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© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.

L’Encéphale (2010) Supplément 3, S71–S76

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Premier épisode thymique : cas particulier de l’intervention dans la phase précoce des troubles bipolairesFirst episode of mood disorders: an opportunity for early intervention in bipolar disorders

Ph. Conus

Département Psychiatrie CHUV, Université de Lausanne, Clinique de Cery, 1008 Prilly, Suisse

Résumé Alors que des stratégies d’intervention précoce dans les troubles psychotiques ont été développées au cours des 20 dernières années, les psychoses affectives et les troubles bipolaires en particulier ont été jusqu’à récemment négligés par ce mouvement. Pourtant, si l’on considère que l’évolution des troubles bipolaires est loin d’être aussi favorable qu’on le pense parfois et si l’on tient compte de l’important délai qui s’écoule entre l’apparition de la maladie et la mise en route d’un traitement adéquat, un tel développement semble clairement justifié. Dans cet article, nous passons brièvement en revue les arguments justifiant l’intervention précoce dans les troubles bipolaires, les obstacles théoriques et pratiques qui doivent encore être surmontés, les stratégies qui permettraient déjà maintenant de diminuer le retard diagnostique, et nous décrivons l’état actuel de la recherche dans le domaine de l’identification du prodrome de la maladie.© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.

MOTS CLÉSIntervention précoce ; Trouble bipolaire ; Manie ; Prodrome

KEYWORDSEarly intervention ; Bipolar disorder ; Mania ; Prodrome

Abstract While early intervention strategies have been developed for psychotic disorders, affective psychoses and bipolar disorders have been neglected by this movement. However, when considering that outcome of bipolar disorders is often not as favorable as previously thought and that delay between illness onset and introduction of an adequate treatment is often very long, such developments seem clearly justified. In this paper we briefly review arguments supporting early intervention in bipolar disorders, the practical and theoretical obstacles that still need to be overcome, the strategies that may already now contribute to decrease treatment delay, and we describe current state of research regarding identification of the prodromal phase of bipolar disorders.© L’Encéphale, Paris, 2010. All rights reserved.

Correspondance.E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts.

Introduction

L’élaboration de stratégies préventives est devenue l’une des priorités en santé mentale ; l’intervention précoce dans les troubles psychotiques fait partie de ce mouve-ment, avec le développement à la fois de programmes de traitement spécialisés ainsi que d’un vaste domaine de

recherche. Jusqu’à récemment, l’essentiel de l’attention s’est porté sur la schizophrénie, et les psychoses affectives ont été négligées par ce mouvement. C’est probablement l’influence de la dichotomie kraepelinienne et son impact sur la perception pessimiste que les cliniciens pouvaient avoir de l’évolution possible de la schizophrénie, qui a motivé certains d’entre eux à explorer les possibilités d’une

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intervention plus précoce dans la maladie dans le but d’améliorer le devenir des patients. La publication, au cours des dix à quinze dernières années, de plusieurs étu-des focalisées sur l’évolution des patients atteints d’un trouble bipolaire suggère cependant que, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, l’évolution de cette mala-die est également loin d’être bénigne, et ceci déjà après le premier épisode maniaque. Dans ce contexte, il apparaît donc comme nécessaire de chercher à améliorer les straté-gies thérapeutiques actuellement disponibles, et l’inter-vention précoce dans les troubles bipolaires pourrait être une solution intéressante à cet égard [4].

Cibles de l’intervention précoce dans les troubles psychotiques : sont-elles pertinentes dans le contexte des troubles bipolaires ?

Les deux axes principaux de l’intervention précoce dans les troubles psychotiques sont, d’une part, la diminution du délai qui sépare l’apparition des symptômes de la maladie et le début du traitement adéquat, et d’autre part, le dévelop-pement de stratégies spécifiquement adaptées au besoin des patients qui traversent la phase initiale du trouble. On peut légitimement se demander si ces deux stratégies sont perti-nentes dans le contexte des troubles bipolaires.

