelle. Cet accès à la visibilité a été suscité en Europe, après la révolution de Juillet, par la vague du réalisme critique. Comme nous l’avons déjà souligné : dans cette perspective, la chronologie en Russie est différente, et

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il n’y a aucun doute que le changement de style dans la littérature russe, la période de Gogol, la période critique, a déjà commencé du temps de Pouchkine.Nous avons parlé d’une vague réaliste, et nous pensions à Balzac, Stendhal, Dickens, Gogol. Les grands écrivains de la période antérieure, Goethe, Pouchkine, ne seraient-ils donc pas des réalistes ? Voilà la question essentielle qui est posée à l’histoire de la littérature : comprendre et définir le changement de style, décisif dans son importance, au sein du réalisme. Le réalisme n’est en effet pas un style, mais la base commune de toute littérature vraiment grande.L’effet international de la Révolution française, qui a changé le monde et les hommes, aurait été impossible sans illusions héroïques. Naturellement, celles-ci se rattachent étroitement au fait que constitue la réalité nouvelle, parcourue de contradictions, à la genèse de l’homme nouveau. À l’époque des lumières, les illusions héroïques étaient très intimement liées à l’antiquité, à l’idéal de la beauté antique. Mais si en l’occurrence, il s’était uniquement agi d’illusions, même d’illusions objectivement nécessaires au plan social, il aurait été impossible que naisse sur cette base un grand art, réaliste. L’aspiration de cette époque à la beauté ‒ même si elle a pris selon les pays et les classes sociales un contenu différent et une forme différente ‒ a été étroitement apparentée aux problèmes réels du nouveau monde naissant.En liaison avec Feuerbach et Tchernychevski, Lénine souligne que l’idéal d’une réalisation de l’homme dans sa totalité a été l’un des objectifs essentiels de la démocratie révolutionnaire. Dans la suite, nous tenterons de préciser comment l’idéal de beauté de la période est en rapport avec ce problème. Mais comme il ne fait aucun doute que ce rapport existe, nous pouvons déjà énoncer que l’aspiration à la beauté, la tentative de réaliser la beauté, dans l’art de Hölderlin à Shelley, est bien moins le renouveau d’un passé très lointain que l’appel à un avenir qui n’est pas encore né, que l’éveil à la vie de ces tendances de la réalité contemporaines qui visent cette perspective.Il en découle pour nous que la question esthétique cruciale est la suivante : quelle est cette beauté ? La réponse n’est absolument pas simple. Essayons tout d’abord une délimitation négative. Nombreux sont ceux qui confondent la beauté avec la perfection artistique, avec la satisfaction des exigences formelles les plus générales, valables pour chaque art. Mais si tant Raphaël que Daumier ont créé le « beau », alors la beauté disparaît comme catégorie esthétique spécifique, elle s’identifie alors simplement à la perfection artistique. À cela s’ajoute aussi le malentendu concernant le contenu de l’art académique, qui pose comme exigence que l’art doit exclusivement représenter des hommes « beaux » (correspondant à certaines conventions définies par l’époque, la classe sociale), des choses « belles », etc. Analyser cette contre-vérité est tout à fait superflu.Cela a-t-il donc un sens, en général, de parler du beau comme d’une catégorie spécifique de l’esthétique ?Nous pensons que oui. Et justement les poèmes, les nouvelles, l’Eugène Onéguine de Pouchkine soulèvent cette question dans toute son acuité. Si nous essayons de comparer l’Eugène Onéguine de Pouchkine à un roman de Saltykov-Chtchedrine, ou à Doubrovsky le Michaël Kohlhaas de Kleist, le sentiment instinctif s’impose que, sur le problème de la beauté soulevé là, il s’agit d’une question objectivement justifiée qui exige une réponse.Le plus simple est sans doute de comprendre la question dans la dernière comparaison, dans la mesure où les sujets des deux nouvelles présentent de très grandes analogies. Pourquoi la nouvelle de Pouchkine est-elle belle, au sens esthétique concret de ce mot ? Et pourquoi celle de Kleist n’est-elle qu’une œuvre d’art remarquable ?L’analogie de sujet est l’injustice qui résulte nécessairement de la structure de la société de classes (concrètement : la société féodale en déclin), qui ne permet aucun rayon d’espoir d’une solution. Quoi que veuille un homme puissant, avec des relations haut placées, même s’il n’y pas la moindre base juridique pour parler en sa faveur, il parviendra toujours à l’imposer sans encombres. Mais si une victime de cette injustice ne se soumet pas sans broncher, si même elle oppose sérieusement de la résistance, il est alors inévitable qu’elle entre en conflit avec l’ordre juridique existant, bien que sa cause soit justifiée, et même pourrions nous dire, parce que sa chose et justifiée, et dans cette confrontation, la société va même acculer un homme que tout prédispose à la bonté à perpétrer des crimes.Cette société et les processus spirituels qui s’y produisent, tant Pouchkine que Kleist les décrivent avec fidélité et vérité. Mais chez Kleist, il apparaît dans l’âme des hommes en rébellion, poussés au péché, des distorsions pathologiques plus grandes, plus profondes, qu’il ne devrait en résulter de la nature du

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sujet ; des perturbations si profondes qu’elles se répercutent même sur le déroulement du récit. Pouchkine ne dépasse jamais la représentation d’hommes « normaux ». Son homme révolté ne présente jamais des traits humainement déformés, bien au contraire, il émane de chacune de ses actions une supériorité spirituelle et morale qui éclaire d’autant plus crûment la corruption de la société qui se dissout. On voit la distorsion ‒ soigneusement soupesée, sans aucune exagération, socialement véridique ‒ du côté de ceux qui provoquent l’injustice. Il s’agit donc chez lui d’une distorsion typique au plan social, et non pas pathologique au plan individuel.De cette attitude artistique opposée découle l’opposition de style des deux nouvelles. Il nous faut encore une fois nous souvenir de l’analogie du point de départ commun. Aussi bien chez Pouchkine que chez Kleist, on trouve la concision, le laconisme des nouvelles de qualité. Et pourtant, seul le ton narratif de Pouchkine possède l’élan, la légèreté, la supériorité sereine de la nouvelle classique, même lorsque l’auteur raconte quelque chose d’effroyable. Formellement, il en résulte que Pouchkine a représentés des hommes et des situations, les a fait vivre devant nous, et les a significativement moins analysés que Kleist. Cette différence de style renvoie à ce qui a été esquissé plus haut. On ne peut représenter de manière évidente, dans leur simple existence, sans analyse détaillée, que des hommes normaux, que des problèmes humains, tels qu’ils fleurissent avec une nécessité visible, objectivement, de la structure de n’importe quelle société. En revanche, la perturbation pathologique qui surgit dans une âme individuelle doit toujours être expliquée, analysée, (ou entourée d’un décor romantique, fantastique, exotique) pour que la représentation puisse produire un effet quelque peu convaincant.Mais la base la plus importante de l’opposition est cependant la perspective optimiste de Pouchkine. Certes, Kleist place son récit à l’époque de la réforme, mais il rend cependant sensibles les horreurs de la société féodale en déclin comme atmosphère oppressive latente, et nulle part on ne voit d’issue. (C’est là l’impact nécessaire de l’évolution allemande sur un auteur romantique moderne tel que Kleist.) Pouchkine ne transpose pas son récit dans un passé lointain, il ne modère absolument pas non plus les horreurs de l’événement, et pourtant, il ne proclame pas lui-même, ni directement, ni indirectement, que cela ne peut pas durer, c’est l’atmosphère littéraire de toute l’œuvre, le déroulement épique du récit dans son ensemble qui le fait, haut et fort. (Nous parlerons plus loin en détail de l’importance des problèmes de style qui surgissent ici.)Alors, l’harmonie ? Oui, dans la mesure où l’harmonie est la résolution artistique des véritables dissonances, socialement vraies, et pas comme chez les classicistes académiques, une « harmonie » purement formelle, qui exclut d’avance les dissonances ou les tronque jusqu’à les rendre méconnaissables. Pouchkine voit tout cela et exprime tout cela ouvertement. Juste un petit exemple : Tatiana attend Onéguine ; on entend venant du jardin la belle chanson poétique des servantes de ferme, l’atmosphère est émouvante [4]. Mais Pouchkine ne manque pas d’ajouter : les servantes chantaient sur ordre du maître, afin de ne pas pouvoir déguster quelques framboises pendant leur cueillette.La résolution harmonieuse des dissonances, comme marque la plus abstraite de la beauté, nous ramène à notre question fondamentale : premièrement, s’il en est ainsi, comment cette harmonie se différencie-t-elle de la résolution esthétique générale des dissonances sociales, qui est pour une œuvre d’art close, une exigence indispensable ? Ou encore : y-a-t-il dans les faits une différence entre le beau et la perfection artistique ? Deuxièmement : est-il possible, dans l’absolu, de représenter l’harmonie, tant que l’art est le reflet de la réalité dans la société de classes ?Les deux questions sont très étroitement liées l’une à l’autre. Regardons tout d’abord la première : esthétiquement valable, ou résolue en ce qui concerne la forme abstraite, la dissonance non résolue dans son contenu (social, humain) peut l’être aussi, surtout si la problématique sociale est juste ainsi que sa solution ; si en conséquence la forme ne présente aucune cassure, c'est-à-dire si la distorsion qui est provoquée par la société de classes n’est que le contenu de l’œuvre, et pas le principe qui lui donne sa forme. (Nous ne pouvons évidemment indiquer ici que les extrêmes, et ces extrêmes sont dans la réalité reliés et séparés par un grand nombre d’intermédiaires). Une telle solution ne peut avoir pour base qu’un comportement humain, c'est-à-dire que le sens social moral de l’auteur soit encore suffisamment sain pour, au moins temporairement, savoir déterminer de manière juste ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est sain, et ce qui est déformé.Le beau ‒ même à son degré le plus élevé ‒ est qualitativement différent de ce comportement. La vérité du contenu social et l’évidence de sa représentation est là aussi, la première condition. Mais la tendance fondamentale – tout en restant dans le cadre de la vérité, et en l’assurant ‒ consiste, parmi les

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distorsions inévitables que crée la société de classe, à sauver l’intégrité humaine, l’idéal de la totalité humaine. La deuxième solution, selon la formulation pertinente de Schiller, est une vengeance littéraire de ces distorsions.Cette comparaison rend possible la réponse à la deuxième question. Si nous généralisons, tout simplement, si nous considérons directement comme typique la particularité individuelle de la solution littéraire, alors il est sans aucun doute impossible de représenter de manière évidente l’harmonie dans le reflet littéraire de la société de classe. Mais cela est bien loin de signifier que ce serait également impossible dans la représentation d’un cas particulier. C’est précisément ce que montre le cas de Doubrovsky. Le fait que Pouchkine ne fasse pas s’effondrer au plan personnel le révolté Doubrovsky est loin de signifier que Pouchkine tienne cette solution optimiste comme typique au plan social. Dans ce cas, Pouchkine a sans aucun doute choisi la forme de la nouvelle pour conférer, par le caractère exceptionnel du cas, une forme esthétiquement évidente à l’optimisme dirigé vers le futur, ce que la forme du roman ou celle du drame aurait bien moins permis. Certes : le caractère exceptionnel ne doit pas, là non-plus, être compris au sens absolu ; cela conduirait à sortir de la littérature qui reflète fidèlement la réalité, cela embellirait les dissonances de la société qu’on décrit. L’exception, l’homme exceptionnel, la situation exceptionnelle représentent toujours, lorsqu’elles possèdent une évidence artistique, une tendance sociale véritable, même si ce n’est pas obligatoirement une tendance dominante ou même une tendance apparemment dominante. La vérité de la représentation artistique ne doit pas être identique, mot pour mot, avec le sens direct de la solution de l’événement représenté : le suicide de l’héroïne dans L’orage d’Ostrovski [5], l’arrestation de l’héroïne dans La mère, de Gorki, annoncent sans aucun commentaire, en dépit de toute la tristesse tragique de l’instant évoqué, la perspective optimiste pour l’avenir.De la même façon, dans la nouvelle de Pouchkine, le héros révolté, poussé au péché par le féodalisme corrompu, ne remporte pas la victoire. La beauté de la nouvelle ne signifie ici que ceci : par une représentation fidèle de la dynamique réelle des rapports de force sociaux, on exprime aussi le fait que la société féodale en déclin ne parvient pas à déformer l’humanité du héros, ne parvient pas à mettre à mal le noyau de son humanité. Mais ceci est très étroitement relié à l’optimisme révolutionnaire de Pouchkine : on y décrit là toutes ces énergies humaines, populaires, qui vont dans l’avenir abattre l’ordre social pourrissant. La raison intrinsèque de l’élan esthétique dans le déroulement épique est donc que dans la représentation réelle, la totalité humaine est sauvée ; mais ceci repose sur la perspective sociale, sur l’attitude sociale de l’écrivain.Mais cette perspective, cette attitude est chez Pouchkine la confiance dans l’aspiration révolutionnaire au bouleversement de la société, qui anime la meilleure part de la noblesse de son temps. La noblesse russe était naturellement, dans sa masse, le soutien du tsarisme, qui s’appuyait sur les vestiges du féodalisme, et se tenait au seuil du passage au capitalisme. Il n’existait qu’une petite avant-garde qui, sous l’influence de la Révolution française, des guerres napoléoniennes, et principalement des célèbres combats patriotiques de l’année 1812, ne voyait pas seulement que la société russe devait être transformée, mais était prête aussi à des actions pour réaliser cette transformation.Cette situation s’éclaire plus crûment encore si nous pensons à la nouvelle de Kleist, où la base de la distorsion humaine du héros et en conséquence de l’évolution pathologique du profil spirituel, de l’égarement de l’action dans le romantisme grotesque et fantastique est en premier lieu à rechercher dans le fait que Kleist ne pouvait pas être en mesure de critiquer sérieusement la société féodale, parce qu’il lui était étroitement lié en raison de son idéologie de junker prussien. Comme il était un écrivain important, il n’est pas rare que sa perspicacité, son sens de l’observation de la vie l’aient conduit à dépasser les limites de son idéologie, l’aient conduit à s’opposer à elle, mais en dernière analyse, Kleist est resté – dans la plupart de ses autres œuvres ‒ sous le charme des préjugés de junker. D’un autre côté, en conséquence de la constance et de l’insolubilité de ce conflit, il se manifeste de sa part un pessimisme et une sensibilité à des sentiments décadents, ce qui fait alors entrer le héros, sa vie spirituelle, dans les distorsions humaines de la société féodale en décomposition. Le pessimisme des nouvelles de Kleist se manifeste également dans le fait que ‒ en opposition radicale à celles de Pouchkine ‒ nous n’y voyons nulle part une force humaine qui s’opposerait aux forces qui détruisent l’humanité.