Y’a-t-il un retard de traitement dans les troubles bipolaires ?

Plusieurs études récentes suggèrent qu’un long délai s’écoule entre l’apparition des symptômes d’un trouble bipolaire et la mise en route d’un traitement adapté avec un stabilisateur de l’humeur. À cet égard, Post et al. [21] ont mis en évidence un délai de dix ans entre l’apparition des symptômes compatibles avec un diagnostic de trouble bipolaire et le début d’un traitement adéquat, alors que Baethge et al. [1] ont trouvé qu’un délai de 9,3 ans s’écou-lait entre ces deux événements. Bien que les causes puis-sent être multiples, les auteurs s’entendent pour en identifier quatre principales. Premièrement, la dépression est la première manifestation du trouble dans pratique-ment 50 % des cas, et en l’absence de connaissances suffi-santes pour différencier un premier épisode de dépression s’inscrivant dans le cadre d’un trouble bipolaire d’un épi-sode dépressif s’inscrivant dans le cadre d’un futur trouble dépressif récurrent, le diagnostic n’est pas posé à ce moment. Deuxièmement, les épisodes maniaques sont sou-vent atypiques chez les sujets jeunes, marqués surtout par une irritabilité et des troubles du sommeil plutôt que par l’euphorie, ce qui rend leur diagnostic plus difficile. Troisièmement, manie et hypomanie sont souvent agréa-bles, ce qui fréquemment ne motive pas les patients à demander de l’aide. Enfin, une comorbidité d’abus de subs-tances est souvent présente, et trouble ainsi le diagnostic.

Quelles qu’en soient les causes, ce retard de diagnostic a de multiples conséquences potentielles. Parmi celles-ci, on peut relever l’impact négatif de l’instabilité de l’hu-

meur sur le développement psychosocial, un risque suici-daire non négligeable dans la phase non diagnostiquée, une possible réduction de l’efficacité du Lithium si plusieurs épisodes sont survenus avant l’introduction du traitement [21], un risque accru de rechute plus le nombre d’épisodes maniaques est élevé, un risque de manie induite par les antidépresseurs s’ils sont prescrits en cas de dépression bipolaire, et une stigmatisation sociale si la maladie est confondue avec des troubles du comportement.

Existe-t-il des directives thérapeutiques spécifiques pour la phase initiale des troubles bipolaires ?

Divers auteurs ont récemment suggéré que les besoins des patients atteints de troubles psychiatriques varient en fonction du stade de la maladie auquel ils se trouvent. Berk et al. [2] ont récemment proposé et discuté l’utilité d’un modèle de staging appliqué aux troubles bipolaires. Il faut cependant reconnaître que beaucoup de travail est encore nécessaire pour mieux définir ces besoins spécifiques en termes d’intervention biologique ou psychologique dans la phase initiale des troubles bipolaires.

Quelles cibles peut-on définir pour l’intervention précoce dans les troubles bipolaires ?

Un problème majeur dans le développement de stratégies d’intervention précoce dans les troubles bipolaires réside dans le fait que la maladie peut débuter sous de multiples formes : soit sous forme d’un épisode dépressif, soit sous forme d’un épisode maniaque, soit encore sous forme d’un début progressif avec oscillations de l’humeur allant en s’amplifiant. De plus, si les caractéristiques permettant de poser un diagnostic de trouble bipolaire sont relativement bien définies, il n’existe pas de consensus pour identifier précisément le point de début de la maladie, ceci d’autant plus que les données relatives à la phase précoce de ce trouble sont encore très peu nombreuses. Il est ainsi impos-sible de simplement transposer les stratégies de dévelop-per dans le cadre des troubles psychotiques, et un important travail de recherche doit être consenti avant qu’un concept suffisamment clair ne puisse être articulé.