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III Après avoir éclairci ces questions, nous pouvons aborder plus concrètement la définition de la beauté chez Pouchkine. Il nous faut avant tout souligner le juste équilibre des sentiments, des expériences, des traits de caractère, des événements, etc. Ceci ne veut pas dire, en premier lieu, un équilibre formel, un polissage. Nous trouvons effectivement un équilibrage dans chaque œuvre de Pouchkine, mais cette perfection formelle est une conséquence artistique ultime, dont les raisons sociales et artistiques doivent encore être démontrées. En bref : l’harmonisation formelle de Pouchkine est la conséquence de son mode particulier de création ; chacune de ses représentations, qu’elle décrive un sentiment ou un événement, correspond précisément, dans son contenu et dans sa forme, selon son poids quantitatif et qualitatif, aux orientations les plus profondes et les plus vraies de la réalité sociale objective, à ces proportions du mouvement, du changement, de la transformation qui sont tournées vers l’avenir, vers le progrès futur, même lorsque celles-ci ne peuvent être vues, au temps de Pouchkine, que très rarement, très faiblement, à la surface de la vie.Naturellement, tous ces phénomènes sont conditionnés par l’époque et changent simultanément au changement d’époque ; de telles modifications se sont même produites dans la vie de Pouchkine. Mais ce qui reste important, c’est que le regard structurant de l’écrivain qui constate ces justes proportions va toujours au-delà du jour présent, au-delà des préjugés superficiels, et corrige toujours ces proportions, précisément du point de vue de l’avenir, du progrès.Il s’agit ici de bien plus que du problème de la distorsion traité ci-dessus. Car le juste équilibre dont nous parlons maintenant s’étend de la même façon à ce qui reste sain comme à ce qui est distordu, maladif, à ce qui naît comme à ce qui meurt ; il s’agit précisément de ce que l’écrivain saisisse et représente de manière juste les proportions justes, socialement et historiquement, de tous ces phénomènes. L’histoire de la littérature montre de nombreux exemples diamétralement opposés, d’erreurs extrêmement instructives, qui éclairent notre question de manière éblouissante. À chaque époque, il y a de nombreux phénomènes vraiment nouveaux qui surgissent, beaucoup de choses nouvelles et intéressantes, que souvent l’écrivain éminent lui-aussi sous-estime ‒ dans l’enthousiasme de la découverte, par suite des préjugés du jour, des préjugés de classe ‒ ou, ce qui se produit encore plus souvent, surestime.Cette sous-estimation ou surestimation des réflexes humains face à des changements historiques décisifs est l’un des facteurs les plus importants de l’obsolescence des œuvres littéraires. Car après qu’un certain temps se soit écoulé, l’évolution historique de la société rend visibles, pour chacun, sur certaines questions, les justes proportions de cette évolution, et avec elle l’évolution humaine ou la distorsion. Aussi talentueux que puisse être un écrivain, s’il n’a pas cette vue des choses, il est inévitable que la génération suivante s’oppose à lui par son incompréhension, refuse froidement de nombreux détails de son œuvre. Mais c’est cela la réalité de l’obsolescence. C’est sans doute le destin des drames d’Ibsen qui montre le plus clairement ce processus, précisément en raison du grand talent, de l’honnêteté opiniâtre de l’écrivain.La question de la beauté qui ne vieillit jamais se trouve donc en rapport très étroit avec la satisfaction totale des principes esthétiques les plus profonds (en termes de composition, de représentation, etc.) ainsi que de leurs fondements humains et sociaux. La base de cette beauté est justement l’appréhension et la représentation des contenus humains dans leurs justes proportions. Ceci donne à la visite de Priam chez Achille cette beauté qui ne peut se flétrir ; c’est là-dessus que repose aussi la grandeur de Sophocle et de Shakespeare.En la circonstance, l’esthétique bourgeoise parle de la représentation de l’« éternel humain ». C’est naturellement une distorsion idéaliste du problème. À cette valeur de l’esthétique bourgeoise à l’époque du progrès – pertinente quant à elle dans de nombreux cas concrets, particuliers ‒ le matérialisme historique peut aujourd’hui répondre de manière juste : ce dont il s’agit, c’est quelles sont les valeurs qui subsistent, et quels sont les dangers qui menacent la civilisation humaine, et quel est leur équilibre, certes conditionné par l’époque, mais qui met au grand jour les valeurs subsistantes et les dangers subsistants. Ici, l’esthétique du matérialisme historique ne s’oppose pas seulement à l’« éternel humain » métaphysique, mais aussi au relativisme de l’esthétique bourgeoise décadente qui, quand elle reconnait que le prétendu « éternel humain » n’existe pas, en arrive à nier tout progrès humain, à ne voir tout sentiment humain, toute expérience vécue, etc. qu’en rapport avec le moment qui en témoigne, et à décrire tout ce qui va au-delà comme fantasmagorie.

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Essayons brièvement d’éclairer ce que nous venons de dire par La dame de pique de Pouchkine. Nous choisissons cet exemple parce que Pouchkine s’y préoccupe thématiquement, très étroitement, de l’orientation réaliste critique qui découle de sa propre création, et même du déclin qui lui fait suite. Le personnage et le destin du héros sont étroitement apparentés aux archétypes de héros des grands réalistes contemporains, à ceux de Stendhal et Balzac, et anticipent même à maints égards Dostoïevski, Pontoppidan, et d’autres modernes. Si l’on peut dire à juste titre que la littérature russe ultérieure découle du Manteau de Gogol, on pourrait aussi le dire de La dame de pique de Pouchkine. Dans son célèbre discours sur Pouchkine [6], Dostoïevski soulignait déjà ce point.Chez Pouchkine, ce sujet fait cependant naître une nouvelle concise classique, d’un déroulement simple, dans laquelle le fantastique se manifeste sans aucun « appareillage » à la Hoffmann ou à la Poe, en opposition aiguë aux romans analytiques critiques modernes importants. Cette opposition n’est pas principalement une question formelle, esthétique. Pouchkine a vu cet archétype tout aussi clairement que ses grands contemporains ou successeurs réalistes, il l’a vu, dans son contenu et son apparence, avec tout autant de réalisme qu’eux, il a vu ce qu’il y avait de typique dans cette espèce humaine du point de vue du présent bourgeois. Alors, quand Pouchkine dépeint tout cela dans une nouvelle concise et courte et ne place pas ses héros au cœur d’un puissant roman, cela dépend en premier lieu du fait que d’Hermann, le héros du roman, il ne fait pas un « ange déchu », un héros tragique comme Dostoïevski dans Crime et châtiment, mais seulement la victime par sa propre faute d’une catastrophe fantastique, qui se termine de manière infiniment prosaïque et laconique dans une maison de fous. Derrière cette opposition, il y a pourtant le fait que Pouchkine ‒ peu importe dans quelle mesure il en était pleinement conscient ‒ a pressenti non seulement le caractère typique de ce personnage pour le présent, mais aussi son caractère épisodique dans le futur.Personne, au cours du 19e siècle, ne s’est rendu clairement compte de la mesure dans laquelle le point de vue de Pouchkine prévoyant l’avenir confère à cet archétype ses justes contours ; pourtant, en ce temps là, ces combats qui décidaient du destin de cet archétype faisaient rage avec la plus extrême violence, et la plupart des écrivains importants était profondément impliquée dans ce combat ; le destin de Rastignac, de Julien Sorel, et surtout celui de Raskolnikov étaient très étroitement liés aux problèmes vitaux les plus intimes de Balzac, Stendhal, et Dostoïevski. Pouchkine en revanche voit son Hermann de l’extérieur, comme n’importe quel type d’homme intéressant et important, mais avec le destin duquel il n’a en lui-même par la moindre chose en commun.Cette différence de comportement nous montre où et comment nous devons nous opposer aux jugements de valeur très largement répandus sur Pouchkine. Nous avons déjà mentionné le célèbre discours de Dostoïevski sur Pouchkine. Dostoïevski bien vu le caractère Pétersbourgeois, c'est-à-dire citadin de grande ville, entraîné par la civilisation capitaliste commençante, de certains héros de Pouchkine (Onéguine, Aleko, Hermann). Mais en même temps, il a fait un contresens total sur l’attitude de Pouchkine par rapport à ces héros. Il est bien connu qu’Aleko (Les tsiganes), l’homme nouveau de la société russe qui n’a pas encore achevé sa fermentation, qui est encore loin d’avoir effacé ses formes féodales, cherche une issue à la laideur esthétique et morale de son temps chez des hommes primitifs, « naturels », vivant dans des conditions archaïques. (Plus tard, Tolstoï reprendra souvent ce problème). La tentative se termine naturellement par un échec tragique. Dans son discours sur Pouchkine, Dostoïevski en tire l’enseignement suivant : « Humilie-toi, homme orgueilleux, il faut d’abord vaincre ta fierté ! » Et en conséquence, il s’inscrit violemment en faux contre la juste affirmation de ses contemporains selon laquelle Aleko avait fui chez les tsiganes les commissaires de police et les maires gogoliens, c'est-à-dire l’absolutisme féodal en transition vers le capitalisme. Mais ainsi, on détourne complètement, on nie la critique sociale profonde du poème de Pouchkine. D’un côté, Dostoïevski veut faire disparaître de l’époque de Pouchkine le jugement sévère de la noblesse en transition vers le capitalisme. Mais d’un autre côté, le vieux tsigane de Pouchkine dit avec une gravité shakespearienne à Aleko, après la catastrophe :Tu n’étais pas né pour une telle existenceMais tu as, toi seul, choisi la liberté pour toi-mêmeCela veut dire : dans la révolte contre la société féodale en transition vers le capitalisme, dont il ne met en doute ni subjectivement, ni objectivement, le bien fondé, Pouchkine critique son avatar capitaliste, individualiste égoïste. Il voit que cette forme découle nécessairement du terrain social de son temps, mais il ne la reconnait pas comme véritablement fondée, ni comme tournée vraiment vers l’avenir.