Cependant, en l’état actuel de nos connaissances, diverses cibles d’intervention et de recherche (telles par exemple une amélioration de l’identification du premier épisode maniaque, une meilleure caractérisation de la dépression bipolaire, une exploration de la phase du pro-drome initial des troubles bipolaires, le développement d’approches psychologiques adaptées aux besoins des patients et le développement directif pharmacologique spécifique) pourraient contribuer à améliorer le traitement de cette phase de la maladie. Parmi ces points, nous allons, dans la suite de cet article, discuter des caractéristiques qui contribuent à améliorer le diagnostic différentiel entre une schizophrénie et un trouble bipolaire en cas de premier épisode psychotique, et deuxièmement, nous résumerons les données actuelles concernant la phase prodromale des troubles bipolaires.

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Premier épisode psychotique : schizophrénie ou trouble bipolaire ?

En présence de symptômes psychotiques, et a fortiori lors d’un premier épisode de psychose, la tendance est de dia-gnostiquer une schizophrénie. Une fois ce diagnostic posé, il est extrêmement difficile qu’il soit remis en question par les cliniciens. De plus, Joyce [13] a pu mettre en évidence que la manie est très largement sous-diagnostiquée dans la pratique clinique commune. L’enjeu est donc d’améliorer les identifications des premiers épisodes psychotiques s’ins-crivant dans le cadre d’un trouble bipolaire.

Trois questions se posent alors :Peut-on différencier un épisode maniaque avec caracté-• ristiques psychotiques d’un premier épisode de schizoph-rénie accompagné d’agitation ?Sur quels éléments faut-il se baser pour faire cette diffé-• renciation : peut-on se baser sur la présence de symptô-mes maniaques classiques, ou existe-t-il des symptômes psychotiques réellement spécifiques de la schizophrénie ?Les classifications actuelles sont-elles adaptées à la phase • initiale des troubles psychotiques ?

État maniaque chez le patient jeune : une présentation souvent atypique

La présentation clinique de l’état maniaque est souvent atypique chez les adolescents et les jeunes adultes. Comme l’ont relevé Berk et al. [2], la symptomatologie est mar-quée avant tout par de l’irritabilité (92 %), par une aug-mentation de l’énergie (66 %), ou par une fuite des idées (63 %), alors que l’euphorie n’est rapportée que dans 17 % des cas. De plus, la symptomatologie maniaque a tendance à être plus « chronique », c’est-à-dire que l’anomalie de l’humeur est présente tous les jours pendant toute la jour-née, au lieu de fluctuer au cours de la journée. Enfin, les présentations mixtes (coexistence de symptômes mania-ques et dépressifs) sont plus fréquentes qu’une alternance successive de manies et de phases dépressives, ou que les états uniquement maniaques [23].

De plus, on relève la présence d’une haute fréquence de comorbidités chez les patients jeunes, qui conduit à une superposition complexe avec les manifestations des autres troubles. Ainsi, Wozniak et al. [23] ont rapporté une fré-quence élevée, chez les patients bipolaires jeunes, de troubles hyperactifs et de déficit d’attention, d’anxiété, de comportement antisocial, et naturellement, d’abus de substances. Le tableau est également compliqué par la pré-sence fréquente de symptômes psychotiques [3, 16].

Le caractère potentiellement atypique de la présenta-tion de l’état maniaque chez le sujet jeune suggère donc qu’il est important de ne pas conclure trop rapidement à une schizophrénie en présence de symptômes psychotiques.

Faible spécificité des symptômes psychotiques lors d’un premier épisode

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les symptômes psychotiques sont fréquents lors d’un premier épisode de manie, comme l’ont par exemple démontré Geller et al.