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C’est pourquoi, dans la représentation de cet archétype, il dépasse artistiquement beaucoup de ses successeurs importants, voire même grands. C’est pourquoi la forme artistique de cette représentation peut être la beauté. Nous voyons donc quels problèmes sociaux complexes se cachent derrière la beauté esthétique d’une petite nouvelle concise, d’une écriture simple.Nous pouvons voir la spécificité artistique et sociale de cette beauté de manière plus concrète encore dans le principe fondamental de composition de Pouchkine. Dit brièvement, elle consiste dans cette représentation concise, laconique des détails particuliers, en rapport très étroit avec la structure polyphonique de l’œuvre dans son ensemble. Le fait que la société capitaliste ne soit pas adaptée à l’art, et particulièrement à la grande littérature, se manifeste aussi, entre autres, dans le fait que les relations sociales, l’appartenance à une classe, les phénomènes intellectuels, les développements intellectuels qui en découlent, se complexifient toujours davantage. Ce fait conduit l’écrivain à s’efforcer d’élaborer tous les détails de manière polyphonique, à intégrer dans chaque détail tous les points de vue, afin que l’ensemble du monde représenté soit ainsi rendu de manière fidèle et compréhensible.Mais c’est précisément d’un point de vue artistique que l’élaboration polyphonique des détails rapproche trop toutes les parties les unes des autres, qu’elle rend plus difficile les contrastes formels, les contrastes de la représentation (aussi importants qu’ils puissent être également selon le contenu social) et qu’elle uniformise de la sorte tout l’édifice de l’ouvrage en termes de composition. Ceci est très étroitement corrélé au fait qu’à l’occasion du reflet fidèle de la vie moderne dans le réalisme critique, la représentation directe, la mise en évidence directe de l’homme se trouvent de plus en plus étouffées par l’analyse. En conséquence, au sein du grand genre, la différenciation ‒ artistique ‒ des parties devient de plus en plus difficile. C’est de là que résultent les grandes luttes de style du 19 e

siècle, la perte de l’expressivité artistique dans une grande partie de la littérature du 20 e siècle. Cette lutte, nous la voyons déjà chez Balzac ; Flaubert déjà est bien conscient de l’oppression produite par la monotonie rendue de la sorte inévitable. Plus nous nous rapprochons de notre époque, et plus ce combat devient difficile, plus il devient stérile, et plus il y a d’écrivains qui abandonnent d’avance ce combat, et font de cette conséquence de l’hostilité du capitalisme pour l’art un principe prétendument artistique.Pouchkine se tient en deçà de ces problèmes de la littérature moderne. Naturellement, il ne faut pas non plus aborder cette question du côté de la forme abstraite, que l’on appelle purement artistique. De même qu’il y a des raisons sociales et humaines au fait que Pouchkine, dans la représentation littéraire de la distorsion qu’entraîne le capitalisme, n’est jamais victime de cette distorsion, il en va de même là-aussi. Le laconisme de la représentation du détail est un élément de style fondamental de la littérature populaire. Cela peut évidemment, comme cela s’est produit souvent depuis le romantisme, être utilisé de manière purement artistique. Cependant, jamais une œuvre d’art organique n’est produite de la sorte. Le principe capitaliste moderne de composition, l’abondance analytique et polyphonique du détail, reste en opposition constante à ces « ingrédients » dérobés au style populaire et il détruit ainsi le caractère artistique de l’ensemble, et son opposition fondamentale au mode de composition de la littérature populaire détruit davantage encore l’unité de composition de l’œuvre. (C’est dans les nouvelles du romantisme allemand, chez Tieck, Arnim, Brentano, que nous voyons le plus nettement cette dislocation.) On peut encore moins parvenir à un résultat vraiment artistique lorsque les écrivains, comme cela s’est produit souvent dans la période impérialiste, cherchent à imiter au plan artistique le laconisme de la littérature populaire, sans que leurs personnages ne s’approchent en eux-mêmes, intrinsèquement, de cet esprit populaire ; le défaut d’analyse, son extinction artificielle, n’entraîne qu’un appauvrissement du contenu, sans parvenir à l’harmonie concentrée de l’art populaire.Tout comme son contemporain plus âgé Goethe, Pouchkine voit dans le laconisme un élément de style fondamental de la littérature populaire, mais il est également bien conscient que ce mode d’expression ne peut s’avérer fécond pour la littérature que s’il découle organiquement de l’attitude de l’auteur qui voit dans toutes les formes littéraires les formes d’expression les plus élevées de la vie du peuple ; que si par conséquent la manière globale de ressentir et de penser, de poser les problèmes, etc. est devenue l’écho indirect ou direct des joies et des souffrances du peuple. « Qu’est ce qui cherche à s’exprimer dans la tragédie ? » demande Pouchkine. « Quel est le but de la tragédie ? L’homme et le peuple, le sort de l’homme, le sort du peuple. »

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La réalité aux strates multiples qui est créée par la société moderne ne trouve donc pas à s’exprimer dans ce mode de représentation du fait que chaque phénomène isolé se déploie devant nous dans la totalité de ses déterminations, en montrant toutes les particularités qui sont les siennes ; cette totalité ne résulte en effet que de l’œuvre dans son ensemble. Vu de la sorte, chaque phénomène isolé n’est pas seulement complexe dans son contenu et sa forme, mais il a aussi son facteur dominant, décisif, caractéristique en dernière instance. Le mode d’exposition laconique, issu du peuple, du grand écrivain donne à ce facteur décisif, dans chaque phénomène isolé, la beauté expressive dans la plénitude sensuelle totale de la forme sous laquelle elle se manifeste, là où la vie même, cet élément qui en jaillit, nous met sous les yeux ce qui peut de ce fait être représenté par une beauté expressive simple, concrète. La polyphonie, et la concision de la composition – atteinte en même temps grâce à la simplicité de la narration ‒ est la manifestation du mode de conception et de représentation de l’écrivain. Son regard concentre dans sa composition toutes ses parties si différentes en couleur, tonalité, valeur, en une unité idéelle et artistique, et chaque détail y reçoit en accord précis à la réalité, la place qui lui convient, son poids exact, et sa mesure équilibrée.C’est clair : cet équilibre exact ne peut pas être non plus, en premier lieu, une question de représentation artistique ; les rapports de force ne peuvent être bien vus que si l’écrivain, comme nous l’avons montré plus haut, identifie précisément dans la société de sa propre époque les proportions de l’évolution humaine qui sont tournées vers le futur. Ce mode d’exposition révèle en effet, immédiatement, en raison de sa force expressive directe, chaque faute commise, tandis que dans l’exposition analytique moderne, la distorsion ou la fausse compréhension des proportions de l’évolution humaine peuvent – sur courte période ‒ demeurer cachées.La méthode d’exposition de Pouchkine se situe donc en deçà de problèmes qui sont de ceux qui pèsent le plus lourd dans l’art moderne. S’il est permis d’utiliser une comparaison musicale : Pouchkine marche sur les traces de Mozart, et pas sur celles de Wagner, et encore moins sur celles de la musique post-wagnérienne.Pensons à Boris Godounov. Dans un mode de représentation multicolore, shakespearien, de la réalité historique, Pouchkine nous montre comment, avec le déclin du féodalisme, s’effectue la difficile naissance de l’absolutisme russe. Nous ne pouvons souligner ici qu’un seul thème du mode de composition de Pouchkine, pour éclairer son principe de composition. Dans ce drame Pouchkine montre entre autres comment – du fait que le peuple lui-même n’était alors pas encore en mesure de jouer un rôle dirigeant actif pour structurer la société ‒ cette transformation entraîne de haut en bas, de la même façon, une mutilation et une distorsion de l’homme. Ce thème apparaît partout, dans tout le drame, comme une conséquence immédiatement visible, comme une force motrice des personnages humains. Mais ce thème n’est placé au premier plan de l’action dramatique que dans deux scènes ‒ qualitativement différentes dans le ton et leur caractère. Le vieux moine Pimène sort de la vie : il devient chroniqueur, uniquement pour pouvoir rester un homme. Le faux Dimitri devient, comme les autres personnes en action, la victime de la nécessité historique. Ce n’est pas que dans une scène qu’il fait la tentative de briser ces limites afin, en dépit de son rôle historique qui déforme son humanité, de pouvoir rester un homme. Au seul être humain qu’il aime, Marina, il cherche à révéler son moi véritable ; Marina pourtant, qui n’aspire qu’à la couronne de tsar, le repousse de manière hautaine, et il ne peut alors qu’accomplir ses grands projets, en redoublant la comédie, en la rendant définitive, en se figeant humainement dans son rôle. C’est ainsi qu’une puissante scène dramatique le pousse à l’imposture, qui finalement le détruit humainement.Ces deux scènes importantes donnent à chaque détail du drame leur éclairage particulier et leur couleur particulière, sans que Pouchkine soit contraint de surcharger, de compliquer avec ce thème les scènes restantes, les autres moments historiques, qu’il nous expose avec la même concision et expressivité laconique, de les faire résonner d’une polyphonie superflue. C’est pourquoi elles peuvent, chacune à leur manière, qualitativement différente, vivre pleinement leur vie artistique. C’est pourquoi l’ensemble du drame va être davantage coloré, davantage polyphonique que chez les modernes, précisément en raison de la brièveté laconique, de l’expressivité simple, directe. [7]De ce fait, l’ensemble de l’œuvre artistique de Pouchkine n’est jamais d’une simplicité homogène autant que dans le classicisme académique, mais pas non plus d’une polyphonie homogène comme dans la littérature bourgeoise moderne. C’est aussi la raison pour laquelle, artistiquement, elle ne se désagrège pas en des entités tirant à hue et à dia, comme c’est le cas dans une part importante de la littérature moderne. À commencer par le plus petit poème jusqu’au plus grand roman et drame,

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l’expressivité et les couleurs variées de chaque entité ne prennent leur sens que du point de vue de l’idée du tout.Assurément : sans composition, il n’existe absolument pas d’œuvre d’art, et qui voudrait nier que les grands réalistes critiques du 19e siècle ont eux aussi composé ? Mais pour les raisons énumérées ci-dessus, la facilité avec laquelle les parties se rassemblent d’elles mêmes, naturellement, sans explications ni analyses, les éléments fortement contrastés qui pourtant ont une atmosphère spirituelle et artistique finalement collective, globale, qui découle de la description directe, tout cela est une particularité spécifique de Pouchkine.À cela s’ajoute encore un facteur très important. À chacune de ses œuvres, Pouchkine recommence la composition à zéro. De nombreux réalistes modernes éminents, en revanche, ‒ en rapport très étroit avec le problème de la polyphonie dont nous venons de parler ‒ construisent à l’avance, directement, (éventuellement pour une étape de l’évolution) la forme générale de leurs drames, romans, poèmes, etc. en soulignant en ce qui concerne la matière vivante à représenter, ce principe polyphonique unitaire qui selon eux est rendu possible par l’analyse. Un mode de composition de ce type rend même inévitable un certain maniérisme chez de grands écrivains ; pensons à Heine qui était lui-même totalement conscient de ce danger qui menaçait ses solutions stylistiques.Un élément extraordinairement important de l’énorme force poétique de Pouchkine consiste précisément dans sa sensibilité subtile pour les particularités individuelles de chaque matériau de la vie vécue, parmi lesquelles il y a évidemment la particularité de la société, de l’histoire, de l’évolution ; c’est pourquoi la sensibilité s’étend aussi à l’exigence que chaque matériau individuel vital reçoive, obligatoirement, sa forme artistique individuelle. Dans cette attitude artistique, Pouchkine et Goethe se rencontrent ; c’est là que Pouchkine s’éloigne le plus des réalistes critiques éminents ultérieurs. Car l’aspiration à la beauté artistique, la matérialisation littéraire de la beauté artistique, exclut par avance tout maniérisme, tout étalage exagéré d’un style d’écriture qui ne serait qu’individuel. L’aspiration à une unité et une perfection purement esthétique s’accommode bien mieux du maniérisme, et la tolérance, la complaisance à son égard trahit le fait que cette perfection purement artistique se trouve également au plan artistique à un niveau inférieur à la beauté véritablement réalisée.