[11], qui ont observé que 60 % des adolescents présentant un premier épisode de manie présentaient également des symptômes psychotiques. La tendance est alors fréquem-ment de poser un diagnostic de schizophrénie et de négli-ger les aspects thymiques du problème. La question qui peut alors se poser est de savoir si la nature des symptômes psychotiques positifs est un bon guide pour le diagnostic différentiel entre une schizophrénie et un trouble bipo-laire. Dans une étude publiée en 2006 [5] nous avons retrouvé, dans un échantillon de 87 patients présentant un premier épisode maniaque dans le cadre ce qui, au cours des 18 mois suivants, s’est avéré être un trouble bipolaire, la présence d’un échantillon très large de symptômes psy-chotiques. Si les délires de grandeur étaient présents chez 88 % des patients, des symptômes psychotiques non congruents avec l’humeur étaient présents chez 74 % d’en-tre eux, des délires de persécution chez 70 %, et des symp-tômes schneidériens chez pratiquement 60 % d’entre eux.

Il apparaît donc, d’une part, que de manière générale, même si certains symptômes peuvent être plus fréquents en moyenne chez les patients souffrant de trouble bipo-laire, au niveau individuel, la nature des symptômes psy-chotiques est un mauvais guide pour le diagnostic. De plus, contrairement à ce que l’on a pu penser, les symptômes schneidériens peuvent également être observés chez les patients souffrant d’un trouble bipolaire, et ce à une fré-quence relativement élevée. Cette observation va dans le sens de celle rapportée par Nordgaard et al. [17], qui concluaient que la validité des symptômes schneidériens de premier rang pour le diagnostic était surévaluée dans les classifications DSM-IV et ICD-10, à un degré qui n’était pas justifié par les données générées par la recherche.

Anomalies de l’expérience subjective

Dans le cadre de l’intérêt pour un diagnostic précoce des troubles du spectre de la schizophrénie, on a observé un regain d’intérêt pour la psychopathologie fine de l’expé-rience subjective chez ces patients, pour l’évaluation de laquelle Gross et al. [12] ont développé l’échelle BSABS (Bonn Scale for the Assessment of Basic Symptoms). Les ano-malies de l’expérience subjective font partie des « symptô-mes de base », qui sont des anomalies subtiles, non psychotiques, de l’expérience subjective dans les domaines de la perception, de la cognition, de la motricité et du sens de soi. On parle alors de perte du contact vital avec la réa-lité, de la perte de la certitude du sentiment d’être soi, ainsi que de la perte d’automatismes moteurs. Diverses étu-des ont exploré la spécificité de ces symptômes pour les troubles du spectre de la schizophrénie. Ainsi, Parnas et al. [19] ont comparé la présence de ce type de symptômes chez les patients souffrant de schizophrénie et ceux souffrant de troubles bipolaires. En comparant ainsi 21 patients schi-zophrènes et 23 patients bipolaires, ils ont pu observer que les troubles du sens de soi étaient liés de manière significa-tive au diagnostic de schizophrénie (odds ratio = 9,07 ; p < 0,0007). Poussant plus loin leur étude des éléments par-ticulièrement liés à l’anomalie du sens de soi, Parnas et al. [18] ont exploré cet aspect spécifique chez les patients pré-

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soit survenu. Le problème, dans les troubles bipolaires, est qu’il est difficile de définir un début pour la maladie. Il n’existe en effet à cet égard aucun consensus pour savoir s’il faut considérer que le début du trouble se situe au moment des premières fluctuations d’humeur, du premier épisode dépressif, ou du premier épisode maniaque.

Dans ce contexte, il est important de définir des cibles réalistes, ce qui permettrait d’initier la recherche dans ce domaine. Par analogie avec le premier épisode psychoti-que, il nous semble que le focus de la recherche devrait, dans un premier temps, se concentrer autour du premier épisode maniaque. On pourrait ainsi s’intéresser à l’étude des signes prodromiques annonciateurs du premier épisode maniaque, qu’il faut différencier clairement des prodro-mes de la rechute maniaque qui eux, ont été relativement fréquemment étudiés. Dans ce contexte, nous avons lancé, à EPPIC (Early Psychosis Prevention and Interventions Centre, Melbourne), une étude en 2001, dans laquelle nous voulions explorer les symptômes observés durant les douze mois qui précédaient le premier épisode maniaque, ainsi qu’identifier des facteurs de risque ou des marqueurs de vulnérabilité des patients qui se présentaient pour un pre-mier épisode maniaque.

Résultats de recherches préalables

La littérature concernant cette phase des troubles bipolai-res est relativement peu conséquente. Dans le cadre d’une revue de la littérature [6], nous avons pu observer que l’en-semble des données suggérait qu’avant le développement d’un premier épisode maniaque, les patients traversent effectivement une phase de prodrome. Cependant, les symptômes observés dans cette phase de prodromes sont probablement peu spécifiques, et il semble donc nécessaire d’identifier d’autres éléments de profil de risque, qui, com-binés à la présence de certains symptômes, permettraient un diagnostic plus spécifique.

Parmi les recherches déjà conduites, on distingue deux groupes de travaux explorant la symptomatologie prodro-male.

Certains chercheurs se sont concentrés sur la partie distale • du prodrome, c’est-à-dire sur les premiers signes manifes-tes au cours de l’enfance, la plupart du temps dans des populations d’enfants de patients souffrant d’un trouble bipolaires. L’ensemble de ces études [9, 10, 14] ont mis en évidence trois sous-groupes de symptômes présents au cours de cette phase. Il s’agit de symptômes thymiques (éléments dépressifs, éléments maniaques, fluctuations de l’humeur), de troubles du sommeil (diminution du besoin de sommeil ou de la durée du sommeil) et, troisièmement, de symptômes généraux (diminution du niveau de fonc-tionnement, changement de niveau d’énergie, troubles du comportement, irritabilité et colère).Le deuxième groupe d’étude, en plus petit nombre et • portant sur de très faibles nombres de patients [22, 24] s’est focalisé sur les manifestations survenant dans les quelques mois qui précédaient le premier épisode mani-que, dans le cadre d’études rétrospectives. Ils ont égale-ment mis en évidence la présence des mêmes sous-groupes

sentant un premier épisode de schizophrénie. En comparant 100 patients souffrant d’un trouble du spectre de la schi-zophrénie à 50 autres personnes diagnostiquées de trouble non psychotique, ces auteurs ont pu observer que les ano-malies de l’expérience subjective étaient clairement plus prononcées chez les patients souffrant d’un trouble du spec-tre de la schizophrénie. C’est ainsi qu’ils ont récemment développé une nouvelle échelle, visant spécifiquement cet aspect de la symptomatologie (EASE, Examination of Anomalous Self-Experience, Parnas et al. [20]).

Un important travail de validation est encore nécessaire pour mieux définir la spécificité de ce type de symptômes, qui constituent une alternative intéressante qui pourrait amélio-rer notre capacité à différencier schizophrénie et troubles bipolaires dans une phase déjà précoce de la maladie.

En pratique et en résumé, des éléments décrits ci-des-sus, il ressort quatre points principaux :

Pour identifier les éléments maniaques chez un patient • présentant un premier épisode psychotique, il faut tenir compte du caractère atypique de la présentation clinique chez les sujets jeunes, et garder en mémoire que c’est avant tout l’irritabilité et l’augmentation de l’énergie qui en sont la caractéristique, plutôt que les éléments d’euphorie. Il faut également être vigilant à ne pas confondre les éléments maniaques avec des troubles du comportement, d’autant plus si ils sont liés à la présence d’une comorbidité d’abus de substances.Les symptômes psychotiques positifs sont fréquents dans • les accès maniaques chez les jeunes, et leur nature est un mauvais guide pour les diagnostics différentiels entre un trouble bipolaire et une schizophrénie.Les symptômes de base et les troubles de l’expérience • subjective pourraient devenir des éléments diagnostiques utiles, mais leur validité doit encore être étayée par des projets de recherche bien conduits.Il est cependant parfois, voire souvent, utile de garder le • diagnostic différentiel ouvert. En effet, les classifications actuelles ont été développées sur la base de syndromes constitués, dans des populations de patients présentant les diverses formes de maladie depuis un certain temps pour la plupart d’entre elles. Il apparaît que ces classifications sont mal adaptées à la phase précoce des troubles psycho-tiques, au cours de laquelle le concept de diagnostic dimensionnel de psychose fonctionnelle semble être plus utile. Dans une telle approche [15], on tient compte de chacune des composantes du tableau dans le traitement, plutôt que de chercher à réduire le tableau clinique pour le faire correspondre à l’une ou l’autre forme de diagnos-tic catégoriel. Une telle approche permet de ne pas enfer-mer les patients dans un diagnostic, et de se donner du temps jusqu’à ce que la situation soit plus claire.