IV Tout cela nous ramène aux questions d’histoire de la littérature et d’histoire soulevées dès le début. Nous nous sommes accoutumés, et c’est à juste titre, à voir en Goethe la figure littéraire représentative à l’échelle mondiale de cette période de transition que nous avons évoquée ici. C’est pourquoi nous devons parler brièvement de lui, parce que les questions de la beauté dont nous avons traité ici sont sans exception les questions centrales de son esthétique ; parce qu’il est le premier à avoir introduites nombre d’entre elles dans la théorie et la pratique littéraire moderne, bien que les problématiques de Pouchkine, apparentées dans leur esprit à ces questions centrales ne soient pas nées sous l’influence de Goethe, mais se soient organiquement épanouies à partir de la vie de la société russe d’alors et de la personnalité artistique de Pouchkine. Enfin, parce que c’est chez Goethe et lui seul que nous pouvons trouver l’étalon pour mesurer la place de Pouchkine dans l’histoire universelle.Disons par anticipation, et en bref résumé : Comprendre véritablement Pouchkine, cela signifie bien voir qu’il est un écrivain du niveau de Goethe, et que– d’un certain point de vue dont nous allons tout de suite parler ‒ il est même d’un niveau supérieur à lui.Ceci ne veut pas dire comparer des talents, ce qui est toujours une tâche infructueuse. Ni non plus soupeser comparativement leurs œuvres. On ne peut pas le faire, ne serait-ce que parce que, si Goethe était mort à l’âge de Pouchkine, il n’existerait de ses œuvres de la maturité qu’Iphigénie et Egmont ; Torquato Tassone serait qu’une esquisse en prose, nous ne posséderions de Wilhelm Meister que le premier manuscrit, manquant encore de maturité à maints égards sur le plan des idées, de Faust, nous n’aurions que les scènes géniales de son temps de jeunesse, qui sont encore très éloignées du poème d’importance universelle ultérieur ; Hermann et Dorothée, les Élégies romaines, et bien d’autres manqueraient.L’aune d’une comparaison ne peut être que la question centrale de l’esthétique de leur époque, et en particulier de l’esthétique qui leur est commune ; la beauté. Comment se comportent-ils sur cette question l’un par rapport à l’autre ? (Nous répétons que la problématique chez chacun des deux grands écrivains est née de leurs propres traditions nationales, et que chez les deux – en accord avec la nature de l’évolution du peuple ‒ elle a créé des traditions nationales propres.)

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Nous l’avons dit : la beauté sauve l’homme de l’effet humainement déformant de la société capitaliste, de la domination de classe, et notamment dans la représentation artistiquement immédiate de l’homme dans sa totalité. Ce n’est donc pas par des détours, en suscitant une compassion pour la déchéance, en la déplorant de manière élégiaque, en se vengeant artistiquement de la déchéance, par exemple par l’ironie, comme cela s’est produit plus tard dans la littérature bourgeoise moderne, et comme Schiller, le contemporain de Goethe, le prévoyait théoriquement.Goethe prend très clairement conscience de ce problème, avec toutes les difficultés au sein de la société bourgeoise en général, et de la société allemande de son temps en particulier. Sur les possibilités de la littérature classique moderne, il s’exprime de la manière suivante : « Où et quand apparaît un écrivain national classique ? Quand il trouve dans l’histoire de sa nation de grands événements ainsi que leurs conséquences dans une unité heureuse et significative. Quand il ne sous-estime pas la grandeur dans les pensées de ses compatriotes, la profondeur de leurs sentiments, la force et les résultats de leurs actions ; quand, pénétré lui-même de l’esprit national, il se sent en mesure, par un esprit inné, de sympathiser avec le présent comme avec l’avenir. » Et comme il voit bien la situation de l’Allemagne à son époque, il ajoute, résigné : « Nous ne voulons pas souhaiter les bouleversements qui pourraient préparer en Allemagne des œuvres classiques. » [8]Pour chaque prise de position, pour toute l’attitude littéraire et humaine de Goethe, cette dichotomie est décisive : il voit que la révolution démocratique est indispensable à un véritable renouveau de la culture allemande, et en même temps, non seulement il la juge impossible, pour son époque, mais il la craint aussi, intérieurement, intellectuellement. Avec cette attitude duelle par rapport à la révolution, ce sont toutes les inconséquences, les hésitations, les ambigüités qui s’engouffrent comme par une voie d’eau dans la théorie de l’art de Goethe et sa pratique littéraire, dont l’art de Pouchkine est totalement libre.Goethe essaye en conséquence d’appréhender l’idéal de beauté classique de deux côtés différents. Dans la première démarche, l’étude de l’art antique, l’exemple que donne la beauté grecque, devrait aider à conférer aux contenus spécifiques et aux formes de représentation de la vie d’aujourd’hui la beauté véritable ou tout au moins de s’en approcher. Cela veut dire que l’étude de l’antiquité lui a indiqué, pour représenter les phénomènes de la vie de son temps, le chemin qui correspond à son caractère moderne, tout en recherchant la satisfaction de l’idéal de beauté. Dans l’autre démarche, par l’exemple, le modèle de la beauté antique, l’écrivain essaye de surmonter la laideur, la décadence et la distorsion, l’uniformité prise au sens esthétique, le manque d’immédiateté esthétique de la vie moderne, en transformant en conséquence les contenus de la vie. C’est là que Goethe s’approche donc de la beauté sur une ligne esthétique, qu’il stylise la vie moderne en la transformant jusqu’à un certain point dans l’esprit de la beauté antique.En résumé : dans l’œuvre de Goethe, Wilhelm Meister représente la première démarche, tandis que Hermann et Dorothée est la matérialisation typique de la deuxième démarche.Goethe lui-même se décide souvent en faveur de la deuxième démarche comme étant la vraie voie de la poésie, tandis que selon son opinion, le grand roman moderne, y compris le sien propre, ne peut jamais être qu’une demi-poésie, qu’une réalisation imparfaite et problématique de la beauté. Le prix d’une telle décision est obligatoirement un rétrécissement du contenu social représenté. On ne peut pas, par cette démarche, trouver d’analogie moderne à la beauté de l’épopée antique, mais seulement, dans le meilleur des cas, une idylle [9], même s’il y a chez Goethe un arrière-plan d’histoire universelle.D’un autre côté, assurément, chez Goethe, de telles décisions ne sont jamais définitives ‒ et c’est justement pour cela qu’il est un écrivain d’époque. Souvent, il parle des « avantages barbares » que procure et exige l’époque moderne, et qu’un écrivain de son temps ne peut ni ne doit s’effrayer d’exploiter. Ce n’est pas un hasard si, dans un échange épistolaire avec Schiller, cette question prend sa plus grande acuité théorique, précisément en rapport avec Faust.Pouchkine ne connaît pas ce dilemme de Goethe, et s’il le connaissait, il ne le reconnaîtrait pas. Pourquoi ? Précisément parce que les conditions sociales préalables à une matérialisation actualisée de la littérature classique ne l’ont jamais effrayé, comme cela a été le cas, de manière caractéristique, pour Goethe. Chacun connait le lien étroit de Pouchkine avec le mouvement des décembristes [10], et sait que sa solidarité n’a jamais souffert la moindre interruption après l’échec du mouvement, et même dans les circonstances les plus difficiles, que sa confiance en un renouveau de sa patrie dans l’esprit de

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liberté se s’est jamais éteinte. Lorsque Pouchkine parle donc de ce qui rend sa poésie immortelle, il sait aussi très précisément ce qu’il dit, socialement :Et je serai longtemps chéri de tout un peuplepour avoir sur la lyre exalté les cœurs droitschanté la liberté en mon siècle cruel,plaidé la grâce des vaincus.Ce comportement opposé de Pouchkine et de Goethe est naturellement conditionné par la différence entre l’évolution historique allemande et l’évolution russe. Nous n’avons absolument pas besoin de nous référer à un passé très éloigné : tandis qu’en Russie, le déclin du féodalisme faisait mûrir l’unité nationale, même si c’était sous des formes absolutistes, il a résulté en Allemagne du même déclin un morcèlement de la nation en petits États ; il suffit de jeter un regard en arrière sur les temps napoléoniens : la célèbre guerre patriotique de l’année 1812 là bas, et ici l’effondrement honteux de Iéna. La différence dans la conception et la représentation de l’histoire de leur temps est clairement reflétée par cette opposition entre les deux écrivains. Dans Götz von Berlichingen, le jeune Goethe passe à côté de la révolution des paysans avec une incompréhension totale. Pouchkine est devenu le chroniqueur du soulèvement de Pougatchev, qu’il a immortalisé dans sa littérature, et longtemps avant ces œuvres, il avait désigné Stenka Razine, l’autre chef de la révolution paysanne, comme le seul personnage poétique de l’histoire russe.Dans Eugène Onéguine,cette attitude a permis l’unité organique des aspirations à la beauté conformes à l’esprit de l’époque, cependant que Goethe hésitait sur cette question entre deux démarches opposées. Belinski dit à juste titre d’Eugène Onéguineque cette œuvre est un roman et pas une épopée, et pas du tout ce qu’on appelle une épopée moderne. C’est un roman, qui contient la totalité de la vie russe d’alors et sur lequel Belinski dit, à nouveau à juste titre, que c’est une encyclopédie de la vie russe. C’est un roman, et même un roman du plus grand style, qui fait époque, car Pouchkine comprend et y représente les prototypes importants de son temps, avec une telle profondeur que nous y voyons les prototypes séculairement importants de l’évolution russe ultérieure. Cette supériorité du roman de Pouchkine a été tout particulièrement soulignée par Dobrolioubov. Le style d’Eugène Onéguine n’a donc rien à voir avec la manière dont Goethe, Byron, et d’autres grands écrivains contemporains ‒ peu importe que ce soit avec des moyens classiques ou romantiques ‒ visent à surmonter le prosaïsme de la vie capitaliste. Eugène Onéguineest un roman, mais dans sa composition immédiate, c’est un phénomène unique dans toute l’histoire du roman. Dans un autre contexte, j’ai indiqué que la littérature hongroise connaît elle aussi des phénomènes uniques similaires : Janos le héros de Petöfi et la première partie du Toldid’Arany.Mais en raison de l’arriération sociale de la Hongrie d’alors, ces œuvres ne pouvaient pas être des romans.Le vers légèrement enlevé, l’expression lyrique ouverte d’attitudes extrêmement subjectives, n’abolissent pas un seul instant l’expressivité classique des personnages et des situations d’Eugène Onéguine. Bien au contraire : c’est précisément de la sorte que prévaut le laconisme des éléments isolés que nous avons mentionné. Chaque personnage est expressif et vivant, mais si nous considérons le roman dans son ensemble, alors nous allons voir que seuls quelques points d’inflexion véritablement décisifs de la vie des héros sont décrits, et que Pouchkine limite même cette description à l’essentiel, avec autant de concision qu’il est possible. Ce n’est pas un hasard si, aussi bien chez Onéguine que chez Tatiana, le tournant interne le plus important soit manifesté sous forme épistolaire.C’est ainsi qu’Eugène Onéguine, dans ses principes structurels essentiels, n’est pas seulement un roman en général, mais un des romans typiques du 19e siècle, qui contient déjà en lui-même des éléments dramatiques. (Voir Walter Scott, Balzac, etc.) Mais cet élément dramatique dosé avec beaucoup d’économie n’est jamais sec, il n’est jamais un simple contour comme chez d’autres écrivains qui cherchent à atteindre le style concis des anciens narrateurs sous un angle artistique. Moins encore le roman se noie-t-il dans le lyrisme qui environne la narration, l’accompagne, la commente, comme cela se produit assez souvent chez Byron et plus souvent encore chez ses successeurs.Au contraire, c’est justement ce lyrisme ‒ ainsi que l’ironie et l’autodérision qui lui sont inhérentes ‒ qui donne aux personnages, aux situations, aux scènes, leurs contours délicats, aériens, et cependant bien nets. Pouchkine sait bien qu’il est devenu impossible de caractériser l’homme de son époque ‒ comme cela était possible de la Renaissance jusqu’aux Lumières ‒ par le simple énoncé de son état, de

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sa classe, de l’intégrer organiquement à l’action. Le lyrisme de Pouchkine, qui transparaît dans l’ironie, amène tant de déterminations sociales concrètes, contribue tellement à la visualisation des traits individuels et typiques des personnages, au tricotage des situations qui symbolisent l’évolution sociale et humaine, que ce lyrisme, justement ‒ apparemment et de manière paradoxale ‒ devient la base de l’objectivité épique, de la représentation de la totalité, et triomphe ainsi ‒ d’une manière unique ‒ du prosaïsme de la vie moderne, confère de la beauté au reflet fidèle de la réalité de la vie.Pouchkine s’élève ici, ‒ et pas seulement là ‒ au dessus du dilemme de Goethe, de Wilhelm Meister ou de Hermann et Dorothée.Ceci ne se matérialise pas seulement dans la forme artistique, mais aussi en ce qui concerne les contenus humains de la composition. Goethe a sans doute été le plus grand créateur de personnages féminins depuis Shakespeare. Mais chez lui, on rencontre ‒ somme toute ‒ deux types extrêmes : le personnage de femme plébéien, sûr de son instinct, issu du peuple (Gretchen, Klärchen, Dorothée, Philine) [11] et la femme de haut niveau d’esprit et de morale, extrêmement cultivée, qui représente la totalité réelle, la moralité consciente (la duchesse Léonore, Natalie) [12]. Ces derniers personnages sont parfois naturellement anémiques, détachés de la vie, leurs représentations sont principalement spirituelles et morales, et de ce fait ici ou là pâles et floues.La Tatiana d’Eugène Onéguine est étrangère de la même façon aux extrêmes de Goethe. Sa haute valeur humaine, son élévation, sa conscience développée, sa pondération morale raffinée, est précisément déterminée par sa relation interne au peuple, à son enracinement dans le terrain du peuple. Belinski a raison quand il défend la popularité de ce roman de Pouchkine contre les reproches superficiels, déguisés sous l’apparence du plébéianisme.L’opposition Goethe-Pouchkine éclaire de la façon la plus nette le rapport de Pouchkine à la révolution et à ses acteurs, les décembristes. Dans ce contexte, la question de savoir jusqu’à quel point Pouchkine a pris part, au plan de l’organisation, aux préparatifs du soulèvement décembriste n’est pas décisive. Une chose est certaine, c’est que non seulement des liens amicaux, une profonde communauté de convictions l’unissait aux dirigeants décembristes, mais aussi que ses poèmes, aussi bien ceux qui ont été publiés que ceux qui n’ont été diffusés que sous forme de manuscrits en raison de la censure tsariste, ont joué un grand rôle dans la diffusion de l’idéologie, la critique sociale du décembrisme. Et cette solidarité, Pouchkine ne l’a jamais reniée, même après la répression sanglante du soulèvement. Les nombreuses mesures d’oppression, les humiliations que Pouchkine a dû endurer de la part de Nicolas Ier sont à rapporter à cette prise de position résolue ; c’est aussi la raison qui rend la cour du tsar complice de la mort précoce de Pouchkine.La constatation de toutes ces corrélations n’épuise cependant pas encore la question. Lénine, qui appréciait hautement l’héroïsme progressiste des décembristes, à critiqué à plusieurs reprises ce mouvement, parce qu’il n’avait pas de racines dans le peuple, parce que même s’il combattait dans l’intérêt du peuple, il n’avait cependant pas de liaison réelle avec le peuple. Pouchkine, l’écrivain, voyait là plus loin, creusait plus profondément que ses compagnons de combat révolutionnaires. Son attitude humaine, sa théorie et sa pratique littéraire témoignent de l’importance décisive qu’il accordait à la liaison avec le peuple, avec l’enracinement dans le peuple. Et cela n’altère pas son mérite qu’il n’ait pas pu donner aux rapports qu’il avait vus, constatés et dépeints un contenu social clair et un objectif politique clair. Avec ce savoir, il a « seulement » fécondé son art. Mais ce « seulement » a été d’une importance décisive pour toute la littérature russe ultérieure, et même pour la culture russe en général.Ce rapport complexe esquissé ici, qui ne doit pas être séparé des éléments sociohistoriques et artistiques, fait de Pouchkine – selon les mots de Belinski ‒ un « artiste-écrivain ». C’est à l’époque où Pouchkine vivait encore que s’engage une nouvelle période de la littérature russe, la période de Gogol. Et ce n’est pas un hasard, mais la prise de conscience, socialement fondée, d’une borne-frontière à l’échelle de l’histoire universelle, si Heine définit la mort de Goethe comme la fin de la « période de l’art ».Il fallait que cette ligne de démarcation apparaisse ; c’est l’évolution sociale objective qui a tracé cette ligne. Chez Pouchkine en effet, le peuple et le monde de l’esprit le plus élevé, visant les plus hauts sommets, pouvait encore se réunir en une synthèse artistique humaine spontanée. Mais comme la lutte de classes est ensuite devenue toujours plus concrète et plus aiguë, la recherche d’une véritable unité – sociale, pratique ‒ est devenue toujours plus fébrile, le combat révolutionnaire pour cette unité, l’effort pour surmonter les lacunes du décembrisme, se sont toujours déroulés à un degré plus élevé : cet

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éloignement qui s’est historiquement produit entre le peuple et le monde de l’esprit s’est reflété, dans la littérature du réalisme critique, comme si l’on réprouvait, comme si l’on déplorait ou raillait cette séparation, comme si l’on recherchait ‒ bien souvent dans un vain désespoir ‒ l’unité, comme si l’on menait un combat tragique pour la réalisation de cette unité.Ceci était également nécessaire au plan social. Il a fallu en effet que viennent Lénine et le parti des bolchéviks pour faire fusionner la théorie de plus haut niveau, le marxisme, dans le combat, dans la pratique, avec les sentiments les plus profonds, les aspirations et les souhaits les plus ardents du peuple travailleur, pour porter à un degré supérieur les traditions populaires véritablement tournées vers l’avenir.

V Tout ceci nous ramène à notre question initiale, au caractère classique de l’évolution sociale et culturelle russe. Après la Révolution française, il y a deux lignes d’évolution qui se sont fait jour en Europe : l’une est la ligne bourgeoise, celle des illusions héroïques de la Révolution française, qui va jusqu’aux Crevel et Popinot de Balzac, au Homais de Flaubert [13], et au-delà jusqu’aux types de nos jours, de plus bas niveau encore. Le point de départ de la deuxième ligne est le soulèvement de Babeuf ; à partir de là, le chemin du prolétariat, plein de luttes héroïques, mène, en passant par la commune de Paris, jusqu’à nos jours. Sans véritable victoire en Europe occidentale, sans véritable libération.Le chemin de l’évolution russe est tout autre : ce chemin mène du décembrisme à la Grande révolution d’octobre, et de là jusqu’au développement complet, victorieux, de la société socialiste.La place particulière de Pouchkine dans la littérature mondiale repose précisément sur le fait qu’il se trouve au début de cette évolution. On pourrait dire que son style est une synthèse ante rem, c'est-à-dire qu’au point de départ de ce processus, il constitue une unité spontanée de tendances qui, au cours de l’évolution ultérieure, se dissocient dialectiquement pour se retrouver ensuite dans une synthèse dialectique d’un ordre supérieur. La victoire à venir de la libération du peuple russe est la base sociale de la beauté chez Pouchkine.À première vue, ceci peut avoir une tonalité paradoxale. Mais ce paradoxe n’est qu’une apparence. Car lorsque nous constatons ces corrélations, nous ne prétendons pas que Pouchkine ait pu soupçonner d’une quelconque manière les événements à venir, ni que cela ait été, objectivement, prédéterminé de manière fataliste. Il suffit de penser aux innombrables tournants du chemin, ou encore à l’entrée en scène passionnée de Lénine au seuil de la révolution d’octobre, à sa crainte que le parti puisse négliger une occasion d’issue décisive du combat, qui ne se reproduirait qu’on ne sait quand.Pourtant, si nous prenons tout cela en considération, si nous tenons compte des individus, des situations de politique extérieure favorables ou défavorables, etc. de toutes les contingences dans le cours de l’évolution, il ne faut cependant pas considérer comme un hasard que l’évolution russe, commencée dans l’année 1825 (ou même quelque temps auparavant) jusqu’en 1917, se trouve dans une opposition aussi fondamentale aux évolutions allemande, française, anglaise, de la même époque (aussi différentes entre elles celles-ci puissent elles avoir été par ailleurs.)Personne ne nie le rôle du hasard. Mais les hasards eux-aussi ne peuvent surgir que dans le cadre de conditions socioéconomiques déterminées et des courants idéologiques sociaux qu’elles entraînent. L’implication du hasard ne doit donc pas obscurcir les orientations fondamentales de l’évolution sociale, ni la connaissance de sa nature, assurément très complexe. Le fait que la voie de la libération des travailleurs russes mène des décembristes à Lénine en passant par Tchernychevski a donc été rendu possible par la structure objective de la société russe, née de l’histoire, par la dynamique interne de la transformation de cette structure.Nous avons parlé d’une possibilité, car la matérialisation ne s’effectue jamais avec une nécessité fataliste. Janos le héros et Toldi reflètent également une réalité sociale qui, en son sein, recélait la possibilité d’une renaissance du peuple travailleur hongrois. Que cette renaissance ne se soit pas matérialisée en 1848 n’a pas annihilé la réalité de la base sociale de cette possibilité, elle n’a pas annihilé le caractère réaliste de la poésie épique de Petöfi et du jeune Arany, qui avaient reflété ces bases. Seul le changement de direction de l’évolution sociale a provoqué aussi la rupture dans la ligne d’évolution de la littérature. La défaite de 1848 et l’année 1867 en particulier n’ont pas permis que se poursuive ce qui avait été commencé en grand par Petöfi et le jeune Arany. Et lorsqu’ensuite, un siècle plus tard, la libération du peuple travailleur hongrois s’est produite, celle-ci a eu lieu dans des circonstances sociales tellement supérieures, toutes les liaisons médiatrices de la littérature de la

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période intermédiaire faisaient de fait tellement défaut, que ce grand renouveau de la littérature hongroise ne pouvait avoir aucune influence directe sur la libération présente. Ce rôle littéraire différent d’Onéguine et de Toldi éclaire sous un autre aspect, négativement, le caractère classique de l’évolution russe.Cependant, ces possibilités de renaissance sociale qui sont recélées par le monde que reflète la littérature de Pouchkine, ont été matérialisées par les luttes de classes qui se sont étendues sur un siècle. Ce n’est pas un hasard. C’était obligé. Répétons le : cette nécessité, dans la dialectique de la nécessité et du hasard, nous n’avons pu en prendre conscience que rétrospectivement, que du point de vue de la grande révolution d’Octobre, du socialisme réalisé.Pourtant, du fait que nous ne pouvons voir toutes ces corrélations qu’aujourd’hui, il ne résulte absolument pas que ces forces sociales, dont les poids respectifs ne peuvent apparaître parfaitement au grand jour qu’aujourd’hui, n’ont pas influencé la situation sociale et les idéologies des hommes, bien avant que les expériences de l’année 1917 nous donnent la clef de leur exacte compréhension.Après tout ce que nous avons dit là, nous espérons que cela semble un peu moins paradoxal si nous disons : la réalité qui a conduit au cours des temps à l’année 1917 a été ‒ sans que personne ne l’ait su ‒ reflétée dans la littérature de Pouchkine, elle a déterminé son contenu et sa forme, elle a été à la base de sa beauté. De là provient que nous puissions voir aujourd’hui dans la littérature de Pouchkine quelque chose d’autre, quelque chose de plus, que ne le pouvaient les connaisseurs les plus profonds de Pouchkine avant la grande révolution d’octobre. Le processus achevé éclaire rétrospectivement sa propre origine.C’est de la même source que découle la grande actualité de Pouchkine aujourd’hui. (Ce n’est pas sans raison que Lénine aimait Pouchkine aussi passionnément). Plus le socialisme se consolide, plus il se développe et se perfectionne, plus il met radicalement un point final à la société de classes, à l’exploitation de l’homme par l’homme, plus il fait table rase des vestiges idéologiques de la société de classes dans la pensée et les sentiments des hommes, et plus fortement joue l’« accoutumance », évoquée par Lénine, aux circonstances de la vie devenues maintenant vraiment humaines : plus l’importance de la beauté dans la représentation réaliste de la vie devient grande.L’abolition de la distorsion de l’homme ‒ engendrée par la société de classes ‒ doit également se refléter dans l’art. Nécessairement, ce ne sont pas seulement les contenus, mais aussi les formes qui doivent s’adapter aux circonstances transformées de la nouvelle vie. De ce fait, dans l’art nouveau, dans le réalisme socialiste, l’homme nouveau ne doit pas seulement se manifester dans les contenus sociaux, moraux, etc. de son humanité devenue dès lors véritable, mais aussi dans les formes représentant de manière adéquate l’homme nouveau. Certes, l’« accoutumance » de Lénine, la disparition totale des distorsions humaines provoquées par les sociétés de classe, est nécessairement un processus de longue durée. Il faut d’abord que soit édifiée la base économique et sociale du socialisme, que disparaisse la base objective de la division en classes, avant que l’« accoutumance » puisse pleinement jouer. Nous soulignons le mot « pleinement », car il est clair qu’il ne s’agit pas là de deux processus qui se succèdent dans le temps. La disparition de la distorsion humaine en tant que processus va de pair avec le socialisme, et il faut même que, dans les couches les plus conscientes de la classe ouvrière, la pleine réalisation de l’humanité ‒ tant au sens extensif qu’intensif ‒ soit, dès la lutte pour le socialisme, la condition préalable pour une victoire totale du socialisme.Ce processus va aussi être reflété dans l’art, dont le chemin vers une beauté renouvelée, telle qu’elle n’a encore jamais existé en ce sens et à cette échelle, est également un processus historique. C’est pourquoi il est inexact ‒ même en général, mais tout particulièrement au début de la voie qui mène au socialisme ‒ d’opposer de manière figée, mécanique, le réalisme critique (celui de Balzac, Dickens, Gogol, et Tolstoï) comme quelque chose de passé depuis longtemps, de totalement dépassé, comme n’ayant plus qu’un intérêt muséographique, au socialisme qui est allé au delà.Cette opposition abstraite et figée est injustifiée, ne serait-ce que parce qu’il s’agit ici d’un processus dans lequel les vestiges idéologiques, humains, du capitalisme meurent, lentement, dans de rudes combats. Mais tant que ces vestiges jouent un rôle important dans la vie des hommes, une littérature qui reflète avec réalisme doit nécessairement avoir des points essentiels de convergence avec le réalisme critique, puisqu’il décrit et démasque les distorsions humaines de la culture capitaliste.La subsistance des points de convergence ne signifie cependant pas une quelconque identité. Les problèmes concrets de style du réalisme critique vont en effet être déterminés par la structure de la société capitaliste et de ses orientations dominantes. Mais dès qu’un quelconque phénomène