Prodrome des troubles bipolaires : état de la recherche et développements récents

Le prodrome d’un trouble est la période lors de laquelle le comportement et le vécu de la personne changent, avant que le développement des signes florides du trouble lui-même ne

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des de dépersonnalisation, les troubles alimentaires dans l’enfance, les difficultés scolaires, les retards d’acquisi-tion du langage, des fonctions motrices et du développe-ment social dans l’enfance, les aspects cyclothymiques de la personnalité, et le tempérament ou la personnalité hyperthymique.

Dans une étude récemment conduite sur un échantillon de 22 patients présentant un premier épisode maniaque à caractéristiques psychotiques, nous avons, au travers d’in-terviews conduites avec les patients et leurs proches, cher-ché à reconstituer la période des 12 mois qui avaient précédé la survenue du premier épisode maniaque [7]. Nos résultats nous ont permis de confirmer que tous les patients avaient traversé une période de prodrome d’une durée moyenne de 22 semaines, caractérisée par la survenue de troubles du sommeil, d’une labilité émotionnelle, d’une élévation de l’humeur et de symptômes généraux comprenant irritabilité, anxiété, sentiment de stress et diminution du fonctionne-ment. Près de 40 % des patients avaient présenté des trou-bles du développement ou des acquisitions dans l’enfance et on relevait des signes d’infléchissement du fonctionnement pré-morbide au début de l’adolescence. Soixante-six pour cent des patients avaient une anamnèse familiale de trou-bles psychiatriques, et 33 % un parent de premier degré souffrant d’un trouble de l’humeur. Soixante-dix-huit pour cent abusaient de substance, et 67 % avaient augmenté leur consommation dans la phase des prodromes. Enfin, 94 % avaient été exposés à un événement traumatisant dans les semaines précédant le premier épisode maniaque.

Bien que très limitée dans sa taille, cette étude suggère que les patients qui vont développer un premier épisode maniaque traversent une phase de modification de leur fonctionnement mental, marquée par des symptômes thy-miques, une modification du sommeil et une perturbation du fonctionnement global. À elles seules, ces modifications sont trop peu spécifiques pour poser un diagnostic de ris-que ; leur survenue dans le contexte de certains facteurs de risque (histoire familiale, histoire d’abus de substances) ou marqueurs de vulnérabilité (histoire d’épisode dépressif dans l’enfance, caractère hyperthymique, diminution pro-gressive du niveau de fonctionnement depuis l’adoles-cence, exposition récente à un événement traumatisant, augmentation d’un abuse de substance préexistant) devrait cependant faire évoquer la possibilité de ce diagnostic.

Diverses études sont cependant en cours, qui visent à explorer la validité de certains profiles cliniques ou de ques-tionnaires visant à identifier les patients à risque imminent de développer un premier épisode maniaque, et le chemin à parcourir est encore considérable avant qu’ils puissent être utilisés dans la pratique clinique à large échelle.

Conclusions

Les arguments développés dans cet article montrent la nécessité d’étendre les stratégies d’intervention précoce aux troubles bipolaires, et l’importance de les adapter aux caractéristiques particulières de cette maladie. Si le concept du « prodrome initial des troubles bipolaires »

de symptômes, soit des modifications de l’humeur (éléva-tion de l’humeur ou instabilité de l’humeur), des troubles du sommeil (perturbation du sommeil et diminution du sommeil) et des symptômes généraux (irritabilité, colère, augmentation de l’énergie, anxiété, diminution du fonc-tionnement, augmentation de l’activité). Dans une étude récente, Correll et al. [8] ont confirmé la présence d’un prodrome précédant le premier épisode maniaque, mais ont également mis en évidence, en comparant ces patients avec des patients développant un premier épi-sode schizophrénique, qu’aucune des caractéristiques cliniques ne permettait de différencier le prodrome bipo-laire du prodrome schizophrénique.

Prenant en compte ces éléments, nous avons recherché dans la littérature des éléments complémentaires qui per-mettraient d’enrichir le diagnostic et d’en augmenter la spécificité. Nous avons alors recensé dans la littérature deux ensembles de caractéristiques, qui se définissent comme suit :

Facteurs de risque :• dans le contexte théorique du modèle vulnérabilité-stress, on considère que certains facteurs de stress peuvent déclencher la maladie lorsqu’ils surviennent chez une personne qui présente un certain degré de vulnérabilité à développer ce trouble. Les fac-teurs de risque ne sont donc pas des manifestations pré-coces de la maladie, mais plutôt des caractéristiques que l’on retrouve plus fréquemment dans l’histoire des patients atteints par la maladie que dans la population générale, ou dont il a été prouvé qu’il conserve un risque plus élevé de développer la maladie. Parmi ceux-ci, on relève la présence d’une histoire familiale de trouble bipolaire, la présence de complications obstétricales, la survenue d’un traumatisme cérébral périnatal ou dans l’enfance, une histoire d’abus de substances, une histoire d’abus physiques ou sexuels dans l’enfance, l’exposition à un facteur de stress majeur, tel que par exemple le décès d’un proche, en particulier par suicide. Bien que le mécanisme qui lie la survenue de ces événements, et que le développement ultérieur d’un trouble bipolaire n’ait pas pu être établi, il ressort encore une fois de la littéra-ture qu’il existe une association entre eux et le dévelop-pement ultérieur d’un trouble bipolaire.Marqueurs de vulnérabilité :• par marqueurs de vulnéra-bilité, on entend la présence de caractéristiques dévelop-pementales, comportementales ou de personnalité, qui ont été rapportées comme étant fréquemment observées dans l’histoire de vie des patients bipolaires. Ils pour-raient être des manifestations précoces du trouble bipo-laire, mais ils ne se présentent pas clairement comme des symptômes atténués d’un trouble bipolaire, et n’ont pas clairement été prouvés qu’en étant des manifestations précoces du trouble. Jusqu’à ce que ceci soit éventuelle-ment fait, nous estimons donc qu’il est plus adapté de les considérer comme des marqueurs de vulnérabilité. Parmi ceux-ci, on retient les problèmes d’attention dans l’en-fance, les troubles des conduites dans l’enfance (troubles du comportement), les troubles hystériformes, les épiso-

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reste encore flou et nécessite un important travail de recherche, une meilleure connaissance des caractéristi-ques cliniques des premiers épisodes maniaques chez les adolescents et jeunes adultes pourrait permettre d’éviter un certain nombre de diagnostics tardifs. Cependant, un important effort de politique de santé doit également être consenti de manière à développer des programmes spécia-lisés qui facilitent l’accès aux soins pour les jeunes patients, et facilitent leur engagement dans la prise en charge qui doit être soutenue si l’on veut améliorer le pronostic de cette maladie plus grave qu’on ne l’imagine parfois.

Remarque : Le Dr Philippe Conus est soutenu par une bourse de relève académique de la Fondation Leenaards, Lausanne, Suisse.

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