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économique ou idéologique devient un vestige dans une autre société, d’un niveau plus élevé, dans la société socialiste, toute son importance sociale, toute sa fonction humaine, se transforme nécessairement. La distorsion humaine, un phénomène qui accompagne nécessairement la société capitaliste, et dont seuls de rares individus peuvent se libérer, est arrivée au stade de son agonie. L’homme normal de la société socialiste est l’homme libre de toute distorsion, même si la distorsion humaine peut encore exister temporairement, comme vestige – qu’il faut abolir et qui est constamment aboli ‒ du capitalisme.Et le fait constaté ici, la normalité sociale de l’homme libre de la distorsion, se reflète dans la littérature socialiste, dans la littérature soviétique. La littérature soviétique ne donne pas seulement quelque chose de nouveau, d’un niveau supérieur par rapport à la littérature antérieure, dans sa thématique et dans ses contenus mais – par ce contenu humain ‒ également dans sa forme. Nous avons déjà indiqué cet élément, lorsque nous avons parlé de l’actualité de la beauté de Pouchkine dans la littérature soviétique. Cette nouveauté de la forme ne réside pas seulement dans la relation entre poésie et prose. Il s’agit de quelque chose d’autre. Il s’agit de ce que, pour l’homme socialiste, la vie a cessé d’être « la prose ». Avec la disparition de l’exploitation, par suite de l’« accoutumance » à des conditions de vie dignes de l’homme, à des rapports humanisés, la vie quotidienne est devenue poésie, la vie, le travail ont reçu du sens, l’héroïsme a perdu son caractère d’exception, il est devenu le phénomène qui accompagne l’accomplissement normal du devoir.C’est ainsi que la beauté devient une question actuelle, une représentation artistique adéquate de l’homme totalement développé dans la nouvelle réalité socialiste.L’actualité de Pouchkine nous indique de ce fait le futur d’une manière paradoxale ; le comportement artistique, la composition du grand écrivain né il y a cent cinquante ans, son fond social et humain, se dresse devant nous comme un but à atteindre un jour.Pas au sens d’une imitation. Pouchkine est lui-aussi l’enfant de son époque. Et les contenus sociaux de son époque, les formes artistiques qui représentent ces contenus, ont disparu évidemment en même temps que son époque. Mais de même que Lénine disait que certaines représentations des grands utopistes socialistes ont pris une nouvelle actualité un siècle plus tard avec le socialisme, il en va de même de la beauté de Pouchkine et de son noyau humain, son importance humaine. Quand nous pensons à Pouchkine qui est venu au monde il y a cent cinquante ans, il nous faut donc porter notre regard, non seulement sur le passé grandiose, mais aussi sur le futur plus grand encore. [1949]

[1] Vissarion Grigorievitch Belinski [Виссарион Григорьевич Белинский] (1811-1848) critique littéraire russe du XIXe siècle. [2] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, pages 94-111, Éditions Sociales, Paris, 1962. [3] Karl Marx, Grundrisse, page 31. Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, Paris 1972, Tome 1 page 42. [4] Eugène Onéguine, Chap. III, § XXXIX[5] Alexandre Ostrovski (1823-1886), L’orage, trad. Françoise Flamant, Folio théâtre, Gallimard, Paris 2007. [6] Prononcé à Moscou le 8 juin 1880, lors de la séance solennelle de la Société des Amis de la littérature russe [7] Voir également d’étude sur Boris Godounov, page 53 et suivantes, dans laquelle j’ai montré cette supériorité artistique de Pouchkine, en particulier par rapport à ces dramaturges modernes, et en particulier Hebbel, qui ont pris pour objet le même thème. [8] Johann Wolfgang von Goethe: Über literarischen Sanscülottismus, [1795], [Hamburger Ausgabe], Werke, Munich, 1988, vol. XII, ps. 239-44. [9] Dans le domaine de la littérature classique, une idylle est un petit poème, souvent du genre bucolique ou pastoral.

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[10] Insurrection armée initiée en 1825 par de jeunes officiers intellectuels progressistes, visant à obtenir du tzar la promulgation d'une Constitution, l’abolition du servage, la reconnaissance des droits et libertés fondamentaux. [11] Personnages de Faust, Egmont, Hermann et Dorothée, Wilhelm Meister.[12] Personnages de Torquato Tasso, Wilhelm Meister.[13] Célestin Crevel, Anselme Popinot sont des personnages de laComédie Humaine, Homais est le pharmacien dans Madame Bovary.

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Georg Lukács :La poésie bannie

Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács :Die verbannte Poesie. (1942)

Il occupe les pages 103 à 114 du recueil Schicksalswende, Beiträge zu einer neuen deutschen Ideologie[Tournants du destin, Contributions à une nouvelle idéologie allemande] (Aufbau, Berlin, 1956). Il était jusqu’à présent inédit en français, à l’exception d’un passage consacré à Thomas Mann (pages 107 à 114) repris dans le recueil Thomas Mann, François Maspero, Paris, 1967, dans une traduction de Paul Laveau, sous le titre L’antifascisme en Littérature, pages 193 à 200.L’Allemagne, qui était autrefois considérée, à juste titre, comme le pays des poètes et des penseurs, est devenue le pays du vol et du meurtre, de la dévastation et de la violence. Autrefois, elle se glorifiait de posséder les personnalités les plus singulières, aux talents multiples, dans les domaines de l’art et de la science, maintenant, elle est la patrie de l’uniformité la plus dénuée d’âme, ‒ une super-Prusse affreusement caricaturale. L’amoralité et la barbarie sont devenues le devoir du soldat ‒ et à l’époque de la guerre « totale » fasciste, de la mobilisation « totale » de la nation, chaque allemand est devenu soldat.Comment une poésie peut-elle naître et prospérer dans un tel pays ? Il est clair que toute poésie devait rester bannie hors des frontières de cette Allemagne. Les origines sociales de ces faits sont faciles à déterminer. La répression de toute opinion librement exprimée fait partie de l’essence de la politique fasciste. Les débuts du règne fasciste en Allemagne ont en effet signifié la Gleichschaltung [1] de toute idéologie. Mais ces faits importants, notoires, n’expliquent cependant pas l’abaissement spirituel global de l’Allemagne. L’histoire connait de nombreuses formes d’oppression des peuples, mais très souvent, au milieu de l’oppression la plus terrible, il y a des expressions oppositionnelles sincères qui se manifestent, certes de manière souterraine, mais une opposition véritablement intransigeante et courageuse s’y entend toujours pour permettre qu’entre les lignes, le contenu s’exprime efficacement.

Assurément, même dans l’Allemagne d’aujourd’hui, tout le monde n’est pas d’accord avec le règne du fascisme. Si l’on lit quelques œuvres littéraires, si l’on suit ce que les potentats fascistes proclament sur les tâches de la littérature et les négligences des écrivains, on voit assez clairement le cadre de ce mécontentement. À plusieurs reprises, Goebbels a blâmé la fuite des écrivains allemands devant le choix de sujets d’actualité ; il a donné en exemple une grande discussion sur le roman historique, avec cette question cruciale : est-ce que le sujet historique ne constitue pas une fuite hors de l’actualité. Et en fait, quand on lit des romans allemands qui se déroulent dans le présent, il est souvent frappant de voir combien ils gardent un profond silence sur la situation politique et sociale de leur pays, combien ils évitent de propos délibéré, même dans des problèmes ou des situations qui sont concernés par l’idéologie fasciste, de s’y référer directement ou indirectement.

Cette omission va parfois si loin qu’il en résulte une sorte de littérature « atemporelle », c'est-à-dire des livres qui traitent ouvertement du présent, mais dont on ne voit pourtant nulle part, dans l’intrigue et les personnages, quelles sont les caractéristiques du contexte sociopolitique d’une action qui reste strictement privée.

Mais cette omission est purement négative, il lui manque même la trace d’un silence consciemment polémique, bien que dans l’apparition massive de ce genre de littérature, on ne puisse absolument pas parler d’un pur hasard, ou de la particularité purement individuelle de quelques écrivains. De telles œuvres littéraires sont donc, dans le meilleur des cas, des escarmouches pusillanimes. Dans la littérature allemande, il n’y a pas eu, même de façon « souterraine », de véritable contestation de la barbarie fasciste.

Si l’on veut comprendre ce phénomène, il ne suffit pas de l’expliquer par la peur de mesures violentes, de la censure, etc. Il faut bien davantage constater une certaine contamination générale par l’idéologie fasciste. Assurément, il ne s’agit pas là, dans la plupart des cas, de l’idéologie fasciste officielle, des proclamations de Hitler, Rosenberg, et Goebbels. Celles-ci vont être tacitement rejetées par tous les penseurs de quelque envergure, voire même souvent méprisées. Mais l’idéologie fasciste n’a pas surgi du néant. Elle a en Allemagne une longue préhistoire, une longue période de préparation intellectuelle,

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pendant laquelle sont parues de nombreuses œuvres qui ont exercé une influence profonde sur la vie intellectuelle en Allemagne. Il y avait là des éléments et des thèmes qui ont diffusé une atmosphère, qui étaient remplis de forces intellectuelles propres à obscurcir l’intelligence et la morale. Le venin qui s’est lentement répandu n’est pas seulement devenu la source intellectuelle directe de l’idéologie fasciste officielle ‒ car les Rosenberg ou Goebbels ne sont rien de plus que des collecteurs éclectiques, des plagiaires, des propagandistes et des vulgarisateurs démagogiques des idéologies réactionnaires passées ‒, il a aussi profondément pénétré les pensées et les sentiments de l’intelligentsia allemande, et il l’a intellectuellement et moralement laissée sans défense contre la propagande fasciste. D’où la faiblesse idéologiques des écrivains en Allemagne, même mécontents. C’est aussi pourquoi le choix de leurs sujets, qui sont sur la réserve, qui n’ont en soi rien d’interdit, ne les mène pas au niveau de véritables œuvres d’art, de la véritable poésie.

C’est un empoisonnement spirituel et moral général, profond, qui caractérise la littérature actuelle en Allemagne. Henrik Ibsen a résumé à l’occasion les problèmes de sa propre création dans l’épigramme suivant :

« Vivre signifie : combattre en soi-mêmele spectre de puissances obscures,Composer : faire le procèsde son propre Moi.

Dans cette affirmation belle et profonde, il y a deux choses importantes pour la poésie, aussi bien le « combat contre les puissances obscures », que le « procès ». Sur le premier point, même le compromis le plus rusé ne sert idéologiquement à rien. Ibsen lui-même a montré dans son personnage de Peer Gynt que la tentative d’écarter les conséquences ultimes a transformé son héros, de l’homme complet qu’il voudrait ou s’imagine être, en un demi-homme, en un troll, en quelque chose d’inconsistant qui, comme un oignon ‒ comme il le montre dans une belle scène de la pièce ‒, ne se compose que de couches qui se détachent sans avoir de noyau. Une grande partie de l’intelligentsia allemande a été saisie par cette inconsistance, par suite de sa pactisation, à la Peer Gynt, avec les forces réactionnaires, avec l’idéologie réactionnaire qui se répandait toujours plus largement, bien avant Hitler. C’est pourquoi des gens désespérés et désorientés, même s’ils étaient subjectivement honnêtes, ont succombé à la démagogie, à la tromperie déguisée en mythe. C’est pourquoi, même s’ils sont aujourd’hui déjà déçus par le mensonge démagogique, il leur manque la capacité idéologique de se défendre, justement parce qu’ils ont prématurément abandonné le combat impitoyable contre les puissances obscures, ou qu’ils l’ont esquivé. C’est pourquoi ils ne peuvent pas aujourd’hui, comme hommes, comme écrivains, dans leur œuvres faire comparaître leur propre moi devant un tribunal ibsénien.

On ne pourra jamais assez comprendre cette idée de tribunal de manière large et profonde pour atteindre les sources de la poésie véritable. Il y a plus de cent ans, Goethe et Hegel ont montré, au plan de la pensée et de la littérature ‒ dans Faust et dans la Phénoménologie de l’Esprit ‒ combien, même chez l’homme, l’individu et l’espèce étaient étroitement liés. Goethe et Hegel ont rendu consciente la pratique très ancienne de la poésie en montrant que dans le microcosme du destin individuel, si on le conçoit bien, est contenu, sous une forme abrégée et symbolique, le macrocosme de la vie de l’espèce, le destin historique du peuple. Ce lien indissociable de l’individu et de l’espèce, du destin individuel et du destin du peuple, est à la source de la poésie véritable.

Le devoir suprême de la poésie a pour condition subjective préalable, comme fondement de la poésie authentique, l’amour de la vérité au sens large, de la vérité des rapports essentiels, tels qu’ils se manifestent dans la vie des individus, dans leurs relations réciproques à la société, à la nation. « Écrivez la vérité ! », criait Gorki en son temps aux écrivains soviétiques, comme mot d’ordre principal de la littérature.

« Écrivez des mensonges ! » commandent à l’inverse aux écrivains les Goebbels, Hitler, et Rosenberg. Si le livre de Hitler Mein Kampf doit continuer à exister sous une forme quelconque comme document de notre époque, ce ne sera que comme le précepte le plus infâme de mensonge et de tromperie systématiques, que l’histoire littéraire ait connu. Tant que cet « esprit » Hitlérien règnera sur la vie allemande, il ne pourra y avoir en Allemagne aucune poésie, aucune littérature ou science. Certes,

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nous avons vu que tous les écrivains n’étaient pas d’accord au sens plein du terme avec Hitler. Mais la terreur fasciste leur a brisé la colonne vertébrale ; le venin de la propagande fasciste a pénétré leur idéologie, leurs sentiments, et leur entendement. C’est pourquoi la poésie est bannie d’Allemagne.

Prenons un exemple très caractéristique. Avant la prise du pouvoir par Hitler, Hans Fallada faisait partie des écrivains très prometteurs de la jeune génération. Son roman Quoi de neuf, petit homme ? [2] recélait vraiment, dans ses parties réussies, une poésie de la vérité. À l’époque hitlérienne, Fallada a écrit des livres en partie douteux, mais même là où il rassemble ouvertement toutes ses forces (par exemple dans Loup parmi les loups [3], Petit homme, grand homme [4]) on reconnait certes dans des détails l’ancienne puissance poétique de sa conception de la vérité, mais dans l’ensemble, en estompant peureusement les contradictions qui sont dans le sujet, il transforme des conflits sérieux en quelque chose de désagréablement gentillet, parfois doucereux, parfois humoristique et burlesque, avec la viscosité d’une idylle mensongère. Cela n’est pas seulement dû à la censure, car le premier roman cité se déroule à l’époque de l’inflation, et le régime hitlérien n’aurait en soi et pour soi rien eu à redire à ce que « l’époque de Weimar » soit critiquée encore plus sévèrement. Mais si Fallada avait, aujourd’hui encore, laissé libre cours à cet anticapitalisme purement spontané, mais subjectivement authentique qui traverse en vérité ses premiers romans, son roman aurait été impossible dans l’Allemagne fasciste. Le fascisme avait besoin démagogiquement, avant sa prise du pouvoir, de l’opposition entre riche et pauvre, du désespoir des pauvres sur l’absence d’issues de leur situation. Mais le système gouvernemental fasciste a besoin, impérieusement, d’une littérature qui fasse croire aux pauvres qu’ils sont les frères des riches, que leurs oppositions ont été abolies par le national-socialisme, que le pauvre est, en tant que pauvre, à sa juste place, et même, s’il est honnête et humble, qu’il y est même mieux que le riche.

La falsification par le fascisme du véritable état de choses dans le présent et dans l’histoire est un destructeur inexorable de la poésie véritable. Car conception authentiquement poétique et conception authentiquement historique de la vie coïncident en dernière instance. La véritable poésie est toujours individuelle, tant dans son sujet que dans sa forme, mais elle constitue toujours, simultanément, un moment, une étape du destin populaire national. Cette tâche ne peut être accomplie que si l’on aime vraiment la vérité, sans concession, que si l’on respecte vraiment la raison, que si l’on hait, profondément, les puissances obscures qui menacent. Sinon, il apparaît d’un côté quelque chose d’individuellement mesquin, et de l’autre une trivialité abstraite qui ne prouve rien à l’individu. Et il n’est pas besoin d’une étude détaillée pour dire que le mythe fasciste est la trivialité le plus creuse, la plus insensée, la plus mensongère, qui ait marqué jusqu’à présent l’histoire de l’humanité. Une littérature dont le but est le badigeonnage des conflits véritables de la vie, qui ‒ dans le meilleur des cas ‒ esquive peureusement et lâchement ces conflits, esquive les problèmes du destin populaire, ne peut pas posséder cette vérité de la poésie, cette vérité poétique. La véritable poésie est en effet l’outil de la connaissance de soi, de l’autocritique d’un peuple, son éducatrice pour une conscience de soi fondée sur la vérité.

Le fascisme anéantit les fondements spirituels et psychiques, moraux et esthétiques de la poésie (de même qu’il anéantit, parallèlement à cela, les fondements de la science). En même temps que la pensée libre, que l’amour de la lumière et de la vérité, que la conscience et l’honnêteté, la poésie a été elle aussi bannie de l’Allemagne.

Mais ce bannissement a aussi été physique, ce fut celui des écrivains qui n’ont pas capitulé devant la barbarie fasciste. Dans un grand peuple comme le peuple allemand, vivent toujours des écrivains qui restent attachés aux grandes traditions du passé glorieux de leur peuple, qui veillent sur la conscience et la conscience de soi de leur peuple, qui s’efforcent toujours de les développer. Mais, précisément parce qu’ils combattaient déjà les puissances obscures lorsque celles-ci commençaient seulement à jeter le trouble dans la morale et la pensée et n’étaient pas encore devenues des facteurs politiques prépondérants, parce qu’ils ne plièrent jamais le genou devant ces puissances obscures parvenues au pouvoir, parce qu’ils reprirent même le combat contre elles avec plus de vigueur et de profondeur (de profondeur, vu que mainte tendance de l’évolution nationale ne fut comprise dans toute son infamie qu’après le début de l’ère hitlérienne) ; parce que les poètes, bien qu’ayant anticipé prophétiquement bien des choses, ne virent et ne dénoncèrent qu’alors, dans toute son horreur, le chemin emprunté par

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ce peuple allemand qui leur était cher : c’est pour ces raisons qu’ils furent, et avec eux la poésie, bannis de l’Allemagne national-socialiste.

Le peuple allemand, grisé par la démagogie, poussé par le fouet de la terreur, jouet de ses instincts abêtis, allait en titubant à sa perte. Les avertissements ne manquèrent pas, bien avant l’époque hitlérienne. Nous ne citerons que les principaux exemples.

Le roman de Heinrich Mann, Le Sujet [5], montre prophétiquement chez le petit-bourgeois allemand les premiers traits qui ont conduit plus tard au fascisme. Il montre la confusion de tous les instincts moraux, qui se développèrent vers l’intérieur par manque de liberté, par défaut de démocratie, par dégradation du civisme, et s’extériorisèrent sous la forme d’un appétit de puissance hâbleur, étroitement chauvin et impitoyablement ambitieux. Un tyran qui rampe devant les puissants et maltraite sans scrupule ses subordonnés, un mélange répugnant de stupidité, d’inculture, de ruse mesquine et, ‒ quand il n’y a aucun danger à l’horizon ‒ de brutalité sans pudeur, voilà le « héros » que Heinrich Mann met en lumière à travers une satire implacable. Anticipant sur l’évolution postérieure, son personnage réunit ces éléments de décomposition politique et morale de l’Allemagne qui plus tard, encore plus dégradés, fourniront le matériel humain du fascisme.

Le roman de Thomas Mann La Montagne magique [6] est le grand poème didactique contemporain du combat entre la lumière et les ténèbres, la maladie et la santé, la vie et la mort. Thomas Mann découvre comment, dans les conditions de l’évolution allemande à l’époque, même des bourgeois pleins de délicatesse morale devaient se sentir presque magiquement attirés par les ténèbres, la maladie et la mort. Parce qu’insatisfaits de leur propre vie uniquement privée, de l’existence uniquement orientée vers des objectifs économiques, parce que moralement hostiles aux aspects brutaux et barbares de cette vie (sans être conscients de ce qu’il s’agissait là de conséquences humaines du manque de liberté en Allemagne, des conséquences d’une vie sans intérêt pour la chose publique), ces hommes se trouvent naturellement sans défense face aux puissances des ténèbres. Ainsi, la porte est chez eux grande ouverte à la démagogie d’un « socialisme » qui n’est rien d’autre qu’un esclavage généralisé, caché sous un masque mythique et démagogique.

Cette impuissance à se défendre contre les puissances des ténèbres, Thomas Mann l’a déjà discernée auparavant et dépeinte avec une ironie saisissante dans La Mort à Venise. [7]

Quelques années avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, Thomas Mann reprend le thème et lui donne une formulation générale précise dans la nouvelle Mario et le magicien [8]. De la grande richesse de ce récit, nous ne pouvons retenir ici qu’un passage particulièrement significatif. On y présente un hypnotiseur qui, au cours de son numéro, amène tous les spectateurs à danser, qu’ils le veuillent ou non. Un « Monsieur de Rome » résiste, et l’auteur a la plus grande sympathie pour cet essai viril et humain d’échapper à une hypnose collective. Mais il voit en même temps que cette résistance est dès le départ condamnée à la défaite, et cela ‒ idée importante, profonde et prophétique ‒ parce que c’est une résistance purement négative, dépourvue de contenu et d’orientation. Le « Monsieur de Rome » n’oppose à l’hypnose qu’un « je ne veux pas » abstrait et creux, et cette vacuité est absolument incapable de mobiliser en lui les forces nécessaires à la résistance. Le récit de Thomas Mann est, apparemment, tout à fait apolitique. Mais, au cours de tels épisodes, il donne par anticipation les raisons historiques essentielles, intérieures, pour lesquelles de larges couches, parmi des intellectuels habituellement cultivés et subjectivement honnêtes, ont ainsi succombé sans résistance à une démagogie brutale de bas niveau tant spirituel que moral.

Le roman de Johannes R. Becher Adieu [9] prend pour thème le combat intérieur contre les forces obscures et analyse, sur la base des expériences déjà amères faites sous le régime hitlérien, la capacité ou plutôt l’incapacité de résistance. Bien que ce roman, par son thème, se déroule, comme La Montagne magique, avant la première guerre mondiale impérialiste, il est déjà une manifestation caractéristique du combat contre le fascisme parvenu au pouvoir. Ici aussi, c’est la jeune génération de l’intelligentsia bourgeoise d’avant la première guerre mondiale qui décrite. Mais ici, il s’agit de celle qui passait seulement de l’enfance à l’adolescence quand la guerre a éclaté. Becher décrit l’horrible déchaînement des instincts et de la perversion morale produit par la vie de famille bourgeoise, par l’école, dans laquelle les bonnes dispositions du jeune homme sont étouffées « par la carotte et le bâton », sont détournées vers le mal, la confusion, sont éduquées au mensonge, à la brutalité, à

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l’hypocrisie, dans laquelle cette vie elle-même n’ouvre de perspective sur quelque chose de meilleur. À chaque pas de cette évolution, le danger menace que l’homme tombe complètement dans la barbarie; mais en même temps ‒ et c’est l’élément nouveau dans la littérature de combat consciemment antifasciste après la prise du pouvoir par Hitler ‒ apparaît ce nouveau contenu social qui peut indiquer aux hommes un chemin pour sortir de la fange profonde de la déchéance morale et pour retrouver la dignité humaine.

Le cycle romanesque qu’Arnold Zweig consacra à la guerre retrace les difficultés de toute une génération confrontée à la première guerre mondiale impérialiste. Il donne ainsi une suite historique aux grands romans considérés jusque-là. Cette œuvre nous permet elle aussi d’observer ce qu’il y a de nouveau dans la littérature antifasciste depuis la prise du pouvoir par Hitler. Il suffit de comparer Le cas du sergent Grischa [10], qui fut écrit avant cette période, et L’Éducation héroïque devant Verdun [11]. Sur le plan politique, ce revirement se traduit chez Zweig par le renforcement et la radicalisation de ses convictions démocratiques, sur le plan littéraire, par la critique et l’autocritique beaucoup plus acérées qu’il exerce à l’égard d’un type d’homme qui lui est très proche. Il montre chez les meilleurs représentants des intellectuels allemands d’alors une inexpérience et une naïveté politiques et sociales ahurissantes, une propension à accepter aveuglément, malgré leur grande intelligence et leur grande culture (ceci vu abstraitement), les « réalités » de la vie politique et sociale (c’est-à-dire les faits et méfaits des gouvernants), et même à les justifier par des théories morales et métaphysiques prétendument profondes. Cette naïveté dans l’analyse théorique de toutes les questions sociales se traduit dans la pratique par une impuissance totale face aux problèmes de la vie publique.

Si l’on considère les livres de Becher et de Zweig sous l’angle du développement politique et idéologique du combat antifasciste, sous l’angle de la représentation historique de ce qui précéda le plus grand avilissement de l’Allemagne, on peut apercevoir chez tous deux des variations larges et concrètes sur le thème génial du « Monsieur de Rome », tel qu’il apparaît dans la nouvelle de Thomas Mann. La concrétisation a surtout trait au thème de l’impuissance d’une résistance purement négative, par laquelle on n’oppose aux visées pernicieuses aucun idéal positif efficace et réalisable. La résistance envisagée par Becher et Zweig est très différenciée, elle possède un contenu spirituel et moral de grande valeur; mais comme ce contenu n’a aucun caractère politique et social, aucun caractère démocratique ou socialiste, il produit le même effet que le simple « je ne veux pas » du « Monsieur de Rome », c’est-à-dire que la négation creuse et impuissante.

Nous n’avons cité ici que quelques œuvres particulièrement significatives et nous ne pouvons ni considérer comme notre tâche de citer tout ce qui a quelque valeur dans la littérature antifasciste, ni juger esthétiquement les œuvres rapidement évoquées. Il ne peut s’agir ici que d’une appréciation historique et sociale de phénomènes littéraires importants, que d’une esquisse de l’évolution idéologique accomplie par ces hommes, les meilleurs des Allemands, ceux qui portent en eux la conscience du peuple allemand, dans leur révolte contre la barbarie fasciste.

De ce point de vue, les œuvres littéraires postérieures à la prise du pouvoir par Hitler présentent, même si leur matière est empruntée à l’histoire de la période précédente, deux traits essentiellement nouveaux. D’une part, comme nous l’avons déjà rapidement indiqué ci-dessus, la notion de résistance creuse contre le mal, contre les ténèbres, s’enrichit de nuances non seulement humaines, mais aussi politiques et sociales. Et comme le contenu purement abstrait se révèle être, dans la pratique, c’est-à-dire à l’épreuve de la vie, totalement vide, il en résulte une critique importante et profonde du combat mené contre la réaction avant l’établissement du fascisme, une autocritique déchirante des meilleurs intellectuels antifascistes, une critique historique de l’évolution de l’Allemagne.

D’autre part, la recherche d’une issue se matérialise. La Montagne magique de Thomas Mann pouvait encore être tenue comme purement idéologique, le combat intellectuel entre la lumière et les ténèbres, entre le progrès et la réaction pouvait encore se dérouler dans le ciel de la pure idéologie. De ce point de vue, le génie de Thomas Mann réussit à donner à son œuvre une grandeur exceptionnelle, à représenter et à juger les tendances idéologiques qui s’affrontent d’une manière équitable et profondément intègre. Thomas Mann montre d’un côté le caractère séduisant ‒ même au sens spirituel et moral ‒ de l’anticapitalisme romantique qui a dégénéré en démagogie réactionnaire ; de l’autre côté, il souligne les éléments justes dans sa critique de la vie actuelle de la société. Cela explique comment

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et pourquoi il fut possible de ce côté là d’intoxiquer psychiquement même des gens d’un haut niveau intellectuel et moral.

Cette peinture est complétée par une analyse tout aussi fine et honnête des limites de l’idéologie démocrate et bourgeoise contemporaine. Il nous est démontré pourquoi celle-ci n’a pas la force d’entraîner à sa suite les meilleurs éléments de l’époque, comme les démocraties révolutionnaires y sont parvenues en leur temps.

Dans les romans de la période postérieure à la prise du pouvoir par Hitler, nous voyons en revanche les autres aspects de la résistance démocratique et socialiste, les tâtonnements honnêtes, même s’ils étaient vains, pour découvrir la bonne issue, à une époque qui, autant que le pays lui-même, était tout à fait défavorable à l’épanouissement d’une idéologie vraiment démocratique. C’est pourquoi ce que Becher et Zweig montrent ici de positif a une grande valeur poétique et historique. Et particulièrement parce que, d’autre part, ils montrent avec justesse, tant historiquement que poétiquement, avec quelle lenteur et combien de contradictions, avec combien de retours en arrière, cette aspiration à la liberté humaine arrive à pénétrer la meilleure part de l’intelligentsia allemande. Cette équité combative, c’est la poésie de la vérité historique. Les œuvres importantes de la littérature allemande moderne et progressiste donnent une image large et juste de l’histoire des années qui ont précédé la tragédie allemande.

C’est seulement dans la poésie de la vérité historique ‒ et cela distingue la poésie véritable de la grande masse des publications, le combat idéologique authentique et profond contre la réaction de l’antifascisme vulgaire ‒ qu’il devient clair que le fascisme n’est pas un hasard, un mal fortuit qui se serait abattu sur le peuple allemand d’une manière quelconque, mais n’est pas pour autant une nécessité fatale, à laquelle d’emblée on ne pouvait pas échapper. Le fascisme est bien davantage le résultat de tendances et contre-tendances historiques et politiques, spirituelles et morales, qui se combattirent pendant des décennies ; c’est la manifestation brusque, sous forme de crise, de l’empoisonnement idéologique, longuement et lentement préparé, du peuple allemand, et contre lequel il s’est défendu longuement, mais trop lentement et avec trop peu de vigueur. En décrivant ce processus, les écrivains allemands les plus importants ne font pas seulement comparaître en justice leur propre moi, mais décrivent également le procès de leur propre nation. L’antifascisme véritable est ainsi un combat au sens le plus large et le plus profond du terme, contre les forces obscures ; la poésie antifasciste est ainsi l’histoire du destin national, du destin du peuple.

C’est un fait remarquable, et souvent noté comme remarquable, que, dans la meilleure littérature allemande antifasciste, les sujets historiques jouent un rôle extraordinairement important. D’après nos considérations précédentes, on peut voir clairement qu’il ne s’agit là ni d’un hasard, ni d’une faiblesse, ni d’une dérobade devant les problèmes du présent, voire du jour présent, mais au contraire d’un engagement du combat contre l’obscurantisme réactionnaire sur le front le plus large, de la chasse idéologique donnée à celui-ci jusque dans ses derniers retranchements.

C’est pourquoi il n’est pas du tout fortuit que les deux grandes œuvres historiques de la littérature antifasciste soient des livres de combat au sens profond et authentique de cet anéantissement idéologique du fascisme.

Le Henri Quatre [12] de Heinrich Mann traite un sujet qui s’écarte apparemment du passé allemand. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, ce livre donne une réplique politique frappante, historique et authentique à l’évolution allemande. Friedrich Engels a montré à son époque que l’évolution de la France depuis le Moyen-âge jusqu’aux temps modernes était exactement l’inverse de celle de l’Allemagne : là-bas des batailles décisives pour la naissance de la société bourgeoise moderne et de son État ont été livrées jusqu’à leur terme, alors qu’ici tout a dégénéré en mesquinerie, en rechutes et en retards et c’est devenu la base de cette misère allemande que nous n’a toujours pas été surmontée. En décrivant historiquement une époque importante de la naissance de la nation française, Heinrich Mann éclaire ainsi politiquement les voies de l’avenir pour son propre pays, ces voies que son pays doit emprunter, si l’on veut qu’il revienne dans la communauté de civilisation des peuples libres du monde. Ce contraste politique et social, qui est discrètement sous-entendu dans le roman, fournit la base de la représentation du héros positif, de l’ami de Montaigne, du premier chef et héros politique moderne dans le combat contre les ténèbres et la barbarie du médiévale.

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Lotte à Weimar [13], de Thomas Mann, est un livre allemand actuel en un sens beaucoup plus immédiat. La poésie et la philosophie classiques s’épanouirent au milieu de la « misère allemande ». En reflet idéologique des préparatifs et des conséquences de la grande Révolution française, et surtout en reflet de la Révolution elle-même, il s’est produit ici un essor intellectuel qui surmonta cette misère ‒ certes, en partie seulement, certes uniquement dans le domaine nébuleux de l’idéologie et non dans la vie pratique ‒ et fit de l’Allemagne pour un demi-siècle le centre spirituel de l’humanisme européen.

C’est pourquoi la figure de Goethe est la réplique nécessaire et toute indiquée à l’avilissement spirituel et moral de l’Allemagne. L’image d’un homme génial qui, avec une énergie de fer et en même temps une délicatesse pleine de tact, surmonta les puissances des ténèbres, ne se contenta pas de les proscrire, mais mit en lumière et fit resplendir le moindre élément positif qu’il put trouver dans tous les domaines de la vie de l’âme. La « réconciliation goethéenne avec la réalité » est le réalisme le plus profond, la compréhension que le processus historique dépasse en complexité et en ampleur le savoir de l’homme le plus sage ; en même temps, elle est aussi la haine de toute mesquinerie et de toute bassesse, la haine des dangers dont les ténèbres nous menacent, de la chute dans ces ténèbres qui naissent chaque jour et chaque heure de la « misère allemande » et menacent le progrès.

Même le Goethe de Thomas Mann succombe parfois aux influences de la « misère allemande ». Thomas Mann n’invente aucune légende, mais extrait de la réalité la poésie de la vérité historique. C’est pourquoi son héros reste, malgré toutes ses imperfections et toutes ses limites, soulignées avec une fine ironie, le héros allemand véritable, authentique dans la lutte de la lumière contre les ténèbres. Le simple rappel de sa vie et de sa pensée est le procès le plus implacable qui puisse être intenté à l’Allemagne actuelle ; c’est la mesure avec laquelle l’histoire a pesé le présent de l’Allemagne, l’a trouvé trop léger et l’a de ce fait rejeté.

Naturellement, ces rapports sont très complexes. Car les hordes hitlériennes ne savaient rien de ces convictions et de ces mœurs authentiquement allemandes, ne voulaient rien en savoir. Mais elles existent néanmoins et sont malgré tout allemandes. Quels seront dès lors leurs effets dans la réalité ? Dans la belle légende biblique, Abraham implore Jéhovah de pardonner à Sodome et Gomorrhe, les villes pécheresses, s’il se trouve en elles dix justes, et même si l’on peut n’y trouver qu’un seul juste. La véritable histoire universelle n’est toutefois pas une légende religieuse; elle est, selon Schiller, le tribunal universel, et, à vrai dire, un tribunal universel sévère, inexorable, qui ne connaît pas de grâce suppléante.

Seule la destruction complète de l’hitlérisme dans son ensemble peut ouvrir à l’Allemagne une voie vers l’avenir. La poésie bannie de l’Allemagne a dans l’exil, avec des forces multipliées par l’exil, conservé, sauvé et vengé l’honneur du peuple allemand. Elle est le pont entre le grand passé de l’Allemagne et l’avenir possible du peuple allemand. S’il apparaît dans le peuple allemand un processus de réveil, de guérison, de retour à la conscience de soi, c’est seulement à cela, seulement à cette poésie bannie de l’Allemagne à une époque de ténèbres, qu’il pourra se rattacher.

1942

[1] La Gleichschaltung est le processus par lequel les nazis ont rapidement établi en Allemagne un système totalitaire et une coordination étroite entre tous les aspects de l’État et de la société, suite à l’arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Le terme, emprunté au vocabulaire technique, signifie littéralement « synchronisation ». [2] Folio Gallimard, 2009. [3] Albin Michel, 1939. [4] Albin Michel, 1960, titre original : Petit homme, grand homme, tout s’inverse.[5] Grasset, Paris, 1999. [6] Arthème Fayard, Le livre de poche. [7] Fayard, Le livre de poche. [8] in Romans et Nouvelles, tome III, la Pochothèque. [9] Abschied[10] Albin Michel, 1929

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[11] Plon, cercle du bibliophile, 1972. [12] Le roman d’Henri IV, la jeunesse du roi, Gallimard, Paris, 1972 [13] Gallimard, L’imaginaire, 1